Tentatives

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TENTATIVES

DIEGO GUGLIERI DON VITO




Tentatives est édité par N N-nnnnnn.com Corrections : François Dehoux, Veronika Ilchuk, Jérôme Mauche Tirage limité à 20 exemplaires numérotés Imprimé en France ENSBA Lyon 8 quai st Vincent 69001 Lyon


Tentatives


La prépensée. C’est l’obsession de ces tentatives. Elles n’en feront pas pour autant mention. La raison en est simple : on ne pourrait formuler son idée sans la faire voler en éclats. Cela revient à essayer de décrire une forme de silence, un silence lourd par exemple, nous pourrions recourir à mille mots pour le décrire, nous ne ferions que nous éloigner davantage de ce qu’il est. La seule description du silence sera donc le silence.


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Pensées à propos de la prépensée (avant-propos) Partager le phénomène coloré avec une personne aveugle, comment pourrions-nous le lui signifier ? Il faudrait user de stratagèmes, de détours, de circonvolutions afin de transmettre précisément ce de quoi il retourne. En un sens, la même question se poserait pour décrire avec justesse un objet invisible. Appliquer à sa surface de la peinture le rendrait visible, annulant par là sa qualité première, détruisant l’idée directrice de l’objet en question. Un des subterfuges nous permettant de l’étudier consisterait à jeter un voile dessus : en épousant son contour l’étoffe révélerait les détails du volume de cet objet sans nuire à sa qualité d’invisible. Ces pages sont un voile jeté sur un territoire que nous explorerons en effleurant sa frontière. Nous en dessinerons la substance sans jamais la tracer. Les mots que nous placerons décriront un à-côté, formeront un jeu de miroir afin de nous permettre d’apercevoir les qualités de ce territoire. Ne nous y trompons pas, ces mots ne nomment pas de territoire, ils sont une invitation à lire en dedans, une ouverture pour le traverser.



Fig. 0, Cartographie (sommaire)


CERNER LE POINT DE DÉFERLEMENT, P. 32 15

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L’ARCHITECTURE SPIRITUELLE, P. 36 26 ANALOGIE FONCTION/FORME-COULEUR, P.28 20 CERNER L’IMMÉDIATETÉ, P. 64 PENSÉES À PROPOS DE LA PRÉPENSÉE (AVANT-PROPOS), P. 6 -02

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EXOTISME, P. 66 21

CERNER LE CONTOUR, P. 44

DÉFINIR LA REPRÉSENTATION, P. 70

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OUTILS, P. 72 18

2.5 DÉFINIR UNE LIGNE, P. 42

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DÉFINIR LA NOTION DE NÉGATIF MATIÈRE, P. 74


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TENDANCE COLORÉE, P. 22

AUTORITÉ, P. 30 19 24

À PROPOS DE L’EXCÈS DE CHOSE, P. 34

ATTEINDRE 28 LE BOUT DES CHOSES, P. 76 16

À PROPOS DE L’HORIZON, P. 46

RENCONTRER LE PAYSAGE, P. 68 22

ÉCHELLES, P. 60 17

DÉFINIR LA LIGNE DE FLOTTAISON, P. 18 02

LIGNE, BANDE, RAYURE, P. 52

8.5 25

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DÉFINIR UNE PLINTHE, P. 26

APPROCHER LES RUINES, P. 56

AUTOUR DU TAS DE CAILLOUX, P. 15

LA COULEUR, P. 50



Les pages qui suivent contiennent un certain nombre de tentatives, numérotées par ordre d’écriture. Elles peuvent être lues indépendamment de cet agencement.



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Autour du tas de cailloux

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Ces tentatives ne répondent pas nécessairement à un modèle construit d’avance, une forme de grille qui régirait les réflexions menées. Elles sont protéiformes : à l’image de cellules elles se combinent, se répondent, créant des formes de vie embryonnaires inscrites au sein d’un tout plus grand n’ayant pas réelle conscience de leur autonomie relative. Une autre analogie, plus minérale celle‑ci, pourrait être celle du tas de cailloux. Tas : subst. masc. Accumulation d’une matière, de choses de même nature ou de nature différente, arrangées avec ou sans ordre et placées les unes sur les autres. Considérons des cailloux de taille moyenne, occupant toute la paume d’une main par exemple, agençons-les en un tas qui ne soit ni trop composé, ni pour autant complètement erratique, en somme l’image d’un tas telle que l’on pourrait s’en faire de manière stéréotypée. Celui-ci atteindra son état de tas lorsque chaque élément qu’il intègre sera en position stable. En continuant de décrire ce tas il apparait qu’il est de forme approximativement conique ou pyramidale, qu’il dispose d’une base et d’un sommet et, s’il est en ordre, chacun d’eux est à une extrémité. Avec plus de précision, on pourra même affirmer que sa base repose au sol et le volume qui la constitue est plus important que celui de son sommet. En outre — cette partie est primordiale — il est évident que l’on peut apercevoir le sommet, et c’est bien grâce à la base, mais pas seulement, car si le sommet est au sommet c’est


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Autour du tas de cailloux

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qu’il y a entre la base et ce dernier tout un ensemble de cailloux purement et simplement invisibles, puisque cachés par l’enveloppe extérieure du tas. Le profil du tas est donc triangulaire (fig. 1), ce n’est pas un hasard, car son état de tas est dû à trois attributs que l’on pourrait placer à chaque sommet de ce triangle. Le plus évident est l’existence physique du tas en sa qualité de matière, elle est irréfutable. En dépit des faits, nous pourrions argumenter, faisant appel à nos connaissances théoriques dans le champ de l’accumulation, que ce tas ne remplit pas les conditions nécessaires à une telle dénomination. Enfin, l’expérience viendra affirmer ou infirmer le précédent doute : un simple démantèlement de ce tas permettra de vérifier s’il est bien « une accumulation de matière, de choses placées les unes sur les autres ». Ces trois attributs : l’existence physique, la connaissance théorique et l’expérience font autant partie du tas que les cailloux qui le composent. La puissance de l’image du tas de cailloux réside notamment dans sa modularité : le caillou du sommet est nommé ainsi uniquement parce qu’il est au sommet, en imaginant qu’on attrape ce caillou pour le placer au centre il deviendra caillou du centre tandis qu’un autre caillou sera le caillou du sommet. D’autre part, élever un tas ne requiert qu’assez peu de connaissances spécifiques1, il sera alors évident d’exprimer toute la dimension combinatoire de l’objet en épuisant l’ensemble des compositions réalisables avec le nombre de cailloux à disposition. Chacune de ces tentatives est à considérer comme l’une des pierres constituant ce tas : elles n’ont de la sorte par réellement d’ordre sinon celui, arbitraire, qui est donné lors du premier


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Autour du tas de cailloux agencement qu’ordonne l’écriture, il n’est pas immuable et l’expérience de la combinaison est à tenter pour mettre à jour les tentatives invisibles, celles dont on sait qu’elles soutiennent le sommet sans pour autant que nous ne les voyons. D’autre part, tout comme des cailloux se ressemblant sans qu’il n’y en ait deux semblables, elles se touchent sans pour autant se mélanger et l’on pourra, à la manière d’un géologue en isoler une pour étudier ses facettes ou même sa structure moléculaire.

1. Entendons-nous, nous évoquons ici l’édification d’un tas de cailloux commun, le spécialiste en la matière est assurément capable de reconnaître un tas exceptionnel élevé par un virtuose.

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Définir la ligne de flottaison

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Le principe de ligne de flottaison découle de règles simples, il n’en est pas moins une conception surprenante. Du point de vue théorique la ligne de flottaison est une résultante de la poussée d’Archimède, principe physique selon lequel un corps est maintenu à la surface d’un liquide à condition que sa masse volumique soit inférieure à celle du liquide en question. Dans le champ de la marine, ce principe appliqué aux bateaux en navigation leur permet tout simplement de flotter. Ainsi la ligne de flottaison est une courbe créée par intersection du plan d’eau sur le volume de la coque (fig. 2). 2

Ligne de flottaison

On peut aisément modéliser ce principe en imaginant une eau calme formant un parfait plan dans laquelle flotte un bateau immobile, la surface de l’eau dessinant une ligne sur la surface extérieure de la coque du bateau. La séparation entre la partie immergée et la partie émergée est distinguée selon cette ligne. De prime abord, on serait tenté de considérer cette ligne comme une frontière séparant deux opposés : le sec et l’humide. Partant du principe que l’on peut se situer d’un côté ou de l’autre de cette


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Définir la ligne de flottaison

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ligne, sa fonction de division apparaît évidente. Parallèlement, et comme toute frontière, elle est une abstraction : en s’approchant toujours plus près on ne pourrait saisir son épaisseur1. Elle sépare deux entités ne pouvant cohabiter dans le même espace. Imaginons un instant que cette ligne de flottaison n’ait pas d’existence, qu’il n’y ait pas de frontière entre la partie immergée d’un navire et son accastillage. Cette conception est chaotique, au sens où les bateaux ne pourraient ni flotter, ni couler, ni même tenir une position entre la flottaison et l’immersion, car c’est bel et bien la place de cette fameuse ligne. Ainsi les bateaux — et tout autre corps — ne pourraient coexister en présence d’un liquide. De la sorte, les bateaux ne pourraient être, car il apparaît que la raison d’être d’un bateau est assurément de flotter. Si l’on considère qu’au lieu de division la fonction de cette ligne est la réunion : elle est en effet l’imperceptible zone où ce qui est à flot ne fait qu’un avec ce qui est au sec. Cette ligne ne sépare pas uniquement, elle fait exister : elle est garante que la carène soit à sa place — dans l’eau — permettant que les œuvres mortes soient — relativement — au sec. Il se crée entre les deux, un point de fusion, un passage de l’un à l’autre qui assure que chacune des parties existe dans l’univers qui est le sien, remplissant la fonction qui est la sienne. Notre point de vue sur la qualité séparatoire attribuée à la ligne de flottaison mute alors vers une condition nécessaire


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Définir la ligne de flottaison

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de coexistence, non au sens d’existence mutuelle, mais bel et bien comme existence parallèle.

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Pour comprendre le sens du flottement, intéressons-nous à sa mécanique : un corps flotte lorsque la force qui lui est imposée par un liquide le maintenant à sa surface. De cette définition découle l’observation suivante : un corps flottant est à la fois en contact avec un liquide (l’eau dans le cas d’un bateau) mais également avec un milieu non liquide, de l’air par exemple. De la sorte, l’objet flotte entre deux zones. Dans le champ de la sémantique, la définition d’un flottement est bel et bien un maintien entre deux milieux sans pour autant appartenir complètement à l’un ou à l’autre. Avançons l’hypothèse suivante : le flottement étant un état juxtaposant les notions d’errance, mais aussi d’équilibre. Pour suivre le déroulement de cette réflexion, il est judicieux d’isoler chacune de ces deux notions. L’errance est un acte qui n’engage pas de direction précise, errer c’est entrer et sortir sans ordre, c’est considérer l’espace dans lequel on erre sans le hiérarchiser (fig. 3). L’équilibre, à l’inverse, c’est atteindre la position de stabilité, convoquant deux opposés. C’est une ligne tendue dont on sait quelle est la tenue, répondant à un idéal de constance ; situation fragile, néanmoins durable (fig. 4). Ainsi on peut considérer le flottement comme position empruntant autant de l’équilibre que de l’errance (fig. 5). De la sorte, son mouvement est comparable à une oscillation imperceptible entre deux états, à la manière


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Définir la ligne de flottaison

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d’une vibration, concentrant les enjeux soulevés par l’abstraction qu’est la ligne de flottaison. Cette notion de flottement n’est pas éloignée de la définition de l’esthétique de Baumgarten2. Une forme de clarté confuse, une acception que l’on distingue clairement sans pour autant que ses contours ne soient précisément esquissés. La ligne de flottaison est ainsi la clef de voûte de cette conception de flottement : elle est l’espace infime par lequel le tout fonctionne, elle apporte la clarté nécessaire à la connaissance sensible sans pour autant en dissiper l’indistinct. 1. c.f. Tentative 2.5 — Définir une ligne p.42 2. « Leibniz, car c’est lui qui affirme pour la première fois qu’il existe une connaissance floue, et même que : pour l’essentiel, notre connaissance relève du flou. Le projet esthétique de Baumgarten s’origine ici, pour construire une science de la connaissance sensible et améliorer cet ordre de perception, en clarifiant nos connaissances claires et confuses sans jamais espérer passer au stade exclusivement rationnel du distinct. L’esthétique a initialement pour objectif de clarifier le flou qui affecte la connaissance sensible, sans le dissiper. » COLRAT, Jean, L’Esthétique ou la discipline du flou, Lignes de Fuites la revue du cinéma, Juin 2011, Hors Série 2


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Tendance colorée

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On peut diviser la mode vestimentaire en deux catégories majeures, d’une part se trouve la grande mode, le haut de gamme, pratiqué par les professionnels elle est inspiré par les créateurs que sont Dior, Galliano, Christian Lacroix, etc. De l’autre côté le prêt-à-porter : les moyennes et bas de gamme. Ce qui est généralement de l’ordre du bas de gamme est proposé par les enseignes les plus accessibles telles que Primark, New yorker, Jennyfer, Mym, etc. De prime abord, on pourrait penser qu’un fossé sépare ces deux entités : l’une s’adresse aux initiés ayant une certaine culture de la mode vestimentaire tandis que l’autre vise une cible autrement plus large, c’est‑à‑dire tout le monde. Cela revient à dresser un parallèle entre la grande culture et la culture de masse. Pour autant, dans le domaine de la mode vestimentaire ces deux mondes ne sont pas aussi clivés qu’ils pourraient apparaître. Il convient de se pencher sur le processus au sein duquel ces entités prennent place, la notion de tendance est alors extrêmement importante : il apparaît que les tendances sont définies par les grandes maisons de mode et dévoilées lors d’évènements tels que les fashion weeks et autres rassemblements. Une fois les premiers jalons posés par ces grandes maisons, ils sont simplifiés afin d’être productibles à grande échelle et redistribués par les enseignes de prêt-à-porter plus accessible, le but étant d’encourager le consommateur à renouveler régulièrement sa garde-robe, engendrant ainsi un certain profit pour les industriels du secteur textile. Lorsque l’on se place du côté du consommateur, le phénomène s’enrichit. Il est important de définir le profil du consommateur décrit ici : il s’agit d’une personne moyenne, dont le goût est façonné par la publicité qui


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Tendance colorée

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l’environne, cependant il n’a en aucun cas la volonté de se comporter comme une machine il dispose d’une forme de libre arbitre qui guidera ses choix dans la gamme restreinte de produits proposés par les enseignes les plus accessibles de prêt‑à-porter ; en somme le consommateur en question représente un vaste panel de nos sociétés occidentales. La question de son libre arbitre est primordiale : tous les outils de marketing déployés ne fonctionnent que si le consommateur en bout de chaîne possède l’intime conviction que les choix qu’il opère au moment de renouveler sa garde-robe émanent directement de son for intérieur, de la sorte les associations de couleurs et matière qu’il aura composées seront le reflet le plus juste de toutes les subtilités de sa personnalité. Ce consommateur est également soucieux d’être habillé avec le bon goût et la classe qui lui est propre, il se tiendra informé des couleurs et motifs qu’il est bon de porter cette saison. Son acte d’achat se trouve alors corrélé par la validation de ses pairs, lesquels étant d’autres consommateurs de niveau social équivalent. La validation est la seconde étape suivant l’achat, il est primordial pour lui de corroborer la justesse de ses choix par une comparaison ainsi qu’une mise en avant de sa propre composition vestimentaire. À ce stade, les réseaux sociaux basés sur le partage d’images jouent un rôle important : le consommateur y trouve un outil afin d’affirmer sa propre individualité, il peut ainsi mesurer l’attention qu’on lui porte et porter de l’attention aux pairs qu’il valide. Du point de vue des Busyness chief executive c’est une véritable


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Tendance colorée

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aubaine, car il s’agit bel et bien là d’une étude de marché gratuite, actualisée et commentée en temps réel. 6

VALIDATION TENDANCE REPRODUCTION

COMPOSITION

De cette étude de marché, il pourra ressortir une coupe, une couleur, une matière qui aura rencontré un certain succès chez les consommateurs. C’est à cet instant que les influences cessent d’être descendantes (des maisons de haute couture jusqu’au consommateur) pour évoluer vers davantage d’horizontalité : la notion de collage, de composition opérée par le consommateur relayée par ses pairs se voit étudié par les professionnels de la mode, les bureaux d’études et les chasseurs de tendance (fig. 6). La couleur en question devient alors un signe distinctif, immédiatement repérable comme étant un incontournable, se justifiant de lui-même1. La corrélation de ce signe avec la tendance actuelle est sa propre justification. Il y a finalement une forme d’invention dans les assemblages qui auront été repérés, lesquels seront repris par les créateurs haut de gamme. Cela témoigne d’un état de morphisme de la mode vestimentaire, bien loin d’une conception unidirectionnelle, partant des créateurs jusqu’aux consommateurs. 1. c. f. Tentative 05 — Cerner le point de déferlement, p. 32



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Définir une plinthe Nous définirons ici c’est qu’est une plinthe, afin de resserrer le champ d’études, nous nous baserons sur une plinthe placée dans un espace d’exposition typique tel qu’une galerie ou un musée contemporain. En effet, si l’on considère une plinthe domestique, installée dans un lieu d’habitation commun, on trouvera que sa fonction principale est la protection des murs : elle offre une réserve aux meubles qui, sans sa présence, viendraient frotter les murs, dégradant la peinture petit à petit. Dans le cadre d’un espace d’exposition, la fonction d’une plinthe est plus spécifique. L’idéologie actuelle de l’exposition préconise que les éléments architecturaux de l’espace soient travaillés de manière à se faire oublier : cimaises blanches, éclairage uniforme, bref la neutralité est de mise. Le rôle de la plinthe dans ce cas-là tient du domaine de la finition. Elle vient couvrir la partie basse d’un mur à l’exact endroit de sa jonction avec le sol. Elle permettra ainsi de cacher le réchampi au niveau du sol offrant une finition de la plus neutre esthétique. Dans certains cas, elle offrira une réserve technique permettant le passage de câbles et autres éléments de fonctionnement. Dans son idéologie, la plinthe est définitivement un volume fonctionnant comme une ligne. En effet, une cimaise forme un plan orthogonal avec le sol se rencontrant tous deux le long d’une arête, la plinthe vient marquer l’intersection dans toute sa longueur. Elle souligne donc cette arête en la dessinant. D’une certaine manière, la plinthe est l’élément qui fait de la cimaise un mur et du sol le sol. La plinthe s’installe de la manière suivante : une de ses faces est plaquée au mur,

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Définir une plinthe

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tandis qu’une autre est posée au sol. On ne placerait pas une plinthe au milieu de la pièce, ou alors on ne pourrait la nommer plinthe. Le bon goût prescrit que la partie venant s’appuyer contre le mur soit celle de la hauteur ; la partie au sol celle de l’épaisseur. Bien qu’on ne puisse admettre la plinthe autrement qu’en volume elle est assurément ligne : l’entièreté de sa conception géométrique est ligne, c’est effectivement un profil en axe x et y extrudé le long d’un axe z (fig. 7). Elle est ligne dans chacune de ses dimensions. Le profil le plus neutre pour une plinthe est le rectangle (90 x 14 mm par exemple), on peut à cela ajouter des détails de conception tels 7

y z

x

qu’un chanfrein ou une rainure qui ne viendrons en rien briser la neutralité de l’architecture. De la sorte si l’on considère la dimension picturale de l’architecture intérieure, on placera assurément la plinthe de l’ordre de la ligne, le même raisonnement nous ferait dire qu’un mur est surface. Il faut être prudent avec ces déductions qui ne fonctionnent que dans l’échelle1 propre à l’architecture ; en effet, une observation approfondie de la plinthe aboutirait à la conclusion suivante : elle présente autant d’attributs de la ligne que de la bande2. 1. c. f. Tentative 17 — Échelles, p. 60 2. c. f. Tentative 8.5 — Ligne, Bande Rayure, p. 52


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Analogie Fonction-forme/couleur

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Le rangement tel qu’il est implicitement défini par la société occidentale est régie par regroupements : l’acte d’organiser découle le plus généralement d’un traitement par analogie de fonctions-forme/couleur. La notation fonction-tiret-forme-slash‑couleur témoigne de la valeur de priorité de ces termes : la fonction est la question la plus importante, la première question à se poser lors de l’organisation d’un groupe d’objet est celle de la fonction de chacun. La forme de la plupart des objets est en fait intimement liée à leur fonction, une éponge par exemple aura une forme d’éponge — que l’on pourrait qualifier de forme creuse comportant des trous — qui répondra à la fonction éponger. Ainsi tous les objets de même fonction seront regroupés et classés en fonction de leur forme, qui sera à considérer comme une sous-fonction (tous les objets répondant à la fonction de nettoyage n’ont pas nécessairement une forme d’éponge). Enfin, la couleur formulera une indication supplémentaire quand à la nature de l’objet : pour deux éponges de même forme ; la couleur permettra de différencier celle dont le but est de récurer de celle dont on se servira pour éponger (fig. 8). Dans le cas précédent, la couleur intervient après la forme, mais il est important de les considérer sur le même plan. En effet, si la forme est liée à la fonction, la couleur peut être reliée au sens de l’objet. Prenons l’exemple de sacs, de forme et couleur différentes. Tous répondent à la fonction empaqueter. La couleur permettra d’identifier les choses qu’ils viendront empaqueter,


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Analogie Fonction-forme/couleur

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leur destination en quelque sorte. Ainsi l’information de couleur sera prioritaire sur celle de forme. On peut imaginer autant de subdivisions que nécessaire à ce système de classement ; ainsi un groupe de choses classées par fonction‑forme/couleur peut accueillir un autre groupe utilisant le même classement. Pour rester sur l’exemple de l’éponge, imaginons un entrepôt de stockage d’une usine de produit et matériels d’entretien, l’entrepôt lui-même est déjà un regroupement analogique de fonction-forme/couleur au sein duquel toutes sortes d’éponges aux fonctions différentes seront regroupées par forme et couleurs.


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Autorité

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On ne pourrait saisir le sens de l’autorité sans étudier ce qui est l’autorisé. Proposons une définition en ces termes : l’autorisé est un produit de l’autorité, que l’on pourrait qualifier comme l’ensemble des instances étant en mesure de définir ce qui est autorisé ou non. Assez grossièrement, nous pourrions affirmer que l’objet principal d’une autorité est justement, d’autoriser. Fait remarquable, par l’acte d’autoriser, l’autorité interdit : ce qui n’est pas autorisé est, de fait, interdit. De la sorte, autoriser est une pratique qui consiste surtout à interdire. C’est ainsi que l’autorité définit un cadre. Le cadre est une limite qui sépare l’autorisé de l’interdit. Il existe cependant des choses qui ne sont ni autorisées ni interdites. Nous pourrons dire qu’elles sont hors cadre, non pas au-delà de la limite définie par le cadre, mais bel et bien en dehors du cadre (fig. 9). Ce que l’on appellerait la zone floue. Au sein de cet entre-deux, nous n’affirmerions pas que les choses s’y déroulant soient autorisées, mais elles n’en seraient pas pour autant interdites. Une entité portée sur l’autoritarisme parlerait de faille. Cela pose la question de la nature des autorités. Il en est de toutes sortes, certaines sont autoritaires, d’autres font autorité. La différence est notable : telle entité fait autorité en la matière, la forme passive est importante, elle implique que l’autorité ne soit pas imposée, mais admise par ses pairs. D’un autre côté, une autorité autoritaire est portée sur l’autorisation, et donc sur l’interdit. Nous dirons qu’elle fait preuve d’une forme d’autoritarisme.


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Autorité L’autoritarisme a généralement tendance à s’imposer. Il n’est également pas très permissif. Il est important de différencier ce qui est permis de ce qui est autorisé. La permission revêt un caractère un tant soit peu plus exceptionnel. La permission est le contournement autorisé d’un interdit. Ce qui est autorisé est toujours permis, par contre ce qui est permis n’est pas toujours autorisé.

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Cerner le point de déferlement

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v p

Le déferlement est le phénomène qui fait qu’une vague s’effondre sur elle même, provoquant écume et dissipation d’énergie. C’est aussi ce qui fait que le surf est cool. Le phénomène se produit lorsque la vitesse (v) atteinte par les particules en mouvement s’approche de la vitesse de phase d’onde (p). La vague devient instable et s’effondre sur elle même (fig. 10). Transposé aux questions de contemporanéité, le déferlement éclaire la notion de tendance. On dit d’ailleurs surfer sur la tendance. Commençons par le commencement, en un mot le contemporain c’est maintenant. L’essence du présent. La difficulté tient au fait que le temps n’est pas fait de matière, il est un flux ; par conséquent, il s’écoule. On peut ainsi en donner une idée, en formuler une proposition indicielle à un instant T, mais on ne peut le figer. De ce fait, le temps de penser au terme contemporain est suffisant pour inscrire cette conception dans un passé. On peut tricher un peu en pensant contemporain juste un peu avant de l’inscrire, cette inscription sera alors contemporaine quand elle sera lue. Mais le contemporain ne survit pas au temps, ce qui fait qu’à un moment ou à un autre il finira par appartenir à un contemporain passé. Le pari du contemporain futur est un peu risqué au sens ou au-delà d’un certain point, la probabilité de réalisation de celui-ci est inversement proportionnelle à la quantité de futur qui lui est adjointe. Plus simplement, on peut toujours essayer d’anticiper le contemporain d’un instant situé à 50 ans à compter de maintenant, mais le pari commence à être vraiment risqué. Il y a beaucoup plus de chance de produire un contemporain parallèle, qui ne sera contemporain de personne d’autre que de lui-même. Autant dire


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Cerner le point de déferlement

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qu’il ne sera pas contemporain. Parce qu’en effet le contemporain s’adresse à ses contemporains. En outre, les notions de passé et futur varient selon la situation d’énonciation initiale. Dans le monde de la mode vestimentaire occidentale du 21e siècle, on peut considérer que le futur et le passé se mesurent en saisons — environ un quart d’année. Cela nous emmène à la notion de tendance. La tendance décrit une chose ou un ensemble de choses qui, formant un tout cohérent, s’inscrivent dans un contemporain1. La tendance est ainsi suffisamment contemporaine pour se passer de justifications : en quelque sorte, elle profite de l’émulation d’elle même. Cependant et — en partie — par son absence de justification, elle ne tient pas sur la durée. Elle se meut, elle est polymorphe à l’image de l’idée de déferlement, elle est à la limite de l’effondrement, elle se maintient sur le front d’onde à la manière d’un surfeur. Il y a une forme d’inéluctabilité là‑dedans, en fait, à l’image d’une déferlante, le fonctionnement de la tendance est finalement de s’écrouler sur le contemporain. La tendance finit par retomber, elle sera de toute manière remplacée, son interchangeabilité étant condition sine qua non de son assertion.

1. c. f. Tentative 14 — Tendance colorée p. 22


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À propos de l’excès de chose

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Nous nous entendrons à dire que d’une manière générale, l’excès de chose est péjoratif. Lorsque nous dirons de quelque chose ou de quelqu’un qu’il est bien trop ceci ou cela, il apparait évident qu’il n’y a là aucune flatterie. Tout repose sur l’association des deux adverbes bien et trop. L’emploi de l’adverbe bien se fait pourtant généralement dans un sens mélioratif. Ce qui est plutôt bien. C’est l’adverbe trop qui vient annuler toute charge positive contenue dans le bien. Nous dirons de trop qu’il est un adverbe intensif marquant un degré excessif. L’excès consiste à aller au-delà. Généralement dans un sens péjoratif. 11

le bout trop loin

bien trop loin

En effet, aller au-delà ce n’est pas aller jusqu’au bout. Le jusqu’au-boutisme, lorsqu’il est raisonné (il faut bien admettre qu’il est chose flirtant dangereusement avec les limites), est une pratique positive. Au-delà c’est déjà avoir dépassé le bout. Lorsque nous dirons de quelqu’un qu’il va bien trop loin, nous affirmerons avec certitude qu’il a déjà dépassé le bout sans même s’en rendre compte. Aller trop loin signifie déjà avoir dépassé le bout : celui-ci se situe juste avant un peu trop loin (fig. 11). Le bout, d’une certaine manière, c’est ce qui précède l’excès. Être arrivé au bout de quelque chose, marque la fin de celle-ci, en avoir fait le tour, en un sens. L’excès consiste justement à


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À propos de l’excès de chose

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ne pas tenir compte du bout. Le jusqu’au‑boutisme, appliqué en toute déraison, est une pratique à tel point obsédée par le bout qu’elle passerait à côté, plusieurs fois même. Lorsqu’arrivé au bout du bout on ne voit toujours pas le bout c’est certainement déjà bien trop tard. Le jusqu’au‑boutisme raisonné est, c’est assez paradoxal, affaire de mesure : c’est aller jusqu’au bout et s’arrêter au moment ou il est atteint. Toute la difficulté du jusqu’au-boutisme consiste à s’arrêter. On penserait, à tort, qu’une fois lancé, le jusqu’au-boutisme ne s’arrête pas. C’est faux : il ne s’arrête pas avant d’avoir atteint le bout et alors il cesse, avant de sombrer dans l’excès. L’excès lui-même comporte des ordres de grandeur. Il est de petits excès : ceux-là sont parfois bienvenus. Ils contrastent avec le respect de la limite, la mettent en valeur en un certain sens. Respecter la limite en tout point est assurément excessif. C’est une forme de jusqu’au-boutisme mal proportionné. Ce serait être bien trop sage. Les règles pour être valides se doivent à un moment d’être invalidés, faute de quoi on ne pourrait être assuré du cadre qu’elles instaurent1. 1. c. f. Tentative 19 — Autorité p. 30


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Architecture spirituelle

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Afin de dresser un parallèle entre architecture et spiritualité, il convient de cadrer l’emploi du terme spirituel dans les paragraphes qui suivent. Il apparaît que le caractère spirituel d’une chose est lié à la question religieuse, il sera employé de manière moins spécifique, visant à qualifier un état de dépassement de la matière, de ce qui est de l’ordre de l’esprit. Ainsi une architecture que l’on nommerait spirituelle présenterait les caractéristiques suivantes : une propension à pousser l’usager d’un édifice à dépasser sa propre matérialité pour le mener vers une activité de l’esprit. Le bâtiment en question devient un vecteur, une forme de passage du corps à l’esprit. L’architecte en charge d’un édifice à vocation spirituelle sera particulièrement attentif aux dispositifs qui flatteront les sens de l’usager. Considérons la pratique du grandiose : un édifice d’immenses dimensions poussera l’usager à regarder au loin, adoptant ainsi une attitude de dépassement de ses habitudes terrestre, c’est un premier pas vers le dépassement de soi. De plus, un bâtiment de très grandes dimensions sera propice aux rassemblements, scènes de liesses et autres pèlerinages ; sans compter sur la propagation du son au sein d’une architecture démesurée laquelle aura pour effet sur l’usager de lui rappeler les limites de son propre corps. Les choix en ce qui concerne la luminosité de l’édifice seront également de premier ordre : on favorisera un éclairage naturel, idée de passage céleste au terrestre. D’une manière générale, l’architecte veillera à engager l’idée de transition au sein de son bâtiment, faire


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Architecture spirituelle

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entrer, par exemple une composante naturelle (jardin intérieur, bassins, fontaines, etc.) sera une manière de brouiller les limites entre intérieur et extérieur, intégrant ainsi l’idée de passage. Également, les choix des matériaux et ornements sont de premier ordre : la rareté et la finesse de ceux-ci provoquent la fascination propice à un état de transcendance. On aurait tendance à penser que la spiritualité au 21e siècle serait en perte de vitesse dans la société occidentale, à bien y regarder on peut considérer qu’elle subit d’une manière générale un déplacement de champ. On trouve en effet dans l’architecture des grands centres commerciaux toutes les caractéristiques d’une architecture spirituelle : à commencer par les dimensions monumentales de ceux-ci, outre rappeler à l’usager l’insignifiance de son existence mortelle, leur agencement fonctionne également comme un dispositif de perte de repère. Cette perte de repère est accentuée par la sonorisation de ces grands espaces, l’écho et le brouhaha qui y règnent achèveront d’appliquer à l’usager un état d’ébriété proche de la transe. Ces centres commerciaux sont généralement construits sur plusieurs étages, un empilement de plateaux au sein desquels la circulation n’est jamais rectiligne. D’une certaine manière, ces structures labyrinthiques placent l’être humain dans un état de recherche, trouver la voie devient alors son unique salut, situation comparable à nombre


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de rites initiatiques ; il y a bel et bien dans l’idéologie du centre commercial une vocation à la renaissance. C’est à cet instant que les immenses escalators pointant vers les plafonds vitrés apparaissent comme autant de chemins possibles vers la transcendance (fig. 12). La subdivision de l’espace principale en loges est propice à la multiplicité : chacune des enseignes qui façonnent l’espace général est à même de recevoir ses adeptes qui, contre quelques offrandes, se voient contenter d’une promesse d’amélioration de leur quotidien. Il n’y a rien qui ne soit impossible au consommateur, chaque domaine de sa vie peut être sustenté : le savoir est accessible dans les livres, la forme physique au rayon sport, même l’élévation sociale est disponible par l’acquisition d’un trois-pièces au prix modique. « Besoin de vous arrêter et de vous détendre un moment ? Pour cela, des espaces repos ont été spécialement aménagés pour vous. Vous pouvez vous détendre vous et vos enfants, sur l’espace enfant situé au Niveau 2 – Place de l’Aurore Boréale. » description d’un espace détente du groupe Unibail-Rodamco Éprouvé par les circulations laborieuses qui auront conduit le consommateur jusqu’au sésame tant recherché : l’élévation de soi ; il intervient comme une nécessité de faire le point sur le chemin parcouru, mais aussi sur les marches qu’il reste à gravir. En somme, il n’est de spiritualité sans recueillement, c’est bien là la fonction des espaces détentes qui proposent


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au cœur même du centre commercial une zone, identifiée par un nom évocateur, propice à la méditation. Face à ces espaces, l’usager pourra se délecter dans la contemplation d’une nature transcendée : les jets d’une fontaine spectaculaire montant à plusieurs mètres de haut, inondée d’une clarté naturelle, le tout agrémenté de jeux de lumière aux couleurs exceptionnelles n’étant pas sans rappeler les vitraux de Chartres. Le consommateur attentif ne pourra rester coi face à la virtuosité des matériaux employés, si la construction est souvent d’un banal qui ne mérite pas ou peu d’intérêt, les éléments de sécurité, le mobilier, ainsi que les pièces décoratives sont assez fascinants. Les gardes‑corps sont généralement conçus au renfort de grandes plaques de verre laissant au visiteur tout le loisir d’apprécier les perspectives vertigineuses formées par les étages successifs : ceux‑ci interviennent comme une vanité, nous ramenant à notre propre mortalité, mais ils permettent aussi de considérer l’envergure du bâtiment. Le mobilier est dans le meilleur des cas un éventail d’acier laqué au moyen de peintures industrielles, la surface qui en résulte jouxte la brillance des vitrines avoisinantes, autant de reflets qui donnent à tout ce paysage l’éclat des pierres précieuses. Mais le plus intense réside assurément dans les éléments décoratifs, on y trouvera de manière non exhaustive du verre sablé aux motifs géométriques simples (faîtes y couler de l’eau et vous obtiendrez un Waterwall à la Dewain Valentine), des matériaux polymères aux couleurs criardes, des impressions abstraites se reflétant sur les multiples surfaces vitrées. La palme revient au plexiglas usiné en courbes


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Architecture spirituelle dont la transparence, subtile allusion à l’immatérialité de l’âme, fait office de mirroir déformant, menant ainsi à une abstraction à la fois bidimensionnelle, et tridimensionnelle, en somme une conception de matière que seul l’esprit peut engendrer1.

1. c. f. Tentative 21 — Définir la représentation p. 70

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2.5

Définir une ligne

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Afin de saisir les questions matérielles liées aux lignes, il convient de s’intéresser à leurs propriétés géométriques. Selon Euclide : « la ligne est une longueur sans épaisseur »1 en guise d’exemple, on peut considérer l’objet géométrique en trois dimensions qu’est un parallélépipède : en prêtant attention à celui-ci, il est évident qu’il est délimité par six plans, huit sommets et douze arêtes. À l’intersection de deux plans, on trouve une arête elle-même délimitée par deux sommets. Les sommets sont des points, en tant que tel, ils n’ont « aucune partie »1, ils ne sont que coordonnés (fig. 13), de la sorte les lignes droites qui dessinent les arêtes ont une longueur (fig 14), mais aucune épaisseur. Prenons l’exemple d’un objet existant, un socle formant un parallélépipède (fig. 15). Notre support est délimité par des abstractions sans propriétés physiques. Peut-on simplement concevoir qu’un objet physique soit délimité par des éléments immatériels ? Une façon de résoudre ce paradoxe est d’admettre que la géométrie euclidienne est un modèle de représentation2, en tant qu’idéal elle est forcément lacunaire et ne peut rendre compte de la complétude de l’objet physique. Son application s’arrête à la représentation de l’objet en tant qu’image. Bien que l’arête euclidienne soit immatérielle, il est une partie physique du socle que l’on appelle, arrête et celle-ci dispose bel et bien de propriétés physiques. Ainsi il conviendra de différencier l’arête matérielle de l’arête représentée ici par la géométrie euclidienne. L’ambiguïté tient au fait que chacune des deux soit nommée arête, créant un va-et-vient intellectuel troublant. 1. Euclide, f.l. c. 300 av. J.-C. ; Éléments : Livre 1er - Définitions, Postulats, et Notions Communes 2. c. f. Tentative 21 — Définir la représentation p. 70



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Cerner le contour

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Il existe en toute chose sensible deux aspects : l’un s’offrant à nous dans toute sa dimension physique, directement accessible à la vue et au toucher, l’autre nécessitant un effort de conceptualisation, une représentation mentale qui le rende accessible. Retourner l’exemple d’un iceberg est une bonne démonstration de ce postulat : on parlera souvent de la partie cachée de l’iceberg, expression signifiant que la partie la plus importante est invisible. L’expression fait référence au phénomène physique suivant : lorsque l’iceberg dérive en mer, la partie émergée, visible depuis un bateau est la partie la moins importante : sous la surface se cache une quantité de glace bien supérieure à celle visible de premier abord. Considérons que la partie invisible de l’iceberg n’est pas celle se trouvant sous la surface, mais à l’intérieur même de la formation glacière (fig. 16). Un constat visuel nous permettra d’appréhender l’ensemble du bloc, peut importe quelle partie est immergée ou émergée, la véritable partie cachée de l’iceberg étant son intérieur. Si l’on admet que ledit iceberg est délimité par son contour, sa frontière propre est la conception qui sépare l’iceberg de ce qui n’est pas l’iceberg : il se trouve au-delà de cette frontière une matière qui est l’iceberg, mais dont on ne pourra avoir accès que par un effort de réflexion et de visualisation. Il est serait effectivement possible de réaliser un carottage de cet iceberg pour avoir un aperçu de son intérieur, cependant la carotte obtenue ne serait qu’une présence indicielle de cet intérieur : l’action de carotter l’iceberg revient à creuser à l’intérieur et donc déplacer


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Cerner le contour

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son contour, en aucun cas l’intérieur de l’iceberg n’est mesurable par les sens, c’est là sa définition d’intérieur. On pourrait penser que la réalisation d’une radiographie nous permettrait d’accéder à l’intérieur de l’iceberg : si la pratique de la carotte altère le contour du bloc de glace, la radiographie laissera intact l’intégralité de l’objet. Cependant, il s’agit bien d’une création d’images par interprétation de l’absorption de rayon X : c’est une représentation possible de l’intérieur et non l’intérieur dans sa vérité. Assurément, l’intérieur de l’iceberg, et cela peut être défini pour tout objet similaire, n’est accessible que par la conception mentale que l’on peut en faire, de la sorte l’intérieur de toute chose est pensée pur. Toute traduction de cette pensée, en actes, images ou mots est une représentation de celle-ci1, étant de fait partielle. 1. c. f. Tentative 21 — Définir la représentation p. 70


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À propos de l’horizon

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Dans son sens le plus courant, c’est‑à‑dire en terme de spatialité, l’horizon définit une limite de ce qui est observable. Prenons le cas d’un observateur situé à un point quelconque sur terre, la ligne d’horizon sera située à l’endroit où on ne pourra distinguer le ciel de la terre. L’horizon constitue donc une limite, en tant que tel on ne peut réellement le distinguer : bien que ciel et terre s’approchent au point de fusionner, ils restent indépendant l’un de l’autre1. Dans le cas d’un observateur en mouvement dans un paysage, si l’on imagine que ce dernier se déplace de sa position initiale vers un point inscrit sur sa ligne d’horizon, il ne pourra alors jamais atteindre l’horizon même ; son propre déplacement impliquant un déplacement égal de son horizon. Cette ligne est donc relative à l’observateur, son point de référence (fig. 17). Cela conduit une abstraction de l’horizon comme étant une zone floue, une limite d’observation pour l’observateur. Dans le cas d’observation stellaire, on parle d’horizon cosmogologique : il correspond à la limite d’où aucun signal, de quelque nature que ce soit, ne peut être reçu. Si l’on considère que l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années, il est alors impossible d’observer des corps dont la lumière aura voyagé plus de 13,7 milliards d’années. Faisant volontairement abstraction de notions d’astronomie complexes, cet exemple illustre la condition de relativité de l’horizon. On pourrait ainsi définir en ces termes l’horizon de pensée : c’est une limite de conception relative à son penseur. Il existe ainsi en toute chose


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À propos de l’horizon

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une limite par delà laquelle on ne peut concevoir le fonctionnement de celle-ci, cependant l’existence de cette limite ne remet pas en cause ce qui se trouve audelà. En effet, l’horizon est la matérialisation de cette limite, on peut le distinguer sans jamais l’atteindre, plus on s’en approche plus elle s’éloigne. Si l’on imagine qu’il puisse exister des chercheurs en horizons, peu importe le domaine, qu’il soit d’ordre social, économique, physique philosophique, alors le chercheur en horizon aura pour tâche d’étudier l’horizon par circonvolution : il connaitra parfaitement l’ensemble des phénomènes qui se produisent sur les parties qu’il délimite, mais n’aura aucune certitude sur ce qui se passe à leur rencontre (fig. 18). Son travail sera alors fait de suppositions qui pourront n’être plus justes que par une excellente connaissance des éléments environnants de l’horizon. Pour donner un exemple trivial, on peut affirmer qu’un chercheur spécialiste en horizon géographique sera alors très renseigné sur l’observation des phénomènes de ciel et de terre, mais n’aura aucune certitude sur leur rencontre à l’exact endroit de la ligne d’horizon. S’approcher de la ligne d’horizon ne la ferait que reculer, il devra redoubler d’ingéniosité afin de cerner son contour. L’intérêt de ce mode de recherche est qu’il vise d’une certaine manière à dépasser l’horizon même, à savoir ce qu’il y a au-delà tout en ayant à l’esprit que le phénomène d’horizon n’est qu’une manifestation de l’objet recherché. De la sorte, l’angle de recherche est ainsi assez libre : il est en effet pas nécessaire d’être spécialiste des phénomènes


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À propos de l’horizon

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météorologiques ou géologiques afin d’identifier quelle partie de la terre ou du ciel le chercheur est en train d’étudier. Ses propres résultats de recherche souffriront de ce que l’on pourrait nommer l’ironie tautologique, au sens où ces résultats disposeront eux-mêmes d’une ligne d’horizon. En sa qualité de chercheur en horizon il se devra cependant d’identifier clairement la ligne d’horizon de sa propre recherche. 1. c. f. Tentative 02 — Définir la ligne de flottaison p. 18



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La couleur

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De nos jours, et c’est surtout vrai au sein de sociétés occidentales, la norme est de consommer tout type de fruits et légumes, peut importe la saison ou les lieux de culture. En effet pour les mets que nous nommerons exotiques, c’est‑à‑dire dont la culture est traditionnellement originaire de pays éloignés, il existe des solutions de transports adaptés, ou lorsque le convoyage nécessite une logistique trop importante, la création d’un climat artificiel sous serre, au renfort de lampes de culture et chauffages simulant les conditions nécessaires. Il en va de même pour les mets traditionnellement cultivés sur place, mais dont la production dépend de la saison : ces mets que l’on qualifiera d’hors-saison peuvent être cultivés en climat artificiel ou importés de latitudes permettant leur culture toute l’année. Nous passerons volontairement sur l’idéologie qui découle de ce mode de consommation, ce n’est pas le sujet. Le constat est le suivant : nous ne pouvons plus proposer un étal de fruits et légumes qui serait classé par saisons, cela n’est pas pertinent : la plupart des consommateurs n’étant pas eux‑mêmes cultivateurs ne sont pas très au fait des cycles de culture, et c’est bien normal, ce n’est pas leur place. On ne pourrait non plus classer ces étals en fonction de la provenance des denrées : du fait du transport et des cultures sous serre, cela ne veut plus dire grand-chose. Non aujourd’hui le seul classement pertinent est un classement par couleur. Nous partirions dans l’ordre du rouge pour aller au jaune, le vert assurerait la transition avec le bleu et enfin le violet terminerait la ligne. On pourrait imaginer une construction circulaire


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La couleur

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qui permettrait de ranger les fruits et légumes dont on ne saurait si leur place est davantage du côté du rouge ou du violet. Ce classement est le seul logique, car toute personne connait la couleur supposée de ce qu’il compte manger. D’ailleurs, certains noms de fruits font déjà état de leur couleur, une orange est généralement orange si elle est mûre ; quelqu’un qui aurait un goût prononcé pour les oranges n’ayant pas atteint maturité s’orientera naturellement vers la nuance correspondante qui serait un vert légèrement teinté de jaune. Les variétés de poivrons sont également explicites quant à leur coloration, qu’ils soient rouges, verts ou jaunes, ils sont tous poivrons. Enfin, il va sans dire que la dimension esthétique d’un tel étal est bien plus flatteuse qu’un triste classement par variétés : ce rangement n’est pas uniquement rangement il est aussi le fait d’une volonté de composition, témoignant d’un acte pensé en amont, il est la revendication d’une culture visuelle appliquée au quotidien. Au-delà de ces considérations esthétiques, il est une dimension plus humaniste, une volonté d’universalisme : la couleur est un signe immédiatement reconnaissable, lorsqu’on la considère pour ses attributs purement visuels elle ne nécessite point de langage, elle en est un à part entière. Un rangement en dégradé couvrant la totalité du spectre lumineux comporte un message compréhensible par toute personne ne souffrant pas de cécité visuelle : le rouge va avec le rouge. Cette volonté d’ordre est teintée d’intentions louables notamment celle de s’alléger de la peine de chercher les choses, celle de savoir que les pêches blanches seront plus proches des abricots que des prunes — les prunes rouges, cela va de soit.


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Ligne Bande Rayure

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Nous savons qu’une ligne, selon la géométrie euclidienne, comporte une longueur sans épaisseur, et pour cause, elle est délimitée par deux points sans parties1 (ni longueur, ni largeur, ni épaisseur). Du côté de la picturalité, les choses s’ordonnent différemment : une ligne tracée comporte une épaisseur, sans quoi elle serait invisible. Pour résoudre ce problème, il faut faire appel à ce que l’on pourrait nommer la géométrie picturale. La géométrie picturale est une discipline au sens ou elle est régie par l’obéissance à un ensemble de règles. Il ne faut pas la confondre avec un mouvement ou un courant artistique, la confusion serait la même que de mélanger l’étude de la résistance des matériaux avec l’architecture post-moderne. De la sorte, la géométrie picturale fait intervenir des éléments sur un plan, par analogie à une toile. Il existe en géométrie picturale deux éléments principaux : le fond et les surfaces. Le fond est le fondamental de la géométrie picturale : il est vide et défini par deux dimensions. La surface s’applique sur le fond, elle est également définie par deux dimensions, la variation de ces deux dimensions peut produire des surfaces particulières, telle qu’une ligne. Prenons des exemples concrets afin de cerner les enjeux soulevés par la discipline. Afin de faciliter la démonstration, nous nous placerons dans un contexte d’horizontalité orthogonale, c’est-à-dire que le fond est un rectangle dont la largeur est supérieure à sa hauteur et les côtés de chaque surface sont parallèles aux côtés du fonds (fig. 19). Pour un fond d’une hauteur de 12, d’une largeur de 16 (les unités importent peu), si une surface de même largeur et


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longueur vient couvrir ce fond nous aurons un fond coloré (fig. 20) couvrant l’ensemble de la toile. Imaginons maintenant que nous souhaitons obtenir une ligne, il suffira alors de placer une surface d’une hauteur de 2 et d’une largeur de 16 au centre du fond (c’est‑à‑dire à 5 du sommet du fond). La ligne est définie par un rapport qu’entretient son épaisseur et sa longueur à la taille du fond sur lequel elle est placée (fig. 21). En effet si la hauteur de la ligne était de 6 placée au sommet du fond nous aurions une division en deux surfaces égales et non plus une ligne (fig. 22). De la même manière cette surface de 6 de hauteur placée sur un fond de 12 000 par 16 000 redeviendrait une ligne (fig. 23). Gardons cette surface de 6 par 16 sur notre fond de 12 par 16 et plaçons là au centre, c’est à 3 du sommet et 3 de la base du fond : nous obtenons une bande (fig. 24). La bande est une ligne trop épaisse pour que l’on la nomme ligne, elle est donc à mi-chemin entre la surface et la ligne. Toujours sur notre fond de 12 par 16 nous plaçons 4 lignes de 3 par 16 chacune de couleur distincte, de manière à ce qu’aucune ne recouvre les autres ; nous n’obtenons ni bandes ni lignes, mais une composition rayée (fig. 25). Il est possible de superposer une ligne à une bande elle-même placée sur un fond, et nous garderons les trois éléments distincts à condition qu’ils ne soient pas de même couleur (fig. 26). Par analogie, placer une succession de bandes de couleurs distinctes de manière à ce qu’elles couvrent le fond sans se chevaucher surmontées d’une seule ligne donnera une composition rayée à laquelle est superposée une ligne (fig 27). Les fonds peuvent également êtres imbriqués ajoutant des référentiels de niveaux singuliers,


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Ligne Bande Rayure mais cette explication mériterais un ouvrage complet sur la géométrie picturale, ce n’est pas l’enjeu ici. Ces bases posées démontrent avec évidence la relativité des éléments, une ligne pouvant être successivement ligne, bande, rayure ou surface selon le rapport qu’elle entretient avec les autres éléments picturaux de la composition. L’axiome fondamental de la géométrie picturale est donc conditionné à la variable de d’échelle2.

1. c.f. Tentative 2.5 — Définir une ligne p.42 2. c. f. Tentative 17 — Échelles p. 60

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Approcher ruines

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À propos de la ruine, nous imaginons un ensemble architectural, partiellement détruit, aujourd’hui hors de l’usage qui lui était consacré initialement. Assez précisément, on affirmera que la ruine entretien un lien étroit avec un temps passé : on ne pourrait imaginer une ruine neuve, auquel cas elle serait réplique neuve d’une ruine ancienne. L’essence de la ruine est d’être trace d’une civilisation passée, ce lien ouvre une projection quant à l’utilisation qui lui était réservée. Dans certains cas, des études historiques poussées mènent à une quasi-certitude sur les usages passés des ruines actuelles, mais, du fait du modèle linéaire de la temporalité, il est impossible de les confronter. Un autre attribut de la ruine est d’être hors d’usage, plus précisément hors de l’usage qui lui était consacré initialement : on dira avec certitude que le nouvel usage de la ruine est principalement d’être ruine. La formulation pourrait paraître tautologique, mais lorsque l’on se penche sur la fonction de la ruine en tant que ruine — la ruine réhabilitée n’étant de fait plus ruine — il apparaît qu’elle est subsistance informative d’usages passés. Ainsi la ruine est ruine, soit un indice de plus ou moins bonne qualité, suivant son état de ruine. Comme tout indice, elle demande une lecture, une interprétation faisant d’elle un espace de projection ouvrant directement sur un temps révolu. Elle est ainsi un écran autorisant l’accès à une hypothèse historique, laquelle sera plus ou moins évidente à vérifier en fonction de l’ancienneté. Il y a finalement deux dimensions qui permettent de qualifier les ruines : leur âge et leur état. On commencera à compter l’âge d’une ruine à partir du moment ou elle devient


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Approcher ruines

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hors d’usage, l’état de ruine lui peut-être constaté avant que l’usage de celle-ci n’ait cessé, nous serions dans ce cas face à une ruine anticipée, il est à noter que cette appellation est rarement positive. On peut classer les ruines en deux catégories, la première, la plus noble, est celle des ruines que l’on qualifiera d’anciennes, elles sont liées à des civilisations disparues, sont porteuses de sens pour les historiens et archéologues qui les étudient. La seconde, moins rutilante, est celle des ruines récentes comme les friches industrielles, leur histoire étant trop récente pour que l’on s’y penche sérieusement et leur état de délabrement trop avancé pour qu’on puisse leur trouver un usage. Ce cas-là est intéressant au sens où la fonction de projection de la ruine subsiste malgré son jeune âge. En effet, prenons le cas d’un bâtiment industriel, tel qu’une minoterie par exemple, hors d’usage elle n’est plus vraiment minoterie, elle est au mieux ruine d’une ancienne minoterie. Aucun historien ou archéologue ne se penchera dessus, car l’étude d’une minoterie encore en fonction actuellement nous renseignerait sur tout ce qu’il y a à savoir sur les minoteries. Cependant, quiconque entrera dans le bâtiment devra se rendre à l’évidence, les spécificités architecturales du bâtiment sont elles toujours présentes. En considérant, les aménagements accueillant précédemment la machinerie nécessaire au fonctionnement de la minoterie nous serions forcés d’admettre qu’il y a bel et bien une trace d’un usage différent de l’état actuel, et ce, que l’on connaisse ou non cet usage. Nous sommes face à un phénomène de pièce manquante que l’esprit


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Approcher ruines

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viendra naturellement combler par une projection de ce que pourrait être la fonction initiale. Il en découle la question de ce que pourrait être la une ruine de synthèse : ne nous y trompons pas, cela n’a rien à voir avec une ruine artificielle qui serait la création d’une ruine selon les modèles communément admis comme étant des ruines de références. Une ruine de synthèse quant à elle présente les caractéristiques d’une ruine naturelle, à savoir qu’elle est partiellement détruite, qu’elle entretient un lien avec une temporalité différente, et que son usage actuel diffère de son usage initial. La seule différence serait à propos de l’usage initial : on saurait qu’il a existé, mais dont la nature ne pourrait en aucun cas être définie, ce serait un flou qui laisserait apparaître les formes et couleurs, mais dont les contours resteraient indistincts. Il ne subsisterait ainsi que la fonction de projection de cette ruine de synthèse ouvrant sur le fantasme de ce qu’elle est.



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Échelles

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Nous parlerons ici de l’échelle comme système d’évaluation de rapport de mesure d’une grandeur. La notion de rapport est ici essentielle, pour en donner un exemple on affirmera que la mesure de l’architecture est à l’échelle humaine. Qu’il s’agisse d’une cabane ou du Burj Khalifa à Dubaï, la problématique principale est de construire dans des dimensions adaptées à l’homme. Ainsi on peut affirmer qu’il y a architecture lorsque le référent de mesure est celui d’un être humain moyen. Les études du Corbusier en ce sens aboutissent au modulor, mais ne nous y trompons pas : ce n’est qu’une des applications possibles. Le travail de l’artiste Jean-Pascal Flavien explore cette définition de l’architecture, il dira lors de ses conférences que son médium en tant qu’artiste est la maison. En effet, le décrire comme sculpteur n’est pas vraiment juste, car sa pratique du volume emprunte de l’architecture. Son projet Wiever notamment est un espace habitable de taille supérieure à celle d’une cabane, inférieure à celle d’une maison commune, à peu près équivalente à une sculpture installée dans l’espace public. Il dira de ce projet que la maison est d’importance équivalente à sa maquette qu’il s’agit d’une histoire d’échelle. Cela pose la question de l’échelle de l’œuvre en général, car la comparaison peut être faite avec l’architecture en affirmant qu’une des caractéristiques de l’art est d’être à l’échelle humaine. La comparaison entre le cabanon et le building tient toujours : des œuvres les plus petites aux plus monumentales ne sont finalement adressées qu’aux humains. Dans le cas particulier d’œuvres immatérielles comme la performance


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Échelles

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ou divers statement cette assertion est encore plus juste, car si l’on ne peut les mesurer par leurs dimensions, leur destination est d’être au moins une fois comprise ou expérimenté par un humain. De la sorte, la notion d’échelle peut sortir du domaine de la mesure physique pour s’étendre à des conceptions abstraites, on parlera alors d’un mode d’appréhension qui soit fondamentalement humain. La notion d’horizon est un éclairage pour saisir cette idée : nous affirmerons que l’échelle de pensée d’un sujet donné se trouve entre ce sujet et l’horizon de sa pensée. Tout ce qui est au‑delà de cet horizon est hors de son échelle de pensée ou de conception. Cette limite ne rend cependant pas inaccessible ce qui est hors échelle, pour l’atteindre il faudra alors en étudier l’horizon1. L’autre aspect de l’échelle humaine est davantage du côté de la mesure — donc de la matière — concerne la grandeur. Nous lui préférerons d’ailleurs le terme d’étendue beaucoup plus ouvert que celui de grandeur. Prenons l’exemple concret d’une pièce d’art installé lors d’une exposition dans un espace. L’image suivante illustrera la notion d’étendue appliquée à l’échelle de l’œuvre : considérons une série de cercles concentriques dont le centre est la pièce en question. En réalité, ce centre en sa qualité de point2 est immatériel, il représente l’œuvre sous sa forme la plus brute, son concept l’idée de la pièce telle qu’elle est et non telle qu’elle est perçue. Ce sera là la première limite, le premier cercle qui englobe le concept de la pièce telle qu’il est perçu. Évidemment, il existe à ce stade une multitude de perceptions, presque autant que de regardeurs, mais là n’est pas la question, nous simplifierons


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Échelles

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en admettant qu’à cet instant un seul esprit perçoive cette pièce. La limite suivante nous fait basculer du côté de la matière : ce cercle épouse à la perfection les contours de la pièce, il délimite son existence physique. On pourrait penser que cette existence physique est comprise dans une échelle plus vaste que l’échelle humaine, effectivement n’importe quel être vivant peut se heurter à une présence physique, c’est bien le sens de cette construction concentrique, car admettre cette existence physique en tant que telle ne se passe pas des cercles précédents, il va de pair avec la conscience que l’agencement de matière est œuvre. Le cercle suivant décrit une étendue plus large, une forme de proximité avec la pièce, dans le cas d’une sculpture sur un socle ce cercle comprendrait le socle, si elle était posée sur un sol la partie en contact avec la pièce serait également dans cette étendue. La prochaine limite s’agrandit pour admettre une personne présente face à cette pièce. Finalement, l’œuvre est plus grande que ce qu’il y paraissait au début et il devient évident que ce qui semblait à la base être d’autres 28

communication installation pièce

centres sources d’autres cercles concentriques fait partie intégrante d’un seul et même groupe de cercles ; ce qui semblait être un agencement de pièces distinctes est en fait une installation composée d’éléments divers


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Échelles

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dessinant le contour d’un nouveau cercle. Le cercle qui suit s’arrête juste avant les limites de l’espace d’exposition, c’est celui de l’exposition contenue dans son espace. Mais l’exposition n’est pas cantonnée à cette architecture, c’est une idée qui est vérifiée par un vernissage, des visiteurs, en soi une existence qui subsiste au-delà des horaires d’ouverture. Un cercle plus grand comprend la communication autour de cette exposition qui dispose d’une portée bien supérieure à l’espace d’exposition même (fig. 28). Cette limite s’étend lorsque l’on prend en compte des images existant au-delà de la durée d’exposition, les reprographies contiennent également les cercles précédents. On pourrait continuer en intégrant un espace supérieur intégrant les personnes regardant ces photos ou même pensant au concept de la pièce initiale bien après la fin de l’exposition. Le but de cette visualisation n’est en aucun cas de chercher à expliquer ce qu’est ou n’est pas l’art, la question est bien plus fastidieuse qu’intéressante, il s’agit plutôt de mettre en lumière à quel niveau l’art se produit, quelle est son échelle à un instant T ou à la circonscription d’une étendue donnée. La question de degrés est posée, si chaque cercle dispose de sa propre circonférence ils ont tous pour centre le même point, ils sont à considérer sur un plan horizontal, finalement ce qui les spécifie les uns par rapport aux autres c’est un rapport différent à une échelle commune. 1 c. f. Tentative 16 — À propos de l’horizon p. 46 2. c. f. Tentative 2.5 — Définir une ligne p. 42


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Cerner l’immédiateté

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L’immédiateté ne doit pas être confondue avec l’instantanéité. Cette dernière est relative au temps, à l’instant. Ainsi une chose est instantanée si elle se produit dans le présent ou dans un futur instantanément proche. L’instantané est donc immédiat, mais la réciproque n’est pas juste. En effet, l’immédiat est composé du suffixe -im apposé au terme média : nous en déduirons que l’immédiateté est chose à se produire en se passant d’intermédiaire. C’est généralement le cas d’une chose instantanée : se produisant dans le présent elle se passera de média ; ou plutôt le présent sera le média de l’instantané. Le présent étant insaisissable1 on considèrera que sa caractéristique de média est négligeable ; ainsi toute chose instantanée est chose immédiate. Concernant l’essence de l’immédiateté, nous aurons besoin d’un effort pour nous permettre de saisir le contour d’une chose qui soit immédiate en toutes dimensions. En effet, il n’est rien que l’on ne puisse atteindre sans média, il est entre toute chose dont nous ayons conscience et cette chose même, un intermédiaire. Prenons le phénomène de lire ces lignes par exemple, les lettres formées sur la page s’assemblent en mots, phrases, lesquels ont parfois un sens propice à produire une pensée, cette pensée est bien loin des fibres de bois qui ont été nécessaires à la mise en œuvre du papier sur lequel est inscrit ce texte. En fin compte, la lecture est probablement la chose la moins immédiate qui soit. Nous mettrons en cause le fait que le langage est usage de transmission, une forme de média de pensée. L’immédiateté est plus évidente à saisir autour d’un objet matériel : illustrons ce propos avec l’exemple d’une photographie comportant


20

Cerner l’immédiateté

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un sujet donné. L’observateur qui étudiera le sujet en question se servira de la photographie comme média. Si le même observateur étudie non plus le sujet de la reproduction, mais la photo elle‑même comme sujet, alors on pourra qualifier cette photo d’immédiate ; elle comportera toujours le même sujet, mais cessera de le représenter pour devenir ce sujet. De la sorte, nous mettons en lumière que la représentation ne puisse être immédiate, tenant au simple fait que la représentation est média2. Ceci étant dit, il s’avère qu’il est surtout question de statut, si l’on considère que la représentation d’un objet, n’est plus représentation, mais un autre objet ; cette représentation (que l’on devra cesser d’appeler représentation) deviendra objet immédiat. Le fait de ne plus la considérer comme une représentation ne rompt pas pour autant son lien avec l’objet initial, elle se transforme en quelque chose de différent, nous aurons alors deux objets de même famille, placés sur un plan horizontal entretenant un rapport qui ne soit pas hiérarchique. Ainsi un objet est immédiat lorsqu’il n’a d’autre statut que celui d’être lui‑même. 1. c. f. Tentative 05 — Cerner le point de déferlement p. 32 2. c. f. Tentative 21 — Définir la représentation p.70


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Exotisme

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À propos de l’exotisme, nous verrons que la structure du mot, exo, nous porte vers un en dehors. L’exotisme est chose de rareté puisque non présent à l’intérieur. Généralement lié à la notion de territoire, au sens où on parlerait d’un pays exotique qui contiendrait toutes sortes d’exotismes : faune, flore, système social, etc. Cependant, le goût de la chose exotique se porte sur le surprenant, le détail qui diffère. Ainsi un pays ne peut être exotique que s’il comporte des différences par rapport au pays de référence. Nous reviendrons plus tard sur la question du référentiel. En effet, un pays aussi éloigné qu’il puisse être d’un autre pays ne pourra être considéré comme exotique s’il en est la réplique semblable en tous points. Ou alors l’exotisme serait d’admettre que malgré la distance il fut résolument semblable. Cette situation est tout de même peu probable. Généralement, deux pays éloignés comportent au moins une différence fondamentale, ne seraitce que la langue pratiquée. Du fait de la distance, la nouveauté est produite par la rencontre de deux pratiques formellement proches, mais dont le fond diffère en tout point : deux langues par exemple, s’appuient sur la base de l’oralité, mais les accentuations font de l’une l’exotisme de l’autre. Finalement, l’exotisme à lieu lorsqu’est convoqué tant la ressemblance que la différence, ces deux notions opposées se rencontrent dans ce que l’on pourrait nommer dissemblance. La distance joue le rôle de catalyseur de nouveauté, deux pays que séparent une certaine distance


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Exotisme

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29

A B

ne seront pas coutumiers de la culture de l’autre, leur rencontre crée curiosité et fascination. Enfin, la question du référentiel en matière d’exotisme est primordiale : deux territoires éloignés seront exotique l’un de l’autre. Si l’on considère un pays A exotique à B alors les pays frontaliers de A — et donc leurs pratiques, faunes et flores — seront également exotiques à B sans pour autant l’être de A (fig. 29). De la sorte, l’exotisme inclut une notion de voyage lointain, à laquelle se joint une part de fantasme. Le potentiel exotique d’un pays fonctionne comme un champ de projection, un miroir déformant au sein duquel l’habitant du pays A se regardera pour y voir son image déformée dans le pays B. On pourra affirmer que la fascination exotique est un intérêt pour un ailleurs dont l’origine vient de l’intérieur1. A voit en B des ressemblances qui côtoient d’extrêmes différences, cet écart est d’autant plus grand que le point de comparaison est identique. Pour deux villes en A et B dont l’organisation au sol est rigoureusement la même, la dissemblance des habitations sera objet de fascination pour les habitants de chacun des deux pays.

1. c. f. Tentative 10 — Cerner le contour p. 44


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Rencontrer le paysage

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Il existe plusieurs sens au terme de paysage, le sens premier évoque un environnement naturel offrant une vue d’ensemble. Celle-ci est d’ailleurs limitée par la ligne d’horizon, ligne au-delà de laquelle il est impossible de voir l’étendue du paysage. Un paysage peut être observé et exploré. D’un point de vue plus général, il apparait que le paysage est un contenant global au sein duquel viennent s’installer des éléments plus spécifiques. Dans un cadre naturel que serait une prairie, le paysage comprendrait la forêt qui la borde, l’herbe et la pierre posée dessus ; ainsi le paysage est le contenant des éléments spécifiques pierre, herbe forêt. Si la vue que l’on peut avoir d’un paysage est partielle, le paysage est lui-même infini, en effet l’observateur se déplaçant en son sein fera varier les limites visibles du paysage par son propre déplacement. On peut parler de paysage donné, expression servant à poser une limite sur l’étendue d’un paysage depuis un point d’observation fixe. Finalement, la notion de paysage place un contexte immuable, régi selon des règles explicites ou implicites, au sein duquel viennent s’implanter des éléments potentiellement mobiles, interagissant avec les règles du paysage au sein duquel ils prennent place. Pour prendre l’exemple le plus simple d’un paysage naturel, les règles sont celles de ce que l’on appelle l’extérieur, à savoir une exposition aux conditions climatiques du lieu donné ; les éléments potentiellement mobiles sont l’herbe, la pierre et la forêt qui subissent d’une part les conditions climatiques du paysage dans lequel


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Tentative rencontrer le paysage ils sont installés, et d’autres parts, les interactions entre les éléments potentiellement mobiles : la pierre écrase l’herbe sur laquelle elle pousse, la forêt abrite une faune qui se nourrit d’elle, etc. En abstrayant cette notion, nous arrivons à la conclusion que le paysage est un système donné, un cadre venant accueillir des éléments qui s’y transforment. Nous pourrons donc parler de paysage de recherche, comme étant un terrain propice à la recherche en général : les idées qui s’y développent en sont les éléments mobiles, elles se confrontent et évoluent par interactions. L’observateur de ce paysage qu’est le chercheur pourra analyser les différents rapports qu’entretiennent les idées entre elles, et leurs capacités à s’adapter au milieu qui est le leur.1

1. c. f. fig. 00, (sommaire) p. 10-11

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Définir la représentation

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Tentons de définir ici ce que peut être la représentation : elle est chose qui véhicule une idée, un concept, une situation ; bref, elle comporte un sujet. Sauf cas particulier, une représentation n’est pas son sujet, elle tend au contraire à se faire oublier pour lui laisser toute la place. C’est ce qui permet de reconnaître une représentation efficace : son caractère de média1 n’apparaît pas de prime abord. On pourrait penser qu’une bonne représentation serait le sujet lui‑même, c’est rarement juste, car un sujet est généralement dans son contexte, le pouvoir de la représentation est justement d’isoler le sujet de son contexte, ou de présenter simplement son contexte, ou même d’illustrer en discernant le sujet dans son contexte. La représentation est donc orientée par un certain nombre de choix qui faciliteront la médiation du sujet représenté. Certains de ces choix sont régis par des règles de représentation, la perspective cavalière est une règle de représentation en dessin. Elle est une convention qui facilite sa lecture. Bien que traditionnellement appliquée aux médias d’images, la représentation concerne finalement toute trace étant destinée à être lue. Assez certainement, on peut affirmer qu’une représentation s’adresse à quelqu’un, plus précisément, à quiconque pourrait être amené à la lire. Une représentation n’est représentation qu’à partir du moment où elle est lue et au moins partiellement comprise, sinon c’est une abstraction. Et encore, une abstraction comprise en tant que telle glisse doucement du côté de la représentation. À propos de l’abstraction nous affirmerons que pour être abstraction elle doit faire état


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Définir la représentation

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d’une composante indicible, une chose en sous‑couche qui ne puisse être que partiellement approchée : l’abstraction convoque l’intérieur des choses, les choses sans nom, une partie qui ne puisse être atteint que par circonvolutions de pensées2. 1. c. f. Tentative 20 — Cerner l’immédiateté p. 64 2. c.f. Tentative -02 — Pensées à propos de la prépensée


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Outils

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L’outil, au sens premier du terme désigne un objet utilisable à la main permettant de transformer l’objet du travail selon le but fixé. L’outil a donc pour but de faciliter, rendre plus rapide la manipulation de l’objet du travail. Dans le cas d’une pince par exemple, l’outil en question facilitera tous les travaux relatifs au pinçage. Le nom de l’outil est d’ailleurs on ne peut plus équivoque. La pince sert à pincer. C’est d’ailleurs la condition minimale pour un outil, non de pincer, mais d’avoir une fonction. Nous avons en effet de la peine à imaginer un outil sans fonction. On peut dégager trois types d’outils sans fonction : le premier serait un outil dont l’utilisation intensive a fini par déposséder des caractéristiques qui facilitent la fonction pour laquelle il a été créé : de la sorte, un niveau rendu courbe ne servirait plus à rien, sinon à bâtir des constructions qui ne sont pas de niveau. Le second type d’outil sans fonction est un outil en état de marche, mais dont on ignore tout de sa fonction. Une guimbarde par exemple présente toutes les caractéristiques d’un outil, mais comment ne pas imaginer la déroute de celui qui ne connait ni l’instrument, ni sont utilisation. L’outil sera alors inutile jusqu’à ce que l’on prenne connaissance du fonctionnement de celui-ci. Enfin, le troisième type d’outil inutile est un outil en parfait état de marche, mais auquel aucune fonction n’est, et ne sera jamais, attribuée. Sur ce dernier point, la chose se complique, en effet le plus élémentaire bâton est probablement l’outil le plus ancien que l’on connaisse : comment un objet pourrait-il être plus inutile que l’objet le plus élémentaire qui soit ? Confondre simplicité et inutilité serait cependant une erreur, car les outils


18

Outils

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les plus performants sont aussi les plus simples. Si l’on regarde aujourd’hui le pied de biche tel qu’on le connait, on s’aperçoit que sa forme a peu évolué depuis son probable ancêtre le bâton. D’un autre côté, un outil trop sophistiqué serait inutilement complexe, il serait déjà en soi une leçon d’inutile, se rendant par là utile ; invalidant de fait sa propre proposition. La notion d’outil n’est pas seulement concrète, il est des outils figurés ou immatériels, ainsi une figure rhétorique peut être considérée comme un outil linguistique. Ainsi tout au long du processus de travail, il convient de rendre celui-ci plus aisé par la fabrication d’outils qui faciliteront ce travail. Le droit à l’absurdité, ou plus précisément au non‑sens en est un, il servira à créer une matrice en négatif dont le tirage produira lui du sens1. Le droit à l’ironie peut également être invoqué pour faciliter la mise en épreuve de la chose vraie. De la sorte, les outils se créent à l’aide d’autres outils, le tout visant à perfectionner toujours plus la pratique, quelle qu’elle soit. 1. c. f. Tentative 11 — Définir la notion de négatif matière p. 74


11

Définir la notion de négatif matière

74

Le négatif matière est un corps physique fonctionnant de pair avec son propre positif matière. Considérons une surface de terre meuble dans laquelle on s’appliquera à creuser un trou. Les moyens engagés importent peu : que le trou soit modeste ou des plus ambitieux n’a aucune incidence sur sa destination, disons que le plus opportun est de creuser un trou d’une manière consciencieuse. L’utilisation d’une pelle est conseillée afin d’obtenir un trou des plus trous. Ainsi le trou est creusé, deux états nous concernent : le premier est celui d’avant le trou, la surface de la terre est plane et rien de plus n’attire notre attention ; le second état est celui du trou creusé, nous avons face à nous un trou et un tas de terre résultant de l’action précédente (fig. 30). 30

étape 2

étape 1

Le trou et le tas sont indissociables l’un de l’autre, au sens où l’un est le négatif matière de l’autre (le choix duquel est arbitraire, il importe peu ici). En comparant les deux états, il apparaît que la surface de terre est la frontière, perturbée à l’étape consistant à creuser. Arrivés à la seconde étape nous sommes face à un tas dont la frontière épouse celle du trou : si l’on remettait


11

Définir la notion de négatif matière

75

la terre à l’intérieur du trou nous reviendrions à l’étape initiale, celle de la surface de terre plane. Imaginons maintenant que nous produisions deux moules, l’un du tas de terre, l’autre du trou. La forme du premier moule, celui du tas, présenterait toutes les caractéristiques physiques d’un trou et inversement le moule du trou aurait la forme d’un tas. Pour autant des deux moules produits aucun ne serait le négatif matière de l’autre. L’action de mouler le tas engendre le fait que le moule et le tas deviennent négatifs matière, il en va de même pour le trou et son moule. De la sorte, le négatif matière ne peut fonctionner que de pair avec son positif matière. La notion de négatif matière est la résultante de l’action consistant à dédoubler une frontière1 : toute frontière dédoublée produit le négatif matière du corps délimité par celle-ci. De la même manière on peut définir le négatif matière par ce qu’il n’est pas : imaginons le cas d’un empilement d’un certain nombre de plaques de verre aux dimensions égales. L’ordre importe peu et chaque plaque peut‑être interchangée avec une autre, on considèrera qu’elles sont relativement identiques. L’erreur serait de croire que deux plaques en contact puissent être un couple positif/négatif : chacune des plaques fondues sur une matrice, laquelle, à l’instant T0 de la fonte de la plaque 0, est son positif matière. À l’instant T1 de la fonte de la plaque 1, on imagine aisément que la matrice à subit des altérations, probablement d’ordre atomique, qui font d’elle le positif matière de la plaque 1 à l’instant T1. Notre empilement de plaques de verre est donc une succession de négatifs matières orphelins de leurs positifs. 1. c. f. Tentative 10 — Cerner le contour p. 44


28

Atteindre le bout des choses

76

Une chose simple comporte généralement deux bouts. Un bout au début et un à la fin. Ces bouts font que les choses ont un sens. Le début est au début et la fin à la fin. On peut retourner les choses sans pour autant annuler leur sens : il sera juste évident que la fin se trouve au début et le début à la fin. Définir le bout du début du bout de la fin revient à instaurer en creux le bout du milieu. Nous utiliserons le terme « en creux » car c’est un bout supposé : un bout comporte l’idée de terminaison. La terminaison concerne indépendamment la fin et le début : le début est un commencement, mais il termine de facto ce qui se trouvait avant le commencement, une absence de chose. La fin elle termine la chose. Début et fin sont des terminaisons. Le milieu est une jointure entre le début et la fin : c’est pourquoi il ne peut en aucun cas être terminaison. Imaginons que l’on puisse extraire le milieu des choses, le séparer de son début et sa fin de manière à ce que nous soyons face à un milieu isolé de ses terminaisons : cette situation produirait en fait un nouveau début et une fin nouvelle. Le début et la fin du milieu (fig. 31). Entre cette nouvelle fin et ce début nouveau, il y aurait de nouveau un milieu, le milieu du milieu, que l’on se contente d’appeler le milieu. Le propre d’un milieu est assurément d’être au milieu. Non pas nécessairement au centre, ce sont deux notions différentes ; si l’on considère un centre qui n’est pas au milieu, nous pourrons dire de lui qu’il est excentré, ce serait un centre non centré sur le milieu. À propos des choses que l’on pourrait nommer complexe : ces choses ne comportent non pas deux


28

Atteindre le bout des choses

77

bouts joints par un milieu, mais plusieurs bouts ayant pour convergence un centre. Ces choses-là n’ont pas de sens à proprement parler, sinon celui que nous leurs donnons. Il est nécessaire de donner un sens aux choses milieu

31

début

début

fin

fin milieu

sans quoi se produit le chaos. Il est des choses dont le sens est de ne pas en avoir, mais ceci reste un sens propre et n’est pas à considérer comme une absence de sens. De la même manière, donner un sens aux choses permet de les nommer, si c’est n’est pas requis il faut bien admettre que cela comporte une forme de commodité. De la sorte, ces choses complexes présentent le début et la fin que nous leurs donnerons. Isoler les bouts qui les composent permet de définir le début d’une partie complexe, sa fin et donc son milieu. De tous les milieux de ces ensembles de choses complexes que nous pouvons isoler il est également des milieux de début, de fin et simplement du milieu. Ce qui est assuré c’est que chaque bout d’une chose complexe converge. Ils ne convergent pas nécessairement au centre, ni même au milieu — si cela se produit, c’est un hasard et non une règle — nous pourrons affirmer que chaque bout converge vers un point qui n’est autre que le point de convergence de la chose complexe.


28

Atteindre le bout des choses

78

Ce point ne s’atteint pas. On peut tourner autour, on sait qu’il existe du fait de la convergence des bouts, mais l’isoler est impossible, cela revient à le déplacer. Le point de convergence est concret, on ne peut faire autrement que d’admettre son existence par le constat de la convergence des bouts1. 1. c.f. Tentative -02 — Pensées à propos de la prépensée




Index



Index

-02 — 00 — 02 — 22 — 08 — 26 — 19 — 05 — 24 — 15 — 2.5 — 10 — 16 — 25 — 8.5 — 23 — 17 —

Pensées à propos de la prépensée (avant-propos) Autour du tas de cailloux Définir la ligne de flottaison Tendance colorée Définir une plinthe Analogie Fonction-forme/couleur Autorité Cerner le point de déferlement À propos de l’excès de chose Architecture spirituelle Définir une ligne Cerner le contour À propos de l’horizon La couleur Ligne Bande Rayure Approcher ruines

Échelles 20 — Cerner l’immédiateté 27 — Exotisme 22 — Rencontrer le paysage 21 — Définir la représentation

18 — Outils 11 — Définir la notion de négatif matière 28 — Atteindre le bout des choses

7 15 18 14 26 28 30 32 34 36 42 44 46 50 52 56 60 64 66 68 70 72 74 76


Références Bibliographiques Formes en mouvement GINDRE, Jérémie, la Fonte des Bois, Genève, Super Carabo & attitudes, 2004 HOHMANN, Katharina, TIÈCHE, Ambroise, et al, Dérive/Drift, Dijon, Les presses du réel & HEAD — Genève, 2014 KEROUAC, Jack, le Vagabond Americain en Voie de Disparition précédé de Grand Voyage en Europe, (1960), Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002, trad. de l’américain par Jean Autret ROUSSEAU, Jean-Jacques, les Rêveries du Promeneur Solitaire, (1776), Ressource numérique, ed. Henri Roddier & Gilbert Fauconnier, Paris, Bibliopolis, 1999 SMITHSON, Robert, une Retrospective : le Paysage Entropique 1960-1973, Marseille, Musée de Marseille, Paris, Réunion des musées nationaux, 1994


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