ART, ART, ART, EXPOSITIONS ! UNE REVUE CRITIQUE DES EXPOSITIONS D’AUTOMNE RÉALISÉE PAR LES ÉTUDIANTS D’ANNÉE 2 EN ARTS VISUELS
HEAD – GENÈVE
COURS DE VALÉRIE MAVRIDORAKIS
ART, ART, ART, EXPOSITIONS ! UNE REVUE CRITIQUE DES EXPOSITIONS D’AUTOMNE RÉALISÉE PAR LES ÉTUDIANTS D’ANNÉE 2 EN ARTS VISUELS
HEAD – GENÈVE
COURS DE VALÉRIE MAVRIDORAKIS
PRÉFACE PAR TAYEB KENDOUCI En quoi voir des expositions est‑il important pour nous, étudiants en art et futurs artistes ? Cette question, à laquelle Valérie Mavridorakis m’a demandé de répondre pour la préface de cette publication, n’est, me semble‑t‑il, que la pointe émergente d’une autre, plus vaste. La manœuvre, derrière cet exercice, vise à encourager indirectement les étudiants à entretenir un rapport avec l’art, même en dehors des heures scolaires. En somme, nous nous préparons dès maintenant et depuis le début de notre formation à vivre de l’art, que se soit économiquement ou socialement. Je propose donc de reformuler la question sous un autre angle : en quoi est‑il important pour nous, étudiants en art, d’être autonomes, indépendants et responsables vis‑à‑vis de notre formation ? Puisque notre carrière professionnelle ne dépend de personne d’autre que de nous‑mêmes, notre parcours résultera de notre responsabilité et de nos choix. Mais je n’ai pas la prétention de répondre plus avant à une telle question puisque chaque chemin que nous emprunterons nécessitera différents facteurs référentiels, pratiques et réflexifs. Souligner l’importance des visites d’expositions pour les étudiants me paraît, en revanche, superflu, de même qu’il me semble inutile de les encourager. En choisissant cette voie, nous nous engageons automatiquement à nous intéresser à l’art et à ce qui l’entoure. Par conséquent, voir des expositions en fait partie. D’ailleurs, la majorité du temps, nous nous croisons et nous nous rencontrons dans des espaces culturels : musées, galeries ou clubs. Et, pour les plus hardis... en after. Rien de mieux pour discuter d’art jusqu’à 17 heures du matin...
Comme on dit, la nuit porte conseil. Fréquenter ces lieux nous permet d’être à jour. Effectivement, on peut aussi découvrir des travaux ou des artistes que l’on pense être sans intérêt pour notre pratique mais qui s’avèrent finalement perspicaces. Ce catalogue de revues critiques regroupe vingt‑quatre expositions temporaires, qui ont eu lieu au cours du semestre précédent, à Genève et dans ses environs, présentées et commentées par les étudiants. Étant donné qu’une œuvre suscite des points de vue divergents, il est toujours préférable de se rendre dans les expositions afin de se forger sa propre opinion. En tous cas, j’encourage chacun de nous, étudiant en art, artiste ou toute personne reliée au domaine, à plaider pour l’art lorsqu’une occasion se présente puisque c’est dans notre intérêt. Comme le proclame en lettres d’or une œuvre de Dora Garcia, L’art est pour tous, mais seule une élite le sait (2006). Si tel est le cas, ne prenons surtout pas le risque de perdre notre indépendance au profit d’une minorité idéologique, économique ou politique. Contribuons à un art libre et indépendant !
SOMMAIRE
MATHIS ALTMANN SCHONUNGSLOSE REPORTAGEN AUS DER SZENE ET MR I, AVEC BLAIR THURMAN, PHILIPPE DECRAUZAT, KAISER KRAFT
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YVES BÉLORGEY ANTHROPOLOGIE DANS L’ESPACE
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MA DESHENG
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JOSH FASSBIND VISAGES DE GENÈVE
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BASTIEN GACHET DU QUATORZE AU TREIZE NOVEMBRE
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ANDRÉ GRIMALDO
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DAMIÁN NAVARRO BIT DEFENDER
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JIM SHAW DREAMS
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MARION TAMPON‑LAJARRIETTE UNDERWORLD
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JOEL‑PETER WITKIN RÉTROSPECTIVE
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SIMON PACCAUD – LOUIS THILLAYE FORBO
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CHRISTIAN ROBERT‑TISSOT – RÉMY JACQUIER
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MARIA‑CARMEN PERLINGEIRO – JOSÉE PITTELOUD ‑CATHERINE REBOIS LATENTES
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MAD GALERIE
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MOUVANCES. LES TRIBULATIONS DE LA PHOTOGRAPHIE DANS LE MONDE DE L’ART DE 1888 À NOS JOURS
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MAXIME BONDU – GAËL GRIVET DONNÉES INSUFFISANTES POUR RÉPONSE SIGNIFICATIVE
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PHILLIP KING LA COULEUR AU VOLANT
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MORTON BARTLETT
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TOM JOHNSON LES DAMES DU RÉVÉREND KIRKMANN ET AUTRES JEUX
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SOMMAIRE
ESTHER SHALEV‑GERZ ENTRE L’ÉCOUTE ET LA PAROLE
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FREAKS, LA MONSTRUEUSE PARADE
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APO‑CALYPSE
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JOAO MARIA GUSMAO / PEDRO PAIVA TRILEMMA : OVER A GHOSTLY CONCEPTION
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LOVE IS NOT IN CONTROL UNE PROPOSITION DE VIDYA GASTALDON
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Mathis Altmann, Heiter weiter !, 2012, 28 boĂŽtes de carton, dimensions variables
MATHIS ALTMANN SCHONUNGSLOSE REPORTAGEN AUS DER SZENE ET MR I, AVEC BLAIR THURMAN, PHILIPPE DECRAUZAT, KAISER KRAFT GALERIE GRAFF MOURGUE D’ALGUE, GENÈVE
Du 6 au 12 décembre 2012, l’exposition Schonungslose Reportagen aus der Szene, de Mathis Altmann, se déroule à la galerie Graff Mourgue d’Algue et fait partie de l’exposition globale et durable, Mr I. Un espace d’environ 15 m2, carrelages blancs, murs blancs, accueille donc Mathis Altmann (les œuvres de Blair Thurman, Philippe Decrauzat et Kaiser Kraft se situant dans l’espace d’à côté et sur le trottoir). Originaire de Munich et travaillant à Zurich, l’artiste a créé une installation occupant tout l’espace de la salle d’exposition. Des boîtes de médicaments agrandies, arrivant environ jusqu’au genou, sont disposées au sol de manière organisée. Elles sont toujours perpendiculaires à un mur et espacées chacune de la même distance, entre 20 et 50 cm. Dans cette accumulation médicale, des colonnes, possédant deux articulations chacune, s’élèvent entre les boîtes jusqu’au plafond. Elles sont constituées de matériaux de récupération qui, pour la plupart, semblent provenir de milieux aquatiques ; la présence d’algues et de rouille ne trompe pas. Ces colonnes sont très organiques. On peut trouver, par exemple, au croisement d’une trottinette, de laquelle pendouillent des algues, et d’une vieille bouteille de soda ce qui s’apparente à un cerveau gluant et sanglant. Le fait que ces colonnes possèdent des articulations nous fait immédiatement penser à des jambes. Une de ces colonnes porte même une chaussure. Inutile de préciser que l’abondance des boîtes étouffe la salle et rend les déplacements difficiles. En plus d’éviter les boîtes, il faut se méfier de ne pas faire tomber l’une des colonnes. On se dépêche donc de trouver un petit espace libre et de ne plus y bouger. Cette gestion de l’espace crée un effet de paranoïa et d’anxiété. J’ai moi‑même été à deux doigts de renverser une
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Mathis Altmann, Viral Grown living Waste, 2012, mixed media
MATHIS ALTMANN SCHONUNGSLOSE REPORTAGEN AUS DER SZENE
colonne dès mon entrée dans la salle. Pensez d’ailleurs à ne pas amener de sac à dos, il vous donnera l’impression d’être un monstre gigantesque. La taille des boîtes de médicaments nous a tout de suite fait penser à leur surconsommation, tandis que leur position au sol les renvoyait à leur statut de boîtes et leur faisaient perdre tout but médical. Un sentiment de nausée sartrienne s’est alors emparé de nous. Les colonnes organiques, constituées d’objets de récupération, font penser à une nature polluée et malade. L’agencement d’éléments organiques, médicamenteux et de polluants, crée une entité que nous pénétrons. Nous ressentons assez rapidement un renversement des rôles de ces éléments. En effet, ce sont les objets de pollution qui sont malades et les médicaments qui semblent être la cause de cette maladie. Cette impression est accentuée par la taille des boîtes comme des colonnes, qui nous plonge dans un univers du petit, et nous évoque naturellement une pollution chimique, invisible mais continuellement dévastatrice. Le titre, que l’on peut traduire par « inapproprié pour la scène », peut être interprété, en français (l’exposition étant en milieu francophone) comme un jeu de mot avec la Seine, fleuve parisien. En effet, les récentes études de la contamination de la Seine par les médicaments que nous rejetons au travers de notre urine, montrent les dégâts alarmants que subissent la faune et la flore ; mais surtout l’impossibilité de filtrer, à l’échelle moléculaire, ces médicaments. Le jeu de mot avec « scène », met en avant la non communication de ces études graves et urgentes, entre tant d’autres. De plus, le fait d’assimiler les colonnes à des jambes nous montre que ce phénomène nous
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Vue de l’exposition Schonungslose Reportagen aus der Szene
MATHIS ALTMANN SCHONUNGSLOSE REPORTAGEN AUS DER SZENE
touche directement : les médicaments n’étant pas filtrés, ils se retrouvent dans nos robinets. Cet univers entier qui nous est révélé dans une si petite salle évoque un monde de plus en plus instable biologiquement, de plus en plus étroit pour l’homme, bref, vous l’aurez compris, le monde inquiétant dans lequel nous vivons. Le lien entre les expositions Mr I et Schonungslose Reportagen aus der Szene, n’est pas forcément évident d’un premier abord, mais lorsqu’on demande à Paul‑Aymar Mourgue d’Algue de nous parler de Mr I, nous pouvons trouver des similitudes : « On a invité Keiser Kraft, Philippe Decrauzat et Blair Thurman en les laissant s’approprier l’architecture de la galerie. Les modifications apportées sont presque invisibles. Le tableau mural que Philippe Decrauzat a réalisé, avec notre collaboration, reprend les motifs des catelles du sol en les dédoublant et les agrandissant. Cette peinture va s’intensifier et assombrir la galerie durant l’année, tout au long de l’exposition. Keiser Kraft a reproduit un banc, présent dans la salle d’exposition, et l’a placé dehors, dans la rue. Thurman, avec son néon, reprend autant un élément du paysage que de l’atelier de réparation de la galerie. Il est presque invisible la journée mais influe sur la vitrine et éclaire la rue de nuit. » L’idée de s’approprier un espace, de s’adapter au lieu est présente comme le démontre Thurman. Mais le rapport au monde est également important. Le banc, dupliqué et placé hors de la galerie, transcende l’espace, de la même manière que Mathis Altmann nous projette dans des questions environnementales. De plus, le côté biologique et bactériologique que suggérait le grossissement des boîtes de médicaments, n’est pas sans
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rappeler le tableau de Philippe Decrauzat, dupliquant un motif à la manière des cellules, et assombrissant la salle comme une maladie. Nous avons donc trouvé toutes ces subtilités très bien ficelées et mise en avant avec finesse, apportant une réelle réflexion. Bien que le thème de l’écologie soit déjà très utilisé dans le domaine de l’art, au travers notamment du Land Art, et que les médicaments soient déjà vus chez Damian Hirst par exemple, Mathis Altmann propose une organicité entre ces deux phénomènes en établissant un rapport dialectique qui les lie intimement. Nous conseillons donc cette exposition, brève dans le temps, petite dans l’espace, mais qui peut toucher pour longtemps les grands sensibles.
Harry Jefferies, Paul Lorenzato
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Vue de l’exposition d’Yves Bélorgey, L’anthropologie dans l’espace, Mamco (photo : Ilmari Kalkkinen)
Vue de l’exposition d’Yves Bélorgey, L’anthropologie dans l’espace, Mamco (photo : Ilmari Kalkkinen)
YVES BÉLORGEY ANTHROPOLOGIE DANS L’ESPACE MAMCO, GENÈVE1 Plus important musée d’art contemporain de Suisse, le Mamco de Genève s’est construit, depuis son ouverture en 1994, autour de différentes intentions dont celle notamment de défendre des artistes situés à l’écart du marché et des formes dominantes. Ainsi, avec l’exposition Anthropologie dans l’espace du peintre français Yves Bélorgey, nous est offerte l’occasion de découvrir les différentes étapes du parcours de cet artiste qui ne sépare pas le plaisir de peindre de la potentialité critique et intellectuelle de la peinture. Au moment où la crise économique due à des crédits immobiliers rend plus importante encore la problématique du logement et de l’habitat, les peintures d’Yves Bélorgey, consacrées à des immeubles populaires de la région parisienne et du monde entier, n’en paraissent que plus actuelles. Né en 1960, Yves Bélorgey apporte un regard critique sur l’organisation sociale qui conditionne la vie des périphéries à partir des années 1960, des Trente Glorieuses et de l’exode rural. Lui‑même se définit comme un collectionneur d’immeubles à la manière dont Walker Evans collectionnait les cartes postales. Il affirme que si ces bâtiments sont très critiqués, notamment en raison de leur vétusté et de leur apparence deshumanisante, il ne faut surtout pas oublier qu’ils n’ont pas été entretenus et que, surtout, ils sont indissociables de l’histoire de la modernité. En effet, ces constructions sont directement issues des mouvements d’avant garde, que ce soient le constructivisme, le Bauhaus ou même le cubisme. L’artiste affirme ainsi que « mettre ces immeubles dans un autre de ces immeubles qu’est le Mamco, c’est remettre ceux‑ci à leur place dans l’histoire de l’art ». Ces peintures peuvent nous rappeler le concept de « machine à vivre » développé par l’architecte suisse Le Corbusier et le peintre français Amédée Ozenfant dans leurs théories de 1
Du 17 octobre 2012 au 20 janvier 2013
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Yves Bélorgey, Les Avanchets, (architectes : Steiger Partner AG, Benjamin Förderer, Franz Amrhein), février‑mars‑avril 2011, huile sur Isorel, 240 x 240 cm, coll. de l’artiste (photo : Ilmari Kalkkinen)
YVES BÉLORGEY ANTHROPOLOGIE DANS L’ESPACE
l’architecture et du dessin. Leur intention était d’enlever à la fois dans le dessin et l’architecture tout ce qui n’était pas absolument nécessaire afin de se concentrer sur les nécessités fondamentales de l’homme moderne et d’améliorer les qualités de vie du plus grand nombre. Cette conception de l’architecture prenait racine dans une vision humaniste et universaliste ainsi que dans une rationalisation de la création. Les peintures d’Yves Bélorgey sont des lieux permettant un retour critique sur ces théories mais une critique de l’intérieur car c’est suivant cette même volonté universaliste qu’elles sont étudiées. Le travail d’Yves Bélorgey étant celui d’une confrontation entre l’histoire de l’art, d’une part et, de l’autre, l’un de ses objets qui en est sorti pour rentrer dans la vie quotidienne, il est l’occasion de penser la possibilité d’existence d’un sujet pour un artiste contemporain. Lui‑même affirme ainsi : « J’ai mis longtemps à m’apercevoir que j’avais un sujet au sens fort de ce que cela signifie et j’ai pris conscience qu’un artiste pouvait posséder un sujet. Pendant longtemps, même, j’ai souffert de ne pas avoir de sujet au moment où mon éducation artistique me liait à la fois à l’abstraction et à l’autonomie de l’art et que l’on critiquait la notion d’auteur. » Il affirme ainsi agir presque comme s’il était soumis à une commande imaginaire comparable à la manière dont Eugène Atget a photographié le vieux Paris à la fin du XIXe siècle. Si la nécessité de repenser la notion de ville et d’espace public est de plus ne plus actuelle, ce sont par des œuvres comme celles d’Yves Bélorgey que nous pouvons aborder ces questions. Elles nous montrent en quoi le territoire n’est pas la seule juxtaposition d’espaces hétérogènes mais une complexité de relations issues de rapports sociaux de manière similaire à la création artistique. La spécificité de chaque lieu
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est le résultat du mélange de toutes les relations humaines, des identités, des pratiques et des échanges sociaux. Ainsi, il réalise des peintures en prenant en compte les débats ayant eu lieu dans l’architecture et à partir de certains architectes tels que Jean Renaudie, Alison et Peter Smithson ou la TeamX. Il affirme : « Mon travail de peintre se nourrit des cours que je réalise dans une école d’architecture, je suis amené à lire des textes avec mes étudiants et à les analyser avec eux. Je pense particulièrement à Werner Mantz mais aussi à Lucien Kroll et notamment son livre Tout est paysage. » L’anthropologie dans l’espace peut donc être vue comme une critique de l’oubli de l’être humain, du paysage et du contexte contemporain qui les unit. Cet artiste cherche, comme habitant de notre monde, une réponse globale, non particulière, au problème que nous partageons tous. Un espace avant tout vécu et représenté, et pas seulement géométrique, homogène et abstrait. Il cherche aussi à interroger la direction et la durabilité de l’usage de l’habitat, en coïncidant avec le moment économique global que nous vivons. Non pas depuis un regard négatif mais depuis un regard « constructif » vers l’avenir, qui ouvre de nouveaux horizons dans le contexte artistique.
Etienne Chosson, Irene Muñoz et Gerard Rubio
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Vue de l’exposition de Ma Desheng
Ma Desheng devant ses Ĺ“uvres
MA DESHENG GALERIE FRANK PAGES, GENÈVE « Pierre, corps de femme, pierre, terre, corps de femmes, la vie, liberté, toujours. » Ma Desheng XINGXING Calligraphe, poète, peintre et performer, Ma Desheng est né en 1952 à Pékin. C’est en 1979 qu’il fonde un groupe appelé les Étoiles (Xingxing) à Beijing, premier mouvement artistique d’avant‑garde en Chine. À peine libérée du joug communiste de Mao Zedong, la jeunesse chinoise aspirait à ce vent de nouveauté. En contre partie du symbole unificateur qu’était le soleil pour l’ex‑dictateur, le groupe artistique des étoiles cherche à rompre avec la tradition et à glorifier l’individualité de chacun. Sous cet emblème libérateur, il ouvre les voies de l’abstraction, du postimpressionnisme, de l’expressionnisme et du surréalisme à toute une génération d’artistes. Cette ferveur intellectuelle et révolutionnaire est toujours d’actualité dans les œuvres récentes de Ma Desheng que l’on a pu découvrir à la galerie Frank Pages, située en vieille ville de Genève, du 16 octobre au 15 novembre dernier. LA GALERIE L’espace commercial où s’est établie la galerie Frank Pages à Genève est un lieu de caractère et d’histoire pour l’art de la ville. On y entre par une grande porte vitrée qui ouvre la galerie au regard des passants de la Grande‑Rue. Sans encombrer cette impressionnante vitrine, les œuvres de Ma Desheng y ont plutôt été judicieusement disposées de face, réparties entre les deux pièces qui composent l’espace, séparées par quelques
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marches. Cette exposition est un projet de Grégory Pages, fils de Frank Pages, qui nous a gentiment accueillis pour un entretien. Quoique dépendante de la galerie‑mère à Baden‑Baden, en Allemagne, le succès qu’elle a connu cet automne lui garantit une ouverture définitive dès mars. Entré dans le monde de l’art par amour de la collection, Frank Pages n’expose pas des stars ou des artistes à la mode, mais plutôt ses coups de cœur. Dans cette logique s’inscrit le choix de Ma Desheng, artiste ayant une certaine notoriété en art contemporain, certainement établi bien que peu connu. Frank Pages a vu son travail quelques mois plus tôt et l’a beaucoup aimé. L’exposition a été bien reçue par les gens qui l’ont découverte, mais aussi par ceux qui connaissaient son travail calligraphique issu des années 1970‑1980 et qui ont ainsi pu renouer avec son travail récent. Frank et Grégory voulaient montrer ce qui a été fait après, ce qu’il est possible de faire, parce que l’artiste a une personnalité qui montre que les limites de chaque personne, de l’artiste, de soi, peuvent être repoussées en tout temps. De ce point de vue, il était donc pertinent de présenter ses œuvres récentes. ÊTRES DE PIERRE, SOUFFLE DE VIE L’exposition nous propose une douzaine de toiles de la nouvelle série de l’artiste, soit diverses représentations de pierres, en béton ou en polyester, peintes en carmin et assemblées dans un équilibre qui paraît instable, sur fond uni. Certaines sont en noir et blanc, rappelant ses calligraphies, d’autres dans des couleurs de terre, mais ce qui retient évidement notre attention, ce sont ces pierres roses sur fond turquoise, ou celles qui éclatent d’un rouge vif. Coloration impensable sous l’ère maoïste. C’est donc par la couleur que Ma Desheng parle de liberté. Ajoutées
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MA DESHENG
à cela deux œuvres figuratives aux couleurs vives issues d’un travail antérieur, qui témoignent du passage d’une série à l’autre. Cela permet au visiteur de se situer dans la démarche de l’artiste. C’est à la suite de l’accident mortel dont sa femme fut victime que Ma Desheng poussa ses réflexions sur la vie, sa fragilité, mais aussi sur la pérennité de l’esprit. Matière de ses paysages de jeunesse à la lumière surréaliste, de ses encres de nus féminins sculpturaux, les pierres occupent aujourd’hui une place centrale dans l’œuvre de Ma Desheng. Les pierres sont en lien avec les femmes parce que d’apparence solide mais portant les trace du temps et du vécu, comme le corps physique. Et bien que représentées de façon monumentale, elles semblent sur le point de s’effondrer. Paradoxe nous ramenant à nos propres souffrances, mais aussi à l’espoir d’un esprit céleste éternel. « Le spectateur qui, d’un seul coup d’œil, embrasse les polyptiques géants, est alors cerné, saisi par la force et l’énergie qu’ils dégagent. Ces êtres de pierre, dont le cœur semble battre, s’élèvent vers le céleste, au‑delà de la ligne d’horizon tracée sur la toile », dit l’artiste. Les œuvres sont le fruit d’une recherche spirituelle et invitent le spectateur à faire de même…
Martine Gingras, Christian Sarges
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Vue de l’exposition, Visages de Genève, Maison Tavel, Genève, 2012
Josh Fassbind, Daniele, photographie noir & blanc, 30 x 30 cm, 2011‑2012
JOSH FASSBIND VISAGES DE GENÈVE MAISON TAVEL, GENÈVE1 Le travail photographique de Josh Fassbind est présenté dans l’espace d’exposition temporaire de la Maison Tavel. Cet espace met en dialogue des productions actuelles liées à Genève et l’histoire de la ville, présentée dans les étages de la maison. Dans le deuxième sous‑sol, malgré un espace refait à neuf pour l’artiste, la hauteur de plafond insuffisante et l’ambiance sonore due à la ventilation ne mettent pas en valeur le travail du photographe. Une fois descendues, nous y découvrons des portraits carrés en noir et blanc, regroupés par « constellations » suivant leur situation géographique. Sur chaque image sont inscrits un prénom, un pays d’origine et un adjectif qualifiant Genève. Sur une base de 30 x 30 centimètres, une photo par quartier est agrandie, répondant à l’envie de l’artiste d’introduire du rythme dans l’accrochage. Les 155 tirages représentent 155 personnes de nationalités différentes, séjournant à Genève. Chacune est photographiée dans son endroit préféré de la ville. Le projet de Josh Fassbind d’illustrer la multiculturalité de Genève prend forme autour des 193 nationalités représentées à l’ONU. L’évidence du propos est renforcée par une carte du monde faite de pois verts clairs où les noms des pays sont remplacés par « Bastions », « Eaux‑Vives », « Pâquis », etc. Suite à l’entretien avec l’auteur, nous nous sommes rendues compte que les questions que ce travail pourrait soulever n’étaient pas présentes car elles n’intéressaient pas le photographe. En effet, ce que le multiculturalisme engendre n’est pas traité et Josh Fassbind n’a pas tenu compte des bifurcations apparues en cours de route. Il nous a raconté qu’au début, il photographiait sans faire de tri toutes les personnes répondant à son annonce sur Internet. Il s’est retrouvé avec une pile de prises de vue de Français, Italiens, Portugais et Espagnols. Néanmoins, il 1
Du 21 septembre 2012 au 24 février 2013.
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Richard Avedon, New York Life *1, Central Park, New York, photographie noir & blanc, 12 juillet 1949
JOSH FASSBIND VISAGES DE GENÈVE
n’a pas réfléchi à la nature de cet incident et a poursuivi son but premier. Le manque de sens, perçu à la première lecture, s’est renforcé pendant l’entretien. Nous avons alors constaté que Josh Fassbind avait une vision de l’art divergente de la nôtre, ce que nous expliquons par une formation différente qui construit un autre regard. Autodidacte, il oscille entre la photographie publicitaire et les projets artistiques. Le choix de cette exposition a été motivé par ce point, nous avons voulu nous intéresser à une production non éduquée par une école d’art, comprendre le cadre dans lequel ce projet a été élaboré. Nous nous attendions à un travail original, c’est‑à‑dire en dehors des règles établies par l’art contemporain, mais nous n’avions pas conscience que notre regard était défini par les mêmes règles. L’impression avec laquelle nous sommes ressorties de l’exposition était celle d’avoir vu un monde gentil, trop gentil. La simplicité de la démarche frôle la naïveté. L’application du noir et blanc sur des photos shootées en couleur, dans l’intention d’être artistique, n’est pas heureuse. Le style, commercial malgré lui, semble à peine maquillé. Les mots imprimés sur les photos, tentant d’enrichir le propos, font perdre la dimension des images. Malgré une maîtrise technique, l’intérêt de faire des images ayant comme fin l’énonciation d’un simple fait s’avère problématique. Sur un autre niveau de lecture, un point de vue entre l’art et la publicité pourrait être intéressant. Cependant, ici, la rencontre entre les deux semble subie. Sans l’ajout du filtre noir et blanc il devient évident que ces photos sont plus du ressort de la publicité. Bien que Josh Fassbind nous ait confié trouver de l’inspiration dans le travail de Richard Avedon, ses photos
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laissent plus de place à la platitude. Comme le rapprochement de ces deux photos le montre. En comparant les deux images seul le mot « fake » nous est venu à l’esprit. Le sentiment d’insincérité qui émane de la photographie ne permet pas d’autre émotion. Peut‑être pourrions‑nous l’expliquer par la brièveté des rencontres avec ses modèles. En moyenne elles ne duraient que trente minutes ; les relations ne pouvaient pas se créer. La pose « différente » imposée qui installait la gêne, donne une impression de surfait. Le sentiment d’insincérité réside dans le fait que les personnes devaient s’adapter au projet de Josh Fassbind. Plutôt que de s’intéresser aux visages, aux individus, il suivait sa politique du chiffre 193. Transformant ses modèles en produits, ils n’étaient intéressants que du fait d’avoir des nationalités différentes. La portée peu problématisée de cette exposition nous amène à questionner sa provenance. Mentionnons que la Maison Tavel est allée trouver Josh Fassbind alors que le projet était encore en cours de route. Un travail inscrit localement, qui n’était pas dérangeant. Le fait que la Maison Tavel soit subventionnée par la Ville de Genève entre en jeu et sa liberté quant au choix de ses propositions se pose. Bien que le projet de Josh Fassbind ne soit pas pertinent, il nous semble qu’il est ici utilisé afin d’affirmer l’identité internationale de la ville. Il est vrai que cette exposition ne rassemble pas les éléments qui nous intéressent en art. Cependant, cette confrontation a révélé les rouages de notre pensée. C’est au travers des désaccords que nous parvenons à définir plus clairement nos positions.
Débora Alcaine, Cynthia Jurkiewicz, Marine Kaiser
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Vue de l’exposition de Bastien Gachet Du quatorze au treize novembre
BASTIEN GACHET DU QUATORZE AU TREIZE NOVEMBRE HALLE NORD, GENÈVE1 Ces dernières années, la ville de Genève s’est découverte une nouvelle réputation hors‑frontières, celle d’avoir une scène importante et influente d’auteurs de bande‑dessinée. Le Prix Töpffer récompense chaque année, par trois catégories différentes, des auteurs locaux et internationaux du neuvième art. Que ce soient le célèbre Zep, l’illustratrice Albertine, Michelle Pralong ou les moins connus mais très influents Wazem, Peeters, ou encore Baladi et Ibn al Rabin, tous jouent un rôle largement reconnu et affirmé dans le vaste microcosme de l’illustration et de la bande‑dessinée européenne. Genève, ville du père de la bande dessinée (Rodolphe Töpffer, 1799‑1846) possède donc une forte histoire ancrée dans l’illustration. Bastien Gachet s’inscrit dans la continuité de l’histoire de la ville. Il a fait partie de la première volée de la section bande‑dessinée et illustration de l’école des Arts appliqués à obtenir un CFC en 2006. Le dessin, donc, ça le connaît. Déjà intéressé par le fanzinat, le graphisme, la sérigraphie et la micro‑édition durant ses années d’école, il crée après ses études et avec des amis le collectif Hécatombe, axé principalement sur la bande‑dessinée mais aussi sur l’édition de livres, la création d’objets, de performances et d’expositions. Pour sa première exposition personnelle, le jeune artiste de vingt‑cinq ans n’y est pas allé de main morte. Littéralement au milieu du Rhône, dans le calme des Halles de l’Île, se trouve la galerie Halle Nord. Ce qu’on y voit par les vitrines avant même d’avoir eu le temps d’y entrer attire déjà l’œil : 366 gravures en noir et blanc toutes tirées par la même main (celle de l’artiste) en format 28 x 38 cm, clouées discrètement aux murs. Toutes des autoportraits de l’artiste. Le titre, Du quatorze au treize novembre, ne pourrait être moins incontestable. En effet, 1
Du 9 novembre au 15 décembre 2012.
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Bastien Gachet, Autoportrait du 23 octobre 2012
BASTIEN GACHET DU QUATORZE AU TREIZE NOVEMBRE
ce novice de l’art de la gravure s’est imposé de réaliser un autoportrait par jour pendant un an (donc 366 jours du fait de l’année bissextile). Novice dans cet art car il ne l’avait jamais pratiqué auparavant. Et c’est justement ce qui l’intéressait dans son ambitieux – et quelque peu masochiste – projet. La gravure sur aluminium est un procédé long, incertain, qui demande à l’intéressé de passer du temps avec son travail, d’en prendre soin, de le préparer. L’artiste dessine en blanc sur noir, gravant au stylet le vernis préalablement déposé sur la plaque. Ce n’est qu’à l’impression, une fois la plaque encrée et retournée sur la feuille de papier, qu’elle peut être pressée mécaniquement, par les bras du jeune homme, pour enfin dévoiler l’image. Réussir une bonne impression dépend directement des manipulations nécessaires au résultat : encrage, essuyage, positionnement du papier, autant de défis techniques qui font partie intégrante du projet. Contrairement à la tradition de l’art de la gravure et de ses avantages, Bastien Gachet ignore ici totalement son atout majeur qui est celui de la reproductibilité. Plus que de l’ignorer, il va même jusqu’à son paroxysme inverse en ne tirant qu’un seul et unique exemplaire de chaque autoportrait. Toutes ces règles fixent le cadre dans lequel l’artiste développe son travail. Alors pourquoi lui‑même comme sujet ? Nullement pour mieux comprendre les tréfonds de son âme ou essayer de retranscrire le bleu de ses yeux en noir et blanc, mais justement pour mieux voir, saisir et comprendre le monde qui l’entoure. Partir de quelque chose de fermé, de clos, d’indéniable, pour mieux s’ouvrir et aller vers l’extérieur. L’autoportrait n’est qu’un
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Bastien Gachet, Autoportrait du 5 novembre 2012
BASTIEN GACHET DU QUATORZE AU TREIZE NOVEMBRE
prétexte, un sujet qu’il peut, rien qu’avec un miroir de salle de bain, avoir sous les yeux. Il sait que son visage l’énervera très vite, qu’il en aura marre de chaque jour se regarder, et c’est là que l’intérêt grandit, que tout prend sens à ses yeux. La gravure perd ainsi de son caractère précieux pour se mettre au service du travail de manière plus performative. En bas à droite de chaque gravure se trouve la date du jour, et toujours une petite note. Écrite plus comme un moyen de se souvenir de l’ambiance du moment, elle peut‑être interprétée par le spectateur comme un journal intime, bien que ce ne soit pas ce qui intéresse l’auteur. On remarque vite à quel point le même visage peut paraître différent suivant les heures de la journée, les humeurs, les bonnets, la barbe, les angles… Toujours le même visage et pourtant toujours différent. Suivant ses envies, le dessin est grave, intense, dans un fouillis de traits, ou léger, presque abstrait, parfois complètement. L’artiste découvre une immense liberté dans ses contraintes imposées, comme s’il avait besoin d’affronter la difficulté pour se stimuler, se dépasser. L’accrochage est imposant mais pas pour autant étouffant, bien au contraire, une ambiance calme et aérée subsiste fermement dans l’espace d’exposition. 366 autoportraits tous différents, et pourtant, un incroyable sentiment d’unité se dégage de l’ensemble, c’est un tout, à voir comme un élan, une continuité. L’artiste le voit plus dans cette optique que dans celle, arrêtée, de 366 œuvres indépendantes. En cela l’exposition fonctionne admirablement. Le seul petit inconvénient qu’un spectateur curieux pourrait reprocher à cette exposition serait que certains autoportraits, ceux du haut, restent inaccessibles pour
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qui aimerait bien scruter chaque détail exécuté au stylet. Mais comme écrit plus haut, ce n’est pas l’intention de l’artiste que de mettre l’accent sur chaque pièce de l’ensemble. Toutefois, les mécontents de l’accrochage pourront se consoler avec le livre édité par Hécatombe (pour le coup imprimé en offset et accompagné d’un texte de Claude‑Hubert Tatot, historien de l’art) qui regroupe toutes les gravures. À la date du premier autoportrait, celui du 14 novembre 2011, le projet était pensé pour un mois. Trouvant assez rapidement que ce n’était pas suffisant, Bastien Gachet l’a allongé à un an, ce qui tombait très bien avec le premier concours pour la bourse Act‑art, qu’il a remportée et qui lui a permis de réaliser cette exposition (ce qui n’était, à la base du projet, pas dans ses prévisions). Act‑art, la fédération des associations d’artistes en lien avec les arts visuels de Genève, a lancé pour la première fois cette année une bourse destinée à soutenir un artiste affilié à une association membre de sa fédération. Active depuis 2006, ses principales missions sont de fédérer des projets entre ses associations, de les promouvoir au niveau cantonal, national et international, mais aussi de défendre et de soutenir les intérêts des artistes et de sensibiliser le public et le monde politique à la présence et à la vie des artistes à Genève. De nombreuses associations importantes font partie de ses membres, telles que l’espace Kugler, Andata Ritorno, l’Atelier genevois de gravure... L’espace Halle Nord est un lieu administré par Act‑art qui est mis à disposition par le Département des Affaires culturelles de la Ville de Genève. Le lieu a pour vocation de
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présenter le travail des artistes en ne soutenant aucun courant en particulier mais en mettant plutôt en avant la réflexion, la création et l’expérimentation. Notre choix s’est porté sur cette exposition pour plusieurs raisons. Tout d’abord par la nature du travail et l’intérêt qu’il suscite au niveau concept‑réalisation. En effet, ce n’est pas qu’un simple travail de gravure, non plus une simple performance temporelle, c’est plus que cela. Les moyens entrepris sont des outils servant à l’aboutissement du projet qui est bien plus complexe et vaste que ce qu’il nous montre. Cela est très stimulant, très riche pour qui veut bien prendre le temps de considérer l’entièreté de la démarche. Cet aspect, au‑delà de la seule dimension visuelle, nous a semblé à valable et important. Il était aussi dans nos envies communes de ne pas fixer notre choix sur un artiste passablement âgé ou déjà connu. Ce jeune artiste de notre génération, qui n’en connaît pas beaucoup plus ni beaucoup moins que nous de la vie, nous a semblé plus accessible et surtout plus intéressant. C’était aussi l’occasion de partager nos parcours de vie, de nous sentir sur un pied d’égalité avec notre interlocuteur, en somme de faire une rencontre avec quelqu’un de notre âge mais dans le cadre d’un travail. Enfin, le fait que l’un d’entre nous connaissait et appréciait le travail de Bastien Gachet depuis de nombreuses années
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(car ayant suivi la même formation aux Arts appliqués) a naturellement renforcé notre choix. Ainsi, nous avons eu l’opportunité de le rencontrer. Un jeune homme fort sympathique, qui nous a accueilli à l’Atelier genevois de gravure, lieu dans lequel il a imprimé son travail. Ce fut pour nous l’occasion de découvrir sa technique de manière plus approfondie. C’est dans ce cadre détendu, assis sur les tables et café à la main, que nous avons pu discuter avec lui.
Thomas Baud, Leonor Oberson, Tania Zoppelletto
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Atualisation de la marche‑à‑suivre 1 transmise par André Grimaldo
ANDRÉ GRIMALDO GENÈVE, LOCALISATION PRÉCISE INCONNUE Nous avions parcouru plusieurs des galeries genevoises mais peinions quelque peu à trouver une exposition qui soit en accord avec nos intérêts. Les galeries « marchandes » et leurs produits ne nous intéressaient pas vraiment, les éventuels artistes que nous aurions aimé rencontrer n’exposaient que dans des temps antérieurs à celui du rendu de ce travail. Nous souhaitions respecter l’une des consignes mentionnées consistant à ne pas sortir du territoire genevois. Nous avons alors demandé conseil à plusieurs personnes de notre entourage, mais nos efforts furent vains. Puis, lors d’une de nos réunions concernant ce travail, l’un de nous a rappelé une anecdote à propos d’un artiste à la pratique très singulière. Il s’agissait d’un certain André Grimaldo, un homme de trente‑six ans à la localisation quasiment indéterminable, sans site web ou adresse mail, mais réalisant un art entièrement compatible avec cet exercice. Sa pratique, consistant à donner des indications à distance sous forme d’énoncés, nous permettait de réaliser nous‑mêmes des œuvres à travers ses marches‑à‑suivre et, par la même occasion, de respecter ce critère territorial qui nous était demandé. Puisque nous étions libres de faire ce que bon nous semblait des marches‑à‑suivre, nous pouvions les archiver à travers la photo, la vidéo, les présenter en tant que performances ou encore en exposer les issues formelles. Après quelques recherches nous sommes parvenus à joindre André Grimaldo et nous avons commencé à entretenir une fragile relation sous forme de rendez‑vous téléphoniques. La condition qu’il nous donnait, dans le cadre d’une collaboration, consistait à ne surtout pas l’appeler machinalement quand
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Actualisation de la marche‑à‑suivre 2 transmise par André Grimaldo
ANDRÉ GRIMALDO
nous aurions eu besoin de lui, mais de le laisser nous joindre quand, lui, en avait envie. Il a donc régné en maître dans nos rapports mais il s’est montré très collaboratif, conscient des délais que nous avions à respecter. À cette occasion, nous avons rencontré un type d’artiste très particulier. Ne s’inscrivant dans aucune institution et prônant quasiment l’ultime anonymat, il n’attachait aucune véritable forme de propriété à ses énoncés. Nous semblions presque être face à un genre de légende urbaine ou artistique, un profil dont il est dur de faire une description précise si ce n’est ce timbre de voix rocailleux propre à un fumeur de longue date. Ce n’est qu’à travers ses directives que nous pouvions extraire matière à décortiquer ou à analyser. Cela peut paraître maigre mais cette idée d’art omniprésent et polymorphe se rapproche somme toute énormément de nos pratiques et de nos désirs. Nous comprenons polymorphie et omniprésence comme toute forme d’art qui peut suivre celui ou celle qui la prend en considération, qui peut être partagée et vécue à n’importe quel moment dans n’importe quel type d’endroit, que ce soit à la fin d’un repas ou dans un quelconque lieu de travail. Les directives de Grimaldo, nous les percevons comme des éléments à transmettre, à la façon d’un partage non‑encadré dépourvu de hiérarchie ainsi que de notion de propriété. Une espèce de blague volatile, s’évaporant, se modifiant en fonction de qui la raconte.
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ENTREVUE — « Pour commencer, qui es‑tu ? — Pour commencer, je ne suis qu’une voix, mais je préférerais me définir comme le maillon d’une chaîne, comme un filtre qui préserverait certaines informations et qui agirait ensuite comme un distributeur qui répartirait ces informations avec ceux que cela intéresserait. — Si tu te définis comme le maillon d’une chaîne, c’est qu’il y en a d’autres avant toi. Éclaircis‑nous ? — Cette chaîne, ou plutôt ce maillon, n’a aucune forme particulière, il peut autant être une personne qu’un élément issu d’une discussion, même d’une beuverie. Cette chaîne me semble tout de même propre aux humains car elle ne peut exister que si elle est expliquée ou échangée. C’est donc pour cela qu’elle ne concerne ni les autres formes de vie ni les objets, à moins que ceux‑ci puissent nous transmettre quoi que ce soit d’intelligible, si c’est le cas je ne suis pas au courant. — Ces éléments que tu « distribues » sont vus sous forme de protocole. Quelles sont tes affinités avec des travaux comme les « peintures téléphoniques » de László Moholy‑Nagy ou encore les Wall Drawings de Sol LeWitt ? — Je n’ai pas d’affinité particulière avec ces travaux. Ils appartiennent à un autre temps. Les préoccupations qu’ils avaient ne sont pas les miennes aujourd’hui. Je n’ai que très peu d’intérêt pour la technologie en matière de communication. Il est essentiel qu’une partie de la marche‑à‑suivre, des choix qui en découlent, soit définie par celui ou celle qui l’exécute. Cette marge de personnification de l’œuvre et cette singularité arbitraire sont fondamentales pour moi.
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— Ton discours nous semble cohérent, dans l’ensemble, et surtout jusqu’à présent… Il n’y a qu’un point qui suscite une interrogation en nous. Tu mentionnes la notion d’œuvre, cela t’inscrit donc au sein d’une certaine pratique ? — Il est vrai qu’il existe une relation entre l’art et ma pratique, je la ressens, elle est explicable, c’est une corrélation opaque. C’est un fait propre à notre civilisation, qui semble avoir besoin de classer et d’étiqueter toutes les choses afin de laisser une bonne impression aux civilisations postérieurs [rires]. Étant vivant, actuellement ma pratique ne peut réellement s’inscrire dans un autre champ que l’art, peut‑être le social. Mais je n’en ai pas le courage et cela formerait une boucle infernale puisqu’elle en est elle‑même issue. C’est à travers de nombreuses interactions sociales que je puise une grande partie des énoncés redistribués. — Nous ressentons une forme de rejet ou d’exclusion à propos de l’art ? — Non, non, il n’y a pas vraiment de quelconque dégoût pour l’art, plus quelque chose qui s’apparenterait à un détachement poussé, qui tend à exclure d’un système. Car s’inscrire réellement dans l’art nécessite une belle part de sacrifice, un investissement ainsi qu’un détachement au niveau relationnel. Les relations au sein de ce milieu sont très étranges, il y a comme une interférence grise entre les amitiés et les rapports professionnels, en général. Cette interférence subsiste dans plein d’autres milieux, c’est simplement son niveau de gris qui se veut modulable en fonction de la compétitivité au sein de ces milieux en question. Ma position de retrait est une décision qui me permettra de vivre en accord avec mes valeurs, personne ne sait et ne saura qui je suis, je ne resterai
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qu’une voix, une photographie, un objet, un acte. J’aurai donc réussi à devenir mon art. — Cela peut sembler un peu sot après tous ces soulèvements, mais comment fais‑tu pour vivre ? — Ce n’est pas sot mais essentiel, j’ai la chance d’être entouré, bien entouré, c’est mon entourage, pardonnez-moi si je me répète, qui constitue mes réflexions. Entre nous existe une forme d’échange immatériel non‑défini. Vous vous êtes intéressés à moi, en êtes venus à m’interroger, ces questions m’auront été bénéfiques d’une certaine façon. Il est assez rare que l’on me demande quoi que ce soit, c’est agréable. Quant aux aspects pratiques de la vie, ils sont réellement simples : se nourrir et dormir ne requièrent pas tant d’énergie que cela, encore faut‑il dormir, pour ma part je dors très peu. — Nous organisons une petite fête prochainement, que dirais‑tu d’y passer ? Il y aura du monde et si tu désirais préserver ton anonymat, cela se ferait sans problème puisque nous ne t’avons jamais vu. — Qui vous dit que je ne suis jamais venu à l’une d’entre elles ? [rires]. » En collaborant avec André Grimaldo, nous nous trouvions face à cette situation : comment et dans quel contexte devrions‑nous présenter, partager ces pièces, ces marches‑à‑suivre ? Étant donné le manque d’instructions concernant le devenir de ces éléments, nous en devenions les détenteurs d’une certaine façon. Nous étions les curateurs d’une anti‑exposition. Ce désir profond d’anonymat, ainsi que de détachement de l’artiste par rapport à sa pensée, nous conduisait à des réflexions quant aux présentations de ses pièces, qui puissent être en accord avec le mode de fonctionnement d’André Grimaldo, duquel
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nous ne connaissions que quelques infimes traits de caractère. Nous avons donc favorisé et développé l’idée, devenue pratique, d’un espace libre et omniprésent, ce qui nous donnait la possibilité et le temps de chercher, de tenter différentes interprétations, formulation des pièces, afin de parvenir à une issue dont nous étions les seuls juges. Quelques exemples de ces marches‑à‑suivre : ‑ Prendre une boîte d’allumettes, du genre plutôt souple. Les Feudor sont parfaites. Il est important que la bande d’allumage ne soit pas découpée par ces petits hexagones comme on peut parfois en voir. Extraire le filtre d’une cigarette neuve, le déshabiller de son papier orangé et le poser horizontalement sur la tranche de votre semelle, pour ensuite l’enflammer jusqu’à ce qu’il soit entièrement carbonisé. Une fois le filtre nu, entièrement noir et légèrement enflammé, il n’y a plus qu’à presser la bande bordeaux d’allumage sur le filtre en question. Il y aura comme décalquage et une plateforme d’allumage verra le jour sur votre semelle. Vous aurez tant l’opportunité de frimer en société que de changer le monde par le feu, à vous de voir. ‑ Prendre une bouteille de bière, la libérer de sa capsule et y insérer deux pailles ou plus, blanches ou transparentes. Vous aurez donc la possibilité de partager une bouteille imbuvable puisqu’une bière ne se boit pas à la paille, et encore moins aux pailles.
Timothée Calame‑Rosset, Nathaniel Jacquin‑Monjaret, Alan Schmalz
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Vue de l’exposition de Damián Navarro, Bit Defender
Stéphane Ribordy devant un tableau de Damián Navarro
DAMIÁN NAVARRO BIT DEFENDER RIBORDY CONTEMPORARY, GENÈVE1 Ribordy Contemporary is a 115 m2 large contemporary art exhibition space that opened in May of 2010 at Boulevard d’Yvoy 7b, Geneva. The gallery mostly focuses on presenting works of contemporary artists that are known for their conceptual and abstract styles. Most of the artists exhibited at Ribordy Contemporary are based either in Switzerland or in the United States. The exhibition, titled Bit Defender, of Damián Navarro was chosen out of when we were drawn by works of the artist shown in a booklet covering art galleries in Geneva. To find out that the artist is a professor at our school encouraged us even more. Damián Navarro (born in 1983) is an artist living and working in Lausanne and Geneva. He has had multiple exhibitions in Switzerland and all over the Europe. He was a winner of Caran d’Ache Prize in 2011. The exhibition Bit Defender is consisted of several paintings and sculptures. A trapezoid which works as an object of mental image inspired the artist to create these works. This trapezoid was designed by the artist himself when he was little and his father helped him with the materialization of it. It was lost once and then it was reproduced in 2008 in Plexiglas. This trapezoid occurs repeatedly in Damián Navarro’s artworks. He plays with the trapezoid by placing it in various ways. Sometimes it would appear in the center of a painting and other times it would outline a painting. This shows that this trapezoid for Damián Navarro works as a reference to sense the reality and the abstract. It takes him back to his actual childhood and then guides him into a further philosophical journey. The works shown at the exhibition were created with combinations of various materials such metallic paint and Plexiglas. We found the works in the exhibition very pleasant. 1
From September 13th to October 26th 2012.
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La galerie Ribordy Contemporary
DAMIÁN NAVARRO BIT DEFENDER
They contribute in emphasizing certain atmosphere that the gallery has. Most of the works are unframed and uncovered. This projects better certain qualities such as texture and colorfulness of Navarro’s creations. In fact, there is a very pleasant contrast between the whiteness of the walls and the colors of the paintings which is immediately captured by the viewers eyes when one enters the gallery. This exhibition was initiated rather by the artist himself than the curator (Stéphane Ribordy). The artist approached the curator and suggested that they should do an exhibition of his work. The curator accepted as he has known the artist and was persuaded by the abstract quality of his work. The distribution of the art works in the space well complements the works. The works are distributed evenly in the space, both upstairs and downstairs. As seen in the photographs found in this review, each work is given enough space surrounding them, so the observers can concentrate on each work without being distracted by other elements. The gallery space uses natural colored halogen lamps that brought neutral lightning to the space. There are no spotlights used in the gallery. We wonder what addition spotlights might do to change the atmosphere of the space. With the vivid colors of Navarro’s work, playing with various different types of lighting would produce very different types of liveliness. The gallery space itself is in a quiet area where there aren’t so many other galleries around, and this gives Ribordy Contemporary a very isolated and unique quality. At the same time this might make it not as easy for the art hunters to actually visit the gallery. According to the curator this was somewhat intended, as he wanted people to come with a goal to see specific exhibitions. The fact that the building is constructed in a
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way that art works can be seen clearly from the outside, might still give the visitors an excuse not to actually enter the gallery. One could say that the exhibition was well organized, in a neutral setting that compliment the art works. Each work was given its own space, and the works go well together with the general concept of the gallery space. There are still some sides to be considered concerning further development of the space. What we hoped to find out was what does a curator do and how does he communicate with the artists and the viewers. As we had expected Stéphane Ribordy had his own passion towards art and his own point of view in choosing an artist to expose. As a result we could see that there is a good dynamic and harmony between the space and the artworks. However, one could not notice much special quality that makes Ribordy Contemporary different when compared to other galleries. Perhaps over time people will discover what kind of gallery this is, but we still feel that it was run in a manner that is too stable and not so adventurous. People are changing, culture is changing and art itself is also changing. Shouldn’t it change for curating as well ? That change will come when the communicating manner between curators, artists, and other elements supporting the circulation of art in our society changes. One could tell that the curator communicates a lot with other curators and artists offline, but it didn’t seem like that he discovers artists through today’s popular online media such as YouTube and Facebook. Perhaps one will be able to discover today’s new talent by wiggling and mixing the method of searching. Thinking about what viewers might want to see next, could help the competence of the gallery. Despite some improvable aspects of the gallery, the Ribordy Contemporary and the Bit Defender complement each other in a pleasing and inviting manner and one will enjoy his or her visit.
Eunjung Kim, Hyunji Lee, Heta Tepponen 60
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Jim Shaw, vue de l’accrochage des Dream Drawings, 1993‑1999, crayon sur papier
JIM SHAW DREAMS BLONDEAU FINE ARTS SERVICES, GENÈVE1 Le travail protéiforme de Jim Shaw est un exemple de vitalité au sein de l’art contemporain. Les stratégies qu’il met au point et sa manière de penser les processus de création sont réellement fascinants. C’est peut‑être d’ailleurs plus pour cet aspect que pour la qualité plastique de ses travaux que nous avons choisi cet artiste. Nous avons déjà eu l’occasion, lors de séminaires organisés au sein de l’option « appropriation », de nous intéresser à ses pratiques. L’exposition a lieu à BFAS Blondeau, au 5 rue de la Muse à Genève. Avant d’aller plus avant, peut‑être serait‑il judicieux d’expliciter le statut spécifique du lieu. En effet, ce n’est pas véritablement une galerie au sens propre du terme ; ils n’ont pas de liens direct avec les artistes. Il s’agit plutôt d’un cabinet d’expertise et de conseil en œuvres d’art ; un second cercle marchand qui s’adresse plus à des institutions ou à des collectionneurs privés. C’est pourquoi Jim Shaw n’a pas participé à l’élaboration de cette exposition, bien qu’il ait été en contact avec le cabinet. Le travail de Jim Shaw a beaucoup à nous apprendre. En effet, c’est un artiste qui a su irriguer intelligemment ses travaux de références liées à des subcultures qu’il a lui‑même traversées, sans pour autant établir de hiérarchie. C’est un artiste capable de passer des mois entiers à s’apprendre à dessiner « à la manière de ». Le style est un paramètre fondamental chez Jim Shaw, comme s’il cherchait à fuir sans cesse le sien. Cette pensée originale, mêlée à une certaine virtuosité plastique, donne naissance à des pièces toujours surprenantes, nourrissent et étoffent son imaginaire. Jim Shaw élabore également des stratégies pertinentes qui lui offrent 1
Du 13 septembre au 22 décembre 2012.
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Jim Shaw, By the Garage was a big Ganesha Statue…, 2001, polystyrène, peinture acrylique, panneau de bois, 335,3 x 238 x 127,8 cm
JIM SHAW DREAMS
une réelle efficience au sein de l’art contemporain. C’est le cas de ses Dream Objects : « Se réveiller en pleine nuit pour dessiner dans le noir ou enregistrer au dictaphone des bribes de songes, Jim Shaw se lance le défi de restituer ses rêves afin de les rendre pérennes, comme il l’a souvent raconté, lui‑même : “Dans les années 90, j’avais commencé à enregistrer, puis à retranscrire mes rêves, et j’ai beaucoup travaillé depuis pour reproduire les œuvres d’art que j’avais pu croiser au cours de ces rêves. Ceci a déclenché un drôle de cycle onirique ; dès lors, j’ai entrepris de dessiner mes rêves, travaillant à plein temps pour faire en sorte que ces œuvres d’art existent en vrai”. L’artiste couche ainsi, sous la forme de planches de bande dessinée, ses élucubrations sur papier. Au dos de chaque feuille, il rédige de manière presque télégraphique le rendu textuel de son rêve qui, bien souvent, tient d’une histoire abracadabrantesque. Plus tard, des objets émergent de cette page. Certains sujets, rencontrés dans son inconscient, prennent vie, le rêve devient une réalité physique, et la frontière esthétique entre fiction et matérialité s’estompe2. » C’est Philippe Davet, marchand et conseiller au sein de BFAS Blondeau, qui a sélectionné ce qui, selon lui, constituait les meilleures pièces de la série des Dream Objects/Dream Drawings (notamment la statue de Ganesh, qui est la plus grande pièce de l’ensemble) et qui les a réunies pour monter l’exposition. Ce sont donc des choix personnels qui engagent sa sensibilité et qui reposent sur l’envie de proposer un regard différent de ce qu’a, par exemple, proposé Fabrice Stroun au Mamco lors d’une rétrospective Jim Shaw en 2000. (L’espace des salles était saturé par la somme extravagante des pièces de l’artiste.) 2
Texte issu du communiqué de presse de l’exposition.
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L’ambition de Philippe Davet n’est nullement d’ordre curatorial ; il a simplement imaginé un dispositif de monstration résolument simple et classique, dans la perspective de faire découvrir au public le travail de Jim Shaw au travers d’une petite sélection, une sorte d’échantillonnage qualitatif. C’est entre autre pour cela qu’il a aussi décidé d’exposer les textes que Jim Shaw écrit de manière télégraphique (au dos de ses dessins de rêves) et qu’aucune galerie ne présente de cette manière. Cet aspect quelque peu didactique témoigne de la volonté de non seulement montrer, mais aussi de proposer au spectateur l’opportunité d’entrer plus avant dans l’univers de l’artiste. Selon Philippe Davet, le travail de Jim Shaw peut être compris comme naviguant entre plusieurs couches de réalité. Ouvert à toutes pistes potentielles, il laisse au spectateur le soin de s’imprégner de son travail et de l’interpréter. L’exposition proprement dite est très bien construite. L’environnement est très proche de celui du Mamco : hauts plafonds, éclairage artificiel aux néons, sol gris. L’architecture des lieux n’est pas simple, mais elle est mise à profit de manière pertinente et scande l’espace de la pièce. Il existe un embryon de scénario, induit par les textes reproduits aux murs, qui se répondent à l’entrée et en face de la cage d’escalier, toujours dans cette perspective de faire partager les pensées de l’artiste. De manière factuelle les travaux sont exposés avec pertinence. On peut scinder l’espace en trois zones distinctes : la première serait les dessins issus des rêves de l’artiste sur le plus long
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JIM SHAW DREAMS
pan de mur, contre la cage d’escalier. La seconde regrouperait la grande toile ainsi que les trois autres tableaux, plus petits (et pouvant vraisemblablement être considérés comme une série de même format et de même « style ») et, enfin, la dernière serait constituée de cette sculpture monumentale de Ganesh au sommet de laquelle Jim Shaw a substitué sa propre tête peinte. Point d’orgue de l’exposition, cette sculpture n’est visible qu’une fois arrivé au centre de la salle. (C’est une sculpture qui se donne à voir de manière frontale puisqu’on ne peut pas tourner autour.) Les cimaises entourant cette dernière sont peintes dans une couleur bordeaux. L’idée de Philippe Davet était d’offrir un microcosme à la statue, pour l’habiller et la mettre en valeur. Cette couleur à été choisie pour évoquer l’idée d’une grotte. L’accrochage est résolument convenu (1 m 45 du sol environ pour les trois tableaux et la série de dessins). Mais, en revanche, l’organisation de la série de dessins, notamment dans l’intervalle entre les planches, varie de manière intéressante. Tout le mur est ainsi occupé, de manière harmonieuse, mais ces espacements récurrents et faussement anodins rappellent les trous dans la fameuse Dream Machine de Brian Gysin. Le lien peut s’avérer pertinent étant donné que la thématique de l’activité onirique a une histoire au sein de l’art contemporain. Cependant, cette hypothèse séduisante n’est finalement pas la bonne. Étant donné que certaines planches se suivent, l’accrochage le traduit par un espace plus réduit. Cette exposition, bien orchestrée, permet d’apporter une visibilité nouvelle aux Dream Objects/Dream Drawings. Malgré
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sa volonté non curatoriale, Philippe Davet en sélectionnant, isolant et articulant diverses pièces de la série, nous propose un regard nouveau sur ce travail. L’apparent didactisme de l’exposition donne accès à certaines clefs de lecture des pièces de Jim Shaw et permet surtout au spectateur d’avoir l’autonomie nécessaire pour interpréter librement les pièces présentées, aspect fondamental de la pensée de l’artiste.
Adrien Fricheteau, Mathias Pfund, Diego Ybarra
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Les Spectateurs, 2010, photographie, impression lambda couleur, 65 x 120 cm
Le Somnambule, 2012, détail de l’installation vidéo, 3 ou 5 écrans, couleur, 3 min. en boucle, son stéréo
MARION TAMPON-LAJARRIETTE UNDERWORLD GALERIE SKOPIA, GENÈVE Nuit des Bains, verre de vin et stylo à la main. Au-delà de l’envie de faire pipi, il y a cette fin qui n’arrive pas. Une fuite en avant, sans l’issue. Le terrain glisse et le bateau coule. Le mal de mer un peu, mais entre deux, les paupières sont lourdes sur la tempête. Arrêt sur image : un visuel attrayant, des lieux communs. On reste encore un peu, comme on regarderait fixement par la fenêtre. Un halo d’indétermination, le prétexte à la fabrication de fables, la météo en direct. Une chose devient parfois quelque chose. On reste, on attend, la seule chose qu’on pourrait faire. On dit qu’on reviendra, paraît qu’elle vient de l’école. Marion Tampon‑Lajarriette, née à Paris en 1982, vit et travaille entre Genève et sa ville natale. Mûre d’un parcours composé de quatre ans passés à la Villa Arson (Nice), puis de deux ans à l’Ensba (Lyon), elle termine ses études par un post‑grade en art et nouveaux médias à la Head‑Genève. Elle se voit alors proposer un poste d’assistante dans l’une des orientations Master de l’institution. Simultanément, elle participe à de nombreuses expositions personnelles et collectives et reçoit plusieurs prix dont une bourse de résidence du Fonds cantonal d’art contemporain de Genève qui lui permettra de partir six mois à New York début 2013. Pierre‑Henri Jaccaud découvre son travail à l’occasion d’une exposition d’étudiants à Art en île, et l’expose pour la première fois à Skopia en 2007. C’est dans une ambiance d’ancienne friche industrielle, rue des Vieux Grenadier, non loin du Centre d’art contemporain et du Mamco, que Pierre‑Henri Jaccaud et ses deux assistantes nous accueillent dans la galerie Skopia. Celle‑ci voit le jour en 1989 à Nyon et déménage à Genève dans le Quartier des Bains
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à l’occasion de l’ouverture du Mamco, après avoir participé à la foire de Bâle en 1993. Elle s’agrandit d’un local supplémentaire en 1998. Skopia assied sa réputation sur des artistes locaux, de la même génération que le galeriste, tels que Fabrice Gygi, Francis Baudevin, Pierre Schwerzmann et Alain Huck. Cependant, la galerie élargit ses horizons en invitant des artistes suisses‑alémaniques comme Sylvia Bächli et Thomas Huber. Une stratégie qui permet de diversifier son programme, d’élargir son réseau et de créer un pont entre deux générations et pôles culturels suisses, le marché de l’art étant plus structuré et fort en Suisse alémanique. Underworld se découpe en trois parties. Erehwon (2012), une série de trois vidéos qui nous tire dans un travelling avant infini, est composée d’images filmées et d’images de synthèse. Chaque pièce donne à voir un point de fuite inaccessible dans un mouvement constant. Suit Le Somnambule (2012), triptyque vidéo proposant des vues plongeantes sur des décors de nuages, de neige et d’écume. Une fois basculé dans un état semi conscient propre au mouvement constant, le sujet de la destruction ne vient en rien perturber la fascination exercée. Cette pièce étant à l’origine pensée pour la chapelle de Thouars, il a fallu rejouer l’espace pour la galerie. Enfin, Les Spectateurs (2010), seule série photographique de l’exposition (néanmoins accompagnée d’une installation vidéo), présente des sujets figés dans leur propre chute, dans la contemplation d’un arrière plan cinématographique.
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MARION TAMPON‑LAJARRIETTE UNDERWORLD
Le liant du travail de Marion Tampon‑Lajarriette semble être une certaine étrangeté qui capture le regard. L’image rendue familière, la forme semble alors évidente. « Je regarde la télévision, le cinéma, les photos de presse, de publicité, autant de systèmes de représentation admis qui permettent et orientent une certaine image‑idée du monde. On vit dans ces représentations. Leurs histoires se mêlent à notre histoire », explique l’artiste. Elle analyse et utilise les systèmes de la représentation, principales influences de notre rapport au réel. Si Le Somnambule est une œuvre composée exclusivement d’images de synthèse, Les Spectateurs mêle vidéo et photos en un montage évident, à la fois grotesque et étrange, alors que pour Erehwon, les images sont plus ambiguës : on a parfois l’impression d’assister à une forme de lisibilité décroissante quant à la nature des images. S’il y a une quête de la fascination, elle a pour but de nous rendre critiques du temps. L’accrochage est séduisant, la scénographie soignée, l’espace aéré. Cette notion reviendra plusieurs fois durant l’entretien avec Pierre‑Henri Jaccaud. De l’espace autour des œuvres, de l’espace dedans, c’est peut‑être la seule ligne conductrice que le galeriste se reconnaît. Et peut‑être aussi la pulsion scopique. Un galeriste n’est pas un marchand qui se contente d’acheter et de vendre, il s’agit de comprendre le travail des artistes : pourquoi évolue‑t‑il, comment évolue‑t‑il ? Ici, son choix de montrer d’avantage les œuvres vidéos de Marion Tampon‑Lajarriette que ses photos (plus faciles à vendre) découle d’une certaine conscience de la galerie en tant que vitrine : il s’agit surtout de présenter le potentiel qualitatif d’un artiste.
Marie Griesmar, Anaïs Perez Wenger, Charlotte Schaer 73
Vue de l’exposition de Joel‑Peter Witkin
Joel‑Peter Witkin, The Raft of G. W. Bush, 2006 (à droite)
JOEL-PETER WITKIN RÉTROSPECTIVE GALERIE JACQUES DE LA BÉRAUDIÈRE, GENÈVE1 « People doesn’t understand, this is not about sex, this is spiritual. » Joel‑Peter Witkin Depuis le mois de novembre 2012, la galerie Jacques de la Béraudière expose le travail de Joel‑Peter Witkin. La raison de notre choix de cette exposition est liée à l’importance de ce photographe dans l’art contemporain. Il travaille avec des personnes réelles, vivantes ou mortes, dans une esthétique surréaliste. Notre intérêt pour cet artiste réside dans sa façon de montrer la mort comme quelque chose de positif, en utilisant une esthétique forte. La mort est une thématique récurrente dans l’art mais la technique de travail de Joel‑Peter Witkin, qui utilise des cadavres réels avec lesquels il crée une composition en montrant un moment de joie spirituelle, change radicalement des travaux précédents qui touchent au même sujet. Cette exposition est d’une importance capitale car c’est la première fois que Joel‑Peter Witkin expose en Suisse et, selon les propos qu’il a échangés avec nous, c’est la meilleure rétrospective qu’il ait faite jusqu’à maintenant. Ses œuvres se situent à l’intérieur d’une dualité. Elles nous amènent à percevoir autrement des choses apparemment négatives ou obscures qui se transforment en quelque chose de bon et de purifiant. Lorsqu’on regarde l’image de quelqu’un à qui il manque une extrémité, l’image ne parle pas d’un handicap mais plutôt d’une exaltation de la forme dans la composition de l’être. La perception des œuvres se fait dans la culture et le contexte d’où elles proviennent. Alors, quand Joel‑Peter Witkin compose 1
Du 9 novembre 2012 au 25 janvier 2013.
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Photographies de Joel‑Peter Witkin dans le bureau de la galerie
JOEL‑PETER WITKIN RÉTROSPECTIVE
ses images avec des personnes extraordinaires (hors du commun) et les présente comme des images de culte, voire des images religieuses, qui nous sont familières, cela nous fait penser aux canons de beauté qui font partie de notre culture occidentale. Sa manière de transgresser ces images a fortement soulevé notre intérêt. L’histoire de cette galerie commence bien avant son ouverture à Genève. Tout débute avec l’ouverture de la galerie Cazeau‑Béraudière dans les années 1980, avenue Matignon à Paris. Celle‑ci avait pour objet principal d’exposer des artistes classiques contemporains de la fin du XIXe siècle jusqu’à la période d’après 1945. Après la mort de Monsieur Cazeau, l’un des deux fondateurs de la galerie, son ancien associé décide de s’installer à Genève et de s’ouvrir à de nouvelles possibilités tout en gardant le même esprit que celui de leur ancienne galerie parisienne. Il s’installe rue Étienne‑Dumont dans la vielle‑ville de Genève, un des principaux quartiers des galeries de la ville. En janvier 2009, la galerie Jacques de la Béraudière ouvre ses portes. Ce nouvel espace poursuit dans une ligne classique‑contemporaine mais commence à accorder de la place à la photographie dans ses choix d’exposition. Au cours de l’année 2011, la galerie expose avec succès des photographes de la période de la Seconde Guerre mondiale, avec un éventail d’artistes qui va de Cartier‑Bresson à des photographes moins connus d’Europe de l’Est. Suite à ce succès, elle continue dans cet axe en ouvrant ses murs à la photographie contemporaine avec le travail de Witkin en novembre 2012.
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« La mort est comme un repas qui nous attend. » Joel‑Peter Witkin Pour Paula Rey, commissaire de cette exposition, le choix d’exposer un artiste‑photographe comme Joel‑Peter Witkin et le succès de cette initiative confirment la décision de la galerie d’avoir voulu commencer à expérimenter avec la photographie. De plus, selon elle, Genève manque d’espaces ouverts à cet art. Le travail de Witkin utilise de nombreuses références à l’histoire de l’art, en particulier la mythologie et la religion. Ceci se lit de manière relativement transparente dans ses travaux sur les images de Géricault, Picasso, Man Ray, Velázquez, Dalí, Giotto. On peut voir aussi une énorme influence des scènes religieuses, par exemple à travers l’utilisation d’ex‑voto dans le dernier ensemble de son ouvrage Woman with small breasts (2007). Son travail se nourrit aussi beaucoup d’expériences vécues et de sa proximité très évidente avec la mort. Il est né avec la mort. En effet, sa sœur jumelle, avec laquelle il partageait donc le ventre maternel, est décédée in utero. C’est, selon lui, ce qui lui a donné ce lien si fort avec la mort alors qu’il n’était même pas encore né. Le grattage est une technique qu’il utilise très souvent. C’est une façon de donner de la texture aux images à partir du négatif. Il a d’abord commencé son processus de transformation des images avec différents liquides comme le café ou le thé. Dans la phase la plus récente de son travail, il a commencé à utiliser les images digitales. C’est, au final, un travail de photocollage bidimensionnel.
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JOEL‑PETER WITKIN RÉTROSPECTIVE
L’exposition est composée de trente pièces individuelles et d’un diptyque. La première œuvre date de 1975, la dernière de 2011. En ce qui concerne la galerie, elle est constituée de trois espaces : la réception, la salle principale et le bureau. Huit murs au total sont à disposition. La réception et le bureau sont de petits espaces et différents objets empêchent l’appréciation de certaines œuvres, à l’exception de la plus grande des œuvres présentées, Portrait as a vanity, qui est accrochée seule sur le mur gauche de la réception. Aucune des pièces n’a une fiche technique, et cette information peut uniquement se trouver dans un catalogue à l’entrée de la galerie. Un texte explicatif est placé à côté de The Raft of G. W. Bush où l’auteur décrit la composition, les personnages et leur rôle dans la scène. Toutes les œuvres ne sont pas exposées ; on peut encore trouver sur le sol du bureau deux des photos qui font partie du catalogue. La composition générale du montage répond à une justification centrale, à l’exception d’un mur dans la grande salle où se trouve une composition de cinq pièces présentées en croix, deux en vertical, trois en horizontal. L’encadrement des pièces est très sobre, avec une bordure noire sur fond blanc. Les dimensions des pièces varient de 85 sur 70 cm pour la plus grande, Portrait as a Vanity, à 24,4 sur 33,5 cm pour la plus petite Still life with breast. Il y a sept photos verticales, dix‑sept carrées et huit horizontales.
Camilo Andrés Aguledo, Andrea Nucamendi
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Vue de FORBO, pièces de Simon Paccaud et de Louis Thillaye
SIMON PACCAUD – LOUIS THILLAYE FORBO MARBRIER 4, GENÈVE Nous avions comme postulat de départ et pour choix de l’exposition, l’envie de mettre en lumière une proposition artistique, une pratique curatoriale et un lieu susceptible d’apporter un regard, sinon nouveau, en tout cas différent du concept d’exposition classique. L’idée étant de pouvoir questionner des mouvements de création contemporains dans le sens le plus vivant et immédiat du terme. Dans cet esprit, l’exposition FORBO de Simon Paccaud et Louis Thillaye présentée au Marbrier 4, nous semblait représenter exactement ces mouvements recherchés. C’est dans le Quartier des Bains de Genève, qui apparaît comme l’une des plateformes les plus importantes de l’art contemporain suisse et qui regroupe diverses galeries d’art autour de deux institutions majeures, le Mamco et le Centre d’art contemporain, que l’on peut, depuis quelques mois, s’arrêter sur ce nouvel espace indépendant géré collectivement par sept Genevois et étudiants en art : Timothée Calame, Timothée Endt, Boris Meister, Nathaniel Monjaret, Alan Schmalz, Guillaume Gagnon Vogt et Léo Wadimoff. Les Marbrier 4 touchent à l’art contemporain, à l’édition, au cinéma et à la musique, avec comme envie celle de travailler avec des artistes émergeants ou en plein développement. L’espace diverge de l’habituel white cube, le lieu qu’occupe actuellement le collectif nous posant dans une interstice géométrique qui est à chaque nouvelle exposition réfléchi et utilisé par les artistes et le‑les commissaire‑s (pour FORBO Nathaniel Monjaret) afin de faire dialoguer pièces et displays avec le lieu.
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la bibliothèque de Marbrier 4
SIMON PACCAUD – LOUIS THILLAYE FORBO
Vitrine à même le trottoir, sol monté de petites catelles blanches et faux plafond en « dalles PVC » type bureau, l’espace paraît à première vue compliqué à investir. Pourtant, c’est bien cet aspect atypique du lieu et son utilisation qui nous ont intéressés. Display monté en chorale par les deux jeunes artistes étudiants à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne, Simon Paccaud et Louis Thillaye, et deux des membres de Marbrier 4, Nathaniel Monjaret et Léo Wadimoff. FORBO présente deux pratiques différentes mais qui, par leur accrochage, mènent un dialogue rythmé avec l’espace et les pièces elles‑mêmes. Simon Paccaud travaille beaucoup à partir de son vécu, des anecdotes et des clins d’œil personnels au travers d’objets récupérés ou réinterprétés. Louis Thillaye cherche, à travers les matériaux et leur traitement, une manière alternative d’avoir une activité picturale : goudron liquide sur papier photo, colle, Forbo (stade synthétique) sur polystyrène, sculpture en Sagex, polystyrène brulé au chalumeau, etc. Le moteur principal dans cette exposition, ainsi que dans le fonctionnement des Marbrier 4, pourrait donc être résumé par une recherche dans l’émulation collective, une somme de gestes et de propositions pensés en amont et créés in situ. Au sol, trois panneaux recouverts de colle Forbo et de peinture verte, plus loin, un miroir maintenu par un « serre joint » en métal rouge qui fait communiquer sol et plafond. D’un côté, posé à même le sol, sept panneaux de Sagex peints et brûlés au chalumeau par Louis Thillaye et, de l’autre côté de l’espace, en réponse à l’empilement : deux des mêmes panneaux posé sur un « mobilier » fabriqué, puis un troisième accroché au mur.
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Des jeux de lumière et d’ombre rythment aussi les pièces entre elles, tel le Sagex sculpté et posé sur une étagère Ikea à identité modifiée : support/sculpture. Les propositions faites par les Marbrier 4 consistent en une étagère bancale, une table montée d’un plateau en métal sur tréteaux. Des panneaux de bois s’insèrent dans l’ensemble et proposent un visuel qui concorde parfaitement avec les pièces des deux artistes. Les pratiques se complètent et forment une construction visuelle, un ensemble cohérent et homogène. L’exposition FORBO est à ce titre bien représentative de cette pratique qui marque également l’identité, l’angle d’approche du lieu et qui représente l’un des points principaux qui nous intéresse, en lien à notre postulat de base. C’est à dire non pas un schéma d’exposition avec un espace qui sert juste de contenant aux pièces pensées et montées par les artistes seuls mais une émulation collective où les acteurs du lieu prennent part égale au processus. Le fonctionnement de cette exposition est basé sur une tentative de flexibilité et une communication maximale entre les travaux des deux artistes et le lieu. Comme nous le dit Nathaniel Montjaret, « le principe des vases communicants, tant au niveau de l’espace qu’au niveau d’un dialogue continu, a été une constante et une ligne conductrice durant la création de l’exposition. Ce principe de discours permanent, ainsi que l’émulation réciproque qui en a découlé, a fortement influencé notre choix dans la manière de concevoir le catalogue. Pensé et produit lors des trois jours de montage... » Ainsi, le catalogue de l’exposition s’inscrit totalement dans cette logique. Atypique par son contenu, il ne montre pas d’images des pièces ou du display final, propre et arrêté mais le processus du montage comme expérience décisive quant
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SIMON PACCAUD – LOUIS THILLAYE FORBO
à l’accrochage et à la présentation des œuvres. Dialogue direct entre les artistes et les curateurs, recherche commune d’équilibre, de rythme, et montage de pièces non pas à quatre mais à huit, dix mains. En parlant de l’intérêt porté à l’édition, l’idée est de produire une publication toutes les quatre expositions, en liant les quatre catalogues et en y incluant des interventions d’autres artistes ou des acteurs de Marbrier 4, avec textes et images pour en faire un magazine d’artistes un peu plus épais qu’un catalogue habituel et dépasser ainsi le simple résumé d’un évènement passé. Proposer une extension, aller plus loin dans la réflexion et la collaboration. Cet aspect « workshop » fait selon nous aussi l’un des intérêts des Marbrier 4 car, a priori, surtout dans le cadre des grosses structures, c’est une tournure qui est plutôt rare. On touche ici à quelque chose de vivant, de stimulant et d’immédiat et il nous semble important qu’actuellement, dans l’évolution de notre pratique artistique, le dialogue avec les autres et la spontanéité nous permettent d’élargir notre champ de vision et de compréhension de l’art. Nous retrouvons cette envie dans FORBO sous la forme d’un laboratoire de propositions. Selon Nathaniel Monjaret, c’est l’un des points les plus intéressants pour les artistes travaillant avec les Marbrier 4 et aussi pour eux‑mêmes, cette expérience se juxtaposant à leurs propres pratiques : tenter de créer une stimulation collective avec l’artiste et le collectif et en sortir une exposition propre à l’artiste mais aussi au lieu. Cette approche nous paraît assez unique, tout du moins à Genève, et fait vraiment sens avec le lieu, l’époque et la ville à l’heure actuelle. Un collectif motivé, un jeune espace prometteur, telle est notre vision pour ces jeunes artistes actifs : les Marbrier 4.
Sébastien Mennet, Aude Richard, Cloé Schaller
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Vue de l’exposition : au premier plan, une maquette de Rémy Jacquier, au mur un tableau de Christian Robert‑Tissot.
CHRISTIAN ROBERT-TISSOT – RÉMY JACQUIER GALERIE BERNARD CEYSSON, GENÈVE1 La galerie Bernard Ceysson s’est installée au 7 rue du Vieux‑Billard depuis le mois de mars 2012, le cœur du Quartier des Bains, désormais incontournable de la vie culturelle genevoise. Le parti‑pris d’Evergreen, précédent propriétaire lui même tourné vers l’activité de galeriste, pour investir le vaste espace a été respecté par les associés de la galerie Bernard Ceysson pour offrir au visiteur un vrai « parcours d’exposition », ouvert jusque dans les bureaux. On peut en effet découvrir les œuvres de Christian Robert‑Tissot et de Rémy Jacquier dans la salle principale mais aussi dans un petit appendice plus intime d’à peine une dizaine de mètres carrés, et enfin dans l’arrière boutique où se côtoient indifféremment des œuvres exposées et celles d’autres artistes, stockées avec soin comme des matériaux nobles de part et d’autre de la pièce. L’ambiance est neutre avec un éclairage au néon, le volume agréable quoique légèrement bas de plafond de l’aveu de François Ceysson. Probablement l’un des espaces d’exposition les plus visibles et lumineux des Bains, notamment du fait de sa vitrine offrant une visibilité totale des expositions en cours depuis l’extérieur. Une volonté de transparence et de mise en situation de découverte progressive qui pourrait dépasser la simple architecture du lieu. Bernard Ceysson semble en effet vouloir donner à ses galeries, au nombre de cinq aujourd’hui, la même ligne que celle qui a animé son parcours au sein de l’institution française. De son poste d’enseignant aux Beaux‑Arts de Saint‑Étienne à son rôle décisif dans la constitution et la direction du Musée d’Art moderne de la même ville, peut‑être plus encore dans la conviction avec laquelle il a soutenu l’avant‑garde française représentée 1
Du 13 septembre au 4 novembre 2012.
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Vue de l’exposition : au premier plan, les maquettes-sculptures, au mur les fusains, au fond les Guitares de Picasso par Rémy Jacquier.
Kidnapping de Christian‑Robert Tissot
CHRISTIAN ROBERT‑TISSOT – RÉMY JACQUIER
par Support‑Surface dans les années 1970, sa carrière a été marquée par son engagement dans la transmission et sa volonté de promouvoir des pratiques parfois peu populaires, se situant souvent au‑delà d’objectifs mercantiles, mais toujours en lien avec le circuit muséal. Une ligne qui, si elle privilégie sans conteste des personnalités aujourd’hui reconnues, souhaite aussi laisser une place importante à des artistes plus jeunes encore souvent méconnus du public. L’espace de la rue du Vieux‑Billard semble ici parfaitement illustrer ce parti pris : une double affiche, un artiste à la pratique bien connue du milieu genevois et un autre plus jeune, présentant un travail formalisé par le biais de plusieurs médiums dans une perspective de recherche, sensiblement moins connu du croissant helvétique. Une exposition contrastée avec de grands châssis au rendu polychrome, frappant le regard et offrant une lisibilité immédiate pour Christian Robert‑Tissot, alors que Rémy Jacquier propose des maquettes architecturales réalisées en carton plume blanc ou noir, des guitares en contreplaqué issues de l’observation des peintures de Picasso ou encore des croquis au fusain présentés sur de grands formats de papier. On a le sentiment d’un travail en cours, d’une sorte d’aperçu d’atelier pour l’un, mis en relation avec des pièces où concept et langage esthétique ont trouvé un équilibre bien installé, un produit efficace et très « vendable » pour l’autre. La coexistence des œuvres dans l’espace de la pièce principale se traduit par une répartition assez rationnelle et une délimitation semblant limiter au maximum les interactions. L’espace aux murs est principalement dédié aux grands formats de Robert‑Tissot, la petite pièce et l’angle situé à l’entrée de la galerie à ceux de Jacquier, le centre étant
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occupé par les maquettes et la sculpture improbable au format modeste réalisée à partir d’une interprétation de la signature de Beethoven. Les guitares sont quant à elles regroupées en un cercle fermé situé dans « l’angle Jacquier ». Le dialogue fonctionne par contraste : l’un met l’autre en avant dans un dispositif laissé au libre choix des deux artistes. Un accrochage où l’on sentira d’emblée que le but est avant tout de montrer les œuvres sans forcément questionner de façon profonde la mise en espace elle‑même, rappelant ainsi qu’une galerie, même fondée par un personnage rompu à ces questions, reste avant tout un lieu de vente. Le lien mis en avant par la galerie pour co‑exposer ces deux artistes serait leur recours commun au langage. Si cette hypothèse paraît claire en ce qui concerne le contenu évoqué par les œuvres de Christian Robert‑Tissot, qui laisse voir les couches picturales d’une sorte de recherche des limites plastiques associées à une satiété sémantique, elle le semble moins pour les travaux de Rémy Jacquier. Les maquettes blanches positionnées sur socles dans l’espace principal, face donc au Ugly but honest de Robert‑Tissot, pourraient en être un bon exemple. On admet qu’il s’agit d’un langage architectural tourné vers l’absurde, mais la référence à une lecture des partitions de Charlie Parker, retranscrite grâce une « recette » tenue secrète, ne peut que nous échapper sans l’intervention d’un médiateur. Il en va de même pour les modèles noirs présentés dans la petite pièce, qui traduiraient davantage un climat d’austérité pure qu’une spatialisation faisant référence à des mots en braille. Si l’intérêt créatif des deux approches ne fait aucun doute, la rencontre tiendrait donc plutôt du concours de circonstance bien senti complétant une volonté de parrainage plus ou moins tacite.
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CHRISTIAN ROBERT‑TISSOT – RÉMY JACQUIER
Rémy Jacquier expose en effet pour la quatrième fois avec la galerie Bernard Ceysson, achevant sa « tournée » ici au 7 rue du Vieux‑Billard, tandis que Christian Robert‑Tissot, dont le travail était semble‑t‑il déjà connu des nouveaux locataires de l’ancien siège d’Evergreen, était présent lors de leur première visite au Quartier des Bains. Le choix de la galerie semble donc être un compromis entre coup de cœur et étude de marché, dans une volonté néanmoins sincère de promouvoir un champ large de pratiques, un dernier argument qui a su convaincre Robert‑Tissot d’exposer pour l’occasion. Spécifique à cette dernière localisation de la jeune enseigne, le parti d’une double affiche qui accompagne la première année d’ouverture est sans conteste une façon intelligente, bien que parfois risquée, de convier le public local à venir découvrir des artistes français peu connus. Si l’exposition Robert-Tissot/Jacquier ne marquera sans doute pas les annales par son accrochage ou la mise en lumière inattendue d’œuvres révolutionnaires, elle n’en demeure pas moins un reflet intéressant de la rencontre entre le milieu de l’art contemporain genevois et une galerie menée par un personnage phare de l’institution muséale française de ces trente dernières années, connu pour son engagement et sa passion profonde pour les questions artistiques de fond. Du paradoxe lié à l’aspect mercantile de l’exercice de cette nouvelle activité naît ici une exposition à parcourir, dans un espace réservant somme toute quelques surprises où les artistes cohabitent dans un constat simple : l’un joue à domicile, l’autre en déplacement. Une qualification qui pourrait coïncider avec la nature même des travaux présentés.
François Dehoux, Diego Guglieri Don Vito, Léo Sexer
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Vue de l’exposition : sculptures de Maria‑Carmen Perlingeiro, tableaux de Josée Pitteloud.
Vue de l’exposition : photographies de Catherine Rebois, sculptures de Maria‑Carmen Perlingeiro
MARIA-CARMEN PERLINGEIRO – JOSÉE PITTELOUD – CATHERINE REBOIS LATENTES ESPACE L, GENÈVE
PIGNON SUR RUE La galerie Espace L, ouverte en novembre 2011, propose cet automne l’exposition Latentes. Après quelques tribulations dans la zone industrielle des Acacias, camouflé dans la grisaille du paysage, un modeste panneau nous aiguille enfin. Arrivées au fond d’un dédale d’escaliers et de couloirs, nous rencontrons la galeriste, Leticia Maciel, d’origine sud‑américaine. « L » est alors revenue sur la particularité du lieu, au cœur d’un réseau émergent qualifié de « second quartier des bains ». MELTING POT L’Espace L, white cube lumineux et inattendu dans le quartier, présente une sélection d’artistes contemporains brésiliens, avec « un contrepoids européen ». La galerie dispose aussi d’une arrière‑salle dédiée à la lecture et aux ateliers de photographie. De là, nous pouvons accéder à une terrasse et y découvrir un paysage industrialisé en friche. Le lieu d’exposition nous amène donc à découvrir un paysage urbain que nous n’avons pas l’occasion de voir. Cependant, cette situation oblige le spectateur à connaître l’existence du lieu pour trouver l’accès. Dommage ? RENCONTRE Adon Peres accepte avec grand plaisir de nous rencontrer au sein des locaux de l’Espace L. D’origine brésilienne, il a suivi une formation d’histoire de l’art à Genève puis aux Arts décoratifs de Londres. Il s’est par la suite installé à Paris où il est devenu responsable de l’Espace topographique de l’art
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situé dans le Marais. Lors d’un passage à Genève, son amie Leticia Maciel lui a proposé de collaborer avec elle à la création d’un espace permettant la rencontre entre l’art contemporain brésilien et européen. Pour cette troisième exposition annuelle, tout commence par l’envie de travailler avec une sculptrice brésilienne, Maria‑Carmen Perlingeiro qui vit à Genève. Le hasard joue aussi un rôle dans ces choix. Peu de temps après cette première rencontre, Adon croise de manière inattendue une amie de longue date, Josée Pitteloud, peintre brésilienne. Elle lui donne alors l’envie d’introduire ce médium dans son projet. Il réfléchit ensuite à une troisième pratique qui pourrait être complémentaire : la photographie. Il contacte alors l’artiste Catherine Rebois, française vivant à Paris. PROCESSUS DE RÉVÉLATION Selon le commissaire, Latentes trouve sa poésie dans la manière dont chaque artiste exposée aborde son médium et ce qui le caractérise. Leurs trois processus reposent sur les aléas et les réactions inhérentes aux matériaux et techniques utilisées. M.‑C. Perlingeiro développe son œuvre autour d’un matériau, l’albâtre. L’albâtre est une pierre blanche, souvent utilisée en sculpture. L’artiste taille peu la pierre, au contraire elle en utilise les irrégularités. Ces imperfections sont des qualités avec lesquelles elle compose, instaurant parfois un dialogue en y mêlant la feuille d’or et le poil. Ce travail est à notre sens assez mitigé. Les œuvres sans éléments autres que de la pierre nous paraissent « déjà vues ». Plus généralement, nous avons eu beaucoup de mal à percevoir un intérêt autre que « décoratif ».
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M. C. PERLINGEIRO – J. PITTELOUD – C. REBOIS LATENTES
Josée Pitteloud, qui peint à l’acrylique, a pour protocole de laisser reposer ses toiles. Ce temps lui permet d’observer son tableau dans les moindres détails, les moindres changements, et d’intervenir à nouveau. Nous pouvons entrevoir ce travail, long et minutieux, en contemplant ses toiles. Elles nous offrent la possibilité de voyager dans un monde que construit l’artiste. L’abstraction de ses œuvres rend l’idée encore plus intéressante. Néanmoins, une présence plus importante nous aurait réellement conduites dans son univers. Enfin, Catherine Rebois appelle dans ses images un jeu sur la temporalité, le décalage et les non‑dits du corps dans sa confrontation au réel. Cet ensemble crée des images qui peuvent paraître simples mais qui dévoilent une grande complexité sur le corps humain. À ce propos, le commissaire nous renvoie à cette plus que fameuse citation de Michel‑Ange : « Chaque bloc de pierre renferme une statue et c’est le rôle du sculpteur de la découvrir. » COMME LE « PETIT POINT SUR LA PAGE BLANCHE » A l’entrée de l’espace, se côtoient une série de photographies de Catherine Rebois, Le Temps de se faire cuire un œuf, et une sculpture de M.‑C. Perlingeiro, Piercing. Celle‑ci est prolongée par les ombres franches que dessine l’éclairage, faisant ressortir le caractère brut de la pierre. Plus loin, sur la droite, la peinture contemplative de Josée Pitteloud baigne dans une lumière venant tant de fenêtres que de spots. En face, nous retrouvons les sculptures d’albâtre, présentées sur des tables noires, triangulaires, se réfugiant jusque sous l’escalier. Le Temps d’une affaire, une série photographique, vient clore l’exposition. Sur les murs de l’espace « workshop »,
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nous retrouvons cinq images de Catherine Rebois. Souhaitant créer l’exposition avec ces artistes, Adon Peres les convie à venir remplir cette « page blanche », avec une sélection de leurs œuvres. Chaque pièce dispose de l’espace qu’elle requiert, l’accrochage en apparence simple et généreux est l’invitation à une lente révolution, circonscrite par les murs, que rien n’interrompt. L’investissement des lieux nous a surprises par un accrochage très conventionnel des toiles et des photographies aux murs sans vraiment jouer avec les sculptures, qui se sont retrouvées pour certaines « au coin ». Grâce à l’Espace L, l’art brésilien contemporain fait donc son entrée à Genève, arrivée à saluer. Cependant, la page Latentes ne serait‑elle pas restée un peu trop blanche, au regard d’un art à la venue si récente dans la ville ? Une écriture éparse et trop classique a cloué aux murs, et pour de bon, une rêverie pourtant présente. Plus que quelque chose de non révélé, il y a quelque chose de non réalisé, que les œuvres semblent se chuchoter entre elles.
Sharon Tordjman, Marianne Sibille
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Une moto de Chicara Nagata
MAD GALERIE GENÈVE Si un jour vous vous baladez dans la rue Verdaine, vous tomberez forcément sur un endroit peu commun, la MAD (Mechanical Art Device) Galerie. La première particularité de cet endroit est, comme son nom l’indique, de proposer des œuvres principalement mécaniques, ou faisant référence à l’univers mécanique. La plupart sont des objets fonctionnels détournés, parfois au point de n’être plus que décoratifs. L’autre particularité de cette galerie est qu’elle est aussi le magasin de la marque MB&F (Maximillien Büsser and Friends). Cette marque produit des montres de luxe particulièrement extravagantes, mais pas de n’importe quelle manière : alors que les autres entreprises horlogères commencent d’abord par construire leurs montres d’un point de vue fonctionnel, la marque MB&F, elle, commence à partir d’un concept auquel elle donnera une forme. D’un côté, c’est un procédé d’ingénieur, de l’autre un procédé d’artiste. C’est de là qu’est né notre intérêt pour la galerie. C’est une galerie‑concept, hybride, entre boutique de luxe et lieu d’exposition où les objets sont eux aussi dans un entre‑deux : l’art et l’artisanat. La galerie se présente comme une salle unique, d’une trentaine de mètres carrés. L’espace est aménagé de manière à mettre en valeur les artistes invités ainsi que les montres de la marque. Le lieu s’inspire de la tendance white cube, typique des galeries d’art contemporain. Ici, le sol est sombre et les murs sont blancs. Cela permet d’avoir une présentation sobre qui ne distraira pas le spectateur des œuvres et permettra une géométrie variable du lieu. Lorsqu’on rentre pour la première fois dans la galerie, on a droit à un accueil très chaleureux (bien
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Claude Ninghetto, La Pierre de foudre, s. d., et sculpture de Xia Hang
MAD GALERIE
que marketing) qui vient contraster avec la froideur métallique des pièces présentées. C’est dans ce décor que les objets font ressortir une ambiance de boutique de luxe. Cela est dû probablement à l’hyper luminosité de l’endroit qui les fait briller comme des trésors. L’espace est petit pour la quantité d’objets présentés, par conséquent ce n’est parfois pas évident de différencier les œuvres entre elles. Mais ce défaut procure également la sensation d’être dans un cabinet d’inventeur très vivant, où les idées d’inventions se confrontent pêle‑mêle. On trouve donc au mur des œuvres de Marc Ninghetto, de grandes photographies où l’on peut voir Goldorak ou Astroboy. Ils sont esseulés et incrustés dans des panoramas réels. Une immobilité de ruine se dégage de ces photos, ce qui contraste avec l’interactivité et le mouvement des autres objets de la galerie. Également au mur, nous pouvons observer des photographies de montres vendues par la marque. De cette manière, les montres sont présentées comme des œuvres d’art au même titre que les photos d’artistes. Autour du pilier central, ainsi qu’à divers autres endroits de la salle, se trouvent plusieurs socles sur lesquels sont présentées les montres. Sur d’autres présentoirs, plus petits, on peut apercevoir les lampes folles de Frank Buchwald, qui inspirent un étrange climat post‑apocalyptique. Autre pièce particulière : entre design, sculpture vivante et horloge de luxe, il y a les Hour Glasses de Marc Newson. Il s’agit de sabliers de verre dans lesquels coulent de minuscules boules d’acier précieux. En voyant ces sabliers, on se questionne sur la nature cyclique des inventions (l’inspiration dans le passé) et le fameux « c’était mieux avant ! ». Sur des
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Robert Stirling, Stirling Cars A1
MAD GALERIE
podestres disséminés aux quatre coins de la pièce, on trouve les statues humanoïdes de Xia Hang. Leur apparence est un curieux mélange entre la science‑fiction et l’érotisme. Comme chez Marc Ninghetto, il y aussi des références à un bestiaire de l’imaginaire collectif mais, contrairement à l’artiste suisse, ce fantasme n’a rien de nostalgique, il est ici présenté comme ludique et décomplexé. Dans un autre coin, on trouvera des lampes mouvantes de Jake Dyson, fils du célèbre inventeur d’aspirateurs et dont le design évoquera justement ces origines. Proche de la vitrine qui donne sur l’extérieur, il y a les trois motos de Chicara Nagata. Ce sont non seulement les objets les plus chers mais aussi les plus impressionnants de la galerie. Ces motos ne sont sûrement pas faites pour rouler et encore moins prévues pour être homologuées. Ces véhicules ont entièrement perdu leurs fonctions premières et ne sont plus que des objets esthétiques à part entière. Les modèles de ces motos rappellent une époque révolue, peut‑être plus romantique, où les objets qui nous entouraient nous étaient moins opaques. Car c’est de cela qu’il s’agit dans la MAD Gallery : c’est un lieu qui fait revivre la fascination pour les objets mécaniques, en donnant au spectateur l’opportunité de vivre une expérience interactive avec les œuvres. La plupart sont de petits automates que l’on peut actionner et dont on verra les rouages fonctionner. À l’ère du digital où tout mécanisme est caché, il y a une certaine magie à voir ces objets entrer en mouvement. C’est une magie visible qui nous ferait croire que l’on pourrait agir dessus si on prenait le temps de la comprendre. C’est pour cela que nous interprétons cette exposition comme profondément
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nostalgique : à la manière de Marc Ninghetto, les robots de notre enfance ne sont plus que des ruines dans nos vies modernes. Mais ceci est notre avis, alors pour conclure, nous sommes allés demander à Charris Yadigaroglou (chargé de la communication de la galerie) comment ils se considéraient : « J’imagine que certaines galeries ne nous considèrent pas comme une galerie. Ce n’est pas un problème. Nous, on fait notre truc et on n’a pas de soucis par rapport à ça. Je dis ça parce qu’on est un peu à mi‑chemin. Une galerie d’art pur ne ferait que des pièces uniques. Ou à la rigueur de petites séries et des artistes reconnus. Nous, on est un peu moins puristes, on a un mélange d’objets. Déjà, par exemple, nos montres. Encore une fois, nous, on considère que c’est de l’art mécanique. Mais, pour un artiste c’est un objet commercial, industriel. En même temps, certaines de nos pièces horlogères ne sont faites qu’à quelques exemplaires. Même dans l’art “pur“, il y a aussi des séries, que ce soit en photo ou en sculpture. Il y a des artistes qui, aujourd’hui, font des séries d’objets, des reproductions. Donc, cet argument là, on le comprend, mais pas trop en même temps. Je pense que ces frontières se brouillent. »
Luis Pages, Frédéric Wyss
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Vue de l’exposition Mouvances
Vue de l’exposition Mouvances
MOUVANCES. LES TRIBULATIONS DE LA PHOTOGRAPHIE DANS LE MONDE DE L’ART DE 1888 À NOS JOURS LE COMMUN, GENÈVE Le Commun, institution subventionnée par la ville de Genève, se trouve dans le Bâtiment d’art contemporain (BAC) qui se situe dans le Quartier des Bains et qui regroupe différents lieux d’exposition comme le Mamco, le Centre d’art contemporain, le Centre de la photographie et le FMAC. Le Commun est un espace d’exposition permettant, sur acceptation d’un dossier, à toute personne qui le désire de réaliser une exposition. Il a accueilli, du 11 octobre au 24 novembre 2012, la Fondation Auer Ory pour la photographie avec l’exposition Mouvances. Les tribulations de la photographie dans le monde de l’art de 1888 à nos jours. Une exposition qui présente plus de 300 photographies autour des mouvements artistiques du XXe siècle et du début du XXIe. Notre principale motivation à présenter cette exposition est qu’elle est organisée et présentée non par des artistes mais par deux collectionneurs, Michel Auer et Michèle Ory, les fondateurs de la Fondation Auer Ory pour la photographie. Ces deux passionnés de photographie se rencontrent en 1974. En 1990, ils unissent leurs collections. En mars 2009, ils créent la Fondation Auer Ory pour la photographie et font don de l’ensemble de leur fonds à la fondation. Depuis l’été 2012, un bâtiment a été construit à Hermance, qui abrite et conserve l’ensemble de leur collection, soit plus de 50.000 tirages originaux, mais aussi 22.000 livres et 500 appareils photographiques. C’est M+M Auer qui propose le projet à la Ville. Ces deux passionnés de photographie ne font pas simplement une collection d’images mais une collection de l’histoire de la photographie. Ils collectionnent tout ce qui touche de près
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vue de l’exposition Mouvances
MOUVANCES. LES TRIBULATIONS DE LA PHOTOGRAPHIE DE 1888 À NOS JOURS
ou de loin à ce médium. Ils ont toujours été intéressés par l’évolution aussi bien des techniques, des appareils, que des photographies elles‑mêmes et également par l’esprit des photographes. Ce projet se veut un voyage dans le temps à travers les images ; ou comment montrer l’évolution de l’image et de l’humanité, retracer l’histoire de la photographie en présentant des clichés emblématiques et des artistes phares, des images qui marquent des périodes photographiques. Le but de l’exposition n’est pas de présenter une suite ennuyeuse de clichés connus, mais de montrer toute la magie et la diversité de la photographie et de son histoire. Étant donné que leur bâtiment à Hermance est pour l’instant privé et qu’ils n’ont pas de lieu d’exposition, M+M Auer essayent de partager leur passion dans des lieux tels que Le Commun ou le Musée d’art et d’histoire de Genève où ils ont présenté en 2004 une exposition similaire : M+M, une histoire de la photographie. Une fois leur dossier accepté par la Ville, M+M Auer ont eu carte blanche pour le choix des images et pour l’accrochage. Parmi les 50.000 photographies de la fondation, Michel et Michèle Auer ont sélectionné 300 œuvres qui retracent l’histoire de la photographie de 1888 à aujourd’hui. Ils nous présentent également dans des vitrines des posters, des livres, des albums de famille, des publicités. Malgré la variété de cette exposition, on imagine bien qu’ils auraient préféré pouvoir installer leur projet au complet dans un espace plus important. En comparant les différentes époques de l’histoire de la photographie, l’exposition permet de constater qu’un artiste pouvait aisément passer d’un mouvement à un autre. Lucien Mermet‑Bouvier, chroniqueur photographique, dit que ce
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que montre l’exposition, c’est que les véritables artistes photographiques ne se sont jamais reposés sur leurs lauriers ; ils ont constamment évolué dans l’expérimentation. On a également remarqué la diversité des artistes présentés. Les images ont été sélectionnées pour leur authenticité et non pour leur renommée, malgré des clichés d’artistes tels que Man Ray, Henri Cartier‑Bresson, Rotchenko ou Kosuth. La Fondation Auer Ory a réussi a créer une exposition passionnante et diversifiée. L’accrochage, qu’ils ont fait eux‑mêmes, est assez classique mais pourtant toujours en cohérence avec le style de la photographie proposée. Il met très bien en valeur toutes ces œuvres. Il fait en sorte que le spectateur, grâce au jeu d’agencement de formes et de couleurs, du passage d’une image à une autre, puisse voyager à travers le temps de manière immédiate. Nous passons de Muybridge à Mauren Brodbeck en clin d’œil. Cependant, la quantité peut‑être trop importante d’œuvres exposées au Commun nous fait sentir comme une frustration de la part des collectionneurs qui ne peuvent pas encore, pour des raisons financières, nous présenter l’ensemble de leur collection qui se trouve dans leur bâtiment à Hermance, celui‑ci étant privé mais ouvert au public sur rendez‑vous. Leur travail de collectionneurs est d’une richesse rare. Leur exposition vise un public large, il n’est pas besoin d’être un érudit de l’art ou un photographe professionnel pour la comprendre et l’apprécier. C’est avant tout une trace laissée dans l’histoire de la photographie. Mais aussi une mémoire collective à transmettre. La création de la fondation permet de pérenniser la collection et de ne pas la disperser. Leurs expositions nous
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MOUVANCES. LES TRIBULATIONS DE LA PHOTOGRAPHIE DE 1888 À NOS JOURS
permettent de faire exister publiquement ces images. Les deux collectionneurs ne collectent pas dans un but mercantile, ils ne misent pas sur la tendance. Mais ils créent une archive de la photographie, tous genres confondus. Beaucoup d’artistes vivants leur lèguent leurs œuvres, pas pour être sur le marché mais pour être conservés et faire partie de leur collection. On peut questionner la raison de cette donation qui est en contradiction avec le marché de l’art actuel. L’ensemble de ces images sera‑t‑il un jour visible de manière permanente et à sa juste valeur ?
Louise Bailat, Juliette Russbach, Melanie Veuillet
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Maxime Bondu, Adirondacks, 2010 : 16 chaises longues en bois, tournées vers le centre d’art. Cette pièce se réfère à une photographie, prise sur un porte‑avion, dans laquelle des hommes assis contemplent une explosion nucléaire.
MAXIME BONDU – GAËL GRIVET DONNÉES INSUFFISANTES POUR RÉPONSE SIGNIFICATIVE VILLA DU PARC, ANNEMASSE AXIOME Données insuffisantes pour réponse significative, du 15 septembre au 10 novembre 2012 à la Villa du Parc, est une exposition de Maxime Bondu et Gaël Grivet, avec pour commissaire Émile Ouroumov. CONTEXTE SPATIAL Située au 12 rue de Genève à Annemasse, plus précisément au sein du parc Montessuit, la Villa du Parc est un Centre d’art contemporain depuis 1986. C’est également le pôle‑ressources départemental pour la médiation. Elle est soutenue par le Ministère de la Culture, le Ministère de l’Éducation nationale, la DRAC Rhône‑Alpes, la Région Rhône‑Alpes, le Département de Haute‑Savoie et la Ville d’Annemasse. Elle est aussi membre de l’association française de développement des centres d’art (DCA), de l’association Genève Art Contemporain (GAC) et du Réseau départemental d’échanges pour l’art contemporain de Haute‑Savoie. Elle entretient donc des collaborations avec les opérateurs d’art genevois comme avec les structures savoyardes, ainsi qu’avec plusieurs revues sur l’art contemporain (zéroquatre, daté.es, genève‑art‑contemporain), suisses ou françaises. Le bâtiment représente un espace d’exposition de 300 m², constitué de deux plateaux, d’un passage, d’une terrasse et d’une véranda. Le parc lui‑même est parfois utilisé pour des interventions artistiques. Au total, quatre ou cinq expositions – personnelles ou collectives – sont organisées chaque année au sein des murs du centre d’art, sans oublier les interventions hors‑les‑murs que des artistes sont quelques fois invités à réaliser. La programmation des expositions est effectuée dans une recherche de diversité 113
Vue de l’étage : au premier plan, Gaël Grivet, Stéréotropismes, 2012 : un travail qui reprend la démonstration de deux mathématiciens, affirmant que Sherlock Holmes a fait une déduction mathématiquement incorrecte quant à un relevé de pneu indiquant la direction qu’a emprunté un vélo. L’œuvre est composée d’un tableau sous verre représentant des courbes noires (évoquant des traces de roues de vélo), d’une édition rassemblant des éléments relatifs aux vélos, et d’un extrait de la nouvelle de Sherlock Holmes « L’École du prieuré ». Au fond : Maxime Bondu, Guam, 2012.
M. BONDU – G. GRIVET DONNÉES INSUFFISANTES POUR RÉPONSE SIGNIFICATIVE
d’artistes, de formes, de lieux, de temporalités afin de refléter la nature hétérogène de la production artistique contemporaine. En plus d’exposer les œuvres, la Villa du Parc développe une politique d’aide à la création auprès des artistes. Dans le but de développer un regard critique chez son public, elle déploie également un gros travail de médiation autour de ses expositions : visites commentées, conférences, rencontres avec des artistes ou des critiques d’art... Elle accompagne donc les artistes en amont comme en aval dans leur travail. L’exposition Données insuffisantes pour réponse significative, en tant que « stéréographie », fait partie du programme de la saison scolaire 2012‑2013 intitulé Two for Tea, qui vise à interroger le potentiel de collaborations artistiques en duo, par opposition au mythe de l’artiste solitaire1 . POSTULAT Émile Ouroumov, né en Bulgarie en 1979, développe une activité de curateur, le plus souvent expérimentale. Les expositions Paper Jam #1 (2010) et Paper Jam #2 (2012), organisées avec Charlotte Seidel à Paris, présentaient des œuvres photocopiées d’artistes qu’ils ne connaissaient pas. Déjà Lu (2011) exposait des fragments de communiqués de presse et autres textes sur l’art, retirés de leurs contexte, en tant que « boîte à outils pour jeunes curateurs ». Il a aussi organisé une exposition vidéo itinérante intitulée Projection (2010‑11). Il développe également un travail d’écriture en réalisant des écrits critiques et des essais rétrospectifs au sujet de différents artistes. Il est en ce moment en résidence de recherche à la Maison Baron à Genève. 1
Voir http://www.villaduparc.org
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Vue du rez‑de‑chaussée : à gauche, Maxime Bondu, Challenger, 2009, photographie sous caisson lumineux de la plage de Cocoa Beach en Floride, où un débris de la navette spatiale Challenger a atterri en 1996, soit 10 ans après son explosion. À partir de l’image d’archive cadrée en gros plan sur le débris, l’artiste a constitué un panorama plausible autour de cet élément ; au fond, Maxime Bondu, Les possibles, 2012, et à droite, quelques éléments de Safari, 2012, de Gaël Grivet, 2 formes en simili‑cuir et 4 photographies trouvées encadrées. Les pièces de skaï évoquent les parties préhensibles des appareils photo qui autrefois étaient en cuir de chèvre. Elles sont disposées sur le mur comme des trophées de chasse et évoquent la dimension impérialiste du dispositif photographique ainsi que la relation triangulaire entre photographe, photographie et photographié.
M. BONDU – G. GRIVET DONNÉES INSUFFISANTES POUR RÉPONSE SIGNIFICATIVE
Pour Données insuffisantes pour réponse significative, la Villa du Parc voulait au départ travailler avec Maxime Bondu, Émile Ouroumov devant le curater. En dialoguant, Maxime a émis la possibilité d’exposer aussi Gaël Grivet qui était l’une de ses connaissances. Les centres d’intérêts des deux artistes étant assez proches, Ouroumov a décidé de s’appuyer sur cela comme base de départ pour l’exposition. Plutôt que de faire deux monographies, l’idée est venue de faire s’entrechoquer les œuvres pour créer du sens – sans pour autant parler d’exposition collective. Émile Oumourov utilise le terme de « stéréographie » pour désigner son exposition. Le titre, quant à lui, est tiré d’une nouvelle de science‑fiction d’Isaac Asimov. Cette phrase est la réponse d’une forme d’intelligence artificielle la plus aboutie possible à la question : « Est‑ce que le Soleil, une fois éteint, pourra retrouver sa jeunesse ? » En d’autres termes : « L’entropie peut‑elle être réversible ? » RAISONS SUFFISANTES Nous nous étions au préalable renseignés sur le curateur. Nous avons été séduits par le fait qu’Émile Ouroumov prenne souvent des risques dans le choix des sujets ou dans l’accrochage de ses expositions. Mais cette exposition semblait beaucoup plus classique, cela a attisé notre curiosité. Si l’exercice n’était pas ici dans la forme, il l’était sur le fond puisqu’il s’agissait en premier lieu de mettre l’accent sur un processus de travail commun et non sur des œuvres. Données insuffisantes pour réponse significative nous a tous les trois motivé par rapport à nos pratiques : que ce soit le processus de création qui s’inspire de faits d’actualité pour créer
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des œuvres ; ou encore dans la forme elle‑même, très liée pour certaines pièces à la mesure et à certaines expériences ou démonstrations scientifiques. Ce qui nous a surtout amusés, c’est l’aspect ironique sous‑jacent à chaque pièce : elles jouent toutes avec des codes définis (science, art, expérimentation...) en les transplantant dans un autre domaine et sous une autre forme. L’exposition est aussi multiforme et regroupe de nombreux médiums différents, il est intéressant de voir se confronter dans une même pratique ces différentes formes, les artistes actuels ont de plus en plus tendance à vouloir éclater les limites de chaque pratique et à les faire s’entremêler. Confronter ces différences/ressemblances au sein d’une même exposition est souvent très riche du point de vue curatorial et cela nous a beaucoup influencés dans notre choix. Données insuffisantes pour réponse significative est une exposition qui cite et emprunte. Le titre est lui‑même une citation et les œuvres présentées s’inspirent le plus souvent de faits‑divers. La cohérence de l’exposition est assez particulière, car elle est portée par la similitude du processus de travail des deux artistes, les œuvres se confondent et se font écho. En général, une exposition présente des œuvres abordant les mêmes thèmes ou des artistes avec les mêmes préoccupations, ici les deux s’amalgament de manière assez subtile et forment ainsi cette cohésion si particulière. Ce qui amène le visiteur à saisir les différences par une analyse un peu plus poussée des œuvres respectives. Pour ce qui est des artistes, Maxime Bondu explore et utilise les rapports que peuvent entretenir l’art et la fiction, la science‑fiction, ainsi que l’archéologie qui est très présente
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M. BONDU – G. GRIVET DONNÉES INSUFFISANTES POUR RÉPONSE SIGNIFICATIVE
dans son travail. Par exemple pour le projet Rosen Association réalisé avec l’architecte Brent Martin, il imagine les plans du siège de la Rosen Association qui est une société de fabrication d’androïdes qui apparaît dans la nouvelle de Philip K. Dick « Do Androids Dream of Electric Sheep ? ». Ce plan est reproduit grâce à une technique tombée en désuétude, celle du cyanotype. Le tirage obtenu est d’un bleu caractéristique qui signe une époque antérieure au développement de la numérisation et de l’informatique. Cette opération de confrontation entre une fiction futuriste et un moyen technique dépassée met l’accent sur la friction qu’il peut y avoir entre la fiction et la réalité et fait de l’œuvre d’art le produit de cette friction, le témoignage d’un fait précis au regard d’une réalité présente. Gaël Grivet, quant à lui, s’intéresse au fait que sans image, sans trace visuelle, l’information n’existe pas. Ainsi, il essaie de reconstruire un sarcophage romain au moment de sa découverte par les autorités genevoises, d’après une dépêche trouvée dans un hebdomadaire genevois (Sans titre – Sarcophage, 2012). En mars 2012, a été découvert au port franc de Genève un sarcophage romain en marbre blanc appartenant à la galerie Phoenix Ancient Art. Ce sarcophage pourrait provenir de fouilles illégales près d’Antalya en Turquie, il a été entreposé et stocké sous une couverture en toute illégalité. Gaël Grivet a reconstitué la forme qu’aurait pu avoir le sarcophage au moment de sa découverte, c’est‑à‑dire un bloc de marbre caché sous une couverture. Sans aucun jugement de valeur apparent, l’objet est présent dans l’exposition, évoquant et rejouant un fait passé. Objet ambigu qui dévoile une sorte de rapport entre l’art et le marché. Dans l’exposition, le sarcophage reconstitué est à la fois le témoin et l’acteur créant du sens par rapport à l’actualité.
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RÉPONSE SIGNIFICATIVE Pour nous, l’une des grandes forces de cette exposition est son intérêt pour le fait‑divers. Le spectateur est libre de pousser sa réflexion sur des sujets attenants. Politiques par exemple, comme avec Guam de Maxime Bondu (2012), une série de diapositives représentant l’île de Guam, projetée sur un écran suspendu. Ces diapositives abîmées ont été retravaillées numériquement et remastérisées afin d’effacer toutes traces de leur passé, en écho avec la colonisation et l’occupation dont a souffert l’île. Elles sont maintenant devenues des images presque stéréotypées évoquant une île idyllique. Ou encore des sujets médiatiques, comme avec Cité (2012), du même artiste, une intervention dans le journal La Cité. Bondu avait été invité à faire une œuvre pour la rubrique « atelier » de ce journal. Il a alors repris une phrase d’une dépêche de l’agence Reuters : « On n’a pas constaté de risque imminent et grave mais si cette situation se prolonge sur plusieurs années, cela pourrait aboutir à un risque plus immédiat.» Des sujets économiques enfin, comme avec L’ampoule de Livermore (2012), toujours de Bondu, une reconstitution de l’ampoule de la caserne de Livermore, en Californie. Cette dernière avait été créée avant l’invention de l’obsolescence programmée. Aujourd’hui, elle fonctionne encore après 111 ans d’existence. Bondu a tenté de la reconstituer le plus fidèlement possible grâce aux moyens de production actuels. Il en fait ainsi le symbole d’une alternative possible à cet aspect contre‑productif auto‑assumé de l’économie mondiale. Tout comme les œuvres, l’exposition met en lumière certains événements ou paradoxes sans émettre un jugement de valeur très précis (à cet égard Sans titre – sarcophage de Gaël Grivet
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M. BONDU – G. GRIVET DONNÉES INSUFFISANTES POUR RÉPONSE SIGNIFICATIVE
est un exemple significatif), tout est possible. Elle est à prendre comme matière à réflexion et non comme bloc affirmatif. Cependant, dans cette optique, certaines pièces trouvent leur place mais paraissent peut‑être trop superficielles ou illustratives (on peut à ce titre citer l’exemple de la pièce de Bondu intitulée Les Possibles, 2012, constituée d’une desserte à plateaux coulissants sur laquelle sont posées des pièces de bois, rappelant différentes formes géométriques utilisées pour des dés de jeux de société sans pour autant être numérotés). Si de telles œuvres auraient pu ouvrir sur un autre sujet (ici le hasard), leur manque de complexité les rend trop réductrices comparées aux autres : le spectateur se retrouve guidé par la pièce alors que la possibilité de voguer entre les différentes propositions et problématiques était assez plaisant, en plus d’être intéressante. La diversité de formes et de médiums, alliée à l’humour des œuvres fait de l’exposition un moment agréable. Le spectateur se retrouve plongé dans une sorte d’histoire alternative où Sherlock fait des fautes de calcul, où les ampoules ne s’éteignent pas et où l’univers semble alors bien confortable. Ce dépaysement, pourtant ancré de manière très forte dans la réalité, nous incorpore en tant qu’éléments amovibles traversés de part en part par toutes les problématiques développées, à la fois acteurs et spectateurs de notre propre monde. Ainsi, dans Rover (2012), une vidéo de Maxime Bondu tournée en Idaho sur un terrain d’entraînement des astronautes choisi pour sa similitude supposée avec la surface lunaire, nous explorons un terrain étranger en (re)prenant nos repères2. Une série d’aveux d’échecs (‑14 cm ou Le gâteau de Gaël Grivet, 2012, Challenger de Maxime Bondu, 2009) nous fait prendre conscience de la mise en place souvent problématique de Dans cette vidéo, la caméra a été placée sur un véhicule télécommandé évoquant ceux utilisés pour les expéditions spatiales, mais bien moins performant. La vidéo montre l’image d’un lieu défini par un autre, une friction entre deux réalités. 2
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tous les processus dont nous dépendons actuellement. Entre les jeux de mesures et les conversions possibles (L’escalier de Bondu, 2012, un simple coffrage en bois destiné à produire un escalier, et donc un potentiel), tout peux encore se modifier. Les œuvres cherchent à créer des alternatives et à remettre en jeu des préoccupations qui semblent maintenant acquises.
Camille Clergeot, Simon Derouin, Emmanuel Loiseau
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Phillip King, Rosebud, 1962
Vue de la collection de post窶組raffiti de la Fondation Speerstra
PHILLIP KING LA COULEUR AU VOLANT FONDATION SPEERSTRA, APPLES1 La Fondation Speerstra propose une expérience unique de décalage surprenant entre l’univers du post‑graffiti new‑yorkais et la spectaculaire campagne morgienne où elle a établi résidence et ouvert ses portes en septembre 2012. D’énormes toiles de post‑graffiti, telles que celles de Crash, Futura 2000, Rammellzee ou Jonone accueillent les visiteurs de cette fondation installée dans de spacieux locaux industriels immaculés du village d’Apples. Cette fondation est l’un des premiers lieux au monde à se consacrer au post‑graffiti et se positionne visiblement dans un véritable désir d’inscription de ce mouvement dans l’histoire de l’art du XXe siècle. La fondation s’articule autour de la collection de Willem Speerstra, collectionneur passionné et visionnaire, qui se retrouve en contact de ce mouvement naissant à New York dans les années 1980 et y perçoit autre chose que du vandalisme. Il se met alors à collectionner jusqu’à assembler l’une des plus vastes collections privées de post‑graffiti et à nourrir le projet de création de cet espace. Le post‑graffiti, qui marque le passage du graffiti de rue aux galeries et aux musées, est cependant toujours en marge dans l’univers de l’art contemporain. Seules quelques exceptions telles que Jean‑Michel Basquiat, Keith Haring ou encore Banksy ont réussi ce transfert avec succès. La démarche de la fondation, qui consiste à ne pas proposer uniquement des travaux dans le créneau du street art, lui permet de se démarquer et d’offrir une nouvelle façon de voir le post‑graffiti. La première exposition d’art contemporain présentée en parallèle à la collection permanente est l’exposition Phillip King : la couleur au volant. Ancien assistant d’Henry Moore, King 1
Du 9 septembre au 23 décembre 2012.
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Phillip King, Blue Blaze, 1969
PHILLIP KING LA COULEUR AU VOLANT
est une figure discrète mais cependant phare du développement de la nouvelle sculpture anglaise dans les années 1960 dans le sillage d’Anthony Caro. C’est dans le sous‑sol de la fondation que nous arrivons dans l’exposition, après avoir traversé un couloir d’esquisses de ses nombreuses sculptures. Des accrochages variés nous accueillent avec certaines œuvres exposées sur les murs, d’autres sur le sol ou reliant les deux surfaces, mur et sol. La déclinaison anachronique de l’exposition permet de semer le doute sur les dates de réalisation des pièces qui couvrent les dix premières années et les dix dernières années de la carrière de King, moment où il se pencha plus particulièrement sur la question de la couleur. L’aspect industriel de ces deux salles, par les tuyaux métalliques qui traversent le plafond et les murs en briques pour l’une d’elles, paraît tout d’abord créer un parallèle avec les œuvres de King mais s’en éloigne lorsque nous finissons par distinguer les petites imperfections de chaque sculpture. Quelques traces de coulures, des fragments sans peinture et des marques sont perceptibles de très près, nous faisant réaliser que ces sculptures à l’apparence industrielle ont été conçues manuellement dans un atelier. Les croquis sont présentés pour rappeler l’importance d’une création physique et matérielle dans la conception des sculptures : « J’ai réalisé que travailler avec des formes abstraites n’avait pas forcément besoin d’être en opposition avec un intérêt pour l’humanité. Je pense qu’on regarde une sculpture physiquement, et pas seulement optiquement2 », explique l’artiste.
Philip King dans Tom Overton, 2009 : http://venicebiennale.britishcouncil.org/people/id/129 2
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Ces œuvres, qui pourraient paraître au premier abord comme une recherche purement formelle, se révèlent plutôt dérivées de réflexions sur les éléments constitutifs de la sculpture tels que l’objet, la couleur, la lumière, la pesanteur et l’espace. King s’intéresse à la transparence de la couleur : « Il y a de nombreux aspects invisibles dans la sculpture. Tout est tellement visible qu’il faut trouver l’invisible3 ». Un univers bariolé où certaines pièces aux couleurs plus neutres trouvent cependant leur place. La sculpture Window Piece (1961) est pourtant très simple puisqu’elle représente un grand carré vide de couleur blanche qui apparaît ici comme une couleur neutre. Cette pièce ancienne reflète en effet une autre époque de son travail dans laquelle la couleur n’était pas aussi présente qu’à l’heure actuelle. Sa sculpture Drift (1962) est également de couleur neutre et soulève quant à elle une autre problématique, celle du socle. L’artiste s’est en effet posé la question de comment produire une élévation sans échelle de valeur entre un objet et un socle. Il a trouvé une solution qui consiste à appuyer une pièce contre l’autre. Dans Drift, il s’agit de deux planches de bois dont l’une supporte la sculpture. Rosebud (1962) est conçu de la même manière avec deux demi‑cônes appuyés l’un sur l’autre à leur sommet. Blue Blaze (1969) est un escalier dont un coin repose sur le mur ce qui permet de l’élever alors que le reste de la sculpture se maintient au sol. Il peut y avoir des formes avec de la couleur mais pas de la couleur sans formes, ce qui indique que Philippe King est avant tout sculpteur avant de poser sa couleur. La couleur pour King est également une référence à l’idée d’une certaine évolution de la société, qu’il lie au développement de la publicité auquel il a assisté : « J’étais intéressé par la publicité, pour la couleur, les éléments formels. Les gens 3
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Entretien de Phillip King avec Samuel Gross, 27 juin 2012.
PHILLIP KING LA COULEUR AU VOLANT
sont beaucoup plus intéressés et immergés dans la couleur aujourd’hui, plus qu’ils ne l’ont jamais été. Je crois que l’on peut dire que s’il y a une évolution, si une civilisation se développe, ce développement passe par la couleur4. » Ces propos pourraient être interprétés comme un possible clin d’œil à l’influence de l’environnement visuel sur la diversité des modes d’expression. Malgré les apparentes contradictions formelles entre l’art de King et le post‑graffiti exposé à l’étage au‑dessus, la Fondation Speerstra nous propose une diversité d’interprétations de formes, qu’il s’agisse de sculpture ou d’écriture murale, liée et catalysée par la culture visuelle et pop qui nous entoure tous.
Natalie Fukuda, Amanda Schurtz, Magalie Tracqui
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Ibid.
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Morton Bartlett, Sans titre, plâtre peint, tissus, matériaux divers et tirages argentiques noir‑blanc
MORTON BARTLETT COLLECTION DE L’ART BRUT, LAUSANNE1 ET L’EXPOSITION PERMANENTE DU MUSÉE DE ZOOLOGIE, PALAIS DE RUMINE, LAUSANNE Poupées, photographies, vêtements, dessins, membres prototypes. C’est au dernier étage de la Collection d’Art Brut de Lausanne qu’est exposée l’œuvre de l’artiste brut américain Morton Bartlett, réalisée entre 1936 et 1963 et auparavant présentée au Metropolitan Museum de New York et à la Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart de Berlin. On y contemple des reliques de plâtre et de résine, sortes d’ex‑voto intimes et oubliés mais pas moins profanes ; de jeunes modèles inertes, habillées ou dévêtues, femmes et enfants. Souvent les deux. Enfin, un considérable travail photographique, réalisé par l’inquiétant collectionneur. Des sous‑vêtements aux accessoires fragmentés, des dessins sur papiers calques à l’exposition, la collection lausannoise donne vie aux archives d’une existence entière de passion et de silence, en partie léguées par la galeriste new‑yorkaise Marion Harris, en 1996. L’exposition s’ouvre sur une pièce froide et grise, sous les combles du bâtiment. Quelques discrètes vitrines accueillent des objets fragiles, des morceaux de corps, des essais délaissés, preuves d’un important labeur pratiqué en marge d’une vie asociale. Car, bien qu’ancien photographe commercial et habitué de la société consumériste, Morton Bartlett s’isole dans son appartement et expérimente la sculpture et la couture, matérialise son art et le concrétise en réalisant de mystérieuses mises en scènes dans lesquelles il espère donner vie à ses mannequins, petits Pinocchio inanimés et sans expression. C’est alors que la magie opère, dans une autre réalité, celle de la photographie. Véritables clichés de mode, ces tirages argentiques noir‑blanc incitent le spectateur candide à se perdre dans l’univers de l’artiste énigmatique. 1
Du 23 novembre 2012 au 14 avril 2013.
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Morton Bartlett, Sans titre, études de corps, plâtre et peinture
Vue des vitrines du Musée de zoologie (mammifères)
MORTON BARTLETT
Les clichés sont exposés sur fonds blancs, dans des cadres de mêmes dimensions, et présentés en ligne sur les quatre parois de la salle, comme pour enclaver l’espace contenant les quatre vitrines, accueillant quant à elles le quatuor des poupées. Ces dernières se retrouvent doublement enfermées et cette remarquable mise en abîme inspire alors tension et oppression. Le spectateur est appelé à se mouvoir dans cet espace confiné, intime, rigide et austère. On apprend par la suite qu’à la fin de chaque séance photo, Bartlett range ses jeunes modèles et leurs tenues dans des boîtes en bois, qu’il entrepose dans son appartement, à l’abri du monde. On comprend alors la symétrie glaciale proposée par l’accrochage et le montage de l’exposition et l’aspect redondant de la thématique de la collection. Enfin, nous sortons de la boîte carrée et nous nous déplaçons dans un coin de la salle d’exposition. Une télévision et quatre fauteuils. À l’écran est diffusé un court film biographique sur l’artiste, orphelin à l’âge de 8 ans et mort à 83 ans, sans que jamais personne ne découvre ses créations. Les intervenants du film déclarent, justement, que le travail plastique de Bartlett oscille entre « perte et désir profond, innocence et danger1 ». Car si les jeunes filles de plâtre semblent toutes bienveillantes et innocentes, leurs positions, leur morphologie et leurs expressions sont pour le moins provocatrices et trahissent un désir de séduction. L’opération est réussie. Le doute s’installe. Pourquoi le modèle arbore‑t‑elle une robe bien trop courte, un corps formé comme le serait celui d’une femme accomplie ? Finalement, il nous apparait dérangeant qu’une enfant se morde lubriquement la lèvre, nous fixant du regard avec insistance. Ces Babydolls, objets sacrés ou sexuels, détenues dans leurs cages de verre et exposées aux yeux de tous, Family Found. The Lifetime Obsession of Morton Bartlett, Emily Harris, 2002, 9 min. 39 s., sous‑titrage français réalisé par la Collection de l’Art Brut. 1
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constituent dans leur ensemble une famille rêvée. On nous parle de « famille recomposée ». Dans un deuxième temps, nous nous sommes rendues au quatrième étage du Palais de Rumine, qui accueille un certain nombre d’expositions permanentes, scientifiques et artistiques, dont celle du musée de zoologie de Lausanne. L’endroit, vaste, aéré et clair, détient une incroyable collection de vertébrés et de non vertébrés. À l’image de l’exposition temporaire de l’art brut, les sujets sont exposés et présentés dans des vitrines flavescentes, frontières de verre entre l’objet mis en lumière et le regardeur. Animal ou poupée, crâne ou visage de plâtre, carcasse ou vêtement ; tous sont témoins d’un travail de précision et d’une envie certaine de conservation, de mémoire. L’une et l’autre des expositions enquêtent sur un passé cependant différent. Celui de l’œuvre d’art soumise à l’éternelle clandestinité et celui de l’objet scientifique, destiné au partage savant et intergénérationnel. La première collection se trouve être le fruit d’une découverte fortuite et relativement difficile d’accès. L’autre, attendue, se veut tout public et instructive. Pourtant, les deux entretiennent un rapport étroit et tout à fait manifeste. Les choses exhibées, les corps sans vie recomposés et décontextualisés traduisent un réel malaise. Le regard vide d’expression, l’accumulation volontairement excessive d’individus, la classification, la disposition en alignement. Ne reste plus que l’enveloppe : la peau, la robe. C’est en rencontrant le taxidermiste du musée, André Keiser, dans son atelier que la relation se révèle plus palpable encore. Les animaux non dévoilés sont placés dans une autre pièce, cette fois‑ci au sous‑sol du bâtiment, haute et étroite. Elle contient plus d’une centaines de boîtes en carton, toutes
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MORTON BARTLETT
archivées, étiquetées et disposées sur d’immenses étagères en bois. Dans ces boîtes, des spécimens, « mis en peau », arrangés, à l’abri de la lumière. D’autres bêtes empaillées surgissent de l’ombre, pendent du plafond. Cette antichambre du souvenir se réapproprie la thématique abordée à l’exposition d’art brut, où reliquaires et autres coffrets s’ouvrent et s’offrent au public, et dévoilent leur contenu. Enfin, dans l’atelier, des prototypes, des empreintes et moulages en plâtre sont réalisés et servent de modèles pour la reconstitution des corps factices. Des études et des fragments que l’on retrouve, sous verre, dans l’exposition de Morton Bartlett. La collection muséale, bien moins chargée de pathos et d’ambiguïté, n’en reste pas moins très intéressante. La sobriété des lieux, l’alignement méthodique et idiosyncrasique des êtres, les retouches visibles et la dégradation naturelle des peaux (semblables aux corrections et réparations des poupées) confèrent un sentiment d’étrangeté et de vacance anormale. Et l’on s’attend alors à voir surgir, entre les félins et les reptiles, une jupe rouge, une chevelure brillante et un sourire, indéniablement charmant et suggestif. On découvre, tout à la fin, une exposition photographique temporaire, dans une salle reculée. L’installation, nommée Reflets, présente des clichés d’animaux. Ceux du musée, mis en scène et, par un jeu de reflets et de lumières, imagés par le photographe du musée, Michel Krafft. Immanquablement, nous nous rappelons des instantanés de Morton Bartlett... Après réflexion et discussion, il nous apparaît totalement approprié d’établir une corrélation entre les deux expositions. Car si l’une se veut exclusivement artistique et s’inscrit normalement dans la consigne de travail prescrite, l’autre est
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rendue attrayante et vient renforcer le propos. Enfin, elles se couplent et déploient une multitude d’interprétations, symboles et pistes de recherche, en accord avec nos domaines d’études et nos travaux personnels. La mémoire, l’étrange, le bestiaire, la collection, l’ambiguïté sont des thématiques que nous abordons régulièrement en atelier (en dessin et en peinture). Elles nous ont logiquement portées à étudier, pour cet exercice, la proposition automnale de l’Art Brut qui, aujourd’hui, inspire certains artistes contemporains comme Cindy Sherman ou encore Jake et Dinos Chapman. L’intérêt pour le musée de zoologie s’est quant à lui basé sur nos coups de cœur personnels et notre envie de reconsidérer, de manière artistique, les sujets exposés, d’amener un regard différent, moins scientifique, moins formel mais plus subjectif, plus esthétique.
Laetitia Montant, Lena Monteduro, Lomée Mévaux
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Vue de l’exposition de Tom Johnson, Les dames du Révérend Kirkmann et autres jeux
Vue de l’exposition de Tom Johnson, Les Dames du Révérend Kirkmann et autres jeux
TOM JOHNSON LES DAMES DU RÉVÉREND KIRKMANN ET AUTRES JEUX CIRCUIT, LAUSANNE En automne dernier, du 7 septembre au 3 novembre 2012, l’espace Circuit, à Lausanne, a organisé une exposition monographique de Tom Johnson intitulée Les Dames du Révérend Kirkmann et autres jeux. Tom Johnson est un compositeur‑artiste américain très connu dans le milieu de l’art minimal et conceptuel, et ce depuis les années 1970. Son travail est caractérisé par un rapport indissociable entre la musique, les mathématiques et des règles de logique bien définies. Déjà auparavant, certains d’entre nous connaissaient et étaient impressionnés par son travail. C’est l’unité marquant cette exposition qui nous a incités à la choisir. Les mathématiques, l’histoire des mathématiques, la musique minimaliste, la composition et la pratique du dessin se trouvent toutes réunies en une seule exposition d’art contemporain. Afin de tenter de résoudre l’un des grands problèmes mathématiques, celui des dames du révérend Kirkmann qui date de 1847, l’artiste présente des dessins ainsi qu’une composition musicale qui proposent différentes solutions graphiques et sonores. Sa composition a été performée par une harpiste lors du vernissage, elle est présente pendant toute la durée de l’exposition sous forme de musique de fond accompagnant la lecture des dessins. En 1998, cinq anciens étudiants de l’Écal (dont l’artiste Didier Rittener, aujourd’hui directeur du comité d’association Circuit), voulant promouvoir la culture artistique contemporaine à Lausanne, décident de créer un centre d’art via leur association : Circuit. Cette volonté d’offrir un outil d’expérimentation aux artistes et curateurs de toutes provenances et de tous âges aboutit à une première exposition cette même année, à l’avenue d’Echallens (Lausanne). La galerie est fondée l’année suivante route de
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Vue de l’exposition de Tom Johnson, Les Dames du Révérend Kirkmann et autres jeux
TOM JOHNSON LES DAMES DU RÉVÉREND KIRKMANN ET AUTRES JEUX
Genève, dans le quartier du Flon, un lieu célèbre pour sa culture « underground » et ses nombreux locaux utilisés par des artistes de tous horizons. Mais, en 2001, alors que ce quartier historique subit un changement radical, tant dans l’architecture que dans l’ambiance, le collectif d’artistes de Circuit quitte le Flon pour s’installer définitivement dans le quartier sous‑gare, à l’avenue Montchoisi. Toujours en étroite relation avec l’esprit et le contexte lausannois, cet espace d’art présente des expositions touchant à de nombreux domaines, notamment celui des arts plastiques, de la musique, mais aussi du cinéma et de la performance, sans oublier les nombreuses discussions entre artistes, curateurs, etc. Avec plus de soixante expositions à son compteur, Circuit ne cesse de développer de nouvelles idées et de nouveaux contacts, grâce aux douze membres de l’association du même nom. La longévité et l’ouverture d’esprit de ce collectif tient au mélange de générations de ses membres et à son utilité dans l’évolution de la culture artistique de la ville de Lausanne. Jean‑Christophe Huguenin a rencontré pour la première fois le travail de Tom Johnson en 2002, à Genève, lors du festival Archipel. Dans le cadre de cet événement, une programmation de musique minimaliste américaine était présentée. Mais c’est au sein du cours‑son de Francis Baudevin, qu’il a suivi lorsqu’il était étudiant à l’Écal, que Jean‑Christophe Huguenin a approfondi son goût pour la musique minimaliste. C’est à cette période également que lui est venue l’envie de vivre cette expérience artistique musicale de manière plus réelle, au‑delà de la froideur des bandes audio enregistrées. Par la
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suite, lors de son Master à la Head‑Genève, il a participé à l’atelier de Mathieu Copeland, « Polyphonie Chorégraphique ». À cette occasion, il a eu la chance de rencontrer Tom Johnson en personne. Durant cet atelier, les étudiants ont participé à la réalisation d’une performance avec l’artiste, présentée lors d’une conférence donnée par ce dernier. Pendant cette présentation, Jean‑Christophe Huguenin, de son propre aveu, s’était quelque peu trompé, heureusement sans gravité pour les spectateurs. Il garde toutefois un excellent souvenir de cette expérience scénique. Dès lors, l’envie d’exposer ce genre de travaux lui est venue progressivement. Après avoir réalisé différentes expositions présentant l’une ou l’autre des créations de Tom Johnson, Jean‑Christophe Huguenin a décidé de reprendre contact avec lui. Ce dernier lui a alors montré de nouveaux dessins, qu’il avait commencé à réaliser en 2007 ; des formules mathématiques géométriques, comme autant de partitions satiriques, de compositions musicales impossibles que l’on peut s’imaginer possibles. Ces dessins n’ayant jamais fait l’objet d’une exposition monographique, si ce n’est dans les différentes galeries de l’artiste (à Berlin, Paris ou encore Barcelone), l’idée s’imposa d’elle‑même de mettre en place une exposition des dessins de Tom Johnson. Et ceci en reprenant au pied de la lettre une remarque du spécialiste de musique contemporaine Bernard Girard : « Une partition à entendre en regardant des dessins ». Cette exposition est composée de neuf séries différentes de dessins. La plus petite des séries comprend quatre dessins, la plus grande vingt‑deux. Toutes ces séries sont liées à la résolution graphique de problèmes mathématiques. Les dessins sont tous réalisés en format A2 sur du papier
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TOM JOHNSON LES DAMES DU RÉVÉREND KIRKMANN ET AUTRES JEUX
blanc‑ivoire, simple et sobre (à l’exception de quelques‑uns, de couleur pastel, très pâles et tirant sur le jaune), le trait est fin et de couleur noire. Les différents dessins sont accrochés au mur de façon à distinguer les séries auxquelles ils appartiennent. Ils sont protégés pour la grande majorité par une plaque de verre. Seule une série présente un encadrement classique en bois. Les différentes séries sont agencées de manière très géométrique dans l’espace, parfois sur une simple ligne horizontale, parfois en groupe (généralement sur deux lignes, de façon à créer un rectangle). Ou encore en zigzag, presque en damier, comme celle dévolue à la représentation des solutions du problème des Dames du Révérend Kirkman. C’est d’ailleurs cette dernière série qui présente le plus d’éléments et qui occupe la majeure partie de l’espace d’exposition. Les séries qui sont composées d’un nombre restreint d’éléments sont mises les unes à coté des autres, sur le même mur, en petits groupes. L’ambiance de l’exposition est plutôt froide. On perçoit fortement l’influence minimaliste de Tom Johnson, soulignée par la simplicité visuelle du travail, ainsi que par le dispositif d’accrochage lui‑même. L’omniprésence de la rationalité et de la logique, propre aux mathématiques, imprègne l’ensemble de l’exposition et vient renforcer cette sensation de contrôle. On peut relever l’absence totale d’une forme de « pathos ». A cela s’ajoute la musique de Tom Johnson (qui est en permanence diffusée dans l’espace), ce qui accentue encore un peu plus le côté sobre, froid et abstrait, presque stérile, de la perception visuelle et sensorielle de l’exposition.
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Par la nature, l’originalité et la complexité du travail de Tom Jonhson, cette exposition fut très intéressante à visiter. La position que l’artiste prend dans son travail en regard des mathématiques et de leur histoire, de la musique minimaliste, de la composition, de la pratique du dessin et, enfin, de l’art contemporain, est assez claire et se confirme dans tous les choix visuels, au sein du travail pictural comme de l’accrochage. Il y a une cohérence interne et externe et c’est ce qui rend son travail si prenant.
Yu Jie, Florence Krieg, Tina Smoljko, Étienne Studer,
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Vue de l’exposition d’Esther Shalev‑Gerz, Entre l’écoute et la parole avec, au premier plan, Les inséparables, 2000‑2010.
ESTHER SHALEV-GERZ ENTRE L’ÉCOUTE ET LA PAROLE MUSÉE CANTONAL DES BEAUX‑ARTS DE LAUSANNE Le MCB‑A, qui dispose de dix salles d’exposition, se trouve au deuxième étage du Palais de Rumine sur la place de la Riponne à Lausanne. C’est dans cet édifice que cohabitent les collections d’histoire naturelle et d’archéologie, une partie de la Bibliothèque cantonale et universitaire ainsi que le Parlement cantonal. Les œuvres contemporaines sont ainsi exposées dans la proximité des fonds patrimoniaux du Musée, ce qui permet, selon la conservatrice du MCB‑A, Nicole Schweizer, de mettre en lien le passé et le présent pour mieux interroger notre rapport à l’histoire et au temps. Il était donc presque normal qu’Esther Shalev‑Gerz et Nicole Schweizer se rencontrent. Cette première entrevue eu lieut à Paris au Jeu de Paume en 2010, à l’occasion de la première exposition monographique de l’artiste. Joignant ses intérêts personnels et ceux du musée, Nicole Schweizer a trouvé intéressant de mettre en évidence le travail d’Esther Shalev‑Gerz en Suisse où, là aussi, l’histoire doit être questionnée. L’ARTISTE ET SON ŒUVRE Esther Shalev‑Gerz est née en 1948 à Vilnius en Lituanie. A 9 ans, sa famille émigre en Israël et, de 1975 à 1979, elle fait ses études à l’Académie d’art et de design Bezalel à Jérusalem. Elle séjourne ensuite une année à New York. Peu après son retour, elle part vivre à Paris où elle réside encore actuellement. La démarche artistique d’Esther Shalev‑Gerz traite principalement de l’identité, de la mémoire individuelle et collective, du souvenir. Dans ses œuvres, il y a énormément de portraits qu’elle perçoit comme la représentation d’une entité
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Esther Shalev‑Gerz, White Out – Entre l’écoute et la parole, 2002, vue partielle de l’installation.
Esther Shalev‑Gerz, Le Dernier Déclic, 2010, détail de l’installation.
ESTHER SHALEV‑GERZ ENTRE L’ÉCOUTE ET LA PAROLE
constamment en mutation, entre gens et lieux. Entre l’écoute et la parole est la première monographie suisse de l’artiste. Cette exposition place le spectateur dans un entre‑deux. De cette manière, il est amené à écouter et à entamer un dialogue avec l’œuvre. Pour l’artiste le questionnement est fondamental. Comme elle l’a dit lors d’un entretien avec Marta Gili, « la question est pour moi une sorte de déclencheur, de mise en route, d’entrée en dialogue. Je pense que c’est le mode d’interaction le plus démocratique, au sens actuel du terme, dans la mesure où la question fait émerger l’Autre1 ». Sa démarche ne s’arrête pas à l’aspect humain mais englobe également des preuves matérielles du passé comme des objets ou des écrits. L’artiste est attentive au dispositif qu’elle met en place et qui consiste en un ensemble d’images agencées en un tout cohérent mais pas forcément linéaire. Jacques Rancière écrit à propos de ce travail : « Ce qu’il y a entre l’écoute et la parole, c’est l’image. Mais l’image n’est pas simplement le visible. C’est le dispositif dans lequel ce visible est pris2. » Ainsi, au gré d’installations sonores, de photos, de vidéos ou encore d’images d’archive, Esther Shalev‑Gerz fait parler l’individu et l’Histoire avec un grand « H ». Elle nous démontre de manière subtile que mémoires publique et intime sont étroitement liées. L’EXPOSITION Lorsqu’on entre dans l’espace d’exposition, on est immédiatement surpris par les sons qui s’en échappent. Ceux‑ci nous suivent au long de notre visite comme un écho nous rappelant la pièce précédente. Il n’y a pas de salle d’introduction pour cette 1
n.d.e. : pour cet article les notes sont reportées en page 153
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rétrospective. Le spectateur est directement immergé dans le travail de l’artiste grâce à deux œuvres, Juste un ciel3 (1987‑89) et Still/Film4 (2009) à travers lesquelles la Lituanie et Israël, les pays d’enfance de l’artiste, jouent un rôle d’introduction. Pour comprendre le présent, il nous est nécessaire de questionner le passé car passé et présent, comme le révèle l’artiste au cours de l’exposition, sont inextricablement liés. C’est peut être Les Inséparables5 (2000‑10) qui est l’œuvre la plus littérale à ce sujet : une horloge à deux cadrans dont les aiguilles tournent en sens opposé l’une de l’autre. Pendant un instant, passé et présent ne forment plus qu’un. On sent alors assez vite que nous ne sommes pas là pour être de simples regardeurs. Nous faisons partie intégrante de l’exposition. Dans la salle principale, deux œuvres se font écho : Livres aspirés par le ciel6 (1998) et MenschenDinge : L’aspect humain des choses7 (2004‑06). Ces pièces sont un exemple du jeu qu’entreprend l’artiste avec le public. Par ses installations, elle nous pousse sans cesse à réfléchir à notre place dans l’histoire ainsi qu’à celle que nous occupons aujourd’hui. La troisième salle est d’une tout autre ambiance. Une seule œuvre y est exposée. Elle se nomme D’Eux8 (2009). La lumière est tamisée et la projection prend plus de place que dans les deux précédents espaces. Le son, quant à lui, fait de timides apparitions. Les salles suivantes forment ce qu’on pourrait appeler le cœur de l’exposition. Y prennent place trois installations qui ont inspiré son titre : White Out – Entre l’écoute et la parole9 (2002), Est‑ce que ton image me regarde ?10 (2002) et Entre l’écoute et la parole : derniers témoins, Auschwitz 1945‑200511 (2005). Dès qu’on entre dans la première des salles, on se retrouve entre deux grandes projections. D’un côté, une femme nous
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ESTHER SHALEV‑GERZ ENTRE L’ÉCOUTE ET LA PAROLE
raconte son histoire personnelle, alors que de l’autre la même femme écoute ce qu’elle nous raconte. On se trouve alors physiquement pris dans cet entre‑deux qu’est l’écoute et la parole. C’est peut être à ce moment‑là que l’on saisit le mieux pourquoi l’exposition porte ce titre et ce qu’elle signifie. À gauche, dans une salle où seul un triptyque vidéo est projeté sur un écran, les visages de survivants d’Auschwitz, filmés en gros plan, sont captés dans le silence qui s’installe entre une question et l’articulation de la réponse qui s’en suit. C’est un moment d’intense émotion car c’est dans ces instants précis où l’émotion transparaît que l’indicible peut soudain se dire avec toute sa force. Ces moments d’hésitation, de réflexion, ces « blancs soucis de notre histoire12 » comme les nomme Georges Didi‑Huberman en référence à Mallarmé, deviennent chacun le portrait d’une histoire, de notre histoire. Il en est de même pour un autre travail de l’artiste qui s’intitule Le dernier déclic13 (2010). Celui‑ci questionne les changements induits par le passage de l’argentique au numérique, son implication en terme de construction de la mémoire et son rapport au temps. On y voit des photographies représentant un appareil photo qui n’existe bientôt plus, le Rolex Flex. Ces images sont prises dans les usines vides de Rolex à Brunswick. Si nous tenons à expliquer cette installation, c’est pour montrer que dans des sujets a priori très éloignés les uns des autres, le thème reste en fait le même. En effet, cet appareil est le dernier témoin d’un temps révolu. C’est un objet qu’on ne fabriquera plus car il est remplacé par quelque chose de plus performant. Dans une situation a priori assez banale, repose en fait le poids de la transmission de l’histoire et son lien à la mémoire collective. Ce travail fait partie des plus récents avec Irréparable14 (1986‑2000),
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Daedal(us)15 (2003) et The Open Page16 (2009). Ces œuvres peuvent être considérées comme un ensemble d’expositions photographiques par leur accrochage qui, contrairement aux salles précédentes, est chronologique. La visite se termine avec Describing Labor17 (2011‑12), seul projet datant de l’année 2012 et qui est encore en cours de réalisation. Les raisons pour lesquelles nous avons choisi cette exposition sont diverses. L’une d’entres elles était l’envie de travailler sur une artiste méconnue de nous trois. Cela nous a permis d’élargir notre vision sur l’art d’aujourd’hui. Le fait que l’artiste soit une femme nous a également intéressées. Nous pensons en effet qu’il y a encore trop peu de femmes qui sont reconnues dans le milieu de l’art contemporain et qu’il est donc important de les valoriser. Que cette exposition soit la première monographie suisse de l’artiste était une autre de nos motivations. Il nous semblait donc intéressant de comprendre comment ces deux femmes, Esther Shalev‑Gerz et Nicole Schweizer, allaient s’accorder pour pouvoir organiser cette exposition dans un endroit tel que le MCB‑A. Les thèmes abordés ainsi que les médiums utilisés nous ont aussi interpellées car ce sont des sujets qui nous intéressent également, que ce soit dans notre vie personnelle ou dans notre démarche artistique.
Caroline Etter, Alba Lage, Mounia Steimer
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ESTHER SHALEV‑GERZ ENTRE L’ÉCOUTE ET LA PAROLE ‑ NOTES
Esther Shalev‑Gerz, entretien avec Marta Gili, 13 janvier 2010, en ligne sur : http://lemagazine.jeudepaume.org/2010/01/entretien‑gili‑shalev‑gerz/ 1
2
In cat. Esther Shalev‑Gerz, Paris, éditions du Jeu de Paume/Fage, 2010, p. 56.
Juste un ciel, 1987‑1989, projection de diapositives (9 images couleur), dimensions variables. 3
Still/Film, 2009, installation : 1 photographie nb, 60 x 80 cm. 7 photographies nb, 40 x 60 cm chacune, 3 photographies couleur, 40 x 60 cm, 1 texte, 60 x 80 cm. 4
5
Les inséparables, 2000‑2010, horloge électrique double face, 120 cm.
6
Livres aspirés par le ciel, 1998, projection vidéo, 14’.
MenschenDinge – L’aspect humain des choses, 2004‑2006, installation : 5 vidéos, 25 photos couleur, 40 x 100 cm chacune. 7
D’Eux, 2009, installation : 2 projections vidéo 30’ chacune, 6 bande‑son et 12 photographies nb, 40 x 60 cm chacune. 8
White Out – Entre l’écoute et la parole, 2002, installation : 2 projections vidéo synchronisées, couleur, son, 40’ chacune ; 7 photographies couleur, 80 x 120 cm chacune, et 6 textes contrecollés sur aluminium, 80 x 120 cm chacun. 9
Est‑ce que ton image me regarde ?, 2002, installation : 4 projections vidéo, 2 avec son, 2 muettes, 38’ chacune. 10
Entre l’écoute et la parole : derniers témoins, Auschwitz 1945‑2005, 2005, trois projections vidéo synchronisées, 40’. 11
Élisabeth Chardon, « L’art d’Esther Shalev‑Gerz explore l’intervalle entre la parole et l’écoute », Le Temps, 25 septembre 2012, en ligne sur : http://www.letemps.ch/Page/Uuid/ f1c7fe7e‑067f‑11e2‑b4f0‑45fe32070ce6%7C1#.UMNc2ZPm7vU 12
Le Dernier Déclic, 2010, installation : photographies couleur, dimensions variables ; album de photographies et projection vidéo, couleur, son, 26’. 13
14
Irréparable, 1986‑2000, photographies nb et couleur, dimensions variables.
15
Daedal(us), 2003, intervention dans l’espace public, 20 projections.
16
The Open Page, 2009, 15 photographies couleur, dimensions variables.
17
Describing Labor, 2011‑2012, installation : photographies, vidéo, son et divers objets.
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Vue de l’exposition Freaks
FREAKS, LA MONSTRUEUSE PARADE MUSÉE DE L’ELYSÉE, LAUSANNE1 L’exposition Freaks, la monstrueuse parade, au Musée de l’Elysée, présente à la fois la projection du film de Tod Browning, réalisé en 1932, et la collection d’Enrico Praloran qui est essentiellement composée des photographies du tournage, des photographies de plateau et d’images relatives à la promotion du film. Un catalogue est édité par IDPURE, il comporte 96 pages avec une cinquantaine de planches et un texte de Tom Cull, doctorant à l’Université de York (Toronto, Canada). Au sous‑sol, une cinquantaine de tirages argentiques d’époque du film nous attendent. Les murs peints en noir, l’enfilade de photographies noir et blanc placées dans des cadres bords bois, fond blanc, invitent à la déambulation dans le petit espace. La visite, au fil des images, nous plonge dans une sorte de travelling. Les personnages se multiplient, leurs postures, les séquences du film réapparaissent dans notre mémoire, cette étrange affectivité revient. Dans cette déambulation, le mouvement des anormaux se livre à nouveau à nous. Les photographies d’archive sont, somme toute, des cartes postales du film. Ces images étrangement belles sont chargées de souvenirs, de l’animation de ces personnages, de leur histoire. Cette mise en scène des personnages de Freaks, dans le mouvement de l’exposition, comme une sorte de chronophotographie compacte du film, réussit facilement à emporter le visiteur au‑delà de la matérialité de ces tirages des années 1930. Pourtant, une atmosphère étrange règne. Dans les images de ce travelling, on analyse des corps, étranges, difformes, anguleux, surprenants, énigmatiques. Dans ce face à face, on a tout le temps de scruter ces corps. On peut très vite faire Du 21 septembre 2012 au 6 janvier 2013. Commissaires : Sam Stourdzé et Anne Lacoste. 1
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abstraction du film et porter un regard plus clinique à ce cabaret. Tels des dessinateurs observateurs, on s’intéresse à cet incertain anormal. La photographie vient de ce point de vue figer les masses d’un instant, pour nous permettre de prendre des mesures. Replacés comme des voyeurs face à ces corps à l’architecture difforme, une nouvelle fois se rejoue pour nous le freak‑show mais sûrement plus dans la forme première qu’il prenait dans les foires que dans celle de l’œuvre de Tod Browning. FREAKS – LE FILM Le monde du cirque était familier à Tod Browning qui avait travaillé en tant qu’acteur dans cet univers durant son adolescence. Cette expérience aura une grande influence sur les directions qu’il prendra et le choix des sujets qu’il traitera en tant que cinéaste. Ses acteurs sont directement embauchés chez Barnum & Bailey (cirque américain) : la femme à barbe (Olga Roderick), les sœurs siamoises (Daisy et Violet Hilton), l’homme tronc (Johnny Eck), l’hermaphrodite (Joseph‑Joséphine), le nain (Harry Earles), le squelette humain (Peter Robinson), les têtes d’épingles (Elvira Snow, Jenny Snow et Shlitze), etc. Ils témoignent de cette fascination. Alors que Dracula, qui sort un an auparavant, est un grand succès, ce nouveau film commandé par la MGM est un échec en 1932 et suscite le scandale. Le spectateur des années 1930 ne veut pas voir l’étrange, le monstrueux, dans sa réalité humaine. On peut interpréter la réussite du film précédent et le rejet de l’autre par le fait que dans le premier, le personnage est factice, il fait partie du domaine de l’imaginaire et il est donc recevable.
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FREAKS, LA MONSTRUEUSE PARADE
Dans le second, les acteurs sont bel et bien réels, infirmes, bizarres. Ce sont de vrais phénomènes de foire, tout droit sortis d’un cirque, qui jouent leur propre rôle (ou approximativement), sans trucages ni maquillage élaboré en vue de développer un univers fantastique. Pourtant, les spectacles de monstres, à la fin du XIXe siècle, suscitaient un réel enthousiasme public. Mais le rejet de ces formes de divertissement est surtout dû au contexte historique des années 1930 : en effet, on se situe à ce moment‑là au sortir de la Première Guerre mondiale dont le traumatisme est encore présent, trois ans après la crise économique de 1929 et à un moment où l’Occident voit approcher la menace d’un second conflit imminent. Ce contexte vient peut être accentuer le dégoût et l’horreur du spectateur devant les corps atrophiés des acteurs qui le confrontent de fait à sa propre vulnérabilité, à sa propre mort. Une autre raison plausible de l’échec du film tient peut‑être aussi à la manière dont Tod Browning aborde son sujet ; ce n’est plus en tant que corps exposés à l’amusement que les acteurs sont montrés mais en tant qu’humains, avec des sentiments, essayant de trouver une place parmi les autres humains « normaux ». Le film raconte une histoire d’amour impossible entre un nain et une jeune femme de taille normale. Le nain, Hans, s’éprend de Cléopâtre, la belle trapéziste, et délaisse pour elle sa fiancée Frieda, naine elle aussi. Mais Cléopatre ne s’intéresse à Hans que pour profiter de son héritage et manigance, avec son amant Hercules, de lui faire croire à la réciprocité de ses sentiments pour l’épouser afin de lui voler sa fortune. Au cours du dîner de noces, les Freaks se rendent comptent de la supercherie et se vengent. Cléopatre est transformée en femme oiseau et Hercules est assassiné.
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Après avoir été longtemps boycotté et même interdit dans certains pays, Freaks trouve enfin sa place dans les années 1960 aux États‑Unis, à un moment où les conventions sociales et les normes établies sont remises en cause par toute une partie de la population. Le film réapparaît en 1962 aux festivals de Cannes et de Venise, il est apprécié à sa juste valeur. Une quantité d’artistes vont s’en inspirer, par exemple Diane Arbus lorsqu’elle commence à s’intéresser aux marginaux pour son travail photographique. FREAKS – L’EXPOSITION Le miroir créé entre le film projeté et les photos remet en question ce rapport entre le monstrueux et l’exposition. L’espace rappelle une cave faiblement éclairée où le visiteur entre en curieux. Les photos ont une petite taille qui oblige l’observateur à s’approcher pour en cueillir les détails qui, en même temps, le repoussent. Il passe d’image en image, de monstre en monstre. Ceux qui n’ont pas vu le film pensent probablement se trouver face à l’obsession d’un photographe de l’étrange ; les autres auront l’impression de revoir des acteurs pour lesquels ils ont eu de l’affection. Mais cette affection est extérieure aux photos. Le « monstre » que Browning a voulu rendre humain avec son film redevient dans les photos une image qui suscite la curiosité et effraie, dans un esprit de voyeurisme de l’étrange et du malsain. Comme l’écrit Tom Cull, les photographies de l’exposition montrent « les liens historiques » qui existent entre la photographie et les spectacles de monstres. En effet, il
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FREAKS, LA MONSTRUEUSE PARADE
semble que l’origine de ces spectacles date du milieu du XIXe siècle, ce qui correspond exactement à l’avènement de la photographie. À ce moment‑là, les instigateurs de ces spectacles vendaient des cartes‑souvenirs au public, qui comportaient des photographies de monstres exposés et des fables sur leur vie. Les images‑portraits des acteurs de Freaks – l’homme tronc, l’hermaphrodite, etc. – rappellent fortement ces cartes‑souvenirs. La présence du film (projeté) devient essentielle. Ce n’est pas une tautologie ni une évidence ; s’il est là, c’est pour un but précis. Le film est un rappel, non seulement de la mémoire affective, mais aussi de son importance historique. Il est là pour dire ce que les photos toutes seules ne peuvent pas dire. Sam Stourdzé et Anne Lacoste créent un face à face entre deux points de vue sur un même sujet, entre deux histoires, entre deux médiums, et donc une nouvelle réflexion. Le livre de l’exposition, avec les photos reliées par une spirale, évoque, lui, plutôt le roman photo, renouvelant et renversant la manière de représenter ces spectacles de phénomènes de foire.
Camille Besson, Gianni Naegeli, Clio Obergfell
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Vue de l’exposition, première étage.
Ai Weiwei, Dropping a Han Dynasty Urn, 1995
APO-CALYPSE COLLECTIF EINZWEIDREI, USINE BÉARD, CLARENS Notre choix s’est porté sur l’exposition Apo‑calypse à Clarens (16 novembre‑21 décembre 2012), entre Vevey et Montreux. Elle est organisée par les membres d’un collectif nommé Einzweidrei, fondé en 2006 et composé de cinq jeunes artistes de la région Veveysanne. Il s’agit d’un collectif indépendant, à but non lucratif. Son principal objectif est l’organisation d’événements culturels ; il fonctionne comme une plateforme de création contemporaine. Il s’agit d’une exposition rassemblant à la fois des pièces des membres du collectif et celles d’artistes de renommée mondiale, tels qu’Erwin Wurm, Gianni Motti ou encore Hans Op de Beck pour ne citer qu’eux. Elle rassemble vingt‑huit artistes au total. Comme l’indique le titre, l’exposition tourne autour du thème de l’apocalypse, en lien avec l’impact psychologique de la fin du monde, annoncée pour le 21 décembre 2012. L’envie des organisateurs n’est pas de faire une exposition catastrophiste mais plutôt de donner une vision de la fin du monde à travers l’art. L’exposition propose une croisée des regards sur la fin du monde ancien et sur un nouveau monde possible. Elle questionne notre mortalité, la temporalité en général et interroge le désarroi de la société face à ces questions. Il s’agit de faire un clin d’œil au 21 décembre 2012 plutôt que de prendre cette date au sérieux. Si l’on tape cette date sur Internet, on peut constater effet aliénant, source d’espoir ou encore de révolte de la part de la population. Le but du collectif est d’étudier les implications collectives d’une telle prophétie. L’exposition se veut non élitiste, ouverte à tous et pas uniquement aux habitués de l’art contemporain. L’entrée est d’ailleurs gratuite.
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Jeanne Susplugas, Borderline, 2007
APO‑CALYPSE
Nous avons d’abord été attirés par la présence de grands artistes tels qu’Ai Weiwei, Erwin Wurm ou encore Gianni Motti. Il nous a paru étonnant que des artistes d’une telle renommée exposent à Clarens. Puis, nous avons découvert qu’il s’agissait d’un petit collectif dont certains membres sont encore étudiants (en Master à l’Ecal). Il était intéressant pour nous, considérant que nous sommes nous‑mêmes étudiants, de voir comment un groupe d’artistes organise une exposition. En effet, trouver des fonds et inviter des artistes s’avère bien différent si l’on est une grande galerie ou un petit collectif comme celui‑ci. Les enjeux ne sont pas les mêmes et nous nous sommes sentis proches d’eux, au sens où, un jour, nous pourrions nous trouver dans une situation similaire. Exposer à la fois des artistes internationalement reconnus et des artistes locaux nous semblait un défi intéressant. Voir et comprendre la façon dont ils avaient géré l’espace et l’accrochage afin de donner autant d’importance aux membres du collectif qu’aux artistes de renom a en grande partie influencé notre choix. Par ailleurs, le thème de l’exposition nous a évidemment attirés. C’est la richesse et le grand potentiel de la thématique de l’apocalypse qui nous semblait intéressant, mais aussi le fait qu’il s’agissait d’un thème dangereux car propice à des effets pathétiques. Il était enrichissant de voir comment les organisateurs ont traité ce thème lourd et difficile. Le lieu de l’exposition a enfin été une grande motivation car, en juin 2012, nous avons exposé, dans le cadre de nos études, à l’espace Rodynam à Orbe, qui est un ancien moulin, aujourd’hui investi par le collectif Rodynam. Les enjeux étaient similaires car ces deux lieux sont fortement chargés d’histoire dont il est très difficile de faire abstraction. Les deux usines sont
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semblables car il s’agit d’espaces désaffectés : il y règne une certaine tristesse et un certain désordre avec lesquels il faut composer. La motivation principale du collectif à monter une exposition était de permettre à ses membres d’exposer librement, sans devoir gérer les contraintes qu’entraîne la collaboration avec une institution. Il s’agissait également de faire parler de lui et d’augmenter ainsi sa notoriété. Trouver les fonds nécessaires et obtenir l’accord des galeries et des artistes était aussi et surtout un défi. Cette exposition a beaucoup d’importance pour le groupe car l’organisation et le montage a pris deux ans. Il était également intéressant pour eux d’investir un lieu qui ne leur appartient pas. Or, ce lieu rappelle beaucoup l’ambiance de leur exposition précédente intitulée Hypocrite qui prenait place dans une ancienne prison. C’est à Clarens que se situe l’usine Béard, qui fabriquait de l’argenterie et de la porcelaine. À quelques mètres des voies ferrés, ce bâtiment imposant, construit en 1948, témoigne de l’essor remarquable de l’entreprise à travers une architecture simple et rationnelle, un cube de 1200 m2 pouvant accueillir plus de cent personnes. Un grand volume, de vastes espaces où, pendant plus de cinquante ans, l’argenterie Béard se développa. Crise oblige, en 2001, l’entreprise ferme définitivement ses portes, laissant libre un espace inexploité. Racheté puis loué – pour rembourser les dettes – par de nouveaux propriétaires qui ont pour ambition de transformer l’usine en EMS. C’est alors que le collectif Einzweidrei propose son exposition. Après de nombreuses démarches et de multiples dossiers, le projet est accepté (surtout grâce à la présence d’Ai Weiwei, connu d’un
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APO‑CALYPSE
des propriétaires). Le projet s’envole dans un espace où l’art prend la place de l’artisanat pour faire revivre une dernière fois ce site chargé d’histoire. Idéal pour exposer, le lieu dispose de grands espaces imbriqués les uns dans les autres. Le bâtiment se compose de deux étages et de combles répartis sur deux ailes. Pour des raison de sécurité, seulement deux étages sont exploités. Les subventions sont, en effet, parties dans les frais d’assurance et de production des œuvres. Le soir du vernissage, nous arrivons devant deux grandes portes en miroir. Le chemin nous est indiqué par une signalétique verte (gentiment offerte par leur graphiste) qui nous emmène directement au premier étage. Il fait déjà nuit, les pièces sont sombres ou éclairées par quelques néons. Tout de suite, on s’engouffre dans une salle seulement occupée par un compte à rebours qui nous indique la destruction du monde dans cinq milliards d’années (Big Crunch Clock de Gianni Motti). On continue avec des livres bouillis, une empreinte d’argile, un pendule qui nous coupe la route, des gravures revisitées de Dürer et une voie sans issue, Untitled de Jonathan Monk au sommet d’un escalier bétonné. Chaque pièce répond aux autres dans une suite logique, mélangeant artistes internationaux et artistes régionaux. L’approche de la thématique est propre à chacun, les œuvres étant pour la plupart réalisées pour l’exposition. La notion de fin est omniprésente, surtout lorsque l’on s’aventure au deuxième étage, découvrant le Borderline de Jeanne Susplugas, un labyrinthe pour hamster et les photos d’Ai Weiwei donc l’accrochage est inédit. Enfermé dans une salle, ces photos nommées Dropping a Han Dynasty Urn sont accessibles seulement depuis des fenêtres.
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On termine la visite sur une vidéo d’une ampoule qui s’éteindra le 21 décembre 2012, date de la fin de l’exposition non de la fin du monde. Il fait de plus en plus froid dans cette usine qui reprend vie après 12 ans d’attente, le bruit mécanique de la moissonneuse qui gratte le sol du trio Ligne M3, nous entraîne définitivement vers une atmosphère on ne peut plus apocalyptique. L’expérience de l’apocalypse avant l’heure fut riche de rencontres et de sensations. Einzweidrei est un collectif qui mérite d’être reconnu pour son investissement dans cette exposition extrêmement riche. Nous avons pu nous approcher du fonctionnement du montage, comprendre la complexité des démarches à entreprendre. Il est impressionnant de se représenter le temps, le travail et l’énergie que requiert l’organisation d’une exposition qui, au final, ne durera qu’un peu plus d’un mois. Ce sont des choses qu’il est difficile d’imaginer quand on visite une exposition. Les personnes que nous avons rencontrées nous ont accueilli avec plaisir et ce fut en retour un plaisir de découvrir Apo‑calypse. Charlotte Bourgeois, Dimitri Petrachenko, Tania Strautmann
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Vues de l’exposition Trilemma : Over a Ghostly Conception
JOAO MARIA GUSMAO / PEDRO PAIVA TRILEMMA : OVER A GHOSTLY CONCEPTION FRI‑ART, CENTRE D’ART DE FRIBOURG Le Fri‑Art avait organisé au printemps passé une exposition intitulée Contre l’histoire qui regroupait plusieurs artistes travaillant avec la vidéo sous différentes formes (interview, documentaire, etc.) avec, entre autres, Judi Werthein et Mark Boulos. Cette exposition nous ayant beaucoup plu, et ce tout particulièrement pour l’excellente présentation des vidéos dans l’espace, notre choix pour cette revue des expositions d’automne s’est alors assez rapidement tourné vers celle consacrée à Joao Maria Gusmao et Pedro Paiva, un duo d’artistes portugais qui travaille justement avec la vidéo. Une autre raison nous a sans doute amenés à nous intéresser au Centre d’art de Fribourg ; cette kunsthalle demeure peu connue, quand bien même elle présente un programme de qualité – avec des artistes renommés –, du fait qu’elle se trouve à Fribourg, ville et canton dont l’intérêt pour l’art contemporain reste encore assez réservé. Le centre d’art, après plusieurs années de luttes entamées en 1981, s’installe enfin de manière permanente dans un bâtiment de briques rouges, anciennement un asile, en basse‑ville, historiquement le quartier pauvre de Fribourg. L’espace d’exposition s’articule sur deux étages permettant certains aménagements de l’espace avec la pose de cimaises. Il y a pourtant une contrainte propre à cet espace dont les artistes doivent tenir compte : après avoir visité le rez‑de‑chaussée, il faut revenir sur ses pas et retraverser les salles en sens inverse pour pouvoir monter les escaliers. La directrice et curatrice du Fri‑Art est Corinne Charpentier. La programmation qu’elle a mise en place est orientée vers la question de l’identité, plus précisément la complexification des identités contemporaines standardisées et le rapport qu’entretient notre société avec la nature de la connaissance.
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Vue de l’exposition Trilemma : Over a Ghostly Conception
JOAO MARIA GUSMAO / PEDRO PAIVA TRILEMMA : OVER A GHOSTLY CONCEPTION
Comment s’acquiert un savoir, comment se développe‑t‑il ? L’oscillation entre un savoir rationnel et métaphysique permet d’exposer d’autres formes de connaissance, affranchies de l’autorité d’un savoir. C’est précisément dans cette direction qu’intervient l’exposition de Joao Maria Gusmao et Pedro Paiva. Ces questions font écho de manière tout à fait intéressante à la culture catholique très forte de Fribourg. Cette exposition est composée de photographies, de quelques pièces tridimensionnelles et surtout de vidéos. La visite commence déjà dans l’entrée avec une photographie, puis nous sommes plongés dans l’obscurité de la première salle ou une série de trois vidéos nous introduit dans l’univers des deux artistes. Cette immersion est appuyée par l’utilisation de déclencheurs automatiques qui mettent en marche, à notre arrivée, les projecteurs 16 mm. Dans la transition avec la pièce suivante, il y a une étrange projection sur un mur, scénographie de sable et de cactus au milieu desquels une ampoule éclairée décline lentement avant de gagner à nouveau en intensité. On arrive ensuite dans la plus grande pièce, seule éclairée, où l’installation d’une camera obscura sur la droite, deux photos sur la gauche et, entre celles‑ci, deux sculptures nous révèlent quelques mises en scène étranges, des trucages et des techniques. Cette « pause » est de courte durée puisque la dernière salle nous replonge dans trois autres vidéos. Le premier étage est composé de deux salles ; la première nous propose un cycle de trois vidéos et, dans la seconde, plus grande, se trouvent deux projections de toujours trois vidéos. La progression dans les salles est cohérente et donne une narration dont le sujet devient de plus en plus mécanique. Corinne Charpentier a choisi dans le communiqué de presse de l’exposition de citer les Méditations métaphysiques
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de Descartes. Cette démarche est une prolongation de l’esthétique des artistes qui travaillent sur la juxtaposition dans leurs vidéos mais aussi et surtout dans leurs publications en incorporant quantité de textes touchant divers domaines, aussi bien philosophiques que scientifiques. Le titre, Trilemma : over a Ghostly Conception est volontairement intriguant. Pour nous, cette idée du trilemme s’est retrouvée dans le lien entre une pensée cartésienne fortement perceptible, une sorte de savoir‑faire technique fondateur et des trucages apparents au caractère éminemment poétique avec, au fil de l’exposition, l’idée d’un ordre fantomatique des choses. Les artistes ont un rapport aux sciences et à l’expérimentation très fort et intimement lié à la question du savoir. Dans cette démarche, on retrouve une idée d’anti‑illusionnisme. Il est aussi souvent question de la matérialité des choses que l’on retrouve, par exemple, dans les expérimentations de Newton sur la rémanence des images et de la lumière, que les artistes intègrent dans leurs références. Pendant l’été, juste avant Fribourg, Joao Maria Gusmao et Pedro Paiva étaient également exposés au Kunsthaus de Glarus. Cette conjoncture a joué bien entendu un rôle dans le choix des œuvres présentées, sensiblement différentes, et de l’accrochage. En effet, pour la commissaire, la dimension sculpturale semblait essentielle à la compréhension de l’entité de leurs travaux, ces volumes permettant de révéler frontalement la fabrication des images. La collaboration avec les artistes s’est faite très facilement, eux sachant précisément la manière dont ils désiraient accrocher leurs pièces dans l’espace. À la demande de Corinne Charpentier, ils ont également réalisé quelques œuvres spécifiquement pour le Fri‑Art. Les vidéos 16 mm ralentissant les mouvements, le ronronnement des projecteurs, l’obscurité presque totale dans
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JOAO MARIA GUSMAO / PEDRO PAIVA TRILEMMA : OVER A GHOSTLY CONCEPTION
laquelle l’exposition est plongée, nous ont donné la sensation, plutôt agréable, de rentrer dans une bulle, un autre temps, un univers de perceptions déviées d’une réalité à tout moment requestionnée. Cette exposition, à notre avis, vise juste, dans le sens où elle réussit à établir le bon rapport d’intimité entre le spectateur et le travail de Gusmao et Paiva tout en laissant un côté libre et ouvert, peut‑être justement cet « ordre fantomatique du monde » dans lequel le visiteur nage, tournoie et plonge son imagination.
Thomas D’Enfert, Fabien Lakatos, Arnaud Wolhauser
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Vue de l’exposition Love is Not in Control
LOVE IS NOT IN CONTROL UNE PROPOSITION DE VIDYA GASTALDON GALERIE NEW JERSEYY, BÂLE La galerie New Jerseyy, installée à Bâle, accueille du 30 novembre 2012 au 31 janvier 2013 une proposition de Vidya Gastaldon. L’exposition, qui a pour titre Love Is Not in Control, s’articule autour d’un dessin d’Eldon Dedini, cartooniste américain ayant officié pour Walt Disney mais aussi pour le magazine Playboy. Acquise il y a quelques années par l’artiste, cette planche originale d’une illustration humoristico‑érotique sert de point de rencontre à différentes œuvres, soit produites pour l’occasion, soit appartenant à la collection personnelle de Vidya Gastaldon, soit simplement jugées en lien par celle‑ci. Il nous a semblé particulièrement justifié de nous intéresser à cette exposition car elle a la singularité de faire se côtoyer des artistes de renommée internationale, des amis proches de Vidya Gastaldon, mais aussi quelques étudiants de la Head‑Genève. Il nous est donc paru bienvenu de leur offrir un petit éclairage par le truchement de cette notice. Ce fut également pour nous l’occasion de découvrir ce lieu d’exposition (duquel nous parlerons plus loin) et de rencontrer les individus dévoués qui lui donnent vie. Enfin, l’artiste – et désormais curatrice – Vidya Gastaldon est l’une des intervenantes de l’option « (re)présentation » de la Head. Ainsi, le contact était‑il déjà bien établi entre elle et les auteurs de ce texte, il a donc été possible de connaître le détail et les petits secrets de l’événement. La galerie New Jerseyy, dans laquelle se tient l’exposition, existe depuis 2006. Lors de sa création, c’était un espace libre – une sorte de page blanche – dans lequel n’importe quel artiste (qui était sélectionné grâce à un concours) pouvait faire exactement ce qu’il voulait (il y en a même un qui a creusé une grotte sous l’espace). En 2008, l’équipe actuelle de la galerie New
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Flyer de l’exposition : Eldon Dedini, Either we start pushing birth control or we’re going to be up to our asses in little people, illustration pour Playboy, 1973
LOVE IS NOT IN CONTROL UNE PROPOSITION DE VIDYA GASTALDON
Jerseyy propose à son tour un projet : celui de transformer le lieu culturel en un lieu d’exposition dont elle serait responsable pour une durée d’un an. L’expérience s’avérant particulièrement réussie, on leur offre une année supplémentaire. Au début, de 2008 à 2010, leurs expositions répondaient en général à un questionnement du rapport entre art et lieu public (l’art qui prend possession du lieu public, ou son intégration au lieu public). Lorsqu’ils ont finalement eu la gérance complète de la New Jerseyy, leurs accrochages concernaient plus généralement un seul artiste (que ce soit lui qui soit exposé ou qu’il construise l’exposition). L’exposition organisée à la Galerie New Jerseyy par Vidya Gastaldon était initialement prévue pour son travail. Pourtant, cette occasion, elle ne souhaitait pas la mettre à profit pour exposer ses propres travaux (quoiqu’elle ait finalement mis une de ses pièces dans l’accrochage) ; elle a préféré montrer son univers visuel. C’est la première fois qu’elle conçoit entièrement une exposition en tant que commissaire. L’idée lui trottait dans la tête depuis quelques temps. Elle a préféré que la tribune bâloise bénéficie à d’autres artistes, étant donné qu’elle n’a pas, en ce moment, besoin de beaucoup de visibilité. Elle leur a donc demandé si elle pouvait, plutôt qu’exposer ses propres œuvres, choisir des artistes qu’elle souhaitait exposer (Vidya Gastaldon collectionne des œuvres de jeunes artistes depuis quelques temps déjà). Venons‑en à New Jerseyy : l’artiste connaît les « propriétaires » du lieu depuis longtemps déjà et, il y a deux ans de cela, ils lui avaient proposé un solo show dans leur galerie. Le lieu plaît beaucoup à Vidya Gastaldon : il est très pointu, les
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expositions sont toujours très bien faites, tant au niveau du choix des artistes que de l’accrochage. Lorsqu’elle revoit les galeristes, en début d’année, ils lui proposent à nouveau de faire quelque chose dans leur lieu. Elle décide alors de curater une exposition plutôt que d’exposer ses travaux. Mais elle ne sait pas encore exactement ce qu’elle souhaite montrer. C’est cet été que l’idée lui est venue, de manière très instinctive. Le dessin de Dedini (qu’elle a acheté en février 2010) sera le point central de toute l’exposition, autour duquel elle construira le reste. Ce dessin est au carrefour de tous les centres d’intérêt de Vidya Gastaldon : le cartoon, le dessin, la peinture, l’illustration, l’humour, le « chou » et un peu sale à la fois, le sexe, l’amour, la nature, les drogues, le kitsch, le Walt Disney... Cette œuvre est une base solide pour construire tout un univers autour d’elle. Il s’agit ensuite de trouver d’autres pièces qui s’équilibrent, venant de différents artistes, des œuvres commandées exprès, des œuvres qui font partie de la collection de Vidya Gastaldon, des œuvres repérées et prêtées par les artistes pour le temps de l’exposition. Mais toujours en gardant cet univers humoristique, kitsch, et cartoonesque en tête. En ce qui concerne le titre, le choix a de nouveau été plutôt instinctif. Elle écoutait Donna Summer (qui venait alors de décéder) et la chanson « Love Is in Control » l’a interpelée. Elle l’a changée en Love is Not in Control. Le jour du vernissage, nous prenons le train en gare de Genève, petite équipe presque fine, à 15h14. À 18 heures, nous arrivons à Bâle et, de là, ne suivant que notre instinct nous arrivons... à nous perdre. En suivant le plan nous parvenons enfin à New
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LOVE IS NOT IN CONTROL UNE PROPOSITION DE VIDYA GASTALDON
Jerseyy. Il est 19 heures passées et notre présence ne semble pas épater la galerie. Une bonne vingtaine de personnes sont déjà présentes pour le vernissage de l’exposition Love is Not in Control. En guise de plateau de fromages, il y a un panier de fruits. Un grand bac rempli de bières en guise de portier. Ce qui frappe d’abord, c’est l’utilisation de l’espace : un seul pan de mur est utilisé pour présenter les compositions de trente artistes. Au centre de la mosaïque trône l’illustration d’Eldon Dedini, sobrement encadrée de bois sombre rappelant la texture et la couleur des troncs d’arbres à l’arrière‑plan du dessin. Les œuvres présentées sont de taille réduite, quelques moyens formats. Une pièce cependant étonne par sa grandeur. Elle est placée tout en haut et tout à droite du mur. Elle représente un faune inquiétant, lèvres et yeux fardés. Il regarde en direction de la fenêtre entrouverte, semble vouloir s’enfuir. Vidya Gastaldon nous a confié avoir su tout de suite à quel endroit placer la peinture et avoir débuté son accrochage par celle‑ci. Un unique plan griffonné au Bic passe de main en main au cours de la soirée et nous renseigne sur la paternité des œuvres. On apprend ainsi que se côtoient un dessin de Jean‑Luc Vernat et un collage d’Alan Schmalz ; un dessin‑collage de Steven Parrino, des peintures d’Alexandre Joly, un collage de Thomas Baud, une peinture de Vittorio Brodmann... L’éclairage au néon confère au mur bigarré une force atemporelle et produit sur le spectateur un effet lénifiant. Il est possible de considérer ce pan de mur comme un tout, l’espace réduit qui sépare les œuvres encourageant cette vision globale. Par‑delà le brouhaha enfumé (car, oui, on fume à New Jerseyy !), on perçoit la bande son de The 2 Bears et
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l’on aperçoit alors une petite télévision qui diffuse les images du générique des Bisounours. Quand bière il n’y a plus, quand fruits disparus, tout le monde est invité à se serrer les coudes dans la pizzéria du coin. Dans le monde de l’art la solidarité existe encore bel et bien, puisque l’on se régale, c’est New Jerseyy qui régale. Merci à eux. Merci à Vidya Gastaldon.
Anaïs Giannuzzo, Igor Varidel
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REMERCIEMENTS
Les étudiant‑es remercient pour leur disponibilité et leur générosité toutes les personnes – artistes, galeristes ou commissaires d’expositions – qui ont bien voulu leur accorder un entretien : Michel Auer Yves Bélorgey François Ceysson Philippe Davet Corinne Charpentier Josh Fassbind Bastien Gachet Vidya Gastaldon Samuel Gross André Grimaldo Jean‑Christophe Huguenin Pierre‑Henri Jaccaud André Keiser Leticia Maciel Paul‑Aymar Mourgue d’Algue Émile Ouroumov Grégory Pages Adon Peres Paula Rey Stéphane Ribordy Nicole Schweizer Joel‑Peter Witkin Charris Yadigaroglou Melane Zumbrunnen Nous remercions aussi Barbara Fedier pour son accueil et ses conseils
PREMIÈRE ÉDITION EN SUISSE, JANVIER 2013 PAR GOOD NEWS EVERYONE IMPRIMÉ ET RELIÉ À L’ATELIER MICRO ÉDITION DE LA HEAD — GENÈVE PAR LES ÉDITIONS GOOD NEWS EVERYONE ! SOUS LA DIRECTION DE VALÉRIE MAVRIDORACKIS DESIGN GRAPHIQUE DIEGO GUGLIERI DON VITO HTTP://GOODNEWSEVERYONE.TK
ART, ART, ART, EXPOSITIONS ! UNE REVUE CRITIQUE DES EXPOSITIONS D’AUTOMNE RÉALISÉE PAR LES ÉTUDIANTS D’ANNÉE 2 EN ARTS VISUELS HEAD‑GENÈVE COURS DE VALÉRIE MAVRIDORAKIS