Corse, l'option démocratique

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Sampiero Sanguinetti

Corse, L’option démocratique



Sampiero Sanguinetti

Corse L’option démocratique



Introduction Dès 2015, les nationalistes avaient obtenu une majorité relative lors des élections territoriale. Mais ce sont les années 2017 et 2018 qui marquent, en Corse, véritablement le temps d’une grande mutation et d’une grande incertitude. Nul ne sait ce que l’avenir réserve, mais il est certain que les codes traditionnels de décryptage de la réalité ont été modifiés. Après l’élection, en juin 2017, de trois députés « nationalistes », puis la victoire très nette de ces mêmes « nationalistes » aux élections territoriales de décembre, les données du jeu politique paraissent durablement chamboulées. Non pas seulement parce qu’une nouvelle majorité est arrivée « aux affaires », ce serait trop simple. Bien sûr, l’élimination des deux clans qui alternaient au pouvoir depuis des décennies et la victoire d’une nouvelle famille de pensée, sont des évènements majeurs en eux-mêmes. Mais il pourrait ne s’agir que du jeu normal de la démocratie. Or ces résultats ouvrent un champ de questionnement beaucoup plus complexe que celui d’un choix nouveau de société. La nature de la nouvelle majorité élue heurte l’esprit et la lettre des institutions françaises. Le message n’est donc pas seulement celui d’un simple désir de changement politique, le message est celui d’une volonté de changement des règles du jeu. Le paradoxe, c’est que l’électorat en envoyant ce message n’en a probablement pas pris toute la mesure. Ce résultat était conforme à ce qui devenait prévisible. Cela s’est passé peut17


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être plus tôt que ce qu’on pouvait imaginer, mais cela n’était pas en contradiction avec ce qui se dessinait au fil du temps. Il y a bien sûr une infinité de manières de lire la succession des évènements qui se sont produits depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’une des manières de lire cette histoire nous permet d’identifier sept phases qui correspondent globalement à sept décennies. Dans les années 1950, une nouvelle forme de conscience politique a fait son apparition en Corse alors qu’elle était totalement absente du jeu avant guerre. C’est l’émergence d’un Parti Communiste. Il ne s’agissait pas de n’importe quel parti communiste, mais du Parti Communiste Français (PCF). Cet intitulé contient en creux l’explication des raisons pour lesquelles ces militants politiques ont omis de pousser à son terme l’analyse du décrochage très grave que connaissait l’île. Durant les années 1960, la prise de conscience de ce décrochage s’est jointe en Méditerranée à l’observation de deux autres phénomènes : le vaste mouvement de décolonisation en marche et la révolution du développement touristique. Dans les années 1970, le constat de la réalité que les partis traditionnels ont refusé de faire a été récupéré au nom du régionalisme, de l’autonomisme puis du nationalisme. La Corse a brutalement surgit à la Une des journaux du monde entier. Les années 1980 furent celles de la reconnaissance tardive par l’État d’une nécessaire décentralisation. Cela se traduisit par la mise en place d’un statut particulier et d’institutions qui ébranlèrent considérablement les fondements traditionnels de la politique dans l’île. Durant les années 1990, l’État décidait de réagir durement face à la stratégie de violence d’une partie de la mouvance nationaliste. Tous les moyens furent mis en œuvre pour détruire les organisations se revendiquant du nationalisme radical. C’est ainsi que chacun allait pouvoir faire, au cours des années 2000, un double constat : celui de l’échec consommé de la stratégie de violence, et celui de la persistance des idées et des thèmes portés depuis les années 1970, par les mouvements dits régionalistes, autonomistes, nationalistes et écologistes. Enfin, les années 2010 furent 18


Introduction

celles de la propagation des idées portées par les mouvements jusque-là considérés comme contestataires. Ce processus débouchait en 2017 sur la victoire des nationalistes aux élections législatives puis territoriales. La Corse paraissait avoir basculé dans une phase nouvelle de son histoire moderne. Cette bascule en réalité n’était pas complète. La Corse, comme beaucoup de régions dans le monde, n’a pas les moyens d’une rupture. Elle ne peut pas décider toute seule de son avenir et cela est plutôt de nature à rassurer une partie très importante de son électorat qui ne veut pas de la rupture. Il lui faut donc, pour achever son évolution, convaincre du bien fondé de cette évolution deux partenaires incontournables : le gouvernement français bien sûr et les instances européennes. Les questions posées par cette évolution sont éminemment complexes vues de France et encore inabordables vues de Bruxelles. Durant le processus d’évolution que j’ai décrit, deux conceptions se sont heurtées en France. Une position intransigeante et dure que je qualifierais, bien entendu, de jacobine et qui fut incarnée par deux personnalités plus caricaturales que les autres : Jean-Pierre Chevènement et Charles Pasqua. Et une position que nous pourrions qualifier, à l’inverse, de girondine et qui fut portée principalement par une personnalité : Michel Rocard. D’autres personnages de la plus haute importance ont joué, bien sûr, tout au long de cette histoire des rôles majeurs dans un sens ou dans l’autre : Valery Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, François Mitterrand, Gaston Defferre, Lionel Jospin, Pierre Joxe… Mais leurs choix paraissaient plus dictés par des formes de pragmatisme que par des convictions définitives. Au fil du temps, on a pu croire que la position de Michel Rocard devait l’emporter. La volonté, exprimée par ce dernier, de voir ses cendres déposées, après son décès, dans le petit cimetière de Monticello en Balagne confirmait symboliquement l’importance qu’il avait accordée à ce combat. Mais le combat était très loin d’être terminé.

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Les principes sur lesquels est fondée la République en France sont rigides et difficiles à dépasser. En 2017, un nouveau président de la République a été élu après une campagne électorale quelque peu surréaliste. Emmanuel Macron s’étant défini selon les « sensibilités auditives », soit comme « ni de droite ni de gauche », soit comme « et de droite et de gauche », nul ne savait comment ce positionnement allait réellement se traduire. S’agissait-il d’une forme renouvelée de la social-démocratie, ou ce positionnement était-il une manière gaullienne de se situer au-dessus des partis ? Très vite, les observateurs décelaient chez le nouveau président une volonté très gaullienne d’exister en politique étrangère, des choix franchement de droite libérale en politique intérieure, et une conception très jacobine de l’État. Cette combinaison allait avoir des conséquences importantes en Corse.


Un processus contrarié Compte tenu de la situation du pays et des enjeux internationaux, la question corse il faut bien le dire apparaissait alors comme une question très annexe. Or pourtant, le voyage que le nouveau président de la République effectuait en Corse au mois de février 2018, dix mois à peine après son élection, et trois mois après l’élection à l’assemblée de Corse d’une majorité nationaliste, était tout sauf anodin. Il est peu probable que l’opinion publique française ait compris ou entendu ce qui se jouait à ce moment-là. Mais, pour la Corse, le message délivré était lourd de sens. Emmanuel Macron, au mépris de la progression que j’ai décrite rapidement, vient en février 2018 annoncer dans l’île un retour massif de l’État. Il le fait en brandissant des symboles qui peuvent s’avérer dangereux. Ce message est en contradiction totale avec le vote récent d’une majorité des insulaires. Il est entendu comme blessant par une partie de la population. Il restaure par contre l’espoir des perdants de la dernière élection, conservateurs libéraux, milieux d’affaire, nostalgiques des clans, tous ceux que le centralisme français rassure traditionnellement, les anti nationalistes et anti autonomistes… Les nouveaux dirigeants de la collectivité de Corse, de leur côté, ont entendu que leur tâche serait considérablement compliquée, que les options qui sont les leurs ne seraient pas privilégiées et que l’État favoriserait

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résolument, sous l’autorité des préfets et avec toute l’attention des ministres, ses propres options. Emmanuel Macron ne se sent évidemment pas comptable de la situation qu’il trouve en Corse après son élection à la présidence de la République. Il a été, dans le passé, proche des idées de Jean-Pierre Chevènement. Il a découvert, alors même qu’il s’installait à l’Elysée, que la Corse envoyait trois députés nationalistes au parlement. Et il n’avait probablement pas d’autre solution que d’assister impuissant au naufrage des partis traditionnels quelques mois plus tard à l’occasion des élections territoriales. L’histoire de ce jeune président ne le préparait pas à affronter si vite une question aussi particulière. Il a été formé dans les moules à la fois de la république et du libéralisme. Les velléités d’autonomie d’une microscopique partie de la population française sur un territoire insulaire qu’André Malraux qualifiait de peu compréhensible, étaient pour le nouveau président illisibles. La Corse a, alors en France, une image suffisamment dégradée pour qu’on ne s’embarrasse pas de précaution. L’occasion est rêvée de se donner une image d’autorité à peu de frais. D’autant que plusieurs de ses conseillers lui ont probablement expliqué que ses prédécesseurs à la Présidence de la République, d’une part, et les différentes majorités qui se sont succédé à la tête de la région, d’autre part, étaient responsables de cette situation à force d’abandons, de reculades et de renoncements. L’une des toutes dernières parmi ces majorités, en particulier, dirigée par Paul Giacobbi, a multiplié les concessions faites aux nationalistes. Cette majorité a, par là même, rendu acceptables les idées nationalistes et rendue possible la victoire de leurs représentants aux élections. Il faut donc, dans l’idée du président de la république et de ses conseillers, inverser le mouvement.

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Un processus contrarié

Le voyage du président Macron en février 2018 Pour ce faire, Emmanuel Macron entend frapper fort. C’est ainsi qu’est née l’idée d’utiliser la commémoration des vingt ans de l’assassinat du préfet Erignac1 pour lancer une opération « reconquête de la Corse ». Le but est de redonner confiance à un électorat antinationaliste déboussolé et remobiliser cet électorat en vue de prochaines échéances électorales. La commémoration des vingt ans de l’assassinat du Préfet a eu lieu un peu plus de deux mois après l’élection de la nouvelle majorité nationaliste à l’assemblée de Corse. Le président de la République a fait le choix, lourd de sens, de ne pas dissocier la réponse qu’il entend apporter au message envoyé deux mois plus tôt par les électeurs et la commémoration des vingt ans de l’assassinat du Préfet. Il est venu accompagné de la veuve du Préfet et de l’ancien ministre de l’intérieur Jean-Pierre Chevènement pour, signifier trois choses. Premièrement, la blessure et l’affront infligés à la France et à sa Haute administration sont, à vingt ans de distance, restés aussi vifs. Rien n’est oublié, rien n’est cicatrisé et ce drame oblige à jamais la France. Deuxièmement, il prend acte du fait que les électeurs ont désigné des nationalistes pour les représenter au niveau local, mais ce ne sont que des « élus locaux ». L’esprit des institutions françaises veut que les véritables garants de l’avenir de la Corse au nom du peuple français et au nom de la République soient le Chef de l’État, la Haute Administration française et les Préfets. « Il n’y aura pas de réussite de la Corse si l’État n’y tient pas son rôle dans toutes se composantes ». Les Préfets ont toute sa confiance pour faire respecter en Corse la pleine et salutaire légitimité de l’État et pour conduire cette île sur les chemins d’un développement conforme aux intérêts et aux souhaits de la République. Il faut bien entendre tout ce que contient cette référence à « La République », car le concept de République est bien sûr 1.. Le préfet de la région Corse Claude Erignac a été assassiné par un commando nationaliste le 6 février 1998, devant le théâtre Kallisté à Ajaccio.

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au centre de la rhétorique. Troisièmement, les nouveaux élus locaux de l’île exprimant une défiance à l’égard de cet État, il ne leur sera fait aucun cadeau, et démonstration sera faite que le système ne peut pas fonctionner en l’absence de confiance réciproque entre les élus, l’État et l’administration. Pour ne pas paraître nier totalement le résultat des élections territoriales, il acceptera d’inscrire la Corse dans la constitution mais sans la dissocier des autres régions métropolitaines. « Ces autres régions, notamment les plus riches qui contribuent déjà pleinement à la solidarité nationale dans nombre de territoires de la République et notamment en Corse ». Par ailleurs il sera demandé aux ministres de s’intéresser activement à la Corse et de s’organiser pour programmer un roulement permanent de visites ministérielles dans l’île. Enfin l’État privilégiera le choix de femmes pour le représenter en Corse : une femme ministre, en charge de la Corse auprès du ministre de l’intérieur, une femme préfète de région, une femme rectrice d’académie, une femme pour commander la compagnie de gendarmerie départementale d’Ajaccio… Dans son idée, Emmanuel Macron n’applique pas à la Corse un régime particulier. Il réhabilite en Corse, comme ailleurs, l’esprit d’une République autoritaire et d’une France jacobine. Toute la politique de l’État appliquée sur le territoire français va dans le même sens. Alors que le candidat Macron s’était engagé, durant la campagne électorale, sur un « pacte girondin », le président Macron estime désormais que sans renier ses engagements de campagne, l’État ne peut s’engager dans une telle voie qu’à deux conditions : premièrement, de ne pas le faire sous la pression et, deuxièmement, de le faire en se réappropriant la totale initiative des décisions. Ces conditionnalités ont inquiété les différents représentants des régions. En avril 2018, quinze présidents de régions, de gauche comme de droite, manifestent leur désarroi. Ils signent un appel collectif : « Après plusieurs mois de discussions sans fin, tout laisse penser que l’État veut décider seul. Or cette politique recentralisatrice, sans précédent depuis 1982 et le vote des premières lois de décentralisation, ne peut réussir. » 24


Un processus contrarié

Pour les élus nationalistes en Corse, le coup est rude. Leurs opposants à l’assemblée de Corse ont, certes, subi un cuisant échec. Ces opposants sont relativement désorganisés et très divisés, mais les propos du Président de la République, les refus du gouvernement et l’attitude de l’État leurs donnent l’occasion de relever la tête. Les thèses, notamment défendues par la droite, paraissent en accord parfait avec la nouvelle doctrine étatique. Quant aux électeurs qui ont porté ces nationalistes au pouvoir et les militants qui les soutiennent, ils se prennent à douter. Que pourront faire leurs élus face à un État tout puissant si ce dernier non seulement refuse de les entendre mais mobilise ses moyens pour contrer systématiquement leurs propositions et leurs initiatives ? Les plus convaincus risquent de nourrir une mauvaise colère, et les plus fragiles risquent de glisser par pragmatisme vers les porteurs de la plus grande efficacité. Ces élus nationalistes, doivent donc impérativement imaginer une stratégie nouvelle.

Un cas d’école et un dilemme La Corse est une nouvelle fois un véritable cas d’école pour des étudiants en sciences politiques qui auraient à plancher sur le thème d’une « viabilité de la démocratie ». Une majorité d’électeurs a voté pour des candidats « nationalistes » qui se sont clairement engagés en faveur d’une autonomie avancée de la Corse et pour un développement économique dont l’esprit est exposé dans un Plan de Développement voté sous la précédente mandature. Mais l’État, qui considère sa propre légitimité supérieure à celle des élus locaux, est opposé à toute idée d’autonomie avancée. Quant aux plus puissants investisseurs insulaires, ils sont opposés de leur côté aux aspects les plus saillants du plan de développement économique sur lequel les élus nationalistes envisageaient de s’appuyer.

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Cette situation conduit à se poser une série de questions. Existet-il réellement une hiérarchie des légitimités entre les élus issus du suffrage universel dans la République ? L’expression par le peuple d’une volonté en démocratie peut-elle être considérée, d’une manière ou d’une autre, comme le résultat d’une erreur passagère de jugement ? Une population toute entière peutelle être considérée sinon comme responsable, au moins comme comptable d’un assassinat dont les coupables ont été arrêtés, emprisonnés et jugés ? Les logiques de l’économie libérale sont-elles définitivement supérieures aux utopies populaires et aux aspirations citoyennes ? Comment expliquer qu’un président, démocrate affiché, puisse paraître aussi peu soucieux de l’expression d’une population ? À quel moment ce mépris risque-t-il de se retourner contre lui ? L’attitude d’Emmanuel Macron en février 2018 conduit à ce questionnement. Y répondre, c’est revenir fondamentalement sur le sens que l’on donne à la démocratie, c’est s’interroger sur la notion de culpabilité collective, c’est observer ce qui se passe en Europe, c’est analyser ce qu’est la puissance des lobbies en système libéral…


Entre république et démocratie Il n’est théoriquement pas compliqué de poser en principe que les citoyens qui vivent dans un pays s’expriment au travers du suffrage universel. Le résultat du vote ainsi organisé peut avoir deux conséquences. Soit une question précise de type référendaire est posée aux citoyens, et la décision qui découlera du vote devra se conformer à ce que la majorité des inscrits aura choisi. Soit l’élection a pour but d’élire les représentants qui devront siéger dans une assemblée. Dans ce cas de figure, l’assemblée élue devrait approximativement refléter ce que représente chacune des familles de pensée dans l’électorat ou dans le peuple.

Les limites du système démocratique Certes, ce système est loin d’être parfait. Winston Churchill, avec réalisme, disait de la démocratie qu’elle était « le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres ». En d’autres termes, non pas le meilleur, mais le moins mauvais. Effectivement, ce n’est pas parce qu’une majorité de gens fait un choix que ce choix est obligatoirement le meilleur ou le plus juste. Disons que le choix confié à une majorité de personnes a plus de légitimité que le choix confié à une seule personne ou à un 27


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groupe très restreint de personnes. Deuxièmement, l’élection d’une assemblée de représentants a pour but de générer pour un temps la constitution d’une instance décisionnelle ou d’un gouvernement. Or, une société trop divisée risque fort d’accoucher d’une assemblée elle-même excessivement divisée, incapable de générer un groupe majoritaire, et incapable du même coup de prendre efficacement des décisions. Les juristes chargés de définir les règles du jeu décident donc souvent de contourner cet obstacle en offrant une sorte de prime au groupe de pensée que le scrutin place en tête par rapport aux autres. Cela privilégie une fois de plus l’idée de majorité. Il s’agira alors d’une majorité relative. Cette majorité ne détient pas plus la vérité qu’une majorité absolue, et sa légitimité est moindre. Mais rien n’est pire dans le gouvernement d’une société que l’incapacité de prendre des décisions. Ce système, quelles que soient ses imperfections, permet d’éviter la paralysie. Il existe par ailleurs une autre source d’imperfection dans l’organisation des institutions. Le système génère des échelons de représentation et de décision dits nationaux et des échelons dits régionaux ou même parfois locaux. Une forme de hiérarchie s’imposerait donc entre ces différents échelons, qui irait de la prééminence du national à la dépendance du régional ou du local. Or le système démocratique peut assez souvent déboucher sur des contradictions très fortes entre représentants nationaux et régionaux. Et ces contradictions peuvent rendre en partie illusoires, ou même parfois fictifs, les engagements pris par les candidats aux échelons inférieurs de l’appareil institutionnel.

Les Corses confrontés à ces limites C’est très précisément le cas de figure auquel les électeurs insulaires ont été confrontés en 2018. Ces électeurs se sont clairement prononcés en faveur de candidats qui préconisaient l’instauration d’une véritable autonomie de la Corse dans 28


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la République française. Les nouveaux élus ont donc très logiquement demandé, après leur élection, à ce que des négociations soient entamées en vue de chercher les modalités d’une satisfaction partielle ou totale de cette revendication. Les instances supérieures de l’État français leur ont opposé un refus assez ferme. Ce refus a été confirmé par le Président de la République lors de son voyage en Corse en février 2018. Il l’a fait dans des termes peu amènes, brandissant au préalable le souvenir de ce qui serait une faute originelle, l’assassinat du préfet Erignac vingt ans plus tôt, et réaffirmant les principes de fonctionnement d’une hiérarchie républicaine qui, du Président aux préfets de la République, aurait une sorte de prééminence sur les élus locaux et sur leurs engagements. Cette réponse était extrêmement grave et dangereuse dans une région où, pendant trois décennies, des mouvements clandestins avaient préconisé le recours à la violence en affirmant que la démocratie ne serait qu’un faux-semblant. Les acteurs qui avaient plaidé pour le respect des procédures démocratiques et pour l’abandon de la violence, pouvaient se sentir fragilisés quand les anciens militants, les plus radicaux, pouvaient ricaner.

La France « jacobo-monarco-bonapartiste » La vérité c’est qu’il existe en France depuis 1789 un débat sur le sens de la démocratie. Le régime démocratique n’a pas le même sens et ne peut pas fonctionner de la même manière selon qu’il s’inscrit dans le cadre d’une république girondine ou dans celui d’une république jacobine. La république girondine admettrait que les citoyens appartiennent à des territoires, qu’ils sont porteurs d’histoires, de coutumes et de cultures différentes, voire même d’une diversité de religions. Cette république aurait donc pour objet d’organiser l’entente et le fonctionnement de la vie citoyenne en tenant compte de cette diversité. La république jacobine affirme que les citoyens inscrivent leur existence dans une logique qui les dépasse et qui 29


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dépasse leurs petites appartenances. Une logique, un idéal, qui seraient supérieurs à la réalité des territoires, des provinces, des parlers maternels et des croyances paternelles… Cette idée jacobine, durant la Révolution française, est directement héritière des conceptions versaillaises de gestion de la France par Louis XIV. Elle réhabilite l’idée d’un Être Suprême et considère que les pauvres individus que nous sommes ne pèsent pas lourd face aux intérêts supérieurs de la Nation et aux valeurs indépassables de la République. Elle s’impose, en 1793, par le règne de la Terreur. Les girondins étaient assimilables à des pragmatiques alors que les jacobins étaient des idéalistes… parfois exaltés. Par la suite, l’Empire intégrait les idées de la Révolution dans une conception en partie renouvelée de la monarchie. Enfin la République tentait progressivement de faire la synthèse entre l’exaltation de la France, l’idéal jacobin, le génie du bonapartisme, l’esprit de la science et le rêve démocratique. Un édifice complexe et relativement rigide qui, avec le temps, révélait les limites de son adaptabilité aux évolutions du temps. En 1981, avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, l’idée avait prévalu de faire évoluer le système français. Cette évolution passait par la mise en place d’une forme de régionalisation. Il fallait tenter de réconcilier jacobins et girondins. Mais cette évolution inquiétait un personnel politique et une haute administration formés dans la tradition « jacobo-monarco-bonapartiste » du centralisme français, de la prééminence de Paris sur les provinces, de la République une et indivisible. Cette régionalisation n’allait pas encore très loin, et n’était pas de nature à bouleverser l’organisation administrative de la France ! Mais les jacobins n’ont jamais cessé d’être extrêmement sourcilleux sur les principes. Lorsqu’on est porteur d’une idée supérieure on ne peut pas ignorer le danger très humain du désir permanent de retour vers la réalité et vers la facilité. De telles velléités ont très vite commencé à se manifester naturellement, dans les années 1980, avec des points de crispation perceptibles : en Nouvelle Calédonie, en Corse, ou à travers le désir d’exister de communautés jusque-là 30


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respectueuses du devoir de discrétion comme la communauté musulmane… Il a fallu négocier avec les Kanaks, résister en Corse et dire les limites aux musulmans ! D’où le fameux mot d’ordre lancé en 1989 par un groupe d’intellectuels face à la prétention de quelques jeunes filles musulmanes de venir en classe la tête couverte d’un foulard : « Prof, ne capitulons pas ! »

Le credo de la République à la française C’est à ce moment-là que l’un des intellectuels français vigilants, Régis Debray, jugeait utile de renouveler le credo de la République1. Ce credo serait fondé sur trois idées. La première de ces idées, c’est le « non au communautarisme » (et ce mot communautarisme deviendra récurent dans le discours des représentants de la classe politique). La seconde de ces idées est bien sûr celle de la laïcité considérée comme le quatrième pilier de la République avec la Liberté, l’Égalité et la Fraternité. Et la troisième idée est celle d’une République à la française dont il faut réaffirmer la spécificité. Régis Debray ne met bien sûr pas tout de suite en avant la notion de jacobinisme et il n’oppose pas l’idée de République jacobine à l’idée de République girondine. Il oppose l’idée de République telle que la conçoivent les Français à l’idée de Démocratie telle que la conçoivent les anglo-saxons. La République telle que la conçoivent les Français, « c’est la liberté plus la raison, l’État de droit plus la justice, la tolérance plus la volonté », alors que la démocratie telle que la conçoivent les anglo-saxons, « c’est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières ». Une formule à l’emporte-pièce qui donne bien le ton du discours soutenu par l’auteur. « En république, l’État est libre de toute emprise religieuse. En démocratie les Églises sont libres de toute emprise étatique ». En France, la république est laïque alors qu’ailleurs dans le monde, les 1.. Régis Debray – « Êtes-vous démocrate ou républicain ? » - Le Nouvel Observateur – 30 novembre-6 décembre 1995.

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républiques s’inscrivent dans la tradition religieuse de leurs territoires ou de leurs peuples. « Notre république n’a pas en Europe de véritable équivalent ». En d’autres termes, la France est le seul pays à avoir vraiment compris ce que devait être une république. Est-ce à dire, que Régis Debray opposerait la république et la démocratie ? Non bien sûr. Mais la démocratie sans la conception de la république telle que la conçoivent les Français serait vouée à sombrer dans « le communautarisme, les patois, le localisme »… La démocratie sans la république à la française est condamnée au règne des églises, de l’égoïsme et des particularismes. « L’idée universelle régit la république. L’idée locale régit la démocratie »… Enfin, et cela nous ramène à l’opposition entre jacobins et girondins : « La raison étant sa référence suprême, l’État en république est unitaire et par nature centralisé ». Il découle de ce raisonnement que les jacobins sont attachés à l’idée de république à la française alors que les girondins seraient plus proches de l’idée de démocratie à l’anglosaxonne. En d’autre termes, les jacobins en France ont plus de légitimité que les girondins. Cela explique la référence permanente brandie depuis les années 1980 sur toutes les tribunes politiques en France à « La République ». L’observateur étranger, ignorant les subtilités du raisonnement jacobin, peu conscient de la supériorité autoproclamée du modèle français, pourrait se dire : « Mais la France n’est pas la seule à vivre en régime républicain ? Or ce régime n’a pas, ailleurs, les mêmes conséquences qu’en France ». Cet observateur, tout simplement, n’aurait pas encore compris que l’idée que se font les Français de la République est une idée « abstraite et universelle » alors que les autres seraient dans le trivial et le concret. Les Corses donc, si l’on suit ce raisonnement, sont tombés dans le piège du trivial et du concret. Ils ont du mal face à l’abstraction et tournent le dos à l’universel. Ils prétendent faire le choix de la démocratie à l’anglo-saxonne contre celui de la république à la française. Or, au terme de la conception

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française de la République, le seul peuple habilité à décider de l’avenir de la Corse est le peuple français dans son entier. Le raisonnement se referme comme un piège. Les Corses au sein de la république française n’existent pas en tant que tels. Un vote des insulaires en faveur de l’autonomie n’est qu’un vote local, il ne sert à rien. Seul l’ensemble des Français peut décider que l’autonomie serait bonne pour la Corse.


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