Dans le sillage de la lutte

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Alain Mosconi

Dans le sillage de la lutte



« Écorsé » vif !

27 septembre 2005, Montreuil, local de la LCR Accoudés à la table de notre salle de réunion, un camarade et moi discutons tout en jetant des regards distraits au JT qui crache ses informations en bruit de fond. Si la télévision est allumée, c’est que nous attendons des nouvelles de l’épopée du Pascal Paoli, paquebot de la SNCM « récupéré » par les marins du STC (Syndicat des travailleurs corses) parce qu’ils refusent que la compagnie soit bradée au fonds de pension spéculateur américain Butler. Et ils ont bien raison. Cette lutte contre la privatisation, évidemment nous la soutenons, mais nous sommes tout aussi intrigués qu’enthousiasmés par la tournure atypique que le conflit a prise. Ce n’est pas tous les jours qu’une occupation de l’outil de travail a lieu en pleine mer ! Partis de Marseille, les marins se sont emparés du bateau pour le ramener à son adresse légitime : la Corse. Au-delà de l’aspect romanesque – les grévistes sont dénommés « pirates » par les médias, et nous, les pirates, on aime bien – la lutte apparaît d’emblée aux yeux de l’opinion publique comme étant emblématique, radicale, audacieuse ; elle attire la sympathie contre l’intransigeance, l’arrogance et la répression de l’État français et du gouvernement. « Ah, les Corses ! » se sont aussitôt exclamés mes collègues de travail aux premiers instants de la médiatisation de cette « croisière » très singulière – comme si le fait de prononcer ces trois mots suffisait à tout dire. C’est comme si chacun d’entre nous présageait déjà la proportion que leur lutte allait prendre de par son caractère exceptionnel. Paradoxalement, si beaucoup

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de gens se sont identifiés à cette bataille, c’est aussi parce qu’elle est parvenue, dans un contexte politique particulier (la droite aux affaires, le patronat à l’offensive, les privatisations à tour de bras…), à « assembler les ingrédients » des autres luttes du moment : l’espace d’un instant, une poignée de marins réussissaient là où tant de travailleurs avaient tant de fois échoué et tenaient enfin tête aux possédants. Chacun d’entre nous se sentait un peu avec eux. Le gouvernement de l’époque ne s’y est d’ailleurs pas trompé : cette lutte portait la parole de toutes les autres, au-delà de ses revendications spécifiques. « Monte le son, ils parlent d’eux ! » Ça y est, la page « corse » s’ouvre et crève immédiatement l’écran. Un homme, l’œil pétillant, vif et insolent, arbore fièrement un tee-shirt du Che, un drapeau kanak planté derrière lui ; entouré de quelques collègues, il égrène patiemment leurs revendications à l’attention du gouvernement. Il toise joyeusement l’État français, qui a déjà dépêché aux alentours hélicoptères, GIGN et autres troupes d’assaut. La scène offre un tableau improbable : la sédition en haute mer ! Très impressionné, je m’adresse à mon pote qui prononce les mêmes mots que moi, au même moment : « Bordel, mais c’est qui ce mec ? » L’homme s’appelle Alain Mosconi, et il parle au nom du STC pour défendre la cause de ce conflit social et éminemment politique. Bien sûr, à la LCR, nous n’étions pas tout à fait novices en la matière, nos camarades corses d’A Manca1 nous avaient régulièrement tenus informés des évolutions sociales, syndicales et politiques sur l’île. Simplement, là, nous pouvions mettre un visage sur ces réalités, celui d’Alain. Mon pote cherche alors une adresse dans ses papiers, décroche le téléphone et appelle illico le STC à Bastia pour lui apporter notre soutien : « Un grand merci… Salud ! » lui répond fraternellement un syndicaliste corse à l’autre bout de la ligne. 1. A Manca naziunale (gauche nationale) a été fondée en 1998, à l’initiative de militants nationalistes de gauche et de militants anticapitalistes favorables à l’indépendance de la Corse.

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Préface – « Écorsé » vif !

Ce fut là mon premier « contact » avec Alain. J’ai fait partie, tout simplement, de ces anonymes qui ont su s’enthousiasmer et trembler pour cette lutte en en suivant, presque pas à pas, les péripéties. Il va de soi que nous avons à partir de cet instant, et autant que faire se peut, participé à la solidarité active qui a suivi : manifestations, procès…

7 avril 2007, Calvi, 12 heures. Je suis arrivé la veille au soir. Candidat à l’élection présidentielle pour mon parti, la LCR, je suis venu deux jours mener campagne aux côtés de nos camarades d’A Manca. L’un d’eux, Serge, m’informe qu’Alain Mosconi a prévu de passer à cette réunion. Comme un gamin, je jubile intérieurement à l’idée de pouvoir échanger, ne serait-ce que quelques mots, avec le « pirate ». Mosconi débarque, discrètement mais sûrement. Il intervient durant la réunion, capte l’attention du public, pour redire sa pensée sur la Corse, sur la France, et pour expliquer tout le bien qu’il pense de la politique de Zuccarelli, maire de Bastia ! Puis nous nous rencontrons à l’issue de la discussion publique. D’emblée, le courant est passé entre nous, comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Nous avons parlé lutte, politique, Corse, Kanaky, racisme, environnement, foot, pêche… Au fil du temps, notre relation s’est développée, amicale, fraternelle, militante. Alain pense être un pêcheur d’exception et s’entête contre les faits qui lui rappellent le contraire à chaque sortie en mer – c’est le seul défaut que j’ai réussi à déceler chez lui depuis toutes ces années. Pour le reste, j’ai apprécié sa présence lors de bien des manifestations, de bien des procès – les siens, les miens, ceux de Xavier Mathieu… Au cours de la campagne électorale européenne de 2010, je l’ai vu détailler avec ardeur son combat devant des salles combles, et aussi à Lyon, à Marseille. Mais surtout, dès que nous le pouvons, nous partageons l’amitié, à Paris ou en Corse. Alain est l’ambassadeur d’une Corse qu’on aime aimer, d’une Corse sauvage, splendide, rebelle, qui lutte pour

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elle-même en regardant vers le monde où l’on résiste aussi. Cette Corse dont j’ai découvert qu’elle avait, en effet, un peuple, une histoire, une culture et une langue. Une Corse, « Corsica », qui refuse d’être rebaptisée « Veolia » du nom de cette multinationale qui cherche à s’accaparer bien des activités économiques sur l’île. Ce pays où nombre de familles ont été ou sont encore éloignées de leurs proches, prisonniers politiques enfermés à Paris, par exemple. Un pays où j’ai pu croiser, côtoyer, la grande humanité de ces hommes et de ces femmes qui vivent sur l’île et la font vivre, tout en aspirant à prendre en main leurs destinées. Un pays qui mérite son droit légitime à l’autodétermination. Dans ce livre, Alain a mis tout son cœur. Il revient, bien sûr, sur la lutte du Pascal Paoli, comme s’il vous en faisait le récit autour d’un feu, un soir au cours d’un repas, pas très loin du maquis. Il donne aussi sa vision du monde et de la Corse car, dit-il, les deux vont de pair et c’est pour cela qu’on adhère à son discours. Il existe, à ses yeux, une relation étroite entre la question sociale et la question nationale en Corse, et un rapport complémentaire entre cette question nationale et l’universalisme, indispensable à l’affranchissement pour tout peuple qui veut suivre le chemin de son émancipation. Cette histoire va vous plaire, j’en suis convaincu : elle se passe aujourd’hui, quelque part où un peuple a décidé de se battre jusqu’à la victoire, en n’oubliant pas de nous appeler à lutter nous aussi. Olivier Besancenot


Préambule

« Ceci n’est pas un acte de piraterie… ceci n’est pas un détournement de navire… nous voulons réinstaurer la continuité territoriale… c’est une action syndicale ! Nous voulons rendre ainsi un outil de développement économique et social de la Corse à son propriétaire, le Peuple corse ! » Ce jour du 27 septembre 2005, en début de soirée, nous voguons sur la Méditerranée, quelque part entre la France et la Corse. Plus tôt, à la mi-journée, nous avons mis le cap sur l’anse de Bastia. Cette ville, considérée comme le poumon économique et industriel du nord de l’île, est aussi le port d’attache du Pascal Paoli, cargo mixte de la SNCM, que nous avons emprunté le matin même à Marseille, à son propriétaire du moment, qui n’est autre que l’État. Notre équipage, constitué d’hommes et de femmes tous volontaires, est composé à 90 % de membres du STC2. Le reste de l’équipage est composé de marins tout autant volontaires que nos propres militants, mais issus de la CGT ou du SAMMM3. Il est à noter que ces derniers, en nous suivant dans cette action, sont passés outre aux consignes de leur organisation syndicale, dont les directions respectives, pour le dire gentiment, n’étaient franchement pas « chaudes » à l’idée de voir le Pascal Paoli prendre la mer. Nous voici donc le 27 septembre 2005 en début de soirée… Le navire est exploité à 100 % de sa puissance moteur… Il nous 2. Syndicat des travailleurs corses. 3. Syndicat autonome des marins de la marine marchande.

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faut naviguer entre 19 et 21 nœuds, car nous savons qu’à une telle vitesse, les commandos marine ne peuvent intervenir par la coque, et que tout abordage est donc impossible. Le seul danger, à ce moment-là, réside en la capacité aéroportée de l’armée, basée à l’arsenal de Toulon. Pour l’heure, seul un hélicoptère nous a survolés en début d’après-midi. A contrario du bon sens militaire, si tant est que celui-ci existe, une intervention aérienne aurait été plus appropriée en pleine mer, loin de tout regard ou de tout objectif de caméra indiscret. Pourtant, à cet instant, rien de cela ! La mission de l’hélico qui nous survolait s’est bornée à faire quelques clichés du navire, ainsi que des hommes que nous avions placés sur le pont pour faire de la veille. Parallèlement à ce survol, dans une mise en scène digne « du gendarme et du voleur » dans laquelle les pouvoirs publics excellent, sous couvert de ce qui est prudemment nommé « l’état de droit », un message à la VHF, relayé par haut-parleurs, était adressé à chacun d’entre nous : « À la demande du Premier ministre, au nom du procureur de la République, nous vous informons que vous avez détourné un navire, crime prévu par l’article 224.6 du code pénal, passible d’une peine d’emprisonnement de vingt ans, nous vous demandons instamment de diriger votre navire sur le port de Marseille. » « Ubba ! vint’anni ? à stu prezzu hè megliu à fassi a Banca di Francia4 », s’exclama impassible, un marin de quart5, cigarette au bec et regard fixé sur l’horizon. Ces quelques mots, « in lingua nustrale6 », avaient eu le mérite de nous faire éclater de rire, et de détendre une atmosphère ô combien pesante. Depuis cet épisode aérien, plus rien, plus aucun contact avec qui que ce soit, chacun à bord vaquait paisiblement à ses occupations… 4. « Eh bien ! Vingt ans ? À ce prix, il vaut mieux se faire la Banque de France. » 5. Un quart est une fraction de temps pendant laquelle un marin est en fonction. 6. Dans notre langue.

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Préambule

Il est maintenant 19 h 55. À la passerelle de ce magnifique navire, accoudé à la table des cartes marines, un téléphone VHF collé à l’oreille, je me tiens la tête qui, après une telle journée, me semble de plus en plus lourde, presque insoutenable, et dans ma bouche fume une énième cigarette au goût âpre. Autour de moi, de nombreux camarades m’observent, avec parfois un regard un peu inquiet, pour autant, jamais d’un regard inquiétant. Le stress et la fatigue des heures qui viennent de s’écouler auraient dû marquer leurs visages et sans doute aussi leur âme… Force est de constater qu’il n’en est rien, tous font montre de courage et de détermination. Je suis donc dans ce lieu dédié à la navigation et au bon cap du navire. Je prépare ainsi mon intervention télévisée en directe au JT de France 2. Dans un silence de cathédrale, je cherche au plus profond de moi la concentration nécessaire à une intervention médiatique, audible et efficiente. Je n’ai pas le droit à l’erreur, je ne peux pas me permettre, et ce, au regard des enjeux et de l’importance de l’événement, de communiquer de manière approximative, décousue, ou pire, de livrer un message vide de tout sens. Il me faut impérativement être clair et précis pour convaincre le plus grand nombre du bien-fondé de notre action. Bien sûr, cet exercice de communication, auquel nul n’est réellement jamais trop préparé, s’avère être plus ou moins facile selon le contexte du moment. Ici, en matière de difficulté d’ordre opérationnel et du stress en découlant, les choses ont atteint leur paroxysme. Il me faut donc redoubler d’efforts et de concentration. Soudain, une voix féminine vient rompre la quiétude dans laquelle je me suis plongé… « Allô, M. Mosconi, vous êtes toujours là ? Dans une minute c’est à vous, on va vous basculer en direct ! » À ces mots, et malgré mes efforts, tout s’effondre comme un château de cartes, les choses m’échappent, je ne maîtrise plus rien… Mon pouls s’accélère à faire exploser mes tempes, ma gorge se noue à étouffer chaque son, chaque souffle… C’est la panique totale, je « flippe à mort » de me planter, et de gâcher ainsi l’occasion qui m’est donnée de m’adresser à plusieurs millions de téléspectateurs.

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L’enjeu est colossal, ma peur l’est bien plus encore ! Il me faut me calmer, et je n’ai pour le faire qu’une petite minute, autant dire, rien ! Pourtant, dans cet instant d’intensité extraordinaire, je dois vite trouver un antistress, une espèce de « lexomil » à effet spontané. Je ferme donc les yeux, je me laisse aller, mon esprit vagabonde… Et miracle, je voyage jusqu’au cœur d’une pièce, une chambre… Je vois devant moi un petit sourire, des boucles dorées, un visage angélique, mon ange, ma fille de quatre ans (au moment des faits) et la magie s’opère, ma respiration retrouve un rythme normal, ma gorge relâche son étreinte, je vais pouvoir libérer ma voix porteuse de convictions. De nouveau, enfin, je maîtrise les choses, de nouveau je me sens, je me sais « opérationnel ». À quelques mètres, sur un coin de table, un poste de télévision. Tous les regards sont tournés vers lui, quand le générique du journal télévisé se fait entendre. En fond d’écran, on n’en croit pas nos yeux, le Pascal Paoli fend la mer. À cet instant, l’émotion envahit la passerelle, on se dit : « Enfin, ça y est ! On va pouvoir informer tout un chacun des magouilles de l’État et du Premier ministre De Villepin qui, en silence, veulent nous vendre aux petits copains de service, pour une poignée de figues. » Après quelques secondes de ce générique atypique, la voix « accusatrice » de M. Pujadas sonna le glas de nos douces illusions et nous ramena, de facto, à « l’essentiel » journalistique et événementiel. En effet, « le scoop » pour eux, pour ceux qui font l’information, ne résidait pas dans le fait que des hommes et des femmes épris de justice sociale menaient une action syndicale contre la prédation d’un fonds de pension américain, mais plutôt qu’une cinquantaine de marins corses, natios qui plus est, menaient une action désespérée et hors les lois de la sacro-sainte République française. D’ailleurs, la question posée par ce journaliste, pourtant avisé, en disait long sur l’état d’esprit et sur les clichés foireux à notre endroit : « M. Mosconi, pourquoi avoir commis un acte de piraterie, pourquoi avoir détourné un navire ? » Pendant un laps

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Préambule

de temps, je me suis dit, qu’est-ce que c’est que cette question de M… ! L’État est en train de nous vendre comme du bétail, un fonds de pension américain réalise le braquage du siècle en faisant main basse sur une structure de 500 millions d’euros pour une somme dérisoire et honteuse, et voilà que l’on nous présente, nous, travailleurs en lutte, comme des pirates somaliens ? ! Il fallait que je réagisse vite et bien ! Et c’est ainsi qu’instinctivement, je répliquais à ce que je considérais comme une insulte par : « Ceci n’est pas un acte de piraterie… ceci n’est pas un détournement de navire… nous voulons réinstaurer la continuité territoriale… c’est une action syndicale ! Nous voulons rendre ainsi un outil du développement économique et social de la Corse à son propriétaire, le Peuple corse ! » Ces propos allaient fédérer au-delà de mes espérances, ils allaient connaître un écho de manière transversale au sein de la société, en Corse bien sûr, mais ailleurs aussi, en Europe, et dans le monde. Ils prirent racine dans la spontanéité et, pourtant, leur force fédératrice allait devenir la clé de voûte de ce qui par la suite allait être communément appelé « L’affaire du Pascal Paoli ». Cette phrase nous a suivis, Félix Dagregorio, Jean-Marc, Patrick, mes frères, ainsi que moi-même, jusqu’au tribunal de Marseille en 2009, où nous fûmes jugés et où nos avocats en usèrent à bon escient pour rappeler au juge le contexte de l’époque. Je pense sans excès, sans fierté particulière, que ces mots ont pesé dans mon engagement militant, et qu’ils me suivront tout au long de ma vie, comme ils suivent, presque malgré lui, le sillage du Pascal Paoli. Ils forment ainsi le trait d’union entre ce navire et le militant syndico-politique que je suis. Dès lors, chaque lecteur comprendra que le présent ouvrage consacré en partie à cette action syndicale, qualifiée d’historique par plus d’un observateur politique avisé, puisse avoir pour préambule ce rappel ô combien essentiel à la bonne compréhension de nos actes passés, mais également essentiel à mes yeux de révolutionnaire corse, pour appréhender un monde fou, fondé sur le fric roi.



La clarté sur l’affaire dite du Pascal Paoli

L’année 2005 ou le début de la fin En début d’année 2005, la direction de la SNCM a à sa tête un bureaucrate comme seul l’État sait en former des wagons, M. Bruno Vergobbi. Du haut de sa fonction, il annonce à qui veut l’entendre, en faisant écho au gouvernement, que la SNCM a besoin d’une recapitalisation et que celle-ci, Europe oblige, ne peut se faire que par une injection au capital de deniers privés. Bien sûr, cette opération ne remettrait, selon lui, aucunement en cause la structuration politique et économique de la SNCM, puisque cette évolution capitalistique se ferait à dose homéopathique, et la puissance publique garderait ainsi la main. Autrement dit, il existerait, à en croire Sieur Vergobbi, des opérateurs industriels ou structures financières faisant dans la philanthropie, et capables, ainsi, d’investir dans une compagnie endettée juste pour le fun, et sans en prendre la direction. Croire à ce discours aurait été pour nous une hérésie, attendre le salut d’une telle opération devenait suicidaire. Pourtant, rapidement, au sein de la SNCM, une majorité d’organisations syndicales, sous couvert « d’ouverture d’esprit » ou de « dialogue social », accepta de discuter. Bien entendu, la main sur le cœur, elles jurèrent toutes fidélité à leurs idéaux de syndicat, voire de syndicat révolutionnaire, en affichant leur refus de la privatisation… Oui, mais voilà, elles discutèrent. Certains me rétorqueront que discuter n’est pas tromper, certes, mais tout adultère commence par une simple discussion, et ce ne sont pas

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les salariés cocufiés dans le processus de privatisation de leur outil de travail qui diront le contraire. Notre stratégie se déployait en deux volets : adopter une position de rupture sur ce sujet, afin que les autres organisations syndicales, puisqu’elles avaient choisi de discuter, le fassent avec quelques réserves, par peur de voir leur base rejoindre nos rangs et convaincre par ailleurs pour ne pas être isolés, ne pas apparaître comme de simples « gauchos, jusqu’au-boutistes ». Nous avons donc proposé une alternative à la privatisation annoncée qui consistait à maintenir l’entité dans le giron public en faisant entrer au capital de façon majoritaire les deux collectivités régionales, Corse et Paca. En fin de compte, cette double stratégie faisait de nous les seuls opposants crédibles au projet de l’État et de la direction. Le premier semestre de l’année 2005, s’écoulait au gré des discussions, sans pour autant que celles-ci débouchent sur quelque évolution que ce soit. Puis, à partir de juin, pas question de provoquer une grève pendant la saison. Publiquement et officiellement, on n’entendit plus parler de rien ou presque. En coulisse, par contre… Selon Le Nouvel Observateur d’octobre 2005, François Goulard, alors secrétaire d’État aux Transports, dépêcha un membre de son cabinet sur Marseille, afin d’arriver dans « la torpeur de l’été » à un accord CGT/Connex (Veolia). Nous le savions et nous devions en tenir compte. La toute-puissante CGT discutait avec le gouvernement et d’éventuels repreneurs tant à Paris, par l’intermédiaire de Bernard Thibault, son secrétaire général au niveau de la confé, qu’à Marseille, où c’est la CGT des marins, avec Jean-Paul Israel en tête, qui menait les débats. Dans ce contexte où tout le monde discute avec tout le monde, notre position devenait de plus en plus fragile, voire inconfortable. Mais une position fragile et inconfortable au regard des situations n’en est pas pour autant illégitime. Il nous fallait continuer de refuser toute discussion sur la privatisation, et ce, à quelque niveau que ce soit.

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Ainsi, nous fûmes contactés et invités à discuter du sujet par M. Veolia en Corse, ex-responsable des renseignements généraux, et homme de réseau. Il va sans dire que l’invitation fut déclinée. Le STC est par nature pour le dialogue mais, pour autant, il ne discute pas de tout avec tout le monde. Il nous fallait donc patienter, espérer une erreur d’une des parties pour reprendre la main. L’État allait nous faire ce cadeau royal !!! En effet, le 25 septembre 2005, celui-ci annonça la privatisation totale de la SNCM rachetée par un fonds de pension américain, en l’espèce Butler Capital Partners. Ceci constituait pour nous une occasion rêvée pour peser dans le débat et faire entendre notre voix. Qu’est-ce que Butler Capital Partners ? Cette structure est un fonds de pension qui investit dans les entreprises en difficulté, maîtrise leur capital et le revend en faisant des plus-values énormes. On retrouve à la tête de ce fonds de pension Walter Butler, un énarque, ex-inspecteur des Finances, et ami de promotion – eh oui le monde est petit et le hasard fait bien les choses – du Premier ministre de l’époque, M. De Villepin. Une des devises de M. Butler lorsqu’il parle de son « job » : « Mon métier ? J’achète le menu puis après je revends les plats au prix de la carte » (Le Canard enchaîné, mercredi 5 octobre 2005). Le décor était donc planté, les prédateurs de service pouvaient se livrer à la curée. À la recherche d’un axe de lutte entre le STC et la CGT Le 26 septembre 2005, nous nous sommes retrouvés le soir au siège de la CGT des marins de Marseille. Une dizaine de militants du STC composait notre délégation avec la ferme intention de créer les voies et moyens de construire un accord historique entre nous.

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Quelques militants du syndicat autonome (SAMMM) étaient là aussi, semble-t-il en tant qu’observateurs ou quelque chose de ce genre. Bien sûr, nous fûmes accueillis par la direction et le premier cercle militant de la CGT. Bon nombre de ceux-ci représentaient pour moi bien plus que des militants syndicaux d’une « structure concurrente », ils étaient des amis. Je pense au trésorier du comité d’entreprise Alain Chikhoune malheureusement disparu aujourd’hui, à Bernard Marty, secrétaire de ce même comité d’entreprise, ou encore, à Jean-Marc Pozzetto, « une terreur dans son genre », un homme de qualité et de valeur, avec lequel, dans le plus grand respect, on se tirait la bourre lors d’élections de délégués de bord. Et, au grand dam de la direction, avec lequel j’étais quasiment toujours élu. Nous formions ensemble une paire redoutable et redoutée par la hiérarchie. Je pris l’initiative de lancer les débats et mis à plat notre point de vue et nos propositions. Ceux de la CGT semblaient quasiment identiques aux nôtres. Dès lors, les conditions d’un accord historique entre ceux que la presse nommait « les frères ennemis » étaient donc réunies et, ayant trouvé un terrain d’entente, nous pûmes acter les principes d’action suivants : – Refuser la privatisation, et ce, quelle qu’en soit sa forme – Combattre concomitamment pour maintenir la SNCM en l’état – Dans le cas où ce maintien serait impossible, combattre ensemble pour la régionalisation de la SNCM, afin qu’elle reste dans le giron public, avec une participation publique d’au moins 51 %. Une fois l’accord « verbal » passé, j’ai annoncé aux personnes présentes lors de la discussion, afin que celles-ci ne se trouvent pas devant le fait accompli, que nous comptions rentrer dans la lutte en ramenant un navire en Corse, le Pascal Paoli. Jean-Paul Israël, peu crédule, d’un air narquois et presque suffisant, s’exclama avec l’accent pagnolesque qu’on lui connaît : « Ouais, ouais !!!! Prenez-en même deux si vous voulez » J’aurais aimé voir sa tête quand, le lendemain matin, en pleine assemblée

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générale sur le Méditerranée, il vit au travers d’un sabord le Pascal Paoli tracer la route vers la haute mer. Prendre le large afin de prendre de la hauteur Le 27 septembre au matin, à Marseille, sur la place de la Joliette et sur le boulevard des Dames où se situe le siège social de la SNCM, plane une ambiance d’enterrement. Les salariés de la compagnie déambulent, comme K.-O. debout, sous l’effet de l’annonce mortifère de privatisation totale faite la veille par le gouvernement. Les visages qui, à l’accoutumée, sont vivants et expressifs, sont pour l’occasion blafards et figés, comme si leurs propriétaires avaient rencontré au détour d’une rue menant au port la faucheuse de vie. Tous pensent, avec fatalisme, que tout est joué d’avance et qu’il va falloir faire avec le seul fonds de pension Butler Capital Partners pour les prochaines années. Pour résumer ce début de journée du 27 septembre 2005, l’État jubile et se frotte les mains en pensant avoir réalisé d’une pierre deux coups en se débarrassant de l’entité publique tout en la vendant à un ami du maître de Matignon. Les autres organisations syndicales accusent le coup, sans pour autant avoir une stratégie bien établie pour s’opposer efficacement au gouvernement, et nous… nous nous préparons à lancer notre opération. Deux équipes sont constituées. La première doit rejoindre immédiatement par la route le Pascal Paoli pour veiller aux derniers préparatifs de départ. La seconde, dont je prends la tête, sous couvert de réinstaurer la continuité territoriale, va demander à la direction « l’autorisation de décoller » en direction de la Corse. « Dumandà hè lege » est un de nos adages populaires, qui signifie, que demander quelque chose, au-delà de son caractère normal en société moderne, recouvre une dimension aussi formelle que celle d’un acte encadré par une loi.

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C’est ainsi, mais aussi sans grandes illusions que, lors d’une entrevue, nous avons formulé notre demande à notre direction, qui, elle, avec l’aval de l’État, a refusé de manière catégorique tout départ de navires. En effet, pour les tenants du pouvoir, la flotte entière devait rester dans l’enceinte portuaire de Marseille afin d’être livrée sur un plateau doré à son amiral Nelson d’opérette qui, dans le cas d’espèce, n’était autre que Walter Butler. Après ce refus prévisible de restaurer une forme de continuité territoriale, refus qui jouera plus tard en notre faveur, lors de notre procès, nous nous sommes retranchés sur le ferry Danielle Casanova, navire d’où fut donné le « top départ » de l’opération. Notre groupe, renforcé par une quinzaine de marins, prit la direction du Pascal Paoli à l’aide de chaloupes de sauvetage, et ce, afin d’éviter toute rencontre regrettable que nous aurions pu faire par la route. Une fois la jonction faite, il nous fallait maintenant gagner rapidement la haute mer. La traversée vers Bastia s’est effectuée comme rappelé en préambule de cet ouvrage. L’arrivée, elle, sembla surréaliste à plus d’un égard. Il est près de 21 heures lorsque nous nous trouvons en vue des côtes du Cap Corse. Nous devinons, dans l’obscurité, les montagnes à l’horizon. Celles-ci sont mises en relief par les lumières des villages et hameaux qui permettent d’identifier avec précision, dans la nuit naissante, les lieux où s’exerce la vie des hommes. Pourtant, ici et là, de manière cyclique et en dehors de toute cohérence, deux points lumineux espacés de deux autres apparaissent et disparaissent de telle manière qu’ils attirent notre attention dans la nuit. Qu’est-ce donc ? L’un d’entre nous pointe du doigt ce qui semble être une danse décousue de lucioles et dit : « Ce sont des gens en voiture qui nous saluent ! » Un autre, excité par cette perspective, fait retentir longuement la corne de brume, et là, devant nos yeux écarquillés, prend vie ce qui allait

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devenir un spectacle inoubliable. En effet, d’un coup d’un seul, des dizaines, des centaines, peut-être des milliers de lumières se mettent à clignoter. Le Cap Corse se transforme spontanément en une gigantesque guirlande et, à chaque coup de corne de brume, le phénomène semble s’amplifier sans fin. L’émotion et la joie envahissent chaque pont du navire. Nous ne sommes pas encore sur notre Terre, nous ne faisons que la frôler d’une caresse et, déjà, son accueil maternel comble chacun des fils que nous sommes. La singularité de cet accueil tranchait radicalement avec ce que nous avions connu jusqu’alors. Devant Toulon, pour les autorités politiques et militaires françaises, nous étions des pirates passibles de vingt années de réclusion criminelle. Sur France 2 au 20 heures, nous étions des desperados, d’autant plus extrémistes que nous étions des nationalistes corses. Ici, sans pour autant à mes yeux avoir l’étoffe de héros, nous recevions un accueil qui à l’accoutumée est réservé à ceux qui peuvent se prévaloir d’en avoir les vertus. Ainsi, du début du Cap Corse jusqu’à Bastia, soit grosso modo pendant une heure de temps, nous avons navigué dans les mêmes conditions, fêtés par notre terre, et joyeux à bord. Devant Bastia, dès le premier coup de corne de brume, et alors que, pourtant, nous ne distinguons que quelques silhouettes sur la jetée du large, des clameurs se font entendre. Au téléphone, la même information remonte à chacun d’entre nous, ils sont des milliers, de toutes catégories de la société corse, des travailleurs, des artisans, des intellectuels… Toute la classe politique est également représentée, des nationalistes, des syndicalistes, des gens de gauche, et même certaines personnes connues de la droite locale sont présentes pour mieux se démarquer de la position du gouvernement. Chaque observateur parle de deux à trois mille personnes, venues de toute la Corse pour nous soutenir. Cette solidarité affichée est une gifle infligée au gouvernement, une insulte à son autorité, et chacun sait que celui-ci n’est jamais aussi sournois et violent que quand il est contesté.

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D’ailleurs, dès ces premières manifestations de joie de nos familles et amis, sans aucune sommation en amont, les forces de « désordre » envoyées par le préfet font pleuvoir un déluge de lacrymogènes sur la foule, « il leur faut nettoyer le port ». Les choses semblent maintenant dégénérer sérieusement, aux tirs de lacrymo, dont le vent de terre nous livre les odeurs et les inconvénients, font écho de fortes détonations. Nos frères de lutte, à terre, ne comptent pas en rester là, et répondent coup pour coup aux gardes mobiles et aux autres policiers en uniforme ou en civil. Les affrontements gagnent rapidement les rues jouxtant le port, Bastia est passée en un instant du statut de ville festive et accueillante à celui d’une ville occupée par la troupe. Devant cette scène de « guérilla urbaine » où sont pris à partie malgré eux nos amis, nos familles – qui, pour bon nombre d’entre eux, n’ont jamais connu une telle situation – une question se pose à nous. Devons-nous forcer le blocus ou attendre un apaisement ? À cet instant, une information, dont je ne livrerai pas la provenance, me parvint. Cette information n’a jamais été rendue publique jusqu’à ce jour, et je profite de ce livre qui constitue pour moi l’occasion de faire la lumière sur toutes les facettes de l’affaire dite du Pascal Paoli pour la livrer à l’opinion publique. Ce qui est certain, c’est que les éléments dont je dispose maintenant vont de toute évidence peser de tout leur poids dans l’analyse de la situation et dans les choix qui en découleront. L’exfiltration : option choisie et proposée par U Fronte Arrivés devant Bastia, me parvint donc cette information de toute première importance. Un commando du FLNC est positionné devant l’enceinte portuaire et se met à notre disposition pour, si nous le souhaitons, nous exfiltrer et nous éviter une arrestation qui leur semble, à cet instant, évidente. Depuis la fin de l’après-midi, les élus nationalistes ont été sollicités par la majorité UMP de l’assemblée de Corse. Ensemble, ils

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cherchent les voies d’une solution négociée avec le gouvernement. Cette démarche ne semble pas être, à l’heure où me parvient le message du Front, connue par ces mêmes clandestins. Je me retrouve devant trois actions possibles. La première consiste à forcer le blocus, et ce quelles qu’en soient les conséquences, tout en sachant que cette option est à plus d’un titre dangereuse et risque d’enflammer totalement Bastia et la Corse. La deuxième consiste à valider l’accord négocié et proposé par les élus sous l’égide de l’assemblée de Corse. La troisième, quant à elle, repose sur la proposition des militants clandestins. Je dois faire seul mon choix, car la troisième option ne doit être, pour des raisons évidentes de sécurité, connue que par moi seul à bord. Il me fallait prendre une décision rapidement. La deuxième option, construite autour d’une démarche claire et d’un consensus large, issue de l’assemblée de Corse, n’avait pour nous que des avantages. Plus loin dans le livre, les termes de ces avantages, fruit d’un accord, seront précisés. La troisième option, qui émanait d’un mouvement politico-militaire, comportait, elle, plus d’inconvénients que les deux premières. Elle nous entraînait à tourner irrémédiablement le dos à la démarche des élus, mais aussi, et ce n’est pas la moindre des choses, à faire courir un risque évident d’affrontements armés qui, dans le contexte, pouvaient déboucher sur des dégâts collatéraux d’une gravité sans précédent. Le deuxième inconvénient de cette option, c’est qu’il aurait dérouté le Pascal Paoli de son cap politico-syndical, pour lui donner une orientation politico-militaire qui, sans l’ombre d’un doute, aurait essuyé une vive critique tant en Corse qu’en France, et aurait servi de prétexte au gouvernement pour asseoir, avec la légitimité de l’opinion publique, sa politique répressive. J’entends enfin d’ici les voix s’élever, pour, et avec ma supposée complicité, parler de récupération du Front, d’hégémonie de celui-ci sur le syndicat. J’entends également au sein même du STC, et pas toujours avec une très grande objectivité politique, les

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critiques, les condamnations, voire les procès d’intention pouvant pousser jusqu’à une éventuelle scission de la structure. Pourtant, aujourd’hui encore, que le FLNC – qui depuis près de quarante ans fait partie intégrante de la lutte du Peuple corse – se propose comme force d’appoint à notre action ne me choque aucunement. Je rappellerai d’ailleurs, en quelques lignes, pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire, ou qui souffriraient d’amnésie sélective, que c’est bien le FLNC qui, au début des années quatre-vingt, a dynamisé la politique de structuration des contre-pouvoirs. C’est donc, de par la volonté politique du Front que notre organisation syndicale, aujourd’hui la première de Corse, a vu le jour, et qu’elle a pu servir avec détermination et opiniâtreté les intérêts des travailleurs de l’île. Était-il donc illégitime et absurde que le Front, sans paternalisme, manifeste sa solidarité à une structure enfantée par sa volonté politique… NON ! Pour autant, conformément aux orientations du syndicat qui consacre l’émancipation des travailleurs vis-à-vis de l’organisation clandestine, j’ai décliné la proposition du Front. Après une mûre réflexion, mon choix se tourna donc vers la seconde option, portant sur un accord avec les autorités politiques. Celui-ci fut validé par un vote à l’unanimité lors d’une assemblée générale organisée à bord. Les choses étaient maintenant arrêtées. Nous ne rentrerions pas à Bastia ce soir du 27 septembre 2005, et je dois dire qu’avec le recul je referais le même choix aujourd’hui. À l’heure où je rédige les dernières lignes de ce chapitre, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée émue pour un ami et homme de la mer, Anghjulu Maria Tiberi, mort le 3 janvier 2007 lors d’une opération militaire menée par le Front. Il fut un des membres du commando qui, ce jour-là, fut prêt à s’engager pour notre vie d’homme libre, quitte à perdre la sienne.

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Le 27 septembre 2005, jour funeste pour les desseins du gouvernement Le projet de privatisation totale de la SNCM tombe en même temps que la nuit sur ce jour du 27 septembre 2005. La journée qui vient de s’écouler a connu de multiples rebondissements et, n’en déplaise au gouvernement, il est contraint, après ces heures de lutte intenses où nous nous sommes opposés à lui, de revoir sa copie et de reculer sur ce dossier. Pourtant, à la mi-journée du mardi 27 septembre, à Rabat où il accompagne le Premier ministre, Dominique Perben, ministre des Transports et grand « visionnaire », « estime que, paradoxalement, “l’affaire du Pascal Paoli” a des bons côtés ». Selon lui, « un conflit aussi violent devrait, à tout le moins, aider à retourner l’opinion en faveur d’une privatisation à 100 % comme le gouvernement s’apprête à le faire » (Le Figaro, jeudi 29 septembre 2005). Mais le soir, à peine revenu du Maroc, le ministre change de pied, il annonce que l’État restera « actionnaire minoritaire ». Ainsi, « en moins de 6 heures après l’annonce du choix de Butler comme repreneur à 100 %, Perben annonce, le 27 septembre, que l’État va finalement conserver 25 % du capital de la compagnie ». (Le Canard enchaîné, mercredi 5 octobre 2005) Notre action syndicale a joué un rôle moteur essentiel dans ces évolutions. Il est historiquement attesté que c’est le STC qui, par son engagement, a enrayé la privatisation totale de la compagnie. D’ailleurs, dans un de ses articles consacrés au sujet, L’Express du 6 octobre 2005 précise : « C’est l’entrée en scène spectaculaire du STC qui va véritablement faire reculer le gouvernement. La prise d’assaut du bateau Pascal Paoli, mardi 27 septembre, par les hommes du STC provoque le déclic du côté de Matignon, qui demande aussitôt à Dominique Perben de revoir sa copie. Si bien que, quelques heures seulement après avoir confirmé que la sortie de l’État du capital était non négociable, le ministre des Transports doit faire machine arrière. »

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Cette journée du 27 septembre 2005 sera pour moi une grande leçon de vie politique et militante. Je tire pour enseignement, depuis lors, que rien n’est jamais perdu et figé par avance, que ce qui nous semble impossible peut et doit, comme le disait « Le Che », par pragmatisme révolutionnaire, être « exigé », afin d’être obtenu. Accord, vous avez dit accord ? On frappe à la porte de ma cabine. Instinctivement je regarde l’heure sur mon téléphone portable, il est 4 heures du matin. « Alain, viens vite ! Il s’est passé quelque chose » Depuis maintenant 1 heure 30, je suis allongé sur la couchette d’une cabine située au centre du navire. Le port s’est vidé au fur et à mesure. Les milliers de personnes présentes lors de notre arrivée ont regagné, presque au compte-goutte, leur demeure. Plus tôt en fin de soirée, nous avons réussi à embarquer, par la coupée, une équipe de France 3 Corse. Nous ne sommes donc plus isolés du reste du monde et, surtout, nous disposons de témoins de choix en la présence de journalistes. De plus, et ce n’est pas la moindre des choses, du moins je le pensais, nous nous sommes « quittés » avec le représentant de l’État, le préfet Lemas, sur un accord de principe. Celui-ci avait été discuté entre trois parties : les élus de l’assemblée de Corse (Unione Naziunale, majorité UMP, et autres…), l’État par le biais du préfet de Corse, en contact direct avec le gouvernement, et enfin nous-mêmes, à bord du Pascal Paoli. Le contenu de cet accord de principe reposait sur deux axes. Premièrement nous avions donné notre parole au préfet Lemas – et chacun sait que, dans notre culture, celle-ci a valeur d’acte notarial – que le Pascal Paoli n’accosterait pas dans la nuit. Deuxièmement il avait été convenu que les occupants du navire débarqueraient librement pour s’adresser à la presse et qu’après coup ils se rendraient volontairement aux autorités judiciaires, sans que celles-ci n’entament de poursuites. Chacune des trois parties avait le même niveau d’information, et chacune d’entre elles en avait accepté le principe.

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Ces faits sont d’ailleurs confirmés dans un procès-verbal de déposition de témoins, en date du 18 janvier 2006, par le préfet de Haute-Corse, Gilbert Payet. « Je suis resté en contact avec ce dernier (préfet Pierre Lemas), ainsi qu’avec les autorités à Paris mais, à partir de ce momentlà, les négociations avec les auteurs du détournement et leurs représentants à terre ont surtout été menées par mon collègue M. Lemas. J’ai ainsi été informé dans la soirée qu’un accord avait été passé pour que le bateau n’accoste pas dans la nuit, et que la discussion reprenne au petit matin en vue de déterminer les modalités de l’issue du conflit. » Plus loin, dans le même procès-verbal, le préfet Payet confirmera : « L’objectif des occupants était, semblait-il, de débarquer librement, de rejoindre leur famille et amis, puis tenir un meeting en présence de la presse et, enfin, de se rendre publiquement et volontairement aux autorités judiciaires. » À l’instant où je sursautai dans ma cabine, tout était donc de nature, selon moi, à ce que le conflit se résolve de manière mesurée et apaisée. Mais j’allais apprendre rapidement à mes dépens qu’une fois de plus la parole de l’État ne serait qu’un marché de dupes. « Alain, viens vite, il s’est passé quelque chose », me répéta la voix derrière la porte. Lorsque je l’ouvris, je vis un camarade qui portait sur son visage les traits de la fatigue, mais aussi, et ceci était beaucoup plus gênant, ceux d’une certaine inquiétude. « On vient de repousser avec les lances d’incendie et différents objets que nous leur avons tiré dessus un commando de quatre hommes vêtus de noir et en cagoule qui essayaient de monter à bord, par la coque », me dit-il. Là, je savais que cela ne sentait pas bon, que les choses prenaient une mauvaise tournure, et que le gouvernement venait unilatéralement de rompre le seul lien que nous avions avec lui, « l’accord de principe ». Il fallait d’ores et déjà, devant un tel déploiement de force, envisager le pire.

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Ainsi, avec d’autres responsables de l’action, nous avons réorganisé les tours de veille, en redéployant les hommes, en augmentant les effectifs, et nous avons attendu l’aube. Que pouvions-nous faire de plus ? Le 28 septembre au matin, vers 8 heures, j’ai pris contact avec le préfet de Région, M. Lemas. Immédiatement je lui ai rappelé le contenu de notre accord. Accord ceci dit en passant, pour la partie nous incombant, scrupuleusement respecté ! Ce que j’ignorais à cet instant précis, c’est que les représentants de l’État (préfets, forces de l’ordre et militaires) avaient mis à profit la nuit précédente pour fomenter ce qui allait constituer l’architecture d’un acte de trahison. Celui-ci allait se traduire par l’assaut du GIGN, appuyé par les commandos de marine « Hubert ». Ainsi, à 2 heures du matin, sous l’égide du préfet Payet, s’était tenue une réunion en préfecture de Bastia, afin de préparer l’intervention dans la matinée du 28. Avaient participé à cette réunion le directeur des renseignements généraux, le commandement du groupement de gendarmerie, le colonel commandant du détachement du GIGN, envoyé par le gouvernement. À 3 heures du matin, ils avaient été rejoints par M. Lambert, préfet adjoint à la sécurité, puis par le préfet Lemas à 7 heures. D’après Le Figaro du jeudi 29 septembre 2005, « à 7 h 30 l’action est décidée par le préfet, il donne ordre aux gendarmes de se préparer ». L’histoire nous enseigne que l’État n’a eu, en réalité, d’autres fins que de régler le conflit par la répression et, par conséquent, de fouler aux pieds les engagements pris. J’en veux pour preuve que, dès le départ de l’action du Pascal Paoli, le gouvernement n’a jamais envisagé d’autre solution que celle de la force et de la répression. Du haut de sa puissance et de la défense de son prétendu état de droit, il lui fallait mater ces syndicalistes corses et faire ainsi d’une pierre deux coups. Premièrement, régler le compte du STC à la SNCM qui, depuis des années, devenait de plus en plus gênant, et qui, dans le cadre de la privatisation, s’avérait être l’empêcheur de tourner en rond. Deuxièmement, infliger aux

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nationalistes corses une défaite politique cuisante, en écrasant une structure publique qui constituait sa plus grande surface militante. Les intentions de l’État sont tellement claires à ce sujet qu’elles seront confirmées par deux fois lors de l’enquête judiciaire. Le 13 janvier 2006, M. Jean-Marie Van Huffel , préfet maritime de la Méditerranée, est interrogé par les enquêteurs : « Pouvezvous préciser quelles instructions ont été données lors de l’arrivée du Pascal Paoli dans la rade de Bastia le 27 septembre ? » Il formule la réponse suivante : « Le 27 septembre dans l’aprèsmidi, j’ai reçu la directive du cabinet du Premier ministre d’avoir, dès que possible, à reprendre le contrôle du navire, de l’empêcher de rentrer dans le port de Bastia, et de m’assurer qu’aucun des acteurs du détournement ne quitterait le navire » (Procès-verbal de déposition de témoins). Le 18 janvier 2006, à la question des enquêteurs : « Pouvezvous préciser quelles dispositions ont été prises et quelles directives vous ont été données ? », M. Gilbert Payet, préfet de Haute-Corse, répondit en ces termes : « J’ai été appelé par le directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur, et par le directeur de cabinet du Premier ministre. La consigne était de se rendre maître du port afin d’interdire l’accès au Pascal Paoli et de l’empêcher d’accoster. Il a été précisé qu’au cas où il parviendrait à accoster, il devait être mis en place un dispositif permettant l’interpellation des marins par les officiers de police judiciaire. » Ainsi donc, de l’aveu même de ces deux représentants de l’État, dès le 27 septembre dans l’après-midi, tout avait été décidé au plus haut sommet du gouvernement. Les ordres ne pouvaient être plus clairs… Aucune autre alternative que la répression ne voulait être envisagée par l’État pour régler ce qui n’était autre qu’une action syndicale. Et l’accord, me direz-vous ? Eh bien, cet accord qui pourtant impliquait des élus de l’assemblée de Corse, organe démocratique de notre île, a été foulé aux pieds par ceux-là mêmes qui,

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en permanence, au nom de valeurs prétendument universelles et humanistes, viennent nous donner des leçons de morale et de civilisation. Cette trahison entraînera une discussion pour le moins houleuse à l’assemblée de Corse du 29 septembre 2005, entre Edmond Simeoni, élu d’Unione Naziunale, et Ange Santini, UMP, président de l’Exécutif de la Collectivité territoriale. Le Journal de la Corse de la semaine du 7 au 13 octobre 2005 rapporte ces propos. Edmond Simeoni : « Je veux que l’opinion publique sache ce qui s’est réellement passé et vous ne m’empêcherez pas de parler. Dans la nuit de mardi à mercredi, j’ai été sollicité par Camille de Rocca Serra et Ange Santini qui m’ont demandé de jouer les médiateurs entre le gouvernement et les syndicalistes, afin d’éviter que l’occupation syndicale ne dégénère. C’est donc investis par l’assemblée de Corse et l’exécutif que nous avons commencé les négociations. Un certain nombre d’accords a été trouvé. Les marins ne devaient pas accoster dans la nuit, à Bastia. En échange, il était convenu qu’il n’y aurait ni assaut, ni interpellation, ni sanction interne à l’entreprise, ni de suite judiciaire. Le débarquement devait se faire en douceur. Bref, une fois l’accord conclu, chacun est retourné se coucher. Et, le matin, qu’est-ce que l’on apprend ! Le GIGN avait donné l’assaut. L’accord n’avait donc pas été respecté. Il s’agit là d’un acte de trahison. Comment peut-on vous faire encore confiance ? Je ne suis ni un ami ni un faire-valoir. Je me demande simplement à quel moment vous dites la vérité, lorsque vous félicitez le GIGN ou quand vous venez chercher les nationalistes pour régler les conflits. » Ange Santini : « C’est notre rôle de jouer les médiateurs entre l’île et la représentation nationale. J’ai sollicité l’Unione afin de calmer les choses, d’essayer de trouver les voies du dialogue avec les syndicalistes. »

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