Chrystelle Desbordes Dialogue41

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Chrystelle Desbordes Dialogue #41 (entre Éléonore et Géraldine) Série « Autour de l’exposition »

Ainsi étendues sur un lit de verdure en bord de Seine, les deux amies pourraient faire penser à un tableau de Courbet. Une différence fondamentale : leurs lèvres bougent parfois. Et là, ce n’est pas l’œil du peintre qui les saisit mais un cameraman qui les filme, à leur insu. On les voit, bien cadrées, on ne les entend pas encore. Un ange passe. Éléonore — L’exposition elles@centrepompidou, tu te souviens ? Son amie (Géraldine) — Souviens. Vaguement. Le mois dernier. Tu sais bien : j’ai tendance à effacer ce qui m’est désagréable.

— Sincèrement, j’ai hésité à y aller. Cependant j’étais curieuse : « artistes femmes » ? Et alors ? Gustave Courbet, Les demoiselles L’argument avancé côté Mnam : nos collections des bords de Seine, 1856, huile regorgent d’« artistes femmes » (mais pas assez), sur toile, 174 x 206 cm, Musée du alors on vous les montre ! Et aussi : on est les Petit Palais, Paris. premiers à réaliser une exposition d’envergure sur l’art du féminin pluriel. Oui, mais qu’est-ce que ce « elles » (ni féminin, ni féministe, lit-on dans le livret distribué à l’entrée), ce « elles » adossé à l’art ? Cette association, en soi, n’a aucun sens ! — S’y z’ont pris acte de l’émancipation ! — Très drôle, ma chérie ! Éléonore puis Géraldine :

— Alors je me suis dit que c’était impossible de ne pas se prendre les pieds dans le tapis avec un parti pris aussi creux. À l’autre bout, j’ai pensé à Lacan lançant : « la femme n’existe pas » 1.

Éléonore marque une pause souriante, reprend, l’air sérieux :


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— Bingo ! — Bingo, comme tu dis. Sauf qu’ « ils » 2 n’avaient pas l’air d’être au courant. Donc : exposition très déceptive ; alors que, note-le bien, je m’y attendais un peu… — Oui. Je crois qu’il y a beaucoup moins d’« art déceptif » que d’expositions décevantes3… — Et tu te souviens : la cerise sur le gâteau ? Presque au début de ce parcours totalement chaotique : Les Guerrila Girls et leur géniale odalisque au faciès de gorilles soufflant Do Women have to be naked to get into the Met Museum ? — L’art du détournement de l’art, en somme ! — Exposition-bulldozer. C’est tout. T’emballe pas ma chérie ! — T’as raison, en un sens. Mais les œuvres ? Inaliénables, ok… et aussi vidées, sacrifiées sur l’autel-plateau des 4e et 5e étages ? Et « entre les œuvres »,

Brève pause. Éléonore reprend, exaspérée :

1. Eléonore fait écho au Séminaire Livre XX : Encore, éd. Du Seuil, 1994. Dans l’article « La jouissance de la femme », le psychanalyste développe l’idée que l’identité sexuelle est établie non par l’anatomie (Freud) mais par la castration symbolique (le signifiant du phallus) – « le signifiant de la sexuation est le Phallus, qui se rapporte au masculin. L’Autre, hors langage, est donc l’être féminin et Lacan parlera à son propos (...) de jouissance de l’Autre. (...) La jouissance sexuelle est “tributaire du signifiant du phallus”. Elle n’est pas rattachée au corps mais à l’image du corps, construction faite de signifiants qui s’accolent aux organes et les décollent du corps réel – qui devient du même coup inaccessible autrement que par la médiation du langage. » (Serge André) – en ce sens « la femme n’existe pas ». 2. Le commissaire général de l’exposition est une femme...

3. L’art déceptif est une catégorie qui a notamment été forgée par le critique d’art Laurent Goumarre. Mettant à mal la plupart des présupposés sur l’art (beauté, singularité, transcendance vis-à-vis du réel, du banal ou du trivial, évidence du visible…), une œuvre déceptive, écrit Goumarre, « confond les attentes du spectateur, lui propose non plus de vérifier ses a priori, mais d’être véritablement son contemporain. » (L’art déceptif in art press n°238, sept. 1998, p. 48). Or, si une partie de l’art contemporain « ne donne rien à voir », elle défie notre principe de plaisir (satisfaction pulsionnelle du sujet) qui doit, alors, admettre l’existence d’une réalité insatisfaisante (le principe de réalité, qui s’origine dans la déception) ; Géraldine juge qu’une exposition doit « donner à voir » des œuvres (déceptives ou pas) et non les faire entrer, quoiqu’il en coûte, dans une thématique autoritaire. Bref, quand elle n’est pas au service de l’œuvre, une exposition menace d’être platement déceptive.


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une pincée de Linda Nochlin, un zeste de De Beauvoir ou de Valérie Solanas, et j’en passe ! Du coup : on n’y voit rien. Attention, aucun rapport avec Daniel Arasse, aucun « détail qui tue » 4 ici ! T’y vois rien. C’est tout. Dans ce grand bazar, les œuvres ont du mal à exister. La logique accumulative joue les Attila ! Géraldine réfléchit un bref instant, puis soutient :

— Oui. Je crois que l’angle d’approche était très mauvais, comme l’accrochage, d’ailleurs. Ensemble, comme un seul homme, ils ne pouvaient qu’aplatir la question de la féminité abordée artistiquement sur le plan social et politique - en somme, le rapport de la féminité au réel… Au fond, « ils » ne s’en sont pas inquiétés. — Bel euphémisme ! A l’opposé, ce que tu dis me fait penser à l’exposition que nous avions vue ensemble à Toulouse, l’hiver dernier, Images de la féminité. — Ah oui, bien plus modeste mais aussi, bien plus efficace à Toulouse ! Il y avait peu d’œuvres, et seulement 6 artistes, contre environ 300, je crois, à Paris ! De plus, j’aime cet espace sobre, et cet escalier en colimaçon pour accéder à l’étage. — Ces expos semblent se situer aux antipodes, d’autant que la commissaire de l’espace Croix Baragnon a su présenter les mises en jeu esthétiques, politiques ou pyschanalytiques proposées par des artistes. Entre autres, je me souviens… il y avait des boulots de Gadha Amer, Madeleine Berkhemer et aussi d’un « artiste homme » – je ne suis pas peu fière de l’expression ! En l’occurrence, Édouard Levé, Sans titre, série c’était Edouard Levé, avec ses excellentes photos « Pornographie », 2002, photograde la série Pornographie. phie contrecollée sur Aluminium, 70*70 cm, court. Galerie Loevenbruck.

4. Eléonore se réfère à l’essai de Daniel Arasse, On n’y voit rien, éd. Gallimard, 2005. Critiquant, avec humour, les limites du discours savant de l’iconographie, Arasse y démonte les thèses admises et amène l’œil du spectateur à s’interroger, en regardant la peinture notamment à partir de détails plus parlants qu’il n’y paraît a priori. Entre autres, il oriente son observation sur un escargot situé au bas d’une Annonciation du XVe siècle ou sur la place d’une ligne d’ombre dans la fameuse Vénus d’Urbino du Titien. In fine, le détail « tue » (comme le dit Eléonore) parce qu’il nous conduit à comprendre une part non négligeable (et longtemps négligée) du propos du peintre.


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— « Artiste homme », c’est plutôt marrant ! Si on mettait ça dans un communiqué de presse et si on appelait une expo « ils@centrepompidou », t’imagines ! Certains feraient des bonds ! D’autres penseraient ce « ils » comme générique, comme incluant l’humanité !

Géraldine opine du bonnet ; s’amuse de l’expression, y revient :

— Tiens, cela me renvoie à une petite devinette « grand cru 2009 »… Quel lien existe-t-il entre Manet, Picasso et Boltanski ?

Eléonore, analogique :

— « Ce sont de grands artistes » ! Autre devinette du même cru ? Quel lien existe-t-il entre Camille Claudel, Joan Mitchell et Annette Messager ? … « Ce sont des artistes femmes » !

Elle fait mine de retourner un papier de Carambar et lance, solennellement, avec ironie :

— N’est-ce pas un bel exemple de principe de réalité ?!

Géraldine, inspirée, cynique :

— C’est assez désespérant... on ne jouit plus, ou, en tout cas, voilà comment ce genre de réalités accablantes essaie de nous en empêcher !

Eléonore, toujours un peu sérieuse et révoltée :

— Chardonnay, Chablis ?

Géraldine, sourire amical, assoiffée :

— Tu as encore raison... mais tout ce grand cirque ! A ta santé, très chère.

Eléonore, levant un verre imaginaire :

Le cameraman décide que ce peut être une fin, comme le reste, qu’il faut bien s’arrêter. Il n’aura qu’à faire un petit montage.

La nuit suivante, allongé sur son lit, yeux clos, il se rend chez Lacan. L’éminent Monsieur l’a invité à venir filmer L’Origine du Monde sous une lumière diaphane.

CHRYSTELLE DESBORDES EST CRITIQUE D’ART. MEMBRE DE L’AICA ET DIPLÔMÉE DE L’UNIVERSITÉ TOULOUSELE MIRAIL, ELLE A MENÉ UNE RECHERCHE DE DOCTORAT SUR L’ÉPHÉMÈRE DANS L’ART

OCCIDENTAL DES ANNÉES 1960 AUX ANNÉES 1970. CHRYSTELLE DESBORDES ENSEIGNE NOTAMMENT À L’ÉCOLE SUPÉRIEURE D’ART & MULTIMÉDIA STUDIO M (LABÈGE-TOULOUSE).


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