Revue Hpertexte N°2 "principes de plaisir, principes de réalité"

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Ed Spector

Hypertexte N°2

Principes de plaisir, principes de réalité.

Hypertexte N°2 › Principes de plaisir, principes de réalité.


Hypertexte

Hy! exposé vs exposition www.projet-hypertexte.com

Le projet Hypertexte observe, produit et diffuse des formes entre exposé et exposition – par là, il soutient ou participe à des expériences artistiques, critiques et curatoriales.

Il intervient sur les projets propres de certains artistes et sur la production de formes dont il est commanditaire (Cool Conférence, Split-screen experience...). Son deuxième espace est celui de la revue.

La revue Hypertexte est une revue-livre construite sur un principe d’exposition : elle présente des contenus choisis pour leur ouverture sur le thème de chaque numéro et pour leur langage, leur recherche formelle.

Hypertexte se construit sur une année avec des artistes, des auteurs, des invités et des structures partenaires, en MidiPyrénées.


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HYPERTEXTE EST ÉDITÉ PAR

LES PARTENAIRES DU PROJET HYPERTEXTE :

5 rue de l’Industrie 31000 Toulouse

École des beaux-arts de Toulouse ; Lieu Commun (Toulouse) ; CIAM – Université Toulouse le Mirail ; Espace des arts, centre d’art de Colomiers ; Réseau Pink-pong (association des lieux dédiés à l’art contemporain de l'agglomération Toulousaine) ; Chapelle Saint-Jacques, centre d’art de Saint-Gaudens ; Musée Calbet (Grisolles) ; centre d’art le LAIT (Albi et Castres) ; le Parvis, scène nationale et centre d’art (Pau et Tarbes) ; ESAC (Pau) ; Galerie Art et Essai, Université Rennes II ; CRAC, centre régional d’art contemporain (Sète) ; FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur (Marseille) ; Mains d’Œuvres (St-Ouen) ; IAC, institut d’art contemporain (Villeurbanne) ; cneai, centre national de l’édition et des arts imprimés (Chatou).

Ed Spector DIRECTION DE LA PUBLICATION

Béatrice Méline info@projet-hypertexte.com

ONT CONTRIBUÉ À LA CONCEPTION DE CE NUMÉRO :

Stéphane Aouïne, Fayçal Baghriche, Emmanuelle Castellan, Jagna Ciuchta, Hervé Coqueret, Bernadette Morales, Bruno Persat, Guillaume Pinard, Clément Rodzielski, Babeth Rambault. CONCEPTION GRAPHIQUE :

Camille Baudelaire & Béatrice Méline NOUS REMERCIONS :

Marie-Béatrice Angelé, Christian Bernard, Delphine Binet, Antonia Birnbaum, Stéphane Boitel, David Coste, Martial Déflacieux, Office abc, Arnaud Fourrier, Isabelle Gaudefroy, Isabelle Le Normand, Carine Mantoulan, Michel Métayer, Valérie Mazouin, Jessica Nieuviarts, Yvan Poulain, Jackie-Ruth Meyer, Delphine Sainte-Marie, Sébastien Vonier, et les auteurs.

LE PROJET HYPERTEXTE EST SOUTENU PAR LA MAIRIE DE TOULOUSE ET LA RÉGION MIDI-PYRÉNÉES. TISSÉO S’ASSOCIE AUX « HY! CONFÉRENCES » ET SOUTIEN NOS RECHERCHES SUR LE LANGAGE ET DE NOUVELLES FORMES DE RENCONTRE AVEC LA CRÉATION.


Hypertexte N°2

Principes de plaisir, principes de réalité.


Sommaire

...mais où ê(te)s-vous/tu physiquement ? Loreto Martinez Troncoso Page 8

Rêves critiques Jean-Max Colard Page 14

Perruques Bruno Persat, Antoine Lejolivet & Paul Souviron, Charlie Jeffery, Emilie Perotto, Fayçal Baghriche, Clément Rodzielski, Dominique Forest... Page 18

Lettre à Joanna Fiduccia Clément Rodzielski Page 36

Que peut une image ? Icono-cartographie Eric Baudelaire & Camille Baudelaire Page 42 + insert

Res(t)ituer Carole Douillard Page 44

Miscellanées Cédric Teisseire Page 48

Mots compliqués #2 « l’organicité » Thierry Chancogne Page 56

Dialogue #41 Chrystelle Desbordes Page 72

L’audit Martin Le Chevallier Page 76

Tactiques de bloc Joris Lacoste & Jeanne Revel Page 90

Get away with it Martial Déflacieux & Béatrice Méline Page 118

Proposition graphique Camille Baudelaire Page 144

Marshall Trevorus Sarah Koss & Diane Comence Quatrième de couverture


Édito

Un inconnu, à l’auteur des Trois Mousquetaires :

— Monsieur, vous violez l’Histoire !

Alexandre Dumas :

— Certes, mais je lui fais de beaux enfants.


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Loreto Martìnez Troncoso ...mais où ê(te)s-vous/tu physiquement ? Cher-e lect-eu/-r/-ice, Je vous ecris aujourd’hui, mercredi 23 avril 2008, un mois avant que cette lettre soit fait public pour la premiere et peut-être derniere fois.

Je ne sais pas ni à quel moment ni quel jours ni à quelle heure vous la receverez. Je ne sais pas si vous serez seul ou si vous serez acompagné. Si vous serez assis ou si vous serez debut. À coté d’un inconnu. Ou à coté d’un connu. Ou à coté d’un ami, ou d’un ami d’amis. D’un ami d’enfance ou d’un ami de travail ou d’un ami d’ailleurs… De votre amoreuse/amoreux. De votre mere pere freres soeurs enfants et autres familles… Ou peut-être seulement seul. Si vous êtes debut je vous invite à vous assoir… Ça ne prendra pas bcp de temps mais sí un peu. Au même temps, peut-être que vous prefererez rester debut. Peut-être que vous ferez que passer avec l’urgence d’aller voir ce qui se passe dans la salle d’à coté. Peut-être que vous ferais que me lire. Peut-être que… qui sait.

Peut-être que après quelques instants vous partirez et je resterais là à parler seule. Peut-être que… vous serez déjà parti. Je ne pourrais pas le savoir parce que je ne vous voyerais pas. Je ne pourrais pas savoir ni qui vous êtes ni qui vous serez. Je ne peux que… vous imaginer. Un jours quelqu’un me disait qu’on pouvait pas ecrire à quelqu’un qu’on connaisait pas. Que c’etait comme quand on fesait une lecture. Il disait : « Dans le meilleurs de cas, on parle à son microphone ». Bom. Pour l’instant je n’ai pas cette impression donc je tiens à vous parler…


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« ...MAIS OÙ Ê(TE)S-TU/VOUS PHYSIQUEMENT ? » LORETO MARTINEZ TRONCOSO

Moi qui, comme sera annoncé quelque part, suis Loreto Martínez Troncoso, aidé par el Centro Cultural Montehermoso de Gasteiz-Vitoria, à la création d’un projet que j’avais pensé intituler …pero ¿dónde esta(i)s físicamente?, (…mais où ê(te)s vous/tu physiquement ?), en hommage à un homme que j’ai entendu un jour dire : « Mon grand secret c’est que je ne suis jamais là. Ici, maintenant. Jamais ».

Projet que j’ai ecrit ça fait aujourd’hui exactement 11 mois et 3 jours, exactement 5 mois après avoir dit à voix haute que… peut-être le moment était arrivé. De se sauver. D’arreter les discours. De ne plus être là. De prendre touts les affaires et de les jeter à la mer. De se sentir… lejos de todo. De se perdre. De perdre son temps… sans avoir la mauvaise conscience de le perdre. De ne plus avoir à parler… à… s’expliquer… Pendant qu’on entendait Amalia Rodrigues chanter au loin Estranha forma de vida… Et exactement 7 mois et 1 jour après je suis parti. Loin… sinon de todo, parce que déjà pour commencer, j’ai trainé mon corps avec moi, en tout cas d’ici. Pela estrada fora, par la route dehors… Quand je lisais Livro do desassossego… Quand je lisais Portugal, hoje. O Medo de Existir…

1 mois et 4 jours après avoir lu Harry Haller noter dans son Seulement pour les fous : « Je ne peux pas tenir beaucoup de temps, ni dans le théatre ni dans le cinema, à peine je peux lire un journal, rare fois un livre »… Et où il note : « je ne peux pas comprendre quel sorte de plaisir et de bonheur cherchent les hommes dans les hotels et dans les ferrocarrils totalement plains… dans les bars et varietés des grandes villes, dans les cafés remplis de gens ecoutant une musique fastidieuse et lourde… dans les grands lieux d’expositions et dans les conferences pour les necesiteux d’illustrations… Je ne peux pas comprendre, ni partager, tout ces plaisir, par les quels tant de milliers de personnes s’évertuent et s’agitent. » 1 mois et 4 jours après avoir pris connaisance de l’action Anestesie de Günter Saree… qui proposait en 1972 de « consciencement interrompre notre vie consciente, par une anesthésie générale, pendant une durée déterminée » de 10 à 20 minutes. Cela oui, avec une statis-


« ...MAIS OÙ Ê(TE)S-TU/VOUS PHYSIQUEMENT ? » LORETO MARTINEZ TRONCOSO

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tique de 1 sur 6000 de ne plus se reveiller. Action après laquelle on aurait eu un certificat de « Interruption Générale de la Conscience… ». Action après laquelle, si jamais on aurait été cet 1 sur 6000 non reveillé, les dispositions et la musique pour la mise en bière auraient été choisis dans un formulaire des Pompes Funebres signé auparavant… Quelques jours après avoir vu David Locke prendre l’identité d’un mort et dire : « J’ai tout abondonné. Ma femme, la maison, un enfant adopté, une belle carrière… » Dire : « Ça n’a pas d’explication n’est-ce pas ? » Et je suis parti.

Et je suis parti.1 mois après je vous ecris dès ma nouvelle chambre. Exactement un mois après avoir trazé 4419 km en 3 mois et 2 jours… 1 mois après avoir passé une total de 888 h à finalement faire… pas grand chose… À me demander : où vous seriez et qu’est-ce que vous seriez en train de faire maintenant ?

À penser et à vous ecrire… à vous et à tous ceux qui m’ont habité et qui m’habitent toujours pendant cet Turisme infini.

Vous me demandiez : qu’est-ce que j’étais venu faire là ? E… andas a procura de quê ?

Tu dis : « il y a quelque chose, un espectre quelquonque, qui nous suit et nous ratrappe. Quelque chose par laquelle nous convoitons. Quelque chose qui nous fait souspirer, gémir et souffrir toute espèce de nausées melliflues… » Toi qui Sur la route nous dis : « que ceci ne peut pas


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« ...MAIS OÙ Ê(TE)S-TU/VOUS PHYSIQUEMENT ? » LORETO MARTINEZ TRONCOSO

continuer éternellement. Tout cet frenesis, ces courses d’un lieux à un autre ». Tu dis : On doit aller quelque part, on doit trouver quelque chose. Toi qui dit que tout ce que tu as fait à Frisco c’est dormir. Oui, ce que j’ai atteint en m’en allant je l’ignore… et je ne sais pas si un jours je ne l’ignorerais pas.

Et peut-être que vous avez raison quand vous dites que ce n’est, un fois de plus, qu’une fuite, une fausse tentative. Mais… la question on l’a déjà posé : comment s’en sortir sans sortir ? Toi, qui ecrit dans La Mort Morte : « comme le funambule à son ombrelle je m’accroche à mon désequilibre. » Pessoa ecrit que « voyager c’est perdre des pays. Devenir un autre constamment, (…) ne pas avoir des racines et vivre seulement de regarder ! N’appartenir ni à moi ! Aller au front, suivre l’absence d’avoir une fin… et le desir de l’obtenir ! »

Et Enrique Vila-Matas le paraphrase en ecrivant : « Voyager, perdre des suicides, les perdre tous… Voyager jusqu’à épuiser les nobles options de mort qui existent. »

Et on dit : « Allez ! On s’en va ». Et on vous demande : « e para onde é que ides vós ? »

Et vous attendez depuis des dizaines d’années et vous dites : « c’est terrible, rien ne se passe. Personne ne vient. Personne n’arrive. Personne ne s’en va… » Et peut-être que vous avez raison : pour quoi tourner au tour du pot ? Pour quoi des centaines des kilometres si c’est ici qu’on doit faire face au temps qui ne se repose jamais ?

au temps qui ne se repose jamais ? C’est peut-être pour ça que je vous ecris aujourd’hui, un mois avant que cette lettre soit fait public pour la premiere et peut-être derniere fois.


« ...MAIS OÙ Ê(TE)S-TU/VOUS PHYSIQUEMENT ? » LORETO MARTINEZ TRONCOSO

VOILÀ MA BIO, EN QUELQUES LIGNES COMME ON ME L’A DÉJÀ DEMANDÉE : 1978 NÉE…; 1999 DÉPART… BOURSÉE PAR… TRAVAILLE AVEC… ; 2000 FÉLICITÉE PAR… ; 2001 INTERVIENT DANS… SÉLECTIONNÉE DANS… ; 2002 FÉLICITÉE PAR… ACHETÉE PAR… PISTONNÉE PAR… AU… VIDÉO-PROJECTÉE DANS… ; 2003 CONSIDÉRÉE COMME ARTISTE FRANÇAISE PAR… POUR… ANNONCÉE COMME « ONE-WOMAN-SHOW » POUR… VIDÉO-INSTALLÉE DANS… COLLABORE AVEC… ; 2004 MANGE DES PATTES DE POULE… COLLABORE AVEC… PARTICIPE À… CONSIDÉRÉE COMME « ARTISTE QUI TRAVAILLE SUR » POUR… PAR… CONTACTÉE PAR… FAIT UNE LECTURE DANS LE CADRE DU… ; 2005 CARTE BLANCHE AU… « RECOMMANDÉE » COMME ARTISTE « DIGNE DU PLUS GRAND INTÉRÊT » PAR… POUR… CANDIDATURE => RETENUE, PROPOSITION POUR… REFUSÉE PAR… CONSIDÉRÉE « POLITIQUEMENT PAS CORRECTE » PAR… FAIT PARTIE DE L’EXPO… S’AUTOPRÉSENTE COMME « CONFORMISTE » ET NE PERFORME PAS DANS LE FESTIVAL X OÙ ELLE EST

PRÉSENTÉE COMME « FRANCE », BOURSÉE PAR… POUR… ; 2006 PARTICIPE COMME « JEUNE ARTISTE GALICIENNE » À… REFUSÉE AU SALON DU JARDIN ET DE L’AMÉNAGEMENT DE L’EXTÉRIEUR… STRIPTEASE À…, À… ET À… 2007 TUE UNE MOUCHE DANS LE CADRE DE… DEVIENT UNE « VIDÉO-PROJECTION » DANS… SE IN-PRÉSENTE À… SE PROTOCOLE À… 2008 PART SUR LA ROUTE… SA PAROLE COMPTE OU NE COMPTE PAS À… PARLE EN BOUCLE PENDANT EXACTEMENT 3 MOIS ET 7 JOURS AU… SE MEDIUMNISE ET « MONTRE UNE VISION PESSIMISTE DE LA VIE »1 PENDANT… SE SHOWNISE IN… ET ANNONCE QUE LA PROCHAINE FOIS FERA UNE COMÉDIE. EST CONSIDÉRÉE COMME « CRÉATION DE GENRE EN GALICE » AU… PERD SA BOUCHE AU… 2009 ANNONCÉE COMME « ARTISTE ATYPIQUE […] PROMET DE SAVOUREUSE SURPRIS » À… (SE) DOCUMENTE ET SE REGISTRE À LA PREMIÈRE PERSONNE À… EN FINIRA FINALEMENT AVEC (?)… ENTRE AUTRES.

1. EL PAÍS, 21 JUNIO 2008.

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LORETO MARTÌNEZ TRONCOSO PRÉSENTERA ...MAIS OÙ Ê(TE)S-TU/VOUS PHYSIQUEMENT ? (PROJECTION / PERFORMANCE ?) AU THÉATRE GARONNE SUR L’INVITATION D’HYPERTEXTE LE 27 SEPTEMBRE 2009. L’ESPACE DES ARTS, CENTRE D’ART DE COLOMIERS ET HYPERTEXTE CO-PRODUISENT LORETO MARTÌNEZ TRONCOSO & ABDELKADER BENCHAMMA COMME UN SEUL HOMME, UNE CONFÉRENCE COMME UNE PARTIE DE DAMES, SUR UNE PROPOSITION DE BÉATRICE MÉLINE, LE 29 SEPTEMBRE 2009 À L’OCCASION DU PRINTEMPS DE SEPTEMBRE ET DANS LE CADRE DE L’EXPOSITION MEMORY TIME D’ABDELKADER BENCHAMMA ET CHOUROUK HRIECH.


Jean-Max Colard Rêves critiques Note sur les rêves : Si certains rêves demandent à être notés dès le réveil, voire au milieu de la nuit sur mon petit cahier jaune, m’alertant sur leur rapide reflux dans les zones oubliées du sommeil, d’autres au contraire demeurent plus longtemps en mémoire, attendent leur retranscription, et déroulent d’un seul tenant, comme ici, une écriture organisée, au plus près d’un compte-rendu d’exposition, d’une « review » comme on dit dans les magazines d’art internationaux. Le rêve a cela de commun avec la critique d’art d’être en effet l’écriture d’un revisionnage. Idée du rêve comme review.

Nuit du 22 au 23 mai.

En plein montage, après plusieurs nuits déjà d’inquiétudes montantes, et quelques jours avant le vernissage de l’exposition Enlarge Your Practice 1.

Rêvé une surface glissante sur toute la largeur d’une immense salle, entièrement recouverte d’un tissu souple, ou tendu comme du Plexiglas, ou en caoutchouc lissé, sur lequel les visiteurs de l’exposition se mettent à glisser comme des patineurs à glace. Par endroits, ce sol en plastique a été aussi graffité à la bombe. Ainsi couvert de graffs, ce sol devient soudainement très urbain, proche du terrain de sport (ou de basket ?). Plus loin, il est au contraire d’un bleu profond, « outre-mer », donnant l’illusion d’un lac. Au milieu du rêve, glissant toute la nuit sur cette surface patinée par l’artiste Franck Scurti (dont je m’aperçois au réveil qu’il ne fait pas partie des artistes de l’exposition), je me demande s’il ne faudrait pas songer, en effet, à une œuvre qui mettrait le spectateur en action, qui l’inviterait lui aussi à élargir sa propre pratique de l’exposition. 1. Ce rêve a eu lieu quelques mois avant l’exposition Enlarge Your Practice, à la Friche Belle de Mai de Marseille, du 6 juillet au 15 septembre 2008, dont j’étais l’un des commissaires, aux côtés de Claire Moulène et Mathilde Villeneuve.


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Rêve à Tixador, envoyé par Laurent Tixador depuis la prison où Abraham Poincheval et lui se sont volontairement enfermés dans le cadre de l’exposition Enlarge Your Practice.


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« RÊVES CRITIQUES » JEAN-MAX COLARD

Nuit du 8 au 9 juin. Caen.

Rêvé une suite de salles voûtées en pierres anciennes, recouvertes d’une épaisse moisissure, grumeleuse, moussue, aux couleurs dégradées, ocre, vert, rouille. Par endroits, légèrement enfoncées dans le sol mouvant, émergent des petites sculptures très moches, en cuivre ou en bronze. Le nombre des salles, leur vastitude m’impressionnent, et je ne me souviens pas que le « Frac Basse-Normandie », et qu’aucun Frac d’ailleurs ait jamais été si grand, comme si l’artiste avait su approfondir et agrandir l’espace d’exposition, y trouvant des excavations inexplorées.

A l’étage, une toute petite porte en bois, d’abord fermée, donne sur une pièce en pente, très basse de plafond, au sol recouvert d’une poudre blanche, ou de sable – produisant l’effet d’une zone désertique. L’instant d’après, je rampe et m’enfonce dans une masse de coton blanc. Le nom de l’artiste me reste inconnu. Et du coup je ne sais à qui donner le crédit de ce paysage, de cette transformation totale de l’espace d’exposition. Je m’étonne longtemps que l’étage supérieur puisse supporter ces terres, ces lieux lointains, un tel poids, toute cette masse de coton.

Étrangement, le rêve de cette exposition se double en moi de son commentaire critique. Dépréciation des sculptures en cuivre (ou en bronze ?), et quant au jugement porté sur la totalité de l’exposition, un doute s’immisce – quel intérêt au fond, quel sens à ces suites d’espaces sensoriels ? – et jusqu’au réveil j’oscille ainsi entre le doute et la fascination pour les artistes qui rêvent expéditions, terres inexplorées.


« RÊVES CRITIQUES » JEAN-MAX COLARD

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Nuit du 19 au 20 octobre.

Rêve de pierre — On rêve en moi une exposition constituée de pierres : un bloc de granit brut posé au sol, une pierre tombale grise ornée d’une feuille de salade verte, et échouée dans cette salle, une digue en béton aux formes savamment géométriques. Accrochées au mur, j’observe de près de fines plaques de marbres dont les veines blanches ou grises, dont les fines fêlures dessinent les contours d’une ville écroulée ou un paysage pris sous l’averse. Enfin, tout près du polyèdre de Giacometti repris à La Mélancolia de Dürer, et eux-mêmes accrochés au mur ou répartis de manière informe sur le sol, les décombres et gravats d’une tour démolie.

JEAN-MAX COLARD EST RESPONSABLE DE LA PAGE ARTS DU MAGAZINE LES INROCKUPTIBLES. PAR AILLEURS, IL COLLABORE RÉGULIÈREMENT AU MAGAZINE ARTFORUM, À LA REVUE 02, ET EST CHRONIQUEUR DANS L’ÉMISSION TOUT ARRIVE D’ARNAUD LAPORTE SUR FRANCE CULTURE. OFFICIANT FRÉQUEMMENT EN TANT QUE COMMISSAIRE

D’EXPOSITION, IL S’EST NOTAMMENT ILLUSTRÉ À LA GALERIE VALLOIS AVEC L’EXPOSITION ŒUVRES ENCOMBRANTES, AU CAPC, À LA FONDATION RICARD ET À L’ESPACE ATTITUDES DE GENÈVE POUR L’EXPOSITION OFFSHORE. SPÉCIALISTE DE LA POÉSIE FRANÇAISE DU XVIE SIÈCLE, IL EST MAÎTRE DE CONFÉRENCES À L’UNIVERSITÉ DE LILLE 3 OÙ

IL ENSEIGNE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DE LA RENAISSANCE. PARALLÈLEMENT, IL TRAVAILLE À UNE RECHERCHE SUR LES RELATIONS ENTRE LE NOUVEAU ROMAN ET L’ART CONTEMPORAIN. JEAN-MAX COLARD EST ASSOCIÉ À CHRISTIAN BERNARD AUTOUR DE LA DIRECTION ARTISTIQUE DU PRINTEMPS DE SEPTEMBRE À TOULOUSE.


Contributions de Bruno Persat, Charlie Jeffery, Dominique Forest, Antoine Lejolivet & Paul Souviron, Émilie Perotto, Fayçal Baghriche, et Clément Rodzielski, sur une proposition de Béatrice Méline. Perruques « On peut définir l’expression “travailler en perruque” comme travailler pour soi au sein d’une entreprise. Cette définition présente l’avantage de ne pas mentionner si c’est au détriment de l’entreprise, si la perruque n’est réalisée qu’avec le matériel de l’entreprise ou bien aussi avec les matériaux achetés par l’employeur, ou bien encore avec le carnet d'adresse des clients. Selon Étienne de Banville, à “perruque” correspondent des termes propres à certaines régions : “bricole” à Nantes, “casquette” à Tulle, “pinaille” à Sochaux-Montbéliard. » http://fr.wikipedia.org/wiki/Travail_en_perruque

Les contributions qui suivent présentent des idées, des formes ou des actions produites à la lisière du champ de l’art, dans le débordement d’un temps de travail, d’un espace de production ou d’une fonction donnée. Cette recherche reste ouverte : une actualisation sera publiée dans les suppléments web d’Hypertetxe N°2. Pour voir ou proposer de nouvelles contributions : www.projet-hypertexte.com ou info@projet-hypertexte.com


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Antoine Lejolivet & Paul Souviron www.encastrable.net

A. Dessiner le chevalet, encastrable, rĂŠsidence 9, Leroy Merlin Strasbourg.


« PERRUQUES » ENCASTRABLE

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Antoine Lejolivet & Paul Souviron

DEPUIS 2008, À STRASBOURG, ANTOINE LEJOLIVET ET PAUL SOUVIRON DÉVELOPPENT

www.encastrable.net

Haut de page : Side car, résidence 2, Leroy Merlin Ostwald.

www.encastrable.net

Gauche : Carambolage, résidence 4, Castorama Lampertheimourg. Droite : Matin d’automne, résidence 7, Leroy Merlin Vendenheim.

EN PARALLÈLE À LEUR PRATIQUE ARTISTIQUE INDIVIDUELLE

Page de suivante : Tri, résidence 3, Castorama Lampertheim.

http://antoine.frmdbl.com http://paulsouviron.free.fr Contribution proposée par Géraud de Bizien www.stationvastemonde.com


« PERRUQUES » ENCASTRABLE

« Prendre d’assaut ces cornes d’abondance que sont les grandes surfaces, y réaliser des actions éphémères faites d’une certaine économie de moyens, y injecter clandestinement atelier et espace d’exposition… transformer le réseau des hypermarchés en structure de résidence artistique.

C’est sur la simplicité de cette envie commune qu’est née la collaboration entre Antoine Lejolivet et Paul Souviron. Un exercice qui s’articule autour d’un mode opératoire aussi minimal qu’infiniment déclinable : formuler des sculptures sur la base des produits proposés par le magasin. Entre les rayons et les clients, exposer des agencements de contrebandier, sans clou ni vis (...). Ces grandes enseignes du bricolage, de la botanique ou de l’alimentation, installées en périphérie des villes, offrent aux deux artistes une réserve de matières premières s’étendant à perte de vue et c’est dans les interstices des règlements et de la forme qu’ils viennent déployer leur règle du jeu et installer leur petite entreprise de désorganisation. » G. Buchert (extrait). Texte intégral disponible sur www.encastrable.net

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« PERRUQUES » FAYÇAL BAGHRICHE

Fayçal Baghriche, extrait de la collection des «indésirables».


« PERRUQUES » FAYÇAL BAGHRICHE

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J’ai travaillé pendant deux ans dans une galerie d’art rattachée à une maison d’édition. J’étais seul sur mon lieu de travail, et devais m’occuper des expositions et de quelques tâches pour la maison d’édition. En arrivant le matin, j’entamais ma journée par la suppression quotidienne des courriers indésirables que je recevais sur ma boîte mail. Parmi tous les “pourriels” que je relevais, il y en avait certains que je décidais de garder après les avoir lus, leur accordant sans doute une certaine valeur littéraire.

Le travail d’effacement de spams connus de beaucoup de professionnels aujourd’hui fait partie intégrante des tâches à accomplir dans une entreprise. Lorsqu’on y est aguerri, ce travail prend quelques minutes : un spam, dès qu’il est identifié en tant que tel n’est pas censé être lu, il est destiné à la corbeille. En ce qui me concerne, cette activité pouvait parfois prendre jusqu’à une heure, puisque le travail de suppression se confondait avec celui de prospection et de sauvegarde. En terme guerrier, c’est toute la différence entre un ennemi que l’on exécute et un ennemi que l’on fait prisonnier. Ce travail de collecte n’aboutissait pas à la création d’un objet mais il me permettait d’enrichir une collection qui à terme servirait à de nouveaux projets. Quoiqu’il en soit, c’était un moment pendant lequel je mettais mon travail professionnel de côté pour me plonger dans la lecture de ces morceaux de fictions. En effet les messages que je conservais ont un caractère très romanesque : souvent, le narrateur était l’enfant d’un haut dignitaire ou d’une riche personnalité que l’on avait assassiné et demandait assistance pour placer une importante somme d’argent dans un pays occidental.

Bien sûr j’avais pleinement conscience de manquer à mon devoir de bon employé ; j’aurais pu passer ce temps gâché en fariboles à lire les auteurs de notre maison d’édition. Mais je me félicitais secrètement de m’investir dans une cause plus haute : participer à la préservation d’un genre littéraire tellement contemporain et si mésestimé de tous. Fayçal Baghriche

FAYÇAL BAGHRICHE EST NÉ EN 1972 À SKIKDA (ALGÉRIE). « SI LE MONDE VISIBLE EST LA MATIÈRE DE BAGHRICHE, C’EST QUE, PARADOXALEMENT CETTE MATIÈRE – RÉELLE – RESTE

INVISIBLE QUOIQUE OPÉRANTE. NOS LANGAGES ARTICULÉS OU IMAGÉS N’APPORTENT NULLE GARANTIE D’UN DÉCHIFFRAGE EXHAUSTIF, AUSSI BAGHRICHE PLACE

L’ART À LA MÊME ENSEIGNE : CELLE DE L’ELLIPSE ET DE L’ÉNIGME À TRAVERS UNE CRÉATION PLASTIQUE QUI SE FERAIT ELLE-MÊME “PAR DÉFAUT”. (...) »

Michèle Cohen-Hadria.


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« PERRUQUES » CHARLIE JEFFERY

Voici quelques images des Paper boats au Louvre. Ces images sont celles du plan du musée que j’ai utilisé pour marquer l’emplacement et les dates d’apparition et de disparition de chaque bateau en papier. Volontairement, je n’ai pas pris de photographie des bateaux eux-mêmes. Il ne reste que ce plan, rempli au fur et à mesure. En un sens, ce travail est plus proche d’un objet de grève (dès le début de mon contrat de bagagiste, le Louvre est entré en grève pendant un mois), si ce n’est que, travaillant au Louvre et pas dans une usine, je n’avais aucun matériau particulier à manipuler – j’ai donc utilisé un bout de papier plié et un plan, facile à trouver dans un musée, comme tu l’imagines. J’ai refait cette action à deux ou trois occasions : dans un exposition d’Anselm Kieffer à la Salpetrière, au Musée d’Orsay où j’ai travaillé, au Musée d’Art moderne de la ville de Paris et à la National Gallery de Londres. Cependant toutes ces tentatives, après le premier pas au Louvre n’ont jamais aussi bien marché... j’avais beaucoup moins de temps et, contrairement au Louvre, il n’y avait pas l’énergie d’un mouvement social pour m’encourager. Je n’ai pas eu l’occasion de revisiter l’expo de Kieffer par exemple, et donc je ne sais pas combien de temps les bateaux sont restés en place. Je pense que c’est assez significatif que ma production ait eu lieu dans ces temples de la culture, de la connaisance et de la catégorisation des trophées coloniaux et du mécénat chrétien. Ces lieux sont d’une certaine façon des usines qui comptent les gens :


« PERRUQUES » CHARLIE JEFFERY

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combien voient La Jaconde chaque année par exemple – encore un chiffre à ajouter à tant d’autres ? Je n’ai aucune idée du nombre de personnes qui ont vu les bateaux ; du nombre de celles qui les ont les identifiés comme les restes d’une activité culturelle, comme un étrange artefact ou comme une production d’art au même titre que n’importe quelle sculpture en pierre... Je ne sais pas combien de personnes m’ont vu en train de faire cette action et combien d’entre elles l’ont comprise comme une sorte de forme artistique.

Charlier Jeffery Paper Boats CHARLIE JEFFERY EST NÉ EN 1975 À OXFORD. www.charliejefferyunderconstruction.blogspot.com www.if-you-dont-know-icant-tell-you.blogspot.com www.themudoffice.blogsp ot.com

Ce travail fait partie d’une trilogie qu’il m’est arrivé de mettre sur mon CV. La deuxième pièce est une forme de contre-exposition dans les jardins du Palais royal à Paris. En réaction à une exposition de grandes sculptures en bois et métal rouillé qui proliféraient dans les jardins, j’ai visité régulièrement les jardins sur mes heures de pause au Louvre pour collecter différents types d’ordures trouvées par terre. J’organisais, j’arrangeais ou parfois je sculptais des formes dans ces immondices, qui sans doute n’ont pas existé très longtemps et n’ont probablement pas été vues. L’action faisait bien sûr partie du travail et des gens voyaient un drôle de mec faisant quelque chose d’un peu inhabituel, mais je ne pourrais pas dire s’ils faisaient la connection entre les grandes sculptures et ces actions. La troisième œuvre était un événement de courte durée : un soir où il avait beaucoup neigé sur Paris, j’ai roulé une boule de neige dans le parc de La Villette, la plus grande possible, jusqu’à ce que je ne sois plus capable de la bouger. La boule a atteint environ 2m50 de diamètre. L’action était entre autres observée par deux américaines que j’ai entendu dire que j’étais mignon. C’était à plusieurs titres, un acte très enfantin, mais je ne pouvais pas m’empêcher de le voir comme un geste artistique, d’une manière ou d’une autre. Je suis revenu le lendemain pour prendre la boule en photo, mais elle avait fondu, je ne pouvais plus photographier que quelques restes de neige sale (les restes de ma boule ?). Voilà, j’espère que ça t’intéresse. Charlie Jeffery


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« PERRUQUES » DOMINIQUE FOREST

Jusqu’en février 2009, j’étais agent d’accueil et de surveillance au Musée Rodin. Je passais le temps, et, quelquefois j’en avais beaucoup, à regarder les fesses de femmes qui regardaient des statues. Dominique forest


« PERRUQUES » DOMINIQUE FOREST

DOMINIQUE FOREST EST NÉ EN 1969 À THOUARS. « LA RUE TELLE QUE L’UTILISE (...) DOMINIQUE FOREST (CIRCA, 1995), EST UN ESPACE NON PLUS DE TRACES, COMME CHEZ STREUIL, MAIS DE TRAQUE. FOREST UTILISE LA RUE DE LA MANIÈRE LA PLUS LOGIQUE QUI SOIT,

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COMME UN RÉSERVOIR DE CORPS OFFERTS VISUELLEMENT À SON PROPRE DÉSIR PHOTOGRAPHIQUE (CORPS FÉMININS SURTOUT, POUR LA CIRCONSTANCE). »

Paul Ardenne, extrait de Art, l’âge contemporain http://dominiqueforest.canalblog.com


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« PERRUQUES » CLÉMENT RODZIELSKI


« PERRUQUES » CLÉMENT RODZIELSKI

J’ai demandé à récupérer ce cahier (ex. ci-contre) avec tous ces dessins qui ne sont pas faits au titre de l’art ; mais plutôt pour tromper l’ennui ou pour mieux rester concentré sur l’écoute d’une émission de radio, par exemple. Une donnée très importante : ce sont les dessins d’un autre. Si on observe bien les dessins, on peut comprendre qu’il s’agit d’un jeu : on se munit de trois feutres de trois couleurs différentes qu’on dispose sur une page à carreaux, sachant que deux carrés d’une même couleur ne peuvent pas être placés côte à côte. Si au commencement du jeu, les couleurs sont disposées un peu au hasard ; plus la page se remplit, plus il faut être vigilant et savoir anticiper sur les coups suivants. Au fur et à mesure qu’on avance dans le jeu, il arrive qu’on aboutisse à des impasses, on colorie alors ces carreaux en noir pour les distinguer des autres. L’objectif étant qu’il y ait un minimum de carrés noirs. Les planches de médium noir découpées et posées contre les murs (cf. vue de l’installation ci dessus), ce sont les carrés noirs qu’on voit sur le papier et qui dessinent parfois de petites figures s’ils sont les uns à côté des autres ; elles sont la marque immense de ces erreurs. Clément Rodzielski.

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Ci-dessus : Sans titre, 2008, dessins trouvés, médium noir, vue de l’exposition “Forever Young”, Anne+, photographie Rémy Lidereau. Page de gauche : détail de l’installation.

CLÉMENT RODZIELSKI EST NÉ EN 1979 À ALBI. IL VIT À PARIS OÙ IL EST REPRÉSENTÉ PAR LA GALERIE CARLOS CARDENAS. www.galeriecarloscardena s.com


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« PERRUQUES » ÉMILIE PEROTTO

Je préparais mon exposition À cette occasion, au Confort Moderne – cette exposition avait lieu dans la vitrine que le Confort Moderne construit parfois dans l’entrée de l’entrepôt-galerie – je me servais d’une partie de cet espace pour étaler les chutes de bois qui devaient devenir mon Mur de chutes quand un couvreur est venu pour vérifier l’état du toit de l’entrepôt. Il était assez intrigué par ce que je fabriquais dans la vitrine. On a discuté un moment, du fait que je faisais selon lui un « travail d’homme » et qu’il trouvait ça très bien ; des difficultés scolaires de sa fille qu’il voulait encourager à apprendre un travail manuel, voir un « travail d’homme » aussi... Cet après midi-là, je faisais des allers et venues entre la vitrine et l’entrepôt.

Après le départ du couvreur, je remarquais qu’il m’avait laissé un petit cadeau : un motif réalisé avec des chutes que je n’avais pas utilisées.

Ça m’a ému – peut-être par ce qu’il avait été réellement curieux et ouvert et peutêtre aussi parce qu’il avait finalement regardé ces déchets de bois jetés au sol comme de vraies formes, des formes avec lesquelles se faire plaisir, des formes avec lesquelles il pouvait me laisser un signe sympathique. Émilie Perotto


« PERRUQUES » ÉMILIE PEROTTO

LE CONTEXTE : À CETTE OCCASION, EXPOSITION D’ÉMILIE PEROTTO AU CONFORT MODERNE, POITIERS, 2008 – OU COMMENT RENDRE LISIBLE UN TRAVAIL TRIDIMENSIONNEL DANS UN DISPOSITIF QUI TIENT LE SPECTATEUR À DISTANCE, LIMITE SON CHAMP DE VISION ET INTERDIT TOUTE CIRCULATION AUTOUR DE L’OEUVRE ? – AVEC : # DES ÉTAGÈRES À CHUTES, PRÉSENTANT DES ÉLÉMENTS PROTOTYPES, NON FINIS, CASSÉS OU BIEN SOUVENIRS DE SCULPTURES DÉTRUITES. # OTOMOBILBAUM UNE SCULPTURE DE 2006, QUI S’EST IMPOSÉE D’ELLE-MÊME.

Photo. page de gauche : Émilie Perotto, chutes de bois assemblées par le couvreur rencontré à Poitiers.

# LE SEAU ET L’ÉPONGE EN BOIS UNE REPRÉSENTATION ÉCHELLE 1 CONÇUE POUR CETTE EXPOSITION. # UN MUR DE CHUTES COMPOSÉ IN SITU D’UNE SÉLECTION DE CHUTES DE SCULPTURES RÉALISÉES DEPUIS 2004. # WOOD WORLD, ÉMANCIPATION DE PRATIQUE, UNE SCULPTURE ÉLECTRONIQUE ET SONORE AUSSI CONÇUE POUR CETTE EXPOSITION, AVEC UNE PAIRE DE CHAUSSURES EN AGGLOMÉRÉ POSÉE SUR : — UNE PLATINE VINYL EN MARCHE, POSÉE SUR

Photo. ci-dessus : vues de l’exposition À cette occasion, © le Confort Moderne, Poitiers.

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— UN CUBE DONT 2 DES FACES SONT CONSTITUÉES DE 2 « W » DÉCOUPÉS DANS DU MÉDIUM (LES 2 AUTRES FACES SONT CONSTRUITES AVEC LES CHUTES DE CES DÉCOUPES), LUI MÊME POSÉ SUR — UN CUBE DE CONTREPLAQUÉ OUVERT, CONTRECOLLÉ DE PLASTIQUE SURFACE MIROIR, LUI MÊME POSÉ SUR — UN SOCLE DE MÉLAMINÉ BLANC ÉQUIPÉ DE 8 AMPOULES MONTÉES SUR UN CIRCUIT ÉLECTRONIQUE CHENILLARD (LES AMPOULES S’ALLUMENT LES UNES APRÈS LES AUTRES, DANS LE SENS INVERSE DU MOU-VEMENT DE LA PLATINE VINYL).


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ÂŤ PERRUQUES Âť BRUNO PERSAT

De haut en bas, photographies : Bruno Persat Tunnel, bricolage technique, (galerie Chantal Crousel, Paris) ; Grill, quadrillage mural, (idem) ; Totem, passe-temps, (idem). Triple, bricolage technique (idem) ;


« PERRUQUES » BRUNO PERSAT

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La mémoire est une perruque de chauve-souris (cut-up pour C. M.) De nombreux artistes travaillent comme des ouvriers. L’inverse se produit aussi. Heureusement. De nombreuses personnes qui travaillent perdent leurs cheveux, d’autres pas du tout. La « perruque » est une production privée réalisée sur le temps de travail et avec le matériel de l’usine. Une usine qui pourrait ressembler étrangement à un cube blanc. L’objet de la perruque est de fabriquer un objet en dehors de la production normale de l’entreprise-cube. La « perruque » reste pour les ouvriers une manière individuelle et subjective de se réapproprier travail et savoir-faire. Pour les artistes-ouvriers, une manière de se réapproprier le temps et le savoir-penser. La chauve-souris est l’animal mythique qu’on trouve dans la caverne et qui voyage à toute allure jusqu’à l’inconscient de ce texte. Qui n’est autre qu’une hypothèse provenant d’un vécu partagé. La perruque, la chauve-souris, l’objet, sont les souvenirs et les outils de cette hypothèse. Produite ici de façon complice avec ces gens qui travaillent en douce pour d’autres qui travaillent avec fureur. Perte et profit. Et fracas, un jour peut-être.

Une autre utilisation du mot « perruque » est observée dans les métiers du cinéma, pour désigner l’enchevêtrement que forme une pellicule accidentellement débobinée. Le cinéma et l’enchevêtrement ont quelque-part à voir avec les entreprises-cubes. Une certaine idée de la norme, du temps et d’une activité invisible au profit d’un résultat. Les personnes travaillant à ce résultat parviennent parfois à s’en extraire et à dépasser l’idée de la perruque. Faire quelque-chose à ce moment là, c’est déjà œuvrer.

Mémoire. Les artistes-ouvriers récupéraient des matériaux pour les transformer en travail qu’ils ne signaient pas, mais qui constituait une nette amélioration de la créativité. Les chauves-souris hantaient l’imaginaire d’un super-héros, ce qui probablement constituait une nette amélioration de la fiction.


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« PERRUQUES » BRUNO PERSAT

De haut en bas, photographies : Bruno Persat Chariot, trace de gomme (local de vente, Paris) Hole, trou, (galerie 220 jours, Paris).

BRUNO PERSAT VIT À PARIS. SES RECHERCHES SE DÉVELOPPENT ENTRE ARCHITECTURE ET LITTÉRATURE. IL A NOTAMMENT PARTICIPÉ EN 2009 À L’EXPOSITION PROJECTIONS

CONSTRUCTIVES À MICOONDE, CENTRE D’ART DE VELLIZY VILLACOUBLAY ET EN 2007, SUR L’INVITATION DE PIERRE JOSEPH, À LA BIENNALE DE LYON HISTOIRE D’UNE DÉCENNIE QUI N’EST PAS ENCORE NOMMÉE


« PERRUQUES » BRUNO PERSAT

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L’homme avait habité les cavernes, en était sorti, et avait même écrit des livres sur l’inconscient. Heureusement. À une certaine époque les ouvriers partaient à la retraite avec leurs outils, offerts par l’entreprise. Aujourd’hui il n’est pas rare de voir des artistes-ouvriers offrir leurs outils et leurs idées à l’entreprise-cube, et oublier ce que « salaire » ou « retraite » veulent dire, jusqu’à croiser des chauves-souris sur leur lieu de vie. Quelque chose comme « iDEATH » 1... entre féerie et nostalgie profonde ...

Ailleurs. C’est à dire aux USA. Ceux qui conçoivent des perruques sont connus sous le nom de « Homers ». Ce terme laisse penser que l’objet est rapporté à la maison. Ou que finalement son auteur est renvoyé chez lui. Une fois pour toutes. Seulement : « Tout le monde rentre a la maison, sauf captain Martin. » (R. Brautigan) Fin possible. Richard Brautigan et captain Martin sont les deux héros qui permettent à cette hypothèse de se finir un peu. Le premier était un grand producteur de textes, aussi drôles que désespérés. Textes qui pourraient bien ressembler à des perruques sorties de l’entreprise infinie de la littérature américaine.

Et le deuxième, fictif, est une de ses plus belles inventions. Son nom « captain Martin » possède les mêmes initiales que la personne à qui ce texte rend hommage. Ma mémoire, cette hypothèse de perruque et les chauve-souris lui sont dédiées. Qu’elles lui servent de cachette. Bruno Persat

1. Dans la nouvelle In Watermelon Sugar de Richard Brautigan, « iDEATH » est le lieu de vie d’une communauté : « A place always changing with trees, and a river flowing out of the living room. At iDEATH, the sun shines a different color every day, making the watermelon crops reflect that color. The people of iDEATH make a great many things out of watermelon sugar.Sculpting their lives from this sugar, and mixing it with trout, they have lantern oil. »


Clément Rodzielski Lettre à Joanna Fiduccia Chère Joanna,

L’exposition 1 qui nous a occupés un moment est terminée depuis déjà quelques temps. Mais permets-moi de revenir un instant dessus. Tu me pardonneras aussi d’adresser cette lettre à toi autant qu’à moi-même. Assurément Spector, c’est Phil Spector. Que son procès reprenne peu de temps après la fin de l’exposition n’était sans doute pas seulement un simple et heureux concours de circonstance.

Je peux peut-être rappeler l’histoire autour de laquelle nous avons commencé à travailler ; elle disait qu’un « objet plat, blanc et de forme irrégulière » avait été subtilisé dans la maison de Phil Spector le lendemain de la mort de Lana Clarkson. Cet étonnant détail, je l’avais découvert dans le journal Libération en février de l’année 2003. Par la suite, une semaine plus tard environ, dans le même journal on apprenait que cet objet était un ongle. Déception ? Oui et non, peu importe. Les jours précédents, j’avais tenté de savoir ce à quoi pouvait correspondre cette description ; et peu à peu, étrangement, je m’étais fait à l’idée que cet « objet plat, blanc et de forme irrégulière » pouvait se confondre avec ce que pouvait être une pure œuvre d’art. Bien évidemment, on peut me reprendre sur les termes. On aurait tort de ne pas le faire. C’était très ingénu.

Serait-ce qu’une fois que j’ai su toute la vérité, toutes mes propositions étaient invalidées ? Oui, sans doute, puisqu’il ne s’agissait en tout et pour tout plus que d’un ongle. Mais cet ongle qui, il fût un temps, semblait loin d’être cet ongle – du temps où on imaginait mal qu’il ne puisse 1. Spector, une exposition de Clément Rodzielski, commissaire – Joanna Fiduccia, galerie Federico Bianchi, Lecco, Italie, du 7 mars au 7 mai 2009.


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s’agir que de cela – porte encore en lui la marque de tout ce qu’il n’est nécessairement pas, mais qui a été le sujet de bon nombre de mes rêveries. Et dans mes rêveries, c’est vrai, je m’étais beaucoup avancé. Serait-ce dire alors qu’une fois le mystère éclairci, l’art n’est plus de l’art mais qu’il se souvient du moment où il a été de l’art ? Cet ongle reste cet « objet plat, blanc et de forme irrégulière » mais il n’oublie rien des différentes apparences que je lui ai prêté. Cet « objet plat, blanc et de forme irrégulière », une fois devenu l’ongle qu’il a toujours été, cesset-il d’être de l’art ? C’est une question bien secondaire en comparaison de celles qui ont agité les médias et la justice. La question primordiale reste de savoir ce qui s’est réellement passé dans le secret de la nuit. Mais il ne nous revient pas de trancher. La justice, qui s’est substituée à la nuit la plus noire, elle, s’est prononcée.

Quelques jours avant de partir pour l’Italie, j’ai vu le Monkey business / Chérie, je me sens rajeunir d’Howard Hawks. Et l’intuition de Spector se confirme dans ce film qui croit si fort à la fiction que, dans sa dernière partie, tout est précipité, tout se précipite beaucoup. Ginger Rogers, qui joue la femme de Cary Grant, estime que la potion de jouvence qu’il a bu abondamment – et qui a fait ses preuves précédemment – a très certainement dû le faire revenir à l’âge où il n’était encore qu’un enfant de six mois. Le temps s’accélère, quelque chose du temps du cinéma se cristallise dans le cerveau de Ginger Rogers, elle hypertrophie la fiction. Elle anticipe beaucoup sur les pouvoirs de la science : elle envisage l’éventualité que ce retour en enfance s’accompagne aussi d’une transformation physique. Deux récits se superposent que le même objet – Cary Grant – concerne. Mais l’un est autrement plus rapide que l’autre, celui que projette Ginger Rogers dans un pur espace mental. Elle croit voir son mari dans les traits d’un enfant trouvé. Un enfant générique, il est sans nom, il n’en aura pas. Elle enraye le mécanisme, elle met en scène tout à la fois un retour en arrière et une course en avant, un flashback et un flashforward, elle substitue une chose contre une autre. Et dans le même plan, deux temps opposés cohabitent. (Ce qui se dit ici doit pouvoir se dire, plus globalement, pour tout ce que peut le cinéma. Le film peut toujours recommencer, reprendre ; c’est une bande enregistrée, voilà sa première


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« LETTRE À JOANNA FIDUCCIA » CLÉMENT RODZIELSKI

singularité. Et à ce titre, il annonce sa première inadéquation avec le réel ; pourtant : c’est sur ce point qu’ils se retrouvent – puisque le début qui revient n’est plus jamais le même. L’expérience de la fin du film, de tout le déroulé du film est passée sur lui.) Quelque chose apparaît d’abord sur quoi le regard bute. Ce ne sont pas deux réalités distinctes, ce ne sont pas deux réalités disjointes. C’est l’outil qui est mis à nu, c’est tout le mécanisme qui est mis à nu. Pour toutes choses, ce ne sont sans doute pas tant les images qui me plaisent que la mise au conditionnel de ces images. Voilà pourquoi je tenais tant à ce que cette photographie d’Arthur Batut, l’inventeur de la photographie par cerf-volant, apparaisse sur le carton d’invitation ; et tant à réaliser des pièces avec ce carton d’invitation qui est cet objet si caractéristique dans le temps de la construction de l’exposition.

Batut a mal arrimé son appareil au cerf volant, ou bien y avait-il trop de vent, mais sur cette photographie, et contrairement aux autres, on distingue un angle du cerf-volant dans un coin de l’image. Batut devait considérer qu’il s’agissait d’une prise de vue manquée, on ne connaît pas de tirage papier de cette plaque, il n’a pris aucune note comme il avait l’habitude de faire – car s’il entreprit de mener à bien cette invention, c’était d’abord dans l’intention de prendre des mesures du terrain. Mais cette erreur, cette erreur me plaît infiniment. C’est bien cette étrange machine de vision qui apparaît à l’avant plan, cet hybride entre un objet volant et un appareil photographique. Tout est dévoilé. Tous les secrets de fabrication. Tu sais que ces premières photographies par cerf-volant ont été faites très près de l’endroit où je suis né ?

Je reviens un instant sur la mauvaise conscience – comment elle s’incarne ? – puisque tu m’interrogeais à ce propos. Mais pourquoi évoquions-nous cela ? D’une certaine façon, elle s’incarne parce que le travail continue. Si je continue, c’est pour effacer ce que j’ai fait auparavant. Bonne nouvelle : une fois qu’une chose est faite, elle n’est plus à faire. Si quelque chose apparaît, c’est à la suite d’une longue série de renoncements. Le nom de l’art amoindrit l’écho qu’il pourrait avoir dans le monde, d’un autre côté il épaissit sa présence, il légitime que les choses arrivent. La mauvaise conscience, le soupçon, l’immense tristesse apparaissent dans le contre-jour. Parce que ce qui est fait ne convainc pas, rien ne l’assure, les choses sont là quand elles pourraient bien ne


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pas y être. La machine nerveuse fonctionne à plein régime. À toute chose, on voudrait accorder crédit, noirceur et profondeur. Ici, un ongle a été retiré du lieu du crime. Sans doute valait-il mieux pour quelques uns qu’on ne l’y trouve pas. Mais toujours, à l’intérieur de mille têtes il réapparaîtra, sous mille formes différentes les unes des autres, mais toutes parfaitement semblables au nom qu’on lui aura donné. Et c’est dans cet écart que vient l’art avant qu’on le nomme. Et dans lequel sans doute, souhaite-t-on qu’il se tienne éternellement. Peut-être voudrait-on même qu’il ne soit jamais de l’art. Pourtant, il faut bien aussi qu’un moment, son nom ait été chuchoté. Sinon, j’ai été à Busca, comme prévu, mais ça aura été très court. Je te raconterai. Et j’ai appris que tu invitais Chloé à faire une performance bientôt ; est-ce que tu pourras lui faire passer un message de ma part ? J’espère que tu vas bien. Il est tard et je vais me coucher. Je t’embrasse, Clément


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« LETTRE À JOANNA FIDUCCIA » CLÉMENT RODZIELSKI


« LETTRE À JOANNA FIDUCCIA » CLÉMENT RODZIELSKI

Arthur Batut, Labruguière, vue vers la montagne noire en direction du Sud-est, vers 1890, photographie par cerf-volant, 15x21 cm, plaque de verre au gélatino-bromure d'argent © Espace Photographique Arthur Batut (Labruguière, Tarn). www.espacebatut.fr

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« QUE PEUT UNE IMAGE ? ICONO-CARTOGRAPHIE » ERIC BAUDELAIRE


*Que Peut Une Image ? C’était le sujet d’une conférence sans paroles d’Eric Baudelaire, une séquence d’images projetées suivant le protocole des « Cool Conférences » proposé par Béatrice Méline. Invité à transcrire l’exercice sur papier pour Hypertexte, Eric Baudelaire laisse de côté la linéarité de la projection pour tenter une icono-cartographie d’associations formelles. Rien de scientifique ici – simplement des tracés par lesquels des images sont liées, une histoire de l’art mnémosyne et fragmentaire retraçant l’évolution des postures d’artistes, ou du statut des images, face à l’horreur de la guerre. Mêler peintures, photographies de presse et formes contemporaines. Laisser parler les images pour identifier la généalogie de grands motifs classiques (l’exécution, la victime, le paysage de guerre), la filiation des figures (souvent religieuses) incontournables, la dialectique complexe document / manipulation, et surtout une « géographie des intentions » qui forme des lignées reliant Jacques Callot à Thomas Hirschhorn, Goya à Godard, Monet à Gianni Motti. Cette carte est aussi l’occasion pour Eric Baudelaire de revisiter un sujet abordé dans son diptyque photographique sur la guerre en Irak (2006), The Dreadful Details, dont l’enjeu était déjà la mise en tension au sein d’un même photogramme d’un enchevêtrement irrésolu de postures face à la guerre – dénoncer, montrer, témoigner, mettre en scène, distancier, renoncer, abandonner… Design Camille Baudelaire, recherches Carly Steinbrunn.


Carole Douillard, J'incorpore, 2001, performance.

RES(T)ITUER A ÉTÉ PRODUIT PAR ENTRE-DEUX (NANTES) POUR L’EXPOSITION “DEEP” DE CAROLE DOUILLARD (2008). CAROLE DOUILLARD UTILISE SON CORPS POUR DES INTERVENTIONS MINIMALES DANS L’ESPACE.(...) ELLE EXPÉRIMENTE LA POSSIBLE RENCONTRE ENTRE LE CORPS PHYSIQUE DE L’ARTISTE ET LE CORPS SOCIAL INCARNÉ PAR LE PUBLIC. www.carole-douillard.com

CAROLE DOUILLARD A PRÉSENTÉ EN MIDI-PYRÉNÉES : — SITUATION, (2009) SUR L’INVITATION DU LAIT (TARN). www.centredartlelait.com

— MANGER PAPA, DANS LE CADRE DE LA RÉSIDENCE “ART & PRÉHISTOIRE” AU MAS D’AZIL ; ELLE A PARTICIPÉ

— MEAT ME, (2008) UNE EXPOSITION À “LA CUISINE” CENTRE D’ART & DE DESIGN APPLIQUÉ À L’ALIMENTAIRE (NÉGREPELISSE)

ÉGALEMENT À LA DOUBLE EXPOSITION DREAM TIME PROPOSÉE PAR LES ABATTOIRS ET CAZA D’ORO TOULOUSE / GROTTE MAS D’AZIL 2009.

www.la-cuisine.fr

www.cazadoro.org


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Carole Douillard Res(t)ituer Documentation de performances, 1996-2008 (extraits).

Je suis dans un schéma, le schéma d’une maison sur le sol dessinée avec du scotch. Je me déplace à l’intérieur du schéma, j’y tourne en cercles, longtemps. Je ne ressens rien de particulier, je ne sais pas ce que je cherche. Quelques heures, 1996. ...

Je chante a cappella.

Je suis assise sur un tabouret, les jambes croisées, en mini-jupe. Devant moi, cinq hommes. Aucun d’eux ne me regarde vraiment, tous baissent les yeux, comme intimidés. Je chante. Je regarde fixement devant moi, tout droit, je n’ai rien à perdre. 2 minutes, 1997 ...

Je chante avec ma mère.

Elle chante dans sa langue maternelle, je chante aussi dans cette langue, qui n’est pas ma langue maternelle. Nous sommes toutes les deux côte à côte, debout, nous tenant très droites. J’ai dans les mains un livre sur lequel je lis les paroles, dans cette langue que je ne comprends pas mais que j’ai toujours entendu depuis ma naissance. Je connais l’air de cette chanson, sa sonorité. Je ne comprends pas le texte. Je chante en yoghourt. Je pense au gouffre des langues, ça m’amuse et en même temps, ça n’a rien de drôle. Yoghourt Kabyle, 3 minutes, 1999. ...

Je parle.

Je suis assise sur une petite scène d’à peu près deux mètres carrés. Je prends le temps de dévisager les personnes qui constituent le public assis face à moi. Puis je les décris, une a une. On pourrait entendre une mouche voler. Silence. Juste ma voix qui chemine. Je suis très à l’aise


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« RES(T)ITUER » CAROLE DOUILLARD

mais je ressens une forte tension dans le public. Je décris chaque personne comme si j’étais face a un paysage. Je remarque qu’il y a beaucoup de paires de baskets et de paires de lunettes. Avant la fin de ma description, un homme dont je suis en train de parler réagit à ce que je dis. En douceur, il souligne mes mots d’un « oui » ou il hoche la tête. Ça me déstabilise. Il me déconcentre. Je me demande ensuite ce qu’il pourrait bien arriver si quelqu’un s’énervait pendant l’une de mes performances ? Et comment se fait-il qu’il ait été le seul à réagir ? Parole publique, 36 minutes, 2000. ...

Je mets en scène un acteur.

Il est grand et brun. Il décrit les distances exactes entre son corps et les murs, le plafond, les limites précises de l’espace très blanc dans lequel il se trouve. Le public est assis autour de lui, à une certaine distance. Le public se tient toujours à une certaine distance. La distance de la fuite possible en cas de menace. Position, 27 minutes, 2000. ...

Je parle.

Assise sur une chaise dans un vaste lieu sombre, je regarde ce qui se passe devant moi. Je parle de ce que je regarde. Ma parole tente de rendre compte de ma pensée au moment même où elle s’élabore. Il m’est très difficile de dire ce que je vois au moment où je le vois, sans dire ce que je pense de ce que je suis en train de voir. Il m’est difficile de décrire tout ce que je regarde pendant tant de temps. Je ne bouge pas du siège. J’attends que l’espace soit vide de tout public pour m’arrêter de parler, presque cinq heures après avoir commencé. Je me rends vite compte que parler sans parler à personne provoque en moi une très forte souffrance. Le fait que le langage soit dénué de sa fonction d’échange pendant plusieurs heures m’est totalement insupportable.

Le lendemain, assise sur le même siège au même endroit, je reprends mon monologue pendant 5 heures. Le public défile sous mes yeux, déambule. Beaucoup de choses se passent autour de moi : des déplacements, des cris, des rires, des applaudissements. Certaines personnes me parlent. Je ne leur réponds pas. Je ne leur parle pas, je parle, ce


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qui n’est pas du tout, du tout la même chose. Je finis cette action dans un état second. ...

J’incorpore, 10 heures, 2001.

Je mange des petits morceaux de viande crue en forme de phallus.

L’après-midi, j’ai cueilli de la ciboulette dans le potager de Jacques et acheté 1 kg de viande de bœuf chez le boucher. Le tartare a été préparé par Bernard. Dans la cuisine, les phallus ont été modelés à plusieurs mains. Je suis assise à une petite table avec un plateau devant moi. Tranquillement, je commence à manger. C’est excellent et raffiné. Viande crue, huile d’olive, ciboulette, échalote, sel, poivre. Je sens le goût, la circulation de la nourriture dans mon œsophage jusqu’à l’estomac, j’apprécie totalement chacune de mes bouchées. Je pense à toutes sortes de choses. Le public est très silencieux. Face à moi. Cérémonieux. En cercle. Je mange calmement jusqu’à ce que je sois rassasiée, à la limite du trop. Je fais attention à bien ressentir la frontière entre l’envie et le dégoût, à aller jusqu’au bout de ma capacité orale. Je mange un dernier phallus. Je me lève et offre le reste des modelages au public attroupé autour de moi. ...

Manger Papa, 25 minutes, 2007

Je suis assise sur un tabouret blanc.

Devant moi, un vide de plusieurs mètres. Au bout du vide et sur ses côtés, le public, assis lui aussi. Je lis un texte qui relate toutes les performances que j’ai réalisées depuis ce moment où je me suis mise à marcher en cercle dans un schéma. Le public, attentif, m’écoute. J’entends le son d’une voiture qui passe à l’extérieur et la qualité du silence autour de mes mots. Seul l’un de mes récit de performance provoque le rire. Celui qui me décrit en train d’avaler de petits phallus de viande. Quand le public rit, ça me réchauffe et me fait sourire moi aussi. Je souris mais ne ris pas franchement. Je cherche avant tout à garder le fil de ma lecture. Rester concentrée, ne pas perdre le fil, ne pas sortir de l’état actuel. Terminer la lecture, le plus calmement possible, puis se lever et s’en aller. RES(T)ITUER, récit de performance 1996-2007, 30 minutes, 2008


Cédric Teisseire Miscellanées « Et ainsi va la dialectique historique de la représentation : si l’objet (c’est-à-dire le sujet, au sens classique) de la peinture figurative c’est toujours le monde (ou n’importe laquelle de ses sous-parties), l’objet de la peinture abstraite, en revanche, c’est éminemment la peinture elle-même. Et très visiblement dans sa période héroïque (historiquement les années 50-60, géographiquement les État-Unis d’Amérique). La peinture abstraite y constitue alors le champ privilégié de l’affirmation de cette toutepuissance qui agit le sujet-peintre ; elle crée des mondes et s’y déploie, dispose du tableau, de la surface et de l’espace comme si rien n’existait en dehors. Le cinéma hollywoodien également, mais dans une moindre mesure. Il a pour lui l’étendue, le gigantisme, la couleur ; il lui manque l’ego. » La peinture lutte, Marc Politour. « J’ai visité l’autre jour une exposition dont vous n’étiez pas. Il y avait, au milieu d’un arrangement ethnographique de choses auxquelles je n’entends rien, deux ou trois masques qui tout de suite m’ont intrigué et j’ai pensé à vous.

Ils sont océaniens, en bois peint, de calibre raisonnable (pour des masques, quoique visiblement un peu lourd) ; ils affichent un air serein, troublé à peine par quelque chose qui leur coule (a coulé, plus exactement) sur les joues, en filets minces et serrés, comme des larmes multicolores.

Vous savez ma curiosité prudente ; j’examine pourtant d’un peu plus près. Mais ces larmes ne ruissellent pas d’un œil. Elles sont l’œil lui-même, sa continuation, son destin et comment il s’accomplit. Les cercles concentriques qui en composent la pupille (et l’iris, le blanc, les paupières, les cils, etc…) dégoulinent en rayures polychromes sur des joues lisses et noires. L’œil ne pleure pas, l’œil est pleuré. Ces masques sont des objets de transfert taillés pour le deuil. Le masque pleure pour vous tandis qu’on vous enfouit l’être cher (notez la débauche de passivité…).Ce deuil océanien est tout entier concentré dans une fuite verticale de la couleur qui se substitue à celle de la douleur. Mais ailleurs, au fond, je crois que c’est souvent pareil. Ainsi va le deuil, de haut en bas… » Lettres à ma belle-sœur, Julienne Momobakou.


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Cédric Teisseire : Haut de page : Gambit [le frisson], détail, 2007. À gauche : La course [Duns], photographie, 2007. À droite : alias_popper, 15 x 20 cm, laque sur PVC, 2008.

« Peinture : Art de protéger les surfaces des intempéries tout en les exposant à la critique. » Ambrose Bierce

« Le capitalisme est un pari sur le mouvement : c’est de là que vient le progrès. » Alain Minc


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« MISCELLANÉES » CÉDRIC TEISSEIRE

« Eh quoi ! tout est sensible ! » Pythagore « Mais je devrais dire : ce que vous faites dégringole, car je ne crois pas que vous peigniez réellement. Vous agissez, vous fabriquez, vous transformez, vous déclenchez, vous révélez, mais vous ne peignez pas. Vous ne peignez plus. Vous concevez des images de la peinture (de la peinture abstraite, qui plus est). Votre peinture travaille le deuil du peint, et plus précisément de ce geste de la clôture du peint (celui qui parachève le tableau). Si généralement vos œuvres commencent dans la couleur, les pinceaux à la main, sous les auspices de la nécessité, elles finissent toujours livrées aux aléas de la contingence. Vous préférez au peint complet de l’artisan le peint demi du réalisateur (qui met en branle et puis délègue la finition). Notamment ce peint demi américain, tranché, héroïque et globalisant, qui balaie d’un revers notre goût bourgeois pour la croûte. » Le peint total, mes billets à Heinrich Dreiser, Micheline Combat […]

Extraits de L’Abstraction Hero (sur Cédric Teisseire), Maxime Matray 2000.

Cédric Teisseire, Accés réservé, photographie, 2009.


« MISCELLANÉES » CÉDRIC TEISSEIRE

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Science-friction.

« L’art est le culte de l’erreur. » Francis Picabia Il s’agit en peinture, comme dans bien d’autres domaines, de composer avec ces deux principes (réalité/plaisir) et les oscillations que produisent le passage de l’un à l’autre. Ce « va et vient » provoque les frictions nécessaires à la bonne santé créative, les étincelles entre des matériaux antagonistes. C’est en état de double contrainte – l’acceptation du monde extérieur, de son environnement et une insatiable soif d’absolu où les mythes et les prismes personnels s’épanouissent – que le véritable travail commence, doute, s’arrête et recommence.

Cette situation pourrait s’assimiler à une torture auto-infligée (tant que l’artiste cherche à préserver une perception consciente et honnête dans ses recherches) dont il essaie constamment d’en déjouer les pièges et les souffrances ; un Gambit de la reine lui apportant la victoire dont la satisfaction le désintéresse immédiatement après y être parvenu. Seul subsiste cet écart entre le but visé et celui atteint qui pousse à nouveau vers le plaisir d’emprunter de nouveaux sentiers ignorés jusqu’à lors. Là encore, un double état où seule la réussite ne peut être que satisfaisante et l’échec un compagnon dont on ne pourrait se passer. Un désir d’être sur les deux fronts à la fois ; en péril, tous les sens en éveil, la conscience aux aguets ; à l’abri, avec le sentiment du devoir accompli, certain d’avoir évacué le vide. Nous pourrions y voir une tentative de ne pas avoir à choisir entre la pulsion de mort et l’instinct de conservation. À ce stade, il me semble que de cette soupe originelle se distingue un adjuvant essentiel, une huile non hydrogénée venant lubrifier cette mécanique chaotique : le principe d’incertitude1. Si l’on ajoute à cela,

1. Le principe d’incertitude d’Heisenberg stipule que l’univers n’est ni prévisible ni déterministe. On ne peut observer quelque chose qu’en l’éclairant avec de la lumière. Or à l’échelle de l’infiniment petit, cela pose un problème tout à fait nouveau. Le moindre photon qui percute ou interagit avec un électron va modifier la trajectoire initiale de ce dernier ou le faire changer d’orbitale. A cette échelle, le photon devient un projectile qui pourra déterminer la position de l’électron, mais qui aura en même temps modifié sa vitesse et sa trajectoire; celle ci ne pourra donc pas être connue en même temps. La moindre mesure interfère avec l’objet de la mesure. et la change ! Principe théorisé par Werner Karl Heisenberg en 1927.


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« MISCELLANÉES » CÉDRIC TEISSEIRE

les notions de réfutations de Karl Popper2, l’abîme continue de se creuser et bien loin de moi la volonté de continuer à décortiquer toutes les équations possibles.

2. Pour Karl Popper, le problème fondamental en philosophie des sciences est celui de la démarcation : c’est la question de la distinction entre ce qui relève de la science et ce qui est « non-science ».

Pour comprendre ce problème, il faut d’abord s’interroger sur la place de l’induction dans la découverte scientifique : toutes les sciences sont basées sur l’observation du monde. Comme l’observation est par nature partielle, la seule approche possible consiste à tirer des lois générales de ces observations (remarquons que c’est l’approche générale et fondamentale de tout organisme vivant qui apprend de son milieu). Si cette démarche permet d’avancer, elle ne garantit en aucun cas la justesse des conclusions. Pour Popper, il faut donc prendre au sérieux l’analyse de Hume qui montre l’invalidité fréquente de l’induction. Par exemple, une collection d’observations (« Je vois passer des cygnes blancs ») ne permet jamais d’induire logiquement une proposition générale (« Tous les cygnes sont blancs »), car la seule observation ne dit rien des observations à venir. Il reste toujours possible qu’une seule observation contraire (« J’ai vu passer un cygne noir ») invalide la proposition générale. Par exemple, une collection d’observations (« Je vois passer des cygnes blancs ») ne permet jamais d’induire logiquement une proposition générale (« Tous les cygnes sont blancs »), car la seule observation ne dit rien des observations à venir. Il reste toujours possible qu’une seule observation contraire (« J’ai vu passer un cygne noir ») invalide la proposition générale. Cette critique de l’induction conduit donc Popper à remettre en cause l’idée (que l’on attribue un peu rapidement à tous les positivistes) de vérification. Plutôt que de parler de « vérification » d’une hypothèse, Popper parlera de « corroboration », c’est-à-dire d’observation qui va dans le sens prévu par la théorie. Or, même par un grand nombre d’expériences, la corroboration ne permet pas de conclure à la « vérité » d’une hypothèse générale (supposée valide pour toutes les observations jusqu’à la fin des temps).

Une proposition scientifique n’est donc pas une proposition vérifiée – ni même vérifiable par l’expérience – mais une proposition réfutable (ou falsifiable) dont on ne peut affirmer qu’elle ne sera jamais réfutée. La proposition « Dieu existe » est pour Popper dotée de sens, mais elle n’est pas scientifique, car elle n’est pas réfutable. La proposition « Tous les cygnes sont blancs » est une conjecture scientifique. Si j’observe un cygne noir, cette proposition sera réfutée. C’est donc la démarche de conjectures et de réfutations qui permet de faire croître les connaissances scientifiques. Dans cette démarche, la théorie doit donc précéder l’observation.


CÉDRIC TEISSEIRE - « MISCELLANÉES »

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Mon dessein est ici d’essayer de délimiter un terrain favorable où chacun puisse poser sa tente, planter ses piquets et cultiver ses propres défauts afin d’en modeler une matière personnelle perçue par l’environnement comme unique. De ces périmètres bien définis peuvent s’extraire des singularités voire des anomalies essentielles aux renouvellement des pratiques contemporaines. Ces fondements, ces principes se présentent ici comme des exhausteurs de goût face à l’inéluctabilité d’avoir à composer avec eux.

Finalement, quand la décision est prise qu’une peinture est terminée à force de l’épuiser, ce n’est pas si mal de se retrouver devant elle pendant quelques instants avec ce sentiment, un peu égoïste et que l’on espère partagé, d’être déçu en bien. Cédric Teisseire, août 2009.

CÉDRIC TEISSEIRE EST ARTISTE, ET FONDATEUR DE LA STATION À NICE. IL EST NÉ EN 1968 À GRASSE.

« Les tableaux sont les représentations en deux dimensions des choses inintéressantes en trois. » Ambrose Bierce

« Une partie de l’art contemporain n’a pas d’autre objet que l’art lui-même » Pierre Bourdieu « Ni Bourdieu ni bourmaître » Maxime Matray

« […] D’après Don Quichotte, le moulin à vent est un géant ; tandis que d’après Sancho, le géant est un moulin à vent. Le Donquichottisme peut être défini comme la perception d’objets ordinaires sous la forme d’entités inhabituelles. Son contraire, le Sanchisme consiste en la perception d’entités inhabituelles sous la forme d’objets ordinaires. » Robert Sheckley, La dimension des miracles


Thierry Chancogne Mots compliqués #2 « l’organicité » L’emploi sans doute coupable de ce néologisme à propos de graphisme, je le dois à une question que je posais à Vincent Perrottet. Alors que je lui demandais d’un peu qualifier son penchant pour la matière picturale, pour le geste corporel et leurs traces résolument intentionnelles au sein de ses images: giclures, dégoulinures et autres bavures (fig. 1 Rwanda 120*176, 2002). Il me répondit qu’effectivement, son travail relevait de quelque chose d’organique. Il n’avait pas dit comme je m’y attendais naïvement «pictural», «vivant» ou «humain». Il avait dit organique… C’est que ma question n’était pas si innocente et que Vincent Perrottet n’est pas n’importe qui 1. Ma question concernait une certaine appréhension du graphisme français sous influence « grapusienne » en tant qu’il serait caractérisé par une certaine revendication de la «matérialité » de l’image. Comme un penchant un peu littéral pour la citation de la manière picturale et la métaphore de la vitalité créative. Une sorte de pictorialisme graphique doublé de corporalité dans le sens d’une présence humaine manifeste. Une forme de matérialisme dialectique de l’image pour paraphraser, avec pas mal de spéculationblagueuse, la formule marxiste peut-être active chez un certain nombre de ces graphistes notoirement engagés, comme on a longtemps dit, du côté du mouvement social.

1. Collaborateur de Grapus, le fameux collectif graphique tonitruant et engagé politiquement qui réveilla le graphisme français dans les années 70, Vincent Perrottet créa avec l’un de ses co-fondateurs, l’aujourd’hui trop sous-estimé Gérard Paris Clavel, Les Graphistes Associés. Cette année vraisemblablement pour la dernière fois encore codirecteur du Festival International de l’Affiche de Chaumont avec l’autre fondateur de Grapus, Pierre Bernard, il poursuit des coopérations graphiques ponctuelles avec de jeunes graphistes comme Mathias Schweizer, ancien graphistes aujourd’hui dissociés et une collaboration suivie avec Anette Lenz, elle aussi ancienne de Grapus. Bref, il est devenu une sorte de figure centrale et emblématique du graphisme français « d’auteur » et « d’utilité publique » pour reprendre le discours de Pierre Bernard.


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En déployant un peu ce mot compliqué d’organicité qui m’avait surpris, en creusant ce goût de l’organique, j’espère donc ici approcher certaines obsessions du graphisme français. Si tant est qu’on puisse parler de nations en matière de graphisme ou d’art et notamment en ce moment critique et pour tout dire sinistre où s’épanouit dans notre beau pays un Ministère de l’Identité Nationale ! Si tant est qu’on puisse parler de caractère français d’une filiation visuelle faite de tant d’influences nationales et culturelles diverses. Quand, en 1925, André Warnod définissait l’«École de Paris» dont on reparlera bientôt, il désignait un ensemble d’artistes étrangers qui firent, au début du XXe siècle, de Paris la grande capitale des arts et de la modernité… L’artisticité à la française Comme le note Tadeusz Andrzej Lewandowski à propos de l’école polonaise de l’affiche d’après guerre : « c’est plutôt la lointaine affiche française, de l’époque de Chéret ou de Toulouse Lautrec qui a laissé une trace dans la façon de traiter la couleur ou la typographie. Mais par ailleurs, l’affiche polonaise utilise des moyens d’expression proches de l’art contemporain [de l’époque] (Rouault, Picasso, Chagall, Ernst) en construisant des images pleines de poésie inspirées plus par l’atmosphère dégagée par le film que par son contenu». Lorsque les futurs fondateurs de Grapus, Pierre Bernard et Gérard Paris Clavel allèrent en Pologne, respectivement en 1964 et 1967, suivre l’enseignement du très saint Henryk Tomaszewski à l’Académie d’art de Varsovie,

1. Vincent Perrottet et Anette Lenz 2002 http://www.adobe.com/fr/special/ magazine/adobemag4/pg17.html

2. Pierre Bonnard 1894 http://www.moma.org/collection/ browse_results.php?criteria=O%3 ADE%3AI%3A2%7CG%3AHI%3 AE%3A1%7CA%3AHO%3AE%3 A1&page_number=12&template_i d=1&sort_order=1


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ils n’allaient pas seulement trouver l’issue pour sortir du dogme fonctionnaliste international et fonder ce «certain axe franco-polonais». Ils allaient surtout renouer, et pas forcément si volontairement ni si consciemment, avec leur propre tradition de l’affiche et de l’artisticité (nouveau mot compliqué) à la française. Ils allaient retisser le lien avec la grande tradition picturale des avant-gardes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Ils allaient jeter les bases du graphisme d’auteur d’utilité publique en l’inscrivant dans la filiation des grandes figures tutélaires de l’art français de la modernité. Ils allaient du coup revendiquer pour le graphisme ce cousinage plus ou moins lointain avec le grand art et ce que j’appelle cette artisticité, c’est-à-dire cette revendication du statut du grand art pour l’art appliqué. Cette porosité dans les hiérarchies consenties des formes de la création visuelle. En confrontant des affiches de Pierre Bonnard de 1894, la Revue Blanche, 62,5*80,5 (fig. 2), de Pablo Picasso de 1948, 60,5*40 (fig. 3), de Tomaszewski de 1985, Manekiny (fig. 4), de Grapus de 1982 (fig. 5) et enfin de Jean Tinguely de 1982, Montreux Jazz Festival, 100,5*70,5 (fig. 6), on peut être frappé par une certaine communauté d’intérêts, une certaine convergence de visée et de moyens. Évidemment les contextes sociaux, culturels, historiques, techniques, la nature des commandes diffèrent et influent sur les pratiques et leurs tonalités, mais force est de constater qu’aux affiches faites par des peintres dans un contexte pictural (Picasso) ou appliqué (Bonnard puis Tinguely) répondent les affiches plus ou moins appliquées faites par des graphistes dans un même élan pictural gestuel et marqué par la présence du corps : corps du peintre, corps de l’affiche. Porosités, transversalités, influences, jalousies hiérarchiques de l’art autonome toujours plus ou moins grand et de son subalterne appliqué… mais aussi volonté pour le graphisme français de la fin des années 60 de se régénérer face à l’influence hégémonique du fonctionnalisme d’obédience suisse et bauhaussienne. De se ressourcer dans l’héritage de l’école de Paris. Évidemment, il y a au moins historiquement deux écoles de Paris : la première, internationale et moderne d’avant-guerre, la seconde, tachiste, informelle et lyrique d’après guerre qui voit déjà s’échapper vers New York sa prééminence. Mais l’école de Paris dont me semblent vouloir se réclamer les grapusiens me paraît plus se


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rapprocher de la dimension symbolique que lui accorde Lydia Harambourg. C’est-à-dire de l’idée (sans doute un peu nostalgique) d’un moment (sans doute perdu) où Paris fut le foyer de la révolution moderne de la création artistique. Et, dans ce sens extensif qui voit dans le Paris des avant-gardes une sorte de caution artistique à la française, on peut peut-être rattacher à la fois l’impulsion impressionniste, Paul Cézanne et la création de Marcel Duchamp, fut-elle américaine et «anti-rétinienne», à ce terreau-là. Dans cet horizon de revendication d’un glorieux passé de l’art français ou plutôt de l’art fait en France, il n’est peut être pas indifférent de constater que le Festival International de Chaumont, encore co-dirigé cette année par Pierre Bernard, Alex Jordan et Vincent Perrottet, tous trois ex-grapusiens, est très symboliquement le festival de l’affiche. L’affiche, plus que tout autre support graphique prête à assumer la métaphore de la peinture : l’affiche devenue en quelque sorte la garante et l’index de l’artisticité à la française. L’organe Revenons à nos affaires d’organes avec une couverture de Le Corbusier du numéro spécial qui lui était consacré par la revue l’Architecture d’aujourd’hui n°2, 23*30 cm, de 1948, qu’il conçut avec l’aide de Pierre Faucheux (fig. 7), à une époque où le monde des arts était encore focalisé sur le vieux pays gaulois et sa capitale d’Îlede-France. En quoi cette proposition graphique est-elle si exemplaire, du moins peut-elle relever d’un goût de l’organique ? Intéressons nous un peu aux mots et à leur constellation de sens.

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3. Pablo Picasso 1948 http://www.imperialfineart.com/images/PAP-011813.jpg

4. Henryk Tomaszewski 1985 http://www.polish-poster.com/henryk-tomaszewski.htm


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Pour faire mon grec, l’organe est un instrument, un ressort, un moyen. Il assume un travail, une tâche, une fonction. L’organique relève donc d’abord d’une réflexion sur les outils et les procédés, d’un regard systémique (nouveau mot compliqué) sur les procédures créatives. Il approche le corps en tant que structure ou système organisé en vue d’un certain fonctionnement. Dans le domaine qui nous intéresse, l’organicité relèverait donc d’une certaine réflexivité analytique du travail graphique sur lui-même : d’un certain questionnement de ses méthodologies, de ses moyens. Un graphisme organique questionnerait sa propre organisation formelle mais aussi l’organisation de ses procédures de mise en œuvre et de ses discours. Il interrogerait les outils, les media, la fonction et les fonctionnements du graphisme. Cette couverture (fig. 7), comme une grande part du graphisme des années 40-5O, s’inspire des leçons du cubisme et d’Henri Matisse (c’est à dire des grands maîtres picturaux emblématiques de l’École de Paris) ; de leur trouvaille du collage et de la procédure de constitution analytique de l’image par superposition qui amène aussi une certaine compétition des différents arguments de la peinture (couleur, masse, hachures, trait, motif, aplat…). En cela elle s’inscrit dans cette tradition de la modernité française qui s’attache à la «vérité en peinture» comme disait le maître aixois Paul Cézanne, à la vérité objective de la peinture et de ses forments (nouveau mot compliqué). L’impressionisme se construisait déjà sur un questionnement auto-réflexif du regard et de la perception visuelle. Maurice Denis se rappelait analytiquement «qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, était essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées». «Médium is message» dirait un peu plus tard Marshall Mac Luhan.

L’organisme, l’organique Penser l’image en tant qu’organisme, c’est d’autre part lui accorder une homogénéité : une relative intégrité voire une certaine autonomie. L’organicité correspondrait cette fois, non plus à la vision pour ainsi dire interne d’un corps composé d’organes, mais à un tout organique : à un organisme. Paul Cézanne inventait la modernité, nous dit Raymond


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Court en citant Joachim Gasquet, par « la soumission de tous les éléments du tableau au couple diastole-systole, expansion-unification qui, en un geste indivisible, porte la toile entière dans son unité organique».

Car l’organique est aussi ce qui concerne en propre l’organisation du vivant: un corps fonctionne au moins de sorte à véhiculer et transmettre la vie. Cette modernité Cézanienne est aussi celle d’une « image [qui] respire comme un être vivant ». Parler d’organicité à propos de graphisme c’est donc aussi revendiquer, au delà d’un certain biomorphisme, un graphisme concerné par la dynamique vitale. Un graphisme inscrit dans la vie. Un graphisme qui agisse et existe à la façon du vivant. Mon amour des mots me conduit à souligner la dimension toujours plus ou moins orgastique d’une organicité condamnée à faire jouer les grandes orgues d’une façon ou d’une autre ! Dans la couverture de l’Architecture Aujourd’hui (fig. 7), la distinction analytique des composants visuels en différentes strates superposées garantit précisément une certaine rivalité des stimuli visuels de l’image. Concurrence qui est aussi garante d’une ouverture dans le sens d’un mouvement plastique, sensible et sémantique : une certaine pulsion, une certaine vie. Et cette perception mouvante amène en même temps une certaine réévaluation de la place du spectateur devenu acteur : coauteur de l’image. Cette «vie», en tous cas ce cinétisme ou cette «animation» de l’image, se poursuit dans les regards vivants de ses spectateurs. «Ce sont les regardeurs qui font les tableaux» dira Marcel Duchamp. L’autonomie de cette image devenue

5. Grapus 1982 http://jpdubs.hautetfort.com/album/affiches_et_affichistes/Grapus (1982).html

6. Jean Tinguely 1982 http://www.moma.org/collection/ browse_results.php?criteria=O%3 ADE%3AI%3A2%7CG%3AHI%3 AE%3A1%7CA%3AHO%3AE%3 A1&page_number=12&template_i d=1&sort_order=1


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corps vivant par rapport à son créateur, par rapport à son spectateur, lui permet de rechercher dans des regards renouvelés de nouveaux horizons, de nouvelles promesses, de nouvelles vies : de n’être jamais achevée, d’échapper toujours. Le brutalisme Parler d’organicité, c’est encore simplement considérer la brutalité de la matière, matière picturale, matériaux du graphisme. Cette matière dont Aristote nous dit qu’elle est un potentiel et donc une sorte d’énergie prête à être utilisée, dirigée. Un «en puissance» qui peut être actualisé en une infinité de formes «en acte». Si la couverture qui nous intéresse laisse une place en creux au spectateur, c’est aussi par une volonté manifeste de laisser s’exprimer la brutalité non policée lissée achevée de la matière et la vitalité de la mise en forme dans laquelle le corps est engagé.

Car parler d’organicité, c’est également envisager le geste de celui qui met en forme cette matière, sa présence, son corps, et symétriquement, la résistance de cette matière. Le trait est étymologiquement ce matériau «tracté» contre le support de l’image (papier, toile…). Le trait devenu ligne perçue, à fortiori si elle dégouline et dégueule devient ce signe manifeste d’une action humaine et d’une réaction de la matière. L’image est aussi énergétique et vivante par l’énergie qu’on engage pour la réaliser. Dans ce sens, l’organicité aura aussi à voir avec l’humain, la présence humaine d’un corps agissant mais aussi la brutalité de la réalité et de la matière qui réagit et qui résiste.

Peut être pourrait-on même parler au sujet d’un graphisme organique de brutalisme (nouveau mot compliqué). C’est à dire d’un graphisme qui sera concerné par une esthétique de la brutalité. Par une esthétique qui s’intéresse à l’« inquiétante étrangeté », pour reprendre la terminologie freudienne, de la puissance et de la résistance frontale de la matière et de la réalité. Résistance qui permet aussi ce non-achèvement de l’image, cette place laissée à la participation / coopération du spectateur. Et évidemment, le choix de la couverture (fig. 7) consacrée au maître genevois du brutalisme architectural prend dans cette perspective un certain relief…


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Organicité et anti-fonctionnalisme français En matière de graphisme, le goût français de l’organique remonte plus loin que les paillardises libertaires des années post 68. On vient d’évoquer les années 50 avec la collaboration Le Corbusier / Faucheux. On peut sans doute le rapprocher, avant-guerre, du mouvement de rejet hexagonal de la révolution typographique moderne dont parle Roger Chatelain. Rejet qui a pu se teinter longtemps du parfum nauséeux de la rivalité historique avec le cousin germain…

Contre la rigueur typographique géométrique dépouillée et révolutionnaire de la Neue Typographie, Francis Thibaudeau cultive l’ornement fantaisiste et la luxuriance Art Nouveau à la française justement organique. Il compose ainsi le Manuel français de typographie moderne (fig. 8) de 1924 en Auriol ! En 1930, Paul Iribe, que Maximilien Vox tient comme son maître, peut soutenir que « l’arabesque [française] est mouvante, le cube [allemand et européen] est immobile. L’arabesque est la liberté, le cube est la prison. L’arabesque c’est la gaieté, le cube c’est la tristesse. L’arabesque est féconde, le cube est stérile, car l’arabesque c’est une ligne vivante […] ». Vox, que Fernand Baudin et Chatelain ont pu suspecter de sympathies maurrassiennes et pétainistes pouvait lui aussi défendre en 1965 que « la typographie dite suisse, dans ses outrances, aura été le sursaut de la vieille hérésie gothique » (!!).

En considérant une couverture et une doublepage intérieure du Délire à deux d’Eugène Ionesco mis en forme par Massin, 18*21, en 1966 (fig. 9)

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7. Le Corbusier & Pierre Faucheux 1948 http://www.salutpublic.be/2ou3ch oses/focus/2285

8. Francis Thibaudeau 1924 http://histoire.typographie.org/auri ol/thibaudeau-auriol.html


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et une affiche de promotion que réalisa en 1952 le graphiste et typographe Roger Excoffon pour son caractère Mistral (fig. 10), on peut constater chez les peintres dessinateurs et autres affichistes d’après guerre (auxquels on aurait pu ajouter Marcel Jacno, Pierre Faucheux et Raymond Savignac) ce même amour pour le vivant, le jeu, la fantaisie, le lyrisme, le geste pictural et la figure de l’auteur. Ces graphistes à ma connaissance éminemment moins suspects de nationalisme bêlant ou de germanophobie primaire que leurs aînés (et qui fondèrent avec leurs homologues anglais, hollandais ou suisses l’Alliance Graphique Internationale en 1952) continuent pourtant à cultiver cette façon d’exprimer un point de vue et un style en imprimant. Cette posture particulière au sein de la modernité graphique.

Dans cet essai auto-proclamé de poésie sonore de Massin (fig. 9), ce qui peut être frappant, c’est le travail peut être littéral mais en tous cas expressif de corporalité de la graphie. Par le redessin très manuel des caractères personnifiant les personnages (characters en anglais) : le Garamond italique anamorphosé pour la voix féminine, le mélange de Robur noir et de Cheltenham pour la voix masculine. Par les homothéties et les déformations expressives et sensuelles du texte. Par la présence manifeste de la tache et du maculage organique du support.

Dans son affiche publicitaire pour le caractère Mistral (fig. 10), au delà du talent manifeste de Roger Excoffon pour maîtriser cet art délicat de la «calligraphie typographique», au delà des influences manifestes de l’abstraction lyrique parisienne et de l’expressionnisme abstrait déjà new-yorkais, l’argument porte sur l’humanité symbolique. C’est bien encore ici la proximité d’un corps agissant qui justifie la chaleur vivante de la typographie et son potentiel fonctionnel. Massin disait vouloir «insuffler la vie à cette chose morte qu’est le livre», il regrettait l’homogénéité jugée académique du style suisse et déclarait même une «horreur du fonctionnalisme»!

Cette question de l’organicité s’inscrit donc dans un mouvement qui peut caractériser un certain aspect du graphisme français en distinction du fonctionnalisme anglo-saxon. Une certaine permanence historique dans le goût de la légèreté (ou de la lourdeur), jusqu’à la blague licencieuse et au burlesque, dans le goût de l’irrévérence et de la surcharge, et jusqu’au décoratif et au maximalisme (nouveau mot compliqué), dans


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l’attraction libidinale et conceptuelle, sensible et intellectuelle de la matière organique, jusqu’au Paysage fautif de Duchamp (1946, fluide séminal et satin noir, 21*17 cm) (fig. 11) !

Et l’on peut se demander si l’organicité ne tente pas de donner à la modernité une place pour la virulence incontrôlable des corps et de la matière brute au sein de l’espace de la représentation de l’image. En pariant sur la pulsion scopique tout en proposant une alternative à l’abstraction musicale éthérée du style international suisse, néerlandais, anglais ou allemand. Peut-être pourrait-on voir dans cet écart culturel aussi un énième avatar du schisme protestant, iconoclaste, distant et rationnel des pays de la bière et du livre, contre un catholicisme magique latin sur fond d’imagerie et de mystère de l’incarnation. De verbe et de sens faits chair, capables de prendre corps… Mais c’est aussi à nuancer en considérant toute cette sensibilité du monde protestant qui, de Mathias Grünewald, à Lovis Corinth, exposé actuellement au musée d’Orsay, en passant par Arnulf Rainer, Anselm Kieffer ou Georg Baselitz, mais aussi Francis Bacon, pour prendre un exemple outre-Manche, et pourquoi pas Cobra dans les pays du Nord, est aussi concernée par cette question lancinante de la corporalité et de la chair de la peinture.

L’héritage de l’organicité On connaît l’histoire des liens et des influences qui nourrissent le microcosme très parisien du graphisme français d’aujourd’hui. Peut être pourrait-on d’ailleurs, avec un peu de mauvais

9. Massin 1966 http://www.pixelcreation.fr/graphismeart-design/livres/robert-massin/

10. Roger Excoffon, 1952 http://www.salutpublic.be/2ou3ch oses/focus/2285

11. Marcel Duchamp 1946 http://people.brunel.ac.uk/bst/vol 0101/TRACEywarr.html


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esprit, parler d’une nouvelle école de Paris du graphisme, histoire de compliquer encore un peu ce vocable déjà si ambigu !!

Henryk Tomaszewski fut le maître de Pierre Bernard et de Gérard ParisClavel. Paris-Clavel fut le maître de Perrottet. Mathias Schweizer fut un des Graphistes Associés fondés par Perrottet, Jean-Marc Ballée et Paris-Clavel. Fanette Mellier fit partie de l’Atelier Graphique de Pierre Bernard après avoir été l’élève et l’assistante de Pierre di Sciullo qui fonda le collectif Courage avec Perrottet en 1987 et passa brièvement chez Grapus. Sans parler bien sûr des fameux M/M qui m’apparaissent à bien des égards les héritiers sur un mode conceptuel, retors et dandy (lui aussi issu de la tradition française duchampienne) de l’artisticité virulente des Grapus. Mais au delà de cette dimension incontournable du réseau corporatiste (positive aussi, en tous cas inévitable), ce qui me paraît réunir la grande diversité de ces pratiques graphiques françaises pourrait bien être pour une part cette question organique. Évidemment, un doute généralisant m’étreint et je ne voudrais pas, comme le dit Arthur Danto, que « dans cette vision panoramique, même les distinctions les plus grossières [soient] trop fines pour que cela vaille la peine de les faire ». Mais il me semble que, même au sein des très jeunes générations, cette approche peut être en partie éclairante. Ainsi, par exemple, la réflexion autour de la représentation informatique 3D devenue pratique graphique d’un Pierre Vanni peut-elle peut être paradoxalement s’inscrire dans cette vieille lignée de l’organicité à la française. Chez Vanni, pourtant, pas de dégoulinures, pas de références à la peinture moderne (plutôt d’ailleurs à la peinture baroque). Et pourtant, ce qui semble l’intéresser peut rappeler cette ancienne auto-réflexion du graphisme sur ses moyens, sa méthode et son « corps ». Plus précisément, ce qu’il questionne semble être la bipolarité disparition / restitution des corps dans la double acception de la notion digitale (à la fois symbole abstrait informationnel, équivalent arbitraire et présence sensible qu’on peut capter physiquement du bout des doigts). Ses natures mortes recomposent en papier de manière tangible les polygones de la représentation virtuelle. Ils leur redonnent corps… Pour donner un exemple en plus de celui du jeune Pierre Vanni et d’un récent flyer pour Les Siestes électroniques (fig. 12), je choisirai deux figures


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éminentes du graphisme d’auteur à la française des années 90-2000 au travers d’une double page intérieure de Reproduction générale, la monographie que Christophe Jacquet, dit Toffe, édita en 2003 (fig. 13) et de Witness screen / Écran témoin/, affiche 120*176, 2002, que Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag ou M/M Paris (justement) produisirent dans la série No ghost, just a shell (fig. 14).

D’abord il me paraît important de noter que ces deux images questionnent les limites convenues du graphisme et de l’art. Elles relèvent de ce que j’ai appelé une artisticité du graphisme : son dépassement ou son déplacement. En cela à la fois elles s’inscrivent dans cette tradition du graphisme d’auteur à la française et elles la dépassent. Elles ne se réclament plus seulement d’un héritage valorisant. Elles se posent comme parties prenantes du monde de l’art et, pour les M/M notamment, du monde de la mode lui aussi si français et parisien. La double de Reproduction Générale (fig. 13) constitue l’ouverture sur la monographie presque autoproduite de Toffe et a évidemment quelque chose de programmatique. Elle met en scène les récurrences du travail du graphiste Christophe Jacquet en revendiquant dans ce travail appliqué ce qu’il a d’autonome, sa démarche originale, ses matériaux singuliers. Elle fait de différents positionnements (dont du reste de nombreux projets refusés ou préparatoires) une sorte de posture. Ensuite l’affiche des M/M (fig. 14) s’inscrit dans un horizon de commande artistique et à bien des égards constitue une entreprise de

12. Pierre Vanni 2008 http://www.designboom.com/web log/cat/8/view/4555/pierrevanni.html

13. Toffe 2003 http://www.salutpublic.be/2ou3ch oses/focus/2285Toffe, 2003

14. M/M 2002 http://www.tdctokyo.org/awards/ award03/nonmem01_e.html


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« MOTS COMPLIQUÉS#2 - L’ORGANICITÉ » THIERRY CHANCOGNE

contamination de cette sphère du monde de l’art. Elle propose en tous cas une collaboration sur le même niveau d’exigence et de considération. On pourrait dire d’organisation. Elle intervient presque au même titre que le film de de François Curlet dont elle est sensée assurer la promotion. Elle constitue au fond une pièce de plus dans l’échiquier / dispositif complexe constituant l’un des épisodes de réinscription / réactivation du personnage de manga Ann Lee, dont Pierre Huygue et Philippe Parreno ont racheté les droits pour la soustraire à l’industrie culturelle télévisuelle. Pour l’offrir à des potentialités de « temps retrouvé » dans la sphère artistique et sociale. En même temps, au delà de cette tentative de subversion des cadres étroits de la fonctionnalité centrifuge du graphisme, qui adopte déjà les stigmates du conceptualisme anti-art duchampien (qui devient en quelque sorte ici un anti-graphisme ou du moins un anti-fonctionnalisme), la mise en forme de ces deux propositions renvoie aussi à tout un écheveau de références à la peinture et à l’art modernes plutôt français.

Toffe (fig. 13) rejoue en les déplaçant sur un mode provocant, forcé, violent, presque obscène et paradoxalement raffiné, les obsessions de l’organicité à la française. De peinture ici strictement point ; mais de réflexion sur le medium aujourd’hui largement informatique, sur le corps (à la réalité augmentée) et le procès singulier du graphisme et du graphiste ; de références picturales et par exemple au système de superposition des codes d’un Picabia ; de brutalité et de surenchère vitaliste beaucoup. La viande mortuaire devenue chair presque décorative propose un point de vue auto-réflexif inédit et outrancier sur l’image, le graphisme et la figure de leur auteur.

Au delà de la référence au manga via Hokusaï voulue par Curlet, dans l’affiche Écran témoin (fig. 14), le travail manuel maniéré et virtuose de la typographie cheveux qui fit tant école il y a peu, renvoie lui aussi, au delà de l’univers de la mode (l’icône coiffure) et de la référence organique manifeste, à tout un pan du modernisme plus ou moins parisien comme le montre le rapprochement d’une affiche de Salvador Dali pour une exposition dadaïste et surréaliste au Museum Of Modern Art de New York de 1968, 81,5*62 (fig. 15)…


« MOTS COMPLIQUÉS#2 - L’ORGANICITÉ » THIERRY CHANCOGNE

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Organicité et révolution conceptuelle Parler aujourd’hui de cette question de l’organicité dans un espace dédié à l’actualité graphique peut paraître un peu anachronique ou déplacé.

Pierre Bernard était il y a peu reconnu à Amsterdam par le prestigieux prix Erasmus (2006), curieusement seul. Je dis curieusement seul parce que, malgré l’intérêt évident du travail graphique, pédagogique, médiatique et théorique de Pierre Bernard, cette reconnaissance consacre en quelque sorte la place et l’influence décisive du collectif Grapus dans l’histoire du graphisme européen. Mais, comme toute consécration, cette distinction relève aussi d’une sorte d’aboutissement qui sonne comme un tocsin, en tous cas un changement d’époque. On peut retrouver dans notre approche de l’organicité les échos modernistes de l’esthétique participative d’un Théodor Adorno, d’un Umberto Eco ou l’influence des grands principes de l’analyse que fait Clément Greenberg de la peinture moderne : « objectivité matérielle, spécificité du médium, primat du visuel et autonomie ». Et ce qui peut être aussi compris comme une fétichisation poético-transcendentale de la matière peut avoir quelque chose d’un peu obsolète, aujourd’hui, à l’heure ou la vogue pour le graphisme conceptuel remet sur le devant de la scène l’entreprise de dématérialisation que fut pour beaucoup l’art conceptuel et minimal.

En effet, au delà du dessin / dessein de Léonard de Vinci et de sa peinture en tant que «cosa mentale», pour Lucy Lippard ou Peter Osborne, l’approche conceptuelle de l’image et de l’art a eu, autour des années 1960, quelque chose

15. Salvador Dali 1968 http://www.salutpublic.be/2ou3ch oses/focus/2285


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« MOTS COMPLIQUÉS#2 - L’ORGANICITÉ » THIERRY CHANCOGNE

d’une volonté de refus de la référence matérialiste à la planéité et au médium chère à la doxa moderniste de Greenberg. Pour Jack Burnham «le médium idéal de l’art conceptuel est la télépathie»! Et même si l’on peut voir dans tout un pan de l’art de ces mêmes années 60, 70, une entreprise de réévaluation artistique de la place du corps (le body art, l’actionnisme viennois, Gina Pane et ses scarifications, Chris Burden et son auto-flingage…), il s’agissait d’une corporalité dérangeante traitée sur le mode intellectuel et anti-pictural de la performance, du dépassement de la représentation dans la substance de l’action, bref du performatif conceptuel.

Peut être que cette vieille organicité peut paraître aujourd’hui un tantinet réactionnaire et l’on peut voir dans l’affiche que fit Stefan Sagmeister pour son exposition monographique fait main (fig. 16), en 2005, à Chaumont, pas mal de sarcasme distancié, amusé et distingué. En paraphrasant un peu Danto, on pourrait dire que l’être de l’art et du graphisme consiste pour beaucoup en un questionnement de son être fonctionnant souvent par un système de refus et d’opposition, par un meurtre des pères. Et il semble qu’effectivement le balancier souffle le froid et le chaud en passant régulièrement (et parfois même en même temps), depuis quelque temps, de l’ordre symbolique dont parle Jacques Lacan, froid, arbitraire, intellectuel, virtuel et culturel à l’ordre analogique, confusionnel, primaire et corporel du signal, de l’indice et de l’icône2.

2. Le signal est un genre de signe exploitant le processus comportemental stimulusréponse. C’est un genre de réflexe conditionné comme le rouge du feu qui nous indique instantanément et presque sans décodage à freiner.

Dans l’indice, la relation du signe à l’objet est une relation de consubstantialité, de contiguïté, de cause à effet ou de synecdoque (la partie pour le tout). Le ciel d’orage est un indice du danger à venir. Un bouton sur le nez est pour le médecin l’indice (dit symptôme) d’une maladie.

Avec les signaux et les indices, on est dans une sorte d’enfance du signe selon le terme de Daniel Bougnoux. Ces signes signifient de façon presque directe, pré-conceptuelle, quasiment sans code. Le signe ne représente pas l’objet, il le présente, le manifeste. Signe et objet font corps. Ils fusionnent dans cet espace transitionnel qui qualifie, selon le psychanalyste Donald Winnicot, la première relation de la mère et de son enfant. Ils se confondent dans l’ordre primaire


« MOTS COMPLIQUÉS#2 - L’ORGANICITÉ » THIERRY CHANCOGNE

Ainsi les vagues graphiques numériques, manuelles, conceptuelles, formalistes (que de mots compliqués !) se sont-elles relayées depuis les années 70. Mais elles se sont aussi superposées, au moins en partie agrégées et ont sédimenté. Ainsi le retour à la dématérialisation abstraite d’un fonctionnalisme formaliste anglo-saxon réactualisé en appelle-t-il à la figure de l’auteur, à une distance parfois amusée ou burlesque et emprunte-t-il aux procédures et aux stratégies du monde de l’art contemporain. Ainsi cette ancienne-nouvelle vague rappelle-t-elle au moins par effet de miroir que le graphisme fonctionnaliste historique, à défaut de s’immerger dans la violence première et impudique de la substance, fut également une affaire d’auteurs, mais ce sera l’occasion, peut être, d’un prochain mot compliqué…

qui définit, selon Freud, le monde indistinct, inarticulé, du rêve et de l’inconscient. L’icône définit une nouvelle catégorie de signe qui entretient avec son objet une relation d’analogie, de ressemblance au sens large. L’icône concerne massivement une image d’abord pensée à l’image de quelque chose.

Les symboles sont des signes qui n’entretiennent plus aucune liaison causale ou analogique avec les objets qu’ils décrivent, comme les signes linguistiques, numériques, digitaux. Le principe de réalité adulte fonde l’ordre symbolique, l’ordre de la réalité, organisée selon des règles et des lois.

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16. Stefan Sagmeister 2005 http://www.my-os.net/blog/images/2006%20mai/Untitled-7.jpg

THIERRY CHANCOGNE EST NÉ À TOULOUSE. IL ENSEIGNE LE GRAPHISME À L’ÉCOLE SUPÉRIEURE D’ARTS APPLIQUÉS DE BOURGOGNE (NEVERS) www.methodebernadette.com

ET ANIME PLUSIEURS BLOGS : 2 OU 3 CHOSES QUE JE SAIS D’ELLE… LA TYPOGRAPHIE (AVEC RENAUD HUBERLANT) www.salutpublic.be/2ou3choses

LAST BUT NOT LISTE www.recyclism.com/thierry/links/in dex.html


Chrystelle Desbordes Dialogue #41 (entre Éléonore et Géraldine) Série « Autour de l’exposition »

Ainsi étendues sur un lit de verdure en bord de Seine, les deux amies pourraient faire penser à un tableau de Courbet. Une différence fondamentale : leurs lèvres bougent parfois. Et là, ce n’est pas l’œil du peintre qui les saisit mais un cameraman qui les filme, à leur insu. On les voit, bien cadrées, on ne les entend pas encore. Un ange passe. Éléonore — L’exposition elles@centrepompidou, tu te souviens ? Son amie (Géraldine) — Souviens. Vaguement. Le mois dernier. Tu sais bien : j’ai tendance à effacer ce qui m’est désagréable.

— Sincèrement, j’ai hésité à y aller. Cependant j’étais curieuse : « artistes femmes » ? Et alors ? Gustave Courbet, Les demoiselles L’argument avancé côté Mnam : nos collections des bords de Seine, 1856, huile regorgent d’« artistes femmes » (mais pas assez), sur toile, 174 x 206 cm, Musée du alors on vous les montre ! Et aussi : on est les Petit Palais, Paris. premiers à réaliser une exposition d’envergure sur l’art du féminin pluriel. Oui, mais qu’est-ce que ce « elles » (ni féminin, ni féministe, lit-on dans le livret distribué à l’entrée), ce « elles » adossé à l’art ? Cette association, en soi, n’a aucun sens ! — S’y z’ont pris acte de l’émancipation ! — Très drôle, ma chérie ! Éléonore puis Géraldine :

— Alors je me suis dit que c’était impossible de ne pas se prendre les pieds dans le tapis avec un parti pris aussi creux. À l’autre bout, j’ai pensé à Lacan lançant : « la femme n’existe pas » 1.

Éléonore marque une pause souriante, reprend, l’air sérieux :


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— Bingo ! — Bingo, comme tu dis. Sauf qu’ « ils » 2 n’avaient pas l’air d’être au courant. Donc : exposition très déceptive ; alors que, note-le bien, je m’y attendais un peu… — Oui. Je crois qu’il y a beaucoup moins d’« art déceptif » que d’expositions décevantes3… — Et tu te souviens : la cerise sur le gâteau ? Presque au début de ce parcours totalement chaotique : Les Guerrila Girls et leur géniale odalisque au faciès de gorilles soufflant Do Women have to be naked to get into the Met Museum ? — L’art du détournement de l’art, en somme ! — Exposition-bulldozer. C’est tout. T’emballe pas ma chérie ! — T’as raison, en un sens. Mais les œuvres ? Inaliénables, ok… et aussi vidées, sacrifiées sur l’autel-plateau des 4e et 5e étages ? Et « entre les œuvres »,

Brève pause. Éléonore reprend, exaspérée :

1. Eléonore fait écho au Séminaire Livre XX : Encore, éd. Du Seuil, 1994. Dans l’article « La jouissance de la femme », le psychanalyste développe l’idée que l’identité sexuelle est établie non par l’anatomie (Freud) mais par la castration symbolique (le signifiant du phallus) – « le signifiant de la sexuation est le Phallus, qui se rapporte au masculin. L’Autre, hors langage, est donc l’être féminin et Lacan parlera à son propos (...) de jouissance de l’Autre. (...) La jouissance sexuelle est “tributaire du signifiant du phallus”. Elle n’est pas rattachée au corps mais à l’image du corps, construction faite de signifiants qui s’accolent aux organes et les décollent du corps réel – qui devient du même coup inaccessible autrement que par la médiation du langage. » (Serge André) – en ce sens « la femme n’existe pas ». 2. Le commissaire général de l’exposition est une femme...

3. L’art déceptif est une catégorie qui a notamment été forgée par le critique d’art Laurent Goumarre. Mettant à mal la plupart des présupposés sur l’art (beauté, singularité, transcendance vis-à-vis du réel, du banal ou du trivial, évidence du visible…), une œuvre déceptive, écrit Goumarre, « confond les attentes du spectateur, lui propose non plus de vérifier ses a priori, mais d’être véritablement son contemporain. » (L’art déceptif in art press n°238, sept. 1998, p. 48). Or, si une partie de l’art contemporain « ne donne rien à voir », elle défie notre principe de plaisir (satisfaction pulsionnelle du sujet) qui doit, alors, admettre l’existence d’une réalité insatisfaisante (le principe de réalité, qui s’origine dans la déception) ; Géraldine juge qu’une exposition doit « donner à voir » des œuvres (déceptives ou pas) et non les faire entrer, quoiqu’il en coûte, dans une thématique autoritaire. Bref, quand elle n’est pas au service de l’œuvre, une exposition menace d’être platement déceptive.


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« DIALOGUE #41 (ENTRE ÉLÉONORE ET GÉRALDINE) » CHRYSTELLE DESBORDES

une pincée de Linda Nochlin, un zeste de De Beauvoir ou de Valérie Solanas, et j’en passe ! Du coup : on n’y voit rien. Attention, aucun rapport avec Daniel Arasse, aucun « détail qui tue » 4 ici ! T’y vois rien. C’est tout. Dans ce grand bazar, les œuvres ont du mal à exister. La logique accumulative joue les Attila ! Géraldine réfléchit un bref instant, puis soutient :

— Oui. Je crois que l’angle d’approche était très mauvais, comme l’accrochage, d’ailleurs. Ensemble, comme un seul homme, ils ne pouvaient qu’aplatir la question de la féminité abordée artistiquement sur le plan social et politique - en somme, le rapport de la féminité au réel… Au fond, « ils » ne s’en sont pas inquiétés. — Bel euphémisme ! A l’opposé, ce que tu dis me fait penser à l’exposition que nous avions vue ensemble à Toulouse, l’hiver dernier, Images de la féminité. — Ah oui, bien plus modeste mais aussi, bien plus efficace à Toulouse ! Il y avait peu d’œuvres, et seulement 6 artistes, contre environ 300, je crois, à Paris ! De plus, j’aime cet espace sobre, et cet escalier en colimaçon pour accéder à l’étage. — Ces expos semblent se situer aux antipodes, d’autant que la commissaire de l’espace Croix Baragnon a su présenter les mises en jeu esthétiques, politiques ou pyschanalytiques proposées par des artistes. Entre autres, je me souviens… il y avait des boulots de Gadha Amer, Madeleine Berkhemer et aussi d’un « artiste homme » – je ne suis pas peu fière de l’expression ! En l’occurrence, Édouard Levé, Sans titre, série c’était Edouard Levé, avec ses excellentes photos « Pornographie », 2002, photograde la série Pornographie. phie contrecollée sur Aluminium, 70*70 cm, court. Galerie Loevenbruck.

4. Eléonore se réfère à l’essai de Daniel Arasse, On n’y voit rien, éd. Gallimard, 2005. Critiquant, avec humour, les limites du discours savant de l’iconographie, Arasse y démonte les thèses admises et amène l’œil du spectateur à s’interroger, en regardant la peinture notamment à partir de détails plus parlants qu’il n’y paraît a priori. Entre autres, il oriente son observation sur un escargot situé au bas d’une Annonciation du XVe siècle ou sur la place d’une ligne d’ombre dans la fameuse Vénus d’Urbino du Titien. In fine, le détail « tue » (comme le dit Eléonore) parce qu’il nous conduit à comprendre une part non négligeable (et longtemps négligée) du propos du peintre.


« DIALOGUE #41 (ENTRE ÉLÉONORE ET GÉRALDINE) » CHRYSTELLE DESBORDES

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— « Artiste homme », c’est plutôt marrant ! Si on mettait ça dans un communiqué de presse et si on appelait une expo « ils@centrepompidou », t’imagines ! Certains feraient des bonds ! D’autres penseraient ce « ils » comme générique, comme incluant l’humanité !

Géraldine opine du bonnet ; s’amuse de l’expression, y revient :

— Tiens, cela me renvoie à une petite devinette « grand cru 2009 »… Quel lien existe-t-il entre Manet, Picasso et Boltanski ?

Eléonore, analogique :

— « Ce sont de grands artistes » ! Autre devinette du même cru ? Quel lien existe-t-il entre Camille Claudel, Joan Mitchell et Annette Messager ? … « Ce sont des artistes femmes » !

Elle fait mine de retourner un papier de Carambar et lance, solennellement, avec ironie :

— N’est-ce pas un bel exemple de principe de réalité ?!

Géraldine, inspirée, cynique :

— C’est assez désespérant... on ne jouit plus, ou, en tout cas, voilà comment ce genre de réalités accablantes essaie de nous en empêcher !

Eléonore, toujours un peu sérieuse et révoltée :

— Chardonnay, Chablis ?

Géraldine, sourire amical, assoiffée :

— Tu as encore raison... mais tout ce grand cirque ! A ta santé, très chère.

Eléonore, levant un verre imaginaire :

Le cameraman décide que ce peut être une fin, comme le reste, qu’il faut bien s’arrêter. Il n’aura qu’à faire un petit montage.

La nuit suivante, allongé sur son lit, yeux clos, il se rend chez Lacan. L’éminent Monsieur l’a invité à venir filmer L’Origine du Monde sous une lumière diaphane.

CHRYSTELLE DESBORDES EST CRITIQUE D’ART. MEMBRE DE L’AICA ET DIPLÔMÉE DE L’UNIVERSITÉ TOULOUSELE MIRAIL, ELLE A MENÉ UNE RECHERCHE DE DOCTORAT SUR L’ÉPHÉMÈRE DANS L’ART

OCCIDENTAL DES ANNÉES 1960 AUX ANNÉES 1970. CHRYSTELLE DESBORDES ENSEIGNE NOTAMMENT À L’ÉCOLE SUPÉRIEURE D’ART & MULTIMÉDIA STUDIO M (LABÈGE-TOULOUSE).


Martin Le Chevallier L’audit Afin de s’assurer de la pertinence de son travail et de mesurer ses chances de réussite, Martin Le Chevallier a demandé à un cabinet de consulting de lui faire subir un « audit de performance artistique ». Un consultant a évalué sa démarche et ses œuvres, puis ses débouchés commerciaux et artistiques au regard de l’offre concurrentielle. Après avoir confronté l’âge de l’artiste à son taux de notoriété, le consultant lui a finalement indiqué que poursuivre son activité pourrait être pertinent s’il s’engageait dans une stratégie de développement artistique performante. La stratégie préconisée définissait les orientations esthétiques, conceptuelles et commerciales nécessaires, les aires géographiques de production, de promotion et d’exposition les plus porteuses et les options médiatiques et relationnelles optimales pour garantir à ses créations la meilleure implantation au sein du marché et de la postérité. Ce processus de consulting, initié à l’occasion de la biennale de Rennes 2008 Art et entreprise, est devenu le matériau de l’installation sonore L’audit.

Les pages qui suivent présentent une sélection des fichiers powerpoint produits par le cabinet de consulting.


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L’Audit, Martin Le Chevallier, 2008. Installation, son, photographie couleur, 110 x 142 cm. Courtesy Galerie Jousse Entreprise, Paris.

DEPUIS LA FIN DES ANNÉES 90, MARTIN LE CHEVALLIER PROPOSE UN REGARD CRITIQUE SUR LES IDÉOLOGIES ET LES MYTHES CONTEMPORAINS.

LE TRAVAIL DE MARTIN LE CHEVALLIER SERA PRÉSENTÉ DANS LE CADRE DE LA SAISON 2009-2010 DU CENTRE D’ART LE PARVIS (PAU & TARBES).

www.martinlechevallier.net

www.parvis.net














Joris Lacoste & Jeanne Revel Tactiques de Bloc Le bloc est né à l’automne 2003, au croisement d’un texte de Joris Lacoste1 et d’une pratique collective qui consistait souvent à courir à plusieurs vers un lieu public pour y prendre la parole. Il arrivait que la course fut aisée mais la parole difficile à prendre : parler ensemble, c’est-à-dire non pas tous à la fois mais chacun pour le compte de tous, sans ordre prémédité, en conservant souplesse et disponibilité à l’événement, s’avérait un exercice parfois cahotique. Il avait fallu apprendre à improviser une parole adressée qui, à mesure qu’elle se constitue, fabrique un discours ; à parler en nombre comme on court nombreux dans la rue.

Le groupe assez hétérogène qui à l’automne 2003 assiste à la naissance du bloc était parti avec l’idée de travailler « sur » (comme on dit) un texte. La plupart des participants ont aussi les jambes pleines de ces courses qui ressemblent à des discours et qui débouchent invariablement sur des discours qui ressemblent à des courses. À la question posée par le texte, il est répondu en plaçant cinq chaises alignées derrière cinq micros ; asseyant cinq personnes sur les chaises ; en parlant à cinq voix de quelque chose que l’on ne connaît pas, dont on n’a pas la moindre idée, et que l’on découvre au moment où cela se formule. Le bloc ne requiert aucune technique particulière ; il réclame un penchant pour la platitude, un goût de l’écart minimal, un estomac d’autruche et une certaine aptitude à la déprise. Le bloc est l’ennemi de la bonne idée, du solo, du coup d’éclat, de la préméditation et en général de toute tentative de maîtrise, de fixation ou d’appropriation du discours. Le bloc est 1 – Comment faire un bloc, Inventaire/Invention, 2005.


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Le Bloc est un jeu qui prend la forme d’une conférence à plusieurs voix. L’élaboration du discours en temps réel est assurée par les règles formelles suivantes : 1. Le bloc élabore collectivement un discours adressé à un public.

9. Chaque réplique, d’une manière ou d’une autre, prolonge celles qui la précèdent.

2. Le bloc est activé lorsque les cinq places sont occupées par n’importe quels membres du public.

10. Le bloc s’abstient d’importer des idées sans rapport avec le discours

3. Le bloc commence par « Bonjour » et finit par « Merci ». 4. Le discours est constitué de répliques brèves, distribuées entre les joueurs sans ordre déterminé. 5. Une réplique ne peut jamais s’opposer à une autre. 6. Le bloc dit « nous » plutôt que « je ». 7. Les joueurs ne parlent jamais entre eux. 8. Le discours n’a jamais de thème défini à l’avance. Il part toujours de la situation présente, c’est-à-dire que les premières répliques adressées au public portent sur une réalité partagée par tous.

11. Le bloc s’abstient de parler de lui-même. 12. Le bloc ne craint pas les silences. 13. Un joueur est tenu d’occuper sa place jusqu’à la fin du bloc, sauf irrémédiable désaccord avec ce qui est dit. En ce cas, le joueur quitte le bloc et la place laissée vacante peut être occupée par n’importe quel membre du public. 14. Une partie dure jusqu’à 20 minutes. Une indication de durée est donnée au bloc 15 minutes après le premier « Bonjour ». 15. Le bloc est désactivé lorsque tous les joueurs ont dit « Merci » et sont retournés au public.


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« TACTIQUES DE BLOC » JORIS LACOSTE ET JEANNE REVEL

un dispositif stable servant à produire un discours instable. Le bloc est un dispositif qui vous assure contre la peur du vide, l’envie de briller, le désir de distinction, la complicité de classe. Le bloc est un dispositif suffisamment sommaire pour être à l’épreuve de la représentation. Le bloc ne représente rien et vous préserve, pour peu qu’on y observe quelques règles simples, de représenter quoi que ce soit. Le bloc est une conférence improvisée qui travaille à la construction d’une énonciation collective. Depuis 2003, le bloc a connu différentes vagues d’activité, entrecoupées de périodes de silence. Il a servi à prendre des décisions, à produire des textes de spectacle, à négocier des choses très difficiles à obtenir, à écrire des textes critiques, ou tout simplement à sa propre pratique ; il a été montré en public, installé dans des halls d’institutions, mis à contribution au cours d’ateliers avec des étudiants ou des performeurs. Il s’est proposé comme objet de spectacle (à regarder), ou comme dispositif ouvert (à pratiquer). Chaque fois qu’a lieu un bloc, un greffier en bout de table note ce qui se dit. C’est à partir d’un corpus de 35 de ces textes écrits entre octobre 2003 et novembre 2004 que nous avons tenté d’extraire ce que nous avons reconnu, dans une sorte d’après coup, comme des tactiques de relais entre les différentes répliques qui composent le discours du bloc. Loin de se vouloir un manuel (prescriptif) du parfait bloqueur, ce répertoire empirique ne prétend à rien d’autre qu’à donner corps à la liste nécessairement sèche des quatorze règles formelles que nous présentons à la fin de ce texte, à l’usage des nouveaux participants. SE FONDRE DANS LE PAYSAGE

Comment commencer ? La règle 1 donne l’enjeu ; la configuration spatiale donne le code : grosso modo celui de la conférence de presse, de la rencontre publique, de la présentation plus ou moins formelle, de la communication officielle. C’est un dispositif qui d’emblée dicte aux joueurs certaines modalités de parole : oralité assumée, discours adressé, circulation fluide et informelle.

C’est un genre de dispositif qui pourrait servir à l’explicitation de problèmes, à l’exposition de faits méconnus, à l’élucidation d’événements


« TACTIQUES DE BLOC » JORIS LACOSTE ET JEANNE REVEL

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complexes, au rétablissement de vérités, au désamorçage de polémiques, à l’expression de revendications, à l’annonce de candidatures ou de coups d’État, à la présentation de projets culturels ou de programmes politiques, au lancement de nouveaux produits, à l’inauguration d’institutions officielles, au dévoilement de grandes entreprises, à la remise de prix et de palmes. Ici on n’en retiendra que sa dimension opératoire : il ne vient prescrire aucun contenu, il détermine seulement un certain type de relation avec le public : — Bonjour — Notre voix paraît un peu étouffée aujourd’hui. Ah. — Ça va mieux comme ça. Ah. — Est-ce que ça va mieux ? Nous avons l’impression de parler dans une caverne, est-ce que vous m’entendez ? Ah. — On peut dire dans une caverne, ou dans une soute, ou un bac en plastique, ou un coffre à bagages, mais on pourrait dire aussi que nous sommes dans la malle derrière le coussin — Ou dans une installation de Bill Viola Bloc du 31 octobre 2004 à 16h30

PRENDRE LA PAROLE

Comme l’indique la règle 8, le bloc n’a jamais d’objet ou de thème prédéfini. Il s’attache à parler de quelque chose qu’il ne connaît pas et qu’il découvre à mesure qu’il le dit : ce n’est souvent qu’au moment de conclure que le bloc comprend de quoi il est en train de parler. La règle stipule qu’il faut « partir de la situation présente ». En quoi la situation peut-elle induire un contenu ? On ne cherchera pas à impressionner par une réplique initiale particulièrement notable ; on s’abstiendra davantage encore d’importer de nulle part une thématique toute faite. On essaiera juste de trouver dans la situation un aspect évident pour tous. On visera le degré zéro de l’information, la redondance un peu plate, le simple constat de l’ici/maintenant.

Le point de départ peut ainsi être donné par la situation topographique ou institutionnelle : — Bonjour — Nous sommes ici dans le sous-sol du CND


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« TACTIQUES DE BLOC » JORIS LACOSTE ET JEANNE REVEL

— Pour la deuxième fois nous travaillons au sein d’un lieu chorégraphique Bloc du 9 novembre 2003 à 16h15

ou par un événement survenu dans le monde et dont la large diffusion assure la connaissance commune : — Bonjour — Ce matin aux infos de 13h sur France 3 nous avons entendu que vendredi soir serait apparue une nouvelle forme de contestation : le recouvrement d’espaces publicitaires Bloc du 9 novembre à 18h16

ou par un événement que l’on porte à la connaissance du public : — Bonjour — On peut lire dans Le Lien Public du 20 octobre : « L’État, le contribuable, subventionnent des intermittents du spectacle dont le nombre s’est bizarrement multiplié par deux en quelques années. Cette manne céleste pourrait vite s’épuiser. Quant aux nationalistes, toute leur action par la terreur ne peut que dissuader les investisseurs de donner du travail à leurs fils » Bloc du 22 octobre 2003 à 12h23

ou encore par une combinaison de ces éléments : — Bonjour — Nous essayons de nous poser la question de comment faire un bloc, et au même moment, dans Libération, Laurent Fabius se demande « comment faire peuple » Bloc du 9 novembre 2003 à 17h30

ALLER DE L’AVANT

Une fois la première réplique jouée, la seconde la poursuit d’une manière ou d’une autre. La règle 9 indique en effet que le bloc se constitue par l’enchaînement des répliques. Un certain nombre d’objets apparaissent ainsi peu à peu : un terme du discours (un mot), une thématique, un registre de parole, une construction syntaxique. Le jeu consiste alors à se saisir de l’un ou l’autre de ces objets, et à le pousser en avant, c’est-à-dire à poursuivre la proposition dans un certain sens. C’est là que réside la marge de manœuvre de chaque joueur : non dans l’invention


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ex nihilo mais dans la continuation, la prolongation, la déclinaison, l’extension, le déploiement, le dépliement de ce qui est déjà là. N’importe quel élément du discours peut être continué : le bloc ne fait pas de différence entre les objets sémantiques et les objets grammaticaux, rhétoriques ou phonétiques. La seule discipline qu’il se donne consiste à repérer (et c’est toujours une évaluation, donc un pari) l’objet qui promet au discours le plus de développements ultérieurs. Le thème global du discours va ainsi se dessiner au fur et à mesure de son avancée. Dans la première phase du jeu, il est fréquent que le bloc tourne autour de plusieurs objets avant de parvenir à déterminer celui qui lui sera le plus propice : — [...] ou dans une installation de Bill Viola. — Certaines installations d’art contemporain s’appliquent à brouiller la communication interne ; à pourrir ? à perturber ? — Dans le message d’Oussama Ben Laden diffusé hier, sa voix était beaucoup plus claire que la nôtre aujourd’hui — C’était ah, une attaque en direct — Peut-être qu’on pourrait recommencer, bonjour — Maintenant nous avons davantage l’impression d’être dans une installation de Gary Hill — Ou en communication avec la Nasa — On manque de retours et de cigarettes — Ben Laden dans son message diffusé sur al-Jazira, n’était pas dans une caverne, c’était une vidéo authentifiée de trois minutes signée Pierre Huygue — À côté, il y a avait un insigne du pétrole BP — Après diffusion, nous avons su que l’image était volontairement saturée par un filtre Final cut pro, un filtre fanatique — Nous aimerions poser la question des filtres Bloc du 31 novembre 2004 à 16h30.

RESTER GROUPÉ

La règle 6 stipule que le bloc dit plutôt « nous » que « je ». Ce « nous » n’a pas pour fonction de laisser planer la fiction d’un groupe constitué.


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Il sert à poser le sujet de l’énonciation comme un et indivisible. Il atteste que ce qui parle dépasse les joueurs pris un à un. Toute la politique du bloc suit en effet cette règle élémentaire : on ne peut s’y exprimer en son nom propre. On doit au contraire parler au nom de tous. Chacun est responsable du discours collectif. Toute nouvelle réplique se doit ainsi d’assumer celles qui la précèdent, exactement comme si le discours était le produit d’un seul et même locuteur. Cela exclut d’emblée les expressions de désaccord, les oppositions frontales, les opinions personnelles, les débats internes. C’est par conséquent le travail du bloc que de développer des objets qui arrivent dans le jeu non par la volonté d’un joueur, mais par la seule logique interne du discours. Chaque joueur se doit alors de les accueillir comme s’ils relevaient d’une indiscutable évidence. Il arrive même que ces apparitions suscitent un certain enthousiasme, au point de générer toutes sortes de surenchères : — Ça peut se passer de manière très fixe, sans nécessité particulière de mouvement ou d’avancée — Ça peut se passer à reculons — On peut quitter la Seine Saint-Denis en marche arrière, c’est possible — Nous n’avons pas encore choisi le mode, le véhicule pour sortir, mais on pense qu’on sortira en marche arrière, par n’importe quel moyen — On ne peut quitter la Seine Saint-Denis qu’en marche arrière — Ça ne nous a jamais traversé l’esprit de quitter la Seine Saint-Denis en marche avant — Pour les prochaines affiches pour les élections, ça serait : « Seine Saint-Denis en marche arrière ! » — Le programme est assez clair. Pour ça on va équiper les bus de Seine SaintDenis de moteurs à traction arrière, on va inverser tous les moteurs, ça fera de l’embauche Bloc du 31 octobre 2004 à 17h55

LAISSER TOMBER

L’aspect composite et souvent rapide du discours fait qu’il arrive fréquemment qu’un joueur ne puisse pas placer au bon moment la réplique qu’il avait soigneusement ourdie. Une certaine hygiène individuelle s’avère


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alors nécessaire, qui consiste à laisser tomber les coups préparés sitôt qu’ils sont périmés. Cette discipline élémentaire, que l’on appelle drop (ou lâcher-prise), se révèle en fait souvent difficile, tant chacun est toujours enclin à s’enthousiasmer pour ses propres idées. Mais s’obstiner à tout prix a le triple inconvénient de contrevenir à la règle 9, de manifester un défaut d’écoute entre les joueurs, et surtout de fissurer la consistance précaire du bloc : les coups d’éclat solitaires ne sont profitables qu’à l’égo des joueurs. TEMPORISER

L’avancée du bloc requiert souvent une certaine pondération. Si la dérive est trop rapide, le discours, au lieu de se construire, risque de s’engager dans une sorte de coq à l’âne formel qui a toute chance de déboucher sur un marabout-de-ficelle-de-cheval sans intérêt. Il est alors important de pouvoir prendre des appuis qui soient à même de stabiliser, de ralentir, de faire respirer le discours, de se ressaisir, de gagner du temps, d’évaluer toutes les directions possibles avant de repartir dans une plus sûre, plus prometteuse, ou plus engageante. Au premier rang de ces ralentisseurs, la liste : — [...] à des suites de retransmission immédiate sur www.culture.gouv.fr — C’est le site de l’excellence — Avec tous les labels d’intérêt national — Les pôles d’excellence — Les gens du JTN — Une édition des communiqués — Les trésors théâtraux — Et les as de la contre-culture Bloc du 22 octobre 2003 à 12h23

ou sa variante, la typologie : — Il existe plusieurs sortes de filtres. Nous avons déjà mentionné les filtres fanatiques et les filtres de saturation. — Il y a aussi les filtres prophylactiques, les filtres de protection


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— Les filtres de tri ou de précaution — Il y a les filtres de propagation — Ce sont des filtres ostentatoires — Et enfin, des filtres d’infiltration qui sont des filtres tautologiques — Nous pourrions faire un exposé sur ces filtres avec des exemples, si vous avez le temps — Il y a encore les filtres à aspirateur, les filtres à café, les filtres de cigarettes, et beaucoup que vous pouvez imaginer par vous même Bloc du 31 octobre 2004 à 16h30

ou encore la déclinaison d’hypothèses : — Nous devons trouver une voiture ou louer des vélos ou des vespas — Nous pourrions aussi trouver des radeaux ou les fabriquer nous-mêmes et descendre le Tibre — Nous pourrions aussi faire chemin — Nous n’évacuons pas l’éventualité de nous déplacer en Spiderman — Nous produisons des lignes droites et courbes à volonté Bloc du 29 décembre 2003 à 12h50

FAIRE DÉVIER

Une fois le bloc lancé dans une certaine direction, il est de la responsabilité de chacun de soutenir et d’entretenir son essor. Si la règle 6 interdit les positions individuelles et les confrontations, elle n’empêche cependant pas tout virage du discours lui-même : il est en effet toujours possible (et souhaitable) de faire dévier le bloc, à condition de respecter la règle 9, c’est-à-dire en prenant toujours en compte l’ensemble de ce qui a été dit. Plus le discours est avancé, plus les brusques virements de bord seront donc difficiles à négocier. Ce que le bloc gagne en épaisseur, il le perd en maniabilité : on commence frêle canoë sur la rivière et on finit paquebot transatlantique les soutes pleines d’acier trempé ou de touristes anglais. L’orientation n’est cependant jamais immuable. Si la force d’inertie du bloc augmente avec sa durée, elle ne doit pas pour autant faire renoncer aux changements de cap, aux pannes de boussole, aux révolutions logiques et aux contrepieds : — L’enculage de mouche en revanche est une pratique partagée


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— C’est une pratique scientifique, professionnelle, qui demande beaucoup de précision — Ce qui nous amène à la question du coche — Il y a des mouches avec et sans — Un peu comme la chenille — Un peu comme le scarabée — Lequel peut être rapproché du veau par son caractère aurifère. — Ou du staphylocoque — Le staphylocoque se déplace en bande — Le staphylocoque est doré comme les danseurs dans les spectacles d’Emmanuelle Huynh — Les danseurs dans les spectacles d’Emmanuelle Huynh sont tous des Trésors Nationaux Vivants Bloc du 28 décembre 2003 à 11h46

ENCHAÎNER

Les répliques du bloc s’enchaînent l’une l’autre. La figure emblématique du bloc est ce qu’en rhétorique on appelle la concaténation : c’est une figure qui n’organise pas d’en haut l’ensemble du discours, mais règle l’enchaînement terme à terme en maintenant dans chacun un élément du précédent. Cet élément qui passe d’une bouche à l’autre peut être de sens ou de forme. Il garantit la continuité linéaire du discours. D’une certaine manière, le bloc navigue à vue : il fait le pari que de la logique rigoureuse de ses enchaînements naîtra une organisation globale du discours ; mais cette organisation n’est jamais donnée

à l’avance, elle ne peut jamais être saisie tout entière, elle est le produit en devenir d’une micro-construction. Toutes sortes de stratégies de relais d’une réplique à l’autre sont possibles. Elles poursuivent un double objectif : s’éloigner du point de départ, mais si progressivement que le discours gagnera en consistance en même temps qu’en fiction. — Tous ces personnages composent une communauté de cantonniers proches des petits cailloux


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— Et c’est cette communauté que nous aimerions décrire aujourd’hui — Une communauté scrupuleuse — Quoique dans le cas de Poucet il s’agisse d’un délestage, mais il va récupérer le caillou plus tard — Dans le cas de Molloy, c’est l’érosion de la salive sur le caillou — L’autruche le pousse à son paroxysme : on ne sait pas ce que devient le caillou — C’est une communauté de transformation — Quand ils arrivent dans la bouche de Démosthène, ils sont déjà polis, sans rugosité Bloc du 30 novembre 2003 à 16h21

CHANGER DE PIED

Une tactique fondamentale de l’enchaînement consiste à changer d’appui. Il s’agit de choisir un objet jusque là secondaire dans la réplique qui précède, et d’en faire le centre du discours : — On a parlé des terroristes en termes de trou noir, un trou noir est une étoile qui a brûlé tous ses gaz — On a parlé de résidus ou de déchets, or il s’est avéré que la lumière rentrait dans les trous noirs sous forme de résidus, de particules éjectées, reflétées par la non-entrée dans le trou noir – Les pulsars sont des étoiles à pulsation rapide, qui font p-p-p-p-p-p-p-p-pp-p, comme une tachycardie perçue par les radiotélescopes avant explosion : cela devient une nébuleuse, un nuage de gaz — Il y a également l’étoile-académie, qui est la forme privatisée et taxée — Qu’est-ce qu’une star ? c’est un animal à sang-froid, qui se distingue par son caractère professionnel — Il y a une hiérarchie : professionnel, grand professionnel, apprentis-stars (tièdes-froids mais suffisamment froids pour espérer devenir un jour Label d’Intérêt National) — Un animal comme l’iguane est extrêmement professionnel, se laisse très peu déstabiliser et peuple la résidence Roquebrune Bloc 22 octobre 2003 à 12h23

De la même manière, on peut déplacer l’appui d’un objet sémantique à un objet formel (comme ci-dessous le passage d’une liste de métiers


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à une suite d’adverbes de manière) : — Nous sommes éditorialistes — Publicistes — Metteurs en scène — Inspecteurs d’académie — Directeurs artistiques — Administrateurs — Polémistes — Accessoiristes — Accessoirement — Éventuellement Bloc du 14 novembre 2004 à 18h05

ou encore faire basculer l’énonciation du discours : — Peut-être que nous sommes des nymphes, des nymphes grimaçantes — Le souci pour nous, nymphes grimaçantes, c’est de saisir le mouvement des marées et surtout des marées basses. Bloc du 16 novembre 2003 à 17h06.

Une autre pratique courante consiste à jouer de la polysémie d’un terme : — Le papier recyclé pourrait nous faire penser que ce laboratoire manque d’argent pour mener à bien ses missions… (Pluie) — À l’instant présent, il pleut des super-cordes… — Nous savons que la théorie des super-cordes bâtit l’univers sur un principe d’oscillation Bloc du 17 octobre 2004 à 15h39

— Tous ces points s’articulent de cette manière sur la carte — Cela trace un réseau en forme de toile d’araignée dans lequel tous les points se croisent exactement ici — On est près du zoo, on a des chances de trouver des araignées, des araignées dangereuses qui pourront occuper la toile de manière optimale — Mais tout comme le centre de la toile se déplace avec l’araignée, les lignes se croisent toutes en d’autres points


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— Tout près du centre nodal se trouve aussi la Villa Médicis où nous avons quelques objectifs à court, moyen, et long terme — Nous sommes pratiquement certains que l’araignée romaine tisse une toile qui est très différente des araignées des autres villes — Quand l’araignée est au centre de sa toile, elle est capable de ressentir avec un maximum de précision toutes les vibrations à n’importe quel point de sa toile — Le problème des araignées soit romaines soit françaises, c’est qu’elles restent confiées au modèle du réseau centre, centralisé. Nous aimerions voir si en multipliant les araignées, nous pourrions multiplier les centres et arriver à des plans urbains moins… ou plus… — La ville de Rome est établie sur un réseau de 12 voies et 7 collines. Ces 12 voies convergent vers le centre de la cité. Nous proposons de multiplier les centres et de multiplier les douze voies — Qu’est ce que ça donne ? — C’est joli Bloc du 29 décembre 2003 à 12h50

ou à passer en revue ses possibles dénotations : — Ce qui nous mène à la question du veau d’or — Le veau d’or succède à la manne céleste dont on ignore le montant — Ce pourrait être un nom de restaurant — Ce pourrait être aussi un rituel vaudou — Un genre musical, on danserait tout l’été le Vodor — Celui qui danserait le mieux le Vodor accèderait à une manne céleste dont on ignore le montant. Bloc du 22 octobre 2003 à 12h23

ou à faire varier le contexte dans lequel il est utilisé : — Les élus de proximité utilisent beaucoup le serrage de main du potentiel électeur — À l’inverse, les juges de proximité ne serrent pas la main mais voudraient que les deux parties se serrent la main — « Camarade, serre la vis ; candidat, serre la main » — Mais si le juge de proximité serre la vis, ce n’est pas la même vis Bloc du 9 novembre 2003 à 17h30


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JOUER AVEC LES FORMES

L’enchaînement entre les répliques peut également procéder d’une multitude de figures formelles dont nous nous bornerons à donner ici quelques exemples en vrac : L’anaphore : — Le rythme c’est dire qu’il y a toujours du mouvement même dans l’immobilité — Le rythme imposé par John Cage était le support de l’expression baroque de ce public italien — Le rythme produit par John Cage n’est pas le même qu’une troupe militaire passant sur un pont qui s’écroule Bloc du 20 décembre 2003 à 16h30

— Il y a ceux que l’on attendait la fois précédente — Ceux que l’on n’attendra plus — Ceux qu’on ne veut plus attendre — Ceux qu’on ne peut pas imaginer — Ceux qu’on imagine un peu trop — Ceux qui font une bonne surprise — Ceux que l’on a oubliés — Nous parlons pour tous ceux-là aujourd’hui — Nous nous adressons à eux — Nous leur parlons directement Bloc du 14 novembre 2004 à 18h05

La déclinaison : — Avec la vitesse on ne distingue plus bien le cowboy de son cheval — Avec la lumière on ne distingue plus bien le devant du derrière — Avec la poussière, on ne distingue plus bien le banc du gradin Bloc du 28 novembre 2004 à 17h10

Le polyptote : — Le centre de recouvrement de la RATP pue ! — Il ne pue pas assez


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— Il ne pue pas pour tout le monde — Il faudrait trouver une puanteur objective — Nous voudrions partager la puanteur Bloc du 9 novembre 2003, 18h16

— Nous avons aussi défenestré nos représentants (Public :) — Vous pensez qu’il y a eu une démission jeudi dernier ? — Est ce que la démission pose la question de la mission comme la défenestration pose la question de la fenêtre ? Bloc du 16 novembre 2003 à 18h47

L’anadiplose : — Nous ne faisons que ce que nous pouvons — Et ce que nous pouvons, nous ne le pouvons pas seuls Bloc du 23 octobre 2003 à 19h

La paronomase : — Il y a des noyaux durs et des noyaux mous [...] — Le noyau doux nous conviendrait mieux — Est-ce ce qu’un bloc c’est un noyau doux ? dur ? mur ? un pur noyau ? [...] — Au terme de noyau on pourrait substituer celui de moyeu… Ce à partir de quoi s’articule la roue — Il faudrait consulter le dictionnaire de la cinématique… Le moyeu doux ? — Le danger, c’est que par paronomase on dérive facilement vers le moyen (c’est un défaut que nous avons déjà). — Et si le moyeu c’est le moyen, c’est peut-être le meilleur moyen de rater notre coup Bloc du 9 novembre 2003 à 16h15

La rime : — Nous avons organisé une chasse aux ballons — Et une chasse aux pigeons Bloc du 9 novembre 2003 à18h16


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Le bégaiement : - Coucou - Coucou coulissant - Coucou cou coupé - On se demande à quelle heure ça dit coucou Bloc du 14 novembre 2004 à 16h30

La traduction : — Qui ne travaille pas ne mange pas — Chi non lavora non fa l’amore — C’est intéressant de rapprocher les deux concepts d’amour et de travail — Est-ce qu’il y a du travail dans l’amour et de l’amour dans le travail ? Bloc du 21 octobre 2003 à 18h

La gradation : — Nous savons que les œuvres les plus originales et les plus intéressantes prennent souvent la forme d’évitements — De non-formes — D’idées — De cogitations — D’effervescences — De perturbations — D’agitations — De rafales — De tempêtes — De cyclones — De cataclysmes — De trous noirs Bloc du 11 janvier 2004 à 17h20

ORGANISER LE DISCOURS

Outre ce travail minutieux de construction du discours réplique par réplique, le bloc peut se donner des appuis à plus large échelle.


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Le sommaire : le bloc peut ainsi annoncer toutes sortes de plans, de chapitres, d’ordres du jour ou de programmes. Comme rien n’est prévu à l’avance, la liste des points abordés va s’improviser au fur et à mesure ; le recours au sommaire n’est pas à négliger car il présente le double l’avantage de rythmer le discours et de permettre des revirements relativement importants mais qui ne mettent pas le bloc en danger (voir : Sauter). Le changement de cap étant justifié par le changement de chapitre, personne ne s’offusquera de voir soudain un joueur, qui sent peut-être que le discours perd inexorablement en puissance et en complexité, « passer au point suivant » (voir « Déjouer ») : — Je crois que tout ça nous amène logiquement au troisième point : le recours à l’animal [...] — Ceci nous mène à notre quatrième point (Silence)

— On va passer directement au cinquième point : la mixité dans les écoles. Bloc du 20 octobre 2003 à 15h08

Encore faut-il qu’un chapitrage soit en cours (lorsque la difficulté se présente il est trop tard pour en créer un de toutes pièces) et que les différents chapitres présentent entre eux une certaine cohérence thématique ou formelle. La récurrence : sans qu’il soit nécessairement annoncé par un sommaire, il arrive qu’un des objets du bloc revienne périodiquement à la surface du discours, dès que l’occasion s’en présente. Ce type de récurrence ne doit jamais être forcée (voir « Laisser tomber ») mais l’accueillir lorsqu’elle se présente permet souvent de rouvrir la fiction.

L’annonce, parent pauvre du sommaire consiste à engager ouvertement le bloc dans un certain type de discours – exposé, chanson, poème, citation ou démonstration – qui oriente et détermine les répliques qui vont suivre. L’annonce va permettre au bloc de se rassembler pour mieux rebondir. Mais comme elle dicte une direction unique, il convient néanmoins d’être attentif à ne pas se laisser piéger par un discours trop univoque, et de garder à l’esprit la nécessité d’en sortir (voir « Rester mobile ») : — Fiche technique : comment fabriquer du lien social ? — Détruire un bâtiment administratif — Nous nous intéressons beaucoup aux zones favorisées


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— Nous pourrions proposer des ateliers dans les missions locales et les ANPE sur le thème : rencontrer des artistes — Par exemple à la mairie de Neuilly — Des actions de terreur propres à dissuader les investisseurs de participer au développement de la Corse Bloc du 22 octobre 2003 à 12h23

— Rudolf Laban a essayé de trouver une manière de retranscrire le mouvement. Selon lui, tous les mouvements peuvent se dire avec huit verbes d’action avec lesquels on peut noter, partitionner le mouvement — Nous ne connaissons pas ces verbes mais nous pourrions essayer de les retrouver — Recourir. S’infiltrer. Détourner, qui est un sous-verbe de tourner — De la même manière, recourir est un sous-verbe de courir — Il faut bien détourner pour pouvoir tourner — Se démultiplier. Rassembler, qui a un sous-verbe qui est sembler. S’assembler, rassembler, tout ça c’est la même famille — Être ensemble. Faire semblant d’être ensemble. Bloc du 9 novembre 2003 à 16h15

Cette figure peut également être tacite. Ci-dessous, le passage de l’exposé au récit s’annonce implicitement : — La sécurité est un objectif prioritaire du département du Val d’Oise — Pourtant nous nous sommes sentis plus fragiles dans le Val d’Oise qu’ailleurs — On pourrait pousser jusqu’à la Picardie, presque à la frontière belge — On s’instituerait aux confins du département, en marchant en grand nombre, à vitesse variable avec des allures souples, parfois bondissantes, rebondissantes mais pénétrantes, insistantes — On pourrait faire des sauts, à un moment on serait même obligés de nager, de retenir sa respiration, même de faire l’apnée le temps de passer de l’autre côté, puis d’aider les autres à traverser Bloc du 31 octobre 2004 à 17h55

Le pétale : c’est une digression plus ou moins longue qui finit par se résorber et regagner le fil dont elle est issue. Si plusieurs pétales s’enchaînent, on parlera de marguerite (laquelle est parfois articulée par un sommaire).


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La tresse : elle consiste à maintenir parallèlement deux ou plusieurs fils de discours qui s’entrecroisent de manière plus où moins étroite. Elle se résout soit par l’abandon des objets les moins consistants au profit d’un seul, soit par une opération de synthèse qui les rassemble au sein d’un objet composite.

Ci-dessous, un exemple de tresse synthétisée au sein d’un pétale, lui même organisé par un sommaire : — Le deuxième volet traitera de la grammaire du BTP — Elle est riche en adresses utiles — Elle offre tout un champ lexical — Enfin heu une certaine euh mise en pratique de ce champ lexical — Malgré la participation de Roland Barthes, ce projet de grammaire du BTP n’a jamais eu la diffusion qu’il méritait — Ce qui est tenté dans ce volume, c’est l'analyse de la syntaxe et des résistances idéologiques — Le projet reste néanmoins, comment dire, dispersé, enfin ce qui divise c’est la syntaxe — Dans le dictionnaire du BTP, on n’apprend pas à construire un bâtiment finalement — C’est tout l’enjeu de la querelle entre Noam Chomsky et Martin Bouygues — Mais à vrai dire nous ne sommes pas des spécialistes — On en discutait l’autre jour avec Laurence Louppe, les choses avancent malgré tout — Je crois que tout ça nous amène logiquement au troisième point Bloc du 20 octobre 2003 à 15h08

MONTER EN FICTION

Toutes ces micro- ou macro-tactiques rhétoriques ont pour fonction de faire avancer le discours. Le bloc est un art de la dérive, qui creuse progressivement un écart depuis une situation initiale. Cet écart est celui de la fiction : le bloc monte en fiction à chaque fois qu’il fait varier le code énonciatif, c’est-à-dire à chaque fois qu’il n’est pas tout à fait conforme à ce que requiert la situation courante. De ce point de vue,


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la meilleure stratégie sera la dérive douce, voire invisible, qui travaille par différenciation lente et continue : — Ce que nous appelons lien, nous pourrions l’appeler aussi composition — Nous cherchons à nous composer, à nous recomposer avec toujours plus de corps extérieurs, d’impressions, de langages — Il ne s’agit pas tant de se ligoter que de se disposer — À Rome nous avons accompli plusieurs paysages, nous avons joué avec des aéroports et des textes en anglo-normand — Nous avons composé des paysages avec du cirage et des draps cousus main, des ballons-sondes — Toute une arte povera de l’action collective — Et nous avons créé un paysage à l’intersection de chômeurs qui sortaient du train et d’un monument de nuisance — Et nous avons testé nos capacités de nuisance et nos capacités de résistance — Nous nous sommes amusés, nous avons beaucoup ri, nous nous sommes aimés — On dit composer une symphonie, un poème, un tableau, on devrait pouvoir dire composer une action ou un monument — Nous avons occupé un lieu qui ne l’avait jamais été — Nous nous sommes réjouis d’être ce que nous étions comme la montgolfière se réjouit d’être montgolfière — Le loup se réjouit d’être loup — L’orage se réjouit d’être orage — Nos actions ne peuvent pas s’arrêter — Nous avons atteint une puissance sans commune mesure avec la somme de nos puissances personnelles (Le public se concerte) (Le public s’éloigne)

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SAUTER

En revanche, une augmentation de fiction trop brutale a toute chance de paraître complètement déplacée ; c’est ce qu’on appelle un cut : au mépris des règles 9 et 10, un joueur propose une réplique qui ne présente aucune


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espèce de rapport avec tout ce qui s'est dit auparavant. Le cut advient souvent par défaut de drop (voir : Laisser tomber). Il met le bloc en péril au risque de provoquer sa déroute, voire sa désintégration pure et simple. — Les forces de l’ordre sont un service public — Nous pourrions donc les recouvrir — Nous pourrions imaginer nous asseoir — Nous pourrions aussi les envelopper — Nous pourrions les faire disparaître — Mais nous serions mal habillés Bloc du 9 novembre 2003 à 18h16

— Nous ne sommes pas sûrs que la coordination 37 soit faite de professionnels — Les prostitués sont des professionnels de la discontinuité — On imaginait créer la coordination des intermittents et précaires et prostitués — Mais c’est un peu redondant — Cela pose la question du ciment Bloc du 20 octobre 2003 à 15h08

IGNORER

En cas de cut, la stratégie la plus courante consiste à ignorer simplement la réplique anomale, ce qui certes contrevient à la règle 9, mais étant donné que la réplique en question contrevenait elle-même à la règle 10, on peut d’une certaine manière estimer que les deux manquements s’annulent. On peut surtout évaluer qu’il ne vaut pas la peine d’engager le bloc dans une voie qui est au mieux un malentendu, au pire un caprice ou l’idée d’un seul, et qui pourrait bien annoncer le démantèlement de tout l’édifice patiemment échafaudé. On fera simplement comme si la regrettable réplique n’avait jamais été prononcée : — Nous éprouvons toujours une difficulté à nous saisir d’une présence extérieure — Le lien n’est pas direct — Nous aimons appréhender cet instant — We know how to smile in another language


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— Nous appréhendons cet instant pour que le lien se crée et puisse devenir prise Bloc du 11 janvier 2004 à 17h20

Évidemment, si le joueur insiste, cette stratégie ne sera pas possible une seconde fois. SURENCHÉRIR

Face à un cut, une réponse possible quoiqu’un peu grossière consiste à redoubler l’écart, c’est-à-dire à en faire autant, cut sur cut, ce qui a l’avantage de faire passer une aberration individuelle pour une vague de folie collective (l’intérêt n’est pas moins mince, mais le jeu est un peu plus amusant). Ce va-tout comporte néanmoins le risque de précipiter le bloc dans une escalade de fiction qui se termine à peu près inévitablement par une explosion en plein vol : — Cet été nous avons envahi Paris-Plage en souillant le sable — Assez ! Des parenthèses ! — Vive les guillemets ! — Assez de citations, un peu d’agitation ! — Assez de crochets, tirez ! — Pourquoi n’avons-nous pas le droit au lapin ?! Bloc du 12 avril 2004

RATTRAPER

L’antidote le plus intéressant et le plus fructueux, pour faire face au cut, consiste néanmoins à rattraper l’aberration, c’est-à-dire à accepter la réplique intempestive comme si elle ne l’était pas, et à la continuer (selon la règle 9) en tâchant de l’inclure d’une manière ou d’une autre au sein du discours. Cela revient à lui inventer une justification a posteriori en jouant de la souplesse logique du bloc. C’est une figure que l’on pourrait nommer chicane : un brusque tête-à-queue, qui, grâce au sang-froid des conducteurs, trace au final une fière route à flanc de montagne : — La mollesse du béton a été une des réticence des architectes du début du 20è siècle, à cause de l’origine molle du matériau. Il aura fallu un architecte


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belge pour essayer. Il a été utilisé après, pendant la guerre de 40 pour les blockhaus. Les pouvoirs publics se sont penchés sur le béton pour reconstruire — Ce qui nous mène à la question du veau d’or — L’or est aussi un matériau mou, relativement. — C’est comme le verre qui a une évolution molle très lente, par exemple à Versailles, la base des carreaux est plus évasée. Le verre a fini par couler. Bloc du 21 octobre 2003 à 17h

ATTAQUER/DÉFENDRE

Toute augmentation de la fiction est toujours une sorte de pari qui met le bloc dans une situation d’instabilité parfois périlleuse réclamant appui et soutien. Il y a ainsi toute une défense du bloc, qui a pour fonction d’appuyer ces écarts, de les recadrer, de les recentrer, de les rééquilibrer ou de les rattraper. La stratégie de l’escalier consistera à augmenter la fiction de manière graduée, en faisant alterner des attaques ponctuelles qui vont pousser en avant la fiction et des rattrapages défensifs qui vont rétablir la continuité logique du discours avant de redonner la main aux attaquants. RESTER MOBILE

Il arrive souvent à un moment ou à un autre que le bloc se voie rattrapé par la représentation : il se met à figurer quelque chose, à s’exprimer dans un code trop reconnaissable (l’exposé scientifique, la conférence de presse FLNC, le journal télévisé...). Cela produit une sorte d’effetmiroir qui peut être paralysant. La conscience de représenter quelque chose peut aussi favoriser une tendance à surjouer l’image, à en rajouter dans la représentation, voire à plonger tête baissée dans la parodie. C’est une tentation à laquelle il faut résister à tout prix. Le bloc doit au contraire travailler à se laisser sans cesse traverser par les codes,à n’en fixer aucun, afin que ce qu’il représente reste en perpétuelle mutation : — On pourrait dire que la différence entre un laboratoire de recherche scientifique et un laboratoire de recherche artistique c’est que le laboratoire scientifique travaille sur l’invisible alors que le laboratoire artistique


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travaille sur le visible ; est-ce que le laboratoire artistique ne serait pas la forme naïve du laboratoire scientifique ? — Nous notons ici une absence de paillasses — De blouses blanches — De souris — D’éprouvettes — De becs bunzen — D’accélérateurs de particules — Par contre nous pouvons constater qu’il y a quand même des pandas avec des arbres... Bloc du 17 octobre 2004 à 15h30

Il peut arriver que cette opération ne s’effectue pas sans violence (voir « Ignorer ») : — On a imaginé un scénario — C’est l’histoire d’une mouche qui rétrécit mais personne ne s’en rend compte parce qu’elle est invisible — Ceci nous mène à notre quatrième point... Bloc du 20 octobre 2003 à 15h08

DÉJOUER

Diverses tactiques de relance ou de réouverture s’avèrent en général nécessaires quand le bloc tend à piétiner, à radoter, ou à se laisser submerger par son propre discours ; ou encore à se laisser happer par la sincérité ou les bons sentiments ; ou (pire) lorsqu’il se met à vouloir convaincre du bien fondé d’une idée qu’il aurait pour rôle de défendre. Ne connaissant pas à l’avance l’objet de son discours, le bloc est en effet dans l’incapacité structurelle de défendre quelque thèse que ce soit. Lorsque ce cas se présente, il est alors urgent de déjouer les répliques rétrécissantes en rouvrant le discours sur les virtualités qu’il recèle : — Cette année on ne mettra pas de menthe dans l’eau bouillante — Cette année nous ferons bouillir les balles de fusil des snipers — Nous profiterons de leur passivité


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— De leur absence — Nous devons trouver un rituel qui nous rassemble — Nous devons façonner d’autres moules — Qui ne seront pas à forme d’ogive — Nous pourrons alors faire fondre ces moules — Pour fabriquer des mobylettes par exemple — Ou des coulisses à coucous suisses — Nous pourrons ainsi équiper toutes les fenêtres de la Mouqata de coucous suisses Bloc du 14 novembre 2004 à 16h30

— Nous ne sommes pas une voix hors-champ. C’est plutôt clair — Quelqu’un a une question ? (Silence)

— Nous pouvons passer au point suivant — On peut poser par exemple la question du champ, du hors-champ, du contrechamp ? (Silence)

— La question du champ comme champ d’action, comme champ d’application, comme champ à cultiver, comme champ lexical — La question du champ est aussi celle des limites, du dehors et du dedans, du passage, de la possibilité de voies parallèles — C’est la question de la définition de ces limites — Où sont les limites du centre chorégraphique ? — S’arrêtent-elles avant ou après Addeco ? — Vont-elles jusqu’au cœur de ville ? — C’est aussi la question de comment faire pour dissocier la limite de la définition — Par exemple, nous avions pensé à une action transformant le centre chorégraphique en agence Addeco — Finalement nous avons préféré faire l’inverse Bloc du 23 octobre 2003 à 19h


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REJETER

Une version extrême de cette tactique peut avoir lieu quand le bloc se met à tenir des propos insoutenables pour l’un des joueurs. Ce dernier peut alors (selon la règle 13) quitter le bloc. Mais il peut aussi, en dernierrecours, rester à la table en tâchant d’annihiler la réplique qui lui est fâcheuse, et avec elle tous ses avatars à venir. Cela n’est bien sûr acceptable que dans le respect de la règle 5, ce qui rend l’exercice subtil au point de justifier son appellation de contre exquis : — On peut exposer les différentes stratégies pour la journée du 30 ? — Nous avions pensé à une grande manif de gauche qui irait d’opéra à opéra, qui ferait le tour de l’opéra — Sur la banderole, on avait l’idée d’inscrire « Ne restez plus seuls, votez » — Nous avons décidé d’abolir l’ironie, donc on a abandonné l’idée Bloc du 20 octobre 2003 à 15h08

CONCLURE

La règle 14 stipule qu’après un certain temps, le bloc doit songer à conclure (et remercier). Il va de soi cependant que la logique interne du discours est ce qui dicte avant tout sa durée. Des blocs très courts sont toujours possibles, comme le bloc expéditif suivant : — Bonjour — Nous pouvons commencer — Nous allons y aller — C’est parti — La séance est levée — Merci. Bloc du 21 août 2008 à 17h55

En général, on cherchera simplement à faire coïncider la contrainte horaire avec un accomplissement quelconque du discours, de manière à aménager une fin convenable au moment voulu : — Ce soir il y a deux blocs : vous et nous — C’est parce que nous abusons de la parole et que vous la négligez


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— Nous avons été rattrapés par la réalité, nous à la table, par des paroles d’expériences vécues, par des paroles précaires, qui n’étaient pas blocs, qui s’effritaient et nous n’avions pas prise sur cet effritement — Cela a aussi à voir avec la question de la réalité : c’était le texte et il est tombé — Le dispositif de ce soir vient de tomber aussi — C’est une chose joyeuse — Merci. Fin du Bloc du 23 octobre 2003 à 19h

INVITER

Une manière agréable et commode de finir consiste à inviter le public à une prolongation quelconque, un bloc ultérieur, un autre type de rencontre, une action collective, un dialogue, un verre au bar, une discussion informelle, une promesse ou un miracle : — Nous voudrions vous faire une invitation — Nous avons prévu demain de fêter un anniversaire — Vous pouvez venir avec du champomy, pour les 25 ans du PAP à la CAF — Nous pouvons poursuivre autour d’un verre — Merci. Fin du Bloc du 20 octobre 2003

— Nous vous proposons un premier rendez-vous devant la cage des babouins au jardin zoologique d’où nous partirons pour une action — Merci. Fin du Bloc du 29 décembre 2003

FINIR EN BEAUTÉ

Mais la meilleure manière de terminer un bloc est sans doute celle qui sait saisir le moment de la conclusion pour poser là une ou deux répliques rebondissantes. Un nouveau développement pourrait s’ouvrir, mais la coda ne vaut qu’en tant qu’elle est sans suite et vient clore le discours


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d’une manière aussi prometteuse que définitive : (Public :) — Êtes vous une meute ? — Nous nous mouvons, nous sommes en mouvement, nous sommes émotifs, parfois muets, parfois motivés — Il nous est arrivés d’être mutins mais ça n’a pas suffi — Nous avons été luttants, ce n’est pas assez — Nous avons travaillé à mi-temps mais c’était déjà trop — Nous sommes devenir — Tout nous est propice — Merci. Fin du Bloc du 28 décembre 2003

W EST UN COLLECTIF DE

SÉMINAIRE CRITIQUE HEBDO-

RECHERCHE SUR L’ACTION EN

MADAIRE, UN APPAREIL

SITUATION DE REPRÉSENTA-

THÉORIQUE, DES ARTICLES ET

TION, FONDÉ EN 2004 PAR

DES CONFÉRENCES, DES

JORIS LACOSTE & JEANNE REVEL.

SESSIONS DE RECHERCHE, DES

W DÉVELOPPE SIMULTANÉ-

INTERVENTIONS EN ÉCOLE,

MENT TROIS APPROCHES

AINSI QUE DES PIÈCES POUR

COMPLÉMENTAIRES : UNE

THÉÂTRES OU EXPOSITIONS.

PRATIQUE, QUI CONSTRUIT

LES JEUX W SONT DES

DES OUTILS ET DES TECHNI-

PERFORMANCES À JOUER,

QUES POUR L’ACTEUR ; UNE

SELON DES RÈGLES SIMPLES,

CRITIQUE, QUI PROPOSE DES

OÙ CHACUN EST LIBRE DE

PROTOCOLES DE RÉCEPTION

PARTICIPER.

POUR LE SPECTATEUR ; ET UNE THÉORIE, QUI TRAVAILLE À DÉFINIR DES NOTIONS UTILES AUX DEUX PREMIÈRES. W PRODUIT NOTAMMENT DES JEUX, UN LEXIQUE DE NOTIONS OPÉRATOIRES, UN

LES JEUX W SERONT PRÉSENTÉS DANS L’ESPACE DE LA RADIO DU BOUT DE LA NUIT CRÉÉE POUR PRINTEMPS DE SEPTEMBRE À TOULOUSE (2009). www.printempsdeseptembre.com


Gordon Matta-Clark, répondant à Elisabeth Lebovoci « Just get away with it ! », en 1975, sur le chantier de Conical Intersect, rue Beaubourg à Paris. Capture d’écran issue de Intersection conique de Gordon Matta-Clark, un film documentaire de Marc Petitjean.


Martial Déflacieux et Béatrice Méline Get away with it

Mercredi 4 Mars, 10 h.

« Je ne suis pas là pour donner du plaisir, mais pour combler l’abîme du désir, rappeler le désir, obliger le désir à avoir un nom, le traîner jusqu’à terre, lui donner une forme et un poids, avec la cruauté obligatoire qu’il y a à donner une forme et un poids au désir. »1 Chère Béatrice,

Je vais donc te répondre avec l’impératif que tu m’as donné, le faire dans la journée et dans cette urgence qui légitime l’hésitation et « le pinaillement »2. XTes ne pas taXXprésence en XXXXréponses XXXXXXXXXX XXXseront XXXXXXX XXXXpubliées, XXXXXXXXXX XXXXXXXXXX XXXcreux XXXX est celle du jeXXdois satisfaire. X XXX XXXXX XXXcommanditaire XXXXXXXXXXXXXXXXque XXXXX XXXXX XXXXXXX Comme tu le sais, je suis très occupé, XjeXXvais les «Xtemps XXXXXXXX XXX XXXXXXXmorts XXXXXX» XXXXutiliser

qu’il me àXXessayer de produire ceXXpalimpseste plutôt, XXXXXXXX XXX XXXXXXXXXce XXXtexte, XXXXXXX XXXXXXXXXXXXX XXXXXXXà X XXXXX XXXreste XXXXXX lire àXXcontre emploi apportés rédacX XXXpresque XXXXXXXXX XXXXXXX XXXXXXXdes XXXXarticles XXXXXXXX XXXXXXXXXpar XXXXles XXXautres XXXXXXX XXXXX

teurs de ce vois que tu prévu me placer XXXXXX XXX XXnuméros XXXXXXXXXd’Hypertexte. XXXXXXXXXXXXXXXJe XXX XXXX XXXX XXas XXX XXXXXXde XXX XXXX XXXX àXXla fin de laXXrevue, est-ce une ?XC’est précisément làXXou je XXX XXX XXX XXXXXXX XXXXXX XXXXcoïncidence XXXXXXXXXXXXX XXXXXX XXXXXXXXXXXXX XXX voulais trouver. Tu asXXcaractérisé étant un «XXprojet », XXXXXXXme XXXX XXXXXXXX XXX XXXXXXXXXXmon XXXXXarticle XXXXXXcomme XXXXXXXX XXXXX XXX XXXXXX c’est beaucoup Ne nous l’intituler XXXXXà XXmon XXXXXsens XXXXXdéjà XXXXX XXXXXXXXXXtrop. XXXXXX XXXpourrions XXXXXXXXXXX XXXXXpas XXXX XXXXXXXX post-scriptum, lui correspondrait me liberté XXXXXXXXXXXXXXXcela XXXXX XXX XXXXXXXXXXXXXXXmieux XXXXXXXet XXX XXXdonnerait XXXXXXXXXXla XXX XXXXX nécessaire àXX ne aucun précis etXXcelle d’échouer. XXXXXXXXXXX XXsuivre XXXXXXX XXXXXXobjectif XXXXXXXX XXXXXX XXXXXégalement XXXXXXXXXXX XXXXXXXXX

1. Dans la solitude des champs de coton Bernard-Marie Koltès, éditions de Minuit, 1986.

2. Cf. page 22 : les « perruques » sont aussi appelées « pinailles » à Sochaux-Montbelliard.


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13 h 50

Là tu me réponds et je m’aperçois que ma participation aux « Principes de plaisir et de réalité » suscitera de la frustration, ce qui finalement me paraît être une conséquence logique étant donné le thème et cela me plaît. Je parlais précédemment de palimpseste, tu en constitues le fantôme, comme on parle de ces formes qui réapparaissent parfois sur les châssis de sérigraphie et finissent par être imprimées. XJe propose XXte XXX XXXXXX donc naturellement première X XXXXXassez XXXXXX XXXXXXXXXXXXXXcette XXXXXX XXXXXXXXXillustration XXXXXXXXXXX(ci-dessus). XXXXXXXXXXXJe XXXn’ai XX X XXXX XXX«XX XXXXXXX» XXX XXXXXXXXXX XXX XXXcritique XXXXXXXXX XXXXXXXXj’utilise XXXXXXXXmon XXX pas de propos àXXapporter, ni de àXXopérer, «Xtemps libre »X(expression plus mort précéX XXXXXXX XXXXX XXXXXXXXXXXX XXXXjuste XXXXXque XXXX« XXtemps XXXXXXX XXXXX», XXutilisée XXXXXXXX XXXX demment) répondre. J’essaye d’utiliser au mieux, pour ainsi dire X XXXXXXXXXXpour XXXXXte XXX XXXXXXXXXX XXXXXXXX XXXXXXXXX XXX XXXXXXX XXXXX XXXXX XX X XXXXXXXX XXXoutils, XXXXXXX XXX XXXXXprincipes XXXXXXXXXXqui XXXX XXXXXXXXXXXX XXX XXXXXXXXX XXX comme des les deux gouvernent ce numéro. Pour X XXXXXde XXXcette XXXXXforme XXXXXXXtautologique XXXXXXXXXXXXXqui XXXX XXXXXXXXXXXX XXXXXXXXX je dirais sortir commence àXs’imposer, simplement l’intérêt que j’ai pour le sourire de Gordon Matta-Clark quand il décrit à une journaliste comment il procède, réalise son travail, « get away with it ». L’idée «Xenvers contre tout pourXXXXXXXde XXXtravailler XXXXXXXXXX XXXXXXXet XXX XXXXXXX XXXX» XX XXXX rait de artiste... X XXXsingulariser XXXXXXXXXXXXla XXvitalité XXXXXXXX XXcet XXXX XXXXXX Dans son sourire, il y a la force de l’indivisibilité des deux principes et sans doute également l’imposXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXX XXX sibilité de la communiquer plus précisément. Pourrais-tu récupérer cette XXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXle XXX XXXXXXXXprécis XXXXXXX XXX XXXXXXXXsourit XXXX séquence vidéographique, capturer moment ou Gordon XXX XXXXXXXXX XXXXXXXX XXXX XXXXXXinférieure XXXXXXXXXXX XXX XXXX XXXXXX? et recadrer l’image sur laXXpartie de son visage

Vendredi 17 juillet, 9 h

Il s’est passé beaucoup de temps depuis nos premiers échanges et évidemment je regrette les tournures employées, les idées avancées. Peuton, à l’impression de la revue, recouvrir de noir certaine partie de mon texte mais de façon qu’il puisse tout de même transparaître et satisfaire les plus curieux ? Pour reprendre le fil, il m’a fallut repasser par nos courriels dont celuici intitulé « Mehr licht » que tu m’as écrit il y a un an : 1. Plus de lumière ! En VF, c’est plus ambigu – encore une histoire d’accent : moi, je prononce le « s » si c’est « + » et je le prononce pas si c’est « no more »... mais les gens du nord ne le prononcent jamais – ce qui fait qu’on


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a un énoncé qui peut vouloir dire une chose et son contraire, à l’écrit + à l’oral dans le nord de la France.

C’est assez emblématique parce que considérant Goethe, on pense forcément aux « lumières », à la connaissance (d’ailleurs, en allemand, il n’y a pas de doute possible, c’est bien « + »). Au contraire, si on prend Goethe à contrepied, comme un « no more » (intimité, repos, caverne...), ça marche bien, concernant une certaine dimension du principe de plaisir. Y’a l’idée de la chose qui sort du chaos / qui ne veut pas se montrer... C’est assez plastique comme énoncé, assez séduisant... et pour Hypertexte, sur les questions de rapport au discours (et donc, à un éventuel « éclaircissement »), c’était assez fondamental. [Samedi j’ai commencé à lire les « fragments » de Héraclite dit Héraclite l’obscur, un des (le?) premier(s) philosophes pré-socratique].

2. Ton idée sur le seuil de la mort... à voir – il faut garder à l’esprit le sujet : pulsion / contrainte, grosso modo, et la relation entre les deux. Du point de vue formel / imaginaire, je trouve ça excitant, mais ce serait peutêtre plus juste dans le cadre d’Hypertexte N°3 « Standards, archaïsmes et autres fantômes à l’œuvre »... enfin, ça dépend comment tu le développes. Pour les palimpsestes, le lien me parait + évident : ça rejoint l’idée d’une création « en règle », d’une création et d’un protocole.

Mercredi 29 juillet 8 h 15

Est-ce que tu savais que « Getting away with it » était un morceau du premier single d’Electronic groupe composée de Bernard Sumner (le cofondateur de Joy Division et New Order). D’ordinaire je n’aime pas trop utiliser les symboliques rocks d’autant qu’elles encombrent tout un pan de la pensée contemporaine mais en l’occurrence je dois l’avouer elles peuvent m’aider. Donc c’est un peu le hasard mais l’expression « get away with it » m’amène à Ian Curtis et à un sentiment rempli d’affection que j’avais ressenti en visionnant des films d’archives où l’on peut le voir en train de danser, d’exécuter cette étrange chorégraphie appelée « epilepsy dance » ou « la danse du papillon foudroyé ».


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Ian Curtis, la « danse du papillon brisé ».


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Sa danse pleine de disgrâce est pour moi le pendant de l’entreprise de Gordon Matta-Clark : là ou le premier semble céder à une pulsion de mort, et la spectacularise ; le second produit une empreinte du vivant. Le sourire de Gordon et l’éternelle moue de Ian.

C’est en traversant la masse, en se confrontant à la gravité des matériaux que Gordon Matta-Clark se fraye un chemin et, en définitive, laisse cette empreinte du vivant dont je parle. Que la vitalité de Gordon Matta-Clark s’affiche par l’absence qu’elle crée dans l’espace investi, par les percées auxquelles il procède, c’est sans doute la plus belle chose à mes yeux. Ce qu’exerce Gordon Matta-Clark est une forme de résistance particulière, à l’opposé de celles qui débordent et sont le signe d’un trop plein. Jeudi 30 juillet entre 10 h et 22 h 30

A te lire, je me dis qu’il faut que je fasse moins d’écarts. Je préfère donc te décrire par avance la suite du programme : une séquence de La nuit du chasseur // deux séquences de Ma nuit chez Maud un des six contes moraux d’Eric Rohmer // le tableau La naissance du monde de Courbet chez Jacques Lacan.

Alea jacta est, tout compte fait je pense que mon idée sur le seuil était la bonne, celle qu’il me faut développer... C’est peut-être de circonstance mais je trouve cela tellement évident maintenant. Je repense à un extrait d’Hiroshima mon amour : La nuit ne va pas finir. Le jour ne se lèvera plus sur personne. Jamais. Jamais plus. Enfin Tu me tues. Tu me fais du bien. Nous pleurerons le jour défunt avec conscience et bonne volonté.

Merci pour tes corrections, j’aimerais qu’on les rende visibles, j’ai toujours rêvé d’être publié avec toutes les erreurs de grammaires et d’orthographe que je fais. À ta prochaine mise en page, peux-tu également rayer de mon programme ce qui ne te convient pas... ce sera formellement assez beau et pour moi très pratique.


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Mardi 4 août,10 h 59

Donc tu n’as rien voulu supprimer de ma liste mais tu m’as semblé plus intéressée par Ma nuit chez Maud 1. La séquence que tu as regardée 2 sur internet est précisément une de celle auxquelles j’avais pensé. On y voit Jean-louis 3, fervent catholique, défendre l’idée du plaisir en s’exprimant ainsi : « et moi je dis, voila qui est bon ! ». Dans cette séquence JeanLouis partage une certaine idée de Pascal 4 tout en étant en parfait désaccord avec le philosophe au sujet de la jouissance. Lorsque Jean-Louis dit « voilà qui est bon », il a un sourire en coin qui est celui de la transgression. Tu remarqueras ; ce sourire plein de malice et d’élégance est le même que celui de Gordon Matta Clark. Je te joins une illustration…

La deuxième séquence dont je souhaite te parler est très différente. Comme tu le sais j’habite à Clermont-Ferrand. Le 21 juillet dernier Ma nuit chez Maud était projeté en pleine air, devant la cathédrale (et à quelques dizaine de mètres du lieu de naissance de Pascal). Je passais par là par hasard lorsque le film a commencé. Il se trouve qu’une des premières séquences, un long travelling à bord d’une voiture conduite par Jean-Louis, se termine précisément devant la cathédrale, à l’endroit même ou tous les regards se portaient en direction de l’écran. Tu en conviendras, c’était une expérience étrange. Avec ce plan la fiction nous ramenait à nous même, de façon presque brutale elle nous indiquait la limite qu’elle entretenait avec le réel. 1. Ma nuit chez Maud d’Eric Rohmer, 1969, troisième volet des six Contes moraux. 2. « Avez-vous lu Pascal ?» : www.youtube.com/watch?v=_t9begCwIB0 3. Jean-Louis est joué par Jean Louis Trintignant

4. Pascal est né le 19 juin 1623 à Clermont-Ferrand


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Le « seuil » qui sépare le principe de plaisir de celui de réalité est je pense en partie de cette ordre là….à la fois prégnant et fantomatique.

Je pars pour une semaine et je ne serais pas de retour avant le 12, est ce que j’aurais encore un peu de temps pour écrire à nouveau ?

Mardi 11 août, 15 h 30

Bon… je n’ai plus vraiment le temps de développer mais en définitive les quelques idées que j’ai avancées pourraient tout de même être le prétexte à cet exercice curatorial que l’on souhaite réaliser ensemble depuis un moment.

On pourrait imaginer une exposition où la limite entre le plaisir et la contrainte, le désir de transgression, le dépassement de soi puisse se manifester sous différentes formes. Je pense évidemment à des œuvres comme «AAA-AAA »1 d’Abramovic & Ulay (1978) ou encore la série «Fall» de Bas Jan Ader (1970). Je pense également au « Miroir de courtoisie 1 » , une très belle œuvre de Sylvie Bossu (1988), à Etienne Boulanger avec cet espace comme sorti d’un dialogue de Bernard-Marie Koltès et intitulé « The Cracked House » (2008). Je pense enfin à « Firefall » (2008) de Laetitia Gendre, aux « mandalas » que dessine Vincent Ganivet2. Il faudrait travailler l’idée, continuer à échanger… Peut-être pourrais tu prolonger ma liste et l’ajouter à la fin de ce texte comme une forme de conclusion, je la découvrirais lors de sa publication…

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Dimanche 7 septembre, vers le matin.

Cher Martial,

J’aimerais développer l’idée du dépassement de la matière / du médium ; je pense d’abord à Autoxilopyrocloboros de Simon Starling (un film de 2005 où il tente une traversée en bateau en alimentant son moteur avec le bois de la coque de son embarcation), et à certains projets d’Hervé Coqueret entre sculpture et photogarphie.

On pourrait réfléchir à des invitations spéciales à Charlie Jeffery1, ou Jochen Dehn et grosso modo, poursuivre la réflexion sur des formes d’irruption et d’interruption (John Stezaker2 me fascine, et puis je suis curieuse de Charlie Youle et Bevis Martin). Peut-être même essayer d’aborder ces notions dans les conditions de l’exposition elle-même ?

Et puis continuer comme tu le proposes sur des œuvres physiques et presque compulsives – il y a cette pratique urgente de la sculpture chez Séverine Hubard, et puis ce film super 8 où Virginie Yassef et Julien Prévieux3 dévorent un tronc d’arbre, avec une sorte d’horreur dans l’action, dans la sculpture, comme dans la qualité de l’image elle-même...

J’aimerai aussi qu’on s’intéresse à des projets sur le paysage et peut-être alors retourner voir du côté des vieilles pratiques « sur le motif » – Roger Dale peut-être, et surement Site displacement / Déplacement de site d’Eric Baudelaire (une installation qui crée la collusion entre ses prises de vues de Clermont Ferrand et des photographies quasi-identiques qu’il a soustraitées, comme Michelin peut le faire, en Inde). Déborder la matière, le réel... en écrivant, je repense à ce chrétien qu’incarne Jean-Louis Trintignant dans Ma nuit chez Maud ; et de là, à ce « truc » de la messe, quand le vin n’est plus du vin : la transsubstantiation... il faudra se méfier de cette tendance mystique... J’en reviens à ce cher Héraclite l’obscur : tout coule...

« On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. [Toutes choses] se répandent et de nouveau se contractent, s’approchent et s’éloignent ». Héraclite d’Éphèse, dit Héraclite l’Obscur.


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Malachi Farrell Strange fruits, 2009. Vue de l’exposition Strange fruit in the street, Centre d’art le LAIT, Albi, 2009. © Adagp, Paris 2009 Malachi Farrell. Photo Phoebé Meyer


Centre d’art le LAIT Laboratoire artistique international du Tarn Tél. 05 63471423 / centredart@lelait.net / www.centredartlelait.com

Malachi Farrell Strange fruit in the street Commissariat : Jackie-Ruth Meyer. Exposition jusqu’au 31 octobre 2009, du mercredi au dimanche,14h-19h, sauf jours fériés. Centre d’art le LAIT / les Moulins, 41 rue Porta, Albi.

+ + + + + + +++ ++ + + + +++++ + + + + + + + ++++++

Béatrice Cussol, Cathryn Boch, Sylvie Auvray, Fleur Noguera Aux petites filles modèles Commissariat : Christian Bernard, dans le cadre du Printemps de Septembre – à Toulouse. Vernissage dimanche 27 septembre à 12h. Exposition du 25 septembre au 18 décembre 2009, du mercredi au dimanche,14h-19h, sauf jours fériés. Centre d’art le LAIT / Hôtel de Viviès, 35 rue chambre de l’Edit, Castres.

Véronique Boudier Nuit d’un jour Film (2007) diffusé au musée des Abattoirs, sur une proposition de Jackie-Ruth Meyer dans le cadre du Printemps de Septembre – à Toulouse. Horaires : consulter le programme.

++ Joerg Bader, Joel Benzakin, Lucia Bru, Jordi Colomer, François Curlet, Pierre Droulers, Michel François, Jos Degruyter & Harald Thys, Angel Vergara, Ann Veronika Janssens, Simon Siegmann, Loïc Vanderstichelen & Richard Venlet La Ricarda Commissariat : Michel François, Jean-Paul Jacquet. Film (2007) diffusé au musée des Abattoirs, sur une proposition de Jackie-Ruth Meyer dans le cadre du Printemps de Septembre – à Toulouse. Horaires : consulter le programme. L’installation et le film sont également visibles jusqu’au 4 janvier 2010 dans la Chapelle du Museum of Contemporary Art of Barcelona (MACBA).





Le musée Calbet propose, pour la sortie de la monographie La Ballade des clamecés Rencontre avec Françoise Quardon S Lecture, présentation de l’ouvrage et projection de la vidéo La Saveur des remords S Jeudi 1er octobre 2009 à 18 h 30 Module Entretemps d’Alain Bublex, musée Les Abattoirs, Toulouse. À l’occasion du Printemps de septembre - à Toulouse, en collaboration avec La Librairie des Abattoirs. Renseignements : musée Calbet 05 63 67 38 97

La Ballade des clamecés : textes de Marie-Laure Bernadac, Hubert Besacier, Marcel Cohen, Béatrice Salmon, Richard Stamelman, Anne Tronche. Monographie bilingue français / anglais, 21 x 26 cm, 270 pages couleur. Conception graphique : Charlie Cerisier Éditions joca seria Distribution : Pollen Diffusion ISBN 978-2-84809-113-6 Prix : 45 euros. Commandes : La Librairie des Abattoirs 05 62 48 57 48 Ouvrage publié à l’initiative du musée Calbet (Grisolles) avec la participation de la Manufacture nationale de Sèvres, de l’Artothèque de Caen et de l’École des beaux-arts de Caen. Avec le concours du Ministère de la culture et de la communication, Centre national des arts plastiques.




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›› Philosophie à l’acte, conversation efficace d’Artur Zmijewski et Gerald Matt ›› Du performatif à la performance, texte de Christophe Fiat ››

Delenda Carthago, storyboard d’une exposition à l’usure ›› Dessiner

aujourd’hui, Guillaume Pinard entraîneur ›› Une conférence, Hollis

Frampton pense-filme ›› Je suis la révolution, Nicolas Charlet écrit à

partir de Blanchot ›› Allo, Hercule Poirot ? Babeth Rambault, le poète sur la langue.

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La revue Hypertexte est diffusée dans des librairies et des lieux dédiés à la création contemporaine. La liste de ces lieux est actualisée sur : www.projet-hypertexte.com

Elle est également disponible par correspondance. Pour recevoir un numéro chez vous, merci de nous retourner ce bulletin accompagné d’un chèque libellé à l’ordre de l’association Ed Spector 5 rue de l’Industrie 31000 Toulouse.

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Lieux de diffusion et de consultation : Liste en construction Une actualisation de ces lieux est disponible sur le site www.projet-hypertexte.com

Albi (81) Centre d’art le LAIT Moulins Albigeois

Bordeaux (33) Galerie Cortex Athlético Carquefou (44) FRAC des Pays de la Loire

Castres (81) Centre d’art le LAIT Hôtel de Viviès Chatou (78) Cneai

Grisolles (82) Musée Calbet

Lectoure (32) Centre de photographie de Lectoure

Marseille (13) (Un)limited store FRAC Paca Histoire de l'œil École des beaux-arts de Marseille Galerie RLBQ Triangle cipm

Nantes (44) Lieu unique (librairie) ; Zoo galerie (librairie).

Paris (75) Galerie Léo Scheer Librairie Florence Loewy Librairie du Musée d’art moderne de la ville de Paris, Librairie du Palais de Tockyo, Librairie La Hune, Librairie Florence Loewy Point Ephémère Béton salon Pau (64) ESAC

Rennes (35) Galerie Art et essais, Université Rennes II L’endroit Saint-Ouen (93) Mains d'œuvres

Saint-Gaudens (31) Chapelle St-Jacques Sète (67) Centre Régional d’Art Contemporain

Strasbourg (67) Bibliothèque des Musées de Strasbourg

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HYPERTEXTE N°2 « PRINCIPES DE PLAISIR, PRINCIPES DE RÉALITÉ » 2 000 EXEMPLAIRES IMPRIMÉS PAR ART ET CARACTÈRE (LAVAUR, FRANCE). DÉPÔT LÉGAL : SEPTEMBRE 2009 ISSN : 1968-2409 ISBN : 978-2-9533449-1-2 EAN : 9782953344912

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Ed Spector

ASSOCIATION LOI 1901 (SIÈGE : Toulouse)

SIRET N°492 063 193 00022 COPYRIGHT IMAGES :

Camille Baudelaire, Laurent Tixador, Bruno Persat, Charlie Jeffery, Clément Rodzielski, Antoine Lejolivet & Paul Souviron, Émilie Perotto, Fayçal Baghriche, Dominique Forest, Arthur Batut, Eric Baudelaire, Carole Douillard, Cédric Teisseire, Henryk Tomaszewski, Vincent Perrottet & Annette Lenz, Grapus, Jean Tinguely, Le Corbusier & Pierre Faucheux, Francis Thibaudeau, Roger Excoffon, Marcel Duchamp, Pierre Vanni, Toffe, M/M, Salvador Dali, Stefan Sagmeister, Édouard Levé, Martin Le Chevallier, Béatrice Méline, Abramovic & Ullay, Bas Jan Ader, Laetitia Gendre, Vincent Ganivet, Sarah Koss & Diane Comence. COPYRIGHT TEXTES :

Loreto Martinez Troncoso, Jean-Max Colard, Bruno Persat, Charlie Jeffery, Émilie Perotto, Clément Rodzielski, Fayçal Baghriche, Dominique Forest, Eric Baudelaire, Carole Douillard, Cédric Teisseire, Thierry Chancogne, Chrystelle Desbordes, Joris Lacoste & Jeanne Revel, Martial Déflacieux, Béatrice Méline.


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Vincent Van Gogh est Paul Gauguin Roman

Marshall Trevorus

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ISSN 1968-2409 ISBN 9782953344912 7 EUROS


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