ARCHITECTURE & COMPLEXITÉ

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ARCHITECTURE

ET COMPLEXITÉ

LA PENSÉE COMPLEXE AU SERVICE DE LA T R ANSI TI O N É CO LO GI Q U E E N A RCH I TE CTU RE PA R T I E I : M É M O I R E D E R E C H E R C H E

Une étude réalisée par Dounia Fert



Couverture : Le vol d’étourneaux se comporte comme un système critique capable d’optimiser sa réponse collective aux défis externes. Il pose la problématique de la complexité, des systèmes critiques et de l’auto organisation. Image : Steve Knell / NPL©

ARCHITECTURE

ET COMPLEXITÉ

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LA PENSÉE COMPLEXE AU SERVICE DE LA T R ANSI TI O N É CO LO GI Q U E E N A RCH I TE CTU RE PA R T I E I : M É M O I R E D E R E C H E R C H E

Une étude réalisée par Dounia Fert

DE 2 - Écologies Master 2 - session février 2018 Sous la direction de Xavier Lagurgue et Martine Bouchier Équipe enseignante : Pierre Léger, Antoine Maufay et Vincent Baumann


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SOMMAIRE

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Remerciements

P. 6

Avant-propos

P. 7

INTRODUCTION 1. RELIANCES

P. 8 P. 17

Dialogique Sujet/objet, implication dans un contexte

P. 20 - 23

Transdisciplinarité, la renaissance du collectif

P. 24 - 27

La conjoncture de Von Foester, ode à la participation

P. 28 - 31

2. COMPLEXIFICATIONS

P. 33

Principes d’auto-organisation, enjeu du tiers espace

P. 36 - 39

L’écologie de l’action, de l’incrémentalisme en architecture

P. 40 - 43

Principe hologrammatique et acupuncture urbaine

P. 44 - 47

3. TEMPORALITÉS

P. 49

Temps de la résponsabilité, mise en pratique par le réemploi

P. 52 - 55

Ralentir le temps, décroissance en architecture

P. 56

Entre traditions et modernité, le nouveau vernaculaire

P. 57

SYNTHÈSE

P. 59

Qu’avons-nous appris ?

P. 60 - 62

Un travail incrémental ?

P. 63- 64

BIBLIOGRAPHIE

P. 65


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REMERCIEMENTS

Merci à Martine Bouchier pour son suivi, ses encouragements et ses remarques qui m’ont beaucoup appris. Je tiens tout particulièrement à remercier Dominique Gauzin-Müller pour son soutien précieux dans mes recherche et pour sa bibliothèque aussi passionnante que foisonnante. Merci aussi à Emmanuelle Sarrazin, pour m’avoir initié à la recherche avant mon départ au Mexique. À mon père, Jean-Marc, qui m’a transmis son intérêt pour la complexité et m’a soutenue jusqu’au bout. À ma mère, Samia, pour ses encouragements, ses relectures pointilleuses et ses remarques precises. Pour les relectures actives et passionnées, je tiens à remercier Albane, en attendant avec impatience la suite des Albane Editions. Merci aussi à Isabelle et Marc pour leur soutien, leur écoute et leurs idées.


AVANT-PROPOS

Comment tisser des liens entre les pratiques d’une mouvance architecturale encore vague, qualifiées parfois « d’alternatives ambiantes »1 ? Bien que le souci de l’écologie paraisse unir différents architectes sous une éthique commune, leur manière de répondre à ces préoccupations ne permet pour le moment pas de les réunir dans une même famille.

Figer un mouvement, délimiter l’illimité, c’est risquer de faire disparaître toute la complexité de ce qui est à l’œuvre. C’est pourquoi je ne procèderai pas ici à une tentative de définition de l’architecture écologique, dans laquelle il serait possible de ranger sagement des pratiques similaires, répondant à un ensemble de normes fixées au préalable comme règles du jeu.

Il ne s’agit pas là de chercher à ranger des pratiques multiples dans une seule et même boîte, réduisant d’un seul coup toute la complexité d’une diversité architecturale, ni de les épingler à un simple tableau, tuant par là même tout leur travail de ‘‘décloisonnement des pratiques’’. Il est au contraire question de reliance, d’unification (unitas multiplex2) de pratiques multiples apparaissant comme hétérogènes en un écosystème vivant, durable de par sa constante éphémérité, solide de par son immuable changement.

Je choisirai plutôt de partir de la fin : la fin probable de l’humanité telle que nous la connaissons. Car, que ce soit dans une explosion finale due aux multiples crises auxquelles nous n’aurons pas su faire face, ou dans une évolution radicale de notre manière de ‘‘faire humanité’’, il semble que l’écosystème ‘‘humain’’ tel que nous l’avons connu jusqu’à aujourd’hui est voué à de grands changements.

Dans quel but vouloir constituer ‘’une famille’’ ? Celui de montrer que la transition écologique est ‘‘en marche’’ -- disons plutôt en mouvement. De montrer qu’il y a une alternative, une multitude d’alternatives, au chemin de crise qui semble déjà tout tracé pour l’humanité. De montrer qu’un ensemble d’acteurs très hétéroclites est pourtant en train d’agir pour ‘’faire différemment’’ et propose à lui seul une infinité de solutions pour construire le monde de « demain »3

Quelle est le rôle de l’architecte dans cette transition ? N’est-ce pas à lui, entre autres, de bâtir le monde de demain ? Quels outils peut-il utiliser pour entamer ce gigantesque chantier, qui nous permettra d’habiter de façon harmonieuse notre grande maison de l’humanité : la Terre ? Telles sont les questions qui m’ont animée pendant ma recherche. Les réflexions que j’apporte ici ne sont qu’une modeste proposition d’ouvertures possibles face à cet immense chantier.

1. Terme empunté à Gilles Clément 2. Edgar Morin (1990) Dialogique du tout et de la partie 3. Cyril Dion et Mélanie Laurent. Demain : partout dans le monde des solutions existent, film documentaire, 2015

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INTRODUCTION

« On ne peut pas résoudre les problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés » Albert Einstein

« Un des phénomènes les plus caractéristiques des dernières années est la prise de conscience par une grande partie de l’humanité des dangers que court notre planète par suite de la destruction de plus en plus rapide de son équilibre écologique. »1 Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme2 : chaque jour les richesses mondiales aussi bien naturelles que culturelles s’amenuisent. Les changements environnementaux qui ont lieu depuis la révolution industrielle tels que le réchauffement climatique, la disparition de milliers d’espèces animales et végétales, la fonte des glaces, ainsi que l’augmentation des catastrophes naturelles3, pour ne citer que quelques exemples, sont étroitement liés à l’activité humaine et à ses crises sociales, politiques et économiques.4 C’est pourquoi depuis les années 70 déjà, une série de colloques mondiaux élèvent la question de l’environnement au rang de problème international d’importance majeure.5 La caractérisation de notre ère géologique comme celle de l’Anthropocène6 nous rappelle le lien étroit qu’entretient la crise écologique avec les crises sociales, économiques, politiques et culturelles et réciproquement. Ces crises multidimensionnelles (surpopulation, guerres, crash boursiers, etc.) génèrent des dérèglements climatiques (gaz à effet de serre, destructions, déforestations, appauvrissement des ressources) entrainant eux-mêmes de nouvelles causes de crises (famines, épidémies, migrations, etc.) La crise écologique est donc une priorité en ce sens qu’elle interagit avec toutes les autres et interpénètre toutes les disciplines : elle est transdisciplinaire. Et puisque les frontières de la biosphère n’existent malheureusement (ou heureusement) pas, cette crise concerne bien la planète dans sa globalité ainsi que tous les êtres qui la peuplent. À ce titre, je ne prends que peu de risques en affirmant que nous sommes tous co-responsables de la pleine santé ou de la dégradation de notre ‘‘vaisseau-monde’’, et que nous avons tous un rôle à jouer dans la résolution des problèmes de notre « Terre-Patrie ».7

1.  Alexandre-Charles KISS et Jean-Didier SICAULT, la conférence des Nations Unies sur l’Environnement, 1972 2.  Manifeste signé par 15 364 scientifiques de 184 pays, BioScience, 2017 3.  5e rapport du GIEC - 2014 4.  Rapport mondial sur les sciences sociales de l’UNESCO, 2013. 5.  COP : Conférences des parties ; depuis 1995 6.  Paul Josef Crutzen, Prix Nobel de chimie en 1995 7.  Edgar Morin et Anne-Brigitte Kern, Terre patrie, 1993.


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Il paraît alors logique que l’architecte, dont la profession – bien qu’indéfinissable1 – participe activement à envisager des solutions à la manière dont l’Homme occupe l’espace, ait lui aussi un rôle primordial à jouer dans la résolution de cette crise planétaire. Cela pose des questions sur le caractère intrinsèquement engagé de l’architecte dans sa profession : Comment à travers un dessin infrastructurel, l’architecte peut-il répondre à un enjeu de société, plus encore, un enjeu de l’humanité ? Comment les choix locaux de l’architecte peuvent-ils participer à changer le cours des évènements globaux ? De quelle manière l’architecture peut-t-elle aller au-delà des murs, les transcender ? Sur quels éléments se focaliser en architecture pour contribuer à une amélioration écologique ? Chercher dans l’histoire de l’architecture peut peut-être nous éclairer sur l’avenir. Force est de constater que les différents mouvements qui composent notre passé architectural trouvent bien souvent leur naissance dans des préoccupations nationales ou mondiales, tant politiques et économiques que culturelles. L’architecture a donc toujours évolué afin de faire face aux enjeux de son époque, et l’architecte a dû savoir réinventer à chaque fois sa profession et les outils inhérents à sa pratique, afin de proposer des réponses innovantes à son temps. Les modernes, par exemple, « ont essayé de répondre avec leurs moyens, avec leurs connaissances et leurs compétences, aux problèmes de leur époque ».2 Entre le besoin urgent de construire des logements en masse suite à un exode rural sans précédent et de construire à bas coût afin de permettre à tous l’accession au progrès, les architectes du mouvement moderne inventent un nouveau langage architectural. Ils modernisent les techniques de construction, standardisent des cellules idéales sous forme de prototype, afin de produire des réponses accessibles à l’homme moderne. Le Corbusier l’exprime clairement : « Une grande époque vient de commencer. Il existe un esprit nouveau. L’industrie, envahissante comme un fleuve qui roule à ses destinées, nous apporte les outils neufs adaptés à cette époque nouvelle animée d’esprit nouveau. La loi d’économie gère impérativement nos actes et nos pensées. Le problème de la maison est un problème d’époque. L’équilibre des sociétés en dépend aujourd’hui. L’architecture a pour premier devoir, dans une époque de renouvellement, d’opérer la révision des valeurs, la révision des éléments constitutifs de la maison. »3

1.  Benoît Goetz, Philippe Madec et Chris Younès, L’indéfinition de l’architecture, 2009. 2. Dominique Gauzin-Müller, Conférence Cité de l’architecture et du patrimoine, 2015. 3.  Le Corbusier, Vers une architecture, 1923.


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Lorsque l’on voit l’influence qu’ont pu avoir les architectes du mouvement moderne dans le développement des villes du monde entier, d’hier jusqu’à aujourd’hui, on peut penser que l’architecte de maintenant, face aux crises actuelles, a aussi les moyens d’influer sur le cours de l’histoire et de contribuer à empêcher peut-être la réalisation du scenario catastrophe. Cela suppose aussi, qu’au-delà d’un effet de mode, l’architecture dite ’’écologique’’, avec ses techniques, ses fins et ses moyens, pourrait contribuer à un réel mouvement de sortie de crise. Mais alors, comment savoir ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas ? Comment ne pas sombrer dans les affres d’une écologie de marché, utilisée par ce même système dont elle est la victime ? Comment ne pas reproduire, sans le vouloir, des contre-sens du point de vue écologique, des effets pervers depuis nos bonnes intentions ? On observe en effet aujourd’hui, un réel engouement pour l’écologie. Cette prise de conscience des individus face aux crises engendre avec elle une série d’actions hétérogènes dans de multiples domaines. Une économie ‘’du vert’’ se déploie rapidement, proposant un marché soutenable du développement durable. Le néo-libéralisme, à l’affût des dernières nouveautés, n’hésite pas à saisir l’occasion pour inventer tout un système d’idées pour « verdir » son image. Mais peut-on réellement concevoir une société respectueuse de l’environnement et fondée sur le capital ? Basé sur l’accumulation et la croissance illimitée de la production, l’idéologie capitaliste paraît dès lors difficilement conciliable avec la considération écologique d’une planète aux ressources limitées. « Le capitalisme vert est donc un oxymore, au même titre que le capitalisme social. »1 Au premier abord, il paraît simple de différencier les pratiques basées réellement sur une conscience écologique et les dérives d’une économie dite de ‘’Greenwashing’’.2 Voiture écolos, plastiques « éco-friendly », même les centrales nucléaires sont désormais respectueuses de l’environnement puisque leur électricité est produite sans émissions de carbone3. « Hors analyse du cycle de vie des moyens de production » ajoute l’astérisque au bas de leur campagne publicitaire, nous laissant le soin de nous rappeler les quelques déchets radioactifs émis pour seulement cent mille petites années. L’architecture serait-elle exempte des dérives de l’éco blanchiment ? « Tour végétale », « Bio-Center : Zero-Emission, Zero-Waste, Zero-Poverty », « bio-façades », l’innovation ne manque pas en matière de verdissage des pratiques architecturales, de photomontages ultra-végétalisés, de prouesses écologiques. Mais ces pratiques servent-elles vraiment la planète ? Quelle direction prendre en matière d’écologie ? Comment répondre au nombre grandissant des normes HQE et des bio-Labels ?

1.  Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La Découverte, 2012. 2. Éco-blanchiment : Pratique de “blanchiment par le vert“ de l’image d’une marque à des fins de marketing. 3.  Campagne publicitaire diffusée en 2015, épinglée par le Jury de déontologie publicitaire pour manquements à la Recommandation Développement durable de l’ARPP.


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Si l’intention des architectes face aux enjeux écologiques est louable, le vocabulaire privilégié de certains d’entre eux est toutefois questionnable. On parle d’innovations, de hautes performances, de compétitivité, d’inventivité et on ajoute des superlatifs au tout pour lui donner une touche incontestable de puissance : la tour la plus haute, le bâtiment le moins énergivore, certains iront même jusqu’à proposer la « station de vacances la plus écologique du monde ».1 Là encore, on cherche l’astérisque ‘’hors calcul des milliers de litres de kérosène consommés pour des touristes venus de l’autre bout du monde pour passer trois jours chez nous’’2. Le risque, donc, est de perpétuer des pratiques et des usages dangereux voir catastrophiques pour l’environnement, tels les 3,4 milliards de tonnes de ciment coulées par an3 tout en se donnant bonne conscience grâce à l’illusion d’une préoccupation écologique. Nombreux sont les projets à l’apparence écologique qui nourrissent abondamment ce marché du vert, qui « juxtaposent les mesures environnementales comme on enfilerait les perles d’un collier. »4 et agrandissent finalement le gouffre déjà béant qu’il y a entre l’homme et l’environnement. Mais doit-on vraiment jeter la pierre à l’architecte ? Chercher le responsable d’une telle situation équivaut à se demander qui de l’œuf ou la poule est arrivé le premier. À la dénonciation, mieux vaut valoriser la pensée insoumise,5 car c’est bel et bien notre capacité de penser qui a été attaquée par la « sorcellerie capitaliste »6. Si comme Ivan Illich le propose7, nous considérons l’inversion des rapports fins/moyens par la société techno-industrielle, il paraît alors essentiel de récupérer notre pouvoir d’agir en requestionnant notre manière de penser, en réquisitionnant les moyens d’action mis à notre disposition pour arriver à nos fins, autrement dit, à faire usage de notre matière grise pour produire moins de matières grises8. C’est au Sommet de la Terre9 que naît le concept de Développement Durable. Marquant une prise de conscience planétaire de la nécessité de faire différemment, sans empiéter sur la démarche des pays en voie de développement, le Développement Durable est fruit d’un consensus : il porte en son nom propre le paradoxe de l’immuable et du changement. « Faire pareil mais différemment », un non-sens selon la célèbre phrase du Prix Nobel de Physique A. Einstein qui rappelle l’impossibilité de résoudre les problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés. Si nos pays développés consomment l’équivalent de quatre planètes Terre10, comment concevoir un monde durable par le développement ? De manière plus théorique, comment appréhender le changement d’un système face à des perturbations ?

1.  Baharash architecture, oasis eco-resort, aouverture prévue en 2020. 2.  https://www.consoglobe.com/ 3.  USGS - United States Geological Survey 4. Dominique Gauzin-Müller, Conférence ENSAS, 2016. 5.  Isabelle Stengers, Civiliser la modernité ? 2017. 6. Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, La sorcellerie capitaliste, 2005. 7. Ivan Illich (1926 - 2002) 8. Nicola Delon, Julien Choppin, Matière grise – Matériaux, réemploi, architecture, 2014. 9. Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, Rio de Janeiro, 1992 10.  Selon le Global Footprint Network, si toute l’humanité consommait comme les Américains, il faudrait quatre Terres entières pour subvenir à nos besoins.


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Les théories du changement de G. Bateson1 distinguent deux façons d’aborder le changement. L’une est par régulation du système pour le maintenir en son état, l’autre consiste en une évolution intrinsèque du système. G. Bateson montre que les changements du premier type ne sont parfois pas suffisants et peuvent entrainer de graves ‘‘crises’’ du système si celui-ci ne procède pas à une évolution du deuxième type.

Logique du changement ou changement de logique ?

Reprenons donc notre raisonnement historique. La société moderne nait d’unaffranchissement de l’homme face aux contraintes que lui infligeait son milieu : la visée émancipatrice du progrès annonce un avenir meilleur et promet une facilité de la vie jusque-là inespérée. Le paradigme de rationalité dont s’inspire la révolution industrielle permet, nous l’avons vu précédemment, aux architectes des temps modernes de rendre accessible le progrès au plus grand nombre. « Par le développement de la pensée rationnelle, les découvertes scientifiques, le progrès technique, la ville a été créatrice de libertés. Des valeurs nouvelles s’y sont développées. Une civilisation urbaine y est née. Une conception de l’existence différente de celle de la vie rurale y est apparue. Elle a apporté des transformations radicales dans de multiples domaines, tels que : l’efficacité dans la production, l’augmentation de l’espérance de vie, l’élévation du niveau d’instruction, l’organisation politique et le suffrage universel, etc. »2 Qui aurait alors pu imaginer les dérives d’une instrumentalisation du système lui-même, profit d’un individualisme et anthropocentrisme complètement hors d’échelle ? Le paradigme de rationalité partait du “bon sens” et de l’utilisation de la raison pour distinguer le vrai du faux à travers une méthode permettant d’atteindre la vérité3. Ainsi Descartes, principal fondateur de ce courant de pensée, avait-il pour but de « concevoir une certitude qui soit accessible à tout le monde, une certitude que tout le monde pourrait partager et qui serait un élément de paix, de concorde possible entre les hommes. »4 Mais cette pensée unique, prévue pour rassembler, devient de plus en plus mutilante. Ses fondements théoriques, basés sur la force du ‘‘je’’ individuel, sur la simplification du monde en des lois absolues et éternelles, sur la séparation de l’homme avec son milieu; se transforment peu à peu en une pensée réductrice, abstraite et disjointe pour ne plus former qu’une « rationalité instrumentale »5 , un « paradigme de simplification »6.

1.  Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, 1977. 2.  Paul-Henry Chombart.de Lauwe, Des Hommes et des villes, 1970, p.8. 3.  René Descartes, Discours de la méthode, 1637. 4.  Ilya Prigogine, Temps à devenir, 1993, p.6. 5.  Françoise Mazuir, Le processus de rationalisation chez Max Weber, 2004 6.  Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe,1990, p.18.


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Ce qu’il est important de souligner dans cette brève description du rationalisme est le paradoxe qui s’en dégage : cette pensée, support d’innovations propres à son temps porte en elle une dimension contre-productive pour la société qu’elle a elle-même fait évoluer. Instrumentalisé et utilisé sans modération, le rationalisme est victime d’un effet de rétroaction : sans régulation, le système croît exponentiellement et les solutions d’hier deviennent les problèmes d’aujourd’hui. « Sommes-nous toujours des héritiers de Descartes ? »1 Comment résoudre cette crise de la pensée ? Comment déjouer les processus d’expropriation systématiques et penser ensemble les solutions aux problèmes qui nous concernent ? Comment faire évoluer une pensée valable hier pour qu’elle puisse se montrer utile aujourd’hui et nous permette d’envisager demain ? Du latin complexus (entrelacé, tissé ensemble), la pensée complexe propose une porte de sortie au Paradigme de simplification. En proposant une autre vision du monde sans pour autant rompre avec le passé, la philosophie de la complexité cherche à aller au-delà d’une pensée simplifiante, réductrice et abstraite. Attention, complexe ne veut pas dire compliqué : « La première [illusion] est de croire que la complexité conduit à l’élimination de la simplicité. La complexité apparaît certes là où la pensée simplifiante défaille, mais elle intègre en elle tout ce qui met de l’ordre, de la clarté, de la distinction, de la précision dans la connaissance. »2. Ces théories naissent tout d’abord dans l’étude scientifique des systèmes (systémique-cybernétique3) puis sont traduites peu à peu dans les sphères de la philosophie et des sciences humaines sous le nom de pensée complexe. La complexité est comme le tissu, composé de fils tous uniques mais inséparablement associés « elle pose le paradoxe de l’un et du multiple ». Le tissu est plus que la somme de ses fils, il contient l’information de chacun d’eux mais il est plus que cela. Il est autonome, car il existe en tant qu’unité, et pourtant il est intrinsèquement lié. Il est à l’image de la vie : « un phénomène d’auto-éco-organisation extraordinairement complexe qui produit de l’autonomie ». Enfin, il naît par l’acte de tisser, de relier les fils entre eux. La complexité, quant à elle, « est effectivement le tissu d’événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal ».4

1.  Coll. Habiter écologique, p.132. 2.  Edgar Morin, ibid, p.14. 3.  Études des systèmes complexes. 4.  Edgar Morin, ibid.


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La complexité est donc une forme de pensée qui s’éloigne d’une vision individualiste pour retrouver le lien entre l’individu, les autres et le monde, mais elle ne constitue pas un retour en arrière : elle considère bien l’individu, mais son individualité est le produit de perpétuelles relations. C’est sans rejet et sans procès d’intention que la pensée complexe se détache d’une pensée aliénante et la transcende pour avancer. Ainsi, dans tous les domaines, de nombreux acteurs et praticiens d’aujourd’hui proposent une manière nouvelle de s’ouvrir au monde, qui prendrait en compte les liens autant que les éléments, la complexité autant que la simplicité et le milieu contextuel des choses, autant que les abstractions, utiles parfois pour comprendre des phénomènes. C’est là qu’intervient le concept de Transition Écologique. Né aux alentours de 2008 en Angleterre, il est le fruit de nombreuses années de pratiques concrètes, initié par le docteur en sciences sociales - mais avant tout permaculteur - Rob Hopkins1. Le mouvement des villes en transition est avant tout un mouvement de l’action qui incite les citoyens à s’occuper eux-mêmes des enjeux d’un monde qui les concerne. Ces citoyens nouveaux resteront des individus, mais des individus reliés entre eux et reliés par leurs actes au monde social et à leur environnement. Monnaies locales, jardins partagés, coopératives, systèmes de partage. Si l’écologie est aussi l’un des piliers fondateurs de ce mouvement, tous les moyens sont bons pour remettre la convivialité au cœur des pratiques de développement humain, car c’est bien l’humain et non le capital qui est au cœur de ce système et le fait vivre. Les solutions envisagées sont avant tout locales mais ne perdent pas une vision globale de leur impact, dans le court comme dans le long terme. Véritables démarches écosystémiques, les multiples initiatives de la Transition Écologique ne cessent de se multiplier. Leur inspiration part du vivant et de ses perpétuelles interrelations. Edgar Morin, l’un des fondateurs des théories de la complexité, qualifie ces micro-expériences locales comme « des façons de résister aux forces techno-économiques de la mondialisation »2. La Transition apparaît alors comme un système de valeurs dans lequel chacun peut trouver sa place et agir depuis sa perspective dans l’optique du bien commun. Quel lien l’architecte peut-il entretenir avec cette transition ? De quelle manière peut-il lui aussi résister à la récupération de son métier par ces forces techno-économiques ? Comment peut-il remettre la convivialité au sein de sa profession ? Telles sont les questions qui traversent notre recherche. Cette étude part donc de l’hypothèse que les réponses architecturales aux problèmes actuels ne se trouvent pas uniquement, comme on pourrait le croire, dans une famille définissable et reconnaissable d’architectures estampillées d’un label écologique, approuvées par le Développement Durable. Car comme nous l’avons montré précédemment, celles-ci peuvent parfois reproduire un système qu’elles tentent de dénoncer.

1.  Rob Hopkins, Ils changent le monde! 1001 initiatives de transition écologique, 2014. 2.  Edgar Morin, Le bouillonnement d’initiatives est ma raison d’espérer, 2017.


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Nous chercherons à montrer ici qu’il existe un écosystème de pratiques architecturales hétérogènes nous amenant à une autre forme d’écologie, une hétérogénèse1 : celle qui naît d’une transition de pensée permettant de se libérer de l’emprise d’un capitalisme préjudiciable pour la convivialité. L’écologie sera donc ici considérée comme un ensemble écosystémique incluant tout autant l’homme que son organisation sociale et son milieu de vie, dans l’espace comme dans le temps. À travers l’étude de la complexité, ce mémoire vise à contribuer à l’émergence de certains fondements théoriques liés à une éthique dans la pratique architecturale. Cette étude vise à porter un nouveau regard sur des actions menées par de nombreux architectes d’hier et d’aujourd’hui qui tentent de répondre d’une manière nouvelle aux enjeux soulevés précédemment. Si de nombreux architectes et théoriciens dénonçaient déjà au début du siècle dernier certaines pratiques architecturales, tels que Yona Friedman2, Giancarlo di Carlo3 ou encore Hassan Fathy4, pour ne citer que les plus connus, nous assistons aujourd’hui à une réelle émergence sur la scène internationale de ces architectes proposant une manière différente de concevoir l’architecture. De nombreux praticiens se rassemblent autour de l’écriture de manifestes5 ou d’évènements temporaires6 qui cherchent à proposer des solutions nouvelles aux problèmes soulevés. De nombreuses expositions voient le jour comme par exemple Réenchanter le monde7 à la Cité de l’Architecture de Paris, et des cycles de conférences nous invitent à revisiter notre manière de concevoir l’architecture, en ville comme à la campagne, dans les pays industrialisés comme dans les pays du ‘’Tiers-Monde’’. Dans son ouvrage Architecture et Complexité, Alain Farel met en lumière l’émergence en architecture du paradigme de la pensée complexe. Il y propose une nouvelle lecture de différents projets architecturaux du siècle dernier, non sans avoir montré au préalable de nombreuses relations de la pensée cartésienne et de la méthode rationaliste avec le mouvement moderne. Nous supposerons donc qu’il existe une continuité possible aux travaux d’Alain Farel et tenterons de mettre en lumière de nouveaux liens entre des théories de la pensée complexe et des principes architecturaux répondant à une certaine éthique, souvent développée dans les « Alternatives ambiantes ».8

1.  Felix Guattari, Les trois écologies,1989, p.46. 2. Yona Friedman (1923-) Hongrie. 3.  Giancarlo di Carlo (1919-2005) Italie. 4.  Hassan Fathy (1900-1989) Egypte. 5.  Thierry Paquot (sous la dir. de), AlterArchitecture Manifesto, 2012. 6.  Comme par exemple : Made in Vitrolles, Bellastock, 2013. 7.  Exposition Réenchanter le monde, Architecture, ville, transitions, Cité de l’Architecture, 2014. 8.  Clément Gilles, L’alternative ambiante, 2014.


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Pour pouvoir prendre en compte une certaine complexité, il faut d’abord pouvoir lui donner un sens, la comprendre. C’est ce que nous tenterons ici de proposer à travers l’exposé d’un certain nombre ‘‘d’outils’’ ou de concepts propres à cette pensée complexe. La recherche s’organisera donc en un travail de traduction des innovations de la pensée complexe vers des innovations de l’architecture. Face au cartésianisme, qui selon E. Morin a pour méthode de disjoindre, de réduire et d’abstraire, nous organiserons ce travail en trois parties : reliances, complexifications et temporalités. Dans chaque partie, les différents concepts élaborés par les penseurs et scientifiques de la complexité seront tout d’abord présentés et définis, puis nous chercherons leurs applications dans les sphères de pensée de l’architecture ainsi que dans des pratiques architecturales. Chaque concept sera illustré par des applications concrètes, tant dans le champ des sciences et des sciences sociales que dans la construction des villes et des habitats. Afin de mieux illustrer le propos, cette mise en résonnance des principes choisis avec l’architecture sera accompagnée, sans prétendre à l’exhaustivité, d’exemples de travaux construits et écrits.


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1. RELIANCES

« Un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres lignes. » Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Mille plateaux,1980.


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« La pensée complexe est la pensée qui relie. L’éthique complexe est l’éthique de reliance. [...] Il faut, pour tous et pour chacun, pour la survie de l’humanité, reconnaître la nécessité de relier, de se relier aux nôtres, de se relier aux autres, de se relier à la Terre-Patrie. » Edgar Morin, La méthode 6, Ethique, p.248

Comme nous l’avons évoqué en introduction, la pensée complexe cherche à faire évoluer le rationalisme cartésien dans la mesure où elle relie au lieu de séparer. Elle réfute l’idée d’une existence des choses ‘‘en soi’’ pour supposer au contraire que tout élément ne peut exister que lorsqu’il est ‘‘en relation’’. La pensée complexe est donc une pensée de la reliance. Utilisé pour la première fois dans les années soixante1, ce mot sera très rapidement développé et enrichi en tant que concept sociologique et philosophique. De par sa nature substantive, le mot ‘‘reliance’’ se distingue du mot ‘‘liaison’’ en insistant sur l’action de relier, et sur le résultat de cette mise en liaison. Son intérêt ne réside donc plus dans l’objet ‘‘liaison’’, mais bien dans l’action effectuée par un sujet et ses effets2. La reliance est à la fois agie et vécue, elle porte en elle une dimension complexe et permet de décrire l’action d’insertion dans un système. On peut distinguer plusieurs manières de se relier : se relier à soi (reliance psychologique) dans laquelle nous retrouvons les notions de conscience, d’éthique personnelle et d’identité ; se relier aux autres (reliance sociale) rejoignant l’idée de solidarité et de fraternité, et enfin se relier au monde (reliance philosophique, culturelle, politique ou encore écologique) dans laquelle nous percevons l’idée de citoyenneté. « Avec ses trois dimensions, (ce concept charnière) […] fait saisir le lien social comme réalité essentielle de toute démarche de transition, de créativité interpersonnelle et institutionnelle. »3 Le principe de reliance s’associe avec son binôme, la ‘‘déliance’’ formant un couple à la fois complémentaire et antagoniste. La pensée classique a généralement tendance à considérer comme séparés deux objets qui s’opposent l’un à l’autre. Edgar Morin nous invite à revisiter cette vision trop simplifiante grâce au concept de ‘‘dialogique’’ qui propose de considérer les éléments classiquement opposés, comme un couple à la fois complémentaire et antagoniste. Les éléments se définissent par leur relation : celle d’être opposés l’un à l’autre mais inséparables, comme les pôles + et - d’un aimant. La dialogique est extrêmement importante, car elle nous permet d’avoir la possibilité de distinguer sans séparer. Ainsi, il nous est plus facile de ne pas chercher à simplifier de manière abusive ou à généraliser de manière floue. Nous allons dans cette partie, explorer différentes approches possibles de la reliance à la fois dans la théorie de la pensée complexe et dans la pratique architecturale. Nous relierons sujet et objet, mettrons les disciplines aujourd’hui séparées autour d’une même table et montrerons comment à partir du lien peut émerger du sens.

1. Roger Clausse (1902-1990) Belgique. 2. Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur la notion de dialogique sujet/objet. 3. M. Bolle de Bal, Voyage au cœur des Sciences Humaines : de la reliance, 2000, p. 78.

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DIALOGIQUE SUJET/OBJET, IMPLICATION DANS UN CONTEXTE

« Aujourd’hui, on écrit trop de manière contractuelle et précontentieuse, alors qu’il faut simplement dire les choses et passer à l’acte, car c’est dans la matière transformée et dans le dialogue que le discours se tient.» Patrick Bouchain Construire autrement, comment faire ?

L’évolution du rationalisme de René Descartes fait suite aux guerres de religion où catholiques et protestants opposent chacun leur vérité et se déchirent. Ainsi l’oeuvre de Descartes cherchet-elle à relier les Hommes autour de grandes vérités objectives sur lesquelles tout le monde pourrait s’accorder. Le mouvement positiviste d’Auguste Comte1 cherche à proposer une suite aux travaux de René Descartes en invoquant l’expérience scientifique comme seule maîtresse de la certitude des choses. La science moderne suit cette lignée en cherchant à démontrer de manière scientifique des théorèmes objectifs, toujours vrais et applicables partout. Ainsi, l’expert est spectateur : il observe le monde ‘‘tel qu’il est’’. Sujet et objet sont séparés, subjectivisme et objectivisme sont opposés. « La science occidentale s’est fondée sur l’élimination positiviste du sujet à partir de l’idée que les objets, existant indépendamment du sujet, pouvaient être observés et expliqués en tant que tels. »2 Comme nous l’avons vu précédemment, la pensée complexe considère un couple antagoniste comme étant aussi complémentaire. Elle relie alors sujet et objet, subjectivisme et objectivisme dans des relations dialogiques : « sujet et objet sont indissociables, mais notre mode de pensée exclut l’un par l’autre, nous laissant seulement libres de choisir, selon les moments de la journée entre le sujet métaphysique et l’objet positiviste ».3 Dès lors, le sujet rejetant son implication vers l’extérieur reste aveugle à l’impact de son regard sur l’objet et à un certain nombre d’éléments contextuels liés à ce dernier. Il n’y a donc pas de liaison entre sujet et objet, empêchant alors tout enrichissement de l’un par l’autre. La position constructiviste développée principalement par Jean Piaget4 propose un regard dans lequel sujet et objet s’enrichissent mutuellement : le sujet enrichit l’objet de par le regard qu’il y porte et l’étude qu’il produit. Par son expérience vécue, le sujet est enrichi par l’objet. Les deux évoluent par cet enrichissement mutuel dans un processus constant d’inter-rétroalimentation. Dans cette vision constructiviste, les choses n’existent plus ‘‘en tant que telles’’, mais toujours par l’observation d’un sujet, lui-même ayant un regard provenant de l’enrichissement qui lui vient de son milieu. Cela engendre une responsabilité du sujet désormais impliqué (du latin implicatio, ‘fait d’être entrelacé’) dans son système d’étude. Le sujet désormais relié peut alors prendre en compte ces relations afin de les complexifier, de les étoffer, de les diversifier.

1. Auguste Comte (1798-1857) 2. Edgar Morin, Ibid.,p.54. 3. Edgar Morin, Ibid., p.57. 4. Jean Piaget (1896-1980)


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L’architecture moderne se caractérise aussi par son évolution positiviste. L’architecte y occupe une place d’expert, procédant à des expérimentations. Elle fait l’objet d’une recherche sociale dans laquelle un modèle reproductible pour tous et partout permettrait un mode de vie plus juste et plus équitable en société. On calcule les besoins, on rationalise les modes de vie, Walter Gropius1 participe à la diffusion du Style international aux États Unis et dans le monde, Le Corbusier2 définit les cinq points de l’architecture moderne, il standardise la silhouette humaine avec Le Modulor.3 « Mais il est utile de souligner que l’idée d’adapter l’homme au cadre qu’il a créé ne correspond pas à une vision ‘‘scientifique’’ de l’avenir. Elle peut être aussi irréaliste que celle qu’elle prétend supplanter. Elle est l’image que se fait de l’évolution un milieu de techniciens, en fonction d’un système de valeur qui lui est propre. Examinée à la lumière d’une analyse anthropologique plus large, elle est nettement insuffisante. »4 Il ne s’agit pas ici de remettre en cause une certaine pratique de l’architecture naissant dans un contexte bien précis et ayant massivement fait évoluer les pratiques. Il s’agit en revanche de montrer l’existence d’une pensée - et de la pratique qui l’accompagne - proposant une nouvelle méthodologie qui cherche à dépasser certains aspects dont nous voyons aujourd’hui clairement les limites. « L’architecture n’est pas une recherche esthétique et formelle qui doit s’opérer dans l’ombre et dans le but de flatter l’ego du créateur. Elle doit être avant tout, et c’est pour cela qu’elle est complexe, la retranscription formelle d’un contexte qui tient à une infinité de facteurs : l’histoire, la société, les gens et leurs attentes, la géographie, l’anthropologie, la culture, le climat, autant de données qui viennent l’enrichiret la justifier. »5 Ainsi, de nombreux architectes privilégient, face à cette décontextualisation de la production architecturale, une architecture locale, contextuelle, dans laquelle l’architecte s’implique personnellement, cherchant à entrer dans un processus d’enrichissement réciproque. « Ne jamais faire pareil [...] Il faut donc refuser le modèle, le standard, le répétitif, et toujours se mettre dans une situation où, à une question posée dans un contexte donné, il faut trouver une solution particulière. »6 En acceptant la vérité comme étant propre à chacun, l’architecte s’ouvre aux différentes réalités possibles présentes simultanément dans un même contexte, il s’ouvre à l’autre et à sa culture : « Donner un sens à ce que l’on construit c’est envisager des réalités différentes suivant les hommes, les lieux, le climat, l’époque, etc. C’est éviter le prêt-à-servir, la répétition et, au contraire, chercher à exprimer, à chaque fois, une émotion nouvelle - fraîche. »7

1. Walter Gropius (1883-1969) Allemagne. 2. Le Corbusier (1887-1965) Suisse. 3. Le Corbusier, Le Modulor, 1950. 4 . Ch.de Lauwe, Des Hommes et des villes, 1970, p.9. 5. Renzo Piano, V. Mojeikissoff, Une architecture du ‘‘faire ensemble’’, p.10. 6.  Patrick Bouchain, Construire autrement, comment faire ? , 2006, p. 10. 7.  Patrick Bouchain, Construire ensemble le grand ensemble, habiter autrement. 2010, p. 49.


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On comprend alors que, de manière dialogique, c’est en s’ouvrant à ces multiples réalités singulières que l’on peut mettre en lumière la spécificité d’un contexte plus global et le préserver : « J’aime beaucoup cette image d’une architecture iceberg dont la partie visible est minuscule par rapport à tout ce que tu y mets pour la faire émerger : l’attention aux choses et aux réalités sociales. Autrement dit, comprendre Berlin, c’est comprendre les Berlinois. L’essentiel est ici. »1 Cette posture architecturale nécessite donc une immersion, une expérience des lieux, afin d’en éprouver le genius loci, mais surtout afin de connaître celui des usagers. « La spécificité du contexte est seule à même de rétablir, entre l’homme et le monde global, la diversité des espaces de référence et des cultures dans lesquels il se meut. »2 L’architecte est donc nécessairement impliqué, ce qui lui permet de recontextualiser, comprendre, tisser de nouveaux liens et s’enrichir rétroactivement avec la culture locale. Rural Studio3, par exemple, propose une formation qui, dès l’école d’architecture, met en place une immersion totale des étudiants dans des projets réels. La concertation y est fondamentale, les étudiants ne font pas ‘‘pour’’, mais ‘‘avec’’ les usagers : des mal-logés ou sans-abri pour la plupart afro-américains de la Black Belt. « Aux étudiants, Mockbee ne demande pas de ‘parachuter’ de l’habitat social, mais d’oeuvrer avec ce milieu. »4 Ils se confrontent ainsi non seulement à un contexte humain particulièrement marqué par l’histoire, mais aussi aux réalités matérielles et financières qui en surgissent, engendrant une architecture au langage post-industriel construit à l’aide de matériaux naturels locaux, récupérés et réemployés. Les nombreuses manières d’éprouver le lieu et d’instaurer un échange de réalités avec les usagers d’un contexte ne sont pas limitées. Renzo Piano, par exemple, s’est immergé dans la culture Kanak à Nouméa5 afin d’en comprendre l’histoire, les traditions et les techniques locales. Pour ce faire, il décide de travailler en étroite collaboration avec les habitants et fait appel à un anthropologue pour l’accompagner tout au long du projet. La structure, la forme et le nombre des bâtiments sont directement inspirés de l’architecture traditionnelle des cases : « J’ai compris que l’un des caractères fondamentaux de l’architecture Kanak est le chantier : le ‘‘faire’’ est aussi important que le ‘‘fini’’. J’ai pensé, dès lors, développer l’idée de chantier permanent, ou plutôt d’un lieu ayant l’apparence d’un chantier ‘‘non fini’’. »6 Pour autant, l’architecte réinterprète ce langage et se l’approprie, le dessin final est un métissage entre traditions et modernité.

1.  Renzo Piano, La désobéissance de l’architecte, 2007 - p.24 2.  M-H. Contal, Ré-enchanter le monde, 2014 - p.14 3.  Rural Studio fondé en 1993 par Samuel Mockbee, Etats-Unis. 4.  Rural Studio,le développement durable né de la nécessité à Newburn, lecourierdelarchitecte.com, 2010. 5. Renzo Piano, Centre culturel Tjibaou, Nouvelle Calédonie, 1998 6.  Renzo Piano, Carnet de travail


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D’autres architectes comme ceux du Laboratoire Stalker1 valorisent les pro-menades ou dérives urbaines comme expériences sensibles et personnelles de la ville. Les marcheurs y « opèrent une nouvelle lecture du territoire »2 Puis expriment et retranscrivent ces perceptions à travers divers supports tels que la cartographie collective. « Ainsi, le marcheur pourrait faire apparaître le pay-sage entre soi et le monde, une vie subjective à la lisière du réel. L’expérience paysagère serait à même de créer non seulement de nouvelles formes de sens commun basées sur une conscience poétisée de l’environnement, mais encore, c’est du moins mon hypothèse, de renouveler l’habitabilité des lieux, en tant qu’elle offre une possibilité d’éprouver le monde. »3 L’Osservatorio Nomade4 de Stalker cherche à faire évoluer les territoires de manière créative, retisser le lien social et redynamiser la vie des habitants. À Rome les architectes procèdent alors à une observation ‘‘active’’ du Corviale, barre d’un kilomètre de long, partant à la rencontre des habitants et recueillant récits et souvenirs. Ils s’immergent en effectuant des relevés interactifs et participatifs. Ils créent un ‘‘mode d’emploi du bâtiment’’ et une chaîne de télévision locale, « pour permettre à ses habitants de mieux comprendre leur lieu de vie, pour améliorer les échanges sociaux, la démocratie interne et la créativité des occupants. »5 Dans une même optique, Notre Atelier Commun6, propose la permanence architecturale comme outil au service du projet. « À l’opposé des médiatisées ‘‘résidences d’architectes’’, villas inestimables à destination de l’élite enviable, c’est de l’autre côté de la profession que se situent les ‘‘architectes en résidence’’, qui transforment la figure de l’architecte démiurge en habitant ordinaire de quartiers en rénovation. »7 L’Atelier Permanent d’Architecture « Construire ensemble le Grand Ensemble » ne rentre pas dans le jeu de destruction/reconstruction : « Quand des problèmes surgissent dans ce type de planification, on a pour habitude de sortir et d’isoler l’élément ‘‘perturbateur’’ au lieu de régler le problème sur place. »8 « Donner, recevoir et rendre. [...] À force de vivre avec nos chantiers des expériences uniques dues à la proximité des utilisateurs [...] nous nous sommes aperçus que l’acte de construire était fortement dépendant de la qualité de la commande et que seul l’utilisateur était à même d’assurer cette qualité. À force de travailler avec des personnes en insertion en tentant de les intégrer au processus global du chantier, à force de faire des chantiers ‘‘ouverts au public’’ porteur de lien social et de démocratie active, à force de raconter, d’expliquer et de montrer le chantier à des hommes et des femmes passionnés par l’acte de construire, nous avons aujourd’hui le désir de tourner une page et de mettre ensemble toutes ces expériences au service du logement. C’est la Haute Qualité Humaine (HQH) d’un projet où tous les acteurs du chantier sont associés au plaisir de l’acte de construire. »9

1.  Stalker, fondé en 1995 par Francesco Careri à Rome. 2.  ON/Stalker & Osservatorio Nomade, Italie, http://www.archilab.org/ 3.  Emeline Bailly dans AlterArchitectures Manifesto, 2012, p. 143 4.  Stalker http://www.osservatorionomade.net/ 5. ON/Stalker & Osservatorio Nomade, op. cit . 6.  N.A.C fondé en 1999 par Patrick Bouchain, Marseille. 7.  Édith Hallauer, article, 2016, p.3. 8.  Patrick Bouchain, Ma voisine, cette architecte. http://strabic.fr/ 9.  Patrick Bouchain, Construire ensemble le grand ensemble, habiter autrement, 2010, p. 7.


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TRANSDISCIPLINARITÉ, LA RENAISSANCE DU COLLECTIF

« La manière de faire la ville aujourd’hui en France suit essentiellement une logique verticale et hiérarchique faisant intervenir les différents acteurs de l’aménagement urbain dans des temps et des espaces déterminés et figés. Nous pensons que les différents usagers de la ville (habitants et professionnels) peuvent tous être acteurs de leur aménagement à des échelles très variées. Nous souhaitons nous immiscer dans cette structure verticale en mettant en place un réseau souple d’interactions artistiques et sociales, de rencontres et de débats. » Collectif ETC Le Détour de France, une école buissonnière

Le terme de transdisciplinarité apparaît dans les années soixante-dix principalement dans les travaux de Jean Piaget ou Edgar Morin. Ce dernier dénonce l’impossibilité d’aborder une vision globale du réel par la séparation des savoirs : « Une hyperspécialisation devait de plus déchirer et morceler le tissu complexe des réalités, et donner à croire que le découpage arbitraire opéré sur le réel était le réel lui même. »1 Les notions d’inter et pluri disciplinarité ne sont pas suffisantes pour décloisonner les savoirs. Le concept doit évoluer afin d’exprimer la nécessité d’une transgression de ces derniers. En effet, bien que les notions de pluri-, inter- et co- disciplinarité cherchent déjà à mettre en relation des disciplines trop cloisonnées, elles gardent cependant toujours une finalité d’enrichissement de ces mêmes disciplines. La notion de transdisciplinarité cherche à aller plus loin dans la mesure où elle tend vers l’unité des connaissances : « la recherche transdisciplinaire n’est pas antagoniste, mais complémentaire de la recherche pluri et interdisciplinaire. La transdisciplinarité est néanmoins radicalement distincte de la pluridisciplinarité et de l’interdisciplinarité, de par sa finalité, la compréhension du monde présent, qu’il est impossible d’inscrire dans la recherche disciplinaire. »2 De fait, la transdisciplinarité fait évoluer le concept des disciplines en considérant qu’elles constituent seulement différents points de vue d’une seule et même chose. Les formations de chacun sont donc une richesse à exploiter par la mise en commun pour pouvoir travailler ensemble sur une même question en profitant de la diversité des points de vue. « Comme toujours, une théorie qui se veut fondamentale échappe aux champs des disciplines, les traverse, comme l’ont fait, mais chacun avec sa propre cécité et sa propre arrogance, le marxisme, le freudisme, le structuralisme. »3

1.  Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, 2014, p.19. 2.  Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité Manifeste, 1996, p.28. 3.  Edgar Morin, ibid., p.70


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La notion de transdisciplinarité en architecture peut se traduire à la fois dans la théorie et dans la pratique et concerne autant l’ouverture de la discipline architecturale que la position de l’architecte dans son travail : « Je dis toujours que l’architecture est un art de frontière, parce qu’elle est continuellement soumise aux contaminations, nourrie par quantité d’expressions artistiques relevant d’autres disciplines. L’architecture se nourrit de tout. C’est pourquoi j’ai choisi de mêler les disciplines comme un peintre le fait des couleurs de sa palette. Je ne cherche pas ce qui diffère entre les arts et les sciences, je cherche les similitudes, je ne cherche pas les dissonances, mais les assonances. »1 L’architecture ne saurait d’ailleurs se détacher d’une dimension urbanistique ‘‘urbs, la ville’’ et politique ‘‘polis, la cité’’, et bien sûr sociale, comme nous le rappelle à juste titre l’architecte Lucien Kroll2 : « le premier contexte d’une architecture, c’est bien l’habitant » Qui rajoute « soucieux de ce contexte, le moyen le plus évident de le connaître est de lui proposer de participer au projet. »3 ce qui permet d’introduire un deuxième aspect de la transdisciplinarité, celui de la mise en commun des savoir-faire. La transdisciplinarité est aussi dans la mise en commun du travail sur des questions relatives à la fabrique des espaces bâtis, du territoire et de la ville. Elle peut donc générer la constitution de collectifs s’alliant pour travailler ensemble. « Nous devons nous organiser collectivement ! Mettre en commun des compétences, des expériences et des moyens, et mener un travail de fond lisible permettant d’influer sur les politiques publiques. »4 La Co-laboration réunissant les savoirs de chacun au profit de tous offre une réelle rétroalimentation permettant ainsi l’ouverture des projets sur des réponses nouvelles, inattendues et imprévisibles au préalable. Dans son Détour de France5, le Collectif ETC6 part à la rencontre de nombreux groupes procédant à une fabrique collective de la ville, constitués non seulement d’architectes, mais aussi de sociologues, urbanistes, artistes, paysagistes, constructeurs, graphistes ou encore militants, habitants et acteurs. Ils montrent dans cet ouvrage, que « l’architecture est l’affaire de tous, puisque nous en sommes tous les usagers, [et] elle est partout. »7 Ces réflexions concernent donc à la fois un décloisonnement des disciplines (architecture, urbanisme, graphisme, etc), mais aussi des professions, qui, plûtot que de se chevaucher en rentrant dans un projet les unes après les autres - maitre d’ouvrage, Maitre d’oeuvre, entrepreneur, habitants - se mettent à travailler en commun. La reliance offre donc la possibilité de profiter d’un tout supérieur à la somme des parties : ces dernières, en travaillant en commun vont faire émerger quelque chose de nouveau, s’enrichissant elles-mêmes et l’ensemble, dans un même temps.

1.  Renzo Piano, La désobéissance de l’architecte, 2007 p.20 2.  Lucien Kroll (1927 - ) Bruxelles. 3.  Lucien Kroll dans AlterArchitectures Manifesto, 2012. 4.  Collectif ETC, Le desOrdre des architectes, http://strabic.fr/ , 2013 5.  Collectif ETC, Detour de France, 2015. 6.  Collectif ETC fondé en 2011, Marseille. 7.  Patrick Bouchain, Construire autrement, p 7.


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Cette remise en question du processus de fabrication de la ville est de plus en plus présente dans l’oeuvre de ces collectifs, qui procèdent généralement à l’occupation de l’espace public et à la création d’évènements afin de pouvoir générer un dialogue entre tous les acteurs et actants du projet. Des rassemblements tels que le Osthang Project 1, des constructions comme celles du collectif EXYST2 ou Le bruit du Frigo3, des réhabilitations comme celle du LU 4 à Nantes sont autant de projets faisant participer ensemble différents acteurs et corps de métiers, à toutes les échelles du projet afin de créer des espaces résilients pour tous et appropriables par chacun. Pour le moment, ces projets restent pour la plupart éphémères, de petite échelle ou de réhabilitation, mais ils font évoluer la profession vers une pratique transdisciplinaire de l’architecture et génèrent ainsi un dialogue social d’une qualité que ne possèdent pas nombre de grands projets. « Nous savons que nous sommes à un moment charnière, où nos pratiques sont de plus en plus demandées. Comme le dit Yvan Detraz de Bruit du frigo, le risque existe de devenir des ‘‘poissons-pilotes de la planification’’. »5 Lorsqu’on parle de participation et de décloisonnement des savoirs, il est nécessaire de revenir sur la transdisciplinarité non pas comme antagoniste, mais bien comme complémentaire de la pluridisciplinarité. Cela introduit la question de l’un et du multiple (unitas multiplex6). À l’échelle théorique, cette vision permet d’aborder une vue d’ensemble sur un sujet, tout en s’attachant à en connaître et comprendre les multiples unités. Cela permet d’agir sur les reliances de ces nombreuses unités et d’avoir une meilleure compréhension du tout. À l’échelle pratique, cela introduit la question du singulier et du collectif : tout le monde participe au projet, mais chacun avec son savoir-faire spécifique. Le collectif BazarUrbain7 illustre parfaitement l’importance de ce lien dialogique entre l’un et le multiple, entre le singulier et le collectif : « Ce jeu entre la singularité de chaque parole donnée et le récit du lieu qui se dégage de leur addition est une façon publique de mettre en partage et en débat collectif le devenir d’un territoire. »8 La participation ne consiste donc pas à donner à faire à tous, ce que certains sont habilités à faire, car tous n’ont ni la formation ni le regard aiguisé nécessaire pour répondre à des questions précises sur des sujets. L’expertise dans un domaine profère au professionnel un regard éduqué sur une question, lui permettant de tenir compte de paramètres peut-être invisibles pour les autres. Il s’agit donc de valoriser l’expertise de chacun pour apporter des éléments nécessaires à la richesse de l’ensemble.

1.  Osthang Project, Darmstadt, Allemagne, 2014. 2.  EXYST (2002 - 2015), Montpellier. 3.  Bruit du Frigo fondé en 1997, Bordeaux. 4.  Patrick Bouchain, Le Lieu Unique, 1999. 5.  Collectif ETC, ibid., p.74 6.  Edgar Morin, Dialogique du tout et de la partie. 7. BazarUrbain fondé en 2001, Grenoble. 8.  BazarUrbain http://strabic.fr/


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Dans le domaine de la santé communautaire, on parle d’expert-profane pour parler d’un patient qui, de par son expérience vécue, a des savoirs dont même un médecin chevronné ne pourra jamais disposer, s’il n’établit pas de dialogue avec ce patient.1 En ce qui concerne les habitants par exemple, on parle aujourd’hui de Maîtrise d’Usage en référence au couple habituel Maître d’Oeuvre/Maître d’Ouvrage. Cela permet d’identifier les habitants en tant qu’experts de leurs propres besoins et de leurs lieux de vie, tout en ayant un rôle différent, mais complémentaire à celui des architectes, des financeurs ou des constructeurs. La Maîtrise d’Usage permet aux projets de rester plus facilement proches d’une recherche de réponse à un besoin exprimé par ces usagers. « L’habitant est au cœur de la cité. Il doit être et demeurer au cœur de nos projets. La concertation ne peut se limiter à une simple information. Avec la maîtrise d’usage, elle prend sa pleine dimension, car c’est très en amont, dès l’élaboration du programme, qu’elle permet désormais de solliciter la capacité d’expertise de l’usager, le mieux à même de faire valoir ses attentes et besoins. De s’exprimer et de rêver. »2

1.  André Grimaldi, Les différents habits de l’’’expert profane’’, 2010. 2.  Nantes Habitat, Guide de la maîtrise d’usage, 2011, p. 3.


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LA CONJECTURE DE VON FOERSTER, UNE ODE À LA PARTICIPATION

« Pourquoi questionner et suivre les habitants ? Pour atteindre une complexité vivante. Et pourquoi cette complexité ? Réponse négative : Par horreur d’encaserner. Réponse positive : par passion de laisser naître l’image aimable d’un réseau de relations, d’une fertilité urbaine. »

Simone & Lucien Kroll, Ordre & désordres

En 1976, lors d’un séminaire d’Ivan Illich1, Heinz Von Foerster2 énonce une théorie transdisciplinaire proposant une application dans des phénomènes sociaux d’une recherche d’ordre mathématique. Celle-ci sera rapportée en 1987 par Jean-Pierre Dupuy3 sous l’appellation de ‘‘conjecture de Von Foerster’’ dans sa théorie de l’information, en collaboration avec Henri Atlan.4 En voici un extrait : « Les individus sont liés les uns aux autres, d’une part, ils sont liés à la totalité, d’autre part. Les liens entre individus peuvent être plus ou moins ‘‘rigides’’ - le terme technique que j’emploie est ‘‘triviaux’’. [...] Je conjecture la relation suivante : plus les relations interindividuelles sont triviales, plus le comportement de la totalité apparaîtra aux éléments individuels qui la composent comme doté d’une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise. »5 Il apparaîtrait alors nécessaire à un individu intérieur au système de développer des relations non triviales avec les autres individus afin que le système leur paraisse comme doté d’un sens qui leur est propre. Mais comment agir de façon non triviale ? Nous l’avons vu précédemment : c’est dans la reliance, à soi, aux autres et au monde que l’on peut diversifier ses possibilités d’action dans un système. Autrement dit, plus les actions des éléments (ou personnes) d’un système (par exemple : social) sont complexes (c’est-à-dire plus ils déclinent leurs reliances à soi, aux autres et au monde) plus ce système aura de sens pour ses éléments. H. Von Foerster ajoute : « Je conçois que cette conjecture présente un caractère paradoxal, mais il faut bien comprendre qu’elle n’a de sens que parce que l’on prend ici le point de vue, intérieur au système, des éléments sur la totalité. Pour un observateur extérieur au système, il va de soi que la trivialité des relations entre éléments est au contraire propice à une maîtrise conceptuelle, sous forme de modélisation. » Ce que nous comprenons ici est donc qu’un observateur extérieur au système a tout intérêt à trivialiser, décomplexifier, réduire les reliances, de ce système afin de mieux le comprendre et pouvoir prédire et anticiper ses réactions.

1.  Ivan Illich (1926 - 2002), Autriche. 2.  H. Von Foerster (1911 - 2002) Autriche. 3.  J-P Dupuy (1941 - ) France. 4.  Henri Atlan (1931 - ) France. 5.  David Chavalarias, Rencontre improbable entre von Foerster et Snowden, 2015.


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En mettant en relation ce ‘‘théorème social’’ et l’architecture, il me paraît possible de proposer la traduction suivante : plus les acteurs et les usagers de la ville agissent de manière complexe (que leur reliances sont diversifiées), plus le lien social y est grand. La ville est d’autant plus significative et appropriable par ses usagers et les projets y ont du sens. En revanche elle serait d’autant plus incompréhensible aux yeux de ceux qui se placeraient comme extérieurs aux relations établies. À ce titre, il paraît légitime de questionner la place des politiques publiques au sein d’un système d’habitants. En effet, comme nous venons de le montrer, si les politiques publiques, ou les architectes, ou tout autre système intervenant dans la fabrique de la ville, se place comme étant extérieur au système d’habitant, alors il aura plus d’intérêt, dans son désir de comprendre le système et de pouvoir anticiper ses réactions, à trivialiser le système habitant et donc détruire ses reliances. Il aura, de plus, un point de vue et un ordre de priorités qui seront nécessairement différents de celui des habitants puisque les deux systèmes ne seront pas liés. Le projet de l’AgroCité de Colombes1 me paraît être un exemple extrêmement cohérent, car nous pouvons y observer les deux phénomènes sociaux exprimés précédemment à l’oeuvre au même moment, mais à deux échelles différentes : celle du projet et celle de la ville. En effet, ce projet est le foyer même d’une reliance citoyenne : « L’Agrocité apporte beaucoup à ce quartier anonyme. Les gens sont contents de venir jardiner ici, de partager un moment. Dès qu’on franchit cette porte, on se dit bonjour. On se donne des tuyaux, on se parle, c’est un formidable lieu d’échange ».2 Il met en place une dynamique transdisciplinaire, tant dans sa conception que dans son utilisation : Le projet fait suite à une concertation avec la mairie et obtient des fonds de la commission européenne, il fait intervenir le Collectif ETC lors de la construction et s’ouvre aussi aux habitants. Par ailleurs, « pendant toute la durée du chantier, une cabane d’information a été mise à disposition des passants et usagers du jardin. Elle permettait de rendre visible le chantier depuis la rue, d’inviter le public à entrer [...] Le public pouvait ensuite participer directement au chantier ou simplement le visiter. »3 Les activités qui y sont proposées sont extrêmement variées et impliquent les savoir-faire de chacun pour l’enrichissement de tous, autour d’une thématique commune : l’agriculture urbaine.

1.  Atelier d’Architecture Autogérée, AgroCité, Colombes, 2008. 2.  À Colombes, la lutte d’une ferme urbaine contre un parking, http://www.lemonde.fr/planete, 07.02.2016. 3.  Projet R-Urban à Colombes http://www.collectifetc.com/


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De plus, le projet est le fruit d’une implication des architectes au delà de la prescription d’un bâtiment. Ils font réellement un lien entre eux et le projet (entre le sujet et l’objet) et dans la même optique, ils diversifient les liens entre la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’oeuvre et la maîtrise d’usage. La reliance est au coeur de ce projet qui permet aux usagers de créer des liens avec euxmêmes (bien être intérieur dans ce jardin, bouffée d’air frais entre les tours), avec les autres (lieu de rencontre citoyenne autour de thématiques diverses et d’ateliers) et avec le monde (reconnaissance du patrimoine naturel et culturel - au sens de cultiver -, connexion avec la terre, avec la faune et la flore.) Mais le projet voit encore plus large puisqu’il se relie dans l’espace urbain avec les projets RecyLab et ECoHab formant l’ensemble R-URBAN, destiné à repenser la manière de s’impliquer et de consommer des citoyens dans la ville et plus largement dans la société. Il dépasse l’architecture pour toucher aux domaines de l’agriculture, de l’urbanisme, de l’économie, et bien d’autres. Aujourd’hui, L’AgroCité est cependant menacée de disparaître au profit d’un parking temporaire1, en effet bien plus trivial qu’un projet comme celui de R-URBAN. La décision a été annoncée par la nouvelle mairie et semble n’avoir fait l’objet d’aucune concertation : « Après les élections de mars 2014 et le changement d’équipe municipale, la Mairie de Colombes, partenaire du projet européen en cours, a demandé en juin 2014, sans motivation, le départ de l’AgroCité de Colombes. »2 le système reste donc verrouillé sur l’incompréhension de nombreux habitants qui se sentent étrangers aux décisions prises en ce lieu. Un député européen dénonce des actions politiques refermées sur leurs propres intérêts : « L’Europe a financé ce projet – et c’était très important de le faire – à hauteur de 600 000 euros. L’initiative se développe et tourne aujourd’hui. Et pour des raisons de basse politique, de règlements de comptes politiciens, on veut la détruire. »3 Ici, il semble que le manque de concertation, de reliance, crée un conflit dans lequel deux systèmes s’opposent et ne se considèrent plus comme complémentaires. Afin de pouvoir mieux prévoir et anticiper les phénomènes urbains, pouvant se produire en ce lieu, la mairie cherche à détruire cette complexité, qui pourtant représente beaucoup pour ceux qui la vivent. Le sens de l’AgroCité ne paraît pas être pris en compte par la mairie, qui fait le choix d’y disposer un lieu trivial : un parking. La décision de la mairie, quant à elle, n’a pas non plus de sens pour les utilisateurs de l’AgroCité.

1.  #saverurban 2. Extrait-Pétition, OUI à R-Urban à Colombes ! NON au parking temporaire ! , plus de 5800 signatures 3.  À Colombes, la lutte d’une ferme urbaine contre un parking. ibid.


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La question de la relation entre le sujet et l’objet prend donc sa place par l’enjeu qu’il constitue. Si l’observateur décide de tisser des liens avec le système qu’il observe, alors il n’a plus d’intérêt à vouloir le décomplexifier puisqu’il en fait désormais partie et lui donne un sens nouveau. Il peut alors mettre en place une réelle concertation entre les différents systèmes et éléments du système, faisant intervenir son expertise. Dès lors, tous peuvent s’enrichir dans un processus d’inter-rétro-alimentation. C’est notamment la posture du Laboratoire de Transformation Publique : La 27e Région. Dans ses actions, ce collectif transdisciplinaire invite citoyens, agents, élus et praticiens d’horizons divers à se rassembler autour de questions communes. Il interroge les usages et expérimente de nouvelles façons de conduire l’action publique : « L’action publique peut-elle se transformer ? Comment redonner à la créativité sa place dans les collectivités et services de l’état ? Les citoyens peuvent-ils devenir co-concepteurs des politiques publiques ? Et plus généralement, quelles administrations voulons-nous pour demain ? » 1 Le cabinet de conseil TerritoriZ, spécialisé dans le développement des territoires, se propose « au côté des acteurs publics, privés et associatifs [de] contribuer à bâtir des territoires plus attractifs, plus intelligents, plus inclusifs et participatifs, en respectant les équilibres, les contraintes et les ressources qui leur sont propres. »2 Ces groupes issus de professions variées et faisant appel à diverses compétences amorcent un dialogue entre les différents acteurs de la ville et permet ainsi une unification du système. Les intérêts de chacun sont considérés et partagés, par et avec tous, afin de trouver des terrains d’entente convenant au plus grand nombre. Cette concertation favorise l’émergence de sens, du système pour ses acteurs et permet une meilleure appropriation des futurs projets urbains par leurs usagers : « Plus on intégrera les différentes fonctions urbaines, plus on mélangera les revenus, les âges, plus la ville deviendra humaine »3 Appropriation, enrichissement mutuel, implication, unification, signification, partage sont autant d’aspects résultants d’une pratique de l’architecture tissée de reliance. À travers ce prisme, soutenu par quelques exemples, nous avons pu mettre en lumière l’émergence d’une évolution dans la manière de penser le projet architectural et de fabriquer la ville. Nous continuerons à chercher, dans la suite de ce travail, d’autres liens entre la pensée complexe et une certaine pratique architecturale afin de pouvoir aborder une vue d’ensemble de ces pratiques sous un fondement théorique plus global qu’est celui de la pensée complexe.

1.  La 27e Région, Chantiers ouverts au public, 2015. 2.  TerritotiZ, Accompagner les territoires en transition, 2015. 3.  Jaime Lerner, Acupuncture urbaine, 2007, p. 53.


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2. COMPLEXIFICATIONS

Enfin chez soi... Réhabilitation de préfabriqués, Berlin-Hellerdorf, 1994 © Ateliers Lucien Kroll


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« La complexité dans un sens a toujours affaire avec le hasard. [...] C’est l’incertitude au sein de systèmes richement organisés. [...] La complexité est donc liée à un certain mélange d’ordre et de désordre. » Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, p.49 Dans la première partie, nous avons vu différentes applications théoriques et pratiques de la reliance, dans la pensée complexe comme dans l’architecture. Dans cette partie, nous allons aborder la complexité de l’organisation du vivant en tentant de la voir à l’œuvre dans une manière d’organiser le projet urbain et la ville. Revenons tout d’abord sur quelques notions fondamentales concernant les principes d’organisation du vivant. Tout d’abord, un système vivant est toujours en équilibre dynamique. On appelle homéostasie (du grec homeos : même et stasis : rester) cet état qui permet au système de conserver sa structure tout en évoluant dans un milieu en perpétuelle évolution : « rester le même tout en changeant, rester le même tout en se renouvelant en permanence dans ses constituants. »1 Le système vivant porte donc en lui une dialogique d’ouverture/fermeture qui lui profère son équilibre. « Problème pourtant ignoré et occulté non seulement par l’ancienne physique, mais aussi par la métaphysique occidentale/cartésienne, pour qui toutes les choses vivantes sont considérées comme des entités closes, et non comme des systèmes organisant leur clôture (c’est à dire leur autonomie) dans et par leur ouverture. »2 Il paraît donc dès à présent essentiel de ne pas séparer les objets et leur environnement (‘‘ce qui est au environs de.‘‘) par clôture hermétique des frontières, mais plutôt d’étudier les relations que ceux-ci entretiennent avec leur milieu (ce à l’intérieur de quoi quelque chose se trouve). Par la fermeture des objets nous pouvons les distinguer du reste, sans les séparer tandis que par leur ouverture nous pouvons étudier leur manière de fonctionner ensemble : avec les autres et au sein de leur milieu, donc d’être vivants. En ce qui concerne les systèmes clos, la seconde loi de la thermodynamique3 explique que leur évolution tend naturellement vers l’entropie « c’est à dire l’accroissement, au sein d’un système, du désordre sur l’ordre, du désorganisé sur l’organisé. »4 En effet, ceux-ci ne pouvant pas organiser leur équilibre dynamique dans leur relation avec l’extérieur, tendront alors vers l’équilibre primaire : la mort. Un système vivant quant à lui, n’étant pas clos, n’obéit pas au second principe de la thermodynamique mais aux principes d’auto-organisation lui permettant d’évoluer dans son milieu. On comprend donc ici l’enjeu de ne pas clore un système, mais toujours de le mettre en relation. Enfin, d’après certaines avancées dans le domaine des théories sur l’organisation, il y a une corrélation directe entre l’entropie et l’information (le sens). « Brillouin explicita qu’il y avait équivalence entre l’information et l’entropie négative ou néguentropie. Or la néguentropie n’est autre que le développement de l’organisation, de la complexité. »5 Il y a donc une équivalence entre organisation et information. Plus le système génère de l’information, crée du sens et plus il s’organise, ou réciproquement, plus ce dernier s’organise, plus il rejette le désordre à l’extérieur de ses frontières, et est créateur de sens. 1.  Y. Rey et B. Prieur Systèmes éthiques, perspectives en thérapie familiale,1991, p.27 2.  Edgar Morin, Ibid. p.31 3.  Sadi Carnot (1837 -1894) France, 1924. 4.  Edgar Morin, Ibid., p.37. 5.  Edgar Morin, Ibid., p.37.


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PRINCIPES D’AUTO-ORGANISATION ET ENJEU DU TIERS ESPACE

« La ville, il ne faut pas la laisser tranquille. Il faut qu’elle réagisse avec ce qui l’entoure. Et c’est cette réaction avec ce qui l’entoure qui va lui donner sa permanence [...] Et ce sont ces interactions avec le monde extérieur qui lui donnent sa stabilité et sa signification. » Ilya Prigogine Temps à devenir p. 29, 30

La notion que nous allons introduire dans ce chapitre est celle de perturbation, c’est-àdire une modification du milieu dans lequel évolue un système. En effet, un système vivant étant nécessairement ouvert, il est constamment soumis aux modifications de son milieu. Il va chercher le plus possible à maintenir sa structure en se réorganisant afin d’atteindre un équilibre dynamique. Mais tous les systèmes ne réagissent pas de manière identique face à une même perturbation : plus un système est trivial, plus sa capacité à se réorganiser est faible. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, son manque de reliance l’empêche de créer du sens et de véhiculer l’information. En cela, il est incapable de se réorganiser et va donc tendre vers l’équilibre primaire. De la même manière, plus un système est complexe et composé de multiples relations ‘‘souples’’, plus sa capacité à générer du sens et à se réorganiser dans un environnement évolutif est grande. De plus, la trivialité du système linéaire le rend entièrement prévisible : « est triviale une machine dont, si vous connaissez tous les inputs, vous connaissez tous les outputs »1 ce n’est pas le cas des systèmes complexes. Un système pouvant s’auto-organiser est imprévisible, on connaît la finalité de son action (la réorganisation), mais on ne peut pas prédire d’avance comment celui-ci arrivera à ses fins. C’est grâce à sa souplesse et à son caractère aléatoire que le système complexe peut être déterminé comme fiable. Un système trivial prévisible est donc finalement moins fiable qu’un système complexe imprévisible. Henri Atlan fait l’éloge Du bruit comme principe d’auto-organisation2. Le bruit, ou désordre, est en effet le passage nécessaire à la réorganisation du système. Le milieu dans lequel il s’insère étant en perpétuelle évolution, le système doit donc faire face en permanence aux variations de son environnement. Nous retrouvons une fois de plus, l’enjeu de la reliance au sein des systèmes vivants, mais à celui-ci, vient s’ajouter celui du nécessaire passage par le désordre d’un système pour permettre son évolution. « L’entropie, dans un sens, contribue à l’organisation qu’elle tend à ruiner et, [...] l’ordre auto-organisé ne peut se complexifier qu’à partir du désordre, [...] à partir du ‘‘bruit’’»3

1.  Edgar Morin, ibid., p.109. 2.  Henri Atlan, Du bruit comme principe d’auto-organisation,1972. 3.  Edgar Morin, Ibid., p.44


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De nombreux écrits relient déjà sur le plan théorique les principes d’auto-organisation et de changement avec les systèmes d’organisation des villes. En 1998, la géographe Denise Pumain publie Les modèles d’auto-organisation et le changement urbain et fait l’hypothèse que « Les modalités du changement observé dans les villes ou dans les systèmes de villes ressemblent à celles que décrivent les théories physiques de l’auto-organisation. »1 Le terme de résilience urbaine rejoint le principe d’homéostasie et « réinterroge la façon de penser le système urbain et ses perturbations. Appliqué à la ville, il peut être défini comme la capacité d’un système urbain à absorber une perturbation et à retrouver ses fonctions à la suite de cette perturbation. »2 Il paraît alors intéressant de chercher à poursuivre cette voie, en essayant de dégager des conséquences pratiques et une prise en compte de ces théories dans le projet architectural et urbain. Cela permettra de plus, de soutenir l’idée que des fondements théoriques, basés sur les philosophies de la complexité, permettent l’enrichissement d’un vocabulaire qui fait écho à une certaine pratique architecturale, déjà en place et peut-être aussi en devenir. Si nous avons déjà vu l’enjeu de la reliance dans le maintien de l’équilibre des systèmes urbains (« La résilience de la structure du système résulte de sa forte connexité, assurée par les échanges matériels et surtout les échanges d’information. »3), nous comprenons aussi à présent la place que peut occuper l’entropie : désordre ou ‘‘bruit’’, dans l’évolution de la ville. Nécessaire pour la réorganisation face à une modification de l’environnement, elle est, pour les systèmes reliés, un passage d’imprévisibilité garantissant l’équilibre. À travers l’analyse des notions de ‘‘contre espace’’, ‘‘tiers paysage’’ et ‘‘tiers lieux’’, Hugues Bazin4 remet au goût du jour la notion de ‘‘tiers espace’’. Ce terme, emprunté au sociologue Jean Viard5 représente « cet espace mi-urbain mi-rural »6. Pour Hugues Bazin, « ces tiers espaces sont aujourd’hui les nouveaux espaces du commun où peut se croiser une diversité tout en constituant une communauté de destin. »7 Ils constituent des plateformes d’échange social dans lesquel les différents acteurs, à la fois chercheurs et auteurs, valorisent « la prise en compte de l’aléatoire dans une culture de l’incertitude, l’absence de projet au profit du processus, le dialogue avec les matériaux pour de nouvelles formes, la revalorisation des situations marginalisées. »8 Ainsi, le contre espace peut être alors perçu comme un incubateur de développement sociopolitique : il naît de l’hétérotopie décrite par Michel Foucault9 comme un espace autonome en marge de la société, qui organise son autogestion à partir de son milieu.

1.  Denise Pumain, Les modèles d’auto-organisation et le changement urbain, p.352. 2.  M. Toubin, coord. La Résilience urbaine : un nouveau concept opérationnel vecteur de durabilité urbaine ? 3.  Denise Pumain, Ibid., p.352. 4.  Hugues Bazin (1993 - ) France. 5.  Jean Viard (1949 - ) France. 6. Martin Vanier, Qu’est-ce que le tiers espace ? Territorialités complexes et construction politique. 2000, p. 105. 7.  Hugues Bazin, Les figures du tiers espace : contre-espace, tiers paysage, tiers lieu, 2013, p. 2. 8.  Hugues Bazin, ibid., p. 6. 9.  Michel Foucault (1926 - 1984) France.


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Le tiers paysage, lui, est défini par Gilles Clément1 comme un délaissé, regorgeant d’une diversité biologique et offrant un potentiel écologique et écosystémique extrêmement riche2. Enfin, le Tiers Lieu, développé par Ray Oldenburg3 est un regroupement, notamment autour du partage de connaissances et de services, et se développe autour de principes d’autofabrication économique et culturelle. Le tiers espace d’Hugues Bazin intègre ces trois notions afin d’englober les dimensions sociopolitiques, écologiques, économiques et culturelles et fait naître alors un potentiel d’auto-organisation sociétal, tant dans le rural que dans l’urbain. « Concevoir le tiers espace comme une nouvelle modalité de gestion de l’urbanité serait une véritable révolution qui s’appuierait sur la maîtrise d’usage des habitants du territoire ».4 Jardins partagés, friches, fablabs, ressourceries, marchés biffins, Zone à Défendre, sont autant de tiers espaces facilitant l’intégration du désordre face aux modifications du milieu. Ils permettent la résilience ou l’évolution des systèmes d’organisation humaine, à échelle politique, gouvernementale, écologique, économique et culturelle. Ces lieux, entre autres hérités du socialisme utopique, rappellent par certains aspects les Phalanstères de Charles Fourier5, Familistère de Jean-Baptiste André Godin6, Icarie d’Etienne Cabet7 ou plus tard, les citésjardins d’Ebenezer Howard8. Ils constituent, en quelque sorte, des utopies concrètes où l’on expérimente le ‘‘Vivre ensemble’’ et requestionne les Communs9 Le projet R-URBAN, présenté précédemment en est un exemple. Nous pouvons aussi présenter la friche La belle de mai à Marseille, qui offre un lieu pour créer, travailler, résider, innover, diffuser, apprendre, se cultiver, débattre, s’amuser, jardiner, se dépenser, faire des rencontres, et encore bien d’autres choses : « l’inattendu [est] à tous les coins de rue de ce bout de ville. » Manufacture des tabacs au XIXe, puis usine jusqu’en 1990, ce morceau de ville de 12 ha est occupé en 1992 par l’association Système Friche Théâtre (SFT) qui suivra l’aspect culturel du projet jusqu’en 2013. Entre 1995 et 2002, la friche est présidée par Jean Nouvel qui cherchera à mieux la relier à la ville à travers la dimension culturelle. La mairie devient propriétaire des lieux. Lors d’une première intervention, trois pôles sont distingués : patrimonial, institutionnel et multimédia-culturel. Trois autres phases viendront souligner ce lien entre friche et ville successivement entre 2002 et 2008 en installant notamment de nombreuses structures et activités. La friche s’intègre peu à peu au quartier en pleine mutation. Mutation due à la friche qui évolue elle-même par la transformation du quartier dans un processus d’inter-rétroaction, inter-rétroalimentation.

1.  Gilles Clément (1943 - ) France. 2.  Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage, 2004. 3.  Ray Oldenburg (1932 - ) Etats-Unis. 4.  Hugues Bazin, ibid, p. 4. 5.  Charles Fourier (1772 - 1837) France. 6.  J-B. A. Godin (1817 - 1888) France. 7.  Etienne Cabet (1788 - 1856) France. 8.  Ebenezer Howard (1850 - 1928) Angleterre. 9.  Christian Laval, Pierre Dardot, Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle, 2015.


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Edgar Morin parle d’ailleurs d’auto-éco-organisation1 pour rappeler que l’auto-organisation est toujours un processus d’interrétroaction avec le milieu dans laquelle il s’insère. « Comment ré-ancrer ce morceau de ville dans la cité ? Cultiver un territoire est une entreprise délicate : à l’image de la nature qui progresse dans l’instabilité et l’imprévu, rien ne doit être figé. La friche s’engage donc à bâtir des cadres qui n’enferment pas. »2 En 2007, une Société Coopérative d’Intérêt Collectif, présidée par Patrick Bouchain est alors mise en place. Elle poursuit et amplifie cette évolution de manière collaborative, à travers la concertation entre usagers, institutions publiques et opérateurs culturels. Le rayonnement de cette gouvernance et les transformations atypiques de la Belle de mai, en font un lieu de brassage culturel et social : un lieu ‘‘improbable’’ d’expérimentations, une usine à ‘‘fabriquer de la vie’’, un lieu qui franchit les frontières et engendre un processus d’évolution de la ville et de ses habitants, tout comme il évolue lui-même en fonction de ces derniers. L’agence ARM Architecture3, l’agence Construire4 et les architectes Encore Heureux5, accompagnent l’évolution de la friche par différents projets d’aménagement au cours des dernières années. Terrasse, crèche, espaces de travail, salles de spectacle, aire de jeu, seront mis à disposition des habitants et feront vivre toujours plus la Belle de mai. « Souci écologique et durabilité, remise en cause des normes et des processus, expérimentation et esprit collectif sont au cœur de sa démarche urbaine et architecturale : projet d’habitations participatives, végétalisation de l’espace urbain avec les jardins partagés et la place paysagée. »6

1.  Edgar Morin, Ibid., p.46. 2.  Histoire de la Friche, http://www.lafriche.org/ 3.  ARM Architecture, fondé par Matthieu Poitevin et Pascal Reynaud. 4. Construire, fondé en 1986 par Patrick Bouchain et Loïc Julienne. 5.  Encore Heureux, fondé en 2001 par Nicola Delon et Julien Choppin. 6.  La friche aujourd’hui, http://www.lafriche.org/


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L’ÉCOLOGIE DE L’ACTION, DE L’INCRÉMENTALISME EN ARCHITECTURE

« L’incrémentalisme, c’est refuser que la fin soit définie dès le début, c’est décider chaque étape quand on l’aborde et en regardant en a, c’est ne pas figer trop tôt les étapes suivantes ni surtout la totalité de l’opération. » Simone & Lucien Kroll, Ordre & désordres p. 31

Comme nous l’avons vu précédemment, un système complexe s’auto-organise par des phases d’ordre et désordre en fonction de l’évolution de son milieu. Les théories du changement de G. Bateson1 que nous avons vues en introduction nous montrent que certains changements (type 1) s’apparentent à la résilience tandis que d’autres (type 2) oppèrent une modification du système afin qu’il puisse survivre à la perturbation. En ce sens, le changement 1 est intégré dans la logique du système tandis que le changement 2 modifie la logique du système : « C’est lorsqu’une situation est logiquement impossible que surgit le nouveau et s’opère une création, qui transcendent toujours la logique ».2 Dans La nouvelle alliance3, I. Prigogine4 et I. Stengers5 appellent ‘‘bifurcation’’ le moment ou le système aborde un comportement évolutif nouveau (changement 2) en comparaison à une trajectoire stable (changement 1). Pour I. Prigogine, ce point de bifurcation - ou changement de cap - intervient lorsque le système s’éloigne du point d’équilibre et « peut être provoqué par une succession d’événements. Ceux-ci, en atteignant un point critique, font prendre des proportions gigantesques à une petite perturbation et rendent impossible toute prédiction quant à l’évolution du système. »6 En connaissance de cause, Edgar Morin propose une écologie de l’action en insistant sur le caractère imprévisible des transformations d’un système après une modification du milieu : Si, de par notre action, on modifie l’environnement en ayant un objectif précis, il y a de très fortes probabilités pour que le système ne réponde pas comme nous l’avions imaginé. « Du fait des multiples interactions et rétroactions au sein du milieu où elle se déroule, l’action, une fois déclenchée, échappe souvent au contrôle de l’acteur, provoque des effets inattendus et parfois même contradictoires à ceux qu’il escomptait ».7 Il conseille alors de ‘‘naviguer dans cette incertitude’’ en prenant conscience que toute décision dans un milieu incertain est un pari. Il s’agit de privilégier la stratégie plutôt que le programme car ce dernier détermine par avance des actions mises en œuvre dans le temps, en vue d’un résultat, tandis que la stratégie, bien qu’ayant un but, relève d’une organisation plus souple : « la stratégie se bat contre le réel en copulant avec lui. [Elle] élabore un scénario d’action en examinant les certitudes et incertitudes de la situation, les probabilités, les improbabilités. Elle se construit pratiquement en se montrant disponible à toutes modifications de la démarche selon les informations qu’elle reçoit, les hasards, contretemps ou bonnes fortunes qu’elle rencontre. Elle doit tantôt privilégier la prudence, tantôt l’audace et, si possible, les deux à la fois. La stratégie peut et doit souvent effectuer des compromis. »8 1.  Gregory Bateson (1904 - 1980) 2.  Edgar Morin, Terre patrie, 1993, p.157 3.  Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, La nouvelle alliance,1979. 4.  Ilya Prigogine (1917 - 2003) Russie. 5.  Isabelle Stengers (1949 - ) Belgique. 6.  De l’ordre dans le désordre, http://ecrits-vains.com/ 7.  Edgar Morin, La méthode : Tome 6, Ethique, 2004, p.234. 8.  Edgar Morin, Une politique de civilisation,1997.


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Transposer ces différentes théories à l’architecture nous invite une fois de plus à requestionner la pratique actuelle du métier d’architecte et les processus de conception de la ville. En effet, nous comprenons désormais qu’un projet d’architecture entièrement planifié à l’avance peut, non seulement s’éloigner des attentes initiales, mais parfois même se révéler contre-productif : « l’exemple le plus brutal, c’est le GPAS (Géneral Problem Solving) élaboré par Herbert Simon, un Américain nobélisé pour cela : tout est problème et tout problème trouve sa solution. Se fiant au seul calcul abstrait, sans rétroviseur qui puisse montrer les dégâts causés au contexte, Simon aboutit fatalement à une absurdité qui aggrave l’aliénation générale. Il rassemble «toutes» les informations utiles (c’est évidemment absurde : une fois assemblées, elles se mettent à vivre...) puis il prend des décisions «rationnelles» exclusivement par rapport à un projet calculé qui fixe définitivement le détail précis de toutes ses phases d’exécution. Les inconnues y sont jugés négligeables : elles peuvent pourtant fausser lourdement les hypothèses et ne se révéler que trop tard. Le système ne veut jamais s’arrêter...Les programmistes sont des embaumeurs : ils transforment une action vivante (habiter, étudier, faire loger...) en un schéma obligatoirement figé et stérile. Les résultats de cette méthode sont effrayants : il n’existe pour lui, que des problèmes, jamais de processus. »1 Pour pouvoir évoluer face aux changements de la société, de la ville et de l’environnement, il est parfois nécessaire, nous l’avons vu, de changer de logique. Cette bifurcation ne peut se faire que si les dispositions préalables ont permis au système de se relier. En ce sens, l’intégration graduelle de petites perturbations accompagne le système un peu plus loin de l’équilibre chaque fois, dans un processus de résilience. Elle facilite ce saut adaptatif imprévisible, mais nécessaire. C’est ce processus que l’architecte Lucien Kroll développe et propose sous le nom d’’’incrémentalisme’’. Théorisé dans les années soixante par Charles Lindblom2, issu des sciences politiques et économiques, l’incrémentalisme est un processus évolutif. Il consiste à effectuer de petits changements afin de faire évoluer un système de manière graduelle. « L’incrémentalisme, c’est une façon écologique de décider : par la participation continue de toutes les informations et de tous les informateurs qui surgissent au cours de l’opération. ‘‘On apprend à marcher en marchant’’. »3 L’architecture qui en résulte est pleine de vie. Lucien Kroll refuse le rationalisme purement fonctionnel « Plus c’est fonctionnel, moins cela fonctionne » et fait l’éloge des processus d’’’Ordre et désordres’’4 qui font de son travail ‘‘Une architecture habitée’’5. S’il exprime clairement une prise en compte de la complexité du monde à travers ses divers écrits, nous la retrouvons aussi à l’œuvre dans ses multiples projets, tous chargés de sens et de chaleur humaine.

1.  Lucien Kroll, dans AlterArchitectures Manifesto, 2012, p. 213. 2.  Charles Lindblom, (1917 - ) Etats-Unis. 3.  Lucien Kroll, ibid, p. 213. 4.  Simone & Lucien Kroll, Ordre et désordres, 2015. 5.  Thierry Paquot, Simone & Lucien Kroll, Patrick Bouchain Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée, 2013


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Pour lui et son épouse Simone Kroll, ‘‘Tout est paysage’’1 : « Notre approche est surtout paysagère, donc globale, relationnelle et de longue durée. Nous disons “paysage” dans le sens de milieu naturel complexe construit par des décisions entrecroisées, multiples, tissées, jamais par des règles rigides, droites et simplificatrices. Notre approche est de longue durée puisqu’elle considère le passé, l’existant, le non-dit, comme la trame sur laquelle se pose le nouveau projet qui n’est qu’un moment dans l’histoire et qui continuera à évoluer sans nous. »2 Cette évolution, prise en compte dans la temporalité, profère à cette architecture une durabilité dans le changement (dialogisme). Simone et Lucien Kroll se fient au vivant et à sa souplesse pour continuer à évoluer. Ils rejettent toute tentative de rigidité qui chercherait à déterminer à l’avance un projet ficelé. Nous retrouvons donc cette notion de processus évolutif qui avance pas à pas et se construit dans l’inter-rétroalimentation entre tous les acteurs et actants du projet. « L’incrémentalisme, c’est ajouter un élément après l’autre, sans cohérence, c’est la science de la débrouillardise, une méthode intuitive ‘‘darwinienne’’ à l’image des tâtonnements de la nature...» Dans ses projets, Lucien Kroll met donc une attention particulière à ne pas faire deux fois la même chose : les habitants profitent alors d’une diversité et peuvent s’approprier les lieux. Ils sont invités à prendre part au processus de conception, faire évoluer ensemble le cahier des charges, réécrire le projet sur lui même plusieurs fois. Ils développent ainsi une ‘‘archéologie virtuelle’’ : « Des logements travaillés par une famille (qui nous quittait) puis par une autre, une troisième, en conservant la trace des anciennes. »3 Processus effectué sur le papier et qui pourra continuer peu à peu dans l’incrémentalisme concret de ces bâtiments vivants. Ce même processus est relaté physiquement dans l’exposition « Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée »4 au Lieu Unique à Nantes. Un appartement-témoin pour une exposition habitée est mis en place par le collectif ETC, une ‘‘pièce dans la pièce’’ : « Jamais terminé, cet appartement demande à être habité et à évoluer tout au long de l’exposition. Plusieurs habitants et professionnels emménageront successivement dans ces murs et proposeront à chaque fois un nouvel espace de vie. C’est la somme de toutes ces transformations et de tous ces récits qui feront parler les murs. »5

1.  Lucien Kroll, Tout est paysage, 2012. 2.  Simone & Lucien Kroll, Ordre et désordres, 2015, p.15. 3.  Lucien Kroll, Tout est paysage, 2012. 4.  Exposition Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée, 2013, http://www.lelieuunique.com/ 5.  Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée, communiqué de presse.


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Le Collectif ETC joue d’ailleurs souvent, de manière tacite, la carte de l’écologie de l’action. En investissant l’espace public, par exemple en 2011 sur une friche près de la gare de Saint Étienne, il donne justement une « Place au changement ». Ce chantier ouvert au public vise à refléter les mutations en cours dans le quartier et « donner vie ensemble à ce morceau de ville en devenir. »1 Des activités seront ainsi développées sur cette place durant un mois, afin de l’aménager, de la faire vivre. Entre jardinage, bricolage, peinture et activités ludiques, l’ensemble des acteurs locaux : habitants, élus, centres sociaux et foyers, se retrouvent l’espace d’un moment, pour échanger sans hiérarchie, apprendre et partager. Des espaces dessinés au sol reprennent le plan fictif des futurs logements tandis qu’une fresque est peinte, représentant une coupe du bâti. Les prémices du futur bâtiment se font déjà sentir. Les habitants peuvent se projeter, échanger sur l’avenir du lieu, questionner les méthodes de concertations mises en place par la mairie, dynamiser la vie associative locale. La place sera inaugurée et nommée par les habitants. Les rencontres génèrent le partage d’histoires, d’anecdotes, d’envies, d’idées. Les liens commencent à se tisser, le projet, à s’étendre sur les façades alentour sous forme de peintures murales, puis perdurera dans le temps sous forme de ‘‘fanzine’’ donnés aux habitants. La dimension ‘‘temporaire’’ permet l’expérimentation. « La notion de temps dans le monde de la construction étant différente de la notion de temps chez les habitants, il y a peut-être un enjeu à réinvestir ces temps morts du projet, pour une meilleure acceptation des opérations urbaines souvent mal vues. »2 Le projet expérimental Paracity3 que propose Marco Casagrande4 tente, lui aussi, de générer un processus incrémental. À partir d’une cellule en bois de six mètres cubes dont il ne dessine que les arrêtes, il cherche à recréer un système d’organisme urbain modifiable et interprétable par l’autoconstruction. Les usagers peuvent alors se réapproprier et transformer la structure de base : les arrêtes de cubes, pourtant identiques et standardisées au départ, deviennent uniques en fonction de leur contexte et de leur milieu. Flexibles, les cubes s’adaptent aussi bien à des usages d’habitat que de jardins, fermes, ateliers ou autres. Cette trame, ouverte au public offre le cadre générateur d’une architecture DIY (do it yourself) et explore les pistes d’une reconstruction rapide et efficace des zones détruites par des catastrophes naturelles. « Autant d’accidents qui, réunis, prendraient le pas sur une ville industrielle caduque avec ‘‘la nature comme co-architecte ; c’est elle qui s’occupe des finitions’’.»5

1.  Place au changement ! http://www.collectifetc.com/ 2.  Place au changement ! ibid. 3.  Paracity http://casagrandelaboratory.com/ 4.  Marco Casagrande (1971 - ) Finlande. 5.  Global Award 2015, des lauréats engagés, http://www.larchitecturedaujourdhui.fr/


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LE PRINCIPE HOLOGRAMMATIQUE OU L’ENJEU DE L’ACUPUNCTURE URBAINE

« Nous savons que la planification urbaine est un processus complexe. La meilleure des planifications possibles ne réussit pas à générer des transformations immédiates. C’est presque toujours un petit événement qui provoque une réaction en chaîne. J’appelle cela une bonne, une véritable acupuncture urbaine. »

Jaime Lerner, Acupuncture urbaine, p. 13

Nous avons pu voir dans ces différentes parties, comment le vivant s’auto-éco-organise en passant par des phases d’ordre et de désordre. Une modification incrémentale du milieu, c’est-à-dire une action ponctuelle dans le temps, favorise un retour à l’équilibre dynamique des systèmes. À ce processus temporel de changement, nous allons désormais ajouter une dimension spatiale. Face aux pressions environnementales, nous avons vu qu’un système peu ou pas relié aura tendance à se trivialiser (jusqu’à la mort du bruit : le silence) ou au contraire à conserver un chaos entropique incapable de se réorganiser. Dans ces deux cas, l’information ou l’entropie n’ont pas les moyens de circuler librement et stagnent, par ponctualités. Dès lors, un métasystème peut, lui aussi, comporter des sous-systèmes locaux se dégradant de façon analogue. L’ensemble n’est alors pas en harmonie. Pour comprendre cette logique d’organisation spatiale, Edgar Morin compare le système vivant à l’hologramme. En effet, chaque particule de ce dernier comporte l’information de la totalité de l’hologramme, tandis que celui-ci est composé de toutes ces particules. « Non seulement la partie est dans le tout, mais le tout est dans la partie. […] L’idée donc de l’hologramme dépasse, et le réductionnisme qui ne voit que les parties, et le holisme qui ne voit que le tout »1.Cette dialogique entre le tout et la partie revisite les limites de la vision linéaire cartésienne selon laquelle le tout se restreint à être la somme des parties, dans une dynamique organisée selon ‘‘l’ordre des raisons’’2. Le principe hologrammatique nous permet donc de considérer chaque partie comme porteuse de l’information du tout. Il n’y a plus besoin de remonter toute la chaîne causale pour pouvoir effectuer un changement. Le système n’est plus linéaire, mais complexe. C’est un tissu dans lequel différentes ponctualités sont détentrices d’un pouvoir de changement. Nous découvrons ici une nouvelle facette de l’écologie de l’action, cette fois de manière spatiale, nécessitant peu d’énergie pour sa mise en oeuvre et permettant un changement global de tout un système à partir d’une action ponctuelle.

1.  Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, réed. 2014, p.100. 2.  Chaîne linéaire des causalités


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Nous avons pu constater précédemment, qu’il existait une analogie possible entre les principes d’organisation systémique et les principes d’organisation des villes. Métropoles, morceaux de villes, quartiers, bâtiments, appartements sont autant de systèmes et soussystèmes interconnectés, qu’il est possible d’observer selon les principes d’ordre et de désordre.Les bâtiments parfois trop silencieux, décrits par Thierry Paquot comme des Désastres urbains,1 résultants d’un découpage fonctionnaliste des activités citadines, sont des endroits où le désordre peine à exister. Les ‘‘accidents’’ de la vie, les rencontres fortuites s’y font rares. Tout est planifié d’avance. Les bâtiments se transforment peu à peu en « squelettes urbains »2. L’architecte peut donc prendre part à l’évolution de ces quartiers afin d’y rompre le silence, comme l’a fait l’Osservatorio Nomade pour Il Corviale. Les membres de Cochenko3 dans Made in Joliot4 construisent avec les différents acteurs d’un quartier, un lieu de partage et d’échange par la création d’un potager au pied des tours. Un container utilisé comme atelier est mis en place afin de soutenir les habitants dans l’aménagement de leurs logements nécessaire suite à une rénovation de leurs lieux de vie. D’un autre côté, certaines portions de villes, comme les villes informelles, s’implantent là encore sans concertation, ni liaison avec le tissu urbain existant. Ici, pas de règles, la débrouillardise est le système qui règne. Insalubrité et misère posent problème et l’« embryon d’autogestion de la misère [est alors] vécu comme une provocation par l’ordre établi »5. Là encore, l’architecte a un rôle à jouer pour favoriser l’intégration à la ville des populations les plus démunies et les aider à mieux se relier, à mieux s’organiser. C’est notamment le travail de P.É.R.O.U6 qui propose de « Construire la sortie du bidonville en l’habitant. » Ces potentiels désordres, nécessaires à la réorganisation et à l’évolution, sont encore bien souvent rejetés : « Chaque fois qu’une observation participante mène logiquement à une certaine complexité de paysage urbain, on aura beau faire, il y aura toujours un architecte qui ‘‘mettra de l’ordre’’ et qui, stupidement, effacera les traces d’habitants et imposera au nouveau paysage un aspect bien ordonné, muet, stérile et rien qui puisse rappeler une culture populaire, un développement continu, une vie chaotique, donc un tissu urbain visiblement vivant. »7

1.  Thierry Paquot, Désastres urbains, les villes meurent aussi, 2015. 2.  Patrick Bouchain, Construire ensemble le grand ensemble, habiter autrement, 2010, p. 62. 3.  Cochenko (2007- 2015) France. 4.  Made in Joliot (2011-2015) http://madeinjoliot.com/ 5.  Sébastien Thiéry (coord.) Considérant qu’il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir : Sur l’art municipal de détruire un bidonville, 2014. 6.  Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines, fondé en 2012, Paris. 7.  Lucien Kroll, Tout est paysage, 2012.


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Pourtant, aujourd’hui, de nombreux architectes choisissent d’agir différemment. Ce sont autant de musiciens permettant d’harmoniser laville, qui à l’image de la musique (juste équilibre entre le silence et le bruit) doit trouver la juste mesure entre l’ordre et le désordre. « Il existe une harmonie du désordre qui rend l’ensemble plus juste ».1 Tandis que Simone et Lucien Kroll militent pour une « architecture homéopathique »2, Jaime Lerner et Marco Casagrande font appel à « l’acupuncture urbaine ». Ils agissent alors sur des ponctualités, là où, soit l’entropie, soit l’information, ne peuvent s’évacuer d’elles-mêmes et tissent les liens par une modification écologique de l’espace, afin de redynamiser l’ensemble. « L’acupuncture urbaine est une théorie bio-urbaine, qui conjugue la sociologie et l’aménagement urbain avec la théorie médicale chinoise de l’acupuncture. En tant que méthodologie de conception, elle opère des micro-interventions tactiques sur le tissu urbain, visant à obtenir des répercussions et une transformation en cascade de l’organisme urbain général. À travers ces points, l’acupuncture urbaine cherche le contact avec les savoirs locaux du site. Par nature, l’acupuncture urbaine est souple, écologique, soulage le stress et la tension industrielle dans l’environnement urbain. Elle guide ainsi la ville vers l’organicité : une nature urbaine, partie intégrante de la nature. Elle active à petite échelle un développement catalyste, écologique et social de l’environnement construit. »3 Les points de l’Acupuncture urbaine4 proposés et décrits par Jaime Lerner sont extrêmement riches et variés : les possibles actions redynamisant l’espace sont multiples et dépendent toujours d’un contexte : un jour il faut agir vite, le lendemain, il est nécessaire de « ne rien faire, de toute urgence ».5 L’acupuncture urbaine peut être synonyme de solidarité, de courtoisie ou encore de poésie urbaine. Elle est participative : « ce qu’il faut, c’est un scénario, ou une idée, un dessin désirable. Et tous - ou la plupart - aideront à le réaliser. Là, au moment précis de sa réalisation, l’auto estime de la population fait bouger la ville. » 6 Lors de ses trois mandats pour la ville de Curitiba en 1971 à 1992, Jaime Lerner architecte et urbaniste s’emploie à proposer des systèmes de dynamisme alternatifs, auxquels les habitants sont invités à prendre part. Pour régler, par exemple, les problèmes de gestion des déchets dans les bidonvilles ou sur la côte, il proposera aux habitants d’échanger leurs sacs à ordures contre des billets d’autobus, s’ils les apportent eux-mêmes. Aux pêcheurs, il propose le rachat des ordures récupérées dans les filets. « Au final, 70% des habitants trient leurs déchets (contre 14% à Paris) [...] Aujourd’hui, si l’on interroge les habitants de la ville, 99% pensent vivre dans la ville où la qualité de vie est la meilleure au monde. »7

1.  Patrick Bouchain, ibid, p 74 2.  Lucien Kroll, ibid. 3.  Marco Casagrande dans La ville rebelle, 2015. 4.  Jaime Lerner, Acupuncture urbaine, 2011. 5.  Jaime Lerner, ibid, p. 59. 6.  Jaime Lerner, Acupuncture urbaine, 2011, p.59. 7.  Jaime Lerner, l’acupuncteur urbain, http://www.naturavox.fr/


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Une forêt infinie, déposée au coeur d’une place à Amsterdam1, du mobilier urbain ‘‘Made in Vitrolles’’2, des ‘‘guitounes’’ sur la place du buisson Saint-Louis3, des cultures de pleurotes aux pieds des tours à Roubaix4, la liste est longue de ces microprojets architecturaux qui favorisent le lien et sèment la courtoisie urbaine et la convivance. Ces nombreux projets viennent poétiser, l’espace d’un instant, nos pratiques habituelles de la ville. Ils interagissent à plus ou moins long terme dans l’espace public avec les habitants en dynamisant les usages et en favorisant les interactions citoyennes. D’autres projets profitent de la vacance des lieux entre deux planifications urbaines pour s’immiscer dans les interstices, se faufiler dans le délaissé. C’est le cas par exemple Des Grands Voisins à Paris, qui réintègre les locaux de l’ancien Hôpital Saint Vincent de Paul, destinés à la création d’un nouveau quartier à l’horizon 2017. Les associations Aurore5, Yes We Camp6 et Plateau Urbain7 se partagent les tâches du projet, alliant architecture, urbanisme, communication, mais aussi insertion professionnelle, soin, hébergement et accompagnement de personnes en situation de précarité ou d’exclusion. La diversité des populations et des savoir-faire présents sur le site engendre une mixité des usages et une mixité sociale particulièrement favorable à l’émergence de situations et rencontres ‘‘imprévisibles’’ et constructives. Le projet, dans sa dimension culturelle, rayonne sur le quartier et sur la ville en proposant aux habitants : concerts, marchés de producteurs, café, restaurant, spectacles et autres activités. En ce qui concerne le rayonnement dans la ville, il peut-être d’ordre méthodologique, puisque ces nombreux projets, agissant souvent sur l’événementiel et le court terme essaiment néanmoins leurs idées sur leur passage et favorisent la multiplication sur le long terme de ces ‘‘espaces vivants’’. Il peut-être d’ordre sociologique puisque les gens qui s’y rencontrent tissent des liens pouvant perdurer, et être eux aussi à la naissance de futurs nouveaux projets. Il peut-être aussi d’ordre culturel, puisque les savoirs et la culture partagés et diffusés sur place profitent à tous et ne disparaîssent pas, bien au contraire, une fois le projet achevé.

1.  DUS. Fondé en 2004, Amsterdam. 2.  Made in Vitrolles, Bellastock, collectif ETC, EXYZT, Les Saprophytes, Bruit du Frigo, 2013. 3.  Da(TA)PLACE, Cochenko & Un sourire de toi et je quitte ma mère, 2010. 4.  Les Saprophytes à l’Alma, 2007. 5.  Association Aurore, fondée en 1871, Paris. 6. Yes We Camp, fondé en 2013, Marseille - Paris. 7.  Plateau Urbain, fondé en 2013, Paris.


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3. TEMPORALITÉS

« On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste. » Gébé, l’An 01, 1972.


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« Le futur n’est pas donné, le futur est une des possibilités impliquées par le présent. Ainsi, comme l’avait si joliment écrit Valéry, « le futur devient construction », et c’est une construction à laquelle chacun de nous peut participer. »

Ilya Prigogine, Temps à devenir, p.21.

Dans la partie précédente, nous avons vu que l’organisation du vivant était un système complexe régi par des principes dont la philosophie et les sciences humaines avaient su s’inspirer. Nous avons montré que le regard de plusieurs architectes sur la ville et son organisation était lui aussi affilié à cette pensée, ce qui modifiait considérablement les pratiques de ces derniers. À travers l’écologie de l’action et le principe hologrammatique, nous avons compris que l’auto-organisation dépendait à la fois du temps et de l’espace. Nous allons, dans cette dernière partie, développer la nouvelle relation au temps (et donc inséparablement à l’espace) induite par la pensée complexe et montrer quelles modifications des pratiques architecturales cette dernière peut engendrer. Les travaux de recherche de I. Prigogine sur l’auto-organisation et les structures dissipatives énoncées précédemment modifient considérablement les visions antérieures du temps. En effet, avant lui, la thermodynamique et de la mécanique s’opposaient : « La science d’aujourd’hui doit chercher cette voie étroite, trouver un chemin entre deux extrêmes, aliénants tous les deux. L’un, c’est un monde déterministe qui nous rend étranger au monde que nous décrivons et l’autre, c’est un monde aléatoire qui rendrait toute prévision impossible. »1 Les équations de I. Newton engendrent une vision déterministe du monde dans laquelle de grandes lois régissent un monde calculable et prévisible. Dans la célèbre équation de Einstein E = mc2, le temps (c) est réversible : temps ou inverse du temps élevé au carré donnera toujours le même résultat. De Newton à S. Hawking2, en passant par A. Einstein, les chercheurs en sciences physiques s’accordent donc pour dire que la flèche du temps n’existe pas. Ainsi, l’homme n’a aucun pouvoir sur le monde. Quoi qu’il fasse, l’univers est, et quoi qu’il produise, l’univers sera, irrémédiablement, que le temps aille dans un sens ou dans l’autre (« Dieu ne joue pas aux dés », disait Einstein). Le second principe de la thermodynamique écrit par Rudolf Clausius en 1865 démontre l’irréversibilité du temps mais nous conduit quant à lui vers une entropie grandissante. Cette vision du temps annonce alors l’apocalypse, elle obéit à la loi du chaos à laquelle le monde serait soumis. Une flèche du temps avec une fin : la fin des temps. « L’idée de définir une activité […] comme menant irrévocablement à sa propre disparition, avait marqué le XIXe siècle d’une anxiété presque eschatologique. Notre monde est condamné à la mort thermique. Nos sociétés épuisent leurs ressources, elles sont condamnées à la déchéance. »3 1.  Ilya Prigogine, Temps à devenir: à propos de l’histoire du temps, 1993, p. 44. 2.  Stephen Hawking (1942 - ) Angleterre. 3.  Isabelle Stengers et Ilya Prigogine, entre le temps et l’éternité, p.22.


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Entre déterminisme et Apocalypse, le choix est difficile. Pourtant, c’est par un travail transdisciplinaire méticuleux que Prigogine démontre que le temps peut être ouvert sur l’avenir : l’ordre naît du chaos. « Le non-équilibre, ce n’est pas du tout les tasses qui cassent ; le non-équilibre, c’est la voie la plus extraordinaire que la nature ait inventée pour coordonner les phénomènes, [...] Les phénomènes irréversibles, loin d’être [...] le chemin vers le désordre, ont au contraire un rôle constructif extraordinaire. » 1 Avec le temps du ‘‘progrès’’, les innovations basées sur une techno-science mécaniste et sur le mythe d’une croissance infinie, produisent davantage de biens matériels éphémères, mais aussi plus de dettes et de déchets. Elles produisent également une accélération du temps, au rythme d’une croissance exponentielle destructrice, tant de la biosphère que de la sociosphère. Enfin, elles rendent le passé obsolète et le rejettent ce qui engendre une destruction des patrimoines culturel, materiel et immatériel de l’humanité. Nous travaillerons donc premièrement à examiner les innovations architecturales sous l’angle d’un temps de la responsabilité qui vise à contrer ce temps des dettes et des déchets. Nous verrons ensuite comment un courant architectural cherche à ralentir cette course effrénée vers l’abîme et terminerons par une revalorisation du passé, pour en finir avec un rejet méprisant des anciens temps et envisager un temps symbiotique, à l’ecoute des traditions et de la modernité, qui pourra générer de nouvelles ressources pour l’avenir.

1.  Ilya Prigogine, Ibid., p. 14.


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TEMPS DE LA RESPONSABILITÉ, MISE EN PRATIQUE PAR LE RÉEMPLOI. TEMPS

« La chaîne du bâtiment est complexe […] L’intelligence collective devrait aller de pair avec une responsabilité retrouvée et partagée par chacun, donc à la fois juste et solide. Si la matière est en crise, il se trouve que le métier d’architecte l’est également. La profession pourrait ainsi trouver une forme de résilience dans la réinvention de son rapport à la matière. » Nicola Delon et Julien Choppin, Matière Grise, p. 348. Dans ses ouvrages co-écrit avec I. Prigogine, les observations épistémologiques d’Isabelle Stengers sont essentielles, à la fois pour comprendre les mécanismes entretenus par une société capitaliste et productiviste, mais aussi pour récupérer notre pouvoir d’action. L’accumulation de dettes, à la fois dans la matière mais aussi dans le temps, est tout à fait justifiable dans une vision entropique du temps et de l’avenir : à quoi sert de lutter si tout sera détruit de toute manière ? L’homme est déresponsabilisé. De la même manière, la vision déterministe de l’avenir, sans flèche du temps, empêche l’homme d’agir sur son milieu : À quoi bon agir si les choses sont immuables et que seules les lois créatrices de l’univers peuvent changer les choses ? Ces visions pourtant opposées, justifient toutes deux une vision des crises actuelles comme subies, et non produites. Par la démonstration de la puissance créatrice du temps, les découvertes de Prigogine portent en elles un « principe de responsabilité » de l’homme, face – ou plutôt avec – le monde : « Je crois au contraire que nous sommes au début d’une nouvelle aventure de la raison, au début d’une science qui permet d’éviter l’aliénation issue du dualisme cartésien. Aliénation parce que tant que ce dualisme est là, nous sommes exclus de la description que nous faisons du monde. »1 Pour Prigogine, le temps n’est pas, il devient. Et c’est la construction consciente et permanente du présent qui entraîne le futur vers une probabilité plutôt que vers une autre. Si nous ne savons pas de quoi est fait demain, nous sommes cependant responsables aujourd’hui de ce qu’il deviendra. L’Homme, co-créateur de l’histoire permanente construite dans l’ici et maintenant, devient responsable et doit donc désormais répondre présent.2 Et qu’est-ce que la responsabilité sinon reconnaître le passé et assumer l’avenir ? S’acquitter de ses dettes et ne pas en créer de nouvelles. Les dettes, nous les connaissons malheureusement trop bien ! Le système capitaliste entier s’est construit dessus3. Dette économique, oui, mais pas seulement. Nous vivons aussi à crédit sur la planète : chaque année, la date du « dépassement de la terre »4 se rapproche, et c’est le pied sur l’accélérateur que nous fonçons vers la catastrophe. 1.  Ilya Prigogine, Temps à devenir: à propos de l’histoire du temps ,1993, p. 20. 2.  Répondre et responsabilité viennent tous les deux du latin respondere. 3.  Éric Toussaint, Le système dette, 2017. 4.  À compter du 2 août, l’humanité vit à crédit, Le monde, article du 01.08.2017.


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Au premier abord, cette prise de conscience paraît plutôt paralysante. Pourtant, « non seulement la peur n’est pas un obstacle à la vertu de la responsabilité mais c’est sa condition de possibilité. »1 Dans leur ouvrage sur « La sorcellerie Capitaliste »2, Isabelle Stengers et Philippe Pignarre démasquent les envoûtements d’un capitalisme sorcier qui « opère en nous frappant de paralysie et d’impuissance, en nous forçant à la résignation ».3 La dette est démasquée : elle fait partie de ces nombreux moyens de soumission et d’aliénation entretenue par le système telle « une arme de domination ».4 Quels sont nos potentiels d’action ? Comment déjouer le « mauvais sort » ? Comment s’acquitter d’une dette qui croit de manière exponentielle ? Pierre Rabbhi nous conte l’histoire du Colibri, et ce sera au tour des architectes de s’emparer de cette fable amérindienne. « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! Et le colibri lui répondit : “Je le sais, mais je fais ma part.” »5 Bien que le système marchand – dont le rapport fin/moyen a été biaisé depuis longtemps6– ait entraîné avec lui de nombreux métiers, ensorcelés eux aussi par des processus de désappropriation, c’est le moment du « Reclaim ! »7: Il est temps de se réapproprier ses propres moyens d’action, retrouver sa capacité de penser, récupérer ce qui a été détruit et de reprendre la main sur les problèmes qui nous concernent. C’est l’invitation des architectes Julien Choppin et Nicola Delon qui dans leur exposition Matière Grise, appellent à user de créativité pour déjouer les pièges de l’accumulation excessive de matière dans les pratiques architecturales. « Consommer plus de matière grise pour engendrer moins de matières grises. […] C’est miser sur la pluralité des intelligences qui façonnent le rapport au monde car, si les ressources terrestres sont finies, les ressources intellectuelles semblent infinies. »8 Pourtant, l’ouvrage le montre, nombreux sont les enchantements ayant soumis les métiers de la construction aux lois du monde moderne. La désappropriation commence dès le début de la révolution industrielle où les matériaux de plus en plus raffinés, sophistiqués, élaborés, éloignent petit à petit l’ouvrier de ses savoir-faire et l’architecte des matières premières. On désengage l’humain au profit de la machine, on privilégie le prêt-à-poser pour une main d’œuvre de moins en moins qualifiée. « C’est ainsi que le plâtre est devenu la plaque de plâtre. » L’hyperchoix des matériaux ne donne que l’illusion de la capabilité à des architectes pour qui « La matière est devenue invisible.» L’industrie du bâtiment simule les traces d’un passé dont elle a fait table-rase. Porteuses d’une similihistoire, les ruines industrielles dénuées de poésie, sont prises en flagrant délit de faux et usage de faux. Elles ne connaitront malheureusement jamais « la splendeur d’une beauté qui n’appartient qu’au temps ».9 1.  Monette Vacquin dans La résponsabilité, p.78. 2.  Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, La sorcellerie capitaliste - Pratiques de désenvoûtement, 2005. 3.  Mona Chollet, sur La sorcellerie Capitaliste, dans Périphéries, 2005. 4.  Éric Toussaint, op. cit., 2017. 5.  Nicola Delon et Julien Choppin citent Pierre Rahbi dans Matière Grise, op. cit. 6.  Ivan Illich, La convivialité, 1973 7.  Terme employé par Isabelle Stengers : « se réapproprier, reprendre, redevenir capable, récupérer, guérir ». 8.  Nicola Delon et Julien Choppin, op. cit., p. 14. 9.  Ibid., p. 22.


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Ce qui est gagné d’un côté est perdu de l’autre. Et c’est la convivialité qui s’amenuise au fil des temps modernes, car « l’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme. »1 C’est pourquoi le ‘‘Système D’’ (D pour débrouillardise) prend aujourd’hui tout son essor. Les solutions proposées par les mouvances alternatives de l’architecture sont autant de manière de se réapproprier le monde du chantier et de la construction afin de leur conférer une haute valeur ajoutée, celle de la vie qui reprend ses droits. Temporelle, spatiale, la question du réemploi est loin d’être linéaire. Elle est d’ailleurs plutôt circulaire, comme l’indique le nom de l’économie qui la porte. Les acteurs de cette Alter-économie déjouent les tours de l’envoûtement techno-industriel par de nombreux actes de résistance. Ils prennent à bras le corps leur responsabilité et agissent au présent, en tenant compte du passé pour mieux penser l’avenir. Cette résistance passe par de nombreuses formes de réappropriation. C’est sortir de « l’hyperchoix » en responsabilisant sa manière de concevoir à partir d’une matérialité, portant « le dilemme que le choix des matériaux révèle […] celui d’une soutenabilité globale, en amont pour maximiser la préservation des ressources, en aval pour minimiser les pollutions. »2 Ce système parallèle, naissant d’une astucieuse recherche de solutions aux problèmes que pose la surconsommation, utilise les déchets d’un système décadent pour en faire des ressources et alimenter son économie. C’est le cas, par exemple, du travail de Superuse studio3, qui n’hésite pas à dessiner un projet fait entièrement de materiaux récupérés : une facade venant d’enrouleurs de câbles, des fondations en coquillages et même des luminaires à l’aide de parapluie. L’architecte Arturo Franco quant à lui, récupère toutes les tuiles des anciens abattois de Madrid pour en faire les cloisions intérieures du centre culturel 8B4. Récupérer, recycler, détourner ; ces différentes manières de refléchir à la matérialité du projet construit sont nécessaires pour envisager le futur, mais ne sont pas suffisantes. La résistance au ‘‘tout béton’’ consiste aussi à ‘‘penser la ruine’’, à reflechir à la déconstruction. L’exercice a été mené cette année par des étudiants lors du chantier éphémère de Bellastock5. 30 000 blocs de terre, faits à partir de la récupération de remblais du Grand-Paris, ont été mis à disposition des étudiants, qui avaient pour consigne de constuire une ville, le temps d’un week-end, et de la déconstruire sans en abîmer les matériaux. Le pari fût une réussite et s’il ne reste aujourd’hui que des souvenirs de la ‘‘ville des terres’’, ce sont aussi ceux de la possibilité et de l’importance de penser tout autant la construction que la déconstruction. La logique de cette reflexion consiste à sortir d’un système de démolition pour entrer dans un système de déconstructionreconstruction.

1.  Ivan Illich, La convivialité, p. 27. 2.  Nicola Delon et Julien Choppin, Ibid., p. 22. 3.  Superuse studio fondé en 1997 par Césare Peeren, Pays-Bas. 4.  8B Nave, Arturo Franco, Madrid, Espagne, 2009. 5.  Bellastock, La ville des terres, île Saint-Denis, 2017.


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Construire et déconstruire en tenant compte de ces enjeux, demande une réfaction complète et permanante de la profession d’architecte. C’est une adaptation à l’environnement, au milieu et à des ressources qui ne sont accessibles que dans un présent permanent, qui plutôt que d’être vu comme celui de la contrainte, devient un présent de l’opportunité. Le projet utilise le ‘‘déjà là’’ et la compétance de l’architecte réside alors dans l’imagination que ce dernier peut avoir pour inventer les assemblages astucieux qui pourront conférer au bâtiment les qualités préalablement requises. Une multitude d’architectes sont aujourd’hui empreints de cette methode et bien que les expérimentations peinent encore à émerger sur la scène de l’architecture ‘‘classique’’, l’architecture de l’urgence, aux temporalités plus brêves, en est une précurseuse. À combien s’élèvent les tentatives de telles constructions dans les bidonvilles de France et d’ailleurs ? À montreuil, Cyrille Hanappe et ses étudiants1 construisent, avec des familles Roms, une cuisine collective : portes et fenêtres sont colléctées par les habitants et l’isolant est fait à base de vêtement recyclés2. « L’ambassade du PÉROU3 » milite auprès des réfugés et propose de nombreuses solutions constructives sous la politique du ‘‘ici et maintenant’’ notamment à La Chapelle, où des poteaux de feux rouges reprennent la structure d’un petit kiosque pour abriter les familles explusées de Ris-Orangis. En Afrique du Sud, l’architecte Carin Smuts s’engage dans des pratiques similaires et devient une célèbre architecte des ‘‘Townships’4’. Mais ce qui lie par dessus tout toutes ces pratiques est la dimension sociale qui s’en dégage : Dans la guérrison des blessures de l’apartheid, dans l’accueil des réfugiés ou encore dans la réinsertion professionnelle, nous retrouvons à chaque fois la dimension du soin, de l’attention à l’humain. Les projets qui en résultent pourraient alors être primés pour leur Haute Qualité Humaine. Finalement, il semblerait que dans l’architecture aussi, il soit possible de trouver, dans le refus de se rendre au service du marché, une revalorisation de l’échange et des liens de solidarité à travers un tissu riche de relations informelles.

1. Cyrille Hanappe, DSA Risques Majeurs ; Urgence, Reconstruction, Développement, ENSAPB. 2. Nicola Delon et Julien Choppin, Ibid., p. 22. 3.  Sébastien Thierry (coord.), op. cit, 2014. 4. Carin Smuts, Cape-town, Afrique du Sud, depuis 1989.


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RALENTIR LE TEMPS DÉCROISSANCE EN ARCHITECTURE

Le travail présenté dans cette fin de troisième partie constitue une ouverture sur des recherches que j’aimerais développer ultérieurement : L’objet de cette deuxième souspartie serait de remettre en question le progrès dans sa dimension temporelle basée sur une accélération perpétuelle et exponentielle, en m’appuyant entre autres sur les travaux autour de la décroissance, dont Serge Latouche1 en est un des principaux théoriciens. Une fois la dimension théorique établie, je pourrais chercher dans les pratiques actuelles de l’architecture s’il est possible d’en trouver certaines qui concordent avec une cette vision décroissante de l’évolution. Peut-être serait-il alors question de ‘‘Slow architecture’’2 ou alors de villes décroissantes3. J’aimerais aussi requestionner la manière dont le ‘‘progrès technocratique’’ peut parfois s’associer à une «occidentalisation du monde’» pour engendrer une nouvelle forme de misère, dans des pays où la pauvreté n’est encore que sobriété heureuse. Cette pensée, inspirée de Majid Rahnema4, requestionne elle aussi notre vision des ‘‘avancées rapides’’ et me permettrait de faire une liaison avec les architectures au temps long, notamment celles du nouveau vernaculaire dont j’aimerais aussi parler dans une dernière sous-partie.

1.  Serge Latouche (1949 - ) France. 2.  Edouardo Souto de Moura (1952 - ) Portugal 3.  Shrinking Cities, ou villes en déclin. 4.  Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, 2004.


ENTRE TRADITIONS ET MODERNITÉ LE NOUVEAU VERNACULAIRE

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Dans la poursuite de cette recherche, j’aimerais développer la manière dont la pensée complexe permet d’envisager une symbiose des temps traditionnels et modernes afin de proposer un temps dans lequel il est possible de concevoir un nouvelle architecture vernaculaire ; Une architecture qui répond à la fois aux enjeux d’une société mondialisée et ‘‘développée’’ mais aussi en lien avec son milieu, en symbiose avec les écosystèmes qui l’entoure, dans le respect des savoir-faire traditionnels et des connaissances vernaculaires. Je m’appuyerais sur divers projets d’architecture contemporaine tels que ceux d’Anna Heringer, de Diébédo Francis Kéré, de Tyin ou encore d’Alborde et rechercherais comment ces derniers s’inspirent du passer pour changer l’avenir. Bien que ces recherches ne soient pas encore abbouties, l’ouverture vers celles-ci et la lecture de divers ouvrages m’ont déjà ouverts de nombreuses pistes de reflexions et ont nourri sensiblement ma pratique, notamment celle de mon projet de fin d’études. En effet, ces deux derniers thèmes, bien que n’ayant pas pu bénéficier d’une rédaction aboutie dans le cadre du mémoire de recherche, ont fait l’objet d’une recherche-action participative dans laquelle je me suis impliquée au cours de ces dernières années. C’est dans cette optique que le projet de fin d’études (présenté en volume II) a fait l’objet d’une ‘‘slow recherche’’ qui s’est construite comme un ‘‘projet lent’’ et s’est inscrite dans une expérimentation pratique à la recherche d’un nouveau vernaculaire. Dans cette perspective, on peut considérer l’ensemble de ce travail (mémoire et rapport) comme une unique entité partant de recherches théorique de la pensée complexe, pour aboutir à une expérimentation pratique, vécue dans le temps long et dans un espace local. Le projet ainsi réalisé se tisse par des rencontres avec milieu rural traditionnel, des rencontres avec le paysage, avec un volcan, avec des matériaux disponibles localement, et cherche à s’inscrire dans une optique de « décolonisation de l’imaginaire ». Le bâtiment produit s’apparente plutôt à une acupucture urbaine inspirée d’un « learning from vernacular »1. « Et si cette exploration du passé doit être faite d’urgence pour servir la réinvention de notre présent, c’est parce que cette réinvention s’impose plus que jamais : le monde actuel est, selon moi, au bord d’une catastrophe telle que tout ce qui est susceptible de l’éviter doit être réévalué. La première mesure consisterait assurément, pour chacun de nous, en une prise de conscience de nos capacités individuelles d’action et en un réapprentissage de la simplicité volontaire et de la convivialité dans l’exercice de toutes nos activités quotidiennes. »2

1. Pierre Frey, Learning from vernacular, 2010. 2.  Majid Rahnema, op. cit., p. 24.


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SYNTHÈSE

« Le Troisième Paradis ne veut pas prophétiser un avenir empreint d’espoirs métaphysiques, mais une transformation responsable qui concerne tous les domaines de la vie humaine et convoque les énergies mentales et pratiques de tous pour atteindre l’équilibre entre nature et artifice, raison et émotion, individu et société, public et privé, local et mondial. » Michelangelo Pistoletto


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QU’AVONS-NOUS APPRIS ?

À travers ce travail d’initiation à la recherche, nous avons tenté de tisser d’une manière différente des pratiques architecturales déjà reliées par une éthique commune. C’est par le biais de la pensée complexe que nous les relions ici, afin de leur donner un fondement théorique plus général, ce que nous croyons utile pour pouvoir mieux discerner une dimension globale commune à ces actions locales. La reliance de ces pratiques dans le respect de leur pluralité, met en lumière une hétérogénèse : « Les divers niveaux de pratique, non seulement n’ont pas à être homogénéisés, raccordés les uns aux autres sous une tutelle transcendante, mais il convient de les engager dans des processus d’hétérogenèse.»1 Dans la première partie portant sur la reliance, nous avons tout d’abord vu comment la dialogique sujet/objet était aujourd’hui prise en compte par de nombreux architectes dans leur travail. Ces derniers, dénonçant le positivisme moderne, proposent de nouvelles démarches dans lesquelles ils s’impliquent et se mettent en lien avec leur objet d’étude. D’un point de vue éthique, cela les amène à porter une attention particulière à chaque contexte en s’ouvrant avec curiosité aux discours des habitants et ainsi à leurs représentations de leurs lieu de vie. Concertation, permanence architecturale, chantiers ouverts au public, promenades urbaines ou cartographies collectives, sont autant de dispositifs où l’architecte est impliqué, en immersion dans son objet d’étude. Nous avons ensuite vu comment la transdisciplinarité fait évoluer la position de l’architecte dans l’exercice de sa profession. En nous appuyant sur divers exemples, nous avons montré qu’aujourd’hui, de nombreux praticiens œuvrent en faveur d’un décloisonnement des savoirs. Ils considèrent les disciplines, non pas comme des domaines séparés ayant chacun leur objet d’étude, mais comme différents regards portés vers une seule et même chose. Ces derniers valorisent le travail collectif, permettant un enrichissement de tous par les savoirs de chacun. Ils mettent alors en place un dialogue et une concertation entre tous les acteurs et jouent un rôle d’architectes-médiateurs. Ces relations soulèvent des questions qui font évoluer la dynamique actuelle des politiques publiques et le processus de fabrication de la ville. Enfin, la conjecture de Von Foerster nous a permis de comprendre la nécessité d’immerger le sujet dans l’objet, de décloisonner les savoirs et plus généralement, d’intégrer la reliance au sein des processus de décision et de fabrication de la ville. En effet, ce sont ces moyens mis en oeuvre qui permettent l’appropriation des espaces par leurs usagers (c’est-à-dire l’ensemble des acteurs puisque sujet et objet sont liés) et laissent au système la possibilité de s’auto-organiser. Là encore, nombre de professionnels comprennent ces enjeux et militent pour une évolution de la pratique architecturale par une prise en compte de ces dimensions. Ils dénoncent des politiques publiques parfois trop rigides, empêchant le système d’évoluer et entraînant de nombreux effets pervers et contre-productifs. En actionnant les principes précédemment présentés, architectes, habitants et autres acteurs (re)prennent une place dans le débat public, afin de redonner les moyens au système de tendre vers une démocratie réellement participative, labélisée HQH (Haute Qualité Humaine).

1.  Felix Guattari, les trois écologies, 1989, p.46.


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«Trop de voix s’élèvent par le monde pour que les esprits, hébétés d’infos et d’images, n’en viennent à considérer qu’un fond de réalité objective n’alimente le discours des écologistes. Même si le mécanisme complexe des échanges propres aux écosystèmes demeure largement ignoré, le sentiment d’une intime liaison du proche avec le lointain atteint les consciences et forge à l’insu de tous les gouvernements un réseau d’appartenance planétaire.» Gilles Clément, Alternatives ambiantes Dans la deuxième partie de ce mémoire, nous nous sommes appuyés sur les principes d’organisation étudiés par les systémiciens, pour mieux comprendre les processus de changement de la ville. Aujourd’hui, de nombreux architectes se refèrent à ces études et plusieurs d’entre eux défendent le ‘‘droit au désordre’’ pour permettre une auto-organisation de la société, une autoproduction de la ville par elle-même. Nous avons présenté les ‘‘délaissés’’ urbains et paysagers, comme des catalyseurs de ces processus à une échelle sociopolitique, écologique, économique et culturelle et observé comment certains architectes, urbanistes ou collectifs réinvestissaient ces tiers espaces pour en faire des lieux de ‘‘convivance’’. À travers l’exemple de la Friche La belle de Mai nous avons souligné le potentiel de ce type de lieux dans la qualité de la vie urbaine et communautaire. Dans la suite, en nous appuyant sur l’étude des processus de changement dans le temps, nous avons évoqué le possible retournement de situation des projets dans leur phase d’évolution. Nous avons ainsi introduit la notion d’écologie de l’action présentée par Edgar Morin, pour agir en connaissance de cause. Cette deuxième sous-partie montre les similitudes entre l’écologie de l’action et l’incrémentalisme, et propose divers exemples appliqués, de projets procédant de manière incrémentale. Nous avons vu également que ce procédé, en favorisant le processus plutôt que le programme, permettait une évolution constante des projets et de la ville dans le temps. Cela se rapproche donc, par analogie, d’un développement soutenable qui serait soucieux d’une durabilité des conséquences des actions de développement. Nous montrons qu’il est aussi possible de le voir comme un processus de développements successifs se produisant dans la durée. La dernière étude de cette deuxième partie visait à considérer ce développement, non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace. Nous avons ainsi montré le rapprochement possible des principes de l’hologramme avec ceux de l’acupuncture et de l’homéopathie, eux-mêmes déjà mis en relation avec le travail de l’architecte (notamment par Lucien Kroll, Jaime Lerner et Marco Casagrande). Ces principes visent à montrer comment de petites actions architecturales peuvent avoir un effet sur l’ensemble de la ville, et requestionnent de nouveau la position et le rôle de l’architecte. Son travail consiste alors aussi à observer les lieux de déséquilibre où règne un surplus de chaos ou d’ordre, et à y mener des actions ponctuelles. Nous avons ainsi pu voir que de nombreux collectifs s’inscrivent cette démarche, plus en tant que médiateurs que d’experts positivistes.


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Enfin, dans la troisième partie, nous avons exploré les nouvelles visions du temps proposées par une approche complexe. Entre le respect du passé et de ses traditions, et la prise de résponsabilités dans le présent, nous avons vu qu’il était possible d’envisager un avenir, non pas entropique mais fort de nouveaux systèmes auto-organisés, qui, bien qu’imprévisibles, sont fiables. Nous avons montré différentes implications de ces considérations dans des travaux d’architectes, notamment dans la filière de réemploi et, fidèles aux propos précédents sur l’incrémentalisme, avons ouvert nos reflexions pour la poursuite de cette recherche. Poursuite, menée entre autres dans le cadre du projet de fin d’études.


UN TRAVAIL INCRÉMENTAL ?

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Si nous avons pu entrevoir les différentes liaisons possibles entre les thèmes abordés, chacune de ces notions nécessiterait d’être bien plus approfondie, afin de réellement pouvoir être exploitée dans l’exercice de la profession. Ce travail constitue donc une première recherche, principalement d’ordre bibliographique, qui, je l’espère, pourra donner suite à un exercice plus poussé d’analyse de ces questions. Dans les limites du temps dont j’ai disposé, j’ai souhaité développer en profondeur un exemple concret. C’est là l’objet de mon Projet de fin d’études au cours duquel je me suis donnée l’occasion d’expérimenter un aspect technique et pratique en lien avec la réalité concrète. De nombreux thèmes comme par exemple la question du rural, des traditions et de l’architecture vernaculaire ou encore des avancées technologiques et leur emploi au sein des processus de conception, auraient mérités d’être developpés. Ce mémoire, constituera je l’espère, la première étape d’un projet plus vaste, lui aussi incrémental, se développant petit à petit. Grâce à l’interfécondation d’idées dont il sera le catalyseur, mais par lesquelles il sera modifié, j’aimerais que ce travail s’enrichisse progressivement par son croisement avec de nombreux professionnels d’horizons variés. Le but de cette démarche n’est pas encore défini puisqu’elle se veut évolutive et processuelle, mais sa visée est claire : cette action se veut favorable à la généralisation et multiplication des pratiques architecturales abordées. Elle sera aussi une manière de diffuser plus largement les théories de la complexité dans ce milieu professionnel, ce qui me paraît aujourd’hui fondamental, mais peut-être pas encore suffisamment accessible aux praticiens préoccupés par la nécessité d’agir de manière concrète et effective. La mise en parallèle de la pensée complexe avec des pratiques architecturales nous a permis à la fois une observation appliquée des phénomènes complexes du monde, par le prisme de l’architecture, mais aussi une compréhension plus approfondie des enjeux d’un basculement paradigmatique, vers ces pratiques architecturales encore aujourd’hui qualifiées d’alternatives ambiantes. Si nous avons soulevé en introduction l’étendue des catastrophes écologiques, sociales, culturelles, économiques et politiques, c’est bien parce que nous pensons l’architecte capable, de par son travail, d’apporter sa contribution à la remédiation de ces problèmes. Comme nous l’avons vu dans la première partie, les crises identitaires, sociales et écologiques sont principalement dues à un manque de reliance des individus et des groupes d’individus envers eux-mêmes, les autres et le monde. La séparation que notre culture a effectuée entre nous et le vivant dans nos modes de vie actuels, ne nous permet plus aujourd’hui de nous relier de manière harmonieuse aux cycles de la nature, comme savent le faire pourtant encore beaucoup de communautés rurales ou autochtones. Nous nous sommes peu à peu éloignés de l’architecture vernaculaire pour nous rapprocher d’un progrès rationaliste instrumental, qui paradoxalement, perd peu à peu toute sa rationalité. Le recours à la pensée complexe permet de la retrouver par un processus dialogique de métamorphose. Ainsi la philosophie de la complexité nous apparaît comme une pensée fondamentale permettant de reprendre contact avec le vivant, aujourd’hui trop


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souvent oublié sous le béton ; repenser nos modes de vie, en lien avec notre Terre-patrie et non plus hors-sol. En ce sens, l’architecte a un rôle fondamental à jouer dans cette évolution, à laquelle il participe, en collectif, en vue d’améliorer les qualités du vivre ensemble et de symbiose avec l’environnement. En s’appuyant sur le passé pour mieux regarder vers l’avenir, en métissant les techniques avec les savoir-faire locaux, en tissant les liens entre tous les acteurs du développement, en favorisant le dialogue, il pourra ainsi accompagner la ville dans son processus d’autoorganisation, vers une rationalité nouvelle, dépassant les limites du cartésianisme séparateur, simplificateur et abstrait. Sa compréhension n’opposant plus le local et le global, lui permettra de jouer un rôle à différentes échelles et de participer à des projets de développement locaux tous uniques, interagissant les uns avec les autres, d’un espace à un autre. Certains parlent de troisième paradis1, d’autres de ville de troisième génération2, on entend aussi parler de ville rebelle, de ville durable, de permacité3, de ville intelligente4, ville sur mesure5. La liste est longue pour parler de cette nouvelle alliance, nécessaire pour faire évoluer la ville afin que celle-ci puisse prendre en compte la complexité du vivant et avec lui celle de l’humain. Pour terminer, laissons la parole à Edgar Morin : « Comme souvent dans l’histoire, les forces de changement sont marginales, périphériques et déviantes. Nous les voyons dans le monde et en France. On le retrouve partout où l’on peut noter un réveil de la vitalité créative [...] Dans les villes qu’il faut entièrement dépolluer et déstresser, les campagnes qu’il faut révolutionner pour les faire revenir à une échelle humaine et biologique. Une formidable révolution est en marche, mais elle se manifeste par des éléments très dispersés [...] Ce que je veux dire, c’est qu’il existe un début de prise de conscience malgré l’inertie [...] et que l’on parvient au moment critique où un phénomène micro devient macro [...] Mais on ne peut pas changer de voie par décret. Il faut oser aller dans le mouvement avec des chances de réussite et des risques d’échec. [...] Aujourd’hui, il faut explorer de nouvelles voies ! Est-ce que nous allons réussir ? Je ne sais pas. Mais il faut encourager tous ceux qui veulent aller vers ce chemin, qui acceptent de « conscientiser » sur tout ce qui se passe, de la consommation à la production, sur la vie quotidienne et le sens de la vie. »6

1.  M. Pistoletto, Le troisième Paradis, 2011. 2.  M. Casagrande dans La ville rebelle, 2015. 3.  O. Dain Belmont, Permacité, 2015. 4.  Smart-Cities http://www.smartcity.fr/ 5.  François Grether, La ville sur mesure, 2012. 6. Edgar Morin, Il n’y a pas de solution,mais il y a une voie, Article, Terraeco N° 60, sept. 2014.


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