Le Républicanisme corse

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Jean-Guy Talamoni

Le RĂŠpublicanisme corse Sources, institutions, ns, imaginaire

P R O VA



Introduction Depuis l’enfance des sociétés humaines, la « chose publique » a été exaltée, protégée, parfois malmenée aussi. L’action politique, qui en est le corollaire, est elle-même souvent dénigrée. On sait du reste où a conduit la haine de la politique – et de ceux qui la font – lorsque, au début du siècle dernier, elle était déjà à la mode. Contrairement à ce que l’étymologie pourrait laisser croire, la notion de république est plus précise que celle de chose publique. Ce mode de gouvernement est l’objet de nombreux travaux universitaires, depuis fort longtemps et à l’échelle planétaire. C’est que la thématique est à la fois inépuisable et difficilement contournable pour qui s’intéresse à la vie en société. Plus précise que chose publique disions-nous, la république peut toutefois revêtir des formes très différentes selon le qualificatif dont on l’affuble : aristocratique, démocratique, populaire, socialiste, islamique… Dans le monde occidental, la république répond en principe à un certain nombre de critères précis, se conforme généralement à un système de valeurs, sans toutefois que l’on puisse la réduire à une tradition politique et juridique commune. Il existe en fait presque autant de républicanismes que de républiques. Entre les républiques de l’antiquité et celles que nous connaissons aujourd’hui, de multiples constructions républicaines ont été conduites. Parmi celles-ci, les expériences révolutionnaires américaines et françaises du XVIIIe siècle occupent une place prééminente. Pas au point de nous faire oublier que quelques années plus tôt, un petit peuple, le nôtre, avait mené sa propre démarche révolutionnaire et républicaine, et qu’elle ne manquait ni d’audace ni d’originalité.


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LA PREMIÈRE DES TROIS RÉVOLUTIONS…1

Dans son ouvrage Essai sur la Révolution2, Hannah Arendt se livre à une comparaison entre la Révolution française (1789-1799) et la Révolution américaine (1775-1783), marquant clairement sa préférence pour la seconde. Selon cet auteur, les différences essentielles seraient les suivantes : en premier lieu la Révolution française – du fait de la prégnance de la question sociale – aurait été essentiellement fondée sur la notion d’égalité, tandis que la Révolution américaine – compte tenu de la plus grande homogénéité du peuple – aurait davantage prôné l’idée de liberté ; en deuxième lieu le modèle américain, sous l’influence de Montesquieu, aurait produit une forme d’autorité caractérisée par l’équilibre des pouvoirs alors que le système révolutionnaire français aurait privilégié des notions abstraites, porteuses d’absolu, telles que la « volonté générale » ; en troisième lieu enfin, la Révolution française aurait consommé une rupture avec la tradition alors qu’à l’inverse la Révolution américaine aurait préservé la continuité de la tradition. Cette analyse d’Hannah Arendt paraît pouvoir être très exactement transposée à la comparaison entre Révolution française et Révolution corse. Liberté et égalité

Les Corses du début du XVIIIe siècle connaissaient de graves difficultés économiques du fait du système colonial génois, comme le montre Salvini dans la Giustificazione3. Toutefois, le peuple y était socialement plus homogène que la société française d’Ancien Régime. Salvini reproche d’ailleurs à Gênes d’avoir ravalé les grandes familles corses au rang des couches les plus populaires ! Aussi est-ce bien la question nationale – et non la question sociale – qui est placée au centre de la problématique par les textes politiques de l’époque : plutôt que le vocable « égalité », le maître mot est « liberté » (libertà), dont on relève un nombre conséquent d’occurrences dans la Giustificazione. S’agissant à l’inverse des révolutions française et russe, comme l’observe Hannah Arendt, la passion égalitaire prédomine et conduit à la tyrannie et au parti unique. Toujours au sujet de ces deux dernières révolutions, l’auteur estime « plausible d’expliquer le nouvel absolu, la révolution absolue, par la monarchie qui le précédait, et de conclure que plus le souverain est absolu, plus la révolution qui le remplace le sera aussi »4.

1. Cette comparaison entre les trois révolutions a été réalisée à l’occasion de mes travaux de thèse publiés sous le titre Littérature et politique en Corse. Imaginaire national, société et action publique (Éditions Albiana, Ajaccio, 2013). Il m’est paru utile de l’insérer dans cette introduction, tant elle aide à comprendre comment chaque société a donné naissance à une révolution spécifique et comment chaque révolution a pu constituer une matrice générant un républicanisme original. Les textes qui suivent découlent de cette idée qui a constitué le point de départ de notre réflexion. 2. Gallimard, 1963. 3. Giustificazione della Rivoluzione di Corsica, Corti, 1758. 4. Op. cit., p. 228.


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Or les Corses n’avaient pas connu la monarchie absolue. Ils entreprirent donc, comme plus tard les Américains, la « fondation de la liberté » sans tomber dans « l’anarchie du “tout est permis” », pour reprendre les mots d’Hannah Arendt5. Cela ne signifie évidemment pas que les Corses étaient insensibles à l’idée d’égalité, mais bien au contraire qu’elle était pour eux une chose naturelle, une forme d’évidence. Cette idée aura du reste des conséquences politiques très concrètes. Nous le verrons notamment avec le refus par Paoli de créer une noblesse corse. Notions abstraites ou pratiques d’équilibre

En Corse, comme l’écrit l’ethnologue Max Caisson, « le lien direct d’homme à homme est privilégié, le rapport indirect, par des moyens abstraits et impersonnels, la loi, le règlement, l’argent, y est déprécié 6». À la différence du modèle français, la Révolution corse – comme plus tard l’américaine – recherchera des équilibres politiques entre les différentes forces existantes, plutôt que de promouvoir des idées abstraites. On a pu à cet égard reprocher à Paoli d’avoir laissé une place aux partis aux dépens d’une conception absolutiste de l’État, mais pouvait-il en être autrement compte tenu de l’organisation traditionnelle de la société insulaire ? Dans son Essai sur la Constitution de la Corse, Marie-Thérèse Avon- Soletti écrit : Pascal Paoli devra toujours composer avec ces corps intermédiaires (notamment avec les clans). Certains intellectuels contemporains, soutenant que leur disparition aurait permis au Général de réaliser son programme de gouvernement, critiquent sa politique d’unité. (…) dans la réalité, cette disparition aurait détruit les fondements mêmes de la société et sacrifié les Corses, sans construire rien qui atteigne un tant soit peu ce prix7.

À travers la construction de l’État corse, Paoli a recherché un certain équilibre des pouvoirs : comme le furent les pères fondateurs américains, Paoli et ses conseillers étaient des lecteurs de Montesquieu8. La place de la tradition

Ici encore, la Révolution corse préfigure davantage la Révolution américaine que la française : nulle rupture avec la tradition n’y est opérée. Nous venons de le voir s’agissant du rapport aux partis et à l’organisation traditionnelle de la société. Mais la question religieuse est encore plus significative à cet égard de l’esprit révolutionnaire insulaire. Si la modernité corse – particulièrement précoce – consacre la 5.Op. cit., p. 131. 6. « La Corse, une société avancée », site Enciclopedia di a Corsica, www.enciclopediadiacorsica.com. 7. La Marge édition, Ajaccio, 1999, p. 437. 8. Dans la Giustificazione, Salvini fait référence à L’Esprit des lois (p. 173 de l’édition d’Oletta, 1758).


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séparation entre politique et religion, cette dernière ne sera pas pour autant l’objet d’une politique d’exclusion de la société. À l’inverse, dans la Révolution française – comme dans la Révolution russe –, on refusera désormais toute référence à une autorité transcendante, à un système de valeurs admis jusqu’alors. Pour Hannah Arendt, la rupture avec la tradition ouvre la voie à un déracinement de l’homme et serait à l’origine des totalitarismes. La Révolution corse se garde – comme ultérieurement la Révolution américaine – de consommer cette rupture. Ce furent du reste des ecclésiastiques qui élaborèrent la doctrine révolutionnaire dès le début du soulèvement (Congrès des théologiens d’Orezza, 1731). Paoli instituera la tolérance religieuse – attitude audacieuse en ce mitan du XVIIIe siècle – sans pour autant tenter d’éjecter le fait religieux. La laïcité insulaire se tiendra éloignée des attitudes extrêmes. Plus tard, les Corses s’insurgeront contre les persécutions issues de la démarche révolutionnaire française. La conjuration de Stilettu (1797) et surtout la révolte de A Crucetta (1798) en constitueront une parfaite illustration 9. Mais ce qu’il convient surtout de relever, c’est le caractère précurseur de la Révolution corse, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique.

UN RÉPUBLICANISME SPÉCIFIQUE

Le bouleversement politique corse du XVIIIe siècle, singulièrement précurseur – « école primaire des révolutions10 » selon Chateaubriand –, ne pouvait qu’engendrer, compte tenu des spécificités que nous venons de rappeler, un régime profondément original. Le régime de Paoli ne voulait dire son nom car le mot « république » évoquait trop pour les Corses celle de Gênes, c’est-à-dire l’ennemie. Pourtant nous verrons que le nouvel État emprunta beaucoup aux républiques italiennes et même à la Sérénissime honnie. On pense notamment ici au Sindacato, dispositif de contrôle des responsables publics qui constitue l’un des marqueurs du républicanisme classique italien. Nous observerons d’ailleurs comment Paoli mit systématiquement ses pas dans ceux de Machiavel, grand théoricien de ce républicanisme classique. Toutefois, il nous faudra également constater que la République corse consacre un certain nombre d’innovations importantes, lui conférant une modernité d’autant plus stupéfiante qu’elle émane d’un peuple extrêmement modeste, tant par sa démographie que par les moyens matériels dont il dispose.

9. Conjurations visant à réagir contre la politique anti-religieuse du Directoire. La seconde aura de plus graves conséquences que la première puisqu’elle généra deux batailles et entraîna l’exécution du vieux général Giafferi, chef de l’insurrection. 10. Mémoires d’outre-tombe, I, Bibliothèque de la Pléiade, NRF Gallimard, 1951, p. 679.


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Une modernité étonnante

Nous verrons en abordant les différents volets de l’œuvre républicaine paolienne comment le modèle italien fut dépassé dans des domaines essentiels : le constitutionnalisme (les six lignes du préambule de 1755 seront à cet égard éloquentes), l’organisation des pouvoirs publics (avec une non confusion des organes préfigurant l’idée contemporaine de séparation des pouvoirs), la sécularisation (elle conduira à une forme de laïcité peu attendue sur une terre où le catholicisme était autant implanté), la tolérance religieuse (la politique juive de Paoli apparaîtra longtemps comme exemplaire), l’éducation (l’Université émanera de l’État et non de l’Église comme c’était alors la règle)… Enfin, comment ne pas mentionner le passage d’une République aristocratique – comme celle de Gênes ou de Venise – à une République démocratique ? Rappelons ici – c’est loin d’être un détail – que la démocratie corse s’étendait aux femmes, lesquelles disposaient du droit de vote bien avant l’État paolien11. Ce n’est certainement pas par hasard si, bien plus tard, la Corse montrera la voie sur ce point : lors des élections municipales qui suivirent la libération de l’île en 1943, les femmes voteront et seront élues, ce qui renforcera le camp suffragiste au sein des institutions de la Résistance qui connaissaient alors un débat animé, Charles de Gaulle n’ayant pas toujours été ferme sur ce point12. Ainsi, le républicanisme corse est-il non seulement constitutionnaliste, laïque, tolérant, orienté vers la connaissance, démocratique, mais également féministe. Afin d’en apprécier pleinement la portée, il nous faudra également replacer les quatorze années de la république paolienne (1755-1769) dans un long parcours historique : préparé par le travail théorique et pratique des responsables qui s’étaient succédés depuis 1729, début de la Révolution, l’action publique de Paoli aura une influence déterminante sur celle de Napoléon Bonaparte dans les domaines les plus divers, qu’il s’agisse par exemple de politique religieuse ou éducative. Sans compter l’imaginaire historique de l’empereur, notamment révélé par l’étude de ses écrits littéraires de jeunesse, et qui s’avère profondément marqué par l’imaginaire national corse. On y trouve les mêmes représentations – parfois les mêmes mots – que chez un auteur proche de Paoli comme Nobili-Savelli… L’importance de cette influence, qui nous paraît difficilement discutable, constitue un champ de recherche peu investi jusqu’à ces dernières années, malgré le volume impressionnant de la littérature napoléonienne d’hier et d’aujourd’hui. Depuis peu, des chercheurs de l’Université de Corse ont emprunté cette piste, à travers notamment les travaux, séminaires et colloques, organisés dans le cadre du projet « Paoli-Napoléon ». Elle apparaît d’ores et déjà comme extrêmement prometteuse13. 11. Cf. infra. 12. Simon Dell’Asino, « Le suffrage des femmes et la Résistance. Retour sur un débat oublié », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2017 / 1 (n° 45), UMR Sirice, Site CAIRN. INFO, https://www.cairn. info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin-2017-1-page-137.htm#no36, consulté le 8 août 2018. 13. Cf. Pascal Paoli, la Révolution corse et Napoléon Bonaparte, actes des séminaires et colloques organisés dans le cadre du projet « Paoli-Napoléon », sous la direction de Jean-Dominique Poli et Jean-Guy


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Une actualité brûlante

Deux cent cinquante ans après la fin de l’État de Paoli, que reste-t-il de la tradition républicaine corse ? Nous serions tentés de répondre qu’elle est plus que jamais d’actualité. N’ayant à aucun moment disparu de l’imaginaire politique insulaire, elle a même acquis depuis décembre 2015 des applications très concrètes avec l’accession aux responsabilités du courant politique s’en réclamant ouvertement depuis toujours, le mouvement national corse. Lors de leur prise de fonction à l’époque, les nouveaux responsables de l’île avaient prêté serment sur la Giustificazione de Salvini, geste symbolique modérément apprécié par les autorités préfectorales14. Lors de leur réélection en décembre 2017, les mêmes élus avaient cette fois prononcé le ghjuramentu15 sur le préambule de la Constitution de 1755. On dépassait ici le cadre purement symbolique puisqu’il s’agissait en fait de signifier que ce texte – mentionnant entre autres le droit du peuple corse à l’autodétermination – conservait, pour la majorité de l’Assemblée de Corse, sa valeur politique et juridique. Et continuait donc à faire partie du droit positif. Mais cette tradition politique n’est pas seulement une référence pour l’actuelle majorité corse. Les courants d’opposition, de droite ou de gauche, ne lui sont nullement étrangers car c’est la société corse dans son ensemble qui en est imprégnée, et tout particulièrement la jeunesse. Lorsque par exemple, à l’Assemblea di a Giuventù (Assemblée des jeunes), le groupe non nationaliste A Giuventù di u centru drittu (centre-droit) dépose une motion au sujet d’une plateforme numérique de démocratie ouverte, il mentionne dans son exposé des motifs le rôle précurseur joué par la Corse du XVIIIe siècle, et fait référence à la Constitution de 1755 ! Considérant que la mise en place de cet outil démocratique et novateur s’inscrit dans la continuité de notre histoire dans la mesure où nous fûmes l’un des premiers territoires à mettre en application les idées démocratiques et progressistes des Lumières en consacrant la séparation des pouvoirs et le suffrage universel par la Constitution corse de 1755, et qu’il nous appartient d’être à nouveau une terre pionnière dans ce domaine16.

Cet exemple permet de se rendre compte, non seulement que l’imaginaire historique et politique est largement partagé au-delà de la seule famille nationaliste, mais aussi qu’il constitue concrètement un repère pour l’action publique. De la même façon, lorsque s’est posée la question de l’accueil de migrants17, de nombreuses références ont été faites à la politique paolienne d’accueil et de tolérance religieuse. Nous voyons donc que sur des sujets aussi importants et actuels que la laïcité ou l’éducation, la tradition politique corse constitue une ressource pour l’action Talamoni, Éditions Alain Piazzola, Ajaccio, 2017. 14. « Un vrai “serment du jeu de paume à la sauce Paoli”, murmurait-on agacé jeudi soir à la préfecture. » (Rapporté par Ariane Chemin, Le Monde, 18 décembre 2015). 15. Serment. 16. Réunion du 6 juillet 2017, Motion 2017/05 déposée par Michel Peretti. 17. À plusieurs reprises entre 2015 et 2018, les institutions corses ont affirmé leur volonté d’apporter une contribution au traitement de la question des migrations en provenance notamment de pays en guerre.


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publique et un élément de cohésion de la communauté insulaire, laquelle se reconnait dans un système de valeurs ayant vocation à être pérennisé. Il va de soi que les autorités politiques peuvent contribuer de façon déterminante à renforcer cette cohésion en proposant un certain nombre d’orientations conformes au système de valeurs partagées… Du « roman » à « l’imaginaire polyphonique »

La question du roman national est très débattue aujourd’hui, tout particulièrement en France. Même sous le vocable de « récit », il a plutôt mauvaise presse. Il est vrai que l’instrumentalisation des historiens par les politiques constitue un procédé éminemment critiquable. Faut-il pour autant exclure toute politique mémorielle de la part des pouvoirs publics ? Faut-il bannir les discours de commémoration, de panthéonisation ? Ces événements eux-mêmes ? Faut-il renoncer à proposer tel personnage historique à l’admiration des générations présentes et futures ? Dans la Revue des deux mondes de novembre 2017, Pierre Nora estime que le politique « n’a pas à se mêler d’histoire, mais [que] c’est son rôle et même son devoir d’orienter la mémoire nationale, de célébrer les héros nationaux, d’instituer des commémorations, d’édifier des monuments, de rendre justice aux victimes, de réparer les injustices. Même s’il n’a pas à se substituer à l’historien18. » Quant à Patrick Boucheron, bien que méfiant à l’égard de « l’histoire exemplaire », il fait siens ces mots de Jean Zay, ministre du Front populaire : L’histoire n’est pas une maîtresse de morale, et c’est la fausser que la faire tourner au prêche. Nous avons le droit pourtant, lorsque nous enseignons des jeunes gens, de fixer leur attention sur ce qu’elle a de tonique19.

Cette répartition des rôles semble raisonnable : aux historiens l’histoire, aux politiques la mémoire, aux enseignants la transmission d’une histoire non pas édifiante mais « tonique ». Distinguer les trois registres ne signifie évidemment pas les déconnecter : la mémoire ne peut prendre trop de libertés à l’égard de l’histoire. Quant à l’enseignement, il découle nécessairement – même sous une forme simplifiée, vulgarisée20 – de la recherche historique, tout en contribuant de façon décisive à la constitution de la mémoire collective. Si chacun fait preuve sinon d’objectivité du moins d’honnêteté, les trois démarches peuvent sans doute cohabiter harmonieusement. Reste la question du « roman national » auquel conduisent bien souvent les politiques de mémoire. Ce qui semble contestable dans une telle attitude, c’est le caractère univoque du roman / récit. À la diversité des sensibilités présentes au 18. Entretien réalisé par V. Toranian et R. Kopp, Revue des deux mondes, novembre 2017, p. 22. 19. Entretien réalisé par Annick Steta, Revue des deux mondes, novembre 2017, p. 56. 20. Nous utilisons le mot par commodité de langage, bien que nous souscrivions aux réserves de Patrick Boucheron qui présente le vocable de vulgarisation comme entaché « d’une connotation infamante ». (Faire profession d’historien, Publications de la Sorbonne, 2011, 2016, p. 143).


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sein de la société doit répondre une pluralité des récits, c’est-à-dire des interprétations historiques et donc des mémoires. Accepter cette perspective plurielle c’est renoncer au récit unique – type Lavisse21 – pour entrer dans une conception généreuse de la mémoire, faisant place à l’ensemble des représentations historiquement « légitimes » au sein de la société. Avancer la notion de « légitimité », ce n’est évidemment pas cautionner l’idée d’une « histoire officielle ». Il s’agit simplement ici de récuser les récits fantaisistes ou ouvertement révisionnistes. Pour le reste, la plus grande liberté est de mise, pour les chercheurs, pour les politiques, pour les enseignants, pour les citoyens… Cette approche ne peut conduire à terme qu’à un entrelacement de récits, constitutif d’un « imaginaire polyphonique », à savoir un imaginaire historique complexe. Comme a coutume de le rappeler Edgar Morin, théoricien et promoteur de la pensée complexe, complexus signifie en latin « ce qui est tissé ensemble ». Aussi, l’« imaginaire historique complexe » apparaît comme l’une des conditions du vivre ensemble. Pour en revenir à la Corse, cet imaginaire polyphonique fera naturellement une place aux multiples interprétations historiques possibles et aux diverses mémoires présentes. Nous sommes ici aux antipodes d’un « roman national » que certaines autorités d’État nous soupçonnent de vouloir alimenter22 – ce qu’elles ont fait elles-mêmes, de façon outrancière, durant des décennies et encore récemment23 ! Privilégier cette approche complexe ce n’est pas seulement accepter de faire dialoguer les interprétations historiques pro-française et nationale corse, mais également de constater et de valoriser la rémanence d’une mémoire génoise, notamment à Bunifaziu ou à Bastia24, d’une mémoire grecque à Carghjese25 et parfois même d’une mémoire matriste26 au sein de certaines familles insulaires…

21. Le célèbre manuel d’Ernest Lavisse, emblématique de l’enseignement de l’histoire sous la IIIe République. 22. « …une série d’actes emblématiques, qui témoignent, croit deviner un membre de la préfectorale, d’une obsession politique : “Ecrire le roman national de la Corse” », Rapporté par Antoine Albertini et Ariane Chemin, Le Monde, 23 novembre 2017. 23. Parmi maints exemples, nous citerons le résumé de l’histoire de l’île présent sur le site de la préfecture de Corse jusqu’en avril 2018, lequel comportait nombre de passages pouvant être qualifiés de révisionnistes. Ainsi, dès l’introduction, on peut lire les lignes suivantes extraites de l’Histoire de la Corse de F. Girolami-Cortona publiée en 1906 : « Tous les peuples l’ont convoitée. Fière, elle a résisté avec héroïsme à tous. Enfin est venu le beau Français qui l’a prise de force, et, comme la Sabine elle a fini par aimer passionnément son ravisseur. » Suite au dépôt d’une motion devant l’Assemblée de Corse et réalisant sans doute que l’on n’était plus là dans le roman mais dans la farce, le préfet faisait retirer cette rubrique historique du site officiel le jour même de l’examen de la motion (n° 2018 / 01/015, 26 et 27 avril 2018). 24. En 2016, au musée de Bastia, l’exposition temporaire « Corsica genovese » a permis de revisiter la thématique à travers une remise en cause de certains stéréotypes, démarche exemplaire en termes d’approche historique complexe. (Commissariat : Antoine-Marie Graziani et Sylvain Gregori). 25. Sur les relations entre Grecs et insurgés corses au XVIIIe siècle, voir notamment : R. Comnène Stefanopoli, Une colonie grecque en Corse, Imprimerie Allier frères, Grenoble, 1918. 26. À propos d’« Apparizioni », poésie de l’auteur Vittoriu Gianviti (1871-1942), descendant des de Matra, Jean-Marie Arrighi évoque une « certaine permanence » du courant matriste. (Article « Matra Mario Emmanuelle », Dictionnaire historique de la Corse, sous la direction d’Antoine Laurent Serpentini, Albiana, Aiacciu, 2006, p. 615). Aujourd’hui même, à défaut de constituer un « courant », certains descendants de l’ennemi de Paoli entretiennent sa mémoire, ce que nous avons eu nous-même l’occasion de constater.


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Recherche et action publique

Avoir distingué comme nous venons de le faire ce qui relève de la recherche scientifique (histoire, anthropologie, science politique…) et ce qui ressortit à l’action publique (travail de mémoire notamment) n’interdit à quiconque de pratiquer à la fois les deux démarches, si, bien entendu, les orientations méthodologiques et épistémologiques sont clairement affirmées. Il arrive que des scientifiques interviennent délibérément dans le débat politique, y compris dans un contexte électoral27. Par ailleurs, certains chercheurs accèdent parfois à des responsabilités publiques, ce qui est notre cas. Dès nos travaux de thèse, nous avions assumé cette position : Il nous a semblé qu’une réflexion de fond sur la société corse serait peut-être de nature à améliorer la qualité de notre propre contribution, celle que nous tentons d’apporter dans le cadre de nos activités électives. Cette réflexion constitue donc clairement une démarche de recherche appliquée, dont l’objectif est de dévoiler des éléments utiles à l’action publique : il s’agit d’accéder à l’intelligence des mécanismes à l’œuvre au sein de la société corse en vue d’agir sur ces derniers28.

C’est le même sillon que nous avons creusé depuis, à travers les textes que nous présentons ici. L’approche demeure résolument transdisciplinaire, associant droit, sociolittérature et histoire des idées. Une contribution au républicanisme du XXIe siècle ?

Dans un ouvrage majeur sobrement intitulé Républicanisme, Maurizio Viroli, s’interrogeant sur ce que pourrait être le républicanisme européen de demain, distingue conceptions politiques et idéologies : Les premières sont des idées politiques et sociales (fruit d’une interprétation historique et de passions plus que d’un calcul politique) qui indiquent la possible identité future d’un peuple fondée sur une interprétation particulière de son passé, sans aucune prétention de contenir la vérité. Les secondes sont des doctrines compréhensives, parfois systématiques, qui proclament avoir la vérité de leur côté. Quand ils sont proposés de manière juste et accompagnés par des choix cohérents, les projets politiques ont une importance non négligeable pour l’action politique29.

Ces quelques lignes résument parfaitement l’esprit et le sens de la démarche de recherche appliquée à l’action publique au profit de laquelle il convient, selon nous, d’œuvrer : éloigné de toute préoccupation de nature idéologique, proposer 27. Dans l’entretien précédemment cité, Patrick Boucheron reconnait que « dès l’origine », il était prévu que son Histoire mondiale de la France soit publiée en janvier 2017, « c’est-à-dire quelques mois avant l’élection présidentielle. » (Art. cit., p. 51). 28. Jean-Guy Talamoni, Littérature et politique en Corse… op cit. p.11. 29. Maurizio Viroli : Républicanisme, trad. Christopher Hamel, Éditions Le bord de l’eau, Lormont, 2011, p. 111.


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une interprétation historique susceptible de maintenir la société considérée dans sa cohésion, à travers la cristallisation d’un système de valeurs imprégnant l’imaginaire commun. Puis, sous le contrôle citoyen et l’arbitrage du suffrage universel, en tirer les conséquences en termes d’action politique, à travers un projet fait de choix cohérents. Dans cette perspective, le républicanisme corse, fruit de notre histoire commune et ciment des institutions d’hier, demeure assurément une ressource pour bâtir celles de demain.


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