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Exposition temporaire présentée au musée de la Corse du 19 juillet 2015 au 3 avril 2016 UNE EXPOSITION DE LA COLLECTIVITÉ TERRITORIALE DE CORSE Paul Giacobbi, député de Haute-Corse, président du Conseil exécutif de Corse UNE RÉALISATION DU MUSÉE DE LA CORSE, DIRECTION DE LA CULTURE ET DU PATRIMOINE
CONTRIBUTION TECHNIQUE
FINANCES
Joseph-François Kremer-Marietti, directeur de la Culture et du Patrimoine de la Collectivité territoriale de Corse
Nils Descoings, chargé de la numérisation du fonds sonore, productions audiovisuelles assisté de Célestine Van den Hoek (contrat de formation en alternance)
Catherine Franceschini, responsable des finances
COMMISSARIAT
PHONOTHÈQUE
Marion Trannoy-Voisin, commissaire général Anne Meistersheim, commissaire, docteur d’État en sciences humaines Florence Pizzorni-Itié, commissaire, conservateur en chef du patrimoine, docteur en anthropologie sociale et culturelle
Bernard Pazzoni, responsable de la phonothèque
CONSEILLERS SCIENTIFIQUES
EXPOSITIONS DE DÉCLINAISON ET VALORISATION DE LA CITADELLE
Marie-Antoinette Maupertuis, professeur de sciences économiques – Università di Corsica Pasquale Paoli – UMR CNRS 6240 LISA Joseph Martinetti, enseignant-chercheur – Université de Nice ; ESPE de Nice ; Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine – Université de Nice-Sophia Antipolis
Patrick Giudicelli, chargé de l’informatique
DOCUMENTATION Corinne Imperinetti-Mamelli, chargée du centre de documentation
Laura Nicolini
MÉDIATION CULTURELLE
Marie-Jeanne Iwanyk
Ann Bilger-Depoorter, responsable de la médiation Cécile Liberatore-Ruggeri, guide-conférencière, chargée des groupes Jeanne Luciani, médiatrice jeune public Cosima Memmi-Guidicelli, chargée d’accueil et information Antoine-Marie Leonelli, chargé de la programmation culturelle Damien Delgrossi, chargé de la documentation des fonds sonores Nathalie Ferrari, assistante administrative
PUBLICATIONS
COMMUNICATION
Clarysse Binet, documentaliste
Frédérique Nucci-Orsatelli, chargée de la communication et du site Internet
COORDINATION GÉNÉRALE Marion Trannoy-Voisin, chef de service, responsable du musée de la Corse Valérie Bartoli, assistante du chef de service
EXPOSITIONS TEMPORAIRES – PRODUCTION ET SUIVI DE RÉALISATION
COLLECTIONS
INFORMATIQUE ET AUDIOVISUEL
Marie-Eugénie Poli-Mordiconi, conservateur en chef du patrimoine, responsable des collections Julia Tristani, responsable de l’inventaire informatisé et chargée des collections Carole Sambroni-Leschi, assistante aux collections Fernand Ostiensi, adjoint aux collections
SÉCURITÉ Gérard Raffalli, chargé de sécurité des sites de la CTC (Haute-Corse)
TECHNIQUE Dominique Ruggeri Patrick Zani
EXPLOITATION DU DOMAINE Jean-Baptiste Acquaviva, responsable technique Fréderic Cailler Pierre Pieri Pierre Sicardi
ACCUEIL-BILLETTERIE-BOUTIQUE Marie-Ursule Corazzini, encadrement des adjoints du patrimoine Alexandra Achilli-Rossi Marie-Hélène Andreani Barthélemy Casanova Xavier Ferreira Lionel Franchi Anne-Marie Poli-Firroloni Carla Valentini-Giacobbi Coralie Boulanger Angélique Miodini et les personnels saisonniers Nathalie Jupille, chargée de la boutique
SCÉNOGRAPHIE ET RÉALISATION SCÉNOGRAPHIE ET RÉALISATION
LUMIÈRE ET ÉLECTRICITÉ
TRADUCTIONS
Studio Officina82 (Fabio Revetria et Lara Sappa) et Barbara Arciuolo
Jefa
Chantal Pulé Traductions France Serviziu di u cunsigliu linguisticu di a direzzione di a lingua corsa (CTC)
GRAPHISME Elio Di Raimondo
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CONSTRUCTION ET SOCLAGE SICAB
PRODUCTIONS GRAPHIQUES L’Atelier
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COLLECTIVITÉ TERRITORIALE DE CORSE MUSÉE DE LA CORSE
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Ont participé à la rédaction de cet ouvrage
Joseph Martinetti • Enseignant-chercheur – Université de Nice • ESPE de Nice • Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine • Université de Nice-Sophia Antipolis Marie-Antoinette Maupertuis • Professeur de sciences économiques • Università di Corsica Pasquale Paoli • UMR CNRS 6240 LISA Anne Meistersheim • Docteur d’État en sciences humaines Florence Pizzorni-Itié • Conservateur en chef du patrimoine, docteur en anthropologie sociale et culturelle
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Sommaire 7 Préface
Paul Giacobbi
9 Préface
Joseph-François Kremer-Marietti
11 Introduction
Marion Trannoy-Voisin
15 D’île en îles : une réflexion sur l’insularité à travers le monde
31 De quelques îles, en passant…
45 Le destin économique des îles : une revue de la littérature
Joseph Martinetti
Anne Meistersheim
Marie-Antoinette Maupertuis
63 Îles – Une esthétique par 42° 30' latitude N, 9° 15' Longitude E Nombril du monde, confetti dans l’univers
Florence Pizzorni-Itié
83 Regards croisés sur les sociétés insulaires 103 Liste des œuvres exposées
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Agence régionale du tourisme La Corse. La plus proche des îles lointaines – 1990 Corte, musée de la Corse – Cat. 199
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Joseph-François Kremer-Mariettic
Directeur de la Culture et du Patrimoine
S
I NOUS POUVONS ABORDER l’exposition temporaire qui vous est présentée cette année comme
marquant un tournant pour le musée de la Corse, c’est bien parce qu’au fil des années, les sujets qui ont été proposés au public ont permis de transmettre avec une grande originalité notre spécificité insulaire tout en la plaçant en miroir de la Méditerranée.
Cette exposition exprime un souhait d’ouverture à des espaces géographiques élargis, ce qui nous offre la possibilité, dans un souci d’équilibre et de complémentarité, de nous comparer avec des musées nationaux tout en mettant en valeur l’existence de nos établissements régionaux. Le transfert en région, à Marseille, du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), héritier du musée des Arts et Traditions populaires, favorise un repositionnement de l’ensemble des musées du pourtour méditerranéen. Notre musée d’anthropologie s’est défini depuis sa création comme un relais de tous les regards qui se sont posés sur notre île et cela tout au long de son histoire, en éclairant d’une façon originale des représentations venues de l’extérieur construites par des géographes, des artistes, des ethnologues, puis véhiculées par les insulaires eux-mêmes. Plus largement, peut-on aujourd'hui se poser la question : les chercheurs n'ont-ils pas engagé, ou au moins participé, à la mise en place des mécanismes de production des identités insulaires, en travaillant sur les histoires croisées des îles, sur les enjeux géopolitiques qui leur sont liés, et enfin sur une symbolique commune à ces territoires si particuliers ? Cette exposition se veut un point d’étape pour ces prospectives, et une base pour explorer les îles d’aujourd’hui, celles déjà connues et celles en devenir, et permet à la Corse d’exprimer sa force et son originalité à une échelle internationale. Le musée de la Corse tente de porter aujourd’hui un nouveau regard sur un territoire et une société aux spécificités et aux identités multiples. Ce regard, teinté d’universalisme, est indispensable pour continuer à produire un discours contemporain. Voilà ce qui est un parti pris du musée de la Corse pour l’avenir : assumer un héritage de musée de sociétés, intervenir comme un maillon parmi d’autres musées d’ethnographie et d’anthropologie afin de rejoindre aussi, au sein de ce réseau, la stature d'un musée de civilisations. Comparer les îles à l’échelle du monde relève d’un défi d’ampleur que le musée de la Corse a choisi de porter dans une perspective comparatiste propre à l’anthropologie, discipline dans laquelle l’établissement trouve son ancrage, depuis son inauguration en 1997. Cette nouvelle exposition mobilise les apports théoriques de l’ensemble des sciences humaines, dans la lignée pluridisciplinaire des recherches menées depuis les années 1980 notamment, entre autres centres de recherches, au sein de l’Institut du développement des îles méditerranéennes (IDIM), aujourd'hui intégré au laboratoire du CNRS Lieux, Identités, eSpaces et Activités (LISA-UMR 6240), abrité par l’université de Corse.
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Carte de navigation Îles Marshall (Micronésie), XXe siècle Collection particulière Marie-Claire Bataille – Cat. 71
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Marion Trannoy-Voisinc
Commissaire général Responsable du musée de la Corse
— Dessine-moi une île ! dit l’enfant. — Une île comment, je veux dire : une île de quel genre ? lui répondit l’artiste. Une grande île ou une petite ? Une île qui lève le doigt pour se faire remarquer comme la Corse ? Ou une île qui se pelotonne au contraire sur elle-même et voudrait qu’on l’oublie ? Une île proche du continent, et comme en marge, en note ou en exergue ? Ou une île très lointaine, ignorée de tous, une île perdue, d’au-delà des cartes, comme le dit Clark Gable de celle où chercheront refuge, après avoir brûlé leur bateau, les révoltés du Bounty ? — Ça m’est égal : une île, ça n’a pas de « genre » ; ce que je veux, c’est que tu m’en dessines une. — Tu sais ce que tu as en tête quand tu me parles comme cela ? — Non, pas vraiment. Je te le dirai quand j’aurai vu comment tu fais. — Pourquoi n’en dessines-tu pas une toi-même ? — Je sais pas dessiner. L’artiste imprime une marque sur une feuille de papier blanc avec la pointe de son crayon sans la déplacer. — C’est pas une île, c’est un point. Tu sais pas dessiner ? Comment tu peux être un artiste si tu sais pas dessiner ? — Ce n’est pas une question de dessin, mais une question d’échelle. L’enfant (il a sept ans) se lève et fait quelques pas dans la pièce. — Tu as besoin d’une échelle pour dessiner une île ? — J’en ai besoin pour pouvoir en changer, pour voir les choses de plus près ou de plus haut. Je peux prendre une photo de ce point et l’agrandir, comme on le ferait d’une vue d’avion : on verra bien si quelque chose apparaît alors qui ressemble à une île. — Ça sera pas du dessin. — Non, ça ne sera pas du dessin… L’artiste tire un trait par le travers de la feuille. — Peut-être du cinéma ?
Hubert Damisch, Le Messager des îles, Paris, Éditions du Seuil, 2012, extrait p. 41-43
P
RONONCEZ
« ÎLE », fermez les yeux et votre esprit vagabonde déjà en ces terres singu-
lières. Terre, mer, volcan, morceaux de continents, atolls, palmiers, plages de sable, lagons, forêt inextricable ou reliefs arides et sombres, isolées ou en archipel… leur diversité
nous saisit, nous fascine, parfois nous obsède. Elles sont des mondes autres, des espaces de l’altérité que l’on atteint au risque de la mer, où le naufragé échoué doit tout imaginer pour survivre. Îles d’insouciance et de fêtes où le dépaysement nous invite à l’émerveillement mais aussi îles de l’exil, de l’enfermement et du chaos… La Corse, comme de nombreuses îles, nourrit l’imaginaire des hommes. Apparemment, rien de plus facile que de définir une île, cette « étendue de terre entourée d’eau ». Toutes les disciplines des sciences humaines s’y sont essayées. Mais des définitions purement physiques ou basées sur des seuils et des indices (superficie, éloignement, PIB…) n’épuisent pas ce que notre pensée a fait de ces îles rêvées autant que parcourues ou vécues. Les premières visions et sensations insulaires sont celles du marin, qui rêve d’aborder cette « ombre sur l’horizon de la mer, qui grossit, s’étale, prend du relief et des couleurs au rythme de l’approche, puis à un moment, la silhouette se dessine et se fige1 ». Bien que redoutant ce qu’il
pourrait y découvrir, tous les possibles surgissent devant lui… 1. Olivier de Kersauson, préface à Judith Schalansky, Atlas des îles abandonnées, Paris, Arthaud, 2010.
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À travers cette exposition consacrée aux île(s), le musée de la Corse propose d’explorer ces possibilités, de questionner les ressemblances comme les singularités de ces mondes insulaires, dans une démarche comparative qui met en regard des exemples d’îles « grandes » et « petites », « lointaines » et « proches ». Afin de faire émerger de nouvelles interrogations, des pistes de réflexions pour la Corse, pour les Corses, pour les autres insulaires et les continentaux dans le contexte de la mondialisation et des enjeux contemporains qui l’accompagnent, le musée expérimente ici un changement d’échelle, pour voir comme l’artiste d’Hubert Damisch « si quelque chose apparaît ». La question sous-jacente est bien celle-ci : pourquoi rapprocher ces îles, aux cheminements historiques et aux contextes si différents ? Peut-on parler de spécificité, d’archétypes insulaires, voire d’une identité insulaire et ainsi arguer de l’existence de traits communs liés à l’insularité qui se rapporteraient à la configuration spatiale singulière de ces lieux clos, entre terre et mer ? Tout en mettant la Corse au centre du questionnement initial, différentes manières de témoigner, de représenter, de vivre l’insularité sont mises en exergue. En tentant ces rapprochements, ces traits d’union et ces regards croisés pour rendre compte de toute la complexité des sociétés insulaires, le musée ouvre de nouveau le débat sur l’objet-sujet qu’est l’île et cette construction intellectuelle qu’est l’insularité. Ce faisant, il poursuit la dynamique mise en œuvre dès son inauguration en 1997, celle d’une exploration du thème de l’appartenance de la Corse à ce monde plus vaste qu’est la Méditerranée, notamment avec les expositions Moresca : images et mémoires du Maure (1998), Corse-Colonies (2002), ou encore Corsica-Sardaigna, deux îles en miroir (2008) – en élargissant plus encore son angle d’approche de la société corse, et en donnant ainsi à voir son inscription dans l’archipelmonde souhaité par Édouard Glissant « où les peuples pourraient s’équivaloir et se connaître, échanger en échangeant, sans se perdre pourtant ni se dénaturer2 ». Le parcours de l’exposition île(s) permet de donner corps à cette pensée « archipélique » : le visiteur embarque pour une croisière philosophique, tel le voyage d’Ulysse ou celui de La Pérouse, qui lui laisse entrevoir les réalités multiples de ces îles. Tout un chacun peut ainsi partir à la recherche de ce que pourrait être « son île », libre de sa navigation vers ce paradis de la connaissance de soi. Un arrière-plan de neuf actes rythme le voyage et témoigne de l’approche holistique indispensable à cette quête. Car l’île est tout à la fois : fille des éléments, microcosme, paradoxe, système, laboratoire, espace-temps, ressource, lieu de vie de sociétés plurielles, vulnérable et idéalisée… sa dynamique est de l’ordre de la vibration dans une recomposition et une recréation perpétuelle d’elle-même.
En écho à cet itinéraire dans l’exposition, les auteurs de cet ouvrage se penchent sur ces variations de l’insularité. Ils croisent leurs sources et leurs perspectives et démontrent la pertinence d’une approche transdisciplinaire, interrogeant les paradoxes. Le texte de Joseph Martinetti nous invite à une réflexion sur ces espaces particuliers et sur cette figure rhétorique complexe qu’est l’île, au cœur d’un perpétuel jeu dialectique, jeu qui nous impose sa remise en contexte afin d’éviter les généralisations hâtives. Savoir ce qu’est une île 2. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde (Poétique IV), Paris, Gallimard, 1997.
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Introduction
est une gageure. Aussi, plutôt que de chercher à la cerner, l’ensemble des phénomènes qui la façonnent – l’insularité – orientera la réflexion. Or, l’insularité se fonde sur un fait naturel de discontinuité géographique entre la terre et la mer mais également sur des dimensions socioculturelles où le ressenti, le vécu s’expriment dans les discours, les pratiques et les représentations ou encore dans des enjeux géopolitiques et des revendications identitaires. Anne Meistersheim, co-commissaire de l’exposition, nous conduit vers cette approche en évoquant le destin des îles et en proposant un recueil de textes scientifiques. Elle offre un éclairage sur le relativisme à apporter à nos tentatives de fixation et rappelant que l’île est profondément paradoxale, ambivalente. Le tout dépendant du point de vue où l’on se place, celui des insulaires étant bien entendu différent de celui des continentaux. Ce « pas de côté » pour approcher les îles, Marie-Antoinette Maupertuis le relaie, en abordant l’un des aspects de leur histoire et de leur devenir, leur dimension économique, et en soulignant la multiplicité et la variabilité dans le temps et dans l’espace des modalités de développement économique insulaire. L’île et son lien au sacré, son image transcrite dans les cartes, la fascination qu’elle exerce et qui nourrit la littérature, la philosophie, les arts et jusqu’aux velléités de sa recréation par l’homme démiurge… ce désir d’île, de l’Ailleurs et de l’Autre est si prégnant que l’on pourrait prétendre que ce n’est plus l’homme qui habite l’île. Toujours dans ce mouvement qui la caractérise, un renversement s’opère et l’île nous habite. Florence Pizzorni-Itié, co-commissaire de l’exposition, abordera le lien tissé entre géographie et imaginaire et explorera les relations entre figures de l’esthétique et représentations de cet objet insaisissable, oxymore entre pragmatisme et philosophie. Fermée et ouverte ; lointaine et proche ; grande et petite ; enclavée et hyper-connectée ; abandonnée et désirée ; locale et globale… la pensée de l’île ne serait-elle pas une « pensée de l’entre-deux-rives », empruntée ici à François Laplantine3 ? Une réalité qui ne cesserait d’osciller entre les deux pôles de ces couples et que les insulaires vivraient dans une même expérience sensible. Le dérivé4 de Gilles Deleuze, l’intervalle, cette création produite dans ces entre-deux, voilà ce qui pourrait être un point de rapprochement des mondes insulaires et des insulaires entre eux. Ce mouvement leur permettrait d’être forts contre l’indifférenciation, les stéréotypes et l’uniformisation croissante, mais aussi contre « l’exacerbation différencialiste des particularismes ». Ces particularismes sont le plus souvent une réaction aux formes insidieuses de domination, mais ne peuvent exprimer, à eux seuls, la richesse de ces lieux. Cette exposition île(s) développe d’inépuisables thématiques et, avec elle, le musée de la Corse entrouvre de multiples portes. Le projet scientifique et culturel de l’établissement doit être actualisé. Souhaitons que cette réalisation et ses expérimentations nous ouvrent la voie d’une réflexion renouvelée. Que ce dialogue fécond entre regard intérieur et regard extérieur opère et façonne l’avenir du musée autour de ces questions insulaires. 3. Entretien avec François Laplantine, « Le métissage, moment improbable d’une connaissance vibratoire », X-Alta, n° 2/3, Multiculturalisme, 1999. 4. Gilles Deleuze, L’Île déserte et autres textes, Paris, Éditions de Minuit, 2002.
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Christo (1935- ) et Jeanne-Claude (1935-2009), artistes contemporains Surrounded Islands – Baie de Biscayne (Floride), 1980-1983 – © Wolfgang Volz/Laif/Rea
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Joseph Martinettic
E
N RAISON DE LEUR SINGULARITÉ GÉOGRAPHIQUE, les îles, ces «
terres entourées d’eau de toutes parts », suscitent, depuis fort longtemps, un profond intérêt. Observateurs, voyageurs ou scientifiques se sont en effet abondam-
D’île en îles : une réflexion géographique sur l’insularité à travers le monde
ment penchés sur leurs cas. Ces mondes insulaires, parfaitement circonscrits par une ligne de rivage nette, sont alors devenus
s’attache à définir l’isle comme « une terre entourée de la mer
les lieux privilégiés d’une analyse des fonctionnements sociaux.
ou des rivières » et, en l’opposant à la terre ferme, il souligne son
Mondes en réduction, ils sont ainsi perçus comme les laboratoires
immatérialité implicite. C’est au
de l’humanité. Aujourd’hui, cet intérêt ne semble pas démenti
actuelle se généralise et confine dès lors l’ancien isle à son seul
et les terres insulaires sont aussi des objets de désir. L’amour des
usage culturel et historique, le réservant aux seules Antilles et
îles que Lawrence Durrell a qualifié d’« islomanie » ou de « nisso-
autres « Isles à sucre ». Aucune de ces définitions cependant ne se
philie » en fait désormais des destinations touristiques convoitées.
hasarde à proposer un quelconque seuil qualitatif ou quantitatif,
Pourtant, malgré l’évidence que constitue la discontinuité géogra-
qui permettrait ainsi d’énoncer à quel moment une terre entourée
phique de l’insularité, la définition d’une île n’est pas aisée, et un
d’eau peut être nommée île.
XIXe
siècle que son orthographe
profond relativisme imprègne toute réflexion sur cet objet naturel. L’extrême diversité des cas insulaires nourrit ainsi une tension récurrente entre un discours général et théorique sur l’île, difficilement exempt de généralisations abusives, et l’écueil périlleux du « vertige monographique » engendré par la juxtaposition de multiples et inconciliables situations particulières. Ouvertes au monde ou recluses, convoitées ou délaissées, les îles exaltent les contraires. Leurs sociétés sont traversées par les tensions que provoque leur ambivalence territoriale, car elles sont à la fois les
Où commencent les îles ? Répondre à cette interrogation est la mission que s’est assignée le géographe français Roger Brunet dans un article de la revue Mappemonde 1, se proposant en effet de questionner les seuils possibles de l’insularité. Car après tout, si l’on reprend la talentueuse démonstration du géographe de Montpellier, la plus grande des îles ne serait-elle pas cet immense bloc terrestre de 80 millions de km2 constitué par les trois continents de l’Ancien Monde et cerné par
objets des stratégies continentales et des sujets en quête d’accom-
trois immenses océans, occupant pour leur part une superficie de
plissement, conduits à surligner leur droit à la différence.
360 millions de km2 ! Tenter de définir une île permet ainsi de souligner la force des
Définir les îles
conventions qui ont été progressivement adoptées pour construire et définir les termes géographiques les plus simples. La globalité de
A priori, définir une île semble facile. Selon le Nouveau Petit Robert, dictionnaire de la langue française, l’île se définit comme une étendue de terre ferme, émergée de manière durable dans
l’espace terrestre, comme la perçoivent les Européens à partir des XVe-XVIe siècles,
suscite la mise en place d’une classification normée
de ses différentes composantes, successivement découvertes et
les eaux salées d’un océan ou d’une mer mais aussi dans les eaux
maîtrisées. Celles-ci sont alors classées et inventoriées en tant qu’îles
douces d’un lac, fleuve ou rivière. Le Robert historique de la langue
ou continents, obéissant à une représentation européo-centrée du
française permet de compléter cette première définition en préci-
monde. Pour l’ordonner, découvreurs et cartographes européens
sant le parcours étymologique de ce terme. Provenant du latin
recourent alors à une classification logique qui repose sur des critères
insula, le mot, longtemps orthographié isle, serait ainsi attesté à partir du XIIe siècle. Au XVIIe siècle, le dictionnaire d’Antoine Furetière
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1. Roger Brunet, 1997, p. 40.
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L’îlot Persil depuis la côte africaine Mer d’Alboran (Méditerranée), 2008 © CC/eForge
essentiellement quantitatifs. Ainsi l’Australie, d’abord considérée
de la France. Les grands espaces insulaires de Nouvelle-Guinée
comme la continuation insulaire de la vaste guirlande archipélagique
(786 000 km2), Bornéo (743 000 km2), Madagascar (587 000 km2),
du sud et de l’est de l’Asie, n’est reconnue terre continentale qu’avec
Sumatra (473 000 km2) offrent de plus les profils géographiques
la prise de conscience de son immensité territoriale, soit 7,5 millions
les plus divers. Vides d’hommes ou très peuplés, secs ou humides,
de km , équivalant pratiquement à la dimension de l’Europe. Elle
ces quatre ensembles présentent des combinaisons géopolitiques
devient alors l’unique composante continentale d’un ensemble
diverses qui ont tôt fait de réfuter l’équation simpliste et perfor-
nommé Océanie et est considérée comme le cinquième continent.
mative d’une unité « immanente » de l’île, un peu trop souvent
La découverte de la nature terrestre de l’espace antarctique au début
entendue. Si Madagascar constitue en effet le territoire d’un seul
2
du XX siècle clôt la liste conventionnelle des continents et permet
état indépendant, la Nouvelle-Guinée est partagée entre deux états,
une délimitation raisonnée de l’ensemble des îles qui débute avec le
voire deux continents, l’Asie et l’Océanie. Bornéo pour sa part est
Groenland. Qualifiée dès lors de « plus grande île du monde », cette
divisé entre trois états, le Brunei, la Malaisie et l’Indonésie tandis que
terre froide de l’océan Arctique est la première d’une longue cohorte
la grande île de Sumatra n’est qu’une parmi les îles de l’immense
de quelque 180 000 îles réparties à travers le monde.
archipel indonésien, constitué de quelque 17 508 unités.
e
L’adoption de conventions, désormais cadrées et reconnues, ne permet pas toutefois de clore le débat sur la nature des îles. Les
Îles, îlots, récifs ?
seuils quantitatifs se révèlent en effet insuffisants pour qualifier et
De la même façon, comment définir avec précision à partir de quel
classifier les lieux. Le bel ouvrage de l’association Nausicaa2, qui est
seuil une très petite surface de terre émergée n’est plus une île mais
intitulé Les Îles pionnières, tout comme l’Encyclopaedia Britannica,
un îlot ou un récif ? Les bancs de sable alternativement immergés
reconnaissent ainsi au Groenland le qualificatif de plus grande île du
et émergés en fonction des marées, les formations végétales ou
monde. Inversement, Roger Brunet lui dénie ce caractère insulaire
minérales plus ou moins pérennes que les géographes intrigués
et préfère le considérer comme un morceau de continent. Il estime
nommaient « des îles flottantes » semblent exclus du qualificatif
en effet que ce vaste territoire de plus de 2 millions de km2, recou-
d’insulaire. Tout cela relève pourtant d’une même probléma-
vert à 80 % de glace et accessible à pied sec l’hiver depuis les terres
tique générale de l’insularité qui permet d’opposer le caractère
canadiennes, n’est qu’une péninsule du socle nord-américain.
instable de l’île aux certitudes affirmées de la terre ferme. Selon
Poursuivant sa démonstration épistémologique, il estime également
une convention, l’île est ainsi définie comme une terre isolée en
que la disposition en archipel des minuscules bourgades portuaires
mer, séparée d’un continent par au moins 2 km d’eau et d’une
qui ponctuent son littoral très étiré, en ferait même l’inverse d’une
taille minimale que les géographes ou les juristes s’efforcent de
île ! On peut toutefois douter de la pertinence de cet argumentaire :
définir. Inversement l’îlot-récif serait alors une terre de moins d’un
le caractère archipélagique du réseau urbain insulaire semblerait
demi km2, un simple caillou, inhabité, sans source d’eau potable
au contraire affirmer la dimension insulaire. Cette dernière est de
pour permettre une installation humaine pérenne. Mais là aussi,
surcroît lourdement accentuée par une distance de plus de 3 000 km
tradition, pratiques et perceptions offrent des situations diverses
qui sépare l’île-continent de ses métropoles danoise et européenne
qui rendent tout seuil quantitatif difficile à préciser et incitent les
et aggrave en conséquence son caractère ultrapériphérique.
géographes à traiter d’île ce qui se vit comme île ! L’îlot de Persil
À la suite du Groenland, les plus grandes îles constituent de vastes
que revendiquent l’Espagne et le Maroc et qui est habité tempo-
ensembles dont la surface est quelquefois supérieure à celle
rairement par des bergers, est-il une île avec sa minuscule superficie de 0,15 km2 et la faible distance de 200 mètres seulement
2. Philippe Vallette, Christine Causse, 2012, p. 23.
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qui le sépare des côtes continentales marocaines ? On mesure là
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D’île en îles : une réflexion géographique sur l’insularité à travers le monde
la force des conventions qui sous-tendent les définitions et leurs
affinée en 1982 lors de l’importante conférence de Montego Bay,
interprétations ainsi que le poids d’un relativisme qui imprègne
en Jamaïque. Une île est alors entendue comme « une étendue
dès lors toute réflexion sur les mondes insulaires. Comme le
naturelle de terre entourée d’eau qui reste découverte à marée
souligne fort judicieusement Jean-Christophe Gay, les îles tirent
haute » comme le précise l’article 121 de la Convention des
leur nature d’une relation scalaire avec les autres terres : « Vu de
Nations unies sur le droit de la mer, dans sa partie VIII intitulée le
Paris, on pensera aux îles Britanniques, vu de Londres on pensera
régime des îles.
à l’Irlande, vu de Dublin on pensera aux îles d’Aran. On est ainsi toujours l’île de quelqu’un. »
« 1. Une île est une étendue naturelle de terre entourée d’eau qui reste découverte à marée haute.
La définition des îles nourrit des débats particulièrement vifs et
2. Sous réserve du paragraphe 3, la mer territoriale, la zone contiguë,
entretient des controverses, voire des conflits entre les différents
la zone économique exclusive et le plateau continental d’une île
États à travers le monde. La possession d’une île permet en effet de
sont délimités conformément aux dispositions de la Convention
justifier le contrôle d’une conséquente zone économique exclusive (ZEE). La ZEE, définie comme un espace maritime de 200 milles marins, soit 370 km à partir du littoral, permet en effet à un État
applicables aux autres territoires terrestres. 3. Les rochers qui ne se prêtent pas à l’habitation humaine ou à une vie économique propre n’ont pas de zone économique exclusive ni de plateau continental3. »
d’exploiter les ressources énergétiques minérales ou halieutiques que peut offrir un plateau continental maritime. Pour apaiser les contestations éventuelles, l’Organisation des Nations unies (ONU) a été conduite à élaborer une définition juridique de l’île dès la conférence de Genève en 1958. Cette définition a ensuite été
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3. Convention des Nations unies sur le droit de la mer (avec annexes, acte final et procès-verbaux de rectification de l’acte final en date des 3 mars 1986 et 26 juillet 1993). Conclue à Montego Bay le 10 décembre 1982. http://www.un.org/ depts/ los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf
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Cette définition n’est que partiellement satisfaisante. Son caractère
ration la plus « insularisée », juxtaposant en effet un monde d’îles
approximatif génère de profondes interrogations et les exemples
dispersées à travers l’océan Pacifique face à la masse de l’île-conti-
de sa remise en cause sont fort nombreux. On les recense en parti-
nent australien. Suivent ensuite respectivement l’Europe, l’Asie, les
culier dans l’espace maritime très convoité de la mer de Chine entre
Amériques et enfin le continent africain, le moins insulaire de tous,
la Chine, le Japon, le Vietnam, les Philippines ou Taïwan à propos
où les terres insulaires, représentées pour l’essentiel par la grande
de milliers d’îles qui constituent les archipels des Spratleys ou des
île de Madagascar, constituent moins de 2 % de la surface totale
Paracels, et donnent droit à une zone exclusive. La possession des
du continent.
îles s’inscrit alors dans une logique accentuée de territorialisation
Sur le plan démographique, le caractère insulaire de l’Océanie
des océans qui s’avère souvent contraire aux principes de la liberté
est encore plus accentué. La moitié de sa population y est en
des mers, réaffirmés largement depuis Grotius au XVIIe siècle.
effet insulaire. C’est cependant l’Asie qui concentre l’essentiel de « l’humanité insulaire ». Trois grands archipels d’Asie du
Les îles à travers le monde Après avoir tenté de définir les îles au moyen de seuils dimensionnels plus ou moins pertinents, il paraît important également de les dénombrer et de les localiser à travers le monde. Entre récifs et continents, on peut ainsi chiffrer approximativement le nombre d’îles à environ 180 000. L’espace insulaire représenterait ainsi 7 % environ de l’ensemble des terres émergées, constituant une périphérie fragmentée autour des principaux blocs continentaux. Seules 9 000 d’entre elles, pour la plupart les plus grandes, sont habitées de façon permanente ! Les insulaires, ces habitants des
Sud concentrent près des quatre cinquièmes du « peuple des îles » : les Indonésiens (250 millions), les Japonais (130 millions), les Philippins (100 millions) auxquels s’ajoutent les Chinois de Taïwan (23 millions), les Malais… Ils représentent ainsi plus de 520 millions d’habitants asiatiques et insulaires. Les autres continents se partagent en conséquence les 20 % restants, soit environ 120 millions de personnes. Îles britanniques et îles méditerranéennes forment l’essentiel de l’insularité européenne (78 millions) tandis que l’ensemble insulaire caraïbe englobe la plus grande part de celle du continent américain, environ 30 millions, représentée surtout par les îles de Cuba et d’Hispaniola, elle-même
îles que le dictionnaire de Furetière au XVIIe siècle définissait pour
partagée entre Haïti et la République dominicaine. Pour finir,
l’Amérique « comme plus barbares et plus difficiles à dompter
l’île de Madagascar (22 millions) représente la quasi-totalité de
que les habitants du continent » seraient ainsi à travers le monde
l’insularité africaine à laquelle on peut ajouter les îles et archipels
plus de 650 millions d’individus. Un humain sur dix est donc un
de l’océan Indien (Comores, Seychelles) et de l’océan Atlantique
insulaire ! Ils constituent donc une fraction non négligeable de
(Cap-Vert, Canaries). Cet exercice exhaustif de localisation des
l’humanité.
insularités entérine un rôle toujours plus déterminant de l’Asie
En excluant l’Antarctique qui est inhabité, les cinq continents se
orientale et méridionale dans le système-monde.
caractérisent par un plus ou moins fort coefficient d’insularité. On peut le définir en calculant le rapport que représentent les îles sur le total territorial et démographique de chaque continent. Cette démarche s’inspire des travaux du géographe allemand Carl Ritter (1779-1859) qui a construit au XIXe siècle sa réflexion scientifique à partir de l’observation de la forme des continents, définissant ainsi une Gestaltgeographie ou géographie des formes. Sous l’angle territorial, c’est l’Océanie qui offre incontestablement la configu-
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D’île en îles : une réflexion géographique sur l’insularité à travers le monde
Une grande diversité d’îles
Îles continentales et îles océaniques…
Localiser et mesurer l’insularité à travers le monde ne doit cepen-
Même si elles se situent en plein océan, à des distances relativement
dant pas faire oublier l’extrême diversité des cas insulaires, une
importantes du continent le plus proche, les îles continentales
diversité qui tend à contrecarrer toute forme de généralisation
constituent les parties géologiques d’un continent qui ont été
hâtive. Ainsi la seule insularité indonésienne offre à ce propos des
ennoyées au cours de l’histoire géologique. Elles ont en consé-
contrastes très marqués qui invalident toute systématisation des
quence fait partie de ces continents et leur formation découle
interprétations. En Asie orientale, le vide démographique observé
des mêmes processus orogéniques et géologiques qu’eux. C’est le
sur la grande île de Kalimantan-Bornéo ou bien en Nouvelle-
cas de la Grande-Bretagne et de l’Irlande qui ont été séparées du
Guinée est saisissant face aux très fortes densités que présentent
continent européen par des mouvements d’affaissement ainsi que
les îles pourtant voisines de Java ou Bali. L’intérêt des observateurs
par une transgression marine, liée à la fonte des glaciers quater-
pour les mondes insulaires s’est ainsi précocement heurté à une
naires. L’avancée de la mer les a donc « insularisées ». La similitude
tension récurrente. Elle est provoquée par la volonté affirmée de
géologique est totale entre le Bassin parisien et le Bassin londo-
construire un discours général sur le fait insulaire, pouvant aboutir
nien comme l’attestent les belles falaises de Douvres face à celles
à l’énoncé de « lois des îles », et une réalité insulaire où s’impose
de la Normandie. La Corse et la Sardaigne présentent une situa-
le sceau de l’extrême diversité incluant ainsi le risque de sombrer
tion comparable. Elles forment en effet un bloc de croûte lithos-
corps et âme dans le périlleux « vertige monographique » évoqué
phérique continentale qui flotte sur l’asthénosphère sous-jacente.
par le géographe Jean-Louis Tissier.
Ce bloc corso-sarde se serait détaché de la marge continentale du
Différentes selon leur superficie ou leur climat, les îles sont
continent européen selon un mouvement de dérive antihoraire de
aussi diverses par leur nature géologique. Elles se partagent
soixante degrés et c’est au Miocène que l’ensemble constitué par
ainsi en deux grands ensembles, les îles continentales et les îles
les deux îles aurait alors défini sa position actuelle. La théorie de
océaniques, ensembles pour lesquels Gilles Deleuze propose dans
la tectonique des plaques, confirmée dans les années soixante, a
son recueil L’Île déserte une analyse stimulante :
permis de valider scientifiquement les parentés géologiques entre
Les géographes disent qu’il y a deux sortes d’îles. C’est un renseignement précieux pour l’imagination parce qu’elle y trouve une confirmation de ce qu’elle savait d’autre part… Les îles continentales sont des îles accidentelles, des îles dérivées : elles sont séparées d’un continent, nées d’une désarticulation, d’une érosion, d’une fracture, elles survivent à l’engloutissement de ce qui les retenait. Les îles océaniques sont des îles originaires, essentielles : tantôt elles sont constituées de coraux, elles nous présentent un véritable organisme, tantôt elles surgissent d’éruptions sous-marines, elles apportent à l’air libre un mouvement des bas-fonds ; quelquesunes émergent lentement, quelques-unes aussi disparaissent et reviennent, on n’a pas le temps de les annexer4.
terrains provençaux et terrains corso-sardes. Les îles océaniques ou pélagiques sont en général plus petites que les îles continentales et elles ont une forme plutôt ronde ou elliptique. Leur existence est indépendante des continents voisins et leur origine est due à des phénomènes volcaniques. Elles peuvent être subdivisées en deux catégories, les îles volcaniques hautes et les îles volcaniques basses ou coralliennes. Les îles volcaniques hautes sont des cratères ou des sommets de massifs volcaniques émergés et souvent en activité comme l’Islande, l’archipel des îles Hawaï ou l’île de la Réunion. Elles accompagnent les dorsales sous-marines, véritables chaînes de montagnes submergées au fond des océans. Au milieu de l’océan Atlantique s’étire ainsi du nord au sud une dorsale en forme de S
4. Gilles Deleuze, 2002, p. 11.
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ponctuée par les îles-volcans des Açores, île de l’Ascension ou île
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Vue aérienne de l’île de Molokini Hawaï, années 1980 © CORBIS/Michael T. Sedam
Ci contre, en haut : Vue aérienne des 70 îles de Palaos Micronésie, 2013 © CORBIS/Bernard Radvaner
Îles Sanguinaires Corse, 2003 © CORBIS/Hemis/John Frumm
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En bas : Barrière de corail sur l’île d’Uepi Îles Salomon, 2013 © CORBIS/Don Silcock
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Nicolas Lambert, cartographe Carte de la ZEE 2014 © Nicolas Lambert
de Sainte-Hélène. On retrouve une dorsale équivalente au cœur
Les îles coralliennes sont constituées par les dépôts calcaires des
de l’océan Pacifique.
coraux qui sont agglomérés les uns aux autres et sont les débris
Les structures en arc sont également favorables à la formation d’îles volcaniques et forment, assez près des continents, des guirlandes insulaires comme le font les Antilles, les îles Kouriles ou les îles Aléoutiennes. Dans le cas des petites Antilles, l’arc externe relève d’un volcanisme ancien tandis que l’arc interne est formé de volcans récents, dont plusieurs sont toujours en activité comme la Soufrière en Guadeloupe ou la montagne Pelée en Martinique. Les îles volcaniques sont souvent de petite dimension, se limitant au cône d’un volcan comme dans le cas du Stromboli, de Kao et Tofua dans l’archipel Tonga ou de Santorin en Grèce. Leur
de squelettes d’organismes vivants. Mais ces animaux ne peuvent subsister que s’ils ne sont pas constamment submergés. En conséquence, ils s’établissent sur toutes les roches préexistantes et, au fil des générations, ils construisent leurs polypiers, qu’ils accumulent les uns au-dessus des autres jusqu’au niveau de l’eau, occupé par les dernières générations. La grande majorité des îles de l’océan Pacifique et de l’océan Indien sont le produit de ce processus. Le travail incessant des coraux accroît ces îles ou en forme sans cesse de nouvelles. Les îles coralliennes forment des anneaux plus ou moins circulaires dont le diamètre peut varier de 4 à 140 km. Ces anneaux sont plus ou moins clos, et leur partie intérieure constitue
naissance est spectaculaire comme on a pu l’observer au cours de
en général un lac marin nommé le lagon. Dans certains cas, la
l’année 2013 au large des îles Okinawa au Japon, avec l’émergence
partie intérieure de l’anneau peut être occupée par une île, comme
très médiatisée de l’îlot éphémère de Nishinosima. Toutefois, il est
à Bora-Bora, dans les îles de la Société. Leur origine physique est
plus fréquent de rencontrer des îles formées par la juxtaposition
toujours très discutée. Darwin avait émis l’hypothèse de l’affaisse-
ou l’emboîtement de plusieurs générations de volcans comme
ment lent d’un volcan entouré de récifs coralliens. Les recherches
en Guadeloupe, à la Réunion ou en Islande5. Plus globalement,
récentes ont confirmé l’hypothèse de Darwin, mais, à côté des
on rencontre ces îles volcaniques indifféremment sous toutes les
mouvements d’affaissement du sol, il faut impérativement ajouter
latitudes, ce qui n’est pas le cas des îles coralliennes, associées
le rôle des variations récentes du niveau de la mer pour comprendre
impérativement à la présence de mers chaudes, limitant ainsi leur
le processus de leur formation géomorphologique.
présence aux seuls espaces intertropicaux. Les îles volcaniques basses ou coralliennes, nommées également 6
En Polynésie, les accroissements successifs permettent de relier les îles et, en différents endroits, le fond de la mer est déjà si
madréporiques , sont constituées de coraux affleurant à la surface
exhaussé que les populations peuvent communiquer à gué sans
de la mer. Ces coraux reposent sur un socle rocheux qui est lui-même
avoir besoin d’embarcation. Aux Maldives, inversement, l’archipel,
une portion de flanc d’un ancien volcan. Les îles se présentent alors
constitué de basses îles coralliennes, est menacé de disparition
sous la forme d’un anneau ou atoll, le terme atoll provenant d’atolu,
par la montée du niveau des océans. Ces îles coralliennes sont en
terme divehi, langue indo-aryenne des Maldives, généralisé dans
effet très peu élevées, seulement 2 à 4 m au-dessus du niveau de
le langage scientifique par Charles Darwin au XIXe siècle. Les coraux
la mer. Situées au sud de l’Inde dans l’océan Indien, les Maldives
qui construisent ces îles coralliennes ne peuvent vivre que dans des
constituent un des archipels les plus représentatifs de ce type de
eaux chaudes de faible profondeur et traversées par la lumière à
formation. L’archipel s’étire en effet du nord au sud sur plus de
moins de 40 mètres de fond.
800 km et comprend un ensemble de près de 1 200 îles regroupées en 22 atolls d’une superficie de seulement 227 km2, élargie à
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5. Guy Lasserre, 2014.
21 372 km2 en y incluant la surface des lagons. Elles constituent
6. Madrépore, de l’italien madre et poro, genre de polypiers calcaires dont les cellules ont une forme rayonnée ou étoilée, qui, en s’agglomérant, arrivent à former des récifs dans la mer.
depuis quelques décennies un des paradis du tourisme de luxe, offrant aux visiteurs des îles-hôtels tout à fait surprenantes.
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• 23
D’île en îles : une réflexion géographique sur l’insularité à travers le monde
Des typologies insulaires exhaustives…
population8. En privilégiant les mêmes types de calculs, François Doumenge définit un indice côtier des îles. Il l’obtient en calcu-
L’extrême diversité de situations que sous-tend le mot île a
lant le rapport entre la ligne de rivage de l’île et sa surface totale
conduit les géographes, toujours en quête d’ordonnancement,
émergée. Les indices obtenus lui permettent alors de proposer un
à en élaborer diverses typologies. Ainsi François Doumenge7,
premier classement des îles. Les îles volcaniques et les atolls, suivis
professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris, a proposé une
par les petites terres insulaires, volcaniques, calcaires ou portions
série de classifications qui n’hésitent pas à associer des critères
de plaque continentale comme les îles Anglo-normandes ont les
physiques, biologiques, socio-économiques, voire géopolitiques
plus forts indices côtiers. Elles sont donc les plus insulaires. Viennent
pour mettre en ordre ce fouillis de cas particuliers. Ses travaux
ensuite ce que François Doumenge nomme les grandes terres
furent réalisés à un moment où l’étude des îles en France acqué-
insulaires comme la Nouvelle-Calédonie, les îles continentalisées,
rait un vif intérêt social et géopolitique. Le pays, en effet, doté d’un
Taïwan ou le Sri Lanka, et enfin les îles continentales, représentées
immense domaine insulaire, obtenait, avec les accords de Montego
par les plus grandes d’entre elles, Nouvelle-Guinée, Madagascar
Bay, le contrôle de la seconde ZEE du monde, qui, avec une surface
ou Nouvelle-Zélande. Grâce à d’autres mesures, il peut délimiter
de 11 035 000 km2, est en effet pratiquement équivalente à celle
des seuils de continentalisation. Ainsi, selon lui, dans le domaine
que gèrent les États-Unis d’Amérique, soit 11 351 000 km2 !
climatique, une île se continentalise à partir d’une surface de
En élaborant une série d’outils conceptuels, qui seront largement
20 000 km2 si elle est associée à une masse montagneuse de plus
repris par la suite, François Doumenge tente de préciser le champ
de 1 000 m d’altitude. Selon le même principe quantitatif, François
de l’insularité, voire de le restreindre aux seules îles « vraiment
Doumenge estime qu’un seuil de 500 000 habitants offre une
insulaires ». Ce souci de mesure de l’île n’est certes pas nouveau. Il
réelle autonomie socio-économique à un espace insulaire donné.
s’est déjà affirmé avec les études de l’école de géographie italienne
Grâce à un indice d’isolement océanique, il peut également
e
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à la fin du XIX siècle. Dans l’esprit des travaux positivistes d’Olinto
évaluer la situation spatiale d’un ensemble insulaire, en calcu-
Marinelli, Giovanni Anfossi avait ainsi proposé une « volumétrie
lant le rapport entre sa surface émergée et la surface de sa zone
des îles » qu’il a d’ailleurs appliquée à la Corse, en établissant un
océanique d’exploitation exclusive, dite des 200 milles. Cet indice
rapport pertinent entre altitudes, superficie et répartition de la
permet de construire une dernière typologie d’îles, reposant sur le
7. François Doumenge, 1985, p. 297.
8. Giovanni Anfossi, 1918.
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24 •
critère d’isolement océanique. Le classement débute avec les terri-
Chypre ou de la Corse ? Si en effet la masse démographique sarde
toires archipélagiques structurés – Vanuatu, Nouvelle-Calédonie –,
permet une plus grande autonomie, l’histoire et la culture de la
présentant un indice d’isolement inférieur à 100. Suivent les terri-
grande île sont bien davantage marquées par l’isolement que
toires océaniques comme l’île Maurice ou Tonga qui ont des indices
celles de ses voisines.
d’isolement allant de 500 à 2 000. À la catégorie des îles les plus
Ce parti pris a également comme conséquence d’appréhender
isolées, comme les Seychelles ou Nauru, succède enfin le groupe
trop exclusivement les îles en tant qu’espaces dépendants. Or
des îles extrêmement isolées, comme les îles Pitcairn par exemple
cette perception reste une nouvelle fois relative et mériterait des
qui présentent un indice d’isolement allant jusqu’à 160 000 ! Outre
éclaircissements sémantiques. Si certaines langues conçoivent
leur exhaustivité, ces multiples indices ont cependant tôt fait de
et représentent l’insularité comme un facteur d’isolement ou de
présenter leurs limites et ils peuvent aboutir à des approches scien-
coupure, isola latine ou ostrov des langues slaves, d’autres ont pu
tistes et déterministes, dangereuses et peu pertinentes par rapport
au contraire privilégier l’île comme un monde en soi et comme
aux investissements qu’ils requièrent. Pour donner plus de poids
l’élément d’un réseau d’interrelations. C’est ce que traduisent les
aux facteurs sociaux et politiques, François Doumenge propose
termes de nesos en langue grecque, shima en japonais ou encore
alors deux nouveaux concepts, îléité et insularisme, qui introduisent
les nombreux mots que peuvent offrir, selon le même principe, les
l’apport de la phénoménologie dans les études insulaires. Ils seront
langues océaniennes10.
promis à un grand succès en particulier dans les travaux d’Anne Meistersheim et de l’Institut des Îles méditerranéennes. Toutes ces typologies ont également pour conséquence de
Des îles, entre tensions et paradoxes
restreindre le vaste champ de l’insularité aux seules îles petites
Concevoir une étude raisonnée des îles n’est pas une mince
et moyennes. Elles focalisent ainsi la problématique insulaire sur
affaire ! Il faut à la fois éviter de sombrer dans « une géographie
les thèmes des contraintes naturelles, de l’isolement, de l’exiguïté
des îles qui soit autre chose qu’une énumération, un classement
et de la fragilité telles qu’elles sont aujourd’hui développées dans
commode11 », tout en évitant l’abus de généralisations hâtives et
le programme de géographie en classe de sixième, centré sur
dogmatiques visant à énoncer de prétendues lois. Un bref exposé
« habiter des espaces à forte contrainte ».
sur l’histoire des îles comme objet d’étude scientifique permet de
François Taglioni9, un des meilleurs spécialistes français des
mettre en exergue l’existence de ces tensions récurrentes.
espaces insulaires, choisit ainsi de limiter les îles à des ensembles de moins de 11 000 km2, dont la population est inférieure à
Théories et pratiques de l’insularité
1,5 million d’habitants. Au-delà de ces seuils, les probléma-
Précocement, les îles furent l’objet d’une cartographie spécifique,
tiques insulaires s’estompent et les territoires se continentalisent.
les isolarii – isolario au singulier –, terme italien que l’on traduit
Pourtant ces seuils sont reconnus par le géographe lui-même
par insulaires en français. Ce sont de véritables atlas des îles qui
comme arbitraires et conventionnels et renvoient une nouvelle
témoignent du profond intérêt pour le fait insulaire à partir du
fois au principe de relativisme qui imprègne invariablement toute
XVe siècle.
réflexion scientifique sur l’objet insulaire. Peut-on en effet consi-
Florentin Cristoforo Buondelmonti. Il inaugure un genre qui va
dérer la proche île de Sardaigne, avec sa surface de 24 000 km2 et
connaître un essor ininterrompu jusqu’au XVIIIe siècle. La description
Ainsi, un atlas nautique est constitué vers 1420 par le
son 1,6 million d’habitants, comme moins insulaire que les îles de 10. Christine Pérez, 2005. 9. François Taglioni, 2003.
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11. Jules Blache, 1948, n° 44, p. 5-22.
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D’île en îles : une réflexion géographique sur l’insularité à travers le monde
en archipel favorise alors l’appréhension progressive d’un monde, e
L’historien Lucien Febvre (1922) réagit vigoureusement contre
émietté et particularisé à l’infini. Jusqu’au XIX siècle, les ouvrages
ces approches théoriques et généralisatrices. Il récuse avec
de géographie consacrent des chapitres particuliers aux îles
véhémence tout énoncé d’une « loi des îles », qui trahit selon
regroupées dans un chapitre intitulé la nésologie ou nésographie,
lui le simplisme d’une pensée déterministe. Lui-même, inver-
dont l’objectif est de recenser et d’énumérer les îles en présentant
sement, nie l’existence de toute détermination brutale dans la
leurs principaux caractères physiques et humains. Le dénombre-
destinée des territoires. Il affirme au contraire que l’essentiel, pour
ment et la compilation de faits s’imposent alors dans l’optique
comprendre les lieux et leur spécificité, est « l’idée que se font les
d’un recensement exhaustif de l’ensemble des terres connues.
peuples, les groupes politiques de leur situation géographique,
On y tente plus rarement d’expliquer l’ambiguë existence de ces
de ses avantages ou inconvénients, c’est elle, en définitive, qui
espaces d’entre-deux définis en contrepoint des horizons plus
importe13 ». Cette réaction infléchit alors la réflexion des scienti-
assurés de la terre ferme. Le point de vue qui y est développé est
fiques géographes qui se réfugient dans un inventaire exhaustif
avant tout naturaliste.
de la diversité insulaire, représenté par l’ouvrage d’Aubert de
Avec Charles Darwin, l’île consolide son statut heuristique au XIXe siècle
et devient alors un laboratoire scientifique. L’insularité,
ce fait naturel de discontinuité géographique, devient dès lors un concept et explique ainsi les déterminations naturelles, endémismes et autres spécificités, qui lui sont liées. Au cours du
XIXe siècle,
les
scientifiques allemands s’emploient alors à fonder leurs premières théories spatiales en s’interrogeant sur les influences exercées par les milieux naturels sur les sociétés humaines. Selon eux, le génie des lieux détermine la nature des peuples et conduit cette science de l’espace à construire de séduisantes mais quelquefois fragiles théories de la détermination insulaire. Le grand géographe allemand Friedrich Ratzel privilégie ainsi le fait insulaire pour son exposé anthropo-géographique de la Corse12. C’est à travers ce prisme qu’il interprète la spécificité du peuple corse et les retards socio-économiques qui le caractérisent par rapport aux espaces continentaux européens. Au sein de l’école de géographie française, Jean Brunhès construit lui aussi une vision scientifique de l’insularité élaborée à partir d’une théorie géographique de l’isolement. Il fait alors de l’île un concept qu’il peut appliquer indifféremment aux petits mondes clos : oasis dans les déserts, clairières des forêts équatoriales, hautes vallées montagnardes et petites îles de la mer. Son approche positiviste fait de l’île-concept un échantillon qui
la Rue, L’Homme et les îles (1935). Il constitue ainsi un catalogue de cas particuliers qui limite la portée d’une approche globale et heuristique de l’insularité. Avec l’émergence de la géographie quantitative dans les années soixante, l’île devient à nouveau un objet théorique. L’énoncé de lois de l’espace inaugure ainsi le retour d’une « loi des îles ». Roger Brunet construit ainsi un modèle de l’île tropicale qu’il considère transposable à tous les petits territoires insulaires des mers chaudes. Selon la même démarche, il fait des îles le vecteur privilégié d’un Antimonde où se condenseraient ainsi toutes les pratiques illégales qui visent à contourner les lois et contraintes étatiques. Mais est-il vraiment convaincu de sa démonstration quand on peut lire, sous sa plume, dans le dictionnaire Les Mots de la géographie, un constat légèrement désabusé sur la grande diversité des situations insulaires ? Le problème est qu’il existe toutes sortes d’îles, les unes farouches, peu accessibles, battues par les vents, comme celle où se consuma Napoléon, les autres bonasses, accessibles voire surchargées de visiteurs comme ces îles du Levant qui hésitent entre nudisme, armée et réserve biologique, des îles du froid, si peu hospitalières, et des atolls enchanteurs, du moins vus de loin, des microcosmes, certains même inhabités et des États de premier plan… finalement, les îles ont bien peu de choses en commun… et l’îléité se définit mal sauf à considérer des ensembles relativement homogènes, comme les îles de la mer Égée, les îles bretonnes14.
permet de comprendre le tout. 13. Lucien Febvre, 1922, p. 246. 12. Friedrich Ratzel, 1899, t. 8, n° 40, p. 304-329.
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14. « Île », Dictionnaire Les Mots de la géographie, Montpellier, Reclus, 1992, p. 246.
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26 •
3e conférence internationale sur les petits États insulaires en développement Apia (Samoa), 1-4 septembre 2014 © CC/US Embassy New Zealand
L’émergence d’une conscience insulaire
fondée sur la mesure, l’îléité relève du vécu. L’idée qu’existe une psychologie insulaire est cependant perceptible dès le XIXe siècle,
C’est surtout l’apport de la phénoménologie dans les sciences du territoire qui renouvelle la problématique insulaire à partir des années soixante-dix. Abraham Moles peut ainsi définir une nissonologie (1982) consistant à valoriser l’existence d’une conscience
en particulier chez Élisée Reclus ou Friedrich Ratzel. L’insularisme, pour sa part, est défini comme la manifestation de « phénomènes limites d’isolement et de fragmentation15 » que peut engendrer, sur le plan social et politique, l’insularité. Elle relève d’une appré-
et d’un vécu spécifiques aux populations insulaires. L’apport du
hension politique du fait insulaire et d’une propension qu’auraient
tournant linguistique légitime alors le recours aux représentations
les insulaires à cultiver leur spécificité pour mieux affirmer leur
dans les sciences sociales, valorisant alors la dimension culturelle
identité.
et esthétique de l’insularité. Le contexte politique international a cependant tôt fait d’insAvec la phénoménologie comme base conceptuelle de l’étude
trumentaliser l’objet insulaire et de construire un déterminisme
des îles, les termes d’îléité et d’insularisme introduits par François
social succédant au déterminisme naturel de la fin du
Doumenge acquièrent une profonde épaisseur épistémologique.
Les îles deviennent en effet la métaphore du local et sont à ce titre
L’îléité se définit comme l’ensemble des représentations mentales
le fer de lance des revendications décentralisatrices au nom de
sur les îles que construisent aussi bien insulaires que continen-
la défense d’une spécificité. L’île représente alors un laboratoire
taux. Elle consisterait ainsi en un mode d’existence propre aux îles,
social où s’expérimente l’application pratique d’une aspiration
comme un ensemble de représentations et d’affects concourant
à la démocratie locale. La « conscience de l’insularité » légitime
XIXe
siècle.
à une forme d’identité insulaire. Si l’insularité relève d’un souci d’appréciation objective, externe, empirique, éventuellement
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15. François Doumenge, 1985, p. 297.
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D’île en îles : une réflexion géographique sur l’insularité à travers le monde
des notions comme la contrainte ou le handicap et les rend
que l’on applique, selon elle, trop abusivement aux îles : Identité,
éminemment politiques. Cela conduit les territoires insulaires à se
Immobilité, Imaginaire et Isolement.
fédérer, qu’il s’agisse de microterritoires indépendants réunis dans
L’examen des situations insulaires invite en permanence à une
l’AOSIS (Alliance of Small Insulare States), ou de régions insulaires
confrontation des contraires. Elle offre une image des îles à la fois
à la périphérie de grands ensembles géopolitiques comme la
ouvertes au monde et recluses, convoitées et délaissées, attrac-
Commission des îles au sein de l’Union européenne. Fondée en
tives et répulsives, désirées et rejetées, protégées et menacées. Ce
1990, l’AOSIS regroupe 39 États, dont deux ne sont pas insulaires,
jeu dialectique repose en partie sur les différences de représenta-
les États guyanais du Suriname et de la Guyana.
tion que les sociétés ont de l’insularité. Une civilisation terrienne
L’Union européenne, pour sa part, est amenée à valider en 1992
amenée dans son histoire à maîtriser la mer et les îles privilégie
le concept de région ultrapériphérique (RUP) regroupant pour
ainsi la représentation d’une île isolée, espace idéal de réclusion.
l’essentiel les territoires insulaires des anciens empires coloniaux
L’île y est ainsi objectivée. Inversement, l’île des Grecs d’avant la
de ses membres. Ces regroupements territoriaux permettent
période hellénistique est conçue comme le centre d’un monde
d’exercer un efficace lobbying territorial et de revendiquer ainsi
que les navigateurs organisent sur le principe du réseau. L’île y est
un traitement spécifique validant la reconnaissance de l’insularité
alors davantage conçue comme un sujet. Les paradoxes insulaires
comme un handicap naturel.
renvoient initialement à la construction mentale que s’en font les sociétés, « on ne naît pas île, on le devient », écrit en effet Carl
Mais ces regroupements dévoilent aussi leurs limites et ont tôt
Schmitt dans un essai fameux intitulé Land und Meer.
fait de mettre au jour l’absence de synergie entre ces « bouts du monde ». Si ces territoires partagent une même condition insulaire, le poids des héritages géohistoriques reste déterminant et laisse apparaître des contradictions dans les revendications formulées 16
Des îles sous tensions… Les paradoxes insulaires s’expriment alors dans une tension qui
comme l’expose avec pertinence François Taglioni . Les sciences
fait de l’île alternativement un objet et un sujet, une proie et un
des îles semblent encore prisonnières de leur aporie originelle
acteur. L’île est désirée et convoitée et cette projection d’intérêts
entre diversité et singularité, et les scientifiques sont alors invités à
d’ordre esthétique ou géopolitique peut accentuer les particula-
plus de modestie dans leurs ambitions nissonologiques.
rismes insulaires en réveillant au sein de la société une conscience
Il devient alors plus efficace de souligner les saisissants paradoxes
de l’altérité et de l’identité.
qui fondent davantage l’originalité des mondes insulaires. La
Les îles sont ainsi les objets convoités d’une maladie inventoriée
création de nombreux néologismes pour identifier ces paradoxes
dans les années cinquante par l’écrivain-voyageur britannique
en témoigne. L’hyperinsularité et la surinsularité permettent
Lawrence Durrell, « l’islomanie », ivresse existentielle que
ainsi de caractériser l’accentuation du poids des contraintes qui
ressentent les adeptes du voyage dans les îles. Elle fait ainsi
s’imposent à un espace insulaire tandis qu’inversement, l’hypo-
d’Ibiza la métaphore d’une quête mondialisée de la fête perpé-
insularité, observée par Thierry Nicolas dans les Antilles françaises,
tuelle comme le relate le philosophe Yves Michaud dans un essai
se manifeste par leur profonde atténuation, voire leur disparition.
détonant. Au même moment, c’est aussi dans une île, North
De la même façon, Nathalie Bernardie-Tahir a évoqué pour l’île de
Sentinel, dans l’archipel indien des îles Andaman-Nicobar que l’on
Zanzibar une contre-insularité qui dément la règle des quatre I
observe, à distance, le comportement le plus agressif à l’égard des étrangers. Il vient d’une tribu indigène recluse sur son île et dont le
16. François Taglioni, 2007, 1.2, p. 5-11.
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mode de vie est proche de celui des populations prénéolithiques.
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Playa d’en Bossa Ibiza, années 2010 © CORBIS/JAI/Sabine Lubenow
Les îles cumulent ainsi les contradictions. Elles réclament en effet le statut de régions ultra-périphériques (RUP), tout en valorisant leur rente de situation dans un processus de mondialisation économique et financière. Elles peuvent en même temps réclamer le droit à la différence et souhaiter bénéficier d’une égalité de traitements avec les régions « métropolitaines ». Elles sont aussi des conservatoires de « traditions », des repaires d’archaïsmes, tout en étant aussi les lieux privilégiés des métissages et des innovations sociétales. À la fois objet naturel et objet culturel, l’île résume alors la complexité des relations qu’une société peut entretenir avec la nature et devient la métaphore du monde, préfigurant peut-être les évolutions certes anxiogènes que réserve l’avenir à l’humanité. Certains n’hésitent pas ainsi à en faire des espaces pionniers17 novateurs et garants par leurs luttes éco-environnementales des grands équilibres naturels. En oubliant un peu vite, certes, les rentes de situation et les réclamations que cache un lobbying trop souvent politiquement correct voire rémunérateur18.
Car l’île reste une figure rhétorique. Elle peut correspondre à chaque individualité humaine, chaque individu étant une île en soi et peut aussi s’étendre à l’humanité tout entière, perdue comme une île dans le Cosmos. L’île est ainsi placée au cœur d’un perpétuel jeu dialectique qu’il faut sans cesse contextualiser pour éviter les généralisations hâtives. Françoise Péron, en promouvant une approche culturelle du fait insulaire, a démontré comment l’île, dès le XVIIIe siècle, a cristallisé le sentiment nostalgique du paradis perdu, monde de l’enfance ou d’une nature inviolée décrit dans le Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre. Au moment, en effet, où l’Occident s’engage dans le processus d’une civilisation technicienne et scientifique qui banalise les lieux comme des espaces de production, l’île exprime alors la quête d’un lien spécifique avec les lieux de l’existence. Le paradoxe a cependant tôt fait de s’exprimer à travers la figure concomitante de l’île recluse, voire infernale des huis clos dramatiques. Ce paradoxe s’est, une nouvelle fois, illustré sur les rivages de la petite île norvégienne d’Utøya, qui a vu, en
17. Philippe Vallette, Christine Causse, 2012. 18. Jean-Christophe Gay, 2014.
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D’île en îles : une réflexion géographique sur l’insularité à travers le monde
juillet 2011, cette petite terre paradisiaque des environs d’Oslo devenir l’enfer d’un massacre prémédité. L’île est ainsi le lieu privilégié de l’expression des sentiments. Sa configuration nette et précise d’espace terrestre, délimité par des étendues d’eau, favorise une appropriation par ses habitants, selon le concept des coquilles proxémiques définies par Abraham Moles. Le cinéma comme la littérature ont pu trouver là un cadre privilégié pour mettre au jour les liens et les stratégies mis en œuvre dans ces lieux « finis » où se pratique un « habiter spécifique ». Ingmar Bergman, avec L’Heure du loup (1968), ou Pavel Lounguine, avec L’Île (2006), font de l’île un acteur déterminant des drames individuels qu’ils ont mis en scène. Elle favorise en effet les huis clos et la réflexion sur soi dans la solitude. Inversement, Stromboli de Roberto Rossellini (1950), ou Respiro d’Emanuele Crialese (2002), constituent pour les héroïnes de ces films une prison que matérialise une microsociété insulaire intrusive et étouffante.
Roberto Rosselini (1907-1977), réalisateur Stromboli 1949 Porto-Vecchio, cinémathèque de Corse Casa di Lume – Cat. 24
Alors, en guise de conclusion, à chacun son île…
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