Fragments de vie, reflets d'Evangile

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Gaston Pietri

Fragments de vie et reflets d’Évangile La Bible et le journal



Introduction

Karl Barth lançait un jour ce qu’on aurait pu prendre pour une boutade : « L’équipement du chrétien, c’est la Bible avec le journal. » Quand on est croyant, pourraiton mettre sur le même pied la Bible et le journal ? D’un côté des écrits porteurs de la Parole de Dieu, écrits qui traversent les siècles. De l’autre le journal, c’est-à-dire presse écrite, radio, télévision diffusant au jour le jour informations, commentaires et analyses divers, tributaires d’une actualité tellement mouvante que souvent on en perd le fil. Karl Barth est l’un de ces théologiens qui, au xx siècle, a porté de la façon la plus vive le sens de la transcendance de Dieu. Et c’est lui qui associe le journal à la Bible. Lui qui a pu écrire que Dieu est d’abord le « Tout Autre », qu’il est « caché au moment où il se révèle », que l’Évangile est avant tout la Bonne Nouvelle de la grâce. Mais alors Barth se refuserait-il à prendre en compte les réalités terrestres ? C’est juste le contraire qu’ont manifesté les évènements des années 1930. En Allemagne, Barth est monté « en première ligne » pour s’opposer à Hitler et à la doctrine inacceptable du nazisme. La confession de foi qu’il a rédigée pour le e

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synode de Barmen en 1934 est l’un des textes les plus forts de la résistance au nazisme. D’origine Suisse, il a pu se réfugier à Bâle, hors d’Allemagne. Ainsi la Bible n’a pu lui faire dédaigner le journal. C’est avec cette idée en tête que j’ai voulu rédiger ces pages. Quand je dis l’Évangile, en fait j’embrasse toute la Bible parce que, sous des formes d’une étonnante diversité, c’est bien la pensée de Dieu qui vient vers l’homme en quête d’un salut. Cette pensée se signale ici à travers les titres et donne le ton. Les références à des évènements, petits ou grands, à des commentaires non confessionnels, à des interviews, quelquefois à des auteurs d’aujourd’hui ou d’hier n’obéissent pas à un ordre logique. Elles viennent sous la plume parce qu’elles sont dans ma mémoire et qu’elles continuent d’entretenir une réflexion. Entre les deux, la pensée même de Dieu et celle du monde au quotidien, la correspondance est celle qui vient spontanément à un moment, parfois comme un clin d’œil, sans qu’une volonté expresse ait cherché à les faire coïncider. La Bible et le journal : c’est bien l’intention de Karl Barth que ce renvoi mutuel. Ces pages portent le souci d’indiquer au passage que la juxtaposition n’est pas la bonne solution. Lire son quotidien, regarder son « vingt heures » et puis n’en rien faire dans la rumination croyante et la prière, c’est séparer Dieu du monde. L’allusion éventuelle à un évènement dans la « prière universelle » de la Messe du Dimanche n’aura guère de signification si la prière à longueur de temps n’héberge

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pas le monde et si le monde n’héberge pas ce Dieu qui ne cesse de se mêler aux hommes. « Le Verbe s’est fait chair. Et il a habité parmi nous1. » Je ne saurais renoncer à l’image du journal – presse écrite, radio, télévision. Ce sont des fragments de vie qui viennent faire corps avec la mienne. Fragments, car c’est le quotidien et non une construction selon un plan. J’écoute, je lis, je regarde, et tout cela est un peu mien, parfois intensément. Reflets d’Évangile, autre chose qu’une lecture continue d’un texte, des éclats qui prennent sens. Le lien, où le trouver ? En moi certes, et le lecteur le trouvera en lui aussi si ma lecture lui parle. Lire, c’est toujours d’une certaine manière récrire. À chacun de le faire, si cela lui convient.

1. Prologue de l’Évangile de Jean 1 14.



I - Et la lumière fut

Étrange commencement. Les ténèbres et le vide. Rien donc. Survient la Parole. Celle qui à l’instant fait ce qu’elle dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut. » Enfin le vrai commencement. Immense nuit, indéfinissable nuit. Il fallait que d’elle, de ce rien, se détache ce qui est. Et c’est le jour, le premier. Il se lève, disons-nous. Dans ce poème qu’aucune explication scientifique ne pourra jamais égaler en son genre, dire lumière c’est dire jour, et dire jour c’est dire lumière. Premier jour, autant dire que d’autres viendront. Un rayon a troué la nuit. « Dieu vit que la lumière était bonne. » La ténèbre n’est pas qualifiée de bonne. Elle ne peut disparaître pourtant. Car, chaque fois, c’est de la nuit que viendra le jour, comme s’il fallait un « non » pour que vienne le « oui ». Le jour s’arrache à la nuit, comme le oui s’arrache au non, comme l’être s’arrache au néant. Dans le poème biblique, la lumière vient avant qu’apparaisse son astre. Le grand « luminaire » s’accroche à la voûte, après que le jour s’est déjà levé. Contre-vérité scientifique. Nos yeux pourtant défient l’astronomie. D’abord cette blancheur qui efface le noir. Puis cette couleur qui doucement rosit l’horizon. L’aube et puis l’aurore pour que nos yeux se préparent à l’éclat du jour.

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Le cosmos à son habitude ne procède pas par de subits triomphes. Ainsi découvre-t-on cette sorte de miracle qu’évoque le vers tant de fois répété d’Edmond Rostand dans son Hymne au soleil : « Toi sans qui les choses ne seraient que ce qu’elles sont. » Toi qui nais de la nuit par cette césure sans laquelle nous ne pourrions compter les jours l’un après l’autre. Toi sans qui les choses n’auraient ni couleur, ni attrait, ni ce goût qui est le goût de vie. L’alternance est à longueur de vie humaine : « Dieu appela la lumière “jour” et les ténèbres “nuit”. » Il n’a pas été dit que la ténèbre était bonne. C’est la lumière qui l’est. Mais que serait le jour sans la nuit ? Il se lève, le jour attendu, mais jamais sans avoir laissé la nuit finir son temps. Il faut donc accueillir la nuit. Elle accomplit aussi son labeur souterrain. Son noir linceul assombrit toutes choses. Seuls nos artifices humains, de plus en plus perfectionnés, géniaux mais fragiles, parviennent à faire croire qu’il n’est jamais de nuit totale. Il ne serait pas bon qu’ils nous cachent la fécondité de la nuit. Une brève parabole de l’Évangile de Marc (4 27) suggère à qui sait comprendre : « que l’homme dorme ou qu’il se lève, la nuit ou le jour, la semence germe et pousse, il ne sait comment ». Les germinations nocturnes nous échapperont toujours. Ce que l’un ne sait pas, et plus encore ce qu’on ne peut savoir, on le qualifie d’obscurité. Sera-telle vaincue un jour ? La science rétrécit peu à peu la zone. Elle avance dans le « comment ». Elle nous laisse en définitive devant le « pourquoi ». Jusqu’à ce que ce pourquoi accule l’intelligence humaine à l’interrogation qui sous-tend toutes les autres : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »

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J’ai beaucoup aimé le merveilleux acteur qu’était Laurent Terzieff définissant la création théâtrale : « la communion du monde visible et du monde invisible ». Et parlant du personnage d’un film à faire exister : « On ne sait jamais ce qui va naître. » Penser qu’il suffit « d’appliquer » ce que prévoit un scénario, c’est se leurrer sur l’enjeu de la création artistique. Et, si je continue avec ce créateur, je me trouve devant l’éloge le plus inattendu qui soit, celui de l’ignorance : « Il faut toujours partir de l’ignorance […]. Les jugements dogmatiques sur l’histoire oublient cet aspect de la réalité. » Nous oublions la part de la nuit dans l’histoire que nous sommes en train d’écrire. Le « on ne sait comment », selon le mot de la parabole évangélique, ne peut s’annuler à coup de soi-disant évidences. Elles ne voudraient connaître que le plein jour. Il y a aussi l’entredeux. Comme si la nuit n’acceptait pas d’être en reste. J’y pensais lors d’un séjour, le premier à vrai dire, dans l’île de la Martinique. J’étais interloqué le premier soir par l’absence du crépuscule. C’était l’entrée dans la nuit qui m’avait effrayé. Elle était tombée d’un coup, franche, abrupte, sans préalable, à l’instant où se couchait le soleil. Précieuse transition que le crépuscule, à l’égal de l’aube et de l’aurore qui accoutument nos yeux à la lumière. L’entrée pas à pas dans la nuit a bien raison de se faire pas à pas, surtout quand vient la saison où la nuit s’allonge, où les arbres se dépouillent, où la nature tout entière se plonge dans un recueillement dont on ne sait pas au tout début s’il faut l’apprécier ou le redouter. Il y a parfois les deux : redouter d’abord, apprécier ensuite.

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Me vient à l’esprit la belle naïveté prêtée à cette tribu qui s’émerveillait inlassablement devant la lumière. Chaque fois, ces gens craignaient de la voir s’éteindre à tout jamais. Toute une journée, ils avaient suivi le parcours du soleil. Ils ont voulu le soir monter sur la colline où il avait coutume de se coucher. Ils avaient décidé d’y passer la nuit, avec l’espoir tremblant de le voir malgré tout ressurgir. Ils ont fini par voir le jour. Ils n’avaient pas encore compris que, vainqueur de la nuit, le soleil reviendrait de l’autre côté. Enfin ils ont découvert l’Orient. Là pointe le jour. Il est beau de dire d’un enfant nouveau-né : « Il est venu au jour. » Un hymne qui, dans la liturgie chrétienne, appartient à la « prière des heures » salue le matin où « un brouillard se déchire et laisse émerger une cime ». Il ajoute : « Ce jour nous découvre, indicible, un autre jour que l’on devine. » Oui, on devine, mais tant et si bien que l’homme est la seule créature qui peut dire « demain ». À nouveau – c’est ce que nous pensons tous – le jour émergera de la nuit. Le croyant ne cesse d’attendre qu’au bout de ces jours et de ces nuits vienne le jour qui sera le jour sans fin. Le couple jour-nuit ira paisiblement : telle est la certitude qui ne se discute pas. La symbolique est indéracinable. Il est pourtant des vies, des périodes à tout le moins où, pour certains, les symboles tournent au duel. Stig Dagerman, poète suédois, confiait ne pouvoir se résoudre à « diviser la lumière par l’obscurité et les jours par les nuits ». Impuissance vertigineuse qu’il a fait partager dans un petit livre : Notre besoin de consolation

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est impossible à rassasier2. Ni le jour ni la nuit ne peuvent consoler celui qui éprouve au tréfonds de lui-même le mal d’exister. Le jour pourrait le faire s’il n’était irrémédiablement cerné par la nuit. L’opposition est radicale : « Lorsque mon désespoir me dit “perds confiance, car chaque jour n’est qu’une trêve entre deux nuits”, la fausse consolation me crie : “espère car chaque nuit n’est qu’une trêve entre deux jours.” » Trêve d’un côté, trêve de l’autre : c’est affaire de chronologie. Pour Dagerman, la chronologie n’a rien à y voir. Car le temps n’importe en rien : « une seconde ou cent ans », dit-il. L’essentiel, selon le poète, se joue hors du temps. La seule chose qui compte, c’est l’expérience « d’un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites ». Ce pouvoir, la mort le cerne, comme la nuit cerne le jour. La conclusion tient en ce que « le suicide est la preuve de la liberté humaine ». C’est la preuve que l’auteur au bout du compte s’est donné à lui-même. Triste ! On ne peut trop demander à la lumière. Seulement la certitude, selon la foi, qu’elle l’a emporté sur les ténèbres dès l’origine. La nuit n’a qu’un temps. Même si à tel moment elle a semblé tout recouvrir, comme l’a ressenti en son épreuve intérieure sainte Thérèse de Lisieux lorsque le ciel lui a paru se fermer et le néant tout engloutir de sa foi lumineuse. Épreuve sur laquelle elle s’est exprimée. La Lumière a eu le dernier mot, comme elle peut l’avoir en chacune de nos existences.

2. Actes Sud, 1993.

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Quelle beauté que celle des mots confiés par Françoise Hardy à son fils, à un moment où elle avait cru que sa maladie allait lui être fatale. Elle craignait avoir à tendre la main sans pouvoir dire « à demain ». « Dans l’espace qui lie ciel et terre se cache le plus beau des mystères. Comme la brume voilant l’aurore, il y a tant de belles choses que tu ignores. Penses-y quand tu t’endors, l’amour est plus fort que la mort. » Nous ignorons tous beaucoup de « belles choses ». Je m’en voudrais de parler à la place de Françoise Hardy. À tous ceux qui croient, comme dit saint Jean, que « Dieu est Amour », je laisse le soin de redire au plus profond d’eux-mêmes le Nom qu’ils donnent à ce « plus beau des mystères ».


II - Choisis la vie

Singulière injonction que celle du livre du Deutéronome (30 19) : « Choisis donc la vie. » Elle s’adresse à chacun. Y a-t-il une alternative ? Oui, « vie et bonheur, mort et malheur », selon le livre la vie a un prix. Qui veut la mort ? Quelques-uns certes, et quelle tristesse ! Celui qui veut la vie, veut-il payer le prix ? À l’époque où s’écrit le Deutéronome, une terre est offerte aux fils d’Israël sortis d’Égypte. Son prix est celui d’une Loi, faute de quoi elle ne sera pas la terre de Dieu, mais celle, hélas, où l’homme voudra prendre ses aises avec la justice. Pour chacun elle deviendrait vite terre de malheur, du malheur de l’autre et pour chacun de son propre malheur. L’enfer ? N’allons pas si vite. Qu’est-ce donc qu’évoque ce mot : c’est soi coupé des autres. Il y a pire que d’être prisonnier des autres, c’est d’être prisonnier de soi-même. On a placé le verrou. Et voici qu’il est devenu intouchable, tellement il fait corps avec soi. Un pouvoir manque : celui de commencer, comme commence le jour. Chaque fois il faut commencer. Plutôt que de recommencer en répétant. L’injonction ici s’adresse à Israël : le peuple veut-il s’enfermer ? Il en prend le risque, tant son cœur est

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attaché à cette terre. Il va être chez lui et cela suffira-t-il ? C’est quoi être chez soi, lorsque les murs et eux d’abord ne renvoient d’autre image que celle de l’homme qui s’y est installé ? Périsse le monde. Pourvu que mes quatre murs garantissent la suffisance. Le choix est désolant : l’homme le sait. Et alors pourquoi en rester là ? Vaudrait-il mieux alors choisir la mort ? Ézéchiel, un jour, fera dire à Dieu : « Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il vive3. » Que cet homme s’extraie de son cachot. Il l’avait cru doré, mais ses murs suintent le malheur. Ézéchiel est prié un soir de sortir de la ville avec son baluchon. Les murs du temple de Jérusalem vont s’écrouler sous les coups de l’envahisseur. La sortie est celle de l’exil. Il n’y a pas de murs. Or la sentinelle annonce : tu vivras. Le son du cor a mis les esprits en éveil. Le cor porte un message comme on en connaît peu dans ce monde de populations rivales, convoitant les mêmes biens : « La justice du juste ne le sauvera pas au jour de sa perversion, et la méchanceté du méchant ne le fera pas succomber, au jour où il renoncera à la méchanceté. » À chacun son lot. Si le juste se pervertit, si le méchant se convertit, les rôles sont renversés. Ainsi en va-t-il d’une justice que traverse le pardon du pécheur. « Tu vivras. » Parlant des jeunes pris au piège de Daech, Boris Cyrulnik, en neuropsychiatre, constate que les « guerres qui se font actuellement sont toutes des guerres de croyances ». Mais alors il y a de quoi réflé3. Ézéchiel 18 32.

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chir et s’inquiéter : est-il fatal que le choix de défendre la cause de Dieu, quoi qu’il en soit de ce Dieu, soit un choix qui inclut la mort comme sa conséquence normale ? « Choisis la vie », crie le Deutéronome. « Plus jamais la guerre », s’est écrié Paul VI à la tribune de l’ONU en 1964. Il y a tant de façons, sinon d’entrer dans le choix de la mort, au moins de tourner autour du choix. Celui qui délibérément a écrit, dans ses « dernières volontés », son choix de l’euthanasie par la sédation terminale, et qui la confirme au dernier moment, n’a pas choisi en son esprit le monde où la mort serait la seule solution. Il a pensé : « ce n’est plus une vie ». Face à « l’obstination déraisonnable », dans son impasse, il aura retenu la mort comme la solution raisonnable. Je ne peux, pour ma part, consentir à cette conclusion. Mais comment peut-on finalement se dire à soi-même « choisis la vie » ? Il faudrait encore le dire, encore et jusqu’à l’extrême bout. La vie du mourant est encore la vie humaine. Choisir oui, mais quand choisissons-nous ? Regardant ma vie et ce que je connais de la vie de quelques autres, le mot choisir que j’ai claironné se radoucit, se nuance, hésite même. Ai-je choisi de naître ? Qui m’en a laissé le choix ? Chrétien, incroyant, athée, chacun en est réduit à la pure contingence : celui qui est aurait pu ne pas être. En tout cas être d’une autre origine, d’une autre nationalité, d’une autre époque. Et, si j’étends la question aux siècles où la conception et la naissance ne pouvaient faire l’objet de techniques parfois sophistiquées, le nombre d’infanticides et d’abandons

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me laisse perplexe. Après un moment de réflexion, ils me glacent d’effroi. Si les naissances ne présentent pas chacune un intérêt majeur, c’est aussi parce que, dans cette société, l’enfant n’occupait qu’une place marginale. Au xviiie siècle, beaucoup d’hospitalisations aboutissaient à Paris. Les enfants avaient une chance sur dix de survivre à l’âge de 12 ans. Quand on abandonnait en foule les nouveau-nés, saint Vincent de Paul fondait l’hôpital des enfants trouvés. Dans le premier tiers du xviie siècle, douze mille enfants déposés dans le froid furent trouvés morts un matin. Les progrès médicaux ont suffi à enrayer cette impressionnante mortalité infantile. « Choisis la vie » au fond du cœur humain, conscient ou inconscient, ils ont fini par mettre en branle les mille et un moyens, des plus spectaculaires aux plus modestes, pour que la vie ait raison de ces horribles hécatombes. Dieu aime la vie, la vraie vie, celle qui a des chances de s’accomplir. L’avortement peut s’originer dans des causes obscures. Parmi elles, il peut y avoir le désintérêt ou même carrément le désamour de la vie. Une parole de Jésus peut retentir aussi et ses harmoniques peuvent être diverses : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance. » Refuser à une vie naissante la chance d’aboutir, parce qu’on sait ou on croit d’avance l’accomplissement compromis : tel est le choix difficile à admettre. « Choisis la vie », parce que la vie porte en elle des ressources qui, après coup, nous stupéfient. Certains handicapés sont à eux seuls des leçons de vie. Les pédiatres nous apprennent qu’entre l’accouchement et la naissance il existe un écart. Si bref, mais

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capital. De sa vie utérine, le nourrisson est transféré dans la vie au-dehors. Délivrance : on le dit de la mère qui, avec ou sans le mot, n’a cessé de penser « Viens ». Et l’on voit l’enfant qui sort du ventre de sa mère en train d’applaudir, s’il le pouvait. En effet il vient, et comme nous le disons, c’est au monde qu’il vient. Mais il en avait déjà un, et il était tout son bien-être, tout son confort. Qu’on le veuille ou non, il en est expulsé. Il m’arrive de penser à l’image biblique de l’humain mis à la porte du jardin d’Éden. Laissons ici la connotation de l’égarement coupable. Hors de ce paradis, l’humain devra, et là seulement pourra forger son histoire, une histoire qui soit la sienne. Il n’aurait pas pu sans son expulsion. Le bébé est jeté dans un monde qui lui est radicalement étranger. Seul oui. Et pourtant, dans une lutte inconsciente pour la vie, il retrouve, disent les spécialistes, son « correspondant natal ». Il est exposé à la mort. Or il n’est pas fait pour la mort. Le jour est venu où il cherche au-dehors à se constituer un lien relationnel qui se substituera à celui du monde utérin. C’est cela naître. C’est cela choisir la vie. De là, et pas d’ailleurs, éclot en lui la capacité de tous ses choix. Certains seront d’une apparente banalité. À partir de là se fait le grand choix de la vie. Le passage par les larmes lui-même n’est pas anodin, disent des spécialistes. Les instincts ne sont pas tout. Il y a en germe une conscience de soi. « L’objet » du confort maternel où l’être nouveau-né aime tant à se blottir devient un « toi » qui ne cesse de renvoyer au

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« moi ». Et à travers ce « toi/moi » se laissent voir les prémisses d’une volonté propre. Se construire : l’éducation n’a pas d’autre mission que d’y aider intelligemment, assidûment, doucement et fermement tout à la fois. Plus la vie s’éveille consciente et libre, plus revient – parfois tard, il est vrai – l’idée que ce sont d’autres qui m’ont fait. Ils ne m’ont pas demandé mon avis. Ils ont fait le choix d’une école. Dès mes premiers pas de socialisation, ils m’ont orienté vers un environnement amical qui n’a jamais pu être neutre. Il y a donc un donné. Et il sera toujours là. Le « construit » ne s’extraira jamais de ce socle. La condition humaine ne peut songer à y échapper. À partir de là, on a bâti des éducations et des régimes autoritaires. À l’inverse, on a essayé de négliger ce donné en rêvant ou en se préoccupant activement d’une liberté la plus radicale qui soit. Et ne sachant comment faire, face aux demandes ou aux rappels contradictoires de la société, on s’est laissé glisser vers ce qui désormais se nomme permissivité. Le mot est équivoque. En effet, le résultat est que chacun généralement fait ce qu’il veut. La référence demeure : le parent, l’éducateur, est celui qui a le droit de permettre. Et ce doit être à l’égal du droit d’ordonner. Qu’il permette ou qu’il ordonne, il n’aidera pas pour autant l’autre à se donner une boussole intérieure. Et quand on lui parlera de conscience, au sens de conscience morale, il sera tenté de comprendre : « Je fais ce que je veux », puisque c’est ma conscience qui commande. Le chrétien dispose de deux registres : tout ce qui existe, ma propre existence elle-même, est don de Dieu

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sans cesse renouvelé ; et c’est ce même Dieu qui donne chacun à lui-même. Dieu nous remet entre nos mains, nous qui portons son empreinte et qui avons à la faire vivre. Mettre cette empreinte sur le monde est notre tâche. Quelque chose du chaos nous survivra. Il y aura un tout petit coin de ciel bleu pour nous signifier notre part. Non, le chaos ne peut tout engloutir. Y aurait-il malgré tout des enfants qui refusent de naître ? Qui résistera à cette entrée dans le monde ? Je ne m’étais jamais posé la question. Désirer vivre : y a-t-il plus beau désir ? S’il est un désir qui se cache dans l’inconscient du fœtus, ce devrait être celui-là. Déplier ses ailes, respirer l’air de ce vaste monde, enjamber les vallées et un jour les continents, embrasser l’univers comme on embrasse sa mère : si c’est cela et davantage encore vivre, il vaut la peine de sortir de son univers prénatal et de tenter l’aventure. Ainsi rêvons-nous. Dans cet esprit, je comprends mal Freud pour qui l’enfant n’est qu’égoïsme. Des professionnels de la neurologie nous invitent à regarder l’enfant positivement jusque dans quelques-unes de ses colères. Le monde est beau à découvrir. Mais il y a aussi du difficilement supportable pour l’enfant qui tout d’un coup est projeté devant l’inconnu. Jean-Marie Delassus, qui a créé le premier service de maternologie en France, s’intéresse au « regard hagard » qui semble dire : « c’est une planète inhabitable ». Françoise Dolto connaît des personnes, écrit-elle, « qui ont gardé en elles le refus de naître ». Accepter ce propos n’empêche pas de s’interroger : ce refus a-t-il été surmonté ? Pourquoi ne l’aurait-

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il pas été ? Le « processus de survie » n’a-t-il pas été à son tour créateur ? Ne serait-ce pas la vraie naissance ? Les nouveau-nés n’ont-ils pas à nous apprendre une façon de « choisir la vie » ? La Bible, qui a encore tant à nous dire de la bonté de la création (« et Dieu vit que cela était bon »), nous place devant des croyants en difficulté de « choisir la vie ». Élie, le prophète aux allures conquérantes, un jour traqué par la reine Jézabel et ses sbires, n’a plus d’autre issue que la fuite. Sous un genêt, il s’écroule et, à Dieu, il ne peut plus dire autre chose que « Prends ma vie4. » Jérémie, devant les menaces de ses compatriotes, cerné de toutes parts, s’en prend à sa naissance : « Qu’il ne soit pas béni le jour où je suis né. […] Malheur à l’homme qui a annoncé à mon père : “Un fils t’est né !”5 » Job, dans l’abîme de son malheur, en veut finalement au sein maternel : « Pourquoi, Dieu, m’as-tu fait sortir du ventre […]. Je serais comme n’ayant pas été, du ventre à la tombe qu’on m’ait porté6. » Pour ces hommes, c’est la vie qui l’emporte. « La mort et la vie se sont affrontées en un étonnant duel », dit un chant de Pâques. « Choisis la vie. » C’est l’impératif qui me plaît. Il est tant d’impératifs, même vertueux, qui sont parfois mortifères. J’ai appris qu’une autre traduction est possible, le présent par rapport au futur : « Tu as déjà 4. Premier livre des Rois 19 4. 5. Jérémie 20 14, 15. 6. Job 10 18, 19.

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choisi la vie. » Je garde l’impératif. J’en ai besoin. Le soleil s’est levé en moi. La vie s’offre. Les peines de ce monde et celles de mon existence sont une raison de plus pour recevoir du matin « choisis la vie ». Et l’ayant choisie, le tout est de l’assumer et de lui donner sens.


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