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Le patrimoine et la mutation des identités à l'âge des mondialisations en Europe – par Jean-Yves Andrieux .................................................................................................................. 1 Notes ................................................................................................................................... 11
L'inventaire, la protection, la conservation et l'usage des édifices du 20e siècle en France, les décennies d'entre-deux-guerres 1919-1939 – par Christiane Schmückle-Mollard .........12 Notes ...................................................................................................................................16 Bibliographie et sources .....................................................................................................16
Préserver et valoriser le patrimoine moderne : la nécessité de nouvelles approches – par Fabienne Chevalier ................................................................................................................. 17
Architecture et sport en France 1918-1945 : une histoire politique et culturelle. Le cas de Paris et de sa proche banlieue – par Marie Vives et Fabienne Chevallier ........................... 23 Notes .................................................................................................................................. 32 Bibliographie et sources .................................................................................................... 32
Le siège du Parti Communiste Français à Paris, la séduction esthétique de la ligne courbe – par Riccardo Forte ................................................................................................................. 33 The Paris Headquarters of the French Communist Party, the aesthetic seduction of the curved line ......................................................................................................................... 38 Figures ............................................................................................................................... 39 Bibliographie ..................................................................................................................... 47 La visite de Docomomo France au siège du PCF à Paris : une démarche patrimoniale du moderne – par Agnès CAILLIAU ........................................................................................ 47
Le patrimoine et la mutation des identités à l'âge des mondialisations en Europe – par Jean-Yves Andrieux On se souvient de ce que Roland Barthes racontait en 1957, dans ses Mythologies, à propos de la nouvelle Citroën DS – qu'il écrivait, au reste en bonne logique avec son propos, « déesse » : « Je crois que l'automobile est aujourd'hui l'équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d'époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s'approprie en elle un objet parfaitement magique »[1]. Pour plus de clarté, il précisait à son lecteur, dans un avant-propos caustique, qu'agacé par le qualificatif de « naturel », dont la presse, l'art, le sens commun désignaient « une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n'en est pas moins historique », il souffrait « de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire », et montées en épingles ces fausses évidences qui constituaient, en pratique, les mythes des temps modernes, c'est-à-dire des systèmes de communication, des messages, des formes réinvestissant en elles la société en même temps qu'elles la modifiaient et, parfois, la pervertissaient. En d'autres termes, affirmait Roland Barthes, ce qui compte n'est pas l'objet du message, mais la façon dont il est proféré. Et de conclure : « Tout peut donc être mythe ? Oui, je le crois, car l'univers est infiniment suggestif », cet univers où justement l'usage social s'ajoute à la pure matière. Mais, à rebours, aucun mythe n'est éternel, car « le mythe est une parole choisie par l'histoire », il devient une écriture indépendante de la matière : il ne saurait donc, a fortiori, surgir de la « nature » des choses. Il
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est permis de penser que l'architecture et le patrimoine campent précisément au confluent de cette pensée : artefacts devenus consubstantiels, sous l'empire de la fréquentation quotidienne et du battage médiatique, ils disent notre monde au moins autant qu'il le fabriquent et le structurent. 1. Le patrimoine comme indicateur des temps de l'histoire En illustration de cette amorce, on voudrait développer, ici, le point de vue de la micro-histoire, afin de proposer quelques questions probablement cruciales pour comprendre les usages du patrimoine urbain dans le contexte de l'actuelle mondialisation et décrypter les scénarios qui sous-tendent l'imagerie identitaire des villes dans les pays d'une Europe en train de se réunir, au lendemain du 1er mai 2004, date de reconnaissance officielle de la communauté européenne à vingt-cinq membres. On s'appuiera, pour ce faire, dans un premier temps, sur l'exemple de l'agglomération lyonnaise et, en son sein, sur un bâtiment-phare de son centre historique, objet de toutes les attentions et de toutes les polémiques, l'opéra ou théâtre central de la ville, en croisant les trois phases de son remarquable destin avec les événements majeurs d'une époque marquée par l'influence croissante de la culture de masse. L'opéra de Lyon a en effet été construit par Jacques-Germain Soufflot (1713-1780) en 1756, puis totalement réédifié par deux fois, sur le même emplacement : en 1831, par Antoine-Marie Chenavard (1787-1883) et, en 1993, par Jean Nouvel (né en 1945). On voudrait ainsi tenter de comprendre comment s'articule le temps d'une vie et d'une œuvre avec le temps de l'expérience et du politique et, plus précisément, expliquer d'abord en quoi le patrimoine aide à désigner les temps de l'histoire, puis quel rôle il joue dans le contexte particulier des mondialisations et, enfin, quelle participation sociétale il révèle ou, si l'on préfère, pourquoi ses usages requièrent l'invention d'une citoyenneté vivifiée afin de coïncider avec l'émergence d'un temps nouveau de l'histoire qu'on nommera le temps démocratique, par opposition aux concepts qui cherchent à qualifier l'actuelle mutation drastique des sociétés occidentales : la post-modernité (Jean-François Lyotard et, pour l'architecture, Charles Jencks), la surmodernité (Marc Augé), le présentisme (François Hartog), l'hyper-modernité (Gilles Lipovetsky). Dans L'écriture de l'histoire (1975) – avec une notable avance, par conséquent, sur le changement d'ère que s'apprêtaient à vivre les pays de l'Ouest - Michel de Certeau fournit la méthode et la problématique adéquates. Il commence par rappeler le vertige qui saisit le jeune Jules Michelet (1798-1874) devant le « sépulcre habité par l'historien » dont la première et irrésistible intuition lui vint en visitant l'extravagant capharnaüm du musée des Monuments français, préfiguration aléatoire de ce que Gaston Bonheur nomma, beaucoup plus tard, un jour funeste de mobilisation générale, en 1939, « le bric-à-brac du bien commun »[2]. Jules Michelet en fit, dans l'Histoire de la Révolution française, une description hallucinée : « Tout un monde de morts historiques », écrit-il, « sortis de ses chapelles à la puissante voix de la Révolution était venu se rendre à cette vallée de Josaphat. […] Un ordre puissant régnait parmi eux, l'ordre vrai, le seul vrai, celui des âges »[3]. Michel de Certeau en explique les modalités lorsqu'il affirme, à son tour, que l'histoire moderne occidentale commence « avec la différence entre le présent et le passé » qui la distingue de la tradition et du substrat religieux, et qui instaure un « clivage entre le discours et le corps (social) »[4]. L'histoire repose sur un décalage entre l'opacité silencieuse de la réalité, dit-il, et la place où elle produit son discours. Pour ce faire, elle divise, elle introduit des coupures - postulats de l'interprétation (qui se construit à partir d'un présent). Elle opère un tri entre ce qui peut être compris et ce qui doit être oublié pour rendre le présent intelligible. Ce processus n'est bien sûr pas linéaire, mais accidenté, interrompu par des failles, retardé par des accidents qui troublent l'ordonnance d'un « progrès » ou d'un système d'interprétation. Ce sont, conclut Michel de Certeau, des « lapsus dans la syntaxe construite par la loi d'un lieu » qui signalent « ce qui, à un moment donné, est devenu impensable pour qu'une identité nouvelle devienne pensable ». Si l'écriture de l'histoire accapare un tel travail de représentation dans le récit, on peut admettre, à la suite de Roland Barthes, que le patrimoine en recueille et en accompagne les modalités et les signes lors de l'élaboration et de l'évolution des morphologies urbaines. Celles-ci sont, à leur manière, une mise en histoire de la mémoire à cette différence près que le signe patrimonial est, par essence, Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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multiplicateur, alors que la mémoire est, en principe, unifiante. Mais on sait que, s'ils deviennent envahissants, tous deux peuvent donner lieu aux dérives de la célébration inconditionnelle d'un culte. Comment faire alors pour que la ville soit une mise en intrigue, solidaire et respectueuse, et non pas une hantise, angoissée et accusatrice, du passé ? C'est exactement ce que suggèrent les mutations subies, sur deux siècles et demi, par l'opéra de Lyon. 2. Les trois vies de l'opéra de Lyon (1756-1993) Le premier opéra de Lyon est l'œuvre d'une personnalité éminente de l'architecture française, Jacques-Germain Soufflot, collègue et ami du premier architecte du roi, Jacques-Ange Gabriel, surtout connu pour avoir été le mentor du jeune Abel Poisson, frère de la marquise de Pompadour, futur marquis de Marigny et directeur des bâtiments du roi (à partir de 1751), ainsi que pour avoir érigé l'église Sainte-Geneviève à Paris, futur Panthéon de la République. Mais, auparavant, Soufflot séjourne à Lyon où il est chargé d'agrandir l'hôtel-dieu en 1741, puis de construire en 1747, la loge-au-change, sorte de bourse du commerce. Le théâtre est édifié par ce grand architecte entre 1754 et 1756, dans les jardins qui descendent de l'hôtel de ville vers le Rhône. À l'époque, le projet est déjà vivement contesté car il fait perdre un espace vert pour les promenades au cœur même de la cité, tandis qu'il est jugé à la fois trop proche de l'hôtel de ville (construit au XVIIè siècle, restauré par Jules-Hardouin Mansart entre 1700 et 1703) et trop éloigné du centre des affaires et des mondanités d'alors (la place Bellecour). Enfin, se plaint le texte d'une pétition, il expose ses futurs voisins, les frères missionnaires de Saint-Joseph, à « la morale lubrique de la foire »[5]. a. La salle de Jacques Germain Soufflot Indépendant de tout projet urbain d'envergure et, au contraire, cantonné dans un espace borné, le bâtiment de Soufflot s'inspire néanmoins des larges vues de l'antiquité et de la façon dont celle-ci dégageait la scène en contrebas des gradins étagés sur le versant d'une colline. Il abandonne, en conséquence, la forme allongée périmée des salles françaises et adopte l'ellipse tronquée, chère aux Italiens. Séparées par des cols de cygnes, en retrait les unes des autres, les loges perdent leur caractère décrié de « cages à poulets » et sont intégrées à un dispositif de hiérarchisation spatiale et sociale, aussi spectaculaire que nouveau. Extérieurement, la façade, élevée sur trois niveaux, est rythmée par neuf travées dont les sept centrales sont en avantcorps tandis que l'entablement est surmonté par une statue d'Apollon encadrée par six groupes d'aimables Génies. L'ouverture de l'établissement correspond, comme le note avec finesse le marquis de Marigny, à une période de « théâtromanie » (l'opéra de Versailles est achevé par Gabriel en 1770), la salle de spectacle s'inscrivant dans une monumentalité urbaine qui n'est pas de mise ici, prétexte fréquent à la restructuration complète des quartiers attenants comme à Besançon (Claude-Nicolas Ledoux, arch., 1775), à Bordeaux (Victor Louis, arch., 1773-1780) ou à Paris (autour de l'Odéon, Charles de Wailly et Joseph Peyre, arch., 1779-1782), dans un souci d'équité, d'éducation et de moralisation à visée politique (l'hémicycle du théâtre connotant et annonçant celui des assemblées démocratiques : n'est-il pas symptomatique, à cet égard, que le congrès – réunion des deux assemblées élues, l'assemblée nationale et le sénat, se réunissent toujours aujourd'hui à Versailles, dans la salle conçue par Pierre-Adrien Pâris, en 1789 ?). Pendant les événements révolutionnaires, les autorités locales tentent d'éviter les désordres dans l'enceinte et aux abords du théâtre, mais ne parviennent pas à éviter les vivats lancés à la constitution, à la liberté, au roi, à la nation. En mai 1793, en décalage avec Paris, Lyon se donne aux Girondins. La ville est sanctionnée durement par la Convention qui ordonne d'effacer sur la façade du bâtiment le mot « Théâtre » afin de le remplacer, en novembre, par celui d'« Assemblée du peuple ». Sans entretien public digne de ce nom, la salle est vendue en 1796 à un marchand de biens qui la laisse médiocrement péricliter. De passage à Lyon en 1807, Aubin-Louis Millin décrit un édifice devenu misérable et incommode. La presse locale parle même, en 1805, d'un aspect dégoûtant et d'un état général de malpropreté. Pesant sur les propriétaires défaillants en les menaçant d'expulsion, la ville parvient à racheter le bâtiment, Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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mais en avril 1825 seulement, et publie aussitôt, en juillet suivant, un programme pour sa réparation et sa restauration. Ce programme est aussi ambitieux qu'ambigu : il annonce vouloir abattre la façade principale, place de la Comédie, et l'avancer de 2 à 3 mètres, démolir les loges, créer une fosse d'orchestre, agrandir la scène et l'ellipse de la salle, tout en souhaitant respecter l'acoustique réputée de l'enceinte léguée par Soufflot. Le double souci des édiles apparaît d'économie et de rentabilité. Souci d'économie, car la restructuration de l'ancien théâtre est jugée moins coûteuse que la construction d'une salle neuve. Souci de rentabilité, car le nombre de places doit passer de deux mille à deux mille quatre cents, tandis que les espaces annexes (la galerie du commerce) doivent être loués. b. La salle d'Antoine-Marie Chenavard Lancé en décembre 1825, le concours de restauration est déclaré improductif, les neuf projets sélectionnés – dont celui de Louis-Pierre Baltard (1764-1846) – n'étant conservés que pour être plus aisément fusionnés dans un plan définitif dont sont finalement chargés deux maîtres d'œuvre locaux, Chenavard et Pollet. En juin 1826, ceux-ci proposent un simple projet de restructuration intérieure. Ils déclarent, en soumettant leurs croquis : « Dans cette composition, nous avons essayé d'agrandir la salle et le théâtre (i.e. la scène), de placer commodément le plus grand nombre de spectateurs, de décorer la salle suivant une ordonnance riche et simple, de disposer toutes les dépendances de manière à favoriser le plus possible le jeu de la scène et le service du théâtre ; nous désirons avoir atteint ces divers buts que se proposait l'administration ». C'est dans cet esprit que commencent les premières interventions sur le bâti. Mais celles-ci sont menées avec une telle vigueur qu'elles ébranlent les murs et produisent des éboulements (sur la voûte du foyer, sur une partie de la façade arrière). Effrayé par ces désordres, le maire prend un arrêté de démolition en février 1827. De restauré et réparé, le théâtre devient de facto reconstruit. En effet, la polémique est alimentée par ce début de chantier catastrophique : si des voix s'élèvent pour défendre l'œuvre de Soufflot, d'autres, plus convaincantes, réclament une salle à la mesure des ambitions de Lyon, deuxième ville de France dont la bourgeoisie industrielle et négociante est influente. Sommés de s'expliquer par voie de presse, en septembre, les architectes finissent par se quereller en sorte que la mairie confie l'exécution du projet au seul Chenavard. Achevé dans le courant de l'année 1831, le théâtre est le produit de l'irrésolution des élus, de l'insuffisante clarté du concours d'architecture et des rebondissements intempestifs dans l'exécution des travaux. Ceux-ci ont été menés à la hache par des maîtres d'œuvre peu respectueux de la salle antérieure : en utilisant la mine pour atteindre les fondations d'un ouvrage reconnu comme frappé de vétusté, ne se donnaient-ils pas, en fait, les moyens d'obtenir la commande d'une salle neuve ? Enfin, la programmation financière est aberrante. Secouée par la révolte des canuts (ouvriers de la soie), la ville ne consent à dépenser que 400 000 francs en 1825. Elle débourse en définitive plus de dix fois plus (4, 4 millions de francs en 1834), se trouve forcée d'emprunter les deux tiers de la somme, d'abandonner d'autres projets (scolaires, notamment), d'ajourner les décorations du théâtre et de voter des crédits supplémentaires pour venir à bout des ultimes travaux. Cantonné dans le même environnement étriqué que celui de Soufflot, le théâtre de Chenavard a la forme d'un trapèze imparfait d'environ 38 mètres sur 56. La façade s'élève sur deux niveaux et un étage attique pourvu d'un avant-corps central percé d'arcs en plein cintre posés sur des piliers massifs. Les niveaux inférieurs sont séparés par une corniche néo-grecque où alternent triglyphes et métopes représentant des têtes de lion. À l'étage noble, l'entablement repose sur des colonnes corinthiennes engagées. L'attique est rythmé par huit piédestaux entre lesquels sont sculptés des animaux fantastiques mi-aigles, mi-lions, tenant une guirlande arrondie sous un masque de théâtre à l'antique. Les huit muses prévues par Chenavard ne sont installées qu'en 1863 et remplacées par des répliques en fonte en 1912. Malgré sa hauteur (20 mètres), son plafond en coupole plate et ses rangs de loges, malgré la subtilité de son décor, la nouvelle salle est tout de suite critiquée : pas assez de places assises (dix-huit cent cinquante), des loges jugées trop aristocratiques (après la révolution de 1830), une toiture en tuiles trop lourde qui fait craindre pour la sécurité et oblige, dès 1842, à une première campagne de modifications Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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altérant l'austère équilibre du bâtiment initial, puis à une seconde, en 1879, pour la pose d'une charpente métallique. Deux interventions sélectionnées dans une longue liste de changements techniques intervenus jusque dans les années 1980. À cette époque, les performances acoustiques sont jugées insuffisantes, le confort visuel laisse à désirer puisque environ mille places seulement jouissent des commodités complètes. Trois solutions s'offrent alors à la décision : soit mettre le théâtre aux normes de sécurité contemporaines ; soit refaire l'intérieur de la salle ; soit rénover entièrement le bâtiment. En 1985 plus encore qu'en 1826, ce choix confronte la municipalité à l'avenir d'un élément phare de son patrimoine architectural : un théâtre lyrique du XIXè siècle, obsolète mais conservé dans sa quasi-intégralité est une rareté. Dans les deux cas, l'urgence prime tandis que l'alternative est simple qui consiste à restaurer la salle comme un bien patrimonial dans le respect de son intégralité, de son esthétique et, inévitablement, de ses limites ; ou bien à la faire vivre comme un lieu de spectacle doté des normes scénographiques, architecturales et technologiques contemporaines. Placée devant un dilemme identique, la ville de Bordeaux a choisi de restaurer le théâtre de Victor Louis au plus près de son état initial ; celles de Nice et de Montpellier ont également conservé leurs salles italiennes, mais bâti ailleurs des complexes de spectacle neufs. À Lyon, il s'agit, comme le suggère l'historien d'art, Daniel Rabreau, de « retrouver le sens perdu ou modifié d'une œuvre transmise par une époque, des gens, des artistes, un public – non seulement le public du théâtre, mais aussi le public de la ville – qui, les uns, ont, à une époque donnée, apprécié la valeur d'un édifice et les autres ont, deux siècles après, continué ou cessé d'apprécier cette œuvre monumentale »[6]. De fait, érigé entre 1826 et 1831, le bâtiment de Chenavard se situe à l'aube de l'age d'or du grand opéra français. Succédant à la parfaite salle de Soufflot, il n'en conserve pas du tout les principes idéologiques, mais l'emplacement, symbolique pour la mémoire collective des habitants et devenu central pour la sociabilité urbaine. Structurellement, l'œuvre de Chenavard représente un jalon dans l'évolution française de la salle à l'italienne, puisqu'elle est dotée d'un parterre avec places assises. Ses colonnettes datant de 1842 et sa charpente modifiée en 1879 l'associent à l'époque triomphante du métal. Son enveloppe sobre, à l'image des palais palladiens et des amphithéâtres romains comme le Colisée, s'intègre parfaitement aux immeubles cossus de la presqu'île. Enfin, le réaménagement de la salle en 1842 pour accueillir des balcons et des gradins renvoie aux aspirations de la bourgeoisie louis-philipparde et illustre le goût des élites de la monarchie de Juillet. A contrario de ce riche panorama, la protection accordée au titre des monuments historiques est caricaturale : le classement est limité au plafond, au rideau de scène, aux poêles en fonte des galeries. Les façades, la grande salle, l'atrium, le foyer, les galeries elles-mêmes et les escaliers ne sont, en juillet 1985, qu'en cours d'inscription à l'Inventaire supplémentaire. Bref, des mesures incohérentes parce que partielles. c. La salle de Jean Nouvel En novembre 1985 la ville décide d'étudier la réhabilitation du grand théâtre que ses directeurs, Louis Erlo et Jean-Pierre Brossmann, deux personnalités bien trempées, traitent de « bâtiment de l'imaginaire », de « cathédrale culturelle », et veulent absolument maintenir in situ, « afin que la ville ne perde pas une partie de son âme »[7]. Un concours est lancé en décembre, à un moment où le siège de maire, occupé par un Francisque Collomb vieillissant, est l'enjeu de rivalités féroces au sein de la majorité de droite du conseil municipal. Aussi la composition du jury fait-elle l'objet de marchandages. Ses délibérations sont ou bien contestées, ou bien boycottées par les factions. Alors qu'il a été désigné lauréat de la réhabilitation en juillet 1986, Jean Nouvel est sommé de réduire la hauteur du dôme dont il prévoit de surmonter l'édifice de Chenavard, car celui-ci est jugé esthétiquement inconcevable par le futur maire, Michel Noir (élu en 1989). Il lui faut soumettre trois versions successives avant d'emporter l'adhésion en mars 1987. Le manque de transparence des débats est étonnant : les candidats éconduits apprennent les résultats par la presse, les projets ne sont jamais présentés au public, les coûts s'envolent sans contrôle réel (de 90 à 160 millions de francs). Plus surprenant encore, du concours au début de la construction, en 1989, quatre ans s'écoulent au cours desquels le programme de réhabilitation est progressivement converti en l'édification d'une salle neuve à Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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l'italienne, où tous les spectateurs, sans exception, soient en mesure, à partir de niveaux de balcons très étroits, de « piquer partout la vision » sur le chef d'orchestre en action. L'opéra est finalement vidé de son contenu, son volume est triplé, les façades et le foyer étant les seules traces conservées du passé. On a, dit le scénographe Jacques Le Marquet, dépassé enfin le complexe des « architectes post-renaissants qui, adaptant le théâtre gréco-romain, [empilaient] la démographie pour honorer des jauges rentables dans la ville italienne compressée »[8]. Louis Erlo ajoute que le geste architectural ne peut être que « le fait du prince »[9], tandis que l'adjoint à la culture de la ville, André Mure, déclare sans sourciller qu'« il appartient aux élus de l'imposer, [qu']il faut être monarchique »[10]. De 1754 (premiers dessins de Soufflot) à 1993 (achèvement du chantier de Nouvel), des parallèles s'imposent : manque d'entretien des équipements publics, sous-évaluation systématique des coûts de construction, cahiers des charges hâtifs, concours brouillés, programmes modifiés, décision opaque, sous-estimation chronique de l'architecture tenue pour un objet de luxe dérisoire. Jean Nouvel a néanmoins appliqué sans faiblesse sa doctrine selon laquelle « l'architecture, c'est pétrifier une culture vivante » et illustré le propos de Jean Baudrillard qu'il a fait apposer en lettres blanches sur les immenses battants noirs de la porte monumentale de l'église Sainte-Marie de Sarlat (XIVè siècle), épave de la Révolution française rénovée par ses soins, à usage de marché public : « L'architecture est un mélange de nostalgie et d'anticipation extrême ». « Une voûte vitrée demi-cylindrique, au-dessus d'un tel bâtiment, (…) cela pourrait être [dans le principe de base] une idée du XIXè siècle », se justifie, avec modestie, l'architecte[11]. Il est vrai qu'elle ressemble étonnamment à celles de King's Cross Station (1851-1852) à Londres ou bien aux dessins de Philibert de l'Orme, architecte né à Lyon, « pour les voûtes de la mode et façon française »[12]. Sa forme géométrique pure « définit un volume qui n'entre pas en lutte avec la façade »[13] conservée du théâtre de Chenavard et qui s'impose comme un repère visuel, mis en lumière la nuit par Yann Kersalé, aisément identifiable au même titre que la célèbre basilique de Fourvière, mais moins connoté qu'elle (Fourvière appartient à la catégorie des grands édifices religieux, porte-drapeaux d'un catholicisme ultra-militant). Dénoncé comme « un carnage »[14] par les historiens de l'art, l'opéra de Jean Nouvel reçoit l'Équerre d'argent, prix qui récompense l'œuvre architecturale de l'année en France, en 1993, en raison du « thème de la salle suspendue avec sa laque noire » (Jacques Herzog, arch.), de « la voûte avec ses lamelles de verre qui lui donnent une épaisseur poreuse » (Thérèse Cornil, directrice de revue), du « contraste entre les éléments contemporains et les parties anciennes conservées qui crée une sensation très forte » (Toyo Ito, arch.), d'une « intervention magistrale qui rappelle celle de Brunelleschi pour le dôme de Florence au XVè siècle » (Denis Valode, arch.). Profondément émouvant, l'opéra de Jean Nouvel « transforme totalement la vision que l'on a de la ville », conclut le critique Jacques Lucan. S'il éradique sans états d'âme la mémoire du lieu, en revanche il assume sa continuité historique en instaurant un dialogue visuel explicite entre l'actualité et le passé. Sa composition palimpseste parle de la ville, de la création artistique, des signes et des modes de vie d'une époque. À ce titre, Roland Barthes ne l'aurait sûrement pas désavoué. Événement dans la ville, il focalise de surcroît, comme le dit joliment François Barré, « ce que la sensibilité contemporaine porte d'interrogations, d'effervescentes nuées, de désarrois, de convictions »[15]. 3. Le patrimoine et les trois ordres du temps a. Le temps ancien À deux siècles et demi d'écart, les trois constructions de l'opéra de Lyon se singularisent au regard de ce que Krzysztof Pomian nomme « l'ordre du temps » et François Hartog les « failles » ou les « brisures » qui annoncent les seuils de civilisation, en général décalés par rapport à la chronique des événements politiques usuels, et qui créent un « temps désorienté » - moment de crise où s'estompe la clarté des articulations entre passé, présent et futur. Le théâtre de Chenavard est, à cet égard, contemporain du Voyage en Amérique (1827) où Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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François-René de Châteaubriand étudie, explique François Hartog, « le jeu entre trois termes constitutifs de la tradition occidentale : les Anciens, les Modernes, les Sauvages »[16]. Chacun d'entre eux contribue à façonner un rapport spécifique au temps. Les sauvages entretiennent une relation au temps reconnue par l'écrivain comme obsolète, car gouvernée par la seule authentique liberté, fille des mœurs, c'est-à-dire par « l'indépendance individuelle » et par la distance au réel transfiguré – et absorbé, donc annihilé - par le mythe. Le temps ancien est celui de l'historia magistra vitae, pourvoyeuse d'exemples grâce auxquels il est possible de structurer le futur, par la pratique de l'imitation, de la répétition, de la comparaison avec l'Antiquité. Quand un changement survient, il se produit si lentement, « sur un si long terme, que l'utilité des exemples passés reste entière »[17]. C'est, en dépit d'une doctrine très stimulante et lucide sur son propre siècle, le contexte intellectuel auquel continue de se rapporter indéniablement le premier projet de Soufflot. Si en effet ce dernier justifie son dessin par l'observation des avantages comparés qu'il a pu remarquer dans les salles récentes d'Italie et de France, c'est bien aux Grecs, « inventeurs de superbes édifices de toute espèce », qu'il se réfère d'emblée et, par le truchement de leur magistère, aux « Romains qui prirent tant de goût pour le spectacle que toutes les villes d'Italie un peu considérable eurent par les suites au moins un théâtre (…). Les vestiges ne permettent pas de douter du fait »[18]. Et, en ce sens, l'architecture ne fait, aux yeux de Soufflot, que renouer avec un art de construire porté à son plus haut point de solidité et son plus haut degré de perfection dans les cités antiques. b. le temps moderne Le temps moderne est, au contraire, lié à la singularité de l'histoire, elle-même installée à l'intérieur d'un processus régi par son temps propre - une histoire qui, par conséquent, « s'attache au caractère unique de l'événement », dans la perspective d'un progrès général. Ainsi se creuse « une distance et une tension entre le champ d'expérience des individus et leur horizon d'attente »[19]. Dans Le futur passé, Reinhart Koselleck explique comment le champ d'expérience et l'horizon d'attente structurent le temps historique, après 1789. Le premier correspond au « passé actuel, dont les événements ont été intégrés et peuvent être remémorés », soit par « élaboration rationnelle » soit par « comportements inconscients », internes ou externes à notre savoir. Le second est fait de « l'espoir et la crainte, le souhait et la volonté, le souci mais aussi l'analyse rationnelle, la contemplation réceptive ou la curiosité ». Ce sont des modalités de l'être dont la différence ne cesse de croître à tel point que l'époque moderne ne se définit comme un temps nouveau que « depuis le moment où les attentes se sont de plus en plus éloignées de toutes les expériences faites jusqu'alors »[20]. Cette tendance réunit donc, comme l'explique encore Reinhart Koselleck, des expériences et des attentes « affectées d'un coefficient temporel. Un groupe, un pays, une classe sociale enfin, devan(ce) les autres ou bien s'effor(ce) de les rattraper voire de les dépasser »[21]. Les figures du temps se tournent dès lors vers une transformation active du monde, vers le futur, et non plus vers un au-delà soit apocalyptique (la Parousie du temps chrétien), soit idéal (l'indépassable perfection antique). De son côté, l'architecture se concentre prosaïquement sur les connaissances accumulées et sur les nécessitées imposées par son siècle. C'est pourquoi, à la naissance encore incertaine de ce temps moderne, la salle bâtie par Chenavard préfère renoncer complètement au modèle déjà vieilli de Soufflot afin de proclamer, sans retenue, l'avènement d'une société nouvelle, au service de classes sociales récemment bouleversées, tournées vers la recherche de l'aisance. Interrogé en 1827 sur l'usage de colonnes engagées et non isolées en façade, l'architecte répond en se recommandant moins de l'Antiquité que de la notion moderne d'utilité. Le public sait à quoi s'en tenir, observe-t-il, « il ne doit pas être permis de le berner »[22]. Autrement dit, l'exemple des Romains ne suffit plus, il convient en même temps de répondre aux exigences modernes de confort des « hommes de goût ». c. Le temps démocratique La situation s'est entièrement inversée dans les années 1980. « La destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations antérieures, est », rappelle Eric Hobsbawm, « l'un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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de la fin du XXè siècle. De nos jours, la plupart des jeunes grandissent dans une sorte de présent permanent, sans aucun lien organique avec le passé public des temps dans lesquels ils vivent ». Le « passé dans le présent » perd son rôle de repère et de guide individuel ou collectif. Provisoirement assujettie à la mise en scène d'un héritage, la naissance de l'opéra de Jean Nouvel rend compte, en définitive, de cette impérieuse glissade. Elle ne détruit pas tout l'ancien théâtre dont elle conserve l'enveloppe, mais « en procédant par adaptation sélective », elle désintègre les formes anciennes et distend le lien entre le passé et le présent, à la manière d'une citation tronquée, compréhensible des seuls spécialistes. Le bâtiment de Nouvel est en parfaite adéquation avec « la vague de la mémoire et du patrimoine et (avec) les contraintes du présentisme »[23], c'est-à-dire avec la bousculade des événements qui s'entrechoquent et se succèdent, sans interruption, avec anxiété et virulence, constituant parfois une entrave autant qu'un stimulus pour l'action. Il n'est toutefois pas que cela. Il est un geste concordant avec l'entrée dans un temps nouveau de l'histoire. L'architecte le situe, à sa façon iconoclaste contre « les modernes qui n'en finissent pas de ressasser leur Corbu gris et gros. Les rationalistes forment le dernier carré avant de se rendre, les technos n'éblouissent plus personne avec leurs prouesses à la traîne. Les nostalgiques ont peur de la mémoire et nous font pleurer sur les charmes perdus de la ville du XVIIIè. Les formalistes obsèdent le triangle, le cercle ou le carré en fonction de leur déterminisme génétique ou d'une mauvaise rencontre non débusquée par un psychanaliste »[24]. Concrètement, l'opéra de Lyon compose avec les données du site, s'ouvre sur l'extérieur pour offrir une qualité de vie au quartier et accueillir le public, retrouve l'expressivité des grands bâtiments publics d'autrefois symboles d'une sociabilité politique forte comme la basilica de Vicenza, utilise une dématérialisation très tactile, sensible et plastique. Non pas une architecture de vitrine, mais une profondeur de champ presque cinématographique. Du coup, la salle de Nouvel est un point d'ancrage stable dans la perception d'un monde urbain et changeant. Elle a la force de l'image et l'attache de la convivialité : lorsqu'en 2003, l'équipe locale de football remporte le championnat de France professionnel, c'est au pied de l'opéra que ses supporteurs viennent fêter en masse l'événement. Aucun de ces critères, on s'en rend compte, n'aurait pu être atteint par une rénovation à l'identique. L'opéra coïncide avec la figure d'une ville qui défend une stratégie de dynamisme et d'expansion dans l'espace européen, ce dont témoigne la politique des grands travaux des années 1985-1990 : aménagement élégant de la place des Terreaux par Daniel Buren, réhabilitation réussie des gratte-ciel de Villeurbanne et du quartier des Etats-Unis (un des premiers « grands ensembles » français bâti par Tony Garnier), développement des espaces verts de Gerland. En même temps, la ville parvient à bâtir un produit de marketing mondial couronné par le label accordé par l'UNESCO quoiqu'entièrement opposé à celui de Venise où le théâtre de La Fenice, incendié en 1996, a rouvert en décembre 2003, dov'era, comm'era (« où il était, comme il était »), parce que, déclarait son maire pour l'occasion, « à Venise même la plus infime pierre a une histoire, et cette histoire doit être respectée »[25]. À l'évidence, l'entraînement de l'histoire n'a pas la même portée partout. Pour résumer, il est vrai, ainsi que l'affirme François Hartog, que la création du centre Georges Pompidou à Paris, destiné au départ à « l'art en train de sa faire », et la destruction concomitante des pavillons de Baltard en 1971 ont signalé la fin du régime moderne d'historicité et l'entrée dans une époque nouvelle, dominée par un présent « dilaté, suffisant, évident », incapable de combler l'écart, à la limite de la rupture, qu'il n'a lui-même cessé de creuser entre le champ d'expérience et l'horizon d'attente »[26]. Le Grand Louvre, inauguré en 1993, avec en son centre la pyramide en verre de Ieoh Ming Pei, en offrait l'indispensable contrepoids patrimonial et post-moderne. C'était, en un mot, l'universalité du patrimoine hexagonal pour conjurer la faillite de la cité des hommes parce que celle-ci, sans le secours des cultures nationales et la barrière des frontières, était absorbée dans un « monde-village » où l'éclectisme instantané et la multiplicité des influences réciproques provoquaient un retour irrépressible aux racines, assorti de productions hybrides (Charles Jencks)[27]. C'est ce que Jean-François Lyotard appelait, à la même époque, « la défaillance des grands récits », brisés par les catastrophes du XXè siècle et la communication de masse. Marc Augé estime que l'étape Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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suivante est la société « surmoderne », encombrée de non-lieux, c'est-à-dire d'espaces qui ne sont plus des lieux anthropologiques et n'intègrent pas les lieux anciens : points de transit et d'occupation provisoire, grandes surfaces, tous promis au passage, à l'éphémère[28]. Gilles Lipovetsky enfin s'inquiète de l'emballement d'un processus où la modernité est atteinte d'une puissance superlative et gonflée de proliférations de toutes sortes déchaînant les périls[29]. Il note toutefois, aussitôt, que « la démocratie est une société de pluralisme et par conséquent de contradictions », faite à part égale d'ombre et de lumière. Certes, le dôme de Jean Nouvel n'est pas né, on l'a vu, dans des conditions de transparence politique qui justifient a priori l'usage, à son propos, du terme de démocratie. Il en incarne pourtant le projet. Car, il cultive une posture de proximité avec le public, joue sur une représentation architecturale en phase avec tous les domaines de production d'images, refuse les « totems ready-made »[30] insignifiants ou provocants, construit son scénario comme une histoire liée à la culture ambiante. Il veut, au total, incarner une forme de pluralisme, de librearbitre, d'intervention mature sur le domaine public. Ce type de bâtiment, surgi du passé, mais proche comme un objet quotidien et enraciné dans un espace familier, annonce le temps de la démocratie réactive, celui dont l'Espagne vient de faire spectaculairement la preuve, au printemps 2004. Une démocratie non plus des promesses lointaines, mais du futur immédiat. Ce n'est pas le rapport indispensable entre passé, présent et futur qui a bougé, c'est la réduction entre les deux derniers termes qui s'impose à nous, à la mesure du raccourcissement du temps induit par la panoplie des outillages modernes. Le présent n'est pas plus envahissant de nos jours qu'avant, il est simplement devenu, pour nous, moins proche du passé que du futur, lequel, de son côté, ne réclame plus un effort d'anticipation démesuré, mais paraît quasiment à portée de main. En somme, c'est l'illusion psychologique du temps qui a rompu les équilibres au détriment du passé et suscité, par compensation, la multiplication des signes patrimoniaux qui nous rattachent à lui. 4. Patrimoine et mondialisation On ne saurait davantage accuser l'opéra de Jean Nouvel de céder à une quelconque mode internationale. Ce serait interpréter naïvement le concept de mondialisation et penser que celui-ci, univoque, ne correspondrait qu'à l'aube du XXIè siècle. Or, pendant les quarante années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, « les pays développés d'Europe occidentale et d'Amérique ont été engagés », rappelle l'historienne Suzanne Berger, « dans un processus de mondialisation analogue à celui que nous connaissons aujourd'hui »[31]. On peut admettre, à sa suite, que la mondialisation recouvre les mutations de l'économie internationale avec le but de créer, à l'échelle de la planète, un marché unique pour le travail et le capital, une référence normalisée pour les biens (parmi lesquels les valeurs patrimoniales) et les services (parmi lesquels les produits culturels). Cependant, à la fin du XIXè et du XXè siècle, la mondialisation n'est pas un monde sans frontières, puisque les deux périodes correspondent, pour la première, à la naissance, pour la seconde, à la résurgence des nations. Entre les deux extrêmes d'un grand monde global et d'un petit monde national, clos et hermétique, la véritable question posée est celle de la compatibilité entre la démocratie et le marché - une cohabitation qui a existé depuis deux cents ans avec une notable stabilité et qui semble pourtant, aujourd'hui comme hier, menacée dans ses équilibres fondateurs. Entre 1870 et 1914, ceux-ci consistaient à réguler l'impact du marché et l'accélération de ses flux (de travailleurs, de capitaux, de biens et de services) dans les limites des frontières et par l'entremise des structures politiques nationales. En France, le courant d'opinion était alors largement favorable à la globalisation, car celle-ci prolongeait les orientations politiques progressivement adoptées lors des batailles qui menèrent à la construction d'un régime démocratique moderne : l'instauration de la Troisième République (1871-1875), la séparation de l'Église et l'État (loi de 1905), et les prémisses d'une protection sociale. La période était alors favorable au développement conjoint de l'architecture moderne et à la mise en place d'une législation du patrimoine (lois de 1887 et 1913 en France, lois de 1889, 1900 et 1913 en GrandeBretagne, par exemple), c'est-à-dire aux deux facettes complémentaires d'une création
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largement influencée par les échanges internationaux, d'une part, et d'un recentrage, impérieux sur les origines nationales, d'autre part. La Première Guerre mondiale a montré que le phénomène de mondialisation n'était pas irréversible. Il ne l'est pas davantage aujourd'hui ainsi que l'indique le monde issu du 11 septembre 2001 : les liens économiques internationaux ne débouchent pas spontanément sur l'ordre ni sur la sécurité. Les pays industriels sont soumis à des transformations lourdes, l'adaptation aux nouvelles technologies et le passage d'une économie industrielle à une économie de services dont beaucoup d'effets sont portés au débit de la seule mondialisation. Enfin, la démocratie et la réforme passent pour ne pouvoir se réaliser encore qu'à l'intérieur des frontières nationales. C'est ce qu'un auteur américain nomme le « trilemme politique » : démocratie, États nationaux et mondialisation[32]. Comme le capital est toujours enraciné dans les frontières, que le travail aussi bien que les services sont encore très ancrés dans les territoires, qu'en conséquence le patrimoine monumental est appelé à la rescousse pour en dévoiler les richesses, les sources et, parallèlement, en exploiter les potentialités, le problème est sensiblement le même en 2004 qu'en 1890 : comment concilier les exigences économiques et celles de la démocratie ? La reconstruction de Berlin ou le réaménagement du plateau de Bercy et de la Bibliothèque nationale de France à Paris fournissent à présent un exemple très frappant de l'alliance retrouvée entre le moderne et l'ancien. C'est dans ce cadre général que se situent les deux défis actuellement lancés par le patrimoine urbain : quelle part les sociétés contemporaines peuvent-elles prendre à son élaboration ? Quelle part l'histoire continue-t-elle d'occuper dans les dynamiques de développement d'entités multiculturelles tournées vers le futur ? Le marketing est-il compatible avec le pluralisme culturel ? Est-il légitime ou judicieux que les villes, comme les nations, aspirent à posséder une identité ? Et, si oui, de quel substrat et de quelle légitimité celle-ci dépend-elle ? Enfin, dernière et cruciale question, comment peut-on réguler le passage de la mémoire à l'histoire, dans le filtre du présent, sans répéter indéfiniment les mêmes terribles erreurs ni céder à la vague absurde des commémorations dont la France a lancé la vogue au début des années 1980 ? Conclusion : patrimoine et citoyenneté On se bornera à esquisser quelques pistes pour répondre, en conclusion, à cet ensemble de questions[33]. Notons, pour commencer, que la conservation du patrimoine est durablement imprégnée par les postures scientifiques qui ont, à la fin du XIXè siècle, lutté contre les excès des approches romantiques et nostalgiques. L'exigence d'authenticité, postulée par la charte de Venise (1964), en a consacré la reconnaissance, mais aussi admis la rigidité. Cependant, l'architecture, cet art public, par définition, qui meuble notre horizon d'attente et modèle nos identités, ne saurait être déconnectée de l'utilité. Il est impossible d'avoir, à cet égard, une conception étriquée et passéiste dans une société dont les usages évoluent à si grande vitesse. Ce serait se condamner aux pleurs et aux incantations. Dans cette optique, l'authenticité ne repose plus, aujourd'hui, sur la similitude ni sur la permanence, mais sur la réception des significations culturelles attachées aux monuments et sur la connaissance des différentes vies que ceux-ci ont pu rencontrer. Les mises en valeur fréquemment demandées aux pouvoirs publics, à partir de critères apparemment objectifs, typologiques ou muséographiques, et forcément à grands frais, débouchent souvent sur des impasses à une époque de contraction des budgets d'État. Il est logique, en revanche, avec l'essor de la communication virtuelle et de la globalisation, que les investisseurs se tournent vers les lieux patrimoniaux dans lesquels ils détectent une image positive, mais regrettable que leurs mobiles commerciaux soient exclusifs de tout autre usage. L'impuissance budgétaire grandissante des collectivités et la marchandisation galopante des monuments ne sont pas les deux seules perspectives possibles. Le patrimoine n'est pas réductible à un nouveau marché, jeté à l'encan. Il faut d'abord surveiller les modalités de son entretien, ensuite favoriser la flexibilité de ses usages, enfin imaginer des formules de partage de ses temps d'utilisation (un temps « public » pour la visite ou l'appropriation, un temps « privé » pour la gestion du lieu dans un objectif de rentabilité). Au lieu de s'enferrer dans des débats d'expertise technique qui masquent les problèmes politiques (au sens grec, de la vie de la cité), il faut permettre les évolutions tout en Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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transmettant l'œuvre et son sens historique, à l'aide de formules juridiques innovante (comme les contrats de concession). La préservation n'a pas pour but de consacrer un monde virtuel, coupé des circonstances de vie des édifices et d'évolution des villes modernes, mais de regrouper les acteurs dans des projets collégiaux et autour d'une capacité de propositions multiples.
Notes [1] Roland Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957, [rééd. 1970, (Point ; 10)], p. 150. Et, infra, p. 9 et 194. [2] Gaston Bonheur, Qui a cassé le vase de Soissons ? L'album de famille de tous les Français, t. 1, Paris, Robert Laffont, 1963, [rééd., 1976, (Folio ; 729)], p. 16. [3] Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, [1847-1853], t. 5, Lausanne, Éditions Rencontre, 1967, p. 325-326. [4] Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, (Bibliothèque des histoires), p. 9. Et, infra, p. 10. [5] Archives municipales de Lyon, dossier théâtre, 480 WP 15. Toutes les autres références historiques ci-dessous proviennent de ce fonds. [6] Daniel Rabreau, « La valeur monumentale », communication au colloque : « Quel avenir pour les théâtres historiques ? », Le Puy-en-Velay, novembre 1993, Actualité de la scénographie, 62, 1994. [7] Entretien avec Louis Erlo, 4 mars 1994. [8] Jacques Le Marquet, correspondance privée, 2 juillet 1994. [9] Entretien avec Louis Erlo, 4 mars 1994. [10] André Mure, déclaration recueillie dans le journal Le Progrès, 18 septembre 1986. [11] Jean Nouvel, « Le nouvel opéra de Lyon », Monuments historiques, 157, 1988, p. 103. [12] Philibert de l'Orme, Nouvelles inventions pour bien bastir à petis fraiz, Paris, 1561, livre X, chapitre VII. [13] Entretien avec Emmanuel Blamont, architecte employé à l'agence Nouvel (1978-1989), considéré comme coconcepteur de l'opéra de Lyon, 16 février 1994. [14] Daniel Rabreau, « Du vandalisme à la française », Actualité de la scénographie, 65, 1994. [15] François Barré, « Situation », in Jean Nouvel, Milan ; Paris, Electa ; Le Moniteur, 1987. [16] François Hartog, Régimes d'historicité : Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003, p. 78, (La librairie du XXIè siècle). [17] Reinhart Koselleck, Le futur passé : Contribution à la sémantique des temps historiques [Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten], trad. de l'allemand de Jochen et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, 1990, p. 39, (Recherches d'histoire en sciences sociales ; 44). [18] Jacques-Germain Soufflot, Introduction à l'explication des desseins de la salle des spectacles de Lyon, Lyon, Académie des sciences, belles lettres et arts, 21 octobre 1753. [19] François Hartog, p. 85. [20] Reinhart Koselleck, p. 311, 315. [21] Reinhart Koselleck, p. 318. [22] Chenavard et Pollet, Lettre au rédacteur du Précurseur, journal constitutionnel de Lyon et du Midi, 27 septembre 1827. [23] François Hartog, p. 128. [24] Jean Nouvel, « L'avenir de l'architecture n'est plus architectural », Les Cahiers de la recherche architecturale, 6-7, 1980. [25] Cité par Xavier Lacavalerie, « Un opéra flambant neuf », Télérama, 2816, 31 décembre 2003. [26] François Hartog, p. 132. [27] Charles Jencks, Le langage de l'architecture post-moderne, Paris, Denoël, 1979, p. 5-8. [28] Marc Augé, Non lieux : Introduction à une anthropologie de la modernité, Paris, Le Seuil, 1992, p. 100-101. [29] Gilles Lipovetsky [avec Sébastien Charles], Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004. [30] Jean Nouvel, entretien avec Paul Chemetov, France-Culture, février 1994. [31] Suzanne Berger, Notre première mondialisation : Leçons d'un échec oublié, Paris, Le Seuil, 2003, p. 6, (La République des idées). [32] Dani Rodrik, « How Far Will International Economic Integration Go ? », Journal of Economic Perspectives, 14 (1), p. 177-186. Cité par Suzanne Berger, p. 75. [33] Ces remarques sont inspirées d'une réflexion collective au sein de la section française de DOCOMOMO et ont été publiées par Fabienne Chevallier, présidente de cette section, dans la revue italienne, Arkos (Florence), sous le titre « Préserver le patrimoine moderne : Renouveler les approches » , Arkos, Florence, n°7, juillet-septembre 2004.
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L'inventaire, la protection, la conservation et l'usage des édifices du 20e siècle en France, les décennies d'entre-deuxguerres 1919-1939 – par Christiane Schmückle-Mollard Au début des années 1980 le patrimoine de la première moitié du XXe siècle a véritablement pris place dans la politique de protection et de conservation menée par l'Etat français (Ministère de la Culture). Au niveau international, le mouvement en faveur de la protection du patrimoine du 20e siècle était très fort, et la revue "G et A" dans un numéro spécial, signé (Kenneth Frampton) publié en 1983, présentait les œuvres majeures des années 1920 à 1945. Aujourd'hui bien des mesures de protection et de sauvegarde sont encore prises dans l'urgence d'un risque de destruction, et seules les créations majeures d'architectes de renom du mouvement moderne sont définitivement sauvées de l'oubli ou de la démolition. En France, les premières protections d'édifices du 20e siècle au titre des Monuments Historiques ne sont pas antérieures aux années 1950 [1]. Le théâtre des Champs Elysées d'Auguste Perret n'est classé que depuis août 1957. En 1957 la première liste des édifices modernes soumise à la Commission Supérieure des Monuments Historiques concerne Paris et le département de la Seine. Il faut attendre 1963 pour que soit décidé de présenter une seconde liste des "Monuments édifiés de 1830 à nos jours". Là encore il s'agit d'édifices considérés comme des œuvres exceptionnelles et pourtant on ne les protégera le plus souvent que partiellement (façades seules inscrites à l'Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques dans la plupart des cas), ce qui relève de l'absurde pour les édifices du mouvement moderne que caractérisent le recours au plan libre, au toit terrasse, aux pilotis... inscrits à l'inventaire supplémentaire en 1975. Très récemment, en 1997, une exposition organisée par le Ministère de la Culture au Palais du Conseil Economique et Social (Auguste Perret, architecte) présentait "Mille monuments historiques du 20e siècle en France" [2] . Dans cette sélection, la Région parisienne apparaissait de loin la plus riche (384 édifices). Aujourd'hui, un peu plus de 1200. Les édifices du XXe siècle sont placés sous la protection de la loi de 1913 sur les Monuments Historiques. Mais ceux-ci ne représentent que 2,5 % de l'ensemble du corpus des monuments historiques en France. La production des années 1950 et 1960, née avec la période de reconstruction qui suivit la seconde guerre mondiale, ne jouit pas de la même reconnaissance : seul un quart des édifices protégés (inscrits ou classés) du 20e siècle appartiennent à cette catégorie. L'intérêt du Service des Monuments Historiques pour les édifices du 20e siècle a été tardif, et nombreux sont ceux qui ont été détruits, se sont dégradés, ont été radicalement transformés, ou ont vu leur environnement disqualifié, pendant les années de réflexion et d'hésitation qui précédèrent la prise en compte de ces biens dans le patrimoine national. C’est ainsi, par exemple, que "Latitude 43", œuvre majeure de l'architecte Georges-Henri Pingusson (1931), fut inscrit sur l'inventaire des Monuments Historiques 28 années après son inscription sur la liste indicative de 1964. Qu'en reste-t-il aujourd'hui après les transformations subies pour aménager cet hôtel de luxe en logements ? Dans les années 1980, de nombreuses villas et immeubles des années 1900-1930 ont été démolis à Paris et sur la Côte d'Azur en raison d'enjeux économiques puissants. La villa Noailles, œuvre majeure de l'architecte Robert Mallet Stevens ne fut classée qu'en 1987 après une mesure de protection partielle (façades et toitures) prise en 1975, après une longue
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période d'abandon. Elle fut heureusement sauvée grâce à l'action de la Direction Régionale des Affaires Culturelles, et au recours à des architectes compétents pour la restaurer. Dans la même décennie des œuvres exceptionnelles comme la villa Cavrois à Croix du même architecte, ont vu leur environnement se transformer de manière tellement négative que la mesure de classement prise trop tardivement (1994) n'a pu mettre un terme à leur déchéance. La villa Savoye de Le Corbusier construite en 1929 sur un vaste terrain, est aujourd'hui entourée de près par une haie végétale qui l'isole d'un établissement d'enseignement public de médiocre qualité et qui occupe l'essentiel du terrain d'origine. Son classement parmi les Monuments Historiques, en 1965, sauva cet édifice exceptionnel (le premier de sa catégorie à être entretenu dans le respect de toutes ses composantes). Dès 1957 l'historien Louis Hautecœur avait signalé une lacune dans les textes législatifs sur les droits d'auteur : un architecte pouvait sans réserve modifier son œuvre. C'est ainsi que sous le ministère d'André Malraux, Le Corbusier ne fut pas autorisé à restaurer la villa Savoye par crainte de le voir "améliorer" sa création. C'est à cette époque qu'André Lurçat modifiait tous les châssis métalliques du collège de Villejuif, considéré lors de son édification comme une œuvre visionnaire d'une qualité plastique exceptionnelle. Trop souvent, pour les édifices du 20e siècle, la protection suit la menace de les voir disparaître et l'attente qui a précédé la menace est imputable à la contradiction entre la valeur architecturale et l'idéologie qu'elle porte (cf. F. Loyer, historien d'architecture : comment estil possible par exemple de protéger parmi les Monuments Historiques les "magnifiques" usines d'armement de l'Allemagne Nazie en Alsace ?). Depuis 1987 l'Institut Français d'Architecture conserve les archives de la production architecturale du 20e siècle et ses conservateurs n'ont de cesse de nous les faire découvrir (Jean-Louis Cohen puis Maurice Culot). Nous sommes particulièrement bien documentés sur la période qui m'intéresse le plus particulièrement, les années 1920 à 1939 [3]. Mon expérience d'architecte en chef des Monuments Historiques, en charge d'un département de la banlieue parisienne riche en édifices du Xxe siècle, me permet aujourd'hui d'établir un constat d'échec au niveau de l'environnement de ces édifices, et de témoigner parallèlement d'un effort financier exceptionnel de la part du Ministère de la Culture et de ses partenaires (les propriétaires) en leur faveur. Les édifices importants du patrimoine français de cette période, qui par leur conception et leur rareté, ont justifié une mesure de protection forte (le classement parmi les Monuments Historiques) ont été "découverts" trop tard et leur environnement est généralement extrêmement dégradé, le plus souvent suite à l'accroissement démographique des années 1960 et aux conséquences de la reconstruction après la 2ème guerre mondiale. Quelques exemples du Val-de-Marne, en cours d'études et de travaux illustreront mes propos : - le collège de Villejuif - architecte André Lurçat – 1930 - la chapelle d'Arcueil – architecte Auguste Perret – 1925 - la chapelle Sainte Agnès de Maisons-Alfort – 1933 La chapelle d'Arcueil (Val-de-Marne) - A. Perret 1925 L'édifice est en quelque sorte une réduction de l'église du Raincy, (œuvre majeure d'Auguste Perret). Adossée au mur de clôture de la propriété voisine, la chapelle est le seul élément conservé d'un vaste ensemble de bâtiments conventuels du 19e siècle, aujourd'hui démolis. Les bâtiments neufs en cours de reconstruction permettront l'accueil des étudiants venus de toute l'Europe et la chapelle, désaffectée sera utilisée pour le culte et à des fins culturelles. Les
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deux escaliers d'accès, dont un situé près de l'autel, ont des volées inférieures à un mètre de largeur et l'usage public de la chapelle sera nécessairement limité. À l'étage, la chapelle présente un niveau d'authenticité exceptionnel qui a justifié la mesure de classement et le principe de travaux subventionnés par le Ministère de la Culture. Ses murs à claustras de béton armé et sa structure sont en bon état de conservation. Contrairement au Raincy où les claustras sont équipés de vitraux d'une stupéfiante beauté, (Marguerite Huré, maître-verrier) ils sont à Arcueil clos de grands verres colorés. À l'extérieur, le béton est affecté des désordres habituels rencontrés sur les structures en béton armé de cette époque fers rouillés situés trop près des arêtes des poutres et poteaux. Les maçonneries de remplissage en briques rouges sont très dégradées (trous, pulvérulences). L'étanchéité des toitures n'est plus assurée, en particulier sur la partie centrale en surélévation. Tous les plans de l'agence d'Auguste Perret sont conservés et il sera aisé d'entreprendre les travaux de restauration qui comprendront pour la toiture un décapage soigné jusqu'à l'étanchéité d'origine, puis la mise en œuvre d'une forme de pente et une nouvelle étanchéité après interposition d'une couche isolante. Les méthodes de restauration des bétons par procédé traditionnel ou électrochimique employées pour restaurer l'église du Raincy seront utilisées à la chapelle d'Arcueil. L'église Sainte Agnès de Maisons-Alfort (Val-de-Marne) – 1933 L'église paroissiale Sainte Agnès, a été construite entre 1931 et 1933. Elle fait partie d'une série de sanctuaires édifiés à la périphérie de Paris, entre les deux guerres, par les "chantiers du Cardinal". Le diocèse de Paris et du département de la Seine fit appel à cette époque à des architectes de renom pour construire des églises nouvelles, dans lesquelles les Ateliers d'Art Sacré exercèrent tout leur talent. (Les Ateliers d'Art Sacré réunissaient des artistes de renom comme le peintre Maurice Denis). L'église Sainte Agnès est l'œuvre d'architectes de la nouvelle école rationaliste : Marc Brillaud de Laujardière et Raymond Puthomme. Elle témoigne de l'esprit des créateurs des années 1930 dans ses moindres détails. Outre la parfaite adéquation du décor et du mobilier avec l'édifice, son intérêt réside dans son volume intérieur et son haut clocher de béton et pierre blanche. Le plan en losange comprend une large nef avec des bas-côtés dissymétriques. Grâce à l'emploi du béton armé, les volumes intérieurs sont d'une plasticité exceptionnelle et les hautes parois atteignent, jusqu'à vingt mètres de hauteur. Le plafond plat est peint à fresque. La nef et le chœur heptagonal sont éclairés par de grandes verrières colorées, qui occupent tout l'espace mural entre les points d'appui et font de cette église une immense châsse de verre. L'intérieur de l'église, en parfait état, n'a pas été altéré depuis sa date de construction. Le décor et tous les éléments qui le composent, les meubles, les objets du culte, bénitier, tabernacle, fonts baptismaux, vitraux, autel, grilles, chaire... sont de véritables chef-d'œuvres créés par un groupe d'artistes exceptionnels. Paule et Max INGRAND sont les auteurs des peintures et des vitraux. Le clocher octogonal, haut de 53 mètres, domine les constructions alentours et se signale de très loin par son architecture originale. Il est composé de deux étages de six piliers surmontés d'une coupole et d'un pilier creux sur lequel est scellée une croix en fer forgé de 8 mètres de hauteur. L'église construite en béton armé est recouverte à l'extérieur d'un plaquage de pierres collées et agrafées. Les balustrades sont en ciment armé. L'édifice souffre : - d'une altération classique des bétons (ou ciment armé) par oxydation des fers atteignant un degré très préoccupant dans les parties hautes du clocher (balustrades du premier niveau) Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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- chute des plaques de revêtement en pierre blanche qui sous l'effet du vent et des variations de température se détachent et tombent au sol. Périodiquement, une visite technique à l'aide d'une nacelle est organisée pour déposer les éléments dangereux. Le programme d'étude établi en vue de la restauration des parements extérieurs de l'église prévoit des investigations sur toutes les zones dans lesquelles les désordres ont été observés : prélèvements dans les bétons altérés et sains pour la connaissance des matériaux et la nature des altérations, essais de traitement chimique et mise au point d'un mode de refixation des plaques de pierres de calcaire. Les travaux seront réalisés à partir de l'année 2000. Le collège de Villejuif ou l'utopie pédagogique [4] A Villejuif sur les vastes terres agricoles qui bordent le territoire de la commune, lorsque les lotissements de petites maisons sortaient de terre, André Lurçat a mis en pratique en 1930 tous les principes de l'architecture moderne : longue barre, pilotis, plan libre, fenêtres en bandes, toit terrasse ... à partir d'un programme innovant. Pour la première fois fut alors mis au point un projet idéal pour l'enseignement des enfants (maternelle, école primaire et collège) dans lesquels l'utilisation de la toiture en solarium pour la sieste des petits enfants évoque le mouvement né en Allemagne pour le culte du soleil et les exercices de plein-air à la même époque. À son retour de Moscou, dans les années 1950, André Lurçat est amené à réaliser des travaux d'entretien sur le collège. Il change alors tous les châssis. Cette intervention modifia notablement l'architecture de l'édifice en créant un relief sur les façades en pleine contradiction avec le principe du Mouvement Moderne et la planéité des élévations. On comprend ici pourquoi André MALRAUX, Ministre de la Culture, avait choisi de ne pas confier à l'agence de Le Corbusier les travaux de l'entretien de la villa Savoye. Le collège de Villejuif vient d'être classé parmi les Monuments Historiques. Cette mesure a permis, en raison de la nécessité de leur remplacement, de prendre la décision de remettre en place des châssis conformes au dessin d'origine, et malgré un coût très élevé de cette intervention, d'étudier toutes les dérogations nécessaires en regard des règles de sécurité pour maintenir le grand format des vitres qui ne satisfait pas aux normes actuelles applicables aux collèges et lycées. Parallèlement, des mesures compensatoires en cours d'étude ont pour objectif le maintien des dispositions intérieures dont l'authenticité est remarquable. Il sera difficile de maintenir les longues circulations vitrées des cloisons intérieures le long des classes. Les dégradations des bétons seront traitées avec les méthodes actuelles de traitement électrochimique. Les enduits fissurés pourront être conservés et remaillés à l'aide d'un mortier strictement identique au mortier d'origine. À l'extérieur, le quartier a évolué, et le quartier neuf est construit sur le principe des barres, cher à l'architecture moderne. Seules exceptions : les petites maisons individuelles, sans intérêt architectural mitoyennes, du mur qui limite les cours de récréation, et qui figurent sur les vues photographiques de l'époque de construction. La sauvegarde de ces édifices remarquables est un véritable exploit en raison des financements à mettre en place pour le maintien de leur authenticité. Les matériaux employés pour leur construction n'existent plus depuis longtemps et leur restauration ou remplacement nécessite la mise en œuvre de fabrications spéciales très coûteuses pour les châssis de fenêtres, les faïences, les mosaïques, les poignées en acier et d'étude par des laboratoires spécialisés pour les peintures.
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L'entretien du béton armé s'avère aussi onéreux que l'entretien des maçonneries en pierre de taille des édifices des siècles précédents. Dans la plupart des cas, les architectes n'avaient pas envisagé que leurs œuvres passeraient le cap de l'an 2000.
Notes [1] Une seule exception dès 1931 : villa néogothique (1913) au Mont Saint-Michel. [2] "Mille Monuments du XXe siècle en France" indicateur du Patrimoine, éditions du Patrimoine. [3] Notes de Christiane SCHMUCKLE-MOLLARD sur la naissance du Mouvement Nordique en France : les villas d'artistes 1923-1930. [4] Jean Louis Cohen, historien d'architecture.
Bibliographie et sources "Mille Monuments du XXe siècle en France", Editions du Patrimoine, décembre 1997 base archi - XXe. (http://www.culture.gouv.fr/documentation/milxx/pres.htm). L'Architecture d'Aujourd'hui, n° spécial "Perret", Octobre 1932. "Années 30",. La Pierre d'Angle, mai 1994. "Béton et Patrimoine" Les cahiers de la section française de l'ICOMOS, André Lurçat, Jean Louis Cohen, Institut français d'Architecture, éditions Margaga, 1996. "L'architecture des années 20 en France, les villas d'artistes ", Monumental n 17, Christiane Schmuckle-Mollard, juin 1997. "G et A Documents, 1983, spécial issue 1920-1945 ", Kenneth Frampton,1983. "L'architecture du XXe siècle, un autre patrimoine", La Demeure Historique, Priska Schmuckle von Minckwitz,1998. "Années 30”, l’architecture et les arts de l'espace entre industrie et philosophie, 1997 Jean-Louis Cohen, éditions du Patrimoine. Circulaire sur le patrimoine du 20e siècle de Madame Catherine Trautmann, Ministre de la Culture (et sources), Juin 1999.
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Préserver et valoriser le patrimoine moderne : la nécessité de nouvelles approches – par Fabienne Chevalier Cet article fut traduit en italien par Riccardo Forte et publié dans la revue ARKOS (n°7, juillet-sept. 2004, p. 22-27). Les principes qui régissent aujourd'hui le monde de la conservation sont encore imprégnés par les significations qui étaient attachées à la notion de patrimoine au XIXème siècle. A cette époque, l'approche nostalgique et romantique des premiers « découvreurs » du patrimoine, souvent des restaurateurs inventifs qui prenaient des libertés importantes avec les monuments, a fondé par réaction les premières postures scientifiques, dont le propre était de mettre les techniques modernes au service de la restauration du patrimoine. Ce conflit rendait compte de l'opposition, à la fin du XIXème siècle, entre les milieux de l’« architecture » et ceux de l' « archéologie ». En imposant à tout acte de restauration une exigence d'authenticité, la Charte de Venise, adoptée au sein de l'ICOMOS en 1964, a consacré l'approche scientifique. Il faut certainement aujourd'hui, à la lumière des connaissances nouvelles sur le Mouvement moderne et des réalités du monde contemporain, apporter à ce principe une nouvelle « chair », et aussi poser certains problèmes différemment. L'architecture est, par essence, un bien qui a un caractère public. C'est, on le sait, l'art de l’« utilitas ». Ce caractère est attaché aux édifices qui ont un propriétaire privé comme à ceux qui ont un propriétaire public. Bien sûr, les édifices comme les mairies, les musées, entrent par nature dans un corpus de propriété de nature publique, mais même les bâtiments qui appartiennent à des personnes privées, parce qu'ils entrent dans le champ visuel de notre vie de tous les jours, ont un impact sur la société. Avec les édifices publics, ils forment eux aussi notre horizon d'attente et modèlent les identités. Dans la définition des politiques de conservation, il faut certainement prendre au sens fort l’article cinq de la Charte de Venise, qui prévoit que « la conservation des monuments est toujours favorisée par l'affectation de ceuxci à une fonction utile à la société ». Mais il est nécessaire de s'entendre sur ce que cela recouvre. Depuis les années quatre-vingt, il est de bon ton dans les milieux institutionnels français de la culture, face à un bâtiment moderne devenu sans affectation, de proposer l’installation d'un musée, ou celle d'un lieu d'art voire, plus récemment, celle d'un centre de recherche ou d'archives dédié à l'architecture moderne. Il existe des réussites incontestables, lorsque la définition du projet de réutilisation correspond à une forte demande, un besoin public que l'on satisfait avec justesse. La réutilisation de la piscine moderne de Roubaix, construite en 1927-1932 par Albert Baer, en un musée d'art et d'industrie qui préserve le caractère sportif du lieu (architecte Jean-Paul Philippon, 2000), est ainsi une réussite majeure en terme de préservation du patrimoine moderne en France. On a peu noté que ce projet de réutilisation met en oeuvre un concept récent : l'ingénierie historique. Cette nouvelle « science » veut apporter au développement public et social une contribution, sous la forme d'une mise en valeur de l'histoire locale ou nationale, dans le but exprimé ou plus souvent sousjacent de renforcer la cohésion sociale. Avec la piscine-musée de Roubaix, on est typiquement dans l'ingénierie historique, car les objets traités par le musée se rapportent à une histoire locale que l'on veut raviver - l'histoire des entrepreneurs qui furent les acteurs du développement local, et celle des partenaires sociaux : ouvriers et syndicats - dans une région où les problèmes sociaux, liés au chômage et à la perte de l'identité industrielle traditionnelle, sont importants.
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À gauche : piscine de Roubaix (Arch.Albert Baer, 1927-1932), ancien bassin. À droite : Piscine de Roubaix à l'issue du projet de réutilisation. © Musée d'art et d'industrie de Roubaix À côté de cette réussite, de nombreux projets de réutilisation restent dans des conceptions étriquées et passéistes. Cette constatation est frappante concernant les maisons modernes. Pendant longtemps, la question de leur préservation ne se posait pas, et on tenait pour acquis que restituer une maison moderne dans un état aussi proche que possible du projet architectural en restituerait l'authenticité. Le groupe australien de l'ICOMOS a fait voler le caractère monolithique de ce principe en éclats avec l'adoption de la Charte de Burra (1999). Axée sur les systèmes de significations culturelles attachés au patrimoine, la Charte de Burra pose le principe que les démarches de préservation doivent tenir compte de l'histoire sociale du bâtiment - qui comprend souvent plusieurs périodes. C'est une manière nouvelle d'intégrer la vie - ou les différentes vies, en raison d'usages différents par des occupants successifs, de la maison moderne dans sa présentation au public. Il n'existe pas en France de présentations du patrimoine moderne qui soit inspirées par les démarches pionnières avancées par la Charte de Burra. Lorsqu'une maison moderne tombe à l'abandon sous l'effet de l'inaction ou de la mort de son propriétaire, la posture classique des associations est de se tourner vers l'Etat pour en réclamer l'acquisition, et pour demander ensuite l'affectation du lieu à des projets liés à sa mise en valeur, à l'histoire de l'architecte, aux archives, ou à la mise en oeuvre de recherches inspirées par la typologie de la maison individuelle. De tels projets, qui ont leur légitimité dans la mesure où il s'agit de sauver les lieux, ont été formulés dans les dernières années pour deux joyaux de la modernité : la villa Cavrois à Croix, construite par Robert Mallet-Stevens (192932), et la villa Carré à Bazoches-sur-Guyonne, construite par Alvar Aalto (1956-59). Leur réalisation butte sur des questions très difficiles, car le coût d'acquisition de ces maisons est souvent très élevé (3, 2 millions d'euros pour la villa Carré, auxquels il faut ajouter le coût d'acquisition du mobilier, soit 380 000 euros). Il faut leur adjoindre des coûts de restauration qui s'élèvent parfois à plusieurs millions d'euros. Face à cette contrainte, les porteurs de projets font preuve d'une imagination très faible pour inventer des formules de rentabilisation des lieux. Ces projets débouchent donc bien souvent aujourd'hui sur des impasses. Dans ce contexte, la difficulté actuelle, qui dépasse le cas des maisons individuelles, est que, alors même que, partout en Europe, les Etats sont confrontés à la nécessité de réduire leurs budgets, ce qui est vrai aussi en France, on constate que le patrimoine est en train de devenir une proie pour de grands investisseurs. Ils commencent à s'intéresser aux lieux de la modernité, parce que s'attacher leur esthétique est positif pour leur image. Mais ces nouveaux partenaires sont assez souvent prêts à sacrifier l'esprit des lieux, et le moteur commercial prime chez eux sur le souci d'ouvrir les lieux à un large public. Ce phénomène n'est d'ailleurs pas circonscrit au patrimoine moderne, c'est le patrimoine dans son ensemble qui est saisi par cette
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« demande d'image » liée à l'avènement de la société virtuelle et à la globalisation. Entre le Charybde de l'impuissance budgétaire des Etats et le Scylla de l'architecture moderne merchandisée, ce qui paraît malheureusement une perspective possible, quelles sont les voies ? Il faut certainement renouveler des formules juridiques anciennes en les adaptant à notre temps. Plutôt que de laisser partir sans vigilance le patrimoine vers ces nouveaux marchés, les collectivités publiques auraient tout intérêt, à partir par exemple de la formule du contrat de concession, à mettre en œuvre des formes d'utilisation rentables pour le privé, mais qui garantissent l'accès du public aux édifices exemplaires. Il en résulterait des formules équilibrées et novatrices. L'expérience montre qu'il est capital de surveiller les modalités d'entretien du patrimoine. La piscine Molitor à Paris (1929, architecte Lucien Pollet) a souffert d'une absence d'entretien de la part de la société qui la gérait. La Mairie de Paris s'emploie aujourd'hui à définir un projet de réutilisation, pour un lieu devenu extrêmement délabré. Les coûts de restauration élevés accroissent la pression pour une rentabilisation des projets de réutilisation. Dans ce contexte, l'instauration d'une flexibilité des utilisations peut aider à la définition d'un projet rentable. Des formules pionnières de partage des utilisations entre plusieurs temps (temps « public », dédié à des associations locales, au public, temps « privé », dédié à des utilisations rentables gérées par des partenaires privés dans le cadre d'un cahier des charges), liées à la recherche de rentabilité, revaloriseraient la posture éthique des entreprises et leur fourniraient une nouvelle forme de publicité, plus citoyenne et plus discrète.
Piscine Molitor, Paris (Arch. Lucien Pollet, 1929), état actuel. © Ville de Paris. Photographie Gérard Sanz D'une manière générale, la mise au point d'une « fonction utile à la société » est bien le défi auquel se heurtent les acteurs de la restauration du patrimoine, même si le caractère « politique » - au sens aristotélicien - de cette exigence est souvent camouflé derrière des débats techniques. Une question qui présente à l'évidence cette dimension peut-elle être laissée aux seuls acteurs de la restauration, architectes, conservateurs et techniciens ? Prenons le cas de la restauration de la Maison du Peuple, par Eugène Beaudoin et Marcel Lods, avec Vladimir Bodiansky (1937-1939), à Clichy. La restauration de ce bâtiment a suscité de nombreuses critiques, portant essentiellement sur le fait que tous les éléments mobiles de ce bâtiment, essentiels dans sa conception, avaient été bloqués. Les défis posés par ce bâtiment innovant, un prototype à son époque, tenaient à la polyvalence souhaitée pour cet équipement à la fois culturel et associatif, une visée qui imposa des équipements conçus pour une mobilité quotidienne (il s'agissait, entre autres, de combles roulants). Les questions classiques posées lors de ce débat étaient les suivantes : faut-il faire un projet de type « muséographique », pour restituer en tant que « documents historiques » des équipements aujourd'hui périmés témoignant des techniques de l'époque, ou définir un projet de réutilisation qui restitue, par exemple, une fonction culturelle contemporaine, ou encore associer les deux démarches ? On a peu dit, dans ce débat, que l'histoire sociale du bâtiment montre que les éléments innovants ont été très peu utilisés. A l'époque, la mairie n'avait été que faiblement partie prenante dans la définition du projet, laissant les architectes créer un « laboratoire technologique » qu'ils voulaient au service de la culture populaire. Mais en l'espèce, la rencontre tant désirée entre l'architecture et la culture de masse ne se produisit pas, faute de programmation municipale.
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Cet arrière-plan affaiblit la valeur historique de l'édifice, par rapport à un lieu qui, véritablement demandé par la collectivité, aurait eu une riche histoire culturelle. Elaborer un projet de restauration pour restituer un tel « document historique », c'est donc participer à la fondation d'un lieu qui, d'un certain point de vue, n'a jamais existé pour des utilisateurs. Le parti d'authenticité strict consiste à en faire, de manière fidèle à son histoire le musée d'un prototype technologique vide de contenu programmatique. Est-il certain qu'un tel projet a un intérêt aujourd'hui ? Réutiliser le lieu nécessitait en revanche des énergies qui dépassaient celles de l'architecte restaurateur. Ce qui est en cause dans la carence du projet est bien l'absence de projet de réutilisation émanant de la ville de Clichy, s'agissant d'un bâtiment dont elle est propriétaire et qui abrite déjà, de surcroît, un marché couvert. Il est vrai que la réussite de tels projets se mesure à la fois à la volonté municipale, à la conduite d'un dialogue avec les associations en sachant arbitrer en faveur de l'intérêt général, et à la capacité à s'entourer d'experts - conservateurs, historiens et architectes -susceptibles d'éclairer les choix, et d'y participer.
Maison du peuple de Clichy (Arch. E. Beaudoin et M. Lods). © Photographie Fabienne Chevallier. Dans le cas précis, l'architecte restaurateur a été désigné par la critique comme le principal coupable de l'absence de projet. Pourtant, il fondait sa réserve sur une véritable réflexion sur l'acte de restaurer comme fondement d'une action utile à la société. La critique semble souvent faire disparaître les acteurs du patrimoine, tels que les élus, responsables des choix de préservation architecturale et urbaine. N'est-ce pas le résultat de l'historiographie héroïque du Mouvement moderne ? C'est une historiographie sans élus, sans citoyens, celle d'une architecture qui aurait pourtant été pensée pour le peuple, par des architectes dont les maîtres d'ouvrage auraient été ou bien acquis corps et âme aux idéaux du Mouvement moderne, ou bien inexistants. La figure de l'utopie, celle du génie travaillant sans contrainte plane toujours sur le Mouvement moderne, et tout spécialement sur le Mouvement moderne français. Ces figures rejaillissent sur les postures de préservation que certains voient, de même, dénuées de tout contexte en dehors du champ architectural. Il faut dissiper ces fantasmes, qui sont intrinsèquement liés à la première époque de la réception du Mouvement moderne. A l'époque des prémisses de la modernité française, la formulation des théories urbaines était alimentée par le fourmillement des contacts et des échanges d'idées entre architectes, urbanistes, élus, hygiénistes, qui se déroulaient dans les milieux du Musée social dans les années vingt. La modernité s'est forgée par la complexité de ces rencontres. Les circonstances de la conception du centre civique de Firminy, par Le Corbusier (1955-1968), mettent en danger l'image solitaire de l'architecte. Voilà une oeuvre à laquelle bien peu d'attention a été donnée ; est-ce parce qu'elle a procédé très directement de l'échange entre un élu, Eugène Claudius-Petit, et Le Corbusier ? Un autre cas est extrêmement éclairant. Oeuvre d'Oscar Niemeyer pour la ville du Havre, le Volcan (1972-1978), qui abrite la Maison de la Culture, se compose de deux bâtiments - l'un haut et massif, l'autre plus discret et plus ouvert. Leurs formes dynamiques - celle d'un hyperboloïde pour le « petit volcan », qui abrite l'administration et la salle polyvalente, et celle
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d'un paraboloïde hyperbolique pour le « grand volcan », qui abrite le théâtre et un cinéma surgissent du sol en formant un contrepoint avec la grille orthogonale de la reconstruction du Havre, établie par l'atelier Auguste Perret. Le visiteur est saisi par cette intervention forte dans l'espace urbain, pour laquelle Niemeyer projeta dès ses premiers dessins une vision personnelle et puissante de la modernité, sans en référer bien sûr à personne. Pourtant, le cadre du forum en contrebas, et le fait que le Volcan, en plus de sa fonction culturelle, ait acquis (comme la gare centrale de Brasilia, ville dessinée par Lucio Costa avec Oscar Niemeyer) une position de noeud de communication dans la ville, avec la création d'un parking souterrain qui crée un flux de visiteurs entre le nord et le sud de l'artère commerciale principale du Havre, la rue de Paris, est le résultat de la volonté municipale de l'époque. Niemeyer s'adapte. De toute cette histoire de la modernité, il faut tenir compte dans les démarches de préservation et de réutilisation. Au- delà de l' « oeuvre d'art » voulue et réussie par Niemeyer, le caractère de noeud de communication urbain acquis par le Volcan est ainsi l'une de ses qualités historiques. Il lui confère aussi un statut de « centre » dans la ville reconstruite. Voilà des legs historiques qui n'apparaissent pas secondaires dans l'histoire de cet édifice et de l'environnement urbain auquel il est lié. Il faudra intégrer la connaissance de cette histoire dans la démarche de préservation urbaine qui va être engagée par la ville du Havre en 2004 avec le conseil de DOCOMOMO. L'un des points essentiels de la démarche de DOCOMOMO, portée par une équipe collégiale associant à un architecte restaurateur des historiens et un architectehistorien, expert de l'oeuvre d'Auguste Perret (Joseph Abram), et éclairée par l'histoire du programme, portera en effet sur les usages urbains actuels dans l'environnement de l'oeuvre de Niemeyer. Car il s'agit bien de transmettre, avec une oeuvre, un sens qui lui est attaché historiquement.
L'ensemble construit par Oscar Niemeyer au Havre (1972-1978) © ville du Havre, photographie Cyril Jamet. Il faut aussi permettre les évolutions, tout particulièrement dans l'espace urbain qui est un organisme vivant, et qui restitue au centuple les variations qui l'affectent, qu'il s'agisse des habitudes des passants, de la désaffection à l'égard des commerces sous l'effet d'une mode ou, plus dramatiquement, du déclin économique. Personne ne songe à critiquer des projets d'architecture qui, s'insérant dans la ville ancienne, respectent l'histoire tout en affirmant des esthétiques et des systèmes de signification contemporains. On peut en donner un exemple outre-Atlantique. Les arches en verre réalisées par Santiago Calatrava à Toronto s'envolent audessus du bâtiment ancien de la Chambre de Commerce. Elle n'en est pas dénaturée. L'intervention de Calatrava nous rappelle, par le rapport qu'elle crée avec le ciel, que le monde actuel brouille les repères entre le ciel et la terre, entre le voyage et la sédentarisation urbaine. Pourquoi ne pas autoriser une nouvelle inventivité aux projets de restauration proprement dits ? Cette inventivité aurait pour corollaire la conscience du caractère multidimensionnel de l'authenticité architecturale, et des choix qu'il s'agit d'établir pour en faire ressortir tel ou tel aspect. Si la réception de la modernité architecturale a été très rapidement alimentée par des images et consacrée par des expositions, il ne s'agit pas que les stratégies de préservation aient pour unique but d'en faire un monde virtuel, bien éloigné des circonstances de fondation des
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édifices et des villes modernes, l'empêchant ainsi d'évoluer dans un monde en changement. Le projet de préservation est aujourd'hui par essence un projet collégial. Il rassemble plusieurs acteurs concernés par l'évolution du patrimoine, en faisant dialoguer les élus avec les experts. Pour se faire entendre, ceux-ci devront dans l'avenir proche mettre clairement au jour leurs approches, et développer une capacité à proposer plusieurs scénarios. Les oeuvres modernes ne sont pas des enclaves sanctuarisées.
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Architecture et sport en France 1918-1945 : une histoire politique et culturelle. Le cas de Paris et de sa proche banlieue – par Marie Vives et Fabienne Chevallier Après la défaite de 1870, dans laquelle la France fut amputée de l'Alsace-Lorraine, on assista à une montée en puissance du sentiment patriotique dans la société française. L'émergence du sport à cette époque, dans ses aspects modernes, est liée à ce sentiment et à la nécessité d'un redressement national. Dès les années 1880-1914 en effet, le sport connut un essor en France, grâce à l'élaboration de nouvelles législations et à la mise en place de nouveaux équipements. Ce développement était soutenu par l'idée qu'il était nécessaire de favoriser la culture du corps aussi bien que celle de l'esprit des jeunes Français afin de les rendre aptes à défendre vaillamment leur patrie en cas de nouveaux conflits. Pendant cette période, de multiples ligues, clubs, associations sportives et société athlétiques virent le jour dans le pays. Elles demandaient des installations adéquates, qui manquaient cruellement à cette époque. Parallèlement, les courses à vélo et les sports collectifs tels que le football et le rugby commençaient à connaître un succès croissant auprès des masses populaires. Deux événements importants confortèrent cet essor grandissant de la pratique sportive. En 1880, la loi George instaura la pratique obligatoire de la gymnastique dans les institutions scolaires. D'autre part, la réappropriation de l'idée de Jeux Olympiques par Pierre de Coubertin (1863-1937), à partir de 1894, année de la fondation du Comité International Olympique, fut un événement décisif qui allait imprégner l'idéologie du sport. Marqué par la nécessité d'un renouveau de la nation, Pierre de Coubertin voyait dans les Jeux Olympiques, beaucoup plus que des événements sportifs, l'occasion de faire adhérer les masses à un idéal de vie supérieure, dans un esprit égalitaire qui favorise la fraternité entre les nations. Cette dernière idée fut reprise avec encore plus d'ampleur après le coup d'arrêt donné par la Première Guerre mondiale, dans les années vingt, avec la diffusion accrue des idées pacifistes en Europe et aux Etats-Unis. Dans beaucoup de villes, on assista à la mise en place d'une politique d'équipements sportifs. Nous proposons ici d'étudier la montée en puissance de la pratique et de l'esprit sportif à l'échelle d'une cité, la Ville de Paris et sa proche banlieue. Celle-ci va mener dans l'entre - deux - guerre une politique systématique de construction d'équipements sportifs. Elle a d'ailleurs pris très tôt conscience de l'impact ces installations sportives sur les changements urbains et sociaux. 1. La commande d’installations sportives à Paris dans l'Entre-deux-guerres : le sport pour tous Le lendemain de la guerre à Paris est marqué par la destruction de son enceinte militaire fortifiée qui va alors libérer un vaste anneau de terrains autour de la capitale. De nombreux débats auront lieu pour déterminer la future affectation de ces terrains. Une loi est votée en 1919. Elle concède l'ensemble de ces terrains à la Ville de Paris à condition qu'elle y construise des équipements sportifs ainsi que des jardins. À cette époque, les installations sportives faisaient cruellement défaut à la ville. De nombreuses pratiques sportives se déroulaient dans des lieux totalement inappropriés tels que les allées du Bois de Boulogne ou des espaces publics urbains (Esplanade des Invalides.). Malgré la vague
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de construction de gymnases et de vélodromes entamée au début du siècle, le nombre des équipements sportifs restait insuffisant. À partir des années vingt, la Ville de Paris s'appliqua alors à faire construire des stades et des piscines qui deviennent des équipements municipaux obligatoires. Il devenait désormais primordial d'offrir à la population de la capitale de lieux dédiés à une ou plusieurs pratiques sportives. Il fallait aussi que des compétitions puissent se dérouler à Paris, et accueillir des spectateurs. Cette politique de la ville de Paris avait ses « clients ». Ainsi, le club parisien du Paris Université Club fut enfin en mesure de mettre en chantier son stade tant attendu en 1922 sur un terrain proche de la Porte Dorée. Un stade moderne de 60 00 places vit le jour. Il pouvait accueillir la pratique de quinze disciplines sportives différentes. Le stade Jean Bouin, crée en 1908 à l'initiative du Club Athlétique de la Société Générale à proximité du Bois de Boulogne, fut considérablement agrandi grâce à la concession de nouveaux terrains libérés par la destruction des fortifications de l'enceinte.
Tribunes du stade Jean Bouin. ©Photographie Gérard Sanz. Ville de Paris. La pratique du tennis, sport très en vogue dans les années 20, s'effectuait habituellement au Bois de Boulogne dans l'enceinte du « tir aux pigeons ». Face à l'augmentation des joueurs et à l'engouement suscité par ce sport, il fut vite nécessaire de prévoir un stade dédié à cette activité. Le nouveau stade Roland Garros fut inauguré en 1928 à l'occasion de la première coupe Davis en France. Ce nouveau stade, dû à l'architecte Faurre Dujarric, offrit à ses 10 000 spectateurs la deuxième victoire des tennisman français appelés « Les Mousquetaires » en coupe Davis. Transformé en centre de détention pendant l'occupation allemande, le stade de Roland Garros retrouva son affectation en 1946 et son fameux tournoi attira dès lors les meilleurs joueurs mondiaux.
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Stade de Roland Garros. ©Photographie Gérard Sanz. Ville de Paris. Le cas de la construction des piscines est exemplaire de cette époque de création d'équipements sportifs à Paris. En effet, la capitale pourvue de seulement 7 piscines en 1922, décida de se doter d'une trentaine d'établissements en moins de 10 ans. Les quelques établissements de nage existant à Paris à cette époque abritaient également des bains - douches. La pratique de la natation était liée à l'hygiénisme, dans un contexte où les logements n'étaient pas équipés en salles de bains. La construction de nouvelles piscines à Paris rendit possible de nouveaux rapports des usagers avec la natation et les pratiques hygiéniques. La piscine de la Butte aux Cailles, par Louis Bonnier, architecte de la Ville de Paris, en fut la figure de proue. L'établissement consacre la réunion de la piscine et des bains - douches, mais en les séparant très clairement. L'architecture extérieure de l'ensemble composée de deux corps de bâtiments juxtaposés distingue nettement la partie bains - douches de celle de la piscine. En effet, la façade des bains - douches est revêtue de brique rouge et se développe en courbe sur la rue. La piscine, elle, est signifiée par une grande nef de béton armé à l'intérieur de la parcelle. L'utilisation du béton ancre donc cette piscine dans la modernité. Bonnier innova également en créant un parcours spécifique pour les utilisateurs. Pour la première fois, les cabines de déshabillage étaient placées dans une salle spécifique et non plus autour du bassin de nage. Cette disposition obligeait les nageurs à passer par une salle de douche et un pédiluve pour arriver au bassin. La piscine de la Butte aux Cailles resta un cas un peu à part dans la construction des piscines à Paris de l'époque. L'augmentation du nombre de ce type d'équipement entraîna une normalisation de ses principes constructifs ainsi que le début d'une homogénéisation architecturale. Dans un premier temps, la taille du bassin devint réglementaire pour les piscines ordinaires, oscillant entre 33,3 m et 25 m de long. Les bains douches se séparèrent inexorablement des piscines. L'architecte Lucien Pollet contribua à définir un plan type pour les piscines couvertes commandées par la Société des piscines de France.
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Le type développé par Pollet prévoyait, à l'extérieur, des bâtiments revêtus de brique de parement tandis que l'intérieur était habillé de céramique comme on peut le voir aux piscines de La Jonquière (1933), de Pontoise (1934) et Pailleron (1934) [1]. Dans la plupart des cas, les cabines de déshabillage se retrouvent en galeries hautes se déployant autour du bassin.
Piscine de Pontoise : façade et bassin. ©Photographie Gérard Sanz. Ville de Paris. La piscine Molitor réalisée également par Pollet, elle, s'individualise par la présence de deux bassins dont un en plein air, qui se transforme en patinoire l'hiver. Inaugurée par le champion olympique de natation Johnny Weissmuller en 1929, elle avait la particularité de posséder des pourtours de bassin recouverts de sable. En revanche, les cabines de change se trouvaient encore une fois en hauteur autour du bassin sur 3 étages. Très symbolique de l'époque avec ses vitraux Art-Déco, elle connut un large succès à la Libération puis tomba lentement en désuétude avant d’être fermée en 1989. Un projet de restauration est en cours dirigé par l'architecte Marc Mimram préservant l'ouverture du bassin principal sur le ciel.
Piscine Molitor. ©Photographie Gérard Sanz. Ville de Paris.
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La piscine des Tourelles, aménagée avenue Gambetta en vue des Jeux Olympiques de 1924 à Paris, propose un bassin de 50 mètres correspondant aux normes de compétitions internationales. Le bassin est entouré de gradins pouvant recevoir 5000 personnes. La politique systématique de construction des piscines montre bien l'arrivée dans le paysage architectural parisien des équipements sportifs. Ils s'imposent désormais au sein de la cité et deviennent des lieux indispensables à la vie. En outre, ils véhiculent intrinsèquement des idées fortes, celles inhérentes aux qualités du sport mais aussi les idéaux diffusés dans l'entre-deux guerres. L'égalité par le sport, idéal du baron de Coubertin, est l'un des thèmes en jeu. La pratique sportive n'est plus réservée à une élite mais à l'ensemble de la population grâce l'importance du parc d'équipement sportif mis en place. Ainsi, l'accès au sport devient un enjeu social évident. Ce trait fut confirmé, au niveau national, par la politique menée par le Front Populaire. Ce Gouvernement créa en 1936, un sous - secrétariat d'Etat aux sports, aux loisirs et à l'Education physique. Il préconisa la création d'une instance de concertation dans chaque commune, l'Office municipal des sports, qui était chargé de veiller à l' « utilisation rationnelle » des équipements sportifs en France. Mais à Paris, dès les années vingt, une réalisation hors du commun poussa à son paroxysme l'intégration de l'installation sportive à la ville. La piscine de la rue des Amiraux se distingue des autres établissements de nage par sa conception à l'intérieur même d'un programme de logements destinés à la classe ouvrière. Commandé par l'office d'habitations à bon marché de la Seine à l'architecte Henri Sauvage, l'immeuble de la rue des Amiraux offre à ses habitants non seulement un lieu d'habitation moderne construit selon des normes hygiénistes strictes, mais aussi la proximité directe d'une piscine. Sauvage et son collaborateur Sarrazin s'étaient déjà illustré dans la construction d'immeubles d'habitations avant la guerre en créant une typologie architecturale en gradins recouverts de carrelages blancs biseautés style métro, donnant une réponse hygiéniste à ce type de programme à une époque où les taudis régnaient toujours à Paris et où la tuberculose faisait rage, notamment dans la classe ouvrière. La disposition en gradins permettait en effet d'offrir des conditions d'ensoleillement optimales pour tous les habitants, quel que soit l'étage habité. La piscine des Amiraux vient s'intégrer dans l'espace laissé libre par l'avancée des étages inférieurs de l'immeuble. Elle est surmontée et éclairée naturellement par une cour intérieure. Ici, des idées sociales sont portées par un équipement sportif. De plus en plus, la symbolique de ces lieux s'affirme et il ne s'agira pas seulement de lieux où l'on pratique un sport mais de lieux où d'autres messages sont véhiculés. 2. Le sport et l'ancrage des idéaux pacifistes à Paris : le cas de la Cité Internationale Universitaire Dans la France de l'Entre - deux - guerres, la vertu pédagogique du sport était absolument essentielle. Dans un point de vue très anthropologique, on pensait que la pratique du sport pouvait entraîner un renouveau spirituel. On pensait aussi que les rencontres sportives entre jeunes de différents pays pouvaient favoriser l'émergence de réseaux internationaux de sociabilité, créer un esprit de fraternité entre les nations et contribuer ainsi à ancrer fermement les idéaux pacifistes, évitant ainsi la réédition des souffrances de la guerre. Cette ambition de créer des liens d'amitiés entre les nations est au premier plan dans les idées fondatrices de la cité internationale universitaire de Paris qui voit le jour au milieu des années 20. Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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Cet équipement d'excellence a été fondé sur le principe « un esprit sain dans un corps sain ». Ainsi, le sport reçut une place de choix dans ce programme de logements étudiants.
Bassin de la piscine de la Cité universitaire. ©photographie CIUP Le père fondateur de la Cité universitaire, André Honnorat, désirait créer un véritable campus universitaire à l'image des campus américains. Ce campus incarnait deux idées majeures. Tout d'abord, la Cité universitaire devait régénérer l'université de Paris en offrant des logements modernes et confortables aux étudiants venant aussi bien de l'ensemble de la France comme des quatre coins du monde étudier à Paris. Puis, elle devait ouvrer pour la paix entre les nations en rapprochant les jeunes, membres des futures élites. Grâce à l'appui d'Emile Deutsch de le Meurthe, industriel alsacien et de Paul Appel, recteur de l'université de Paris, André Honnorat alors ministre de l'Instruction publique, verra son rêve se réaliser en 1921. Deutsch de La Meurthe proposait de financer une maison pouvant loger 350 étudiants. Ainsi, le 28 juin 1921, une convention fut passée entre la Ville de Paris et l'Etat allouant à la future Cité universitaire un terrain de 19 ha sur l'emplacement d'un des bastions de l'enceinte de Thiers en bordure du Parc Montsouris. Cet emplacement était stratégique : à proximité du quartier latin, il s'agissait de l'un des quartiers les plus sains de la capitale. De 1923 à 1924, les premières résidences virent le jour. Elles étaient disposées dans un vaste parc où les installations sportives étaient nombreuses et variées (stade, terrains de tennis.). En 1928, le projet de la Maison Internationale de la Cité universitaire commença à voir le jour après la rencontre d'Honnorat avec John D. Rockefeller junior. Ce dernier offrit de financer un foyer commun à tous les étudiants, sorte de point focal de l'animation de la Cité universitaire. Un projet fut conçu en 1929 par Lucien Bechman, architecte de la première fondation de la Cité universitaire, la fondation Deutsch de la Meurthe. Ce projet comprenait alors des salons, une salle de conférence et de cinéma, une salle des fêtes, un restaurant, des salles de musiques, une bibliothèque et surtout une piscine et une salle de sport en sous-sol. Après de multiples vicissitudes autour de sa construction, la Maison Internationale fut inaugurée en 1936.
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La Maison Internationale devint le lieu de rencontre par excellence des étudiants des différentes fondations nationales. Que ce soit à la bibliothèque, autour de conférences ou dans la pratique sportive, la jeunesse internationale trouvait dans cet espace les occasions de se côtoyer et d'échanger, voire même de tisser des liens d'amitié pour l'avenir. Le sport joua donc un rôle majeur dans l'incarnation des idées fondatrices de la Cité universitaire et participa à cette nouvelle volonté pacifiste de création de liens forts entre les nations.
Vue aérienne du Parc des Princes. ©Photographie Gérard Sanz. Ville de Paris 3. La confirmation de la place du sport dans la culture de masse à Paris et dans sa proche banlieue Au début du siècle, on avait assisté au début d'un intérêt collectif de la population pour le sport. Dans l'Entre - deux - guerres, cette tendance se confirma et certaines manifestations sportives commencèrent à recevoir une véritable médiatisation. a) Le stade de Colombes, les Jeux Olympiques et la culture populaire L'attention de milliers de personnes du monde entier, désireuses de suivre les performances de leurs athlètes nationaux, se focalisait désormais sur les épreuves olympiques. Après avoir accueilli la IIème Olympiade en 1900, à l'occasion de l'Exposition Universelle, Paris accueillit les Jeux Olympiques en 1924. Les épreuves se déroulèrent en majorité au stade de Colombes, car il n'y avait pas de stades d'envergure suffisante dans Paris. Ce stade avait été érigé en 1907 sur les terrains d'un ancien hippodrome de Colombes, à la suite d'une initiative du journal Le Matin. Ses dirigeants voulaient offrir « au peuple immense, consacrant à cela le tout neuf repos hebdomadaire (.) le jardin des muscles, la splendeur de la santé, les jambes nues courant sur l'herbe verte. ».
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En 1922, le Racing club de France prit la succession du journal Le Matin à la tête du stade de Colombes. Il commença à prévoir de sérieux agrandissements en vue de la tenue des Jeux Olympiques de 1924. L'architecte Faurre Dujaric supervisa les travaux. Le stade s’étendit désormais sur 14 ha, et il pouvait recevoir 60 000 spectateurs. Du 3 mai au 27 juillet 1924, 3000 athlètes de 45 nations différentes s'y illustrèrent dans 20 disciplines différentes. Un village Olympique fut construit aux abords du stade avec tout le confort moderne. Chaque corps de logement comprenait une chambre à trois lits, des lavabos et des douches. Des salles de restaurant étaient prévues pour servir trois repas quotidiens. Après la tenue des Jeux, ces installations furent reconverties en logements. Cette Olympiade fut riche en records. Elle a marqué l'institutionnalisation définitive des Jeux Olympiques, avec une augmentation du nombre des participants mais aussi une augmentation du nombre de journalistes couvrant l'événement. Avec les Jeux de Colombes, l'Olympisme rentra définitivement dans la sphère du sport médiatique qui devenait un élément de la culture des masses. Après les Jeux Olympiques, le stade de Colombes - qui prit le nom de Yves du Manoir en 1928 - resta un des stades les plus modernes et les plus populaires du pays jusque dans les années soixante. La finale de la coupe de France de Football, événement attendu par une grande partie de la population française et extrêmement médiatisé, s'y déroula chaque année jusqu'à la reconstruction du Parc des Princes à Paris dans les années 70. Dans l'entre-deux - guerre, l'espace olympique commença aussi à entretenir des liens avec le spectacle de masse. Ainsi, en 1927, le stade de Colombes accueillit une fête en l'honneur du Général Pershing, héros américain de la Première Guerre mondiale. En 1932, l'opéra Aïda fut donné en représentation dans le stade [2]. b) Le Vélodrome d'Hiver, haut lieu de la culture de masse La construction des vélodromes avait connu ses heures de gloire dans les premières décennies du XX° siècle, mais le Vélodrome d'Hiver de Paris fut à l'origine d'une histoire singulière. Tout commença en 1902, lorsque Henri Desgrange, directeur du journal L'Auto, imagina d'aménager la Galerie des Machines, vestige de l'Exposition Universelle Internationale de 1900, en un vélodrome couvert. Il demanda à l'architecte Gaston Lambert d'y créer une piste de compétition cycliste. Le vélodrome d'Hiver fut inauguré le 20 décembre 1903, et il connut un succès populaire d'une rapidité fulgurante. Il faut noter que la compétition cycliste devient, au début du XX° siècle, « un spectacle de masse, destiné essentiellement aux couches ouvrières urbaines ». En 1909, la destruction de la Galerie des Machines fut annoncée dans le but de libérer la perspective vers le Champ de Mars. Desgranges décida alors d'édifier à quelques pas de là, à l'angle du boulevard de Grenelle et de la rue Nélaton, un nouveau temple du vélo pouvant recevoir 17 000 spectateurs sur des gradins de briques et de béton. Le nouveau Vel' d'Hiv' vit alors le jour, avec sa piste cyclable de sapin de 250 mètres de long se déployant autour d'une vaste pelouse centrale. La salle était éclairée par une immense verrière zénithale et par plus de mille ampoules. De nombreuses manifestations cyclistes animèrent cet équipement, avec notamment la fameuse course cycliste des 6 jours créée en 1913 sur l'exemple d'une course américaine équivalente. Les 6 jours connurent leur heure de gloire dans l’entre-deux-guerres, avec la Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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création en 1926 de l'élection de la Reine des 6 jours, qui était chargé de donner le départ de la course. Les 6 jours étaient attendus d'année en année comme le sommet de la saison cycliste. Les Reines étaient choisies dans le milieu des artistes à la mode (Edith Piaf, Annie Cordy, Yvette Horner furent ainsi Reines des 6 jours). Durant cet événement, une agitation régnait de jour comme de nuit dans le Vélodrome mais aussi dans les rues du quartier. Un nombre de personnes incalculables désiraient suivre la course et se pressaient sur les abords du stade afin de participer à l'événement même de loin. Pendant 50 ans, le Vel' d'Hiv' Vel ne désemplit pas, témoignant de l'engouement des parisiens pour les courses. « Des ouvriers encore en bleu de travail, des familles entières avec des paniers pour le pique nique dans les gradins et des élégantes en robe du soir au bras de messieurs en smoking. Bref, le tout Grenelle et le tout Paris réunis dans une même passion frénétique du Vélodrome d'Hiver. » [3] Le Vélodrome d'Hiver fut l'une des arènes dans lesquelles le sport, support de culture de masse, prit tout son sens autour du cyclisme tout d'abord, puis avec l'élargissement des événements organisés, des tournois de boxe (on a pu y voir combattre Marcel Cerdan, Ray Sugar Robinson entre autres.) aux épreuves équestres. Des défilés de mode y furent organisés. On assistera durant les 50 années de son existence à la naissance du sport spectacle. Les 16 et 17 juillet 1942, plusieurs milliers de juifs y furent enfermés à la suite de la « rafle du Vél d'Hiv », avant de mourir. Les survivants furent envoyés en camp. Sa destruction en 1959 laissera un vide dans le quartier mais la mémoire populaire reste et continue à faire vivre ce lieu au travers des récits et de multiples anecdotes. CONLUSION Deux traits caractérisent la période : un réel effort de la ville de Paris pour donner à l'équipement sportif une place dans la ville et contribuer ainsi à un accès plus important des Parisiens de toutes classes aux pratiques sportives. L'accent mis sur les piscines traduit les retombées hygiénistes de ce sport, dans un contexte où les logements étaient peu équipés et où les taudis restaient une question d'actualité. Le deuxième trait est la contribution massive du sport à la culture de masse des Parisiens et des banlieusards de l'époque. Deux espaces architecturaux se détachent : le stade, porté par une idée olympique, qui prend une allure internationale en 1924, et le vélodrome, qui garde un ancrage profond dans l'identité française de la culture populaire des Parisiens. La médiatisation du sport est en marche dans ces années-là, mais les événements de la Seconde Guerre mondiale donnèrent à certains de ces espaces de nouvelles significations, de nature tragique. Cette période a contribué à ancrer le sport dans la société. La popularité de ses manifestations en a fait un élément essentiel de la culture de masse en France, tandis que sa pratique a pris une place importante dans la vie sociale des Français. A Roubaix, la piscine construite en 19271932 par Albert Baert prenait également une place de premier plan dans la vie des habitants. En effet, la généralisation des installations a permis à la fois le développement de la pratique individuelle tout en favorisant l'ascension de certains sports vers les cieux de la médiatisation. L'équipement sportif a lui aussi trouvé sa place dans la cité durant cette période et a affirmé son identité en liaison directe avec le sport auquel il est consacré. Le Stade deviendra le chef de file des lieux du sport et se posera comme un des équipements majeurs. Il va marquer de son empreinte les villes par sa présence et par sa symbolique. A partir de ce moment, son Docomomo France | archives www.archi.fr/DOCOMOMO
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architecture donnera lieu à des innovations technologiques dont va bénéficier l'ensemble de la construction et montrera une volonté affirmée de monumentalisation dans sa conception. Le stade Gerland à Lyon (1913-1926) par Tony Garnier, témoigne d'une telle inscription dans la vie urbaine, que confirmera l'ouvre de Le Corbusier à Firminy en 1955-66. A Paris, la destruction du Vél d'Hiv déclenchera la décision de construire le Palais Omnisports de Paris Bercy, lieu monumental pouvant accueillir 18000 spectateurs et 24 sports différents.
Notes [1] Loupiac (Claude) et Mengin (Christine), L'architecture moderne en France (Tome I), dir. Gérard Monnier, Picard, Paris, 1997, p. 188. [2] Legros (D.), Mémoires en Images, Rennes, A. Sutton, 1995, p. 45. [3] Brasseur (B.), « Petite Reine et Ti'Punch », Je me souviens le XVème arrondissement, Paris, Parigramme, 1996, p. 39.
Bibliographie et sources
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Le siège du Parti Communiste Français à Paris, la séduction esthétique de la ligne courbe – par Riccardo Forte Ce n’est pas l’angle droit qui m’attire, ni la ligne droite, dure, inflexibile, inventée par l’homme. Seule m’attire la courbe libre et sensuelle, la courbe que je rencontre dans les montagnes de mon Pays, dans le cours sinueux de ses rivières, dans les nuages du ciel, dans le corps de la femme préférée. De courbes est fait l’univers, l’univers courbe d’Einstein. Oscar Niemeyer La construction du siège central du Parti Communiste Français à Paris, bâtimentdrapeau de l’architecte brésilien Oscar Niemeyer - dont l’inauguration en 1971 marqua, de par les implications politiques et culturelles connexes, un événement historique de portée internationale - constitue indiscutablement, pour son engagement programmatique et sa tension morale, un épisode exceptionnel dans le panorama du Mouvement Moderne européen de l’après-guerre. Ce bâtiment épique est l’aboutissement d’un projet révolutionnaire qui réunit, dans une synthèse unique, le talent créatif de son auteur, la maîtrise de construction des techniciens et des ouvriers ainsi que la passion et l’engagement civil de dizaines de milliers de militants. L’originalité et l’envergure innovatrice du projet de Niemeyer, une démarche visionnaire forgée idéalement dans la sinuosité lyrique des formes curvilignes et dans la sobriété des matériaux qui exhibent l’élégance de la rencontre du verre et du béton, loin de représenter un défi architectural aux possibilités que la technologie moderne de construction offre, consistent essentiellement dans la tension idéaliste sous-tendue à l’accomplissement d’un dessein éthique : la “maison des travailleurs”, épitomé « de la société socialiste qui s’impose avec la force d’une nécessité historique», devient le symbole et la métaphore « de la lutte commune contre la misère, la discrimination, l’injustice »1, dans la perspective de l’édification héroïque d’un nouveau modèle de société civile inspiré des principes du progrès, de l’égalité, de la solidarité et de la justice sociale. La cession partielle et la prévision d’une réhabilitation fonctionnelle progressive de cet immeuble reportent au centre du débat disciplinaire la question plus générale de la conservation de l’architecture contemporaine, et rappellent la nécessité de définir de nouvelles approches interprétatives sur l’héritage culturel et sur le legs patrimonial de ces architectures totémiques, enclaves de l’utopie que la crise du Moderne et l’écroulement des idéologies ont inéluctablement désacralisées. Un manifeste à l’idéal humanitaire En 1965, à la suite d’un coup d’Etat militaire qui avait renversé, au mois d’avril de l’année précédente, le gouvernement démocratique du président João Goulart, Niemeyer est obligé, à cause de sa foi communiste2, de quitter son Pays en direction de l’Europe. Dans l’Ancien Continent, l’architecte brésilien trouve des opportunités professionnelles nouvelles et stimulantes, qui se prolongent dans les années qui suivent, bien au-delà de sa condition d’exilé, en France, en Algérie, au Moyen-Orient et en Italie. Ces années “héroïques” ont été
Cf. : Guy HERMIER, « Le nouveau siége du Comité central du P.C.F. », Révolution, supplément au n° 17 du 27 juin 1980, pp. 3 e16. 2 L’adhésion de Niemeyer à la cause de la Révolution socialiste - le prélude à son inscription, en 1945, au Parti Communiste brésilien - remonte à sa jeunesse, et révèle une personnalité rebelle, libertaire et anticonformiste. « Politiquement - rappelle l’architecte brésilien dans l’introduction au numéro spécial de Révolution consacré à l’inauguration du nouveau siège du Comité Central du P.C.F. - j’ai toujours été un révolté. [Au cours des années], c’est la vie elle-même qui s’est chargée de me révéler ses misères : le patron opprimant l’employé, l’ami pauvre tombé dans l’oubli, nos frères brésiliens laissés à l’abandon, la bourgeoisie ignorante, paternaliste et irresponsable. Dans un Pays dont 70% de la population souffre, exploitée et opprimée, je ne pouvais pas douter des positions que je devais prendre (…). De 1945 à aujourd’hui, mon attitude n’a jamais changé. Je suis tranquille. Finalement, j’ai fait ce que j’ai pu et je n’ai jamais cessé de penser à ceux qui souffrent et auprès desquels je continue à cheminer solidaire, [tout en essayant de] manifester, chaque fois que c’est possible, ma révolte devant tant d’injustice, de violence et de mépris » (Idem, p. 11). 1
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caractérisées, comme cela a été rappelé, par des « tumultes d’idées et de projets, destinés parfois à rester sur le papier ou sur la miniature tridimensionnelle d’une maquette, mais plus souvent destinés à se concrétiser en des véritables chefs-d’œuvre (…) un élan d’effusions lyriques sur le thème inépuisable de la “grâce” »3. Et c’est justement en France, sa patrie “d’adoption”, que Niemeyer trouve, à partir de la deuxième moitié des années Soixante, le terrain d’expérimentation qui correspond le plus à son langage, dans une sorte de “chantier permanent des idées” qui le voit engagé, successivement, à Paris, Bobigny, sur la Côte d’Azur, à Grasse et au Havre. Conçu en même temps que le plan d’urbanisme de Grasse (ce projet, appelé ZUP - zone à urbaniser en priorité - rédigé en 1967 et jamais réalisé, est un programme ambitieux de zonage urbain comprenant un ensemble résidentiel de 2000 habitations, une école primaire, une école secondaire, une crèche, une maison de retraite, un hôtel, un marché, des magasins, une église, un cercle, un stade, un cinéma et une gare de chemin de fer reliant le centre urbain aux lieux de travail)4, le projet pour la construction du nouveau siège du Comité Central du Parti Communiste Français à Paris démarre officieusement en juin 1965, lors du deuxième séjour de Niemeyer en France. À cette occasion, la commission exécutive du P.C.F., dont les bureaux étaient installés à cette époque sur plusieurs aires décentralisées du tissu urbain parisien, décide de lui confier la mise au point d’un avant-projet de la nouvelle structure qui devait concentrer, dans un seul ensemble, toutes les fonctions et les activités du Parti. L’année suivante, au moment de son troisième voyage en Europe, l’architecte a plusieurs rencontres de travail à Paris avec Georges Gosnat, un député communiste ainsi qu’un représentant à un haut niveau du Comité Central, qui avait été chargé de perfectionner les négociations. Pendant son séjour dans la capitale française, Niemeyer entre en contact avec l’architecte Jean Deroche - à cette époque un jeune collaborateur de La Nouvelle critique - et avec le milieu intellectuel qui gravite autour de la revue d’avant-garde. La rencontre avec Deroche, qui devient le premier collaborateur de Niemeyer dans la préparation des différentes phases du projet de cette œuvre et dans la direction des travaux, est le prodrome d’un rapport professionnel durable qui deviendra, au cours des années, une amitié sincère. Les études préliminaires pour le nouveau siège du PCF. voient le jour officiellement en 1967, lorsque Niemeyer, qui avait accepté avec un enthousiasme militant la nouvelle tâche qui lui avait été confiée5, doit affronter les problématiques intrinsèques à la morphologie du site. Le choix du terrain destiné à la construction du nouvel ensemble architectural, situé dans le 19° arrondissement, à l’intérieur d’un quartier semi-périphérique densément peuplé, au nordest de la ville, compris entre le parc des Buttes Chaumont et le canal Saint-Martin, entre Belleville et Barbès, n’est certes pas un hasard, et prend, dans les intentions du Parti, une valeur symbolique et idéologique très nette. La place sur laquelle est édifié le bâtiment, intitulée au Colonel Fabien, un personnage mythique de la Résistance française contre les forces nazies d’occupation, est le cœur d’un quartier de fortes connotations populaires, le théâtre de luttes ouvrières et de revendications syndicales. Les dimensions du lotissement - ayant déjà une ampleur limitée, qui sera été réduite ultérieurement à cause des interférences avec le plan d’expansion du tout proche boulevard de la Villette6 - font pencher d’abord le choix des architectes pour une solution verticale,
Lionello PUPPI, Oscar Niemeyer 1907, Rome, Officina Éditions, 1996, p. 10. Cf. Ettore MOCCHETTI, Oscar Niemeyer, Milan, Mondadori, 1975, p. 277. 5 « Professionnellement, le projet m’attirait [beaucoup] ; il demandait une architecture simple, inventive et différente, susceptible d’exprimer ce monde qui surgit sans préjugés, sans injustices, et que représente dans son essence l’objectif du P.C.F. En possession des données indispensables, des plans, des programmes, etc. j’ai élaboré en quelques jours mon avant-projet, en accord avec les conditions locales, les dimensions et conformations du terrain, avec les problèmes d’orientation et de fonctionnement » (Guy HERMIER, op. cit., p. 14). 6 Niemeyer raconte que, « aussi bien que le plan de Grasse, le projet du P.C.F. nous coûta beaucoup de travail après son élaboration. Lorsque nous remîmes le projet aux bureaux d’Urbanisme de Paris, nous apprîmes, à notre surprise, qu’une des routes latérales aurait été élargie, ce qui comportait la soustraction de vingt mètres de terrain. 3
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comportant la construction d’une tour de vingt-cinq étages. Néanmoins, d’après les suggestions de Niemeyer lui-même, le Comité Central du P.C.F. décide d’adopter la typologie en barre, avec la réalisation d’un seul corps de bâtiment à huit étages (dont cinq réservés aux bureaux) et trois étages supplémentaires au sous-sol, dont deux affectés au parking7 (fig. 2), alors que la projection ondulée de la construction est conçue pour une meilleure utilisation du terrain (fig. 3a). La solution choisie aboutit donc à un édifice (fig. 6-9), dont les formes sinueuses - qui rappellent le volume gigantesque de l’immeuble Copan construit par l’architecte brésilien à São Paulo en 1951-1957, évoquent “un drapeau déployé au vent de l’histoire”8 - « découlent de la nécessite de preserver », entre la structure architecturale et le préexistant corps de bâtiment situé derrière, « les espaces nécessaires aux accès verticaux, situés à l’extérieur, afin de maintenir [la composition générale] plus libre et souple »9. La charpente du bâtiment, un “pont structurel” surélevé de 1.5 m par rapport au niveau du sol, repose au point de vue statique seulement sur cinq points portants. Le raccordement avec le terrain en pente légère est assuré par un système de plans inclinés en remplacement des pilotis, ce qui permet la création d’un grand hall semi-enterré (fig. 10) et le développement dynamique, suivant le principe lecorbusierien du plan libre, des espaces intérieurs scandés par des cloisons curvilignes qui introduisent respectivement, à travers des couloirs tortueux en pente légère, au salon des expositions, à la librairie et à la salle plenière au rez-de-chaussée (fig. 3b), ainsi qu’aux salles de réunion situées au sous-sol, suivant une logique de composition qui n’est jamais fortuite, mais qui est dictée exclusivement par des raisons fonctionnelles, d’agencement et de perception des vues perspectives. La grande salleauditorium (fig. 12 e 13), affectée aux réunions du Comité Central, est sans doute l’un des éléments les plus remarquables et spectaculaires du projet de Niemeyer : la coupole blanche qui surgit du jardin, objet-pivot de la composition et reproposition didactique, à petite échelle, de la salle du Parlement à Brasilia, reliée au bâtiment situé derrière à travers le sous-sol, est constituée à l’intérieur par un tronc de cône (fig. 11) terminé par une calotte sphérique sans ouvertures extérieures, à l’exception d’une ceinture vitrée, insérée au niveau de l’esplanade extérieure, qui laisse entrer la lumière du jour. Sur le plan structurel, la coupole, ayant un diamètre de 28 m et une hauteur maximale intérieure de 10 m, construite en béton armé, suit un procédé de construction simple, de type quasiment artisanal, le béton de ciment étant coulé par anneaux de 2,5 m sur des coffrages inclinés. L’épaisseur de la structure, mesurant 25 cm à la base tronconique, se réduit progressivement à 16 cm au niveau de la calotte10.
Dans le délai de trois jours, je réadaptai le projet, sans le compromettre, à la réduction prescrite » (Ettore MOCCHETTI, op. cit., p. 278). Dans les lignes directrices du projet de Niemeyer, cet édifice, une véritable citadelle de la politique et de la culture fonctionnellement autonome, devait comprendre, outre les salles de réunion (dotées des cloisons amovibles) et les bureaux aux étages supérieurs, une bibliothèque, un restaurant, une salle de gymnastique et une piscine. Des équipements de service prévus initialement, seule la bibliothèque et le restaurant-cafétéria ont été effectivement réalisés. 7
Les rappels idéologiques aux principes de la Révolution socialiste et à la symbologie du Parti sont constamment présents dans l’œuvre de Niemeyer dès ses premières élaborations de projet. Dans les esquisses préparatoires (fig. 1), l’architecte brésilien appose l’emblème de la faucille et du marteau au sommet d’une hampe placée à proximité de la coupole (jamais réalisé) et dans le dessin du pavé de l’esplanade, là où une grande faucille, visible de la terrasse du bâtiment, ceint symboliquement la coupole extérieure (fig. 1 e 3a). Des valeurs de la paix et de la fraternité universelle s’inspirent également la citation élevée de la colombe de Picasso - dont la silhouette, découpée dans le plancher de couverture de la terrasse, se détache sur l’étage inférieur pendant les heures de l’après-midi - et l’initiative, seulement envisagée, de placer le grand tableau de Guernica à l’intérieur du hall d’entrée sur une cloison curviligne spécialement conçue. Dans les bureaux de la Direction du Parti, au 5ème étage de l’immeuble, est conservée encore la célèbre tapisserie de Fernand Léger. 8
9
Gilbert LUIGI, Oscar Niemeyer, une esthétique de la fluidité, Marseille, Éd. Parenthèses, 1987, p. 102.
L’ensemble de la coupole repose sur un quadrillage de poutres réparti sur les poteaux disposés à leur fois en fonction de l’aménagement intérieur du parking situé au-dessous (cf. : S.a., « Achèvement du siège du P.C.F., Paris », L’Architecture d’Aujourd’hui, n. 210, settembre 1980, p. XXVI). 10
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À l’intérieur de la salle, qui suit une pente légère jusqu’à l’estrade surmontée par une simple marquise en saillie, l’intrados de la coupole est revêtu entièrement, suivant un motif compositif très original, d’un système de lamelles en aluminium suspendues perpendiculairement, vissées à un châssis métallique situé derrière : ce dispositif permet la diffusion uniforme de l’éclairage artificiel et une réfraction acoustique optimale11. Le chantier des travaux, dont les charges financières sont soutenues en grande partie par les contributions des militants, est planifié en deux phases de construction : la première, entamée en 1967 sous la supervision de Niemeyer et avec le concours d’une équipe d’architectes composée de Jean Deroche, Paul Chemetov, Luiz Pinho, et de l’ingénieur Jean Prouvé - l’auteur de l’invention époustouflante du mur rideau de l’édifice abritant les bureaux et du dessin des châssis des menuiseries basculantes en aluminium (fig. 14)12 - se termine en 1971 avec l’inauguration de l’immeuble. La deuxième phase, qui comprend les travaux d’achèvement du hall et la construction de l’auditorium et de la coupole (fig. 5), est achevée dix années plus tard avec quelques modifications marginales par rapport aux lignes directrices premières du projet13. Dès les phases préliminaires du projet, l’édifice conçu par Niemeyer révèle, dans les esquisses et dans les dessins préparatoires, une modernité de conception étonnante et prodigieuse, qui implique, dans une vision éthique et esthétique totalisante, tous les aspects du bâti - typologique, d’agencement et structurel - ce qui renverse les canons traditionnels de l’architecture. Loin de constituer un simple objet isolé dans l’environnement, le nouveau siège du P.C.F. est, tout d’abord, un manifeste idéologique et un projet politique, le symbole et la métaphore d’un modèle de société sans classes et d’un ordre de valeurs révolutionnaires inspiré des idéaux progressistes et humanitaires, dont le Parti ambitionne d’être le dépositaire. Le choix “hérétique”, opéré par l’architecte, d’écarter délibérément toute hypothèse de hiérarchisation des espaces - le dernier étage abrite le restaurant-cafétéria, alors que le rez-dechaussée, qui est libéré de tous les volumes fonctionnels conformément à la doctrine de Le Corbusier, est relié au sous-sol (ce dernier, affecté à hall d’entrée, est conçu comme le “foyer de la classe ouvrière”)14 - répond à ce but précis. Une intention de rupture, qui se manifeste également dans les dimensions proportionnées de l’espace et dans l’emplacement “brutaliste” de cet ensemble architectural à l’intérieur d’un contexte urbain intensivement bâti. Comme Gilbert Luigi l’a, à juste titre observé, la morphologie curviligne de cet édifice rompt la rigoureuse géométrie orthogonale du volume bâti et la succession répétitive des lots contigus. La décision de reculer le bloc principal - une “onde” gigantesque vers laquelle convergent les vues perspectives - par rapport à l’espace libre de l’esplanade, et de l’incurver afin de créer une sorte d’amphithéâtre, animé en son centre par la coupole hémicylindrique de l’auditorium, dévoile une conception de projet monumentale et scénographique, le symbole d’une modernité empreinte d’un dynamisme qui refuse tout compromis avec l’immeuble haussmannien15. La composition architecturale qui en résulte s’expose comme un événement sculptural d’un lyrisme extraordinaire, basé sur la juxtaposition des objets de surface et sur le contraste chromatique des matériaux (comme c’est le cas des lisses verrières du mur rideau de l’édifice principal qui contrastent avec la surface opaque du ciment blanc de la coupole).
La climatisation de la salle est assurée par un ingénieux système technique intégré : à l’intérieur de l’espace compris entre la “coque” et le plafond sont dissumulés les appareils d’éclairage, les bouches d’aération d’air et les gaines de désenfumage. Les tables de l’auditorium, dont les profils suivent les courbes du plan, sont conçues spécialement pour assurer la reprise d’air : les pieds sont en effet autant de collecteurs transférant l’air repris dans une gaine installée au-dessous du plancher. 12 D. SILVEIRA, W. SETUBAL, Oscar Niemeyer. Minha Arquitectura 1937-2005, Rio de Janeiro, Editora Revan, 2005, P. 199. 13 Cf. : Oscar NIEMEYER, « A sede do P.C.F., Paris, França », Modulo, n. 60, 1980, pp. 72-89. 14 Oscar NIEMEYER, « Siège du Parti Communiste Français, Paris », L’Architecture d’Aujourd’hui, n. 171, janvierfévrier 1974, pp. 100-101. 11
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Gilbert LUIGI, op. cit., p. 99.
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Pour Niemeyer, la construction du siège du P.C.F. à Paris - une œuvre “hérétique” parce que radicalement différente de tout autre projet réalisé jusqu’à ce moment-là - découle d’un acte créatif dominé par le “pouvoir de l’intuition” : l’adoption de la façade aux lignes courbes, l’entrée à demi enfouie dans le sol conçue comme une sorte d’accès à la crypte d’une basilique (fig. 1 e 9) - le sancta sanctorum d’un temple laïque consacré aux droits civils et à la démocratie - sont une partie intégrante d’un projet symbolique fortement évocateur, dans un jeu de renvois caractérisé par le dévoilement progressif « [du] grand hall avec ses espaces et ses formes inattendues, son sol qui descend jusqu’à la coupole qui y prend naissance et s’en éloigne pour participer à l’extérieur du spectacle architectural»16. Le legs patrimonial du Moderne et la désacralisation des utopies Lorsque le Comité Central charge Oscar Niemeyer de construire le nouveau siège national, le Parti Communiste français, l’une des principales forces politiques dans le Pays17, vit une phase historique marquée par un fort consensus social et par un enracinement diffus dans le territoire, ce qui porte ce mouvement politique au gouvernement dans de nombreuses administrations locales. Cette phase, qui atteint son apogée lors des élections présidentielles en 1969 - le canditat sénateur Jacques Duclos obtient, avec 21,5% des suffrages, le score le plus élevé remporté par le Parti dans son histoire - dure au moins jusqu’au début des années 1980, lorsque, sous la direction de Georges Marchais, nommé en 1972 Secrétaire Général, commence la phase du déclin. La chute du Mur de Berlin en 1989, la disparition progressive des grandes concentrations ouvrières dont le Parti détenait le contrôle presque absolu et l’action réformiste menée avec succès par le Parti Socialiste sous la direction de François Mitterand (1971-1995), entraînent des retentissements profonds à l’intérieur du parti ; le succès que le P.C.F. avait obtenu au cours des dernières quinze années se réduit à chaque élection, jusqu’à atteindre des pourcentages oscillant entre 4 et 8%. Les résultats catastrophiques enregistrés par le P.C.F. à l’occasion des dernières élections présidentielles en 2007 (1,93% des suffrages, le pire résultat historique au niveau national)18, et l’hémorragie d’inscrits qui suivit, provoquent une grave crise financière. Le risque imminent d’une banqueroute impose la mise en œuvre de mesures urgentes, qui aboutissent à la vente, en décembre 2007, quelques jours avant le centenaire d’Oscar Niemeyer, du siège du quotiden L’Humanité (l’organe officiel du parti jusqu’à 1994), criblé des dettes, que l’architecte brésilien avait construit en 1989 à Saint-Denis, dans le quartier périphérique situé au nord de la capitale. L’immeuble est vendu pour 15 millions d’euros à la SARL Immobilière Paris Saint-Denis19. En même temps, la direction du Parti entame les négociations pour céder en location deux des six étages du prestigieux siège central place du Colonel Fabien. Au mois d’août 2008, le deuxième étage de l’immeuble - 900 m2 de surface utile - est ainsi loué à Autochenille, une société de production spécialisée dans la bande dessinée et les longs métrages d’animation, le Parti préférant sa candidature à celles d’un grand cabinet d’architectes et de publicitaires parisiens, également intéressés. L’installation d’un nouveau locataire rend nécessaires des interventions de réaménagement fonctionnel des espaces intérieurs : les archives historiques du Parti, qui occupaient les locaux au premier étage, sont transférées aux Archives Nationales et aux bureaux de la Préfecture de Seine-Saint-
« Achèvement du siège du P.C.F… », cit., p. XXVI. Le Parti Communiste Français est fondé officiellement le 30 décembre 1920, lorsque la majorité des militants socialistes de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière), réunis en congrès à Tours, délibèrent la scission du parti, en s’affiliant à l’Internationale communiste fondée par Lénine l’année précédente. Le nouveau parti, qui prend le nom officiel de SFIC (Section Française de l’Internationale Communiste), est, sur le plan doctrinaire, un organisme politique dont la vocation est radicalement révolutionnaire, émanation directe du Komintern et section de la Troisième Internationale. Ces principes de base caractérisent la vie del Parti bien audelà de la dissolution officielle de l’Internationale communiste en 1943, l’année au cours de laquelle le mouvement politique français prend le nom défintif de PCF (Yves SANTAMARIA, Histoire du Parti communiste français, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 1999). 18 Cf. : « Après sa déroute électorale, le PCF convoque un congrès extraordinaire », Le Monde, 24 avril 2007. 19 Cf. : Il Giornale dell’Architettura, n. 58, janvier 2008, p. 25. 16 17
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Denis, alors que la documentation, les services de communication et de la presse sont déplacés au sixième étage du bâtiment, à l’intérieur des locaux occupés à l’origine par le restaurant et la cafétéria20. L’abandon progressif du siège central du P.C.F.21, un événement qui a alimenté beaucoup d’appréhension parmi les militants les plus radicaux (ces derniers voient dans la cession partielle de l’immeuble, bien qu’en location, l’amputation d’une partie considérable de leur patrimoine), engendre de nouveaux scénarios sur la réhabilitation fonctionnelle et sur l’affectation future de cette pierre angulaire de la modernité, qui, sur le plan des procédures legislatives de protection, a été inscrite, le 26 mars 2007, au classement des Monuments Historiques. L’immeuble conçu par Niemeyer a maintenu, dès sa construction, ses fonctions originaires, ce qui a permis, au cours de ces quarante années dernières, la préservation, sans aucune altération, de l’intégrité morphologique, de l’espace et de l’agencement de cet ensemble architectural. L’épilogue des avant-gardes historiques et la dissolution des idéologies du XXème siècle imposent aujourd’hui la formulation de nouveaux codes interprétatifs et d’approches méthodologiques inédites susceptibles de se mesurer avec les défis culturels qu’une société en transformation vertigineuse enraîne. La préservation de l’héritage patrimonial du Moderne et de ses icônes, enclaves désacralisées de l’utopie doctrinaire, ne peut pas faire abstraction de l’acquisition d’un processus de redéfinition identitaire en mesure de conjuguer les nouvelles dynamiques économiques et sociales avec la lyrique expression créative - l’assaut au “ciel” de la beauté et de la poésie - dont Oscar Niemeyer a été un auteur inégalé.
The Paris Headquarters of the French Communist Party, the aesthetic seduction of the curved line The construction of the central headquarters of the French Communist Party in Paris, bâtiment-drapeau by brazilian architect Oscar Niemeyer, inauguration of which took place in 1971, marked, because of the political and cultural implications connected with it, a historical event of international importance. An event which unquestionably constitutes - due to program commitment and morality - An exceptional episode in the panorama of the post war Modern Movement in Europe. This epic building is the result of a revolutionary design which unites, in unrepeatable synthesis, the creative talent of its designer, the constructional skill of the technicians and workers and the passion and the civil commitment of tens of thousands of militants. The originality and innovative range of the niermeyerian project, a visionary démarche ideally forged in the lyrical sinuosity of curvilinear forms and in the sobriety of the materials which exhibit the elegance of the meeting of glass and cement, far from representing an architectonic challenge to the potentialities offered by the modern technology of construction, essentially consist in the idealism implicit in the completion of an ethical aim. The “home of the workers” is the epitome of the socialist society which asserts itself with the force of a historical necessity. As of such it becomes the symbol and the metaphor of the common struggle against poverty, discrimination, injustice, in the prospect of the heroic edification of a new model of civil society inspired by the principles of progress, equality, solidarity and social justice. The partial dismission and prevision of the functional progressive rehabilitation of the edifice bring to the centre of disciplinary debate the more general question of the preservation of contemporary architecture and highlight the need to define new interpretive approaches to cultural heritage and legacy associated with these totemic architectures, enclaves of the utopia which the crisis of the Modern and the collapse of ideologies have ineluctably de-sanctified.
Selon les prévisions financières du Parti, la location de deux étages du siège central et d’une partie des bureaux de la Fédération de Paris, Rue La Fayette, devrait rapporter des recettes annuelles oscillant entre 700.000 et 900.000 euros (cf. : « Le PCF loue un étage de son siège du Colonel Fabien », Nouvel Observateur, 26 août 2008). 21 Le premier étage de l’immeuble, rebaptisé Espace Niemeyer, sera loué au cours des premiers mois de 2009. 20
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Siège du Comité Central du Parti Communiste Français, Paris 19° Arrondissement 2, place du Colonel Fabien - 8, avenue Mathurin Moreau Maître d’ouvrage : Maîtrise d’œuvre : Collaborateurs :
S.I.P.C.F. (Société Immobilière de la Place du Colonel Fabien) arch. Oscar Niemeyer arch. Jean Deroche, Paul Chemetov, Jean-Maur Lyonnet, José Luis Pinho, ing. Jean Prouvé Ing. Jacques Tricot, B.E.R.I.M. (Bureau d’Études et de Recherche pour l’Industrie Moderne), Montrueil-sous-Bois (France) Acoustique : Albert Giry (ingénieur conseil) Chantier des travaux : 1967-1981
Figures
1 - Oscar Niemeyer, esquisses préparatoires du projet pour le siège du Parti Communiste Français, Paris (Photo : © HERMIER G., « Le nouveau siége du Comité central du P.C.F.», Révolution, supplément du n. 17 du 27 juin 1980, pp. 12 e 15).
2 - Oscar Niemeyer, Jean Deroche, Paul Chemetov arch. : projet pour le siège du P.C.F., Paris, 1967 : coupe transversale (Photo : © HERMIER G., cit., p. 21).
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3a - O. Niemeyer, J. Deroche, P. Chemetov arch. : projet pour le siège du P.C.F., Paris, 1967 : plan général. 1 - entrée place du Colonel Fabien ; 2 - rampe piétons ; 3 - espaces verts; 4 - entrée de service boulevard de la Villette ; 5 - entrée avenue Mathurin Moreau ; 6 - coupole ; 7 esplanade ; 8 - entrée principale du bâtiment ; 9 - tour technique ; 10 - patio ; 11 - accès parking au sous-sol (Photo : © HERMIER G., cit., p. 22).
3b - O. Niemeyer, J. Deroche, P. Chemetov arch. : projet pour le siège du P.C.F., Paris, 1967 : plan du rez-de-chaussée. 1 - entrée principale du bâtiment ; 2 - accueil ; 3 - ascenseurs ; 4 attente-repos ; 5 - librairie ; 6 - foyer expositions ; 7 - salle du Comité Central ; 8 - accès aux salles de réunion 1er sous-sol ; 9 - bureaux ; 10 - patio (Photo : © HERMIER G., cit., p. 22).
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4 - O. Niemeyer, J. Deroche, P. Chemetov arch. : projet pour le siège du P.C.F., Paris, 1967 : bâtiment des bureaux, plan de l’étage-type (Photo : © Oscar NIEMEYER, « Siège du Parti Communiste Français, Paris», L’Architecture d’Aujourd’hui, n. 171, janvier-février 1974, p. 100).
5 - Paris, vue du chantier durant les phases de construction de l’auditorium et de la coupole (Photo : © Révolution, cit., p. 21).
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6 - Vue extérieure du siège du P.C.F. place du Colonel Fabien (Photo : © Riccardo Forte, décembre 2008).
7 - Vue du bâtiment des bureaux boulevard de la Villette (Photo : © Riccardo Forte, décembre 2008).
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8 - Edifice des bureaux : détail de la façade latérale (Photo : © Riccardo Forte, décembre 2008).
9 - Vue du bâtiment avenue Mathurin Moreau (Photo : © PUPPI L., Oscar Niemeyer 1907, Rome, Officina Éditions, 1996, p. 86).
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10 - Siège du P.C.F. : vue intérieure de la hall d’accueil au rez-de-chaussée (Photo : © Claude Loupiac, décembre 2008).
11 - Détail de l’entrée latérale de la salle plénière au rez-de-chaussée (Photo : © Riccardo Forte, décembre 2008).
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12 - Vue intérieure de la salle du Comité Central (Photo : © S.a., « Achèvement du siège du P.C.F., Paris », L’Architecture d’Aujourd’hui, n. 210, septembre 1980, p. XXVI).
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13 - Vue de la salle-auditorium à l’état actuel (Photo : © Claude Loupiac, décembre 2008).
14 - Bâtiment des bureaux : détail de la poignée des menuiseries basculantes en aluminium (Photo : © Claude Loupiac, décembre 2008).
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Bibliographie Mocchetti E., Oscar Niemeyer, Milan, Arnoldo Mondadori éditions, 1975. Niemeyer O., La maison du Parti Communiste Français, Paris, éditions du P.C.F., 1981. Luigi G., Oscar Niemeyer, une esthétique de la fluidité, Marseille, éd. Parenthèses, 1987. Puppi L., Oscar Niemeyer 1907, Rome, Officina éditions, 1996. Silveira D., Setubal W., Oscar Niemeyer. Minha Arquitectura 1937-2005, Rio de Janeiro, Editora Revan, 2005. Laganà G., Lontra M., Niemeyer 100, Milan, Electa éd., 2008.
Citation d’Oscar Niemeyer (Rio de Janeiro, 15 décembre 1907) Lorsqu’une forme engendre la beauté, elle remplit une fonction, et des plus importantes, en architecture…. Je suis le partisan d’une liberté plastique quasiment illimitée, qui ne soit pas subordonnée servilement aux raisons de la technique ou du fonctionnalisme, mais qui constitue, en premier lieu, une invite à la fantaisie et à la beauté, en mesure de susciter de la beauté et de l’émotion… ; une liberté qui rende possible - lorsqu’on la désire - une atmosphère de rêve et de poésie... “Oscar, tu as les montagnes de Rio dans tes yeux”, me dit un jour Le Corbusier...
La visite de Docomomo France au siège du PCF à Paris : une démarche patrimoniale du moderne – par Agnès CAILLIAU (Architecte du patrimoine, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Lille, Présidente de Docomomo France). Le 15 décembre 2008, Docomomo France a été officiellement invité à visiter le siège du Parti Communiste Français à Paris. Guidés par l’architecte Jean Deroche, l’ami et le premier collaborateur du grand maître brésilien, les inscrits ont pu revivre les phases saillantes de cet héroïque “chantier de l’Utopie”, dans une promenade architecturale de la mémoire qui confie aux premiers coups de crayon d’Oscar Niemeyer - ponctués de grandes croix qui montrent les pièges à éviter - et aux esquisses suggestives au fil d'un trait incisif et précis, la tâche de raconter la genèse d’un des monuments du Moderne, qui est devenu une partie intégrante du paysage parisien. Cette initiative, promue par Docomomo France qui a permis de découvrir, racontée par la voix d’un de ses protagonistes, l’histoire vivante d’une aventure humaine et artistique extraordinaire, s’inscrit à plein titre dans un projet plus ample de mise en valeur patrimoniale du Mouvement Moderne, visant à étendre les horizons disciplinaires de la recherche. L’action menée par Docomomo France, consacrée à l’étude et à la conservation des bâtiments et des ensembles urbains modernes, a pour but de sensibiliser l’opinion publique et les autorités administratives et politiques sur la valeur d’un patrimoine architectural encore largement méconnu. L’architecture moderne est un territoire disciplinaire où la “mondialisation” des intérêts par les historiens et les spécialistes de la conservation a joué un rôle propulsif pour le développement de la réflexion théorique et de la pratique de la restauration. Dans ce contexte, la pluralité des compétences patrimoniales devient l’un des principaux atouts d’un projet scientifique européen fondé sur une plate-forme d’échanges et de connaissances : une démarche intégrée, au profit d’un projet collégial de protection et de mise en valeur des témoignages les plus significatifs de la modernité architecturale.
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