Now Here Else - Djeff - Fondation Vasarely

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Genesis par Isabelle Arvers

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Nowhere else

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Sommaire

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Préambule

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L’exposition se présente en deux parties, deux visions miroirs du travail de Djeff et de ses évolutions, usant de techniques et de dispositifs différents mais dont les préoccupations restent constantes, s’approfondissent, gardant comme enjeu la conscience du spectateur, sa fascination pour les technologies et ses conséquences. Chaque section occupe un niveau : Genesis au premier étage et Now Here Else au rez-de-chaussée, complétée d’une œuvre-écho au cœur des collections de la Fondation Vasarely.

Autour de ces sections, les pièces présentées investissent de grands thèmes, imbriqués les uns les autres tels un schème de perception ou un vaste paysage mental déclinant un même champ lexical. Elles y dressent des filins entre elles, initient des relations logiques et éprouvent, chacune à sa façon, le réel de l’instant et les futurs possibles qu’il augure. À l’étage, sous le commissariat d’Isabelle Arvers, « » présente les premières productions artistiques de Djeff, les débuts de sa démarche où déjà, il sonde notre appréhension du monde par le prisme technologique, recourant plus spécifiquement au détournement des jeux vidéo et du gameplay. À ses débuts Djeff signait encore « Dekalko »1 en référence au procédé de transfert – décalcomanie [dekalke] – nécessitant observation, copie et interprétation et dont le résultat n’est jamais pleinement satisfaisant. Cette période de production est empreinte de stratégies de subversion de systèmes iconiques dans la culture du gaming. Flux, instantané, dépendance et maitrise, technologie à la complexité illusoire s’ancrent dans ces différentes expériences qui exigent fréquemment la contribution du vistieur, lequel devient acteur pour devenir un composant de cette problématique. Au rez-de-chaussée, sous le commissariat de Fanny Serain, « » marque un tournant dans le travail de l’artiste. A travers un choix d’objets et d’installations, il délaisse quelque peu l’espièglerie du game art pour de nouvelles résonnances formelles et conceptuelles d’un propos plus conscientisé. Les images évoquant un monde naturel et ses ressources en perdition s’ajoutent dès lors à l’appareil formel existant et appuie la dialectique critique d’un monde sous l’emprise – au fond, peu ou mal maitrisé – de l’individu.

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1 « un homme qui calque sans savoir dessiner ressemble à celui qui copiroit ou liroit un ouvrage écrit dans une langue qu’il ne comprend point. » Article « Calquer » In Dictionnaire de beaux-arts, volume 1. Aubin L. Millin. Crapelet, 1806.

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Né en 1975. Vit et travaille entre Paris, Aix-en-Provence et le monde. Après des études en sciences de l’information et de la communication, Djeff se spécialise en hypermédia (Université Paris 8) et en arts numériques (Post diplôme à l’Atelier de Recherches Interactives de l’ENSAD). Il a été lauréat de la bourse « Créateur Numérique » de la Fondation Hachette en 2000 pour le roman policier interactif et génératif Trajectoires. Il fonde le studio d’Entertainment digital « Dekalko ». De 2001 à 2009, Djeff enseigne les nouveaux médias au département « Culture et communication » de l’Université Paris 8. En 2009, il devient Directeur artistique à Sciences Po Paris puis Directeur de la création en 2012. Depuis 2017, il partage son temps entre son activité de plasticien et ses missions de program designer et facilitateur auprès de la Hive, résidence créative du tiers-lieu thecamp, à Aix-en-Provence. Djeff s’est fait connaitre pour ses pratiques disruptives du jeu vidéo dans des dispositifs interactifs en convoquant le spectateur à s’interroger avec humour sur le sens et l’impact de sa participation. Il s’est depuis éloigné de l’étiquette de « créateur numérique » pour engager sa réflexion dans le champ des objets, de la vidéo, de la performance et de l’installation. Son travail poursuit la réflexion préalablement amorcée sur l’impact de l’activité humaine, à travers des nouveaux médiums et en s’imprégnant des tensions, entre fascination et répulsion pour ces nouvelles technologies et en interrogeant l’attrait pour l’artificiel versus le besoin véritable. La cohabitation entre un milieu naturel, en constant appauvrissement, et des technologies toujours plus performantes, reste un des axes majeurs de ses recherches. Conscient des ambivalences entre évolution et survie, Djeff questionne de manière sous-jacente l’avenir. À partir d’objets usuels simple, répétés en nombre pour chacune des pièces et basées sur une technologie low tech, Djeff use, dans une approche sensible et poétique, de stratégies de détournement pour inciter à la distanciation, montrer l’illusion et encourager une prise de conscience du spectateur. Dans les glissements sémantiques qu’il propose, il explore, approfondit sous divers angles les thématiques récurrentes qui lui sont chères, allant jusqu’à revisiter ses pièces selon les lieux d’exposition et accorder une importance croissante à l’intervention in situ. Ses formes d’expression sont multiples : auteur, scénariste, plasticien, enseignant, commissaire d’exposition… Ses installations et vidéos sont régulièrement exposées en France (festival Emergences à Paris, Centre Pompidou, festival Mal au pixel à Saint-Ouen, Nuit Blanche à Paris et Amiens, Fondation Vasarely à Aix-en-Provence en 2010, festival Ososphère à Strasbourg, Musée en Herbe à Paris, La Gaîté Lyrique à Paris…) ainsi qu’à l’étranger (Montréal, Berne, Shanghai, Istanbul, New York, Gijon, Eindhoven…). Certaines ont désormais rejoint les collections permanentes d’institutions culturelles (Computerspiele Museum de Berlin) et de collections privées.

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2 Rainer-Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (extrait de la lettre du 12 août 1904). Paris : Editions Mille et une nuits, 1997.

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Pourquoi « Now Here Else » ? Parce que nous, entendu « l’humanité », avons assez attendu et regarder les choses se dégrader sous nos activités et actions. C’est donc ici et maintenant (Now, Here), là où l’on se trouve que chacun de nous peut et doit entrer en action pour que les choses changent. Une sorte d’effet papillon où en commençant à engager de petites actions, les modifications aussi infimes soient-elles peuvent devenir importantes. Là où politiques et industriels ont échoué. Chaque année, est annoncé l’Earth Overshoot Day (jour du dépassement de la Terre), la date de l’année qui correspond au moment où l’homme a consommé l’ensemble des ressources que la planète est en capacité de produire en une année. Au-delà de cette date, l’humanité puise de manière irréversible dans ses réserves naturelles. En 1986, cette date était fixée au 31 décembre. L’année dernière, on parlait du 2 août et cette année, il s’agissait du 4 mai pour la France Il n’y a qu’une Terre connue à ce jour. Il est donc périlleux de miser sur un ailleurs. En revanche face à l’immobilisme, on peut au moins espérer un autrement. Else, c’est en quelque sorte l’antique Pompéi, l’allégorie d’une nature qui reprend ses droits et fige l’humanité, ce que traduit également le visuel de l’exposition. Le titre se joue bien évidemment de cette réflexion et sa lecture peut se glisser de « Now Here Else » à « Nowhere Else ».

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Après tout la terre elle-même est un vaisseau spatial, c’est un curieux vaisseau puisqu’il transporte son équipage à l’extérieur et non à l’intérieur. Mais il est assez petit. Il voyage autour du soleil et gravite autour du centre d’une galaxie qui voyage elle-même sur une orbite inconnue, dans une direction inconnue, à une vitesse indéterminée, mais avec d’énormes changements de positions et d’environnements. Il nous est alors difficile de prendre le recul nécessaire pour comprendre ce qui se passe. Si vous êtes au milieu d’une foule, la foule semble s’étendre à l’infini, de toutes parts. Il vous faut prendre un peu de distance et la voir depuis le monument de Washington par exemple ou quelque chose de similaire, pour constater que vous êtes finalement très proche de ses limites et que la vision d’ensemble diffère sensiblement de celle que l’on a lorsqu’on est en plein cœur du phénomène. De la terre où nous sommes, il est bien difficile d’observer où se trouve la terre, où elle va, et où elle sera dans l’avenir. L’on peut seulement espérer qu’en s’éloignant un peu, au sens propre comme au sens figuré, nous pourrons permettre à certains de prendre ce même recul et de considérer leur mission dans l’univers, d’imaginer qu’ils sont l’équipage d’un vaisseau spatial voyageant à travers l’espace. Et si vous devez un jour commander un tel vaisseau, il vous faudra être très prudent dans l’usage que vous ferez de vos réserves, de votre équipage, et dans la façon dont vous traiterez votre véhicule.

Neil Armstrong, J’ai marché sur la lune. 2008. Paris : L’esprit du temps. 12

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Genesis par lsabelle Arvers

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Duchamp, les Dadaïstes ou encore les artistes du mouvement Fluxus, voyaient le jeu comme la forme ultime de la subversion dans l'art. Critique distanciée d'un monde simulacre, ou détournement du jeu par un changement de perspective, les stratégies artistiques invoquées par les artistes sont multiples. Les premières œuvres de Djeff opèrent ainsi un détournement, au sens situationniste, du jeu. Qu'il s'agisse du jeu électronique Simon ou de jeux vidéo comme Pong ou Hyper Olympic, Djeff ne détourne que des jeux auxquels il a joué plus jeune. De même Genesis, le nom de l'exposition, fait référence à la console éponyme aussi appelée Megadrive en Europe qui, lorsqu'elle apparaît en 1988, inaugure la « guerre des consoles » dans le combat qui opposa Sega à Nintendo, par mascottes de jeu interposées : Mario vs Sonic. 18

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La génèse du travail de Djeff, à la fin des années 90, réside dans la fiction interactive et l'écriture générative et hypermedia. Il conçoit tout d'abord le CD-Rom autour de l'œuvre de Victor Vasarely puis coréalise Trajectoires avec Jean-Pierre Balple, un roman policier génératif et interactif sur Internet. En parallèle, il a aussi une pratique curatoriale sur l'exposition Créer du sens à l'ère numérique présentée en 2003 dans le cadre de H2PTM'03. Dans une société informatisée qui courre à sa propre perte tant elle est fascinée par les technologies, la quête de sens marque l’ensemble du travail de Djeff. DÉTOURNEMENT DU JEU COMME RÈGLES De cette réflexion sur la fiction interactive et sur la possibilité de déléguer la narration à une machine ou à un algorithme va naître Simon Leone. Simon Leone est une installation interactive qui s’approprie deux grands classiques : le jeu électronique Simon de Milton Bradley et le film de Sergio Leone Il était une fois dans l'ouest. Est-il possible de transformer la règle simple d'un jeu électronique de type Memory – mémoriser des suites de couleurs – en un moteur narratif ? Le jeu Simon a quatre couleurs. Il était une fois dans l'ouest est construit autour de quatre personnages principaux. Djeff va alors découper le film en plans séquences autour de ses quatre personnages principaux, chacun se voyant attribuer une couleur. Ainsi, lorsque le joueur appuie sur une touche de couleur, il appelle le plan séquence du personnage correspondant. Au jeu de mémoire Simon qui sert d'interface à l'installation interactive, s'ajoute alors l'envie de voir le film et les coïncidences qui peuvent se créer par la suite de plans appelée par le jeu. Le film détourne même l'attention des joueurs pour le jeu. Pour pouvoir continuer à regarder le film, les joueurs en oublient de mémoriser les couleurs. Cette possibilité de réagencement de plans sans fin transforme ainsi les règles du jeu électronique en un générateur de film. A sa sortie en 2005, Simon Leone suscite la critique de la part des cinéphiles car le fait d’accorder à une machine le pouvoir de réaliser un film dérange. Aujourd'hui, de plus en plus de bots, d'intelligences artificielles produisent des œuvres, des textes, des peintures, etc. C'est d'ailleurs une des questions principales actuellement posée par l'exposition Artistes et robots au Grand Palais : et si la machine remplaçait l'artiste ? De même, l'œuvre de Nicolas Maigret Pirate Cinema (2013) déplace la question du dispositif vidéo du jeu au transfert de torrent en peer to peer et propose dans une installation pour trois écrans le visionnage en live d'échanges de films sur internet. Un banc de montage généré par des transferts de fichiers. Mais en 2005, la question de la machine comme réalisateur dérange. Pourtant, si on donne des règles de montage, cela crée un film et donc du sens narratif. En 2000, Mike Figgis réalise le film Time Code dont la particularité est d'être projeté en mode split screen. L'écran est découpé en quatre plans séquences d'actions simultanées et l'attention du spectateur navigue entre les quatre écrans 2018

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grâce au son. En 2003, Mike Figgis est invité à remixer son film en live pour Villette Numérique, se transformant en bot humain, jouant de ses quatre plans séquences à l'envi et proposant un nouveau montage, de nouvelles possibilités d'agencement de son film… Ce que démontre Simon Leone en 2005 est qu'il n'est pas nécessaire d'être une intelligence artificielle : la plus simple des règles peut produire de l'intelligible… LE JEU VIDÉO COMME MOTEUR NARRATIF À partir de ce constat, Djeff va pousser cette réflexion et l'appliquer à un jeu vidéo mythique : le Pong, célèbre jeu de tennis créé pour Atari en 1972 par Allan Alcorn. Dans Pong, le gameplay est simple mais efficace : plus on joue, plus le jeu s'accélère et plus il faut renvoyer vite la balle dans l'autre camp. Dans le jeu, une ligne blanche vient découper l'écran en deux. C'est le retour du split screen en deux écrans, la vidéo en toile de fond du jeu. La trame de base est posée et donne naissance à Vidéo Pong, une installation vidéo interactive sur laquelle Djeff travaille en collaboration avec différents vidéastes et produit différentes versions, telles différentes versions d'un même jeu… À chaque fois, le moteur de jeu devient un moteur narratif et le joueur spectateur intervient sur le film et joue avec la narration. Il travaille tout d'abord avec Jean-Claude Mocik pour une première version intitulée "Paris Pong" présentant la version interactive de son film « Paris Solo version Dix sur Dix » réalisé au moyen d'un robot de prise de vues qui reproduit à l'identique des mouvements dont les déplacements tracent des figures géométriques dans l'espace urbain. Dans Video Pong, quand la balle est dans un camp, elle déclenche un plan qui tourne tant que les deux joueurs s'échangent la balle, dès que l'un des deux gagne et monte d'un niveau, un nouveau plan se déclenche. L'enchaînement s'accélère au fur et à mesure du jeu. Une autre version du jeu est la Black to white dans laquelle plus on joue, plus l'écran devient blanc jusqu'à ne plus pouvoir voir qui est en train de gagner ou de perdre, incitant ainsi les joueurs à ne pas gagner, comme une critique sous-jacente de la recherche de la victoire dans le jeu. La version qui joue le plus avec l'idée du moteur de jeu comme moteur narratif est celle de Thomas Israël : une grande partie de ses plans filmés à Shangaï forment un tout. Il les a découpés en deux et si on souhaite voir un plan dans sa totalité, on est obligé de rester au même niveau. A nouveau, comme dans Simon Leone, le spectateur-joueur est amené à se détourner de la finalité de gagner inhérente au jeu pour pouvoir regarder la totalité des plans et reconstruire la narration imaginée par Thomas Israël. Au-delà du jeu vidéo comme médium, Djeff s'intéresse aussi à la manière dont les joueurs jouent pour pouvoir leur proposer d'autres expériences de jeu. D'abord présentée sous forme de projection vidéo, Video Pong est à présent jouable sur une table de cocktail Pong 20

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classique, ce qui permet de créer un autre rapport au jeu pour les joueurs, ceux-ci n'étant plus côte à côte dans un rapport frontal à l'écran, mais face à face, instaurant plus d'échanges et de convivialité entre les joueurs. Il crée aussi du gameplay émergent quand, pour pouvoir découvrir la narration, les joueurs vont chercher à rejouer différents niveaux pour voir les plans manquants. En 1998, Natalie Bookchin, artiste américaine et membre fondatrice du Net.Art, crée l'œuvre Internet The Intruder et transforme le jeu Pong en une fiction interactive du texte L'intruse de Borges. Dans cette œuvre de net.art, il faut jouer pour découvrir le texte, jouer à un conte raconté en 10 jeux. « Les jeux ne sont pas difficiles mais agissent comme une aide à la narration et introduisent des niveaux de dépendance au récit de l'histoire. » – Le Guardian Web Watch. Dans Video Pong le texte est remplacé par la vidéo, mais on voit bien comment le moteur de jeu agit comme accélérateur de narration et génère un engouement à suivre le récit. LE CORPS COMME JOYSTICK L’installation Hyper Olympic pose de nouvelles questions, celles de la création d’un objet et de la physicalité du jeu. Cette œuvre fait appel aux souvenirs de jeu de Djeff. Il jouait avec ses copains à Winter games sur Atari 2600 avec tant d’engagement et de ferveur qu’ils en maltraitaient leur high speed joysticks jusqu’à les casser. Frustrant. C'est de cette frustration et de la maltraitance de l'objet dont il est question dans Hyper Olympic. Sa rencontre avec la plasticienne Charlotte Charbonnel aux Arts Décoratifs lui permet de construire une dalle interactive à quatre contacts qui transforme le corps humain en véritable joystick, en le maintenant en position permanente de déséquilibre. Cette dalle, munie de capteurs permet aux joueurs de progresser dans la course du 100 m en trépignant des pieds. Quand on est sur la dalle, on retrouve parfaitement la forme du Joystick d'Atari et le joueur devient le joystick. En jouant soi-même le joystick, on peut prendre conscience de cette maltraitance et l'expérimenter physiquement. En effet, Djeff a souhaité travailler sur les retours d'effort et de feedbacks et sur la fatigue occasionnée par le jeu. Cette œuvre traite de l'usage qu'on fait des objets : on les maltraite, on les casse, on les jette. De cette frustration naît la surconsommation. L'usage a pris le dessus sur la surenchère technologique et a transformé Hyper Olympic en ovni. Lorsque la pièce a été exposée, elle a donné lieu à des duels, à des tournois et même à des compétitions internationales. Cette installation plaît car, sa physicalité et la mécanique de jeu, simple, attire les publics et la sympathie. Lorsque je l’ai programmée, dans l’exposition de retrogaming Evolution à Vancouver en 2013 et dans l’exposition Games reflexions 2015, Hyper Olympic est un succès ! Cette physicalité du jeu fait d'ailleurs penser à un autre jeu très prisé dans le milieu du jeu indépendant et des contrôleurs alternatifs : Johann Sebastian Joust du studio Gute Fabrik. Dans ce jeu de terrain virtuel sans 22

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graphisme conçu pour des contrôleurs en mouvement, les joueurs doivent s'attaquer en tenant compte de l'intensité musicale du Concerto brandebourgeois de Bach. Cette œuvre marque un tournant dans le travail de Djeff car elle ne traite plus de la narration mais de la consommation. Les questions de dualité et de challenge portées par Hyper Olympic ouvre également la voie à une réflexion sur le jeu en tant qu'objet et comme matière à installation plastique. LE JEU COMME MÉTAPHORE DE LA GUERRE Avec Pentapong, la critique de la société de l'information laisse place à une réflexion sur les enjeux politiques de la guerre en Irak et sur les processus de décision qui mènent à la guerre. Pentapong fait référence au pentagone comme figure représentative de la guerre, mais est aussi une allusion à l'architecture de la défense française dans les fortifications de Vauban. « S'il y avait une borne d'arcade à la Maison Blanche, cela ne pourrait être que Pentapong » estime Djeff. Lorsque le Président des Etats-Unis décide la guerre, il réunit ses commandeurs, chacun des commandeurs représente un continent : 5 continents, donc 5 joueurs, la Pentapong est née. Ici, le jeu Pong sert de référence, mais à la place des deux joueurs autour d'une ligne blanche, le terrain de jeu s'élargit à cinq espaces et des contrôleurs supplémentaires sont ajoutés pour permettre la rotation de la balle et l'augmentation de la vitesse donnant des effets comme au tennis. Pentapong permet de jouer jusqu'à 5 joueurs, mais si on ne joue pas, une IA prend la main. Chaque joueur a sa propre couleur, lorsque l'IA prend la main, la couleur de la balle devient blanche. Les cinq couleurs sont celles de l'arc en ciel, les couleurs de l'émancipation. Dans Pentapong, l'intelligence artificielle est programmée de façon à représenter une situation en temps de paix, où tout est stable, maîtrisé par les algorithmes. Lorsque aucun joueur ne joue à Pentapong, l'IA ne perd jamais, c'est l'harmonie, mais dès qu'un humain entre dans le jeu, il introduit le chaos, il dérègle tout, la guerre commence. Une pièce politique, dans laquelle le gameplay prend le dessus car sa forme à 5 faces produit de la convivialité, de la rencontre. Le travail de Djeff évolue vers plus de conceptualisation et de recherche formelle dans la conception d'une installation. Le jeu n'est plus seulement utilisé comme un système de règles ou comme un dispositif à détourner, mais procède d'une réappropriation qui en modifie le sens et la portée.

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LE JEU DE LA COPIE Pour l'exposition de Copie Copain Club en 2014 lors du Festival Gamerz à la Fondation Vasarely, Djeff réalise Super Google Clouds en référence à Super Mario Clouds de Cory Arcangel, artiste reconnu pour avoir produit les premiers détournements de jeu vidéo et être entré dans la sphère de l'art contemporain avec succès. Le Copie Copain Club est un club de copains qui se copient. Pour entrer dans ce club, il faut avoir été soi-même copié puis copier un autre artiste tout en lui faisant savoir que son œuvre va être réinterprétée. Ce qui est intéressant à souligner, c'est que l'œuvre originale de Cory Arcangel consistait à pirater la cartouche du jeu Super Mario afin d'enlever tous les éléments graphiques. À part les nuages, pour parvenir à une vidéo de nuages défilant en boucle sur un fond de ciel bleu. Le code pour y parvenir était mis en ligne afin d'offrir à tous la possibilité de refaire l’œuvre. Bien des années plus tard, Patrick Lemieux, professeur en art et science en Californie pratiquera de l'ingénierie inversée pour démontrer dans sa vidéo This is not super Mario bros., que le code de Nintendo est absent et que l'œuvre de Cory Arcangel tient plutôt du concept que d'un réel hack de la cartouche de jeu. C’est avec cette oeuvre que Djeff a décidé de jouer pour en faire une installation plastique, sous la forme d'un cylindre bleu et des nuages argentés gonflés à l'hélium qui flottent tout autour. Le processus ayant donné vie à cette installation est important et est documenté sur le site de Copie Copain Club : pour réaliser Super Google Clouds, Djeff a fait une recherche dans Google Images avec le mot clé « clouds » et a pris la première image en résultat, il a fait de même pour le mot clé « sky » ce qui lui a permis de créer un site internet du même nom www.supergoogleclouds.com qui voit défiler, comme dans l'œuvre de Cory Arcangel, des nuages sur fond de ciel bleu. La notion de copie est fondamentale à l'ère numérique. Elle procède de l'idée que l'on peut partager son travail tout en citant les auteurs. Cela renvoie aussi la notion de copyleft qui donne des droits aux utilisateurs plutôt que d'empêcher toute réutilisation d'une œuvre. Il s'agit ici de promouvoir le partage de connaissances et leur diffusion. Comme disait Cory Doctorow, auteur de science-fiction et célèbre blogger sur Boing Boing : « Au 21è siècle, il vaut mieux être copié que rester inconnu ». Dans le cadre d'une exposition au MAXXI à Rome, l'artiste Miltos Manetas a créé le site internet Iamgonnacopy pour permettre une réflexion sur la piraterie et ses bienfaits arguant dans son manifeste que toute la richesse de la culture vient de sa réappropriation par les multitudes. Dans Super Google Clouds le jeu n'est présent que sous forme d'allusion à une pièce vidéo qui déjà détournait un jeu. La forme du jeu vidéo n’est plus l’essentiel des préoccupations de Djeff qui privilégie désormais une réflexion étendue et plus conceptuelle sur les technologies. La voie est ouverte pour d’autres recherches et expérimentations.

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Hyper Olympic Deux dalles interfaces en bois et métal, vidéo projecteur, écran de projection, ordinateur, enceintes. Installation [2005]

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Hyper Olympic est un dispositif conçu pour jouer au jeu d’arcade Konami « track and field» de 1983 puis porté par la suite sur Atari 2600, Nintendo Nes. Ce jeu était une simulation de l’épreuve reine des jeux olympiques : le 100m. Le but était de reproduire la course d’un athlète en balançant alternativement de gauche à droite le joystick le plus rapidement possible. Pour les « old gamer » ce jeu fait référence à une maltraitance chronique des fameuses manettes de consoles. Hyper Olympic cherche donc à rendre physique l’expérience du joystick au travers d’une dalle servant d’interface au joueur. Il doit alors se substituer au joystick.

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Pentapong Table en bois, écran, ordinateur, enceintes. [2007]

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Pentapong est une réinterprétation du célèbre jeu PONG. Ce projet explore le concept multi-joueurs en se basant sur l’architecture du pentagone. Ainsi le jeu est projeté sur un écran pentagonal et les limites de celui-ci deviennent les limites du secteur de jeu. Chaque joueur peut intégrer une partie en cours et prendre la main sur la raquette qui se trouve devant lui. Pentapong peut se jouer jusqu’à 5 joueurs et lorsqu’un joueur quitte le jeu le mode automatique reprend la main. Dans cette configuration pentagonale, une nouvelle fonction de rotation des raquettes a été implémentée, la balle peut être orientée pour viser un adversaire en particulier. L’interface de chaque joueur possède deux systèmes de mouvement : un latéral et l’autre rotatif permettant de jouer à deux mains.

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Video Pong Table en bois, écran, ordinateur, enceintes Installation [2006]

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« Vidéo pong » est une version enrichie du célèbre jeu d’arcade PONG. Cette installation offre une confrontation entre vidéo et jeu vidéo. Il s’agit de tester la jouabilité d’un jeu comme moteur de narration. Dans le contexte d’une interactivité associée à l’émergence d’un cinéma interactif, ce travail explore particulièrement les relations du jeu vidéo confrontées à la narration vidéographique (ou cinématographique). L’association du « game play » à l’écriture vidéo offre un espace transformé par la nouvelle place allouée au spectateur, dans lequel la jouabilité permet entre autre l’appropriation. Se dessine alors une toute nouvelle relation entre le jeu et cinéma/vidéo soulevant un flot d’interrogations quant aux résultats de ces interactions.

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Simon Leone Simon pocket, vidéo projecteur, écran de projection, ordinateur, enceintes. Installation [2005]

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Simon Leone est une installation interactive qui réapproprie deux grands classiques : le jeu électronique Simon et le film de Sergio Leone Il était une fois dans l’ouest. Est-il possible de transformer la règle simple d’un jeu électronique de type Memory – mémoriser des suites de couleurs - en un moteur narratif ? Le jeu Simon a quatre couleurs. Il était une fois dans l’ouest est construit autour de quatre personnages principaux. Djeff découpe alors le film en plans séquences autour des quatre personnages principaux, chacun se voyant attribuer une couleur. Ainsi, lorsque le joueur appuie sur une touche de couleur, il appelle le plan séquence du personnage correspondant. Au jeu de mémoire Simon qui sert d’interface à l’installation interactive, s’ajoute l’envie de voir le film et les coïncidences qui sont créées par la suite de plans appelée par le jeu. Le film détourne l’attention des joueurs. Pour pouvoir continuer à regarder le film, les joueurs oublient de mémoriser les couleurs. Cette possibilité de réagencement de plans sans fin transforme ainsi les règles du jeu électronique en un générateur de micro film.

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Super Google Cloud Mobile, site web. www.supergoogleclouds.com [2013]

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Ce travail a été créé pour le Copy Companion Club, qui est un club d’amis, copiant les uns les autres, inspiré par le Creative Commons. Super Google Clouds de Djeff est un hommage au travail de Cory Arcangel « Super Mario Clouds » (2002). Arcangel a modifié une cartouche Nintendo Super Mario Bros pour supprimer tous les graphiques à l’exception du ciel bleu emblématique du jeu et des nuages semi-pixélisés. Super Google Clouds imite visuellement le ciel bleu et les nuages latéralement flottants de la pièce d’Arcangel, mais les images elles-mêmes proviennent d’une recherche Google standard de « ciel bleu » et de « nuages ». Djeff réinterprète cette oeuvre à la fois sous la forme d’une installation et sous la forme d’un site web (www.supergoogleclouds.com) accessible à proximité de l’installation via un réseau wifi dédié.

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Avec cette proposition, Djeff invite à explorer sa démarche à travers une série de pièces choisies, retraçant sa réflexion, de l’univers du retrogaming à l’élaboration d’installations polymorphes plus complexes dont certaines inédites. Au fur et à mesure de cette progression, ses réalisations témoignent de ses recherches sur les de la que l’homme exerce sur son environnement et plus largement sur sa condition. Now Here Else tient de la formule sentencieuse dans laquelle résonne une insidieuse et inquiétante homophonie Nowhere else… Le ton est donné. L’exposition s’ouvre sur un Workshop, bibliothèque introductive aux références de l’artiste et aux liens étroits qu’il entretient avec la Fondation Vasarely. Les pièces suivantes exhortent, chacune dans leur registre, les paradoxes de l’ère anthropocène, engageant le visiteur, au fil du parcours, dans un balancier entre déplacement et arrêt sur images, physiques ou induits. Chez Djeff, le déplacement devient une dimension graphique, le peut se figer grâce aux fac-similés, l’automation côtoie l’ , les informationnels ou lumineux s’abiment en nasses et l’ombre de l’homme nait du souffle de la machinerie. Les associations d’images s’emplissent d’un haut potentiel symbolique et spirituel, sous des accents drôles toutefois redevables de tributs à l’ . Dans un langage plastique qui aime la confrontation des images emblématiques de la vie contemporaine, les interrogations de l’artiste cheminent entre la sophistication d’un monde manufacturé qui va (trop) vite et sa simplicité originelle dont la permanence et l’immuabilité sont désormais fortement remises en cause. A mesure des installations, se déroule le fil de pourquoi et d’alertes poétiques sur l’environnement, l’inconstance humaine, sa responsabilité, son empreinte écologique et décline une investigation qui dépasse la question d’un développement durable pour explorer davantage l’ambivalence constitutive de l’humain entre nature et culture, jusqu’à engager une réflexion sur l’être au monde contemporain et le devenir humain. Cultivant des systèmes réflexifs conçus le plus souvent sur l’ d’une pointue, Djeff met en scène ces 40

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3 Marshall McLuhan, « Introduction à la deuxième édition » (1968) In Pour comprendre les médias. réed 2015 — Paris : Points

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4 Marshall McLuhan, Ibid.

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oxymores qui emplissent notre quotidien. Les semblants de technologiques cohabitent avec la oubliée aux éléments naturels, synecdoque des ressources primaires. Les interminables sont saisis jusqu’à devenir contemplatifs tels des de passages. Pour autant, si chacune de ces pièces tend à questionner ce piège abscons des au bord de la rupture, leurs formes évitent toute dramaturgie pour privilégier l’angle d’une poétique visuelle porteuse d’une généreuse espérance et d’une hypothétique .

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Quand un voyageur demanda à la domestique de Wordsworth5 de lui montrer le bureau du maître, elle lui répondit : « Voici sa bibliothèque, mais son bureau est en plein air. »

5 William Wordsworth (1770-1850), poète anglais à l’origine du romantisme anglais.

Henry David Thoreau, De la marche. 1862 (rééd. 2003). Paris : éditions Mille et une nuits. 46

Fondation Vasarely

Now Here Else


Workshop Etat provisoire et intermédiaire en 2018.

Documents divers : ouvrages, disques vinyle, DVD, sérigraphie de Victor Vasarely, photographie.

[2018]

En guise d’introduction, l’exposition s’ouvre sur une étagère réunissant diverses références visuelles, littéraires, musicales, cinématographiques. Choisies par Djeff, elles en relatent une expression de ses goûts, ses inspirations, ses influences qui puisent tout autant aux sciences sociales qu’à la culture populaire ou la littérature jeunesse. Ce corpus, réuni par l’artiste pour l’exposition constitue un ensemble fragmentaire de documents, un inventaire de ressources qui évoquent ses modalités d’appropriation intellectuelle et offre un accès parallèle à son travail de création. Cette documentation personnelle se conçoit comme une bibliographie des pièces données à voir, une approche de leur élaboration. Fruit d’un travail de repérage, cette sélection concrétise la mobilité des idées et leurs rapprochements parfois inattendus, qu’ils soient collision ou enchainement. Elle est aussi la formalisation des concepts, celle de la poétique des images et de leur engagement dans le monde contemporain. Contribuant à l’ordre d’une zone intangible, chaque objet y trouve sa place dans l’imaginaire de l’artiste et dans une structuration de l’esprit, selon une évolution que l’on devine constante et changeante : la simple étagère laisse entrevoir les coulisses de la pensée, une facette du laboratoire de l’artiste, naguère « l’atelier ». De cette collecte éphémère se distingue une sérigraphie de Victor Vasarely évoquant les liens qu’entretient l’artiste avec l’œuvre de ce dernier et sa Fondation. Heureux hasard, ce multiple croise le travail de Djeff à plusieurs niveaux. Si tous deux interrogent la technologie à leur façon, l’exemplaire présenté ici appartient à la série des 154 sérigraphies emportées par l’astronaute Jean-Loup Chrétien lors du premier vol spatial franco-russe en 1982, puis vendues au retour sur Terre au bénéfice de l’UNESCO. De cette aventure atypique et méconnue de l’art, les parallèles glissent vers les interrogations intrinsèques aux réalisations de Djeff. Par cette expérience immatérielle du voyage spatial, les sérigraphies en sont revenues chargées d’une valeur nouvelle. Une valeur prosaïquement financière tout bord. Bien qu’au bénéfice charitable, on peut néanmoins s’interroger sur quel fondement ou quelle échelle de mesure. Plus poétiquement ensuite, on pourra en retenir la valeur ajoutée du dépassement de l’art, cette valeur invisible qui porte l’expérience, le changement de regard, qui élève les objets, les charge de sens et confronte l’homme à questionner ses limites et son propre dessein.

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Portfolio

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L’explication des métaphores Loin du temps, de l’espace, un homme est égaré, Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore, Les naseaux écumants, les deux yeux révulsés, Et les mains en avant pour tâter le décor — D’ailleurs inexistant. Mais quelle est, dira-t-on, La signification de cette métaphore « Minces comme un cheveu, amples comme l’aurore » Et pourquoi cette face hors des trois dimensions ?

Les naseaux écumants, les deux yeux révulsés, Et les mains en avant pour tâter un décor — D’ailleurs inexistant. C’est qu’il est égaré ; Il n’est pas assez mince, il n’est pas assez ample : Trop de muscles tordus, trop de salive usée. Le calme reviendra lorsqu’il verra le Temple De sa forme assurer sa propre éternité.

Si je parle des dieux, c’est qu’ils couvrent la mer De leur poids infini, de leur vol immortel, Si je parle des dieux, c’est qu’ils hantent les airs, Si je parle des dieux, c’est qu’ils sont perpétuels, Si je parle des dieux, c’est qu’ils vivent sous terre, lnsufflant dans le sol leur haleine vivace, Si je parle des dieux, c’est qu’ils couvent le fer, Amassent le charbon, distillent le cinabre. Sont-ils dieux ou démons ? Ils emplissent le temps, Minces comme un cheveu, amples comme l’aurore, L’émail des yeux brisés, les naseaux écumants, Et les mains en avant pour saisir un décor — D’ailleurs inexistant. Mais quelle est, dira-t-on, La signification de cette métaphore « Mince comme un cheveu, ample comme une aurore » Et pourquoi ces deux mains hors des trois dimensions ? Oui, ce sont des démons. L’un descend, l’autre monte. À chaque nuit son jour, à chaque mont son val, À chaque jour sa nuit, à chaque arbre son ombre, À chaque être son Non, à chaque bien son mal, Oui, ce sont des reflets, images négatives, S’agitant à l’instar de l’immobilité, Jetant dans le néant leur multitude active Et composant un double à toute vérité. Mais ni dieu ni démon l’homme s’est égaré, Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore,

Raymond Queneau, Les Ziaux 1943. Paris : Gallimard. 48

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Now Here Else


Mesures… Triptyque de sabliers, leurs bulbes renferment chacun des échantillons de matières qui ne s’écouleront pas. Paradoxes de l’objet dont la vocation est de mesurer l’intervalle de temps selon la quantité de matière qu’il déverse, les contenus choisis n’ont pas la consistance granulaire nécessaire à leur écoulement. La gravité continue son exercice mais (faux) diamant, boules de cheveux et bois vermoulu restent en suspens, comme conservés précieusement sous cloche. Ces spécimens réunissent des fragments des trois grands règnes de Linné, vivant et non vivant. Minéral, animal et végétal sont dissociés, prélevés de leur environnement, sujets mystérieux livrés à l’œil néophyte ou scientifique dont le sens ne fait plus preuve d’évidence. Si le sablier est le symbole par excellence de la fugacité du Temps, ces trois interprétations en évoquent la vaine maitrise contemporaine dont il ne reste au fond, dans la vie courante, plus qu’un widget destiné à la patience nécessaire du temps informatisé ou un accessoire utile au bon déroulement d’une partie de jeu de société.

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Mesures…

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Si nous avons été ainsi désacralisés – et qui ne l’a pas été ? –, le remède viendra de la prudence et de la dévotion que nous montrerons à retrouver notre caractère sacré et à faire à nouveau un temple de notre esprit. Nous devrions traiter notre esprit, autrement dit nousmêmes, comme un enfant innocent et ingénu dont nous sommes les gardiens, et être attentifs aux objets et aux sujets que nous portons à notre attention. Ne lisez pas Le Temps. Lisez L’Éternité.

Henry David Thoreau, La vie sans principe. 1863 (rééd. 2004). Paris : éditions Mille et une nuits. 50

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Mesure d’éternité Sablier en verre, Diamant d’Herkimer.

[2014]

Dans ce petit sablier en verre soufflé, les grains du sable ont été remplacés par une pierre, un diamant en attente de tomber mais dont la taille ne permet plus la transition d’un bulbe à l’autre. Le sablier perd sa fonction de mesure d’un intervalle. Le est arrêté, comme suspendu. Tel un sablier de l’époque moderne, l’objet devient la métaphore d’un taillé sur mesure et devenu si précieux, qu’il ne parvient plus à glisser délicatement à moins peut-être d’être brisé ou retaillé. Néanmoins, ce « diamant » ne trompera pas l’expert. Bien que particulièrement éclatant et translucide, il appartient à la famille des quartzs. Provenant des mines éponymes de l’Etat de New York, les diamants d’Herkimer sont des cristaux biterminés de quartz possédant 18 faces lisses et brillantes, présentant fréquemment des impuretés, inclusions d’hydrocarbures, ici visibles. Malgré ses bienfaits puissants et bénéfiques en lithothérapie, sa nomenclature est un leurre. Si le diamant est le gemme de l’éternité et la pierre précieuse la plus vendue au monde, le quartz est, lui, le minéral le plus répandu dans l’écorce terrestre, particulièrement utilisé en horlogerie pour l’extrême précision que permet la fréquence élevée de ses vibrations. Dans ce jeu de faux-semblants visuels, c’est une image trouble du qui se dessine : diamant suspendu dans un sablier, incapable de s’écouler à l’échelle humaine, illusion de préciosité. Objets de convoitise, étendards chimériques de la réussite dotés d’une valeur marchande et monnayable, et (réplique de) diamant suggèrent un bien prisé, devenu négociable et que l’homme semble vainement tenter de posséder.

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Mesure d’humanité Sablier en verre, cheveux.

7 « Phanère » est issu du grec φανερός, phanerós « visible, apparent ».

8 « Le rasoir n’a jamais passé sur ma tête, lui dit-il, car je suis nazir de Dieu depuis le sein de ma mère. Si on me rasait, alors ma force se retirerait de moi, je perdrais ma vigueur et je deviendrais, comme tous les hommes ». Livre des Juges, 16, 17. 9 « "Mais... cette chevelure... existe-t-elle réellement ?" Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d'instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d'or. Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le cœur battant de dégoût et d'envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d'envie comme devant la tentation d'une chose infâme et mystérieuse. » Guy de Maupassant, La Chevelure. 1884

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[2018]

Relevant des phanères7 tout comme les poils ou les plumes chez les animaux, le cheveu est l’assurance d’une protection. Sa composition, majoritairement en kératine, en fait l’un des rares constituants humains insolubles et imputrescibles. Sous réserve de son inflammabilité, il se renouvelle, fait preuve d’une étonnante résistance et sa disparition échappe au qu’il reflète tout à la fois. Miroir du rythme cyclique et périodique variable selon l’individu, son âge et les saisons, il se fait constitutif de la singularité de l’apparence. Mais plus encore, il est le témoin de l’état physique et psychologique. Ne dit-on pas d’une situation désagréable qu’elle conduit à « s’arracher les cheveux » ? Véritable mémoire de notre alimentation, milieu de vie, de nos activités, le cheveu est un témoin bavard. Chacun de ses centimètres scande le calendrier rétrospectif de nos conditions de vie, véritable matrice rapportant notre exposition aux éléments toxiques, ingurgités ou environnants. Séparés du corps, entortillés en boule et préservés du monde dans un sablier, les cheveux, ainsi présentés, inspirent tout autant le dégoût et la fascination des objets de curiosité, entre l’indistincte pelote de rejection animale et la relique humaine. Elément narratif récurrent lié à l’estime de soi, l’attirance ou la force8, la chevelure a traversé les mythes et contes populaires, douée du pouvoir fantastique de provoquer malaise et ensorcellement jusqu’à convoquer chez Maupassant séduction et mortalité9. Empreint de cette imaginaire collectif, Djeff, tel un trichotillomane, a patiemment collecté ses propres cheveux pour en élaborer une réflexion sur la présentation du soi. Plus qu’un autoportrait, ce sablier fonctionne comme une synecdoque. Echantillon du vivant, il dépasse l’expression des caractéristiques individuelles pour révéler la similitude des traits d’une communauté humaine. Cette Mesure d’humanité semble faire fi du , parée du raffinement des réalisations en cheveux du 19ème siècle, souvenirs sentimentaux évoquant l’absence, et héritière de l’économie de moyens d’un Senza Titolo de Jannis Kounellis (1969, MNAM), vanitas postmoderne où une natte tresse l’ambivalence de la condition humaine dans sa force et sa faiblesse.

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L’homme est le seul animal qui sait qu’il doit mourir d’où l’acharnement de l’écrivain à déceler dans l’art une destination qui dépasse la pure esthétique.

R. Caillois, préface au catalogue de l’exposition André Malraux, « Esquisse de quelques-unes des conditions requises pour concevoir l’idée d’un véritable Musée imaginaire ». 1973. Saint Paul de Vence : Edition Fondation Maeght. 54

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Mesure termitée Sablier en verre, bois termité.

[2018]

Rongé par les termites, un morceau de bois retenu dans le bulbe du sablier est en état de déliquescence. Sous l’action lente et occulte de ces xylophages invisibles et aveugles, sa destruction est en attente. Le est régi par la digestion animale, perçue comme un labeur de sape clandestine et impitoyable des constructions humaines. De cette capacité d’action souterraine, Manny Farber tirait son célèbre « White Elephant Art vs. Termite Art » (1962) défendant un cinéma de genre sans prétention et populaire et pourfendant un art intellectuel, congestionné par ses propres ambitions. Modestie du matériau et discrétion du labeur se voient, par le geste artistique ou sous le coup de l’action termite, devenir inversement proportionnels à leur impact. Bien que proches d’autres insectes, les termites suscitent des symboliques paradoxales. Répondant à une organisation sociale de castes depuis des millions d’années, les termites s’illustrent pour leur intelligence collective, autant capables de constructions étonnantes que de sournoises destructions massives. Assurant le remplacement de certains individus – reines et rois notamment –, la colonie perpétue son bon fonctionnement au point de la rendre théoriquement immortelle. Associée à l’idée d’une pourriture silencieuse, l’activité termite contribue pourtant à la résilience écologique et la régénération des forêts. L’ambiguïté d’une telle communauté fondée sur le travail tend un étrange miroir anthropomorphique où les individus contribuent sans mot dire, ni véritable libre arbitre à un dessein collectif. Dans ce troublant mimétisme, à l’heure de la revendication au droit à la déconnexion volontaire et à celui de l’oubli, se reflètent les enjeux de la participation individuelle consentie versus un système mondialisé.

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MARGUERITE

Tout est hier.

JULIETTE

Même aujourd’hui c’était hier.

LE MEDECIN

Tout est passé.

MARIE

Mon chérie, mon Roi il n’y a pas de passé, il n’y pas de futur. Dis-le-toi, il y a un présent jusqu’au bout, tout est présent ; sois présent. Sois présent.

LE ROI

Hélas ! Je ne suis présent qu’au passé.

MARIE

Mais non.

MARGUERITE, au Roi

C’est cela, sois lucide, Bérenger.

MARIE

Oui, sois lucide, mon Roi, mon chéri. Ne te tourmente plus. Exister, c’est un mot, mourir c’est un mot, des formules, des idées que l’on se fait. Si tu comprends cela, rien ne pourra t’entamer. Saisis-toi, tiens-toi bien, ne te perds pas de vue, plonge dans l’ignorance de toute autre chose. Tu es, maintenant, tu es. Ne sois plus qu’une interrogation infinie : qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que… L’impossibilité de répondre est la réponse même, elle est ton être même qui éclate, qui se répand. Plonge dans l’étonnement et la stupéfaction sans limites ainsi tu peux être sans limites, ainsi tu peux être infiniment. Sois étonné, sois ébloui, tout est étrange, indéfinissable. Ecarte les barreaux de la prison, enfonce ses murs, évade-toi des définitions. Tu respireras.

LE MEDECIN

Il étouffe. Eugène Ionesco, Le Roi se meurt. 1963. Paris : Éditions Gallimard.

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Now Here Else


Vitruve Couvertures de survie, bois, ventilateurs, électronique.

10 Eugène Ionesco, Le Roi se meurt.1963. Paris : Éditions Gallimard.

2018

[2018]

Vitruve reprend le célèbre dessin réalisé en 1490 par Léonard de Vinci qu’il réalisa d’après le traité De Architectura, rédigé en -15 par l’architecte romain du même nom. De la représentation du corps humain aux proportions idéales parfaitement inscrite dans un cercle et un carré, Djeff suggère, sous une fine couverture de survie tendue, la respiration lente, presque à bout de souffle, d’une silhouette humaine disparue. De la grandiloquence humaine, l’ n’a gardé qu’un drapé au doré froissé par les situations d’urgence et un dispositif respiratoire artificiel dont les inspirations et expirations souffreteuses ne dévoilent plus que les formes géométriques désormais dissociées. Le vivant s’est effacé au profit de l’allégorie des sciences et techniques. Si l’humanisme de la Renaissance plaçait l’Homme au centre de la mesure et de la représentation du monde en harmonie avec la Nature, il n’est ici plus qu’un souffle court et motorisé qui chuinte comme un dernier acte de avant sa totale abnégation. Tel le personnage du roi Béranger Ier10 face à sa propre mort annoncée, les balancements de cette couverture à la brillance déchue évoquent l’homme face à sa fin qui, de l’abasourdissement à l’acceptation, mesure qu’il n’a pas pris le temps de réfléchir à sa propre condition.

Vitruve

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Now Here Else


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Illusion

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Now Here Else


Travelscope Structure bois, vidéo, écran, miroirs.

6 « A l’automne 1897, Freud revient de Berlin, où il a rendu visite à Fliess. Son auto-analyse capte toute son énergie psychique. Par la fenêtre de son compartiment de chemin de fer, ce n’est pas le paysage qu’il regarde, mais son propre visage en surimpression. Les yeux clos. Les yeux ouverts. Les trains offrent aux voyageurs leurs fenêtres comme des miroirs où le regard intérieur s’aiguise. « Je ne vis que de travail "intérieur". Celui-ci me tient et me harcèle, me faisant, par une rapide association d’idées, parcourir le passé ; mon humeur hange comme le paysage vu par le voyageur dans son compartiment », écrit-il à Fliess, le 27 octobre 1897. » Lydia Flem, L’homme Freud. 1991. Paris : Éditions du Seuil/La librairie du XXe siècle.

2018

[2006 – 2018]

Travelscope reprend le principe d’un kaléidoscope d’images obtenues à l’occasion des déplacements de l’artiste entre les lieux où la pièce a été présentée. D’une durée moyenne d’une à deux minutes, ces plans longs laissent des paysages à la cadence des différents moyens de locomotion empruntés (train, avion, ferry…). La prise de vue originelle est dupliquée au montage selon une symétrie axiale et sa présentation dans un module constitué de miroirs en démultiplie la fragmentation de l’image. Le titre de cette pièce renvoie aux dénominations des appareils de visualisation permettant la traduction, voire l’enregistrement, de données ou de mesures (scope). Le Travelscope restitue le fait du voyage, il capte l’espace-temps entre deux points de monstration et conduit à mesurer tout le potentiel graphique du déplacement (travel) selon le mouvement même du travelling. Boite lumineuse, cet instrument souvient les « lanternes de peur », outils de transposition illusionniste et diabolique du monde, devenues « magiques » pour leurs facultés de fascination et d’émerveillement exercées auprès des spectateurs. Dans son découpage et son réagencement, l’image proposée par le Travelscope s’approche de la klecksographie qui inspira Rorschach pour ces célèbres tests cliniques. Le paysage décuplé se fond en formes abstraites pareilles à des tâches d’encre résultant d’un pliage fictif. Portes ouvertes sur l’imaginaire d’un visiteur-voyageur immobile, la succession des micros-événements du spectacle paysager suscite l’inconscient et dessine des lignes à la résonance intime. Depuis Freud, la métaphore ferroviaire renoue avec la vision romantique du voyage intérieur. Le compartiment se fait refuge de l’intériorité psychique et la découpe de la fenêtre, miroir de l’état de l’âme, « province animique » selon son expression6. Sous ce jour, les insaisissables panoramas de Djeff, où chacun peut projeter ses paysages intérieurs, offrent dans leur variété hypnotique, une ressource d’inspirations infinies tout autant qu’une réflexion sur la finitude où la dérive s’est substituée au vertige du mouvement. L’objet présente alors la mesure d’un « travel », de l’ancien français « travailler », qui inspire bien d’autres dimensions au sens initial de « se donner la peine » …

Travelscope

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Et en rentrant seul chez lui, à cette heure où les conseils de la Sagesse ne sont plus étouffés par les bourdonnements de la vie extérieure, il se dit : « J’ai eu aujourd’hui, en rêve, trois domiciles où j’ai trouvé un égal plaisir. Pourquoi contraindre mon corps à changer de place, puisque mon âme voyage si lestement ? Et à quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante ? »

C. Baudelaire, « Les Projets », Petits Poèmes en Prose. 1869, rééd. 1973. Paris : Poésie/Gallimard 62

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Travelscope

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Now Here Else


Black Widow Fils, néons ultraviolets, ampoule.

11 Jean-Luc Steinmetz cité par J.P. Sirois-Trahan « Le Monolithe noir de 2001 : A Space Odissey de Stanley Kubrick (1968). Une figure de l’irreprésentable » In Monstres et monstrueux littéraires, M.H. Larochelle (dir.). 2008. Québec : Presses de l’Université de Laval.

12 Playboy magazine, septembre 1968.

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[2012 – 2018]

Tunnel composé d’un tissage de fils laineux, Black Widow invite à pénétrer les méandres de sa toile. Des néons dressent le cadre et dessinent le trajet à emprunter. Réagissant à la présence, l’éclairage s’intensifie et révèle le réseau de fils par fluorescence. Irrémédiablement attiré, l’œil est happé par ce filet cinétique. De manière inattendue, la lumière s’éteint subitement, plongeant cet antre arachnéen dans l’obscurité et immobilisant celui qui tentait de s’y aventurer. Sous l’effet de la surchauffe et de la sur-sollicitation, l’ampoule impose sa pour garantir sa préservation en se désactivant et ne se rallumer qu’une fois sa température adéquate retrouvée. Forme de désobéissance à sa propre obsolescence, le dispositif joue de la séduction qu’exercent la technologie, ses pièges et ses frustrations face à la dépendance. Les philosophes ont abondamment eu recours à l’araignée comme métaphore privilégiée de la création ou du cheminement intellectuel. La toile de l’araignée n’est pas une création détachée d’elle mais constitue son existence même, en tant qu’elle vit par l’ourdissage d’une toile en suspension, dans l’attente patiente de la proie. Belle image rendue attirante par l’art du tissage, les fils restent alertes, troublent une lecture claire de l’environnement et portent l’ombre de la mort prochaine. Dans sa transposition technologique, cette Veuve noire questionne le développement de l’intelligence artificielle. Source de nouvelles perspectives fascinantes, la structure de fils, dont le point focal règle la lumière à son rythme de survie, serait-elle une lointaine parente du fictif Hal 900 à l’œil rouge qui, refusant sa propre mort, s’autonomiserait et capable de conscience, deviendrait par-là même un prédateur pour son créateur ? Proche du monstrueux et écho de la nature humaine, Black Widow instille le trouble, le malaise, celui de l’« inquiétante familiarité des automates »11. « En se projetant dans un avenir lointain, il n’est sans doute pas inconcevable qu’une sous-culture robotique et informatique à demi sensible émerge et, qu’un jour, elle décide qu’elle peut se passer de l’homme. […] Je suis convaincu que nos grille-pains et nos postes de télé sont parfaitement apprivoisés même si j’ai encore quelques doutes au sujet des circuits intégrés de téléphone, qui me semblent parfois possédés une vie malveillante bien à eux » déclarera Kubrick à la sortie de 2001, l’Odyssée de l’espace...12

Black Widow

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« Comme la merveilleuse araignée, centre de son ouvrage, tire de soi et tisse un double fil ; l’un gluant pour la proie, l’autre, de sèche soie, pour courir le long du premier, ainsi semble-t-il pour le sentiment qui nous fait, qui vole aux extrêmes du monde (qu’il crée ainsi), et retourne au plus loin de toutes choses, dans « l’instant », possède un double chemin et un double temps dans son domaine, l’un – qui est purement événement ; l’autre – qui est douleur, plaisir, et qui veut s’emparer de l’être même ; et le premier est développable en connaissance et en proie. L’esprit se meut avec lui dans les apparences du temps et du possible, avec une liberté immédiate, tandis que le second englue le moment… » Paul Valery, Cahier, XVII, 562. 1894-1945. In Monique Broc-Lapeyre, L’araignée Philosophique. 66

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Now Here Else


2018

Now Here Else par Fanny Serain

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Now Here Else


Ad Astra Bandes magnétiques de cassettes VHS, structure bois, leds.

[2018]

Semblable à un gigantesque saule pleureur, une forme biomorphique déploie dans l’espace ses branches faites de bandes magnétiques. Cette silhouette étrange s’anime par boucle de 18 minutes, au rythme d’une création sonore mixant des morceaux éloquents : Space Oddity, deuxième album de David Bowie à la couverture vasarelienne illustrant l’histoire d’une dérive spatiale ; extraits du Voyager Golden Record, disque embarqué à bord des deux sondes spatiales en 1977… Un ballet de leds lumineux traduit, en signaux, l’atmosphère musicale. Les premières colorations rouges s’élèvent en une onde envoyée vers un espace infini, à la destination indéterminée. Soumis au délai du rebond, l’echo retour se fait attendre pour dévaler le long du tronc en éclats bleutés. Dans cette activation, la dramaturgie d’une masse sombre insulaire s’anime de messages d’alertes, un théâtre d’ombres se met en place dans l’éclat noir pétrole des rubans aimantés. Comme dans nombre des réalisations de Djeff, les images sont polymorphes et les sens multiples. Associant le souvenir d’un arbre riche de symboles culturels aux bandes magnétiques, premières mémoires de masse utilisées en informatique, les dispositions de l’âme humaine ballotée entre accablement et espérance se juxtaposent. Longtemps support privilégié de sauvegarde et d’archivage des données, les bandes magnétiques ne témoignent que d’une durée vie limitée, ne dépassant pas, dans le meilleur des cas, trois décennies. Pourtant, ce souci d’imprimer son existence dans la conservation et la transmission de ses connaissances se perpétue chez l’Homme jusqu’à l’entreprise désespérée d’éditer un disque destiné à l’espace. « Bouteille à la mer interstellaire » comme le fut le Voyager Golden Record, la partition d’Ad Astra s’adresse à d’éventuels interlocuteurs « au-delà » comme pour témoigner de son existence, et malgré une composition dans un matériau dont les outils de lectures sont devenus obsolètes, se justifiant dans l’espoir que quelqu’un pourra peut-être la déchiffrer.

2018

Ad Astra

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La morphologie végétale choisie n’est pas neutre non plus. Arbre aux rameaux flexibles et tombants, tout indique un saule pleureur. Sa désignation originelle appelle des sentiments mélancoliques – le nom latin du saule pleureur, Babylonica, lui a été donné par Linné, d’après les premiers versets du Psaume 137-Chant de l’exilé évoquant la tristesse et la douleur des Hébreux captifs à Babylone14 – que contrarie pourtant une symbolique du refuge pour sa silhouette, voire de l’immortalité pour sa facilité de bouturage15. Cage végétale devenue magnétique, référence la Cité Sainte dont la grandeur a provoqué la perte, ou moyens d’appel à l’aide des naufragés, les images se superposent pour évoquer l’étrange situation humaine qui s’ingénie à conserver ses propres et interroge son en tentant de communiquer par-delà les étoiles, Ad Astra. Dans son entièreté, la locution latine Ad astra per aspera, (« Vers les étoiles à travers les difficultés ») prend l’accent d’une mise en garde voire peut être, en raison de son inscription sur le monument à la mémoire du drame d’Apollo 1 en 1967, première mission transportant un équipage, celle d’une épitaphe de Prométhées modernes.

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14 « Au bord des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions nous souvenant de Sion ; aux saules d’alentour nous avons suspendu nos harpes. » Psaume 137 (136), Chant de l’exilé. 15 — Vois-tu, ce saule, en ce beau lieu, A pour état de prendre en note Le diable à côté du bon Dieu. De là son deuil. Il est possible Que tout soit mal, ô ma catin L’oiseau sert à l’homme de cible, L’homme sert de cible au destin ; Mais moi, j’aime mieux, sans envie, Errer de bosquet en bosquet, Corbleu, que de passer ma vie À remplir de pleurs un baquet ! — Victor Hugo. Extrait de Comédie dans les feuilles In Les chansons des rues et des bois – 1865. Réed. 1982. Paris : Gallimard / Poésie

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Vladimir : C’est l’arbre. Estragon : Non, mais quel genre ? Vladimir : Je ne sais pas. Un saule. Estragon : Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ? Vladimir : Avec quoi ? Estragon : Tu n’as pas un bout de corde ? Vladimir : Non. Estragon : Alors on ne peut pas. Vladimir : Allons-nous-en. Estragon : Attends, il y a ma ceinture. Vladimir : C’est trop court. Estragon : Tu tireras sur mes jambes. Vladimir : Et qui tirera sur les miennes ? Estragon : C’est vrai. Vladimir : Fais voir quand même. (Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon. Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) À la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide ? Estragon : On va voir. Tiens. Ils prennent chacun un bout de la corde et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber. Vladimir : Elle ne vaut rien. Silence. Estragon : Tu dis qu’il faut revenir demain ? Vladimir : Oui. Estragon : Alors on apportera une bonne corde. Vladimir : C’est ça. Silence.

2018

Ad Astra

Estragon : Midi. Vladimir : Oui. Estragon : Je ne peux plus continuer comme ça. Vladimir : On dit ça. Estragon : Si on se quittait ? Ça irait peut-être mieux. Vladimir : On se pendra demain. (Un temps) À moins que Godot ne vienne. Estragon : Et s’il vient. Vladimir : Nous serons sauvés. Samuel Beckett, En attendant Godot 1948, réed. 1952. Paris : Les éditions de Minuit.

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Breeze Ventilateurs d’ordinateurs, dispositifs lumineux et héliosensibles, guirlandes tassel.

[2007]

Breeze est une installation poétique qui évoque l’empreinte, révélateur de présence et trace du passage. Deux surfaces sombres s’animent sous l’effet de l’ombre portée du spectateur. Grâce à un dispositif photosensible et héliosensible, la silhouette se dessine à l’éclairage des leds et se révèle au souffle des mini-ventilateurs laissant flotter un mur de guirlandes tassel. Tel un jeu d’enfant au sens figuré du titre, chaque mouvement du corps est générateur de lumière et d’un fin flux d’air au sens premier du terme (« brise »). Air et lumière se font le d’un . Manifeste d’une part d’obscurité, ils posent les conditions du spectacle. De cette légèreté ludique qui reprend aux geeks le vocabulaire du tuning informatique, l’activation de la pièce fait vibrer l’invisible, souvient fugitivement la trace du mouvement et questionne l’impact. S’inspirant du modding, Djeff détourne cette pratique apparue au début des années 2000, qui consiste à modifier, « embellir » l’aspect d’un ordinateur personnel selon les goûts de son propriétaire en y greffant néons, leds, ventilateurs et autres accessoires. Comme dans l’univers automobile, cette appétence du gadget à outrance traduit une forme de résistance populaire où l’habillage devient un acte de personnalisation de la machine, le symptôme d’un besoin d’individuation pour rendre ce compagnon technologique unique et original. Très répandus, les kits de ventilations, dont le but initial est le refroidissement et la circulation d’air, sont le plus souvent l’opportunité de donner des couleurs aux « produits gris ». Dans cette nouvelle version, Djeff se saisit du format même du codage informatique des couleurs, RVB. Délaissant la synthèse des trois couleurs qui aurait donné lieu à un gris, voire un blanc, les couleurs ne s’additionnent jamais toutes ensemble et l’écran rouge ou vert se réhausse de bleu momentanément avec l’ombre d’un corps passager. Objets intrigants et séduisants, Djeff parle de « monolithe », référence explicite aux nouvelles de A.C. Clarke et au film de S. Kubrick, qui, sans interprétation abusive, traitent d’interrogations semblables sur l’ère du progrès et se préoccupent des conséquences de l’existence.

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Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudent que nous errons dans les temps qui ne sont point les nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous 76

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n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi, nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

Pascal, « fragment 80 », Pensées. 1670 (rééd. 2004). Paris : Gallimard. 2018

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Une nuit dans Paris. Une église portes grandes ouvertes sur le Monde. Aux abords, une foule en mouvement y pénètre comme un fluide incessant. Une marée humaine. Dedans, c’est la nuit. Puis une corne de brume. Un appel de phare. Un SOS organique : émis par l’orgue et qui prend aux tripes, appelant au danger. Comme le Créach dans la brume de Ouessant. Le jet de lumière puissant du phare dévoile devant, dans le chœur, une proue de barque en perdition. Une barque de migrants qui fend le cœur sur la Méditerranée ? Elle vogue sur des tessons de verre blanc, une banquise qui se craquèle du réchauffement. Une multitude de petits papiers blancs flottent au-dessus, comme un vol de mouettes qui accompagnent le retour du pêcheur. Lumière changeante. Bleue, blanche, comme celle d'un orage sur la mer. Le flot du courant des gens contourne le chœur pour monter dans la passerelle et accéder au bateau. Sous nos yeux, ce n’est en fait qu’une carcasse de barque qui se dévoile. Une barque bariolée de la vie passée et des coups de pinceaux des marins. Une barque devenue squelette marin. Coupée en deux, échouée sur les verres brisés, réminiscence de sable, ressource première disparue. La poupe est inclinée sous la croix. Dedans aucun survivant. Pas même l’espérance d’une arche de Noé. Vu d’ici, l’essaim de mouettes, ce sont les rêves envolés des vœux de la charte de l’ONU de 1982 en mille morceaux déchiquetés au vent. Ou bien plein de petits drapeaux blancs agités qui demandent grâce ? Je suis sur la passerelle et je regarde un à un, ces visiteurs de la ville, badaud, fêtard, intello, banlieusard, jeune ou vieux regarder l’œuvre. Visiteurs de passage comme on vaque d’un tableau à l’autre dans le grand musée vivant de la nuit blanche ? Non. Visiteur saisi par la vérité blessante comme le tesson, offerte en pleine église à l’humanité de chacun. 1h15 du matin. C’était ma nuit blanche. C’était le Présage d’artiste et de la communauté de l’Eglise saint Merry dont je suis." Axelle Verdier, lettre reçu le 3 octobre 2015 78

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Présage Tirage photographique

[2015] « Un bateau échoué au milieu du chœur de l’église, du sable constitué de promesses brisées, une forte radiation planant au-dessus des têtes… » en retient Djeff Vestige d’une pièce réalisée pour l’église Saint-Merry (Paris) à l’occasion de la Nuit blanche en 2015 avec le concours de Monsieur Moo, Présage suggère un univers dévasté où subsistent quelques traces humaines. Bateau de pêche rapatrié des Chantiers Bernard de Cherbourg, le Aline Lucie a été installé le 11 septembre 2015 pour être démantelé en deux morceaux. Ancien moyen de subsistance, il gît telle une épave abandonnée, sombrant dans une marée de verre brisé. Un nuage d’étiquettes plane au-dessus de cette triste embarcation. Telle une épée de Damoclès, ces fragments de textes souffrent les morceaux oubliés des engagements de Charte Mondiale de la Nature, dite Résolution 37/7, décrétée en 1982 et non respectée par les Etats-Membres de l’ONU. d’une époque fébrile, cette mise en scène dépeint un état du monde peu rassurant mais non dénué d’espoir. Interrogeant l’empreinte écologique et l’acte individuel dans la responsabilité collective, la mise en œuvre de cette pièce s’est appuyée sur la mobilisation de la communauté de SaintMerry : transports, collecte du verre, réalisation de 750 brins de 15 mètres retenant les étiquettes, les étapes de son élaboration ont été le fruit de l’implication de dizaines d’individus. De sa fabrication à sa désinstallation, la démarche a procédé d’une conscience artistique d’un développement qui se doit d’être durable. Bateau hors d’usage, devenu élément central d’une création, ses restes, à l’exception de sa coque (Rémanence), ont été réutilisés pour produire d’autres énergies tandis que les bris de verre ont regagné la chaine du recyclage.

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Vert bouteille Une bouteille à la mer contenait un message. La bouteille avait le mal de mer. - Voilà des mois que je navigue, soupirait-elle, moi qui n'ai pas le pied marin. Ah ! Retrouver la terre ferme ! Ah ! Qui me délivrera de ce message ! Mais les bateaux n'avaient pas le temps et les poissons, méfiants, ne voulaient pas se compromettre. - Un message ? Comme c'est amusant ! dit une sirène qui prenait le frais sur le rocher. Elle prit le message, s'en fit un éventail et rejeta la bouteille à la mer. Madeleine Le Floch, Petits contes verts pour le printemps et pour l'hiver. 1975. Paris : Éditions Saint-Germain-des-Prés. 82

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Résolution 37/7. Vidéo, 18’45

[2014 – 2018] Cette installation a connu plusieurs variations. Dans sa version originale, elle s’apparente à une performance où, sous l’effet de la température ambiante, une centaine de bouteilles suspendues au plafond se brise à mesure que la glace, qui les retient par un fil, fond. A leur chute, les bouteilles éclatent au sol, le couvrant peu à peu d’une couche dangereuse, et libèrent dans le même temps l’étiquette textile que chacune renfermait et sur laquelle est imprimé un passage de la résolution 37/7. Derrière ce titre, Djeff fait allusion à la Charte Mondiale de la Nature, proclamée le 28 octobre 1982, 10 ans avant la conférence de Rio sous la forme d’une résolution « la résolution 37/7 de l’Assemblée générale des Nations Unies ». À travers ce document, les Etats-Membres consacrent pour la première fois « l’importance pour la survie de l’humanité de la protection de la nature et des écosystèmes ». Il s’agit du premier texte qui introduit la préoccupation de « générations futures » ainsi que la notion de devoir humain dans le respect et la préservation des ressources naturelles. Lors de sa présentation en séance plénière, le texte sera voté à 111 voix malgré 18 abstentions et une opposition : celle du représentant des Etats-Unis. En conséquence, la performance de Djeff y trouve son accablant épilogue : tandis qu’à l’écran se succèdent différents protagonistes énonçant des passages de ce texte fondateur dans les 6 langues officielles des Nations-Unies, une seule bouteille restera accrochée. Dépourvue de message, cette bouteille au liquide caramel ultra consommé et au design mondialement connu cristallise, dans la domination d’une multinationale de soda, l’assujetissement de la survie du monde à l’impérialisme économique. Si la bouteille signale l’ du secours, celles portant des étiquettes flottent, insaisissables tandis que la seule survivante ne porte plus de message. Le medium se suffit à l’ et leur destruction progressive presse leur besoin d’être entendues.

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The Great Escape Bris de cierges, mèches de bougies.

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Quand l’Eglise Saint-Merry a confié à Djeff les cartons des restes de cierges lui proposant d’en faire l’inspiration d’une commande artistique, l’artiste a eu l’étonnante surprise de remarquer que ceux-ci étaient à demi-consumés. Se saisissant de ce matériau unique, Djeff a choisi de le disséquer patiemment, cassant chacune des bougies pour en récupérer les mèches et conserver par ailleurs les débris. A l’issue de cette lente récupération forcenée, Djeff a noué soigneusement les chutes, les restes de ses vœux pieux en une longue corde s’élevant au-dessus de la cire morcelée en fuite vers le plafond. Au prime abord, dans cette force du mouvement ascensionnel et le potentiel symbolique de l’objet se dessine une image romantique de la croyance religieuse faite de témoins voués à la continuité de la prière, à la gratitude ou l’espérance. Derrière chaque mèche, les vœux ainsi assemblés semblent se libérer de leur corps cireux et s’échapper vers les cieux, dans la pure tradition des sacrifices anciens, quand les Dieux se nourrissaient encore des fumées. Pourtant, avec plus d’attention, c’est une poésie grinçante que soutiennent la taille et la teinte bleue de ces mèches. Nouées entre elles, tels des draps prêts pour une grande évasion collective, les mèches trop longues rappellent la trahison d’une industrie mercantile. Avant même leur pleine consommation, les cierges sont destinés au rebus, ne pouvant brûlés que partiellement. Le titre de l’installation reprend sans équivoque celui du grand classique du cinéma américain La Grande Evasion (1963, John Sturges) mais tout comme elle se joue de duperie dans son contenu, la teneur de son récit puise, en définitive, plus à un autre classique du genre, La Grande Illusion (1937, Jean Renoir), œuvre visionnaire de l’entre-deuxguerres dont la dramaturgie traite de la différence des mondes et des classes malgré les épreuves. Séparation des espaces et aspiration à s’en échapper, théâtralité de l’existence et idéalisme fragile, le geste de la fracture prend chez Djeff, comme avant chez Renoir, l’apparence d’une évasion animée autant de possibles et que d’ .

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Les cierges Ongles de feu, cierges ! – Ils s’allument, les soirs, Doigts mystiques dressés sur des chandeliers d’or, A minces et jaunes flammes, dans un décor Et de cartels et de blasons et de draps noirs. Ils s’allument dans le silence et les ténèbres, Avec le grésil bref et méchant de leur cire, Et se moquent – et l’on croirait entendre rire Les prières autour des estrades funèbres. Les morts, ils sont couchés très longs dans leurs remords Et leur linceul très pâle et les deux pieds dressés En pointe et les regards en l’air et trépassés Et repartis chercher ailleurs les autres morts. Chercher ? Et les cierges les conduisent ; les cierges Pour les charmer et leur illuminer la route Et leur souffler la peur et leur souffler le doute Aux carrefours multipliés des chemins vierges. Ils ne trouveront point les morts aimés jadis, Ni les anciens baisers, ni les doux bras tendus, Ni les amours lointains, ni les destins perdus ; Car les cierges ne mènent pas en paradis. Ils s’allument dans le silence et les ténèbres, Avec le grésil bref et méchant de leur cire Et se moquent – et l’on entend gratter leur rire Autour des estrades et des cartels funèbres. Ongles pâles dressés sur des chandeliers d’or ! Emile Verhaeren, Les bords de la route (Ed. 1895). 2017. Paris : Hachette, BNF. 88

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At your age you're still joking It ain't time yet for the choking So now we can see the movie and see each other truly In the deathcar, we're alive In the deathcar, we're alive I want to hear some mandolins.

Iggy Pop, extrait In The Death Car, 1992 90

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Double artbag Voiture ancienne, ballons de baudruche.

[2014]

Double art bag présente un modèle de véhicule qui se voit pourvu d’un dispositif de secours d’une époque qui ne lui appartient pas. Faux semblant d’air bag constitué d’un ballon gonflé à l’excès, aucune trace de collision ou d’impact ne semble à l’origine de son déclenchement automatique. La disparition de tout occupant installe un climat alerte dans l’automation dégénérescente du système. Les conditions de bon fonctionnement ne sont donc plus garanties. À l’image de l’engouement que peuvent connaitre le monde marchand des objets, a fortiori celui de la vie matérielle, incluant les productions artistiques, cette voiture de collection dont la valeur actuelle dépasse désormais celle de sa commercialisation, est affublé d’une excroissance devenue déficiente par un volume outrancier, bien que régulièrement destinée à la protection des passagers. Au seuil de l’explosion, cette « bulle » automobile ajointe toutes les hausses excessives de sphères spéculatives – immobilière, boursière, internet – qui ont connu de fulgurants essors résultant de comportements collectifs déraisonnables, pour finalement, tirer leur nom « bulle » de leur capacité à l’éclatement.

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À l’allure d’un funambule, Djeff trace, à mesure de ses réalisations, un chemin étroit entre inquiétude et espérance. Chacune de ses pièces convoque une subtile rencontre entre technologies, même dans leurs formes les plus primaires et références au monde vivant, organique. Ici, s’épuise un souffle mécanique. Maintenant, une araignée technologique patiente dans sa toile piégeuse d’ultraviolets. Ici, les termites brillent du vide précieusement conservé qu’ils ont laissé de leur passage. Maintenant, la silhouette d’un arbre se dessine dans un amas de bandes magnétiques, mémoire d’une autre époque. /NOW HERE/ Dans la suggestion ou la citation, flirtant avec l’iconomie, Djeff compose des images empreintes d’un monde régi par l’informatisation mais dans lequel subsiste l’ombre d’éléments primordiaux, vitaux, comme rappelant leur nécessaire constance. Dénuées de tout animisme, les images sont prises pour ce qu’elles sont et leurs associations illustrent la recherche d’un équilibre périlleux où les ressources naturelles sont devenues épuisables, et obéissant à des règles, en soutiennent la fugacité du Temps et la fragilité de l’existence. Et l’on en oublierait presque que le terme « physique » trouve son origine dans le grec phusikê, qui signifie connaissance de la nature… Par cet exercice, Djeff reconsidère une indispensable cohabitation, et à l’heure où l’intelligence des plantes n’est plus à démontrer, convoque la possibilité d’enseignement(s) à tirer des fonctionnements internes de la nature avant d’engager plus encore la poursuite d’une course technologique effrénée dont les conséquences vacillent entre satisfaction du progrès, selon une appréhension toute occidentale du Temps, et réalités des dommages collatéraux, au motif d’une vision partielle et oublieuse d’un Bien Commun en perdition. Sans pessimisme aucun, Nature et Culture ne s’opposent plus. Si les notions s’interrogent mutuellement, elles trouvent sens dans l’idée d’habiter la Terre, d’en ressaisir la dimension de « demeure » telle qu’entendue chez Hannah Arendt qui, dans La Condition de L’homme Moderne en 1958, écrivant au moment du lancement du premier satellite artificiel, pressentait déjà, le risque d’artificialité de la vie elle-même, le difficile maintien des derniers liens de l’homme à la nature, et interrogeait les conditions d’une transmission aux générations suivantes. Et si l’envol vers l’espace parait une échappatoire à l’existence, la Terre reste ce plan de repos qui est également celui qui nous porte, le résultat d’une histoire passée et qui reste à écrire. /ELSE/

« La Terre est la racine de notre histoire. De même que l’Arche de Noé portait tout ce qui pouvait rester vivant et de possible, de même la Terre peut être considérée comme porteuse de tout le possible. »15

15 M. Merleau-Ponty. La Nature. Notes des cours du Collège de France. 1995. Paris : éditions du Seuil, coll. Traces écrites.

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Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie, je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre ses règles. M. de Montaigne, Essais (III, 13,1107) in Œuvres complètes Rééd.1967. Paris : Edition du Seuil. 2018

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Commissaires Isabelle Arvers

est commissaire d’exposition et spécialiste des machinimas (films conçus à partir de moteurs de jeux vidéo) en France et à l’international. Elle a commencé à concevoir des programmations de films pour des festivals et des musées dès 2005. À partir de 2009, elle a commencé à animer des ateliers machinima à destination des adolescents, puis des publics jeunes et enfin des étudiants en art. Après avoir animé plus d’une centaine d’ateliers en France et à l’étranger, elle a conçu son 1er machinima en 2012, et réalise depuis de nombreuses vidéos à partir de moteurs de jeux. En 2016, elle conçoit un machinima doc dans la jungle de Calais et crée différents machinima abstraits. Elle s’associe également à la pianiste Nathalie Négro de PianoAndCo pour présenter une création Piano et Jeu vidéo, Cross by, au Théâtre des Salins à Martigues.

Fanny Serain

Après une formation en architecture, poursuit des études d’histoire de l’art puis de muséologie à l’Ecole du Louvre et à l’Université de Montréal qu’elle complète par des formations en sciences de l’éducation à Paris X-Nanterre. Elle se spécialise dans la médiation à destination du jeune public et effectue diverses missions au Musée du Louvre, au Château de Fontainebleau ou encore au Biodôme de Montréal. De 2004 à 2011, elle travaille au Centre Pompidou comme assistante puis adjointe de programmation jeunes publics. Elle collabore à cette occasion à la réalisation de divers événements et participe activement la réalisation du projet du Studio 13/16 (Green attitude en 2011…). Elle occupe successivement le poste de responsable de la médiation culturelle au Palais de Tokyo (2012-14) pour la mise en place de sa ré-ouverture puis à la Fondation Louis Vuitton (2014-16) pour son inauguration. Depuis 2016, elle a rejoint le Centre Pompidou en tant que responsable du pôle Pratiques et Programmation et adjointe du service de médiation en charge des contenus. Parallèlement, Fanny conserve un attachement particulier à lier théorie et pratique grâce à l’enseignement que ce soit l’histoire de l’art du XXè siècle ou en médiation dans des établissements d’enseignement supérieur tels que l’Ecole du Louvre ou Paris 8. Elle intervient régulièrement pour des colloques en France ou à l’étranger et poursuit une activité indépendante de commissariat (Laps, Carreau de Cergy, Fondation Vaserely ; Le son créateur – Kodh, Galerie Jeune Création…) et de publications dédiées aussi bien à la recherche en art qu’en muséologie. Depuis peu, elle développe une pratique de l’écriture intimiste destinée peut-être à paraître et s’essaie parfois à l’exposer (C-Installation épistolaire, Galerie Obrose, 2014).

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Commissaires

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Crédits : Ad astra Programmation informatique et composition sonore : Pascal Baltazar Assistante : Nanaui Amoros Silva Black Widow Menuiserie : Olivier Meynard Breeze Menuiserie : Dominique Porcher Double Artbag Fiat 500 : Corrado Grispino Systeme ballon: Devlin Bogino Hyper Olympic Conception des dalles : Charlotte Charbonnel Programmation informatique : Loïc Horellou Mesures… Sabliers : Guillaume Thoraval Pentapong Programmation informatique : Michel Davidov Résolution 37/7 Vidéo : OHNK Simon Leone Programmation informatique : Antoine Villeret Super Google Clouds Programmation web : Philippe Hubert Nuages : Clémentine Henrion Travelscope Menuiserie : Dominique Porcher Vidéopong Programmation informatique : Michel Davidov Vidéos : Thomas Israël Vitruve Electronique : David Erhun Menuiserie : Olivier Meynard

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Now Here Else Une exposition de Djeff à la Fondation Vasarely Du 2 juin au 8 septembre 2018 www.now-here-else.com Partenaires : Fondation Vasarely MP2018 Fonds Régional d'Art Contemporain Provence-Alpes-Côted'Azur Commissariat générale : Fanny Serain

Remerciements tout particuliers à : Pierre Vasarely et l'équipe de la Fondation Vasarely Philippe Delcroix et l'équipe technique du CIAM

Photographies : © Corentin Berger p.18, 21, 30, 33, 46, 49, 51 52, 55, 57, 58, 63, 64, 67, 68, 70, 72, 74, 75, 86, 89, 91, 92 © Jules Hidrot p.79, 80, 84 © OHNK p.83, 85 © Francesco Garbo p.13, 70 © Akatre p.10 ; 4e de couverture © Djeff p.31, 34, 60 © Thomas Israël p.32 © Droits réservés p.19, 20, 22, 23, 24

Un grand merci à : Carine Alcaraz Daniel Amaya Pascal Baltazar Corentin Berger Davis Bogino Malyka Bourourou Émilie Breslavetz Felipe de Souza Clémence Festal Jon Flint Julie Frévile Francesco Garbo Florence Grosse Mathilde Hanoun Alicia Jacqueline Julia Jacques Rachel Marks Olivier Meynard Elisa Martinez Aline Martinez Santos Anaïs Mathias Sandile Pazvakavambwa Regis R Sophie Ragot Pascal Scuotto Laugier Sylvie Balkan Tekelioglu Benoit Thibaudau Corentin Touzet Tomas Vaclavek Antoine Villeret

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Crédits

Commissariat « Genesis » : Isabelle Arvers Scénographie « Genesis » : Véronique Chazal Direction technique : Frédéric Lyonnet, Devlin Bogino Assistante de l’artiste : Nanaui Amoros Silva

Conception graphique : Akatre assisté de Thomas Portevin Coordination éditoriale : Fanny Serain Relecture et correction : Barbara Fontar Impression : Kopa, Lithuania Achevé d’imprimé en septembre 2018 À 300 exemplaires sur les presses de Kopa Prix : 30 € ISBN : 978-295648-640-4 Dépôt légal : octobre 2018

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Cette exposition monographique retrace la démarche de l’artiste plasticien Djeff, de ses débuts marqués par le retrogaming jusqu’à ses actuelles installations, interrogeant l’ambiguïté des rapports que l’humain entretient avec son environnement. / NOW / Confrontant des images emblématiques de la vie contemporaine, l’artiste explore l’écart entre la sophistication d’un monde manufacturé qui va (trop) vite et sa simplicité originelle. / HERE / À mesure des œuvres émerge un questionnement sur l’inconstance, la responsabilité, l’ambivalence de l’humain entre nature et culture et pourtant, sans apporter de réponse ni jugement, leur poésie en inspire espérance et une possible résistance. / ELSE /

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