Romain Colonna
Pour une reconnaissance politique des langues Le corse et la cooďŹƒcialitĂŠ 50 arguments
Romain Colonna
Pour une reconnaissance politique des langues Le corse et la cooďŹƒcialitĂŠ. 50 arguments
Introduction On parle de nouveau de langue corse dans ce livre, mais sous l’angle unique de la « coofficialité » ! Ces dernières années et encore davantage depuis la mandature de Paul Giacobbi à la tête de l’exécutif territorial de Corse, nous avons beaucoup parlé de la langue corse et notamment de coofficialité. Ces discussions ont connu leur apogée tout d’abord le 17 mai 2013 avec un vote à l’Assemblée de Corse qualifié par les médias insulaires d’« historique ». Elles se sont poursuivies avec une force sans précédent consécutivement à la victoire des nationalistes corses à la tête de l’Assemblée de Corse en décembre 2015 et encore plus avec leur victoire réitérée de décembre 2017 avec cette fois une majorité absolue de plus de 56 % issue des urnes. Aussi, pas un jour, notamment depuis le mois de décembre 2017 et janvier 2018 sans qu’un média continental, français ou européen, ne pose la question de la coofficialité. Pas un jour sans que les responsables nationalistes ne soient sommés de répondre quant à l’une de leurs revendications principales. Pas une rencontre ministérielle non plus sans que ne soit évoquée la question avec continuellement la même réponse gouvernementale : « non à la coofficialité ». Avant et consécutivement au vote de 2013 et à la victoire politique des nationalistes, nous avons tout entendu, avec des arguments en faveur, d’autres contre, 11
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exposés parfois avec rage ou passion, comme souvent lorsqu’il s’agit de la langue corse. Il y en a pour tous les goûts. Chacun dit la sienne et il est heureux qu’il en soit ainsi. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de quelque chose d’aussi sensible et politique que la langue corse, qui plus est lorsqu’il s’agit du trait définitoire de l’identité insulaire (d’autant plus dans le cadre linguistique lui-même sensible imposé par la France, avec une langue comme le corse minorisée et dominée), le problème est que le discours s’éloigne très vite de la raison scientifique et de la parole réfléchie et sensée. Il ne s’agit pas pour nous de prétendre ici à un droit supplémentaire ou à une légitimité de plus par rapport à ce discours répandu ces derniers temps autour de la coofficialité mais simplement, de restituer quelques éléments du débat en faveur d’un statut de coofficialité pour le corse. Notre domaine professionnel, maître de conférences à l’université de Corse dans le champ précis de la langue corse et des politiques linguistiques, nous conduit à proposer de manière modeste mais déterminée ces quelques réflexions. Nous avons choisi afin de participer au débat, une formule assez simple : proposer au lecteur des messages très courts qui ont tous pour intention de susciter discussions et échanges. Au départ, il s’agissait de tweets postés sur Internet sur mon compte twitter @Romain_Colonna. Puis, j’ai décidé d’en réunir quelques-uns et d’en faire, lorsque leur nombre était suffisant, une chaîne d’idées complémentaires. Cet ouvrage a tout d’abord été publié en langue corse en 2015. Nous proposons aujourd’hui une traduction en français pour au moins deux raisons. La première a été évoquée précédemment : en effet la donne politique de ces derniers mois en Corse a considérablement focalisé l’attention, notamment médiatique, sur le concept de « coofficialité », souvent à tort et à travers et sans que l’on puisse y voir toujours un discours sérieux et éclairé. Cette raison justifie pleinement selon nous que l’on revienne 12
Introduction
constamment au principe du débat et donc à la diffusion de réflexions et d’idées davantage développées. La seconde raison ressortit à la nature de la diffusion initiale : un essai en langue corse. La chose n’est pas commune, assurément. Et elle relève d’un choix parfaitement assumé, d’aucuns le qualifieraient de militant, qui ambitionne de participer au renforcement de la fonction communicative de la langue corse de sorte qu’elle ne soit pas perçue uniquement comme une langue-drapeau servant à marquer avec ostentation l’identité du lieu. Une langue c’est également un moyen de communication ! Devonsnous le rappeler ? Transgressons-nous ce principe qui présidait à l’écriture de la première édition de cet ouvrage ? Nous ne le pensons pas dans la mesure où nous avons laissé durant près de trois ans sa vie langagière et sociale au livre dans sa version en langue corse et que la traduction en français ici proposée ne fait donc pas concurrence à la première édition. Si en contexte de minoration et de domination permanentes, nous sommes dubitatif, voire opposé au bilinguisme simultané qui ne fait que renforcer a priori la langue dominante et dessert la fonction communicative de la langue dominée, il s’agit ici en revanche d’une traduction a posteriori, dans le cadre d’un élargissement de la diffusion au regard de la portée sociale de l’espace francophone. Il ne s’agit donc pas de concurrence mais de complémentarité selon une temporalité différente qui laisse à chacune des langues son espace et son autonomie langagière. S’agissant du contenu de l’ouvrage, chaque message figurant en tête de page, a été maintenu dans sa version tweet (pas plus de 140 signes1), et a été ensuite développé, contextualisé et précisé. Nous en avons retenu cinquante qui, selon nous, permettent de faire le tour, aussi modeste soit-il, de la question de la coofficialité. Assurément, d’autres chapitres auraient pu 1. La traduction en français des tweets à l’origine en corse, dépasse parfois les 140 signes. En outre, depuis la publication de la première édition de cet ouvrage en 2015 et depuis la parution des tweets mentionnés, le réseau social Tweeter a doublé la capacité des messages avec désormais 280 signes.
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figurer dans la mesure où la question de la langue change et évolue autant que la société change et évolue, autrement dit : en permanence. Dans chaque message en tête de page, figure le mot « coofficialité », soit pour être expliqué et contextualisé, soit en contrepoids d’une idée fausse ou d’une contre-vérité généralement répandue çà et là. Dans ce livre, l’approche est plurielle. Le lecteur y trouvera des arguments aussi bien philosophiques qu’économiques, relatifs au droit ou à l’éthique, des arguments politiques, professionnels, sociolinguistiques, religieux, internationaux ou plus territorialisés, etc… organisés à travers six parties : I. Arguments sociaux et quantitatifs II. Arguments économiques et professionnels III. Arguments liés à l’identité et aux (mauvaises) représentations de la langue IV. Arguments liés à la philosophie de la politique linguistique V. Arguments juridiques et (il) légaux VI. Arguments liés aux institutions et aux politiques linguistiques Avec un dernier argument qui vient clore le livre. Évidemment, chaque chapitre pourrait passer d’une partie à l’autre sans trop de difficulté car tout en traitant d’une thématique précise à chaque fois, les arguments présentés n’en restent pas moins le résultat d’un ensemble social. Aussi, aborder la langue comme un objet socialement construit, impose de solliciter la société dans son ensemble ou du moins à travers une approche plurielle. Chaque chapitre est conçu de manière autonome et peut être lu par conséquent de manière distincte, même si tous les chapitres 14
Introduction
composent bien évidemment un ensemble. La numérotation tente de suivre un développement logique. Néanmoins, le lecteur pourra aisément parcourir tel ou tel numéro sans avoir précisément en tête les chapitres précédents. Cet ouvrage se veut (très) vulgarisateur, sans perdre de vue une ambition scientifique. Même si son ton est parfois moqueur, ludique, engagé voire légèrement relâché quelques fois (ce que la traduction du corse au français souvent ici accentue), il est pour autant continuellement animé par le désir d’une démarche scientifique, qui sans interdire l’opinion ou l’intuition, doit conduire sans relâche vers l’argumentation, le respect et l’honnêteté intellectuelle. Je veux donc ici assumer une forme d’application-implication. L’application est ce qui guide notre démarche scientifique et qui nous éloigne de la tentation de substituer à l’idéologie linguistique dominante une autre idéologie, celle du dominé, afin de demeurer dans la réalité des faits, c’est-à-dire dans la réalité du conflit plus ou moins occulté. L’implication c’est le fait que le scientifique qui travaille sur la domination linguistique ne peut selon nous que dénoncer cette domination et les déséquilibres historiques, sociaux et politiques qui la structurent, et en désirer conjointement la fin et éventuellement participer à modifier les représentations autour des langues et de l’espace langagier. Ainsi, il nous revient d’assumer ce côté engagé du sociolinguiste, en prenant le risque de réduire la frontière qui sépare la science de la politique. Évidemment, « politique », ici, est à considérer dans son sens le plus noble et large. Dès lors, cette frontière apparaîtra encore davantage ténue tant la langue et le fait de parler ne sont que le résultat d’interactions sociales. Et la fonction du politique, au sens large, est bien de réguler les interactions sociales. Par conséquent, le scientifique qui s’intéresse aux interactions sociales, quand bien même s’agit-il d’interactions ayant trait aux langues, fait en quelque sorte de la politique. 15
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Que ce livre soit considéré comme tel, comme un objet politique, tant mieux ! Car les langues ne sont que cela : des objets politiques. Considérer ce livre ainsi est une manière d’admettre le caractère résolument social des langues. Vous trouverez tout au long de ces pages1 un argumentaire en faveur d’un statut de coofficialité. Nous l’avons souhaité simple et accessible, avec l’espoir tenace qu’il puisse accompagner, fût-ce modestement, les débats et convaincre ceux qui n’ont pas encore compris que l’avenir de la langue corse, comme langue sociale, socialement utile, transmise, comme langue d’identités, comme source de créations… a besoin d’outils adaptés. Selon nous, le plus nécessaire et le plus probatoire d’entre eux demeure aujourd’hui la coofficialité. Romain Colonna Aiacciu, Septembre 20182
1. J’en profite pour remercier chaleureusement Paul Desanti pour sa relecture attentive de la version française et pour ses précieux conseils de traduction. 2. Septembre 2015 pour l’édition en langue corse.
Partie I
Arguments sociaux et quantitatifs
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« 1915 = 85 % de transmission intergénérationnelle pour le corse 2015 = 2 % de transmission intergénérationnelle pour le corse #ToutVaBien #Coofficialité »
Deux chiffres qui illustrent bien la situation, le second étant terrible ! Chiffres qui tous deux plaident en faveur de la coofficialité, n’est-ce pas ? Le premier est extrait d’une étude1 qui révèle le dynamisme au début du XXe siècle dans la transmission du corse d’une génération à l’autre, autrement dit des parents (mais pas seulement les parents) à l’adresse des enfants et des nouveau-nés. On ajoutera que dans un tel bain linguistique, pour les 15 % qui ne recevaient pas la langue selon une transmission directe, la société se chargeait de combler cette lacune et la transmission et l’intégration linguistiques étaient tout de même assurées. Le second chiffre est extrait d’une enquête réalisée par le service langue corse de la Collectivité territoriale de Corse2 datant de 20133. Il met en relief la perte presque totale de 1. Deprez Christine, Filhon Alexandra & Heran François, (2002), « La dynamique des langues en France au fil du XXe siècle », in Population et Société, Bulletin mensuel d’information de l’institut national d’études démographiques, n° 376, février. 2. Depuis le 1er janvier 2018, il s’agit de la Collectivité de Corse, consécutivement à la disparition de la Collectivité territoriale de Corse et des deux Départements de Corse au profit d’une collectivité unie. À partir d’ici, également « CTC ». 3. Collectivité territoriale de Corse, (2013), Inchiesta sociolinguistica nant’a a lingua corsa : cumpetenze, usi è riprisentazione / Enquête sociolinguistique sur la langue corse :
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transmission familiale. L’enquête évoque quant à elle un « effondrement ». Nous pouvons ajouter que l’Unesco (et pas seulement l’Unesco) retient la « transmission intergénérationnelle » (entre autres) comme l’un des principaux critères afin d’évaluer la vitalité d’une langue… Nous pouvons supposer qu’une mesure de coofficialité pourrait aider à revivifier la transmission intergénérationnelle.
compétences, usages et représentations, version bilingue [en ligne].
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Arguments sociaux et quantitatifs
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« Parler c’est naturel. Parler telle ou telle langue ce n’est en rien naturel ! La langue est une construction sociale. La coofficialité = construire »
On oublie trop rapidement que ce qui est naturel chez l’homme est sa capacité à parler, autrement dit à produire des sons articulés qui font sens. En revanche, le fait de parler telle ou telle langue n’est en rien naturel ni spontané. C’est le résultat d’une construction historique, sociale et politique, plus ou moins visible selon les contextes. C’est-à-dire que l’usage de telle ou telle langue est contraint par un contexte social. Le fait même, par exemple, que les parents parlent telle langue à leurs enfants, n’est pas naturel. Ou bien, autre exemple, le fait d’aller acheter une baguette de pain et de s’adresser au boulanger en français, n’est pas naturel non plus. C’est la conséquence d’un contexte social. L’intercompréhension est également le résultat d’un contexte social. Et plus le fait de parler telle langue dans tel contexte semble naturel aux gens et plus le contexte social, en fait, contraint cet usage. En d’autres termes, quand les parents parlent en anglais à leurs enfants en Angleterre ou italien en Italie, cela suppose un contexte social (une construction sociale) principalement articulé autour de l’anglais en Angleterre ou de l’italien en Italie. Mais répétons-le, ce n’est en rien naturel. Le contexte social est si puissant qu’on en oublie justement les contraintes qui prédéterminent le fait de parler telle ou telle langue. 21
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Prenons un autre exemple simple : en Corse au début du XXe siècle, presque la totalité de la population parlait corse et non pas français. Aujourd’hui il n’y a même plus un corsophone ou un Corse qui ne soit en même temps francophone. Le français est devenu la langue majoritaire en Corse. Ce n’est pas le fruit du hasard ou quelque chose tombée du ciel. Par conséquent, on peut dire que la coofficialité est, elle aussi, une construction sociale et politique articulée autour du plurilinguisme. C’est une manière d’intervenir sur la langue, car le besoin d’intervenir est pressant.
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Arguments sociaux et quantitatifs
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« Environ 200 États et 5000 langues dans le monde : le plurilinguisme, c’est la norme ! #Coofficialité »
On ne sait pas exactement combien il y a de langues dans le monde et ce pour des raisons politiques et de reconnaissance évidentes car les données diffèrent très fortement d’un acteur à l’autre en fonction des classifications retenues (scientifiques, États, institutions, peuples, etc…). Néanmoins, nous pouvons considérer sans trop de risques, qu’il y a environ 5000 langues pour environ 200 États dans le monde. Ces chiffres traduisent le caractère hautement plurilingue de notre planète ! Plus près de nous, l’Union européenne fonctionne avec un système institutionnel unique au monde avec 24 langues officielles (uniquement les langues officielles dans les États membres !) et 552 combinaisons possibles de traductions. Chaque langue peut être traduite dans les 23 langues restantes. Ces deux exemples illustrent surtout une chose : notre quotidien, qu’il soit informel ou institutionnel, est avant tout plurilingue. Dans un tel contexte, l’État français doit évoluer et abandonner son idéologie du monolinguisme.
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« 2050 = 750 millions de francophones dans le monde. La coofficialité pour 300 000 locuteurs ne devrait pas trop menacer le français, non ? »
Les études statistiques et démographiques qui s’intéressent à la francophonie, nous révèlent que le français pourrait être parlé par environ 750 millions de personnes dans le monde d’ici 2050. Ce qui en ferait une des langues les plus parlées au monde. Dès lors, envisager un droit et une reconnaissance sur un petit territoire tel que la Corse, qui est liée quoi qu’il advienne à la langue française, est-ce mettre en danger l’avenir de la francophonie et du français ? Non, bien évidemment ! Le refus est bien d’ordre idéologique et non pour des raisons numériques. D’ailleurs, plusieurs pays de la francophonie possèdent d’autres langues officielles sur leur territoire et cela n’empêche pas le développement du français et sa prépondérance par exemple comme langue de scolarisation. Nous ne possédons pas de statistiques concernant le corse sur la longue durée mais si nous nous appuyons sur l’évolution au cours du siècle passé, autrement dit, une rupture radicale de la transmission (actuellement = 2 %), on peut dire qu’aujourd’hui « les choses sont en français »1 ! 1. Note pour la présente édition : traduction de l’expression idiomatique corse « L’affari sò in francese » qui signifie que les choses sont sérieuses voire préoccupantes. Le texte original jouait bien évidemment sur la double interprétation possible de l’expression dont la traduction en français ne rend pas compte.
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Arguments sociaux et quantitatifs
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« La coofficialité n’est pas synonyme de bilinguisme ! En revanche, aujourd’hui, afin de parvenir à un bilinguisme social, on a besoin de la coofficialité »
Chaque fois que l’on rencontre un détracteur de la coofficialité, celui dit déclare aussitôt, comme pour s’ôter toute culpabilité, qu’il est favorable au bilinguisme. Plusieurs acteurs politiques ont tenu ce type de discours ces dernières années en Corse dans le cadre du débat sur la coofficialité. Le bilinguisme, c’est quoi ? Selon le sens commun, on suppose que l’individu est capable de parler deux langues quelle que soit la situation. En réalité, ce n’est pas si simple. Nous devons introduire une nuance entre un bilinguisme que nous pouvons qualifier d’individuel et un autre de social. En d’autres termes, concernant le bilinguisme individuel, c’est l’individu qui possède la compétence technique de passer d’une langue à l’autre. Concernant le bilinguisme social, celui-ci engage la société, ses institutions, l’espace public, familial etc… qui seraient donc des espaces bilingues fonctionnant avec les deux langues. Par conséquent, on peut avoir des individus bilingues et une société monolingue ou quasiment monolingue (cela fonctionne aussi en sens inverse). Cependant, pour obtenir une société bilingue, il faut intervenir fortement sur l’espace public et cela s’appelle la coofficialité, en donnant des devoirs aux institutions et des droits aux locuteurs.
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Pour une reconnaissance politique des langues
Parfois, nous voyons des individus, suite à une volonté militante et personnelle ou suite à une histoire familiale spécifique, faire l’acquisition technique de la langue corse mais qui demeurent dans une société publique plus ou moins monolingue. Déclarer être en faveur du bilinguisme mais contre la coofficialité est stupide. C’est un faux argument, bancal, ne servant qu’à tromper les gens.
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Arguments sociaux et quantitatifs
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« Sans un cadre légal, c’est-à-dire sans la coofficialité, la langue corse ne pourra pas vivre, se développer, s’accroître, s’adapter, se transmettre ! »
Croire que les langues peuvent s’autogérer est une erreur fondamentale ! Tout d’abord, les langues en elles-mêmes n’existent pas : il n’y a que des pratiques sociales. Autrement dit, le développement d’une langue, son accroissement, sa capacité à s’adapter et sa transmission, sont conditionnés par la société, par les règles sociales et par les locuteurs mais non par la langue en elle-même. Dans le contexte qui est le nôtre, où la loi s’impose dans tous les champs sociaux, comment penser laisser hors-la-loi la langue corse et penser conjointement qu’elle pourra s’épanouir de la sorte. Même si la loi ne fait certes pas tout, elle autorise néanmoins la pratique quel que soit le contexte social qui entoure cette pratique. Dès lors la pratique et le locuteur peuvent être confortés par la loi et ce dernier peut faire valoir son droit. Enfin, la loi modifierait fortement a priori le système des représentations négatives qui peuvent exister en contexte de minoration linguistique avec une langue « légale » et une « illégale ».
Partie II
Arguments ĂŠconomiques et professionnels
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« Les opposants au plurilinguisme dénoncent son coût mais se sont-ils interrogés ne serait-ce qu’une fois sur le coût du monolinguisme ? #Coofficialité »
Un des arguments qui revient toujours en force chez ceux qui militent contre la coofficialité ou le plurilinguisme est son prétendu coût. Ces derniers déclarent « Ça coûte cher ». En période de crise économique, l’argument tombe à point nommé. Et pourtant, cela aussi peut être remis en cause de plusieurs manières. Sans ordre hiérarchique : 1. En rappelant (ce qui n’est jamais fait ou presque jamais) qu’une politique de monolinguisme coûte cher également. En effet, cela coûte cher de former, d’imposer, de contraindre… les individus au profit d’une seule langue. 2. Le plurilinguisme ouvre des espaces économiques sur de nouveaux marchés, marchés internes ou externes. 3. Des études scientifiques révèlent, par exemple, que la politique de revitalisation en Catalogne du Sud n’est pas exorbitante comparativement à d’autres budgets qui concernent la culture ou la langue en France1. 1. Burban Chrystelle, (2013), « Une politique linguistique est-elle un luxe ? L’exemple de la Catalogne », in Carmen Alén Garabato (éd.), Gestion des minorités linguistiques dans
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4. La culture peut rapporter beaucoup à l’économie d’un territoire (si elle est bien gérée). C’est un domaine créateur d’emplois et de richesses, parfois bien plus que d’autres industries. 5. Il est plus facile de mesurer le coût d’investissement que le bénéfice dans le cadre d’une politique linguistique. Par conséquent, dans la représentation collective, une politique linguistique coûte toujours sans jamais rien rapporter. 6. La langue dominée (le corse) est de manière permanente en concurrence avec la langue dominante (le français) qui, quant à elle, a une valeur économique bien plus importante et attractive. Dès lors, d’une certaine manière, une politique de revitalisation d’une langue dominée ne peut être que « déficitaire » si elle est comparée ainsi au français. 7. La langue historique et l’identité d’un peuple n’ont pas de prix et penser les choses uniquement en termes économiques est une grossière erreur pour ce qui concerne l’organisation générale du monde et de nos sociétés…
l’Europe du
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e
siècle, Limoges, Lambert-Lucas, p. 279-290.
Arguments économiques et professionnels
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« L’avenir du corse sera assuré lorsqu’il sera associé à des intérêts qui vont au-delà de l’identité : intérêts économiques, professionnels, etc. #Coofficialité »
Nous abordons sans doute ici l’un des points principaux d’une politique de revitalisation linguistique articulée autour d’un statut de coofficialité et sans doute également un des points les plus simples à comprendre. Actuellement, l’avenir d’une langue comme le corse ne peut être assuré uniquement en étant associé à un aspect identitaire, fût-il important. Nous savons et nous constatons que l’aspect identitaire ne permet pas à lui seul de s’opposer à la perte générale de la langue, ni de pallier la rupture de la transmission entre les générations ou de maintenir la langue à un niveau collectif. À l’avenir, il faudra adosser la pratique du corse également à des aspects économiques, professionnels et sociaux de manière large. On a beaucoup parlé en Corse d’un point de vue revendicatif de « corsisation des emplois », c’est-à-dire, à compétences égales, donner la priorité à l’embauche à des Corses. Mais on pourrait parler également de « corsophonisation des emplois ». 33
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Autrement dit, afin d’être employé, il faudrait témoigner d’une compétence de corsophonie. On peut dire, en plaisantant (mais à peine), qu’il suffirait d’informer les gens qu’ils gagneraient 300 € supplémentaires à la fin du mois s’ils se mettaient à parler corse, pour faire que tout le monde parle corse en six mois. Cette plaisanterie, ainsi dite, a pour ambition de faire comprendre que le fait de parler telle ou telle langue relève d’une construction sociale motivée par des intérêts qui vont bien au-delà du seul rapport identitaire que nous avons avec une langue. De la même manière, s’il fallait à l’avenir, afin de faire carrière en Corse, utiliser la langue corse, les gens se mettraient davantage à employer le corse. Le Plan Lingua 2020 voté en 2015 par la CTC1 prévoit par exemple qu’il n’y ait à terme qu’un seul concours (bilingue) de l’enseignement du premier degré pour les professeurs des écoles. Dès lors, avec une telle mesure, on constaterait un accroissement des compétences en langue corse chez tous les futurs instituteurs. Répétons-le encore une fois, ce type de mesures ne peut s’envisager qu’à moyen et long terme et cela suppose des moyens de formation pour tous les usagers. En parallèle à cela, le lien identitaire doit demeurer un lien privilégié. Prenons le cas de l’esperanto afin d’illustrer cette idée. Cette langue ne s’est pas implantée parce qu’elle n’était associée à aucun aspect social, communautaire, territorial et identitaire. La coofficialité doit permettre la mise en lien de la langue avec tous les champs sociaux. Tous, réellement ? Oui, tous !
1. Depuis le 1er janvier 2018, il s’agit de la Collectivité de Corse, consécutivement à la disparition de la Collectivité territoriale de Corse et des deux Départements de Corse au profit d’une collectivité unie.
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Arguments économiques et professionnels
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« Désirer un corsophone pour un emploi, c’est désirer une compétence et non pas un Corse #Coofficialité »
En mai 2008, une entreprise insulaire voulut faire passer à l’Anpe1 locale de Portivechju, une annonce pour une embauche avec, entre autres, la mention d’une maîtrise de la langue corse souhaitée. L’Anpe refusa de publier l’annonce en affirmant que cela pourrait être discriminatoire pour les non Corses. Est ainsi mis en place un argument ethnique. Ce fait traduit une incongruité majeure : il suppose en effet que ne peuvent parler corse que les seuls Corses. Bien au contraire, le fait d’associer économie et langue peut engendrer la croissance généralisée des compétences en langue pour les Corses ou les non Corses : pour les locuteurs. Évidemment, ce n’est pas la publication isolée d’une annonce comportant la mention « maîtrise de langue corse désirée » qui va favoriser l’accroissement global et favoriser beaucoup de vocations. Cependant, en procédant de la sorte et de manière paradoxale, l’Anpe, au nom d’une lutte contre le caractère ethnique et minoritaire ne fait que renforcer… le caractère ethnique et minoritaire de la langue, en l’enfermant dans le domaine tout à fait privé, celui des seuls Corses. C’est ce que j’appellerai « le paradoxe de l’ethnicité » et de la minoration. Nous pouvons l’illustrer d’une manière différente :
1. Agence nationale pour l’emploi qui est devenue depuis « Pôle emploi ».
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cela reviendrait à refuser l’accès à l’emploi à un chômeur au prétexte qu’il est… chômeur. Demander la maîtrise de la langue corse pour un emploi, ce n’est pas demander un Corse mais c’est demander une compétence en corse. Ce qui fonctionne pour l’anglais par exemple doit pouvoir fonctionner pour le corse en Corse. Enfin, on mentionnera également le fait que sans un cadre législatif, de type coofficialité, l’entreprise n’a donc pas eu le droit de faire publier son annonce d’embauche : une liberté individuelle (pour le chef d’entreprise) et collective (pour les gens désireux de candidater) encore une fois contrainte…