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PHILO Cultivons la joie
Cultivons la joie !
Plus profond que le plaisir, moins lointain que le bonheur, ce sentiment que nous avons souvent tendance à enfouir sous les obligations ne demande qu’à jaillir pour oxygéner nos vies. Et nous aider à traverser les périodes anxiogènes. Pour la laisser s’exprimer, apprenons à lui faire de la place.
Par Géraldine Dormoy-Tungate « Quand j’ouvre le four et que l’émail de mes poteries est plus beau que ce que je pensais, il y a un e et “waouh !” qui part de l’estomac et qui se répand dans tout le corps, l’esprit, c’est incroyable », s’émerveille Silène, 42 ans, céramiste passionnée (1) . « Depuis que j’ai décidé de faire une formation agricole pour vivre de ma passion pour les plantes, je me sens moins stressé, je me tiens droit, je me trouve plus beau », s’amuse Thibaud, 31 ans (2) . « Quitter mon compagnon violent a été di cile. Le jour où j’ai pu exprimer ma décision de partir, un élan de vie m’a traversée, se remémore Églantine, 39 ans. Depuis, je me vois changer. Ma peau s’illumine, mon regard s’ampli e. Mon baromètre intérieur pointe vers la détente et l’envie de recommencer. » Les joies ressenties par Silène, Thibaud et Églantine ont changé leur vie : la première a réorganisé son travail pour mettre la céramique au cœur de
son activité, le deuxième a quitté son poste de responsable export pour semer les graines d’un nouveau projet, la troisième se reconstruit, seule et libre. Qui ne rêve pas d’être parcouru·e d’un sentiment aussi enivrant et béné que ? Oui mais voilà, la joie ne nous tombe pas toujours dessus facilement. « Depuis l’enfance, notre joie est ensevelie par les conditionnements à satisfaire de faux désirs, pointe Bruno Giuliani, philosophe et auteur du Bonheur avec Spinoza. L’Éthique reformulée pour notre temps (3) . Se détacher de ces derniers suppose un certain courage. » Clotilde Dusoulier, coach et créatrice du podcast Change ma vie (4), confirme : « En devenant adulte, on change d’objectif pour ses journées. On remplace la recherche de la joie, du plaisir, de la découverte par la quête de productivité, de validation, de sécurité matérielle. C’est normal, mais pour rester vivant, il est nécessaire de cultiver la joie, sans quoi l’ensemble n’a plus d’intérêt. »
AVANT D’ESPÉRER LA CULTIVER, commençons par la dé nir, car sa proximité avec le plaisir et le bonheur contribue à la rendre insaisissable. Pour les psychiatres François Lelord et Christophe André, c’est une « expérience à la fois mentale et physique intense, en réaction à un évènement et de durée limitée » (5). Dans La puissance de la joie (6), le philosophe et sociologue Frédéric Lenoir y voit « la manifestation de notre puissance vitale » en référence à Baruch Spinoza, penseur de la joie par excellence. Dans son e ort naturel pour se perfectionner, l’organisme « rencontre d’autres corps qu’il a ecte ou qui l’a ectent. Spinoza observe chez l’être humain que lorsque • • •
• • • ces rencontres constituent un obstacle (…), il est envahi d’un sentiment de tristesse. À l’inverse, lorsqu’elles lui permettent d’atteindre une plus grande perfection, d’augmenter sa puissance d’exister, il est habité par un sentiment de joie ». Comment distinguer la joie du bonheur ? « Le bonheur est un état de satisfaction complète et durable assez rare, précise Bruno Giuliani. Alors que la joie, tout le monde peut la vivre, c’est une émotion qui surgit dès que l’on réalise un désir intense. » La joie nous secoue, mais toutes ne se valent pas. « Spinoza distingue les joies passives qui dépendent avant tout d’évènements extérieurs, des joies actives qui dépendent de notre être intérieur, poursuit Bruno Giuliani. L’ennui, c’est qu’elles ont toutes la même saveur. Mais l’on n’est en total accord avec soi que dans les joies actives, car alors notre essence se réalise. » C’est tout le problème du plaisir, à ranger dans les joies passives. Éphémère, lié à un stimulus qu’il faut sans cesse renouveler, il procure une satisfaction immédiate mais peut apporter à la longue plus de perturbations que de bienfaits, qu’il s’agisse d’un achat impulsif aussitôt regretté ou d’un trop-plein de séries.
COMMENT ACCÉDER À LA JOIE ACTIVE ? Si elle ne se commande pas, il est possible de la favoriser par certaines attitudes, à commencer par l’attention, car celle-ci nous relie à nos sens. Se concentrer sur ce que l’on voit, ce que l’on hume, ce que l’on entend arrime à l’instant présent. La voie est alors libre pour se laisser gagner par la beauté de ce qui nous entoure et de ce que nous sommes en train de vivre. Dans son ouvrage, Frédéric Lenoir encourage également à privilégier « la pré-
Bruno Giuliani, philosophe et auteur
sence, la méditation, la con ance et l’ouverture du cœur, la bienveillance, la gratuité, la gratitude, la persévérance dans l’e ort, le lâcher-prise, la jouissance du corps » pour nous mettre dans un état de réceptivité à la joie. Pragmatique, Clotilde Dusoulier nous invite à nous interroger : « À quel moment, dans le courant de ma journée, puis-je me connecter à la joie de façon intentionnelle ? Cela peut être en prêtant attention à une perspective magnifique lors de mon trajet pour aller travailler, par exemple. À cet instant, me dire : je suis moi, je suis ici, vivante et j’en ressens de la gratitude. » La joie s’exprime dans l’action. C’est la conviction de Pauline Blanchard, fondatrice de la revue écologique Grain (7). Elle a choisi la joie pour thème de son numéro estival car elle souhaitait rappeler que l’engagement ne fonctionne pas qu’à la colère. « La joie est un carburant émotionnel fort, s’enthousiasme-t-elle. N’oublions pas que le mot “émotion” vient du latin “movere”, qui signifie “mettre en mouvement”. Nos émotions sont là pour nous faire agir. Je ne me suis jamais sentie aussi vivante que depuis la création de mon magazine. » Propulsée par la joie, l’action de créer nous détourne de notre mental et nous branche à notre intuition. Vivre une joie durable ne tient ensuite, pour Bruno Giuliani, qu’à une seule condition, mais non des moindres : « Réaliser ses désirs profonds et non ses désirs accidentels, nés de sollicitations extérieures poussant à consommer, se divertir ou posséder. Pour identi er ses désirs essentiels, il s’agit de se poser la question : qu’est-ce que j’aime réellement ? et d’oser s’engager dans la voie qui correspond. » La démarche est loin d’être aisée, mais il l’assure : « Quand on commence à agir dans le sens de ses rêves, on émet des vibrations positives qui attirent à nous les opportunités. » Si les résistances sont trop fortes, l’accès à la joie, trop difficile, cela peut être le signe qu’une aide thérapeutique est nécessaire.
SE LAISSER GUIDER PAR LA JOIE, C’EST SE RELIER À SOI MAIS AUSSI
AU MONDE. À la nature bien sûr – « Comment ne pas ressentir de joie face à un coucher de soleil ? » sourit Pauline Blanchard – mais pas seulement. « Les gens vont dans des stades de foot pour cette raison, rappelle Florence Servan-Schreiber, journaliste et auteure (voir interview ci-dessous). Au-delà de la beauté du jeu, il y a le bruit des gens ensemble, la communion autour du ballon. » Le temps d’un instant de grâce, on ne fait plus qu’un avec la foule, dans un mouvement de joie collective qui nous transcende. Car c’est sûrement là sa plus grande force : la joie est contagieuse. Quand elle nous saisit, on n’a plus qu’une envie, la partager.
1. silenefry.com 2. instagram.com/tibo_with_plants 3. Éd. Almora. 4. changemavie.com 5. La force des émotions, éd. Odile Jacob. 6. Éd. Le Livre de Poche. 7. grainmagazine.fr
3 QUESTIONS
À FLORENCE SERVAN-SCHREIBER (1)
Quel rapport entretenez-vous avec la joie?
Je viens de craquer pour des chaussures. Leur achat m’a excitée, mais c’était un pétillement fugace, une joie synthétique qui relève plus du plaisir. Je ne boude pas ces pics très agréables, mais j’ai appris à rechercher des joies plus naturelles et plus durables, que j’envisage comme la foi: une croyance personnelle qui me permet, quand toutes les conditions sont réunies, de me sentir toute petite face à un grand tout qui me dépasse. Les synchronicités en sont un bon exemple. Quand je tombe par hasard sur quelqu’un à qui je pense, cela me met en joie car j’ai l’impression d’être portée par une grande force invisible.
Comment favorisez-vous la venue de la joie?
Quand j’ai le bourdon, je me demande ce que j’ai envie de fabriquer. Je suis une artisane. Entrer en action – écrire, jardiner, cuisiner – me permet de me concentrer. C’est la clé. Quand je suis concentrée, je ne me parle plus. Il n’y a plus de place pour la petite voix qui me dit ce qui ne va pas. Ce biais du négatif est très utile, il nous permet de réagir au danger, mais on peut le contrer par la joie.
Vous avez écrit un livre qui s’appelle 3 kifs par jour (2). Un kif aussi nous met en joie?
Oui, il ne s’agit pas que de plaisir car après l’avoir ressenti, on fait le petit effort essentiel d’en éprouver de la gratitude. Ce «merci» nous relie à la chance, et donc à notre joie d’être là. 1. Journaliste et auteure. Dernier ouvrage paru: Bloum! Écrire pour sépanouir et kiffer, éd. Marabout. 2. Éd. Poche Marabout.