La complexité

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La complexitĂŠ Denis CRISTOL

1 Novembre 2014


2 Novembre 2014


Introduction Denis Cristol

La complexité est au cœur de nombreuses approches tant dans les sciences humaines que dans les sciences dures. Le complexus c’est « ce qui est tissé ensemble. » La complexité est au cœur des travaux d’Edgard Morin (1990) qui est au cœur de la pensée complexe indispensable pour comprendre les organisations contemporaines. Cette pensée valorise la transdisciplinarité, une vision large haute, profonde et imbriquée de toutes choses. Le concept de complexité est donc au cœur des réflexions sur le management et la transformation des ensembles humains. Il convient de distinguer le compliqué du complexe. Pour prendre une image, le compliqué c’est le casse-tête. Le résoudre est difficile on ne sait par quel bout le prendre. Ce qui saute aux yeux c’est d’abord l’articulation d’un nombre défini d’éléments, mais il existe un ensemble de solutions catégorisables. La solution peut être computée et dupliquée. Le complexe c’est le plat de spaghetti. Il y en a partout on ne sait par quel bout le prendre. Dès qu’un élément est touché la relation aux autres change. Ce qui saute aux yeux c’est l’indétermination et la variation des relations entre les différents éléments. Il existe certainement, un agencement une organisation spécifique mais il y a tellement de rétroactions entre chaque élément qu’une solution unique semble hors de portée. Traiter de la complexité requiert de faire appel à de la méthode comme pour le compliqué mais également à de l’intuition. L’intuition permet d’appréhender une forme et de modéliser (Le Moigne, 1995). Pour appréhender le concept de complexité on l’associe le plus souvent à celui de système. Le système complexe peut se comprendre comme un ensemble d’éléments inter-reliés dont l’évolution et les effets sont inconnus par avance. Le système complexe est dynamique. Il procède par auto-organisation, par émergences qui découvrent au fur et à mesure de nouvelles fonctions et évolutions possibles. Par la singularité et l’irrationalité des acteurs les systèmes humains sont par définition complexes. Il est difficile de savoir par avance comment vont évoluer de tels ensembles car la masse des équilibres les régissant est instable et changeante. Elle s’exprime par le fameux effet papillon dont le battement d’ailes pourrait modifier légèrement un courant pour le transformer en tempête plusieurs à plusieurs milliers de kilomètres. Dans le dossier vous trouverez des éléments pour réfléchir à la complexité, des propositions de définitions, des éloges et des critiques des velléités pour la gérer ou pour former les managers. La conclusion ouvre à un nouveau concept celui de la simplexité mariage de la simplicité et de la complexité.

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Article 1 La complexité (article wikipédia) http://fr.wikipedia.org/wiki/Complexit%C3%A9 La complexité est une notion utilisée en philosophie, épistémologie (par exemple par Anthony Wilden ou Edgar Morin), en physique, en biologie (par exemple par Henri Atlan), en écologie1, en sociologie, en ingénierie, en informatique ou en sciences de l’information. La définition connaît des nuances importantes selon ces différents domaines.

Sommaire •

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1 La complexité du point de vue de la théorie de l’information o 1.1 Complexité algorithmique o 1.2 Complexité de Kolmogorov o 1.3 Autres complexités 2 La complexité du point de vue de la physique 3 La complexité en biologie 4 Le nombre et l’indépendance des parties 5 Quelques balises pour étudier la complexité o 5.1 Complication et complexité o 5.2 Complexité du Réel, Complexité du Virtuel 6 Notes et références 7 Voir aussi o 7.1 Liens externes  7.1.1 Vidéos

La complexité du point de vue de la théorie de l’information Une notion de complexité est définie en Théorie algorithmique de l'information. Complexité algorithmique Article détaillé : Théorie de la complexité des algorithmes.

La théorie de la complexité des algorithmes étudie formellement la difficulté intrinsèque des problèmes algorithmiques. Elle définit plusieurs classes de complexité (P, NP, ...) permettant de classer les algorithmes selon leurs caractéristiques. Complexité de Kolmogorov Article détaillé : Complexité de Kolmogorov.

La théorie de la complexité de Kolmogorov définit la complexité d’un objet fini par la taille du plus petit programme informatique (au sens théorique) qui permet de produire cet objet. Ainsi, un texte compressible a une faible complexité et contient peu d’information. C’est d’ailleurs pourquoi les utilitaires de compression généralistes ne peuvent pas comprimer des fichiers totalement aléatoires (opération par nature impossible), mais uniquement des fichiers dont on sait à l’avance qu’ils comportent une certaine redondance qui se traduit par des corrélations. Autres complexités • Système complexe.

La complexité du point de vue de la physique Intuitivement, un système est complexe lorsque beaucoup de ramifications le composent (donc il n'est pas forcément compliqué, puisqu'en le décomposant il peut être simple à comprendre). Deux 4 Novembre 2014


critères permettent de caractériser plus finement cette notion : le nombre et l’indépendance des parties.

La complexité en biologie Chez les systèmes vivants, la complexité émerge par étapes. Deux grands principes semblent intervenir de manière répétitive : la « juxtaposition » d’entités identiques, puis leur « intégration » dans des entités plus complexes, dont elles constituent alors des parties. Georges Chapouthier a proposé pour ces ensembles le terme de « mosaïques ». En art, une mosaïque est un ensemble qui intègre de petits éléments, les « tesselles », qui conservent cependant leurs caractéristiques individuelles de forme ou de couleur. Dans les mosaïques du vivant, le « tout » constitué par chaque étage (cellule, organisme, population…) laisse une large autonomie de fonctionnement à ses parties. La même construction « en mosaïque » a pu être proposée par la linguiste Stéphane Robert pour la complexité du langage.

Le nombre et l’indépendance des parties Un système complexe est composé d’un grand nombre de parties. Avec ce seul critère, tous les systèmes matériels seraient complexes sauf les particules, les atomes, les petits ions et les petites molécules. Mais un système peut avoir un grand nombre de parties sans avoir un mouvement très compliqué, si toutes les parties bougent de la même façon par exemple. Le critère de l’indépendance des parties est destiné à exclure ces cas. Mais il est difficile à définir précisément. Tant qu’on considère un solide comme un corps parfaitement rigide, ses parties ne sont pas indépendantes les unes des autres. Quelques nombres, quelques variables d’état suffisent pour caractériser complètement l’état de mouvement du solide : position du centre d'inertie, vitesse de translation, vitesse de rotation. Le mouvement de chacune des parties est complètement déterminé par ces nombres. En revanche, si on étudie les vibrations du solide, les mouvements peuvent être beaucoup plus compliqués, parce que chaque partie peut avoir un mouvement différent des autres. Il en va de même pour un fluide. Pour décrire ces mouvements il faut beaucoup plus de variables d’état, un nombre infini en théorie. Dire ici que les parties sont indépendantes, ce n’est pas dire qu’elles n’interagissent pas avec les autres mais seulement que la connaissance de l’état d’une partie ne fournit pas ou peu d’informations sur l’état des autres parties. Il y a une part de subjectivité et d'ambiguïté dans l’appréciation de l’indépendance des parties : un système mal connu peut sembler tout aussi bien complexe, car inexplicable, que très simple, en se contentant d'explications superficielles.

Quelques balises pour étudier la complexité Les systèmes simples sont des objets d’études privilégiés. Ce sont des systèmes que l’on peut caractériser lors d’une expérience et les résultats sont reproductibles. Cet intérêt de la simplicité explique en partie pourquoi on trouve dans tous les livres et les laboratoires de physique les mêmes géométries simples (cercle, sphère, cylindre, ...). On peut dire qu’en première approximation "les systèmes complexes sont tous les systèmes : la complexité est la règle, la simplicité l’exception." • •

La connaissance précise de l’état présent d’un système complexe pose problème : identification/détermination des paramètres. Les systèmes complexes réservent beaucoup de surprises : émergence de propriétés collectives, auto-organisation, nombres de Feigenbaum dans les systèmes chaotiques. L’Institut de Santa Fe créé par plusieurs physiciens dont Murray Gell-Mann et dont le nom officiel est Institute for complexity - fait de l’étude de ce type de questions son activité majeure.

Appréhender la complexité concerne plusieurs domaines de connaissances, et rendre compte de la complexité du monde semble un objectif valide pour les chercheurs. Edgar Morin, sociologue et philosophe, propose dans "Introduction à la complexité" une approche de la complexité. On peut noter la capacité qu'a la complexité de remettre tout en question. Elle est l'entremêlement de 5 Novembre 2014


plusieurs paramètres qui s'influencent les uns les autres. Or on a souvent isolé des définitions sans les mettre en relation les unes les autres ce qui a ralenti le processus de compréhension de la complexité des systèmes étudiés. La théorie générale des systèmes est parfois appelée systémique. Complication et complexité

La redondance n'est pas la répétition à l'identique, mais le déploiement d'une multitude de versions différentes d'un même schéma ou motif (en anglais pattern). Alors, il est possible de modéliser la complexité en termes de redondance fonctionnelle, comme le restaurant chinois où plusieurs fonctions sont effectuées en un même endroit d'une structure. Pour la complication, le modèle serait la redondance structurelle d'une usine où une même fonction est exécutée en plusieurs endroits différents d'une structure. 1 - La redondance structurelle désigne des structures différentes pour exécuter une même fonction, comme le double circuit de freinage d'une voiture automobile ou plusieurs ateliers différents ou usines différentes pour fabriquer une même pièce ou un même engin. La redondance structurelle caractérise la « complication ». La redondance structurelle s'illustre avec le double circuit de freinage pour plus de sécurité dans des véhicules automobiles modernes et avec les multiples circuits de commande électrique, hydraulique et pneumatique des engins de guerre pour les ramener au bercail avec leur équipage après des dégâts du combat. 2 - La redondance fonctionnelle est celle de la multiplicité de fonctions différentes exécutées en un point d'une structure, comme un atelier d'artisan qui exécute différentes opérations sur différents matériaux. La redondance fonctionnelle caractérise la « complexité » et condition de l'autoorganisation chez Henri Atlan. C'est la « variété » chez le neuropsychiatre Ross W. Ashby passé à la cybernétique. La complication est de l’ordre de la redondance structurelle d’une configuration avec (cum) beaucoup de plis (latin : plico, are, atum : plier). La complication, multiplication, duplication et réplication sont de la même série des plis et plissements. C'est la multiplicité des circuits de commande pour effectuer une même fonction. La complexité est une configuration avec (cum) un nœud (plexus) d’entrelacements d’enchevêtrements. Alors, la complexité est de l’ordre de la redondance fonctionnelle, comme un restaurant qui présente un menu de 40 plats différents. Une machine à bois combinée d'artisan qui scie, rabote, perce, et tutti quanti est représentative de cette complexité, comme une perceuse électrique d'amateur avec une multiplicité d'accessoires pour différentes fonctions. Complexité du Réel, Complexité du Virtuel

Dans le monde réel, une partie de la complexité provient de l'irrationnalité des acteurs (et de leurs décisions) ainsi que de la multitude d'impacts dès que l'on considère un système ouvert. Dans le monde virtuel, des difficultés spécifiques apparaissent : l'identification des entités virtuelles, leurs définitions, leurs rôles, les règles que les humains leur appliquent, les processus d'authentification... Des critères de régulation s'appliquent sur les univers cibles et sur les manipulateurs / concepteurs.

Notes et références 1. ↑ Fisher J, Lindenmayer DB, Fazey I (2004) Appreciating ecological complexity: Habitat contours as a conceptual landscape model. Conserv Biol 18:1245–1253.

Voir aussi Cockpit d'un Concorde. De nombreux indicateurs peuvent rendre l'utilisation complexe. • •

Théorie algorithmique de l'information Théorie de la simplicité 6

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Synergie Autopoïèse Systémique Système dynamique Holisme Simplexité Analyse décisionnelle des systèmes complexes

Liens externes • Programme européen MCX « Modélisation de la CompleXité » • l'Association pour la Pensée Complexe • Complexité et évolution • Blog Walter Baets - Complexity and Innovation • Aborder la complexité : B-ADSc • Complexite et informations • Complexité et organisation entrepriseLiens et conflits entre actionnaires, Francois Almaleh, gouvernance de famille en PME et ETI • Site sur la complexité • Interview de Marc Halevy autour de son livre Sciences et Sens réalisée par Denis Failly et qui traite de la complexité • [1] Vidéos • •

Vidéo d'Edgar Morin réalisée par Denis Failly autour d'"Intelligence de la complexité" issu du Colloque de Cerisy Vidéo de Jean Louis Le Moigne réalisées par Denis Failly autour d'"Intelligence de la complexité" issu du Colloque de Cerisy 2005

Article 2 Edgar Morin et la complexité Patrick Juignet, Philosciences.com, 2010 http://www.philosciences.com/Nouvelles/GMorin1.html Dés le premier tome de La méthode, paru en 1977, Edgar Morin introduit les idées d'ordre de désordre. Ordre et désordre Selon Edgar Morin, pour comprendre le monde, il faut associer les principes antagonistes d’ordre et de désordre, en y adjoignant celui d'organisation. Reprenant les idées de W. Weaver, Morin oppose la complexité désorganisée et la complexité organisée. L'idée de complexité désorganisée vient du deuxième principe de la thermodynamique et à ses conséquences (entropie toujours croissante). La complexité organisée, elle, signifie que les systèmes sont eux-mêmes complexes, parce que leur organisation suppose ou produit de la complexité. Il y aurait une relation entre la complexité désorganisée et la complexité organisée. L'auto-organisation Le mot d’auto-organisation a été utilisé dès la fin des années 50 par des mathématiciens, des ingénieurs, des cybernéticiens, des neurologues. La complexité, n’avait pas été perçue de manière nette en biologie, et c’est un biologiste français, Henri Atlan , qui a repris cette idée dans les années 70. Enfin l'idée a resurgi dans les années 80-90 à Santa Fe (Californie), présentée comme une idée nouvelle. 7 Novembre 2014


Edgar Morin nomme "auto-éco-organisation" le fait que l’auto-organisation dépende de son environnement, car elle y puise de l’énergie et de l’information. En effet, comme elle constitue une organisation qui travaille à s’auto-entretenir, elle dégrade de l’énergie par son travail, donc doit puiser de l’énergie dans son environnement. (c'est ce qui est soutenu aussi par Von Bertalanffy). Conséquence épistémologique de la complexité, les sciences doivent devenir pluridisciplinaires, voire transdisciplinaires. "Tôt ou tard, cela arrivera en biologie, à partir du moment où s’y implantera l’idée d’auto-organisation ; cela devrait arriver dans les Sciences humaines, bien qu’elles soient extrêmement résistantes", dit Morin. La complexité générale « Nous sommes encore aveugles au problème de la complexité. Les disputes épistémologiques entre Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, etc., la passent sous silence. Or cet aveuglement fait partie de notre barbarie. Il nous fait comprendre que nous sommes toujours dans l’ère barbare des idées. Nous sommes toujours dans la préhistoire de l’esprit humain. Seule la pensée complexe nous permettrait de civiliser notre connaissance. » ( E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Editions du Seuil, 2005, p. 24 ) Qu’est-ce que la complexité « généralisée » ? Pour Morin, ce serait un paradigme qui imposerait de conjoindre un principe de distinction et un principe de conjonction. La complexité demande que l’on essaie de comprendre les relations entre le tout et les parties. Mais, la connaissance des parties ne suffit pas et la connaissance du tout en tant que tout ne suffit pas ; on est donc amené à faire un va et vient en boucle pour réunir la connaissance du tout et celle des parties. Ainsi, au principe de réduction, on substitue un principe qui conçoit la relation d’implication mutuelle tout-parties. "Au principe de la disjonction, de la séparation (entre les objets, entre les disciplines, entre les notions, entre le sujet et l’objet de la connaissance), on devrait substituer un principe qui maintienne la distinction, mais qui essaie d’établir la relation". "Au principe du déterminisme généralisé, on devrait substituer un principe qui conçoit une relation entre l’ordre, le désordre et l’organisation. Étant bien entendu que l’ordre ne signifie pas seulement les lois, mais aussi les stabilités, les régularités, les cycles organisateurs, et que le désordre n’est pas seulement la dispersion, la désintégration, ce peut être aussi le tamponnement, les collisions, les irrégularités". Pour Morin, nous avons appris par notre éducation à séparer et notre aptitude à relier est sous-développée. Connaître étant à la fois séparer et relier, nous devons maintenant faire un effort pour lier, relier, conjuguer, car ceci est nécessaire dans tous les domaines. Notre avis Si nous partageons un grand nombre d'idées avancée par Edgar Morin, nous somme réticent par rapport à son style trop prosélythe. Par exemple, Edgar Morin déplore que certains rejettent la complexité générale. Selon lui, ils la rejettent parce qu’ils n’ont "pas fait la révolution épistémologique et paradigmatique à laquelle oblige la complexité". Mais, dans le développement du thème de la complexité générale, il y a un passage de la philosophie à l'idéologie. En effet, on ne peut pas savoir si "... la complexité généralisée concerne tous ces champs, elle concerne notre connaissance en tant qu’être humain, individu, personne, et citoyen". Formulé ainsi, le thème devient un mot d'ordre. Pour notre part nous considérons qu'il s'agit d'une extension 8 Novembre 2014


idéologique. Elle n'est pas la seule car on sent chez Morin la volonté de forger une idéologie. Pour notre part, nous ne souscrivons à aucune idéologie car l'idéologie simplifie, généralise et biaise la connaissance pour en faire une utilisation sociale. Même si c'est dans un but éthiquement satisfaisant, comme c'est le cas avec Edgar Morin, le procédé est incompatible avec l'idéal de philosophie des sciences que nous soutenons. Il se peut que la problématique de la complexité devienne à la mode et envahisse tous nos horizons, mais, dans ce cas, elle sera si générale qu'elle n'aura plus beaucoup d'intérêt et deviendra probablement comme les autres idéologies, une couverture pour masquer ce qui est fait concrètement. Pour nous la complexité est un concept scientifique et philosophique qui ne pourra être utilisé correctement que s'il le reste. Bibliographie Morin E., La méthode 1, La nature de la nature, Paris, Le Seuil, 1977. Morin E., La méthode 4, Les idées, Paris, Le Seuil, 1991. Morin E., La Méthode 5, Humanité de l’humanité, Paris, Le Seuil, 1995. Morin , Introduction à la pensée complexe, Paris, Editions du Seuil, 2005 Webographie Morin E., "Complexité restreinte et complexité générale", Colloque Cerisy 2005, sur le site http://www.mcxapc.org/docs/conseilscient/1003morin.pdf

Article 3 Eloge de la complexité http://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/eloge-de-la-complexite-24363 Complexe, complexité, compliqué. Mis à toutes sauces et à tous vents, récupérés et détournés, ces mots ne signifient plus rien, ou si peu. Plus encore en ces temps, quand le phrasé politique tend vers l’évident, le populiste, le trivial, le non critiquable car « naturel » (sic). L’ampleur de cette erreur me glace d’effroi, comme tous les adeptes de la complexité. La complexité ? L’idée qui sous-tend le sens « moderne » de ce mot est belle. La fin des jugements réducteurs, simplistes, faussement séducteurs. Cela revient-il à dire que le complexe est inaccessible ? Non opératoire ? Hé non. C’est le contraire, pile.

Il y a quelques années, une rencontre avec le sociologue Edgar Morin s’est muée en explication de texte. Le complot des papillons : Edgar Morin, c’est quoi, la complexité ? Edgar Morin : Pourquoi dit-on de plus en plus souvent dans la conversation : "c’est très complexe" ? Justement c’est parce qu’on n’arrive pas à donner une description, une définition. On emploie de plus en plus souvent le mot “complexe” mais c’est un recul, non un progrès de la 9 Novembre 2014


connaissance. Moi je pense qu’il faut affronter la complexité, et je propose une méthode. Prenons la science. L’incapacité de concevoir sa complexité nous impose une sorte d’aller-retour permanent à propos de sa nature, ange ou démon. Ainsi les esprits se séparent : vous avez ceux qui disent que la science est mauvaise, et ceux qui disent la science est bonne. Moi je dis que la science aujourd’hui est complexe. Il y a un très grand nombre d’aspects positifs, élucidants, bienfaisants, mais il est non moins évident que s’y ajoutent des aspects négatifs, menaçants, voire mortels, comme la bombe atomique. La complexité, c’est le défi qui vous demande de penser ensemble deux aspects apparemment antagonistes. LCP : Le four permet de cuire, mais il est dangereux car on peut se brûler... On est un peu enfermé, là, dans une logique multi-facettes... ? E.M : Nos esprits ne sont pas préparés à voir les aspects multiples des choses. Pourquoi ? Parce qu’ils subissent un mode d’éducation que l’on croit très français. On se réfère à Descartes, qui vantait les idées claires et distinctes, et les esprits ne sont pas formés pour affronter des contradictions, des schémas antagonistes et les embrasser simultanément. A la même époque Pascal disait : « je ne peux comprendre les parties que si je comprends le tout dans lequel sont les parties et je ne peux comprendre le tout que si je comprends les parties ». Si vous voulez comprendre ce qui se passe au Kosovo, il faut évidemment comprendre la crise des Balkans, l’Empire ottoman, la crise du communisme... et situer cela dans un contexte mondial. Finalement les Balkans ont modifié quelque chose dans l’ordre de la planète, et en retour, la planète ellemême a transformé la question du Kosovo. Si vous voulez, cette capacité de mettre une information dans son contexte, cette capacité de situer dans l’ensemble des connaissances, c’est ce qui manque à notre manière d’aborder les questions. LCP : Vous êtes comme Gödel, ce mathématicien du XXe siècle qui pensait que le monde n’est pas connaissable, car tout système mathématique est incomplet... E.M : Je prendrai la formulation de Tarski qui complète le théorème de Gödel. Il dit : « Aucun système ne contient les éléments qui puissent donner une explication totale de lui-même ». Dans Gödel aussi, il faut passer à un métasystème, un système supérieur pour pouvoir traiter le système. Mais le métasystème lui-même comporte une insuffisance. Autrement dit Gödel fait une critique de la logique dans ce qu’elle a de plus impeccable, c’est-à-dire la déduction. Il montre que la déduction ne donne pas une preuve absolue dans les systèmes complexes. LCP : La réflexion sur la complexité débouche-t-elle aujourd’hui sur un certain nombre de propositions, de mécaniques de travail ? E.M : Sur un certain nombre de principes. Le premier on peut l’appeler principe systémique, ou principe d’organisation. Qu’est-ce qu’un système ? C’est un tout, composé d’éléments différents, c’est comme une montre qui est composée de pièces différentes et comme nous-mêmes qui sommes composés de cellules différentes. Qu’est-ce qui est complexe dans ce système ? C’est que le tout est davantage que la somme des parties. C’est-à-dire que, au niveau du tout, l’organisme produit des qualités et des propriétés qui n’existent pas au niveau des parties prises isolément. Par exemple une bactérie est un système totalement physico-chimique, elle est composée de molécules, or les qualités qui sont celles de la vie, comme se reproduire, communiquer, se mouvoir, n’existent qu’au niveau du tout, la bactérie. Elles n’aparaissent absolument pas au niveau des molécules prises séparément. LCP : Comme les molécules comme les particules qui font cette table n’ont pas la propriété d’être dures, résistantes. E.M : Dès que vous avez compris cette idée-là, c’est la ruine du réductionnisme. On ne connaît pas le tout si on connaît seulement les parties. On ne peut traiter un problème complexe comme une somme de problème simples, isolables. Ce qui donne les qualités nouvelles, c’est l’organisation d’un tout. Elle permet de créer des ensembles, qui ont des qualités inconnues des parties prises isolément. J’ajoute que ce qui est 10 Novembre 2014


encore plus complexe, c’est que le tout, qui est plus que la somme des parties, est aussi moins que la somme des parties. Pourquoi ? Parce que le tout organisé impose des contraintes à chaque partie. Nous vivons dans une société, bien entendu nous avons des libertés grâce à l’organisation de ces sociétés qui nous donnent la culture, qui nous donnent les moyens de réfléchir, donc ce sont les qualités du tout qui nous permettent nos libertés. Mais en même temps, nous avons la police, les interdits moraux, nous ne sommes pas libres de satisfaire nos désirs, nos désirs non légaux, et voici que le tout inhibe. Le tout est plus, mais il est moins, parce qu’il empêche certaines qualités des parties, des individus eux-mêmes de s’exprimer. Il limite les degrés de liberté des cellules,des individus qui le composent. La deuxième idée est celle d’auto-organisation. Prenez le cas des êtres vivants. Ils fonctionnent, leur cœur bat, les poumons respirent, la tête scrute l’environnement pour voir s’il y a danger alentour. En fait, l’auto-organisation de la vie construit notre autonomie. Notre organisme travaille, transforme de l’énergie. Il doit donc s’alimenter à l’extérieur. L’autonomie ne peut être comprise sans dépendance d’un environnement extérieur. C’est cette dépendance qui nous permet d’être autonome. Là aussi c’est complexe car vous êtes obligés de lier deux idées qui se repoussent l’une et l’autre : autonomie et dépendance. Je vous donne l’exemple de ce petit ordinateur portable, qui me rend autonome pour mon travail intellectuel. Mais j’ai besoin évidemment d’une source d’énergie électrique, sinon je ne peux pas fonctionner. Autrement dit, il n’y a pas d’autonomie qui ne se paye par une dépendance. Et plus l’autonomie désirée est grande, plus la dépendance est en fait importante... LCP : Un système clos baigné dans un système ouvert ? Même le cosmonaute parti dans l’espace, ou le plongeur, est dans cette situation... E.M : Un système vivant est à la fois clos et ouvert. Nous sommes ouverts sur l’environnement, nous sommes fermés dans le sens où nous devons maintenir notre identité, notre singularité. D’ailleurs la peau est une frontière, comme toute frontière c’est ce qui laisse passer et c’est ce qui interdit. Elle permet à la fois l’ouverture et la fermeture. A mon avis, la troisième idée de complexité a été initiée par Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique. Et l’idée est celle de la boucle rétroactive, du feedback. C’est une vraie rupture avec l’idée de causalité simple, où une cause produit un effet de façon linéaire. Prenez un système de chauffage central, doté d’un thermostat. Le thermostat fixe la température qui est de 22 °C. Une fois que la température est atteinte, le thermostat lui-même déclenche l’arrêt de la chaudière, si la température devient trop basse, le thermostat rallume la chaudière, c’est-àdire que l’effet rétroagit sur la cause. Vous avez une boucle causale, et bien entendu, vous avez aussi un système qui a besoin d’une énergie extérieure pour s’alimenter, en charbon, électricité ou gaz. Or nos esprits ne sont pas éduqués à penser de cette façon rétroactive. Il y a une autre boucle qui est beaucoup plus importante, qui est la boucle auto productive, ou récursive. Je vous en donne un exemple. Nous sommes des êtres vivants, les produits d’un processus de reproduction biologique. Pour chacun de nous, il a fallu qu’un spermatozoïde chanceux trouve un ovule accueillant pour qu’un oeuf se forme et que nous naissions. Mais ce processus de reproduction biologique a besoin d’individus pour continuer. Autrement dit, nous sommes les produits d’un processus biologique mais nous en sommes en même temps les producteurs, nous sommes des produits... producteurs. De la même manière, les individus produisent la société à travers leurs interactions, mais la société avec sa culture avec son langage revient sur nous et nous produit comme individu. LCP : L’œuf et la poule ? E.M : C’est exactement une boucle autoproductive. On peut dire qu’une entreprise, par exemple une usine d’automobiles, ne produit pas seulement des voitures, elle passe son temps à s’autoproduire elle-même, parce que la firme produit des automobiles pour continuer à vivre, pour se développer etc. Cette boucle de l’autoproduction, ou de l’auto-organisation, est quelque chose de capital. 11 Novembre 2014


En écologie vous avez le cycle que l’on appelle trophique, le cycle de vie. Et bien, en en même temps, il s’agit d’un cycle de mort ! Le végétarien, insecte, ou petit mammifère, grignote des végétaux. Ce végétarien est mangé par un petit carnivore, le petit carnivore va être à son tour dévoré par un gros carnivore, le carnivore va, en mourant, dans sa décomposition, nourrir des vers, des insectes nécrophages et puis finalement laisser des sels minéraux qui seront captés par les racines des plantes. Autrement dit ce cycle qui entretient la vie est aussi un cycle de mort. C’est une idée à la fois très évidente et très complexe, car nous avons l’habitude d’opposer radicalement la vie et la mort. Je vous donne un troisième exemple, c’est le principe hologrammique. Qu’est-ce qu’il y a de particulier dans un hologramme, c’est que la presque totalité de l’information de l’image que vous représentez, par exemple celle d’une locomotive, se trouve dans chaque point de l’hologramme. Si vous cassez l’image en deux, vous n’avez pas deux demi-locomotives, vous avez deux locomotives et ainsi de suite... Ce qui change, c’est que l’image devient de plus en plus floue. Ce qui veut non seulement dire qu’une partie est dans le tout, mais aussi que le tout est dans la partie. Chaque cellule de notre organisme contient la totalité de notre patrimoine génétique en elle. Evidemment la plus grosse partie est inhibée, mais si vous la désinhibez, vous pouvez à partir de l’une de ces cellules recréer un être entier. C’est l’idée de clonage. Même dans notre expérience d’être social nous ne sommes pas seulement une partie de la société, mais la société est en nous. Les règles d’hygiène, les règles données par les parents, les normes morales, le langage, sont en nous. Je dirai même que ce principe a une valeur cosmologique... Parce que, comme nous le disent aujourd’hui les astrophysiciens, les particules qui se sont formées dans les premières secondes de l’univers sont dans les atomes qui constituent notre chair et que les atomes de carbone nécessaires à la vie se sont constitués dans un soleil antérieur au nôtre, quand des groupes de trois noyaux d’hélium se sont réunis dans sa fournaise. Les molécules nécessaires à la vie se sont ensuite agrégées sur Terre et ont formé des macromolécules. Et le premier être vivant, en se multipliant et en se diversifiant, est toujours présent en nous, qui sommes des animaux, des vertébrés, des mammifères, des anthropoïdes... La totalité du monde est en nous, alors que nous sommes de minuscules et singulières parties vers le BLOG : http://lecomplotdespapillons.blogsp...

Article 4 Embrasser la complexité http://internetactu.blog.lemonde.fr/2011/06/27/embrasser-la-complexite/

Pour préparer la 3e édition française de la conférence Lift qui aura lieu du 6 au 8 juillet à Marseille, nous vous proposons de redécouvrir quelques-unes des plus stimulantes présentations qui s'y sont tenues ces dernières années et que nous avons couvertes. Retour sur l'édition 2010 avec les présentations de Manuel Lima, Stefana Broadbent et Ivo Gormley... La complexité n'est-elle pas devenue une caractéristique de nos sociétés, plutôt qu'un bug ? Comment pourrions-nous regagner le contrôle de nos flots d'information, de notre temps ? Pouvons-nous aborder la complexité d'une façon plus productive ? Pouvons-nous mieux la comprendre, mieux la maîtriser ? Tel étaient les questions adressées par les organisateurs de la seconde édition de la conférence Lift France, à la fois à un designer, à un vidéaste et à une ethnologue. Forcément, cela a apporté des réponses multiples. Visualiser la complexité

Sommes-nous en train de découvrir une nouvelle vision du monde, aussi différente de la vision mécanique newtonienne du réel, que celle-ci le fut de la vision aristotélicienne qui domina tout au long du Moyen-Age ? Le mot clé de cette supposée révolution cognitive, ce serait la "complexité". 12 Novembre 2014


Sous cette bannière se regroupe l'ensemble des phénomènes capables de s'organiser spontanément de manière très élaborée, sans intervention d'une intelligence extérieure.

Image : Manuel Lima sur la scène du théâtre de la Criée à Marseille, photographié par Fabien Girardin. C'est dans le but de mieux comprendre cette révolution de la complexité que le designer Manuel Lima a créé le site Visual Complexity. Dans sa présentation à Lift le 7 juillet, Manuel Lima a résumé l'actuelle transformation de nos connaissances en citant un article de Warren Weaver (un scientifique qui développa dès 1944 la théorie de l'information en compagnie du célèbre Claude Shannon) sur la complexité organisée, où il tente d’analyser l’histoire de la perception de la réalité en trois étapes : •

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Les 17e, 18e et 19e siècles, époque du triomphe de la mécanique newtonienne furent essentiellement consacrés à l’analyse de la simplicité. Les sciences et les mathématiques de l’époque se chargeaient de comprendre les choses prévisibles, constantes, comme les mouvements des objets sous l’influence des forces physiques. Le 20e siècle s’est intéressé à la complexité désorganisée : le hasard, les statistiques… Le 21e siècle, lui, se heurte à la complexité organisée. Celle justement qui se caractérise par la constitution des réseaux.

Les théories de la complexité sont nombreuses : par exemple, il y a la théorie du chaos, celle des "automates cellulaires" chère à Stephen Wolfram, voire la cybernétique des années 50... mais aujourd'hui celle qui est peut-être la plus populaire (au moins dans les milieux du web, ce qui n'étonnera personne !) est la théorie des réseaux, notamment l'idée des "petits mondes" qui montre comment un certain type de connectivité peut très facilement permettre une mise en relation globale de tous ces éléments (la fameuse notion des "six degrés de séparation"). Selon ses promoteurs, tels que Duncan Watts, Steven Strogatz, ou Albert-Laszlo Barabasi, cette théorie 13 Novembre 2014


permettrait de mieux comprendre toute une échelle de phénomènes, de la physique fondamentale à Facebook, en passant par le clignotement synchronisé des lucioles ou les rythmes du cerveau... Et pour cause : tous ces ensembles sont en fait constitués de la même manière, à des échelles différentes, avec des composants différents. Comme l'a rappelé Lima "Le cerveau est un réseau constitué de neurones reliés par des axones ; la cellule est un réseau de molécules reliées par des produits chimiques ; les sociétés humaines sont constituées d’individus reliés par des relations amicales, familiales, professionnelles ; les écosystèmes entiers sont des réseaux d’espèces connectées par diverses interactions comme la chaine alimentaire." Il y a quelques années, en rédigeant sa thèse, Manuel Lima a créé un outil permettant de visualiser comment l’information se répand à travers les blogs : Blogviz, qui a suscité l'intérêt de nombreux chercheurs. C'est cette recherche sur la nature de la blogosphère qui a conduit Lima à s'intéresser plus avant aux structures fondamentales des réseaux, et à créer Visual Complexity. Ce site est un véritable catalogue illustré des systèmes complexes existant "à l’ère de l’interconnectabilité infinie", un bestiaire de tous les types de réseaux existant dans notre univers. On y trouve des centaines de modèles. Lima en a mentionné quelques-uns lors de son intervention. Des analyses de la blogosphère politique américaine, par exemple qui permettent de voir si les intersections entre blogs démocrates et républicains permettent de se faire une idée des résultats des élections. Une recherche du même type a été effectuée sur les soutiens à Ségolène Royal, qui incluaient de surcroit les coordonnées géographiques des différents participants. Un autre type de visualisation, la “blogosphère hyperbolique” de Matthieu Hurst (cofondateur du site Blogpulse) , concerne l’ensemble des blogs et a permis de visualiser des données surprenantes. On y découvre en effet l’existence, au milieu de tous ces sites interconnectés, de petits ilots isolés du reste de la sphère. Des blogs de gens très jeunes, interconnectés entre eux, mais qui ne font guère de liens vers le reste du monde.

Il existe une multitude d’autres exemples, comme les cartographies réalisées depuis Flickr par Fabien Girardin ou cette expérience de Biomapping, qui mesure via GPS le niveau de stress des gens se déplaçant dans la péninsule de Greenwich, à Londres. Il existe même des recherches sur le terrorisme, comme Rewiring the spy, qui cartographie la “carrière” de différents terroristes, pas forcément des leaders, mais ceux qui restent plusieurs années dans le milieu, afin d’analyser la dynamique de ces groupes (pour ActuVisu, Caroline Goulard a fait sa lecture de Manuel Lima en pointant également les différents exemples évoqués). L’ensemble de ces différentes configurations de réseaux, qu’il est désormais possible d’observer et de mesurer, implique la création d’un nouveau langage, d’une nouvelle syntaxe visuelle, estime Manuel Lima. C’est tout l’enjeu de Visual Complexity.

14 Novembre 2014


Tous ces réseaux qui possèdent autant de points communs, sont-ils tous des exemples particuliers d’une même structure universelle ? C'est une question que Manuel Lima a posée en conclusion, en nous montrant face à face deux photos aux sujets forts différents. L’une représentant la structure cérébrale d’une souris, l’autre étant une illustration de la forme de l’univers entier. Deux images qui se ressemblent de manière impressionnante, mais une simple analogie est-elle suffisante pour convaincre qu'une révolution scientifique est en marche ? On voit se profiler aujourd'hui derrière une telle science du réseau l'idée d'un nouveau platonisme, la conviction qu'il existe un "Monde des Idées" donnant forme à l'ensemble des phénomènes. Une idée qui ne va pas sans susciter un certain scepticisme : lorsqu'à la fin de Lift, le géographe Jacques Levy a mis en garde les actuels chercheurs du web contre une "formule magique" susceptible d'expliquer à la fois phénomènes sociaux et physiques, sans doute avait-il en tête la présentation de Manuel Lima. D'un autre côté, on ne peut s'empêcher de penser que ces nouveaux modèles formels nous révèlent quelque chose de profond sur la nature de la réalité, mais quoi ? Pour le savoir, sans doute faudra-t-il aller encore plus loin, construire plus avant ce nouveau langage, et au-delà d'un vocabulaire visuel, fût-il fascinant, s'attacher à l'élaboration de sa sémantique et de sa syntaxe. Comprendre la complexité des usages

Stefana Broadbent est chercheuse au département d'Anthropologie de Collège universitaire de Londres et s'occupe du laboratoire UsageWatch qui consiste, comme son nom l'indique, à observer les usages, notamment technologiques. "Cet homme envoie un SMS depuis son lieu de travail", certainement à quelqu’un qui n’est pas loin de lui, car souvent on s’adresse à des amis, à de la famille, explique la chercheuse en nous montrant la photo d’un ouvrier du bâtiment en train de faire une petite pause avec son mobile, 15 Novembre 2014


comme on la faisait avant avec une cigarette. C’est une action très subversive, car cela remet en question la morale et l’éthique au travail, souligne la chercheuse. "Nous avons appris que pour être productif, il faut être isolé de notre famille et des gens qu’on aime. On ne doit pas être distrait par des activités personnelles au travail. Or, tous les gens qui ont accès à des moyens de communication l’utilisent pour des communications privées sur leurs lieux de travail." Cette croyance selon laquelle la productivité et l’isolement sont importants dans le travail ne remonte pourtant qu’à la révolution industrielle avec l’invention des lieux de production spécialisée, "quand nous sommes passés du moment où les gens étaient payés pour le produit qu’il fabriquait au temps passé à le fabriquer". "Cette transformation a introduit le problème de l’attention au travail", explique Stefana Broadbent. "C’est à partir de là qu’on a inventé des systèmes de contrôle de l’attention des gens, en transformant les environnements de travail, en introduisant des superviseurs, des agents de maîtrise chargés de contrôler le travail des autres." On a la même chose dans le système éducatif : on apprend aux enfants à se concentrer , ce sur quoi se concentrer, ce qui vaut la peine de se concentrer. Il y a beaucoup de discussions et de confusions sur la question de l’attention, estime la chercheuse. "La façon de gérer la complexité et l’attention s’appuie sur l’idée que les gens peuvent la gérer de façon individuelle, que c’est un processus individuel qui s’appuie sur la volonté de chacun. Or, j’aimerais vous montrer que l’attention est un processus social plus qu’individuel." Charles Derber en 1979 dans The Poursuit of Attention disait que les relations entre les statuts des uns et des autres étaient liées à l’attention. "Ceux qui ont un statut plus élevé s’attendent à recevoir l’attention des autres et ceux qui ont un statut plus bas doivent porter de l’attention. Mon expérience d’observation des gens sur leurs lieux de travail montre qu’on contrôle la gestion de l’attention des employés de bas niveau, alors qu’on fait confiance aux cadres et dirigeants" : on ne surveille pas comment ils gèrent leur temps. Il y a une rupture sociale considérable dans la gestion de l’attention, liée à la confiance. A l’heure actuelle, dans beaucoup de lieux de travail, on contrôle l’accès des employés aux modes de communication : accès internet restreint voir interdit, mobiles éteints, e-mails débranchés… "Il y a une grande disparité dans la supervision et le contrôle. Le contrôle de l’attention des gens est pourtant voué à l’échec, même si beaucoup d’entreprises continuent à le faire. Il est devenu de plus en plus impossible à mesure que les moyens de communication se démultiplient." Et Stefana Broadbent de prendre un exemple très précis pour nous convaincre de sa démonstration, en observant par le détail un accident de train, le Chatsworth Metrolink Accident de 2008, qui a eu lieu dans une petite ville du nord de Los Angeles : un accident tragique où deux trains sont entrés en collision à 4 heures de l’après-midi faisant 25 morts et plus de 100 blessés. Les deux trains (un de voyageur, l’autre de marchandise) étaient sur la même section d’une voie unique et allaient dans deux sens différents. Le National Transportation Savety Board - NTSB américain a enquêté sur les causes de l’accident et a montré que le conducteur du train de passagers n’avait pas vu un feu de circulation rouge… Et la raison pour laquelle il ne l’avait pas vu était qu’il utilisait son mobile pour envoyer un texto, car l'enquête a montré que quelqu’un a reçu un texto de lui, 22 secondes avant la collision. On s’est rendu compte que ce jour-là, pendant son travail, il avait envoyé 62 textos. Metrolink avait pourtant édicté des règles de non-utilisation des mobiles en conduisant. Mais si l'on regarde les messages du conducteur, on se rend compte qu’il envoyait des messages pendant qu’il était au travail quasiment tous les jours. En regardant son activité via son téléphone mobile, on se rend compte que lorsqu’il travaillait (11 heures dans la journée, aux heures de pointe du matin et de l’après-midi), il envoyait plus de textos pendant qu’il était au travail que pendant qu'il était au repos. "C’est assez habituel dans nos pratiques, quand on les regarde en détail, en fait", rappelle la chercheuse.

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Image : Stefena Broadbent sur la scène de Lift, montrant le schéma des échanges de texto du conducteur de train, photographiée par User Studio. La société Metrolink s’est défendu en disant qu’elle ne pouvait savoir si le conducteur du train était en train de téléphoner ou de lire son journal. Personne ne voit ce qu’il fait dans sa cabine. Suite à cet accident, le NTSB a conclu... qu’il fallait installer des caméras vidéos dans les cabines des conducteurs ! Dans les jours qui ont suivi l’accident, il y a une loi interdisant à tout employé des chemins de fer d’utiliser des dispositifs mobiles. Une autre loi a interdit l’utilisation du téléphone dans les voitures, et dans toute situation de mobilité. "Or, si on regarde les facteurs de risque, on se rend compte qu’il y avait bien d’autres éléments qui ne fonctionnaient pas", rappelle Stefana Broadbent jouant au détective… D'abord, cette ligne était une voie unique, comme il y en a beaucoup en Californie, ce qui n’est pas nécessairement sans risque. Ensuite, quand le train est passé au feu rouge, personne n'a pu avertir le conducteur de son erreur. Le système ne permettait pas non plus d’arrêter le train à distance… Enfin, la durée du travail journalier était longue et fractionnée. Les conducteurs sont isolés dans leurs cabines. L’automatisation du système fait que leurs tâches sont très répétitives et ennuyeuses et l’on sait que la répétition des tâches et l’ennui ne favorisent pas l’attention. On s’est également rendu compte que l’autre conducteur de train de marchandise a envoyé également 42 messages avec son mobile durant cette journée... On pourrait trouver bien des exemples analogues, comme lors du crash d’un avion sur l’Hudson où un contrôleur aérien a été accusé, faussement, d’avoir utilisé un téléphone mobile pendant son travail. On en connait tous, des exemples de ce type, même si, heureusement, souvent, ils sont beaucoup moins dramatiques, reconnaît la chercheuse. "L’environnement de travail réduit le niveau d’implication des gens. L’automatisation implique des travaux de plus en plus dénués de sens avec des fonctions limitées. On demande à bien des employés de concentrer leur attention sur des tâches sans sens et répétitives et on sait qu’on a du mal à concentrer son attention quand on s’ennuie… Finalement, le téléphone mobile sert à rester vigilant et en alerte. Comme nos vérifications d’e-mails correspondent souvent à une chute 17 Novembre 2014


d’attention dans notre travail et font partie d’un cycle d’attention qui a pour fonction de la détourner pour nous permettre de nous reconcentrer", rappelle Stefana Broadbent. Enfin, "on peut se demander si la division arbitraire entre le monde privé et professionnel est une si bonne chose. Chacun sait qu’il est important d’avoir des moments de contacts avec les siens dans la journée. Ce n’est pas un choix indivuel, mais bien souvent un choix social imposé par nos représentations…"< :em> "On peut se demander si la solution de contrôler l’attention des gens est une bonne solution", conclu l'anthropologiste. "La multiplication des caméras de surveillance et des politiques de surveillance augmente plutôt qu’elle ne diminue le problème. Or, les gens trouveront toujours une colonne pour se cacher et faire ce qui est interdit. Le problème n’est pas tant d’utiliser un dispositif électronique pour se distraire, mais de concevoir des environnements qui évitent un ennui massif et qui limitent les distractions. Les mobiles, comme l'internet, ou la nicotine peuvent être un bouc-émissaire facile. mais au final, le véritable défi est de savoir comment concevoir des environnements de travail plus chargé de sens." La connexion solution à la complexité ?

Dans son film Us now (voir l'article que nous lui consacrions l'année dernière), le cinéaste et anthropologue britannique Ivo Gormley cherchait à démontrer que "la collaboration de masse va bouleverser l’organisation des gouvernements". Aujourd’hui, il continue à tracer cette voie mêlant entraide mutuelle, socialisation et participation à la vie de la communauté. Le philosophe Thomas Hobbes pensait que l’état naturel des êtres humains était de s’entretuer, pour que les uns puissent profiter de ce que les autres ont. A contrario, Kropotkine, connu pour être l’un des théoriciens de l’anarchie, a beaucoup étudié les animaux, des abeilles aux chimpanzés, et estimait de son côté que, s’ils devaient se battre voire tuer pour survivre, ils n’en passaient pas moins beaucoup de temps et d’énergie à s’entre-aider, et que cette forme "naturelle" de l’entraide mutuelle était très importante pour leur survie.

Image : Ivo Gormley sur la scène de Lift, photographié par Ton Zijlstra. Aujourd’hui, déplore Ivo Gormley, c’est plutôt Hobbes qui a gagné. Lorsque les familles étaient nombreuses et que les habitations étaient surpeuplées, nombreux étaient ceux qui allaient au pub ou au marché, n’hésitant pas à parler avec des étrangers. 18 Novembre 2014


Les supermarchés ne sont pas aussi sociaux que les marchés, et les écrans de télévision, les lotissements, les immeubles, ont souvent tendance à isoler les gens, à les anonymiser, à casser les mécanismes d’entraide, d’apprentissage et d’échanges d’antan. A l’opposé, l’encyclopédie Wikipédia, ou encore le Couchsurfing (ce site par lequel des gens prêtent leurs canapés à des voyageurs du monde entier), montre à quel point les gens ont envie de partager, et besoin de s’entraider. L’internet est un formidable vecteur de socialisation, estime Ivo Gormley, pour qui "nous avons besoin de nouveaux formats d’entraide mutuelle, et de faire revivre les anciens, nous devons remettre ça dans le courant mainstream" : "Lorsqu’un système donne aux gens la possibilité d’agir de manière positive, ils le font avec plaisir, s’y connectent sur la base de similitudes importantes, pas seulement pour faire le bien, mais aussi de manière très individualiste, parce qu’ils ont besoin d’aide, de trouver des gens dans la même situation. Ce n’est que le début de ce phénomène fabuleux : la possibilité de se connecter - et il faut créer encore plus de possibilités de se connecter. Ce qui s’est passé au 20e siècle est une anomalie... On en revient à ce mouvement où l’on s’intéresse aux autres, où l’on retravaille en collaboration.” Le nouveau film d’Ivo Gormley, Playmakers montre comment certains se réapproprient le jeu pour créer du lien social. Ainsi de ces jeunes blancs de la classe moyenne partis jouer à chat dans la rue, la nuit, et qui, confrontés à des jeunes Pakistanais qui ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient et qui hésitaient à aller se plaindre à la police, les ont finalement invités à venir jouer avec eux, pour finir bras dessus bras dessous après une partie nocturne endiablée. Playmakers from thinkpublic on Vimeo. Ivo Gormley explique également avoir travaillé dans le service qui s’occupe des patients atteints d’un cancer pour casser les hiérarchies constituées, permettre aux malades de prendre des responsabilités, et améliorer les relations du personnel soignant et des patients. Evoquant l’individualisme et la compétition qui règne généralement dans les salles de gym, ce qu’il qualifie de "mauvaise gym", et l’isolement croissant des personnes âgées, il a aussi participé à la mise en place du projet Good Gym, via l'agence d'innovation sociale britannique Think Public pour laquelle il est anthropologue, qui incite ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas perdre de temps à aller en salle de gym à aller courir pour apporter par exemple un journal à des personnes âgées, trop contentes de pouvoir ainsi voir du monde. Dans les deux cas, le bénéfice est non seulement social, mais également physiologique : avoir des contacts réguliers avec des jeunes a un impact direct sur l'espérance de vie des plus âgés, leurs capacités cognitives et leur santé vasculaire. Pour Ivo Gormley, si le 20e siècle semble avoir donné raison à Thomas Hobbes, les nouvelles formes de sociabilité et d’entraide mutuelle que l’on voit poindre, notamment via le Net, nous renvoient plutôt à Kropotkine. Et nous aurions probablement beaucoup à gagner à tenter de reconcevoir nos relations, et nos actions, afin de remettre l’entraide mutuelle au coeur des processus. Rémi Sussan, Hubert Guillaud, Jean-Marc Manach

Article 5 Gérer la complexité http://www.journaldunet.com/management/emploi-cadres/dossier/competences-pour-accelerer-sacarriere/gerer-complexite.shtml "Même dans les organisations les plus claires subsistent des zones d'ombre, avec des responsabilités mal réparties", rappelle Pierre Aussure. Un cadre qui parvient à se mouvoir sans trop de conflits dans cette complexité séduit plus facilement les recruteurs. Concrètement, cela signifie qu'il faut savoir se fondre dans les organisations de plus en plus souvent matricielles des entreprises. Le cadre est à la croisée de deux supérieurs hiérarchiques dont les visions ne sont pas 19 Novembre 2014


toujours concordantes - l'un géographique, l'autre par produit par exemple. Son rôle est alors de gérer au mieux cette ambiguïté et les désaccords ou conflits qui peuvent en découler. "Bref, faire ce qui plait à l'un et qui ne déplaît pas à l'autre, poursuit le chasseur de têtes. D'une manière générale, les grands groupes sont à la recherche de managers qui ont le sens de la politique, qui savent résoudre les conflits en faisant en sorte que personne ne perde la face. Les personnalités qui s'inscrivent dans la confrontation, qui sont caractérielles ont peu leur place." Comment acquérir la compétence

"Plus on monte dans la hiérarchie, moins la définition des postes est claire", prévient Pierre Aussure. Il faudra alors passer plus de temps à comprendre les intérêts et motivations de chacun avant de prendre une décision. Et ce n'est pas avec le nez dans le guidon que l'on parviendra à se tailler un costume de diplomate. Observer, écouter, faire passer ses messages sans braquer ses interlocuteurs... autant de qualités humaines à développer dans de telles situations. Plus difficile en revanche de bien les revendre auprès d'un recruteur. Arriver avec un ou deux exemples de situations délicates que vous avez désamorcées avec brio retiendra plus facilement son attention. Mais il ne faut pas se voiler la face : c'est auprès des références que vous lui aurez indiquées qu'il ira confirmer vos dires.

Article 6 Niklas Luhmann, La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale (fiche de lecture) http://www.revue-interrogations.org/Niklas-Luhmann-La-confiance-un Niklas Luhmann, La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Paris, Economica, 2006. A l’heure où prolifèrent ce que l’on nomme les « théories du complot », dont l’absurdité n’entame pas la popularité, et où, en retour, une forme d’anticonspirationnisme bien-pensant brandit inlassablement cette dénomination afin de discréditer tout mode de pensée critique, une analyse des thèses de l’ouvrage de Luhmann La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale semble appropriée en ce qu’il interroge les liens complexes qui unissent confiance, suspicion et socialité. L’approche de l’auteur est délibérément fonctionnaliste : l’existence de la confiance est considérée sous l’angle de sa contribution au fonctionnement et à la stabilité de la vie sociale. Comment définir la confiance ? L’auteur distingue le fait d’accorder explicitement et consciemment sa confiance à tel individu, entité, etc. d’une forme de confiance latente, continue et, pour ainsi dire, passive. Il existe ainsi une grande différence entre le fait d’accorder sa confiance, après réflexion, à un individu avant de lui prêter une certaine somme d’argent et celui de faire en général confiance à La Poste pour l’envoi et la réception du courrier. L’une des interrogations de l’auteur concerne précisément cette transformation graduelle de la confiance en attente implicite de continuité. Afin de différencier la confiance du simple rapport de familiarité avec le monde environnant, Luhmann définit la confiance routinière comme une attente d’uniformité focalisée sur des actions humaines. Toutefois, étant donné la complexité des systèmes sociaux, ces dernières se laissent difficilement identifier. A qui fait-on confiance, lorsque nous nous fions plus ou moins naïvement aux journaux télévisés ? De cette incapacité naît une situation paradoxale qui est l’un des thèmes centraux de l’ouvrage : nous ne pouvons pas, la plupart du temps, contrôler directement la fiabilité des instances et des personnes à qui notre confiance est accordée bien que nous soyons simultanément contraints d’accorder cette confiance. De même que nous ne soupesons pas rationnellement la 20 Novembre 2014


vraisemblance de tout témoignage avant d’adhérer à son contenu, nous sommes rarement en situation de décider d’accorder notre confiance. L’auteur introduit son propos en soulignant l’entrelacement des deux types de confiances mentionnés : « la confiance (…) constitue une donnée élémentaire de la vie en société. Certes, l’homme a, en de nombreuses situations, le choix d’accorder ou non sa confiance à divers égards. Mais, s’il ne faisait pas confiance de manière courante, il n’arriverait même pas à quitter son lit le matin. Une angoisse indéterminée, une répulsion paralysante, l’assailliraient » [1]. Cette confiance globale est la condition d’intelligibilité de toute méfiance locale. Ainsi, une suspicion déterminée concernant la hiérarchisation des informations d’un journal télévisé nécessite ce point d’appui normatif qu’est la croyance en l’existence des évènements relatés. Autrement dit, une confiance diffuse et irréfléchie en cet ensemble (confusément représenté) d’opérations humaines qui vise à établir et à relater des faits est ici encore présupposée. Quelle est donc la fonction de la confiance ? La thèse de l’auteur est assez originale : la confiance a pour effet de réduire la complexité sociale : « Pour tous les genres de systèmes réels qui existent dans le monde, qu’il s’agisse d’unités physiques ou biologiques (…) le monde est trop complexe : il contient plus de possibilités que ce à quoi le système peut réagir tout en se conservant » [2]. La complexité caractérise donc un potentiel d’évènements indéterminés. Prenons un exemple : faire confiance à la nourrice à qui je confie mes enfants implique une suspension mentale des faits contrariants qui pourraient, du fait de cette même nourrice, advenir à mon enfant. La complexité désigne bien ici l’ensemble des possibilités objectives et imprévisibles auxquelles je ne peux pas faire face. La confiance neutralise la complexité du réel sans l’annuler puisqu’il est toujours possible que ces évènements adviennent malgré ma confiance. Il existe des nourrices qui martyrisent les enfants et cette personne en apparence sympathique peut se révéler cruelle. Mais la confiance me détourne de la prise en compte de ces éventualités et de l’incapacité d’agir qui pourrait en découler. La réduction de la complexité intrinsèque d’un réel toujours susceptible de déjouer nos attentes constitue essentiellement une neutralisation de l’incertitude : la confiance permet d’anticiper un avenir déterminé sur fond de contingence sociale. Toute confrontation avec le monde présuppose cette opération de simplification par la stabilisation d’attentes définies. Le gain propre à la confiance réside en ce que l’auteur nomme un « élan vers l’indifférence » [3] : la confiance est une forme d’insensibilisation face aux virtualités inquiétantes que recèle le monde social et constitue, en cela, un point d’appui pour l’action. L’intérêt de cet ouvrage tient en partie à ce qu’il fournit de nouveaux outils de compréhension des interactions sociales et de l’idée même de coopération. Autrui est conçu comme un centre ordonnateur de plans d’action fort divers et représente une source spécifique d’imprévisibilité, distincte par son intentionnalité et le potentiel de complexité qu’elle représente d’une simple entité naturelle. Mon appréhension d’autrui exige par conséquent, elle aussi, une forme de schématisation liée à l’anticipation de ses actions. La confiance en une personne présuppose donc que le comportement de l’individu à qui cette confiance est accordée sera à l’avenir conforme à ce qu’il a, jusqu’à présent et souvent à son insu, manifesté socialement. En effet, c’est cette « autoprésentation sélective qui offre aux autres des bases pour la formation de la confiance et la normalisation des attentes de continuité » [4]. Les implications symboliques de nos actes sont donc déterminantes eu égard à la confiance qu’ils peuvent susciter. Fruit d’un ensemble d’interactions passées, l’émergence de la confiance modifie naturellement la nature même des rapports sociaux : l’accroissement de la confiance accroît le potentiel d’action tant de l’émetteur que du destinataire de la confiance. L’humour est ainsi conçu comme une exploitation de la latitude que m’accorde autrui par sa confiance. Les tâtonnements successifs dont parlait Goffman [5] sont rendus progressivement superflus par la confiance acquise. Lorsque ces épreuves sont passées, autrement dit lorsque la confiance se confirme également à travers ces « écarts » que constituent tous les actes « non conventionnels » [6] , le capital de confiance s’accumule. La valeur des tests est toutefois inégale, l’augmentation de confiance n’étant pas un 21 Novembre 2014


processus nécessairement linéaire. Mais la confiance est bel et bien un investissement risqué puisque nous n’avons jamais aucune garantie que notre confiance sera honorée. C’est pourquoi la confiance est structurellement proche de l’induction : faire confiance, c’est toujours « aller audelà des faits » [7]. Cette vulnérabilité de la confiance est constitutive : de même que l’attribution d’une adhésion axiologique à un individu dépend du fait que l’individu manifeste une valeur (en agissant, par exemple, conformément à ce qu’elle lui prescrit de faire) malgré le bénéfice qu’il pourrait retirer du fait de s’en détacher, de même la confiance n’est véritablement accordée à un individu que lorsque, non seulement, la possibilité de la déception de cette confiance est effective mais surtout lorsque cette perspective peut servir les intérêts de la personne à qui elle est accordée. L’un des nombreux intérêts de ce travail consiste enfin en sa tentative de penser la transition entre la confiance individuelle et la « confiance systémique » qui porte sur le fonctionnement des différents systèmes sociaux qui nous entourent et dont l’individu ne prend que très rarement conscience. Ainsi, apprendre à faire confiance à La Poste est en réalité indissociable du fait de comprendre ce qu’est La Poste. Son contrôle s’avère bien plus délicat puisque je ne peux pas, la plupart du temps, vérifier personnellement le bien-fondé de cette confiance, d’où l’importance de la figure, souvent contestée, de l’expert. Ce n’est pas tant, par exemple, à tel médecin qu’à la médecine que je fais confiance pour identifier les symptômes d’une maladie. La confiance personnelle que j’accorde à tel médecin - qui peut concerner sa bienveillance, sa patience, etc. n’a pas réellement les mêmes objets que ma confiance générale en la médecine. Les individus qui bénéficient de ce transfert de confiance systémique incarnent une « autorité fonctionnelle » [8]. La médecine est avant tout un corps de savoir dont je dépends épistémiquement. Mais la confiance en la médecine présuppose également la confiance en une technique et, finalement, en « ce formidable savoir factuel qui peut être accumulé et stocké au sein des sociétés fortement différenciées » [9]. Cette confiance diffuse et non questionnée est un fait extrêmement problématique que Luhmann illustre à travers une série d’exemples, dont la confiance en la stabilité de la valeur de l’argent. Pour chacun de ces exemples, l’auteur tente de montrer en quoi consiste à chaque fois la complexité qu’il s’agit de « réduire ». Cette approche offre une grille de lecture novatrice de la spécificité et du caractère paradoxal des engagements qui définissent l’homme en société.

Notes [1] N. Luhmann, La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale [1968/2000], Paris, Economica, Etudes sociologiques (coll.), 2006, p.1. [2] Op.cit., p.5. [3] Op.cit., p. 27 [4] Op.cit., p. 44. [5] E. Goffman, la mise en scène de la vie quotidienne, 1. la présentation de soi , Paris, Les éditions de minuit, « le sens commun » (coll.), 1973, p.183. [6] N. Lühmann, La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Paris, Economica, Etudes sociologiques (coll.), 2006, p. 45 [7] Op.cit., p.28. [8] Op.cit., p. 61. [9] Op.cit, p.62

Article 7 Comment former les managers à la complexité du monde Nathalie Dupuis-Hepner Gilles Le Gendre - Les Echos | Le 28/10/2013 http://www.lesechos.fr/28/10/2013/LesEchos/21552-037-ECH_comment-former-les-managers-a-lacomplexite-du-monde.htm#9K9j0zeqLSPSlBdW.99 22 Novembre 2014


La formation des managers sera-t-elle la grande oubliée de la réforme de la formation professionnelle ? Le sujet est peut-être trop pointu en comparaison des enjeux fixés par la seconde conférence sociale, la lutte contre le chômage et une remise en ordre financière qui n'a que trop tardé. Ce chantier recouvre pourtant deux défis cruciaux de la révolution à opérer dans la délivrance des savoirs : la compréhension par les managers et leurs collaborateurs d'un environnement d'une complexité croissante; et sa nécessaire prise en compte dans les nouveaux comportements au travail. Déjà en juin 2010, l'Institut de l'entreprise et la Fondation nationale pour l'enseignement de la gestion des entreprises (Fnege) appelaient les écoles de gestion à développer la culture générale, l'interdisciplinarité, l'esprit critique et l'éthique. Mais l'entreprise ne peut attendre que ces diplômés mieux préparés frappent à sa porte. Elle doit imaginer des dispositifs pérennes pour aider ses managers à se remettre en cause face au changement permanent et à adapter l'exercice de leur autorité à un niveau de contraintes sans précédent. Ce nouveau pilier de la formation n'aura pas grand-chose à voir avec les deux piliers traditionnels : la formation en vue d'acquérir une compétence technique spécifique (qui absorbe la quasi-totalité des milliards de la formation professionnelle); et le coaching individuel, qui aide le manager à mieux occuper son poste. Les sujets traités sont d'une tout autre nature. Ils se classent en trois familles. Premièrement, les chocs qui frappent l'entreprise et l'obligent à des virages stratégiques que les managers sont en première ligne pour négocier. Chocs traumatiques : crises économique, financière, géopolitique, démographique, énergétique; bataille concurrentielle; menaces environnementales. Ou chocs de progrès : par exemple, les innovations technologiques ou les nouvelles pratiques coopératives. Deuxièmement, les sujets de société, qui s'invitent dans l'entreprise et donnent lieu à des politiques que l'encadrement doit mettre en oeuvre : la diversité, le handicap, l'égalité des genres, la responsabilité sociale d'entreprise... Troisièmement, enfin, les bouleversements sociologiques : relations intergénérationnelles, rapport à l'autorité, exigence de sens au travail, réseaux sociaux. Aujourd'hui, ces différents thèmes sont des facteurs de fragilisation des managers et, par conséquent, de pertes en ligne dans les organisations. Inverser la tendance en renforçant leur maîtrise de ces sujets est une urgence. La création et la transmission de ces savoirs sont différentes de ceux de la formation traditionnelle. Tout (ou presque) reste à inventer, en dépit des expériences innovantes de certaines universités d'entreprises. Le débat - collectif et scénarisé, mais sans ostentation - primera sur l'enseignement académique, avec le soutien des réseaux sociaux internes, des Web radios ou TV. Plus encore que les connaissances délivrées, ce sont le partage décloisonné et la discussion entre les individus autour de ces enjeux et de leurs conséquences pour l'entreprise qui sont de nature à enclencher une mobilisation positive. L'intervention d'experts extérieurs reconnus représentera un argument de séduction - et de crédibilité. Enfin, l'engagement dans la durée est indispensable pour embarquer les inévitables grincheux et convaincre les comptables de la rentabilité d'un tel investissement. En réalité, derrière ce troisième pilier de la formation se cache un superbonus non salarial : une communauté managériale plus soudée, une meilleure agilité dans l'action et donc une efficacité renforcée. La reconnaissance de cette communauté et de son rôle stratégique n'est pas une idée neuve. C'est la façon de l'animer qui doit le devenir. Nathalie Dupuis-Hepner et Gilles Le Gendre sont membres des Company Doctors, réseau de consultants en entreprise.

Article 8 : La simplexité (article SOL France) http://www.solfrance.org/thematiques/lacomplexite/

Face aux défis de la complexité, un nouveau concept a été proposé par Alain Berthoz (2009), professeur au Collège de France où il codirige le Laboratoire de physiologie de la perception et de 23 Novembre 2014


l’action, la simplexité. L’une des plus remarquables inventions du vivant, dit-il, et qu’il définit ainsi : » […] des principes simplificateurs qui réduisent le nombre ou la complexité des processus et qui permettent de traiter très rapidement des informations ou des situations, en tenant compte de l’expérience passée et en anticipant l’avenir, qui facilitent la compréhension des intentions, sans dénaturer la complexité du réel. […] Simplifier dans un monde complexe n’est jamais simple. Cela demande notamment d’inhiber, de sélectionner, de lier, d’imaginer. J’ai dit ailleurs que le fondement de nos pensées, du développement de nos fonctions cognitives les plus élevées et même les plus abstraites gisait dans l’acte, que le cerveau s’était développé de sorte à pouvoir anticiper les conséquences d’une action, projetant sur le monde ses préperceptions, ses hypothèses et ses schémas d’interprétation. L’originalité du vivant est précisément d’avoir trouvé des solutions qui résolvent le problème de la complexité par des mécanismes qui ne sont pas simples, mais simplexes. Alain Berthoz a suggéré des pistes pour reconstruire notre identité mise à mal par l’extraordinaire complexité du monde, notre écartèlement entre le local et le global, l’accélération du temps vécu en proposant de remettre à sa place le rôle de l’émotion qui a été oubliée au profit d’une raison désincarnée. Alain de Vupian

Sitographie http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/files/05chi05.pdf http://www.intelligence-complexite.org/fr/ouverture/presentation-du-nouveau-site.html http://www.science.gouv.fr/fr/dossiers/bdd/res/3205/qu-est-ce-que-la-complexite-/ http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/complexe.html http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/complexi.htm https://www.coursera.org/course/lavenirdeladecision (MOOC) http://chaire-edgar-morin-complexite.essec.edu/ (Chaire de recherche) http://www.scoplorage.org/sinscrire-individuellement/programme-annuel/penser-et-structurer-son-actiondans-la-complexite/ (formation SCOP L’ORAGE) http://www.cornu.eu.org/texts/complexite (dossier complexité et réseau numérique)

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Morin E., (1995), La Méthode 5, Humanité de l’humanité, Paris, Le Seuil Morin, E. (2005). Introduction à la pensée complexe. Paris : Seuil. Mucchielli, A. (1998). Approche systémique et communicationnelle des organisations. Paris : Armand Colin.

25 Novembre 2014


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