Carole Douilard, Res(t)ituer (récits de performance)

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Carole Douillard, J'incorpore, 2001, performance.

RES(T)ITUER A ÉTÉ PRODUIT PAR ENTRE-DEUX (NANTES) POUR L’EXPOSITION “DEEP” DE CAROLE DOUILLARD (2008). CAROLE DOUILLARD UTILISE SON CORPS POUR DES INTERVENTIONS MINIMALES DANS L’ESPACE.(...) ELLE EXPÉRIMENTE LA POSSIBLE RENCONTRE ENTRE LE CORPS PHYSIQUE DE L’ARTISTE ET LE CORPS SOCIAL INCARNÉ PAR LE PUBLIC. www.carole-douillard.com

CAROLE DOUILLARD A PRÉSENTÉ EN MIDI-PYRÉNÉES : — SITUATION, (2009) SUR L’INVITATION DU LAIT (TARN). www.centredartlelait.com

— MANGER PAPA, DANS LE CADRE DE LA RÉSIDENCE “ART & PRÉHISTOIRE” AU MAS D’AZIL ; ELLE A PARTICIPÉ

— MEAT ME, (2008) UNE EXPOSITION À “LA CUISINE” CENTRE D’ART & DE DESIGN APPLIQUÉ À L’ALIMENTAIRE (NÉGREPELISSE)

ÉGALEMENT À LA DOUBLE EXPOSITION DREAM TIME PROPOSÉE PAR LES ABATTOIRS ET CAZA D’ORO TOULOUSE / GROTTE MAS D’AZIL 2009.

www.la-cuisine.fr

www.cazadoro.org


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Carole Douillard Res(t)ituer Documentation de performances, 1996-2008 (extraits).

Je suis dans un schéma, le schéma d’une maison sur le sol dessinée avec du scotch. Je me déplace à l’intérieur du schéma, j’y tourne en cercles, longtemps. Je ne ressens rien de particulier, je ne sais pas ce que je cherche. Quelques heures, 1996. ...

Je chante a cappella.

Je suis assise sur un tabouret, les jambes croisées, en mini-jupe. Devant moi, cinq hommes. Aucun d’eux ne me regarde vraiment, tous baissent les yeux, comme intimidés. Je chante. Je regarde fixement devant moi, tout droit, je n’ai rien à perdre. 2 minutes, 1997 ...

Je chante avec ma mère.

Elle chante dans sa langue maternelle, je chante aussi dans cette langue, qui n’est pas ma langue maternelle. Nous sommes toutes les deux côte à côte, debout, nous tenant très droites. J’ai dans les mains un livre sur lequel je lis les paroles, dans cette langue que je ne comprends pas mais que j’ai toujours entendu depuis ma naissance. Je connais l’air de cette chanson, sa sonorité. Je ne comprends pas le texte. Je chante en yoghourt. Je pense au gouffre des langues, ça m’amuse et en même temps, ça n’a rien de drôle. Yoghourt Kabyle, 3 minutes, 1999. ...

Je parle.

Je suis assise sur une petite scène d’à peu près deux mètres carrés. Je prends le temps de dévisager les personnes qui constituent le public assis face à moi. Puis je les décris, une a une. On pourrait entendre une mouche voler. Silence. Juste ma voix qui chemine. Je suis très à l’aise


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mais je ressens une forte tension dans le public. Je décris chaque personne comme si j’étais face a un paysage. Je remarque qu’il y a beaucoup de paires de baskets et de paires de lunettes. Avant la fin de ma description, un homme dont je suis en train de parler réagit à ce que je dis. En douceur, il souligne mes mots d’un « oui » ou il hoche la tête. Ça me déstabilise. Il me déconcentre. Je me demande ensuite ce qu’il pourrait bien arriver si quelqu’un s’énervait pendant l’une de mes performances ? Et comment se fait-il qu’il ait été le seul à réagir ? Parole publique, 36 minutes, 2000. ...

Je mets en scène un acteur.

Il est grand et brun. Il décrit les distances exactes entre son corps et les murs, le plafond, les limites précises de l’espace très blanc dans lequel il se trouve. Le public est assis autour de lui, à une certaine distance. Le public se tient toujours à une certaine distance. La distance de la fuite possible en cas de menace. Position, 27 minutes, 2000. ...

Je parle.

Assise sur une chaise dans un vaste lieu sombre, je regarde ce qui se passe devant moi. Je parle de ce que je regarde. Ma parole tente de rendre compte de ma pensée au moment même où elle s’élabore. Il m’est très difficile de dire ce que je vois au moment où je le vois, sans dire ce que je pense de ce que je suis en train de voir. Il m’est difficile de décrire tout ce que je regarde pendant tant de temps. Je ne bouge pas du siège. J’attends que l’espace soit vide de tout public pour m’arrêter de parler, presque cinq heures après avoir commencé. Je me rends vite compte que parler sans parler à personne provoque en moi une très forte souffrance. Le fait que le langage soit dénué de sa fonction d’échange pendant plusieurs heures m’est totalement insupportable.

Le lendemain, assise sur le même siège au même endroit, je reprends mon monologue pendant 5 heures. Le public défile sous mes yeux, déambule. Beaucoup de choses se passent autour de moi : des déplacements, des cris, des rires, des applaudissements. Certaines personnes me parlent. Je ne leur réponds pas. Je ne leur parle pas, je parle, ce


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qui n’est pas du tout, du tout la même chose. Je finis cette action dans un état second. ...

J’incorpore, 10 heures, 2001.

Je mange des petits morceaux de viande crue en forme de phallus.

L’après-midi, j’ai cueilli de la ciboulette dans le potager de Jacques et acheté 1 kg de viande de bœuf chez le boucher. Le tartare a été préparé par Bernard. Dans la cuisine, les phallus ont été modelés à plusieurs mains. Je suis assise à une petite table avec un plateau devant moi. Tranquillement, je commence à manger. C’est excellent et raffiné. Viande crue, huile d’olive, ciboulette, échalote, sel, poivre. Je sens le goût, la circulation de la nourriture dans mon œsophage jusqu’à l’estomac, j’apprécie totalement chacune de mes bouchées. Je pense à toutes sortes de choses. Le public est très silencieux. Face à moi. Cérémonieux. En cercle. Je mange calmement jusqu’à ce que je sois rassasiée, à la limite du trop. Je fais attention à bien ressentir la frontière entre l’envie et le dégoût, à aller jusqu’au bout de ma capacité orale. Je mange un dernier phallus. Je me lève et offre le reste des modelages au public attroupé autour de moi. ...

Manger Papa, 25 minutes, 2007

Je suis assise sur un tabouret blanc.

Devant moi, un vide de plusieurs mètres. Au bout du vide et sur ses côtés, le public, assis lui aussi. Je lis un texte qui relate toutes les performances que j’ai réalisées depuis ce moment où je me suis mise à marcher en cercle dans un schéma. Le public, attentif, m’écoute. J’entends le son d’une voiture qui passe à l’extérieur et la qualité du silence autour de mes mots. Seul l’un de mes récit de performance provoque le rire. Celui qui me décrit en train d’avaler de petits phallus de viande. Quand le public rit, ça me réchauffe et me fait sourire moi aussi. Je souris mais ne ris pas franchement. Je cherche avant tout à garder le fil de ma lecture. Rester concentrée, ne pas perdre le fil, ne pas sortir de l’état actuel. Terminer la lecture, le plus calmement possible, puis se lever et s’en aller. RES(T)ITUER, récit de performance 1996-2007, 30 minutes, 2008


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