Laetizia Castellani
Balagne rurale Économie et société de l’époque moderne à la fin du XIXe siècle
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À mammò è à babbò À babbu
Gli anni della storia sembrano lunghi e lontani, ma in realtà non sono che un soffio, e gli avvenimenti apparentemente dispersi in quella dimensione della storia che è il tempo sono in realtà vicini e collegati da quel misterioso robustissimo filo che è la memoria degli uomini. Andrea Rossi, 1986.
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Je tenais ici à remercier : Ma famille Nathalie et Marie-Laurence Les personnes qui m’ont permis de consulter leurs archives familiales : Mme Marie Dottori ; M. Antoine Salducci (†), son neveu Mimi et sa femme Jeanne ; Mme Antonia Martelli-Costa ; M. Éric Lecat ; M. Dominique Casta et ses parents Antoine et Angèle. Mme Marie-Claudine Olivi Les responsables de l’A.E.G.H.M. et plus particulièrement MM. Antoine Graziani, Dominique Taddei et Jean-Louis Orticoni MM. Alain Brot et Bernard Negretti M. Maxime Vuillamier Le maire M. Claude Imperiali et les secrétaires de la mairie d’Aregno Une pensée particulière pour mon directeur de thèse, le Pr Antoine Laurent Serpentini.
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Aujourd’hui encore, l’organisation et le fonctionnement de la société insulaire ainsi que les préoccupations des Corses et leur vie quotidienne aux époques moderne et contemporaine restent mal connus. Il m’a donc paru intéressant d’inscrire mes recherches dans les champs traditionnellement dévolus à l’histoire sociale, économique ou culturelle1. En 2000, ma maîtrise2 m’avait permis de mettre en évidence les grandes lignes du fonctionnement d’une communauté rurale, Aregno, à l’époque moderne, d’en identifier la structure sociale et de dégager les principaux aspects de la vie quotidienne. Ces thématiques ont été approfondies lors de mon DEA3. Ce travail, portant plus particulièrement sur la notabilité, a mis en exergue des points communs et des différences existant au quotidien, en fonction de l’appartenance sociale. Une nouvelle étape s’est ouverte avec le doctorat. La réflexion a été conduite à partir de deux axes majeurs : la structure sociale et économique des communautés et le rôle joué par les notables en leur sein. À partir de ces deux thèmes, l’objectif était également de percevoir les permanences et les évolutions affectant les communautés balanines dans les grands domaines de la vie quotidienne, en identifiant les moteurs du changement et les foyers de résistance. Plus largement, le but de cette recherche était d’approfondir la connaissance de la société corse, à travers l’exemple de la société balanine. J’ai opté pour un territoire familier : la Balagne. Cette région rurale située au nord-ouest de l’île, se présente comme une succession de plaines littorales avec un arrière-pays montagneux. De cette organisation de l’espace, deux Balagne émergent. La première, nommée la « Balagne agricole », est constituée de la majeure partie des plaines littorales surplombées par des villages situés en piémont. Ils se sont formés à partir des XIe-XIIe siècles autour d’ouvrages fortifiés. Le second espace, appelé « Balagne pastorale », est localisé au niveau de la « Balagne montagneuse » et déborde sur l’hémicycle de Calvi. Dans cet ensemble, les villages de Novella et de Palasca, un peu excentrés, ont une position particulière. Par leur
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Les principaux travaux, parfois anciens, existant dans ces domaines sont cités dans la bibliographie. Il est possible d’adjoindre des études plus récentes et novatrices telles celles d’Eugène Gherardi, L’esprit corse au souffle du romantisme : notes et jalons pour une histoire culturelle, 2000, 1414 p., de Jean-Paul Pellegrinetti et Ange Rovere, La Corse et la République, la vie politique de 1870 à 1914, 2000, 841 p. ou de Marco Cini, Une île entre Paris et Florence : culture et politique de l’élite corse dans la première moitié du XIXe siècle, 2003, 227 p. Laetizia Castellani, Aregno les gens et les choses au tournant des XVIIe et XVIIIe, 2000, 177 p. Idem, Notabilité et communauté rurale dans la pieve d’Aregno, 2002, 231 p.
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localisation, leurs habitants entretiennent, en plus des relations avec le reste de la Balagne, des rapports étroits avec ceux de la pieve de Caccia. L’arrivée des Génois à Calvi au XIIIe siècle, puis leur implantation à Algajola, marquent durablement la structure administrative de la région. Largement ouverte sur l’extérieur à partir de ces cités portuaires, Calvi et Algajola, puis L’Île-Rousse, la Balagne est une des régions les plus riches de l’île grâce à l’agriculture qui constitue la base de l’économie à l’époque moderne et au XIXe siècle. Il convient cependant de préciser que le terme « Balagne » n’a pas toujours renvoyé aux mêmes réalités. À l’époque moderne, il est déjà utilisé mais la région se subdivise en deux provinces : la province de Balagne et la province de Calvi qui sont unifiées au XIXe siècle au sein de l’arrondissement de Calvi. Afin de ne pas m’éparpiller, mon travail s’est concentré sur les communautés rurales où l’agriculture domine4. Parallèlement, la chronologie retenue, qui s’étend de la fin de l’époque moderne à la fin du XIXe siècle, permet de suivre la société balanine sur plus de deux siècles, à une période durant laquelle les évolutions politiques, économiques et sociales en Europe et en France continentale sont importantes. Les zones rurales sont plus ou moins perméables à ces changements selon leur localisation. Bien que l’ensemble de ces transformations n’affecte pas l’île, ces deux siècles sont pour elle une période de transition. En premier lieu, en 1769, la Corse passe de la domination génoise à la domination française, ce qui n’est pas sans conséquence au niveau linguistique et administratif. En second lieu, certaines réformes, dont l’importance pour l’ensemble de la société française n’est pas à négliger, ont des répercussions dans l’île : mise en place de nouvelles relations entre l’Église et l’État à partir de la Révolution française, application du Code civil au début du XIXe ou introduction du suffrage universel. Ce temps assez long et la période choisie paraissent pertinents pour mieux appréhender les réponses de cette société traditionnelle à des évolutions qui ne semblent pas, de prime abord au moins sur le court terme, bouleverser en profondeur le quotidien des Balanins. L’exhaustivité étant illusoire, j’ai choisi de dégager des lignes de force à partir de thématiques se rapportant aux axes adoptés. Les données recueillies proviennent majoritairement d’archives publiques et privées. La plupart des documents consultés aux archives départementales de Haute-Corse ou de Corse-du-Sud, l’ont été sous forme papier5. Quant aux 4.
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Les communautés de la Balagne dite « pastorale » n’ont cependant pas été totalement écartées dans les études où leur structure économique spécifique n’avait pas de réelle influence. De même, les communes de la « Balagne déserte », nées dans la seconde moitié du XIXe, Galeria et Manso, n’ont pas été prises en compte du fait de leur faible ancienneté et de leur fonctionnement particulier. Très peu de microfilms ont été consultés en dehors de quelques enquêtes ou du cadastre d’Aregno de 1872 (aux archives départementales) et des registres notariés dont l’étude s’est faite à partir de photocopies (à la Franciscorsa). Ce type de stockage a l’avantage de permettre l’accès à des documents en mauvais état et de les préserver. Parfois difficiles à lire à l’écran, leur tirage papier est dans certains cas ardu, voire impossible.
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archives familiales, une partie a fait l’objet d’une numérisation partielle ou de photocopies. Les trois fonds les plus fournis sont : celui des Negretti (plus d’une centaine de pièces), celui des Mariani Croce-Salducci (une soixantaine) et celui des Casta-Salvatori (une quarantaine). Les sources imprimées (ouvrages, articles, travaux universitaires) traitant de la Balagne ont bien entendu été recensées et consultées tout comme les ouvrages généraux, les livres ou les articles portant sur un sujet précis qui m’ont permis de faire des comparaisons entre la Balagne et d’autres régions de l’île mais également du continent ou d’autres pays de la Méditerranée. Si les axes adoptés et les fonds compulsés ont orienté les premières investigations, les éléments recueillis ont précisé l’approche ou ouvert de nouvelles perspectives6. À partir de la documentation disponible, il est nécessaire de faire des choix même s’ils sont parfois discutables et frustrants, ils s’imposent. J’ai essayé autant que possible d’utiliser des sources variées et de travailler sur des archives qui avaient été peu exploitées. Cependant, l’ensemble des documents consultés s’inscrivent dans les fonds traditionnellement sollicités lors de ce type d’étude : fonds notariés, archives judiciaires et administratives. Trois méthodes ont été utilisées : des approches quantitatives et sérielles, des approches thématiques ciblées à partir de sondages et des prises de notes. Les trois ont pu être adoptées de manière complémentaire, elles ont toutes des avantages et des inconvénients. Si la première permet d’amasser une quantité importante de données, elle n’est pas un gage de « vérité absolue »7. Il faut donc se méfier des conclusions hâtives et ne pas perdre de vue la représentativité relative des sources. Les sondages et la prise de notes ont permis d’accumuler une somme importante d’informations dans différents domaines, ils ont, surtout pour les premiers, l’avantage de vérifier certaines hypothèses, de multiplier les approches et les thématiques mais ils ne permettent pas d’avoir une vision globale sur le long terme. La plupart des documents dépouillés ont fait l’objet d’une mise en fiche sous format informatique qui a pris différentes formes8. À partir de celle-ci, des synthèses ont été élaborées, puis différents types de tableaux ont été créés selon les besoins. Une partie seulement est présentée ici. En outre, même s’il a eu un rôle plus restreint, un travail de terrain a été mené avec une double optique : constater de visu certains éléments évoqués dans les 6.
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Si les archives permettent parfois des découvertes « inespérées », telle celle d’un manualetto, pièce extrêmement rare, d’autres fois la qualité des documents, les séries incomplètes ou la difficulté de les comparer entre elles m’ont conduite à réorienter mes investigations ou ont montré de nombreuses limites par rapport aux espoirs suscités. Par exemple, les registres notariés de Cateri-Lavatoggio étudiés ne contenaient aucun bail agricole, alors qu’une simple étude thématique des minutes notariales de Muro a permis d’en recenser plusieurs. Ces recherches ont été grandement facilitées par deux outils : l’appareil photographique numérique et l’ordinateur. Ils ont permis de traiter plus efficacement un grand nombre de documents.
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actes et trouver des illustrations. Il s’est accompagné de la prise de nombreuses photographies. En effet, les paysages, les bâtiments ruraux, les murs, les sentiers sont autant de traces du passé parvenues jusqu’à nous et des témoignages qu’il ne faut pas écarter. De plus, le village d’Occi, abandonné au cours du XIXe siècle, a fait l’objet d’une étude spécifique, il permet de visualiser l’habitat tel qu’il était à cette époque. Un travail du même type a été réalisé dans les cimetières balanins prospectés de manière systématique afin de trouver des tombes du XIXe siècle. Enfin, les témoignages oraux n’ont pas été oubliés. À partir des éléments recueillis, les informations ont été compilées, hiérarchisées et à l’issue de ce cheminement, qui est parfois périlleux et n’apporte pas toujours entière satisfaction, trois grandes parties ont émergé avec comme fil conducteur la communauté. Elle reste le maillon principal des relations humaines et sociales tout au long de la période étudiée malgré des changements politiques et administratifs que connaît la Corse. Dans un premier temps, j’ai replacé les communautés dans le contexte local. Dans le domaine du découpage administratif, ce n’est pas le passage de la Corse sous domination française qui conduit aux changements les plus importants mais la Révolution française ; les découpages territoriaux évoluent, la communauté est remplacée par la commune. Malgré tout, de la fin de l’époque moderne à la fin du XIXe siècle, elle reste le premier échelon du maillage du territoire et le cadre principal des relations sociales. Cette entité demeure la base fiscale de référence et elle garde la charge de la gestion des terroirs. D’ailleurs tout au long de la période, la nécessité pour les instances communautaires, puis communales, de faire coexister sur un même territoire les cultures et l’élevage continue d’être une préoccupation majeure. Ceci d’autant plus que l’agriculture est la base de l’économie et que les communautés rurales balanines doivent s’adapter à la remise en cause des usages communautaires. Je me suis ensuite penchée sur la structure sociale qui est au cœur du fonctionnement social et économique de tout groupe humain ainsi que sur les moyens du pouvoir au travers des structures d’autorité. Comme dans les autres régions, en Balagne, la suprématie des notables, minoritaires en nombre, repose sur une multitude d’éléments tout à la fois objectifs et subjectifs. L’étude est facilitée au XIXe siècle par l’existence de données « chiffrées » sur les impositions et sur l’étendue des propriétés qui permettent de mieux cerner les limites de chaque groupe et d’affiner les études portant sur leur représentativité. Le rôle prépondérant des notables dans les communautés les rend davantage présents dans les documents, ceci s’est traduit par une place plus grande occupée par cette catégorie dans mon travail. Si la plupart des habitants de la région, quel que soit leur statut social, vivent directement ou indirectement de l’agriculture, des Balanins vivent de l’artisanat ou du commerce. Au sein de ces communautés, quelques fonctions font des hommes qui les occupent des personnes de confiance, dont le statut est respecté. Il en est ainsi du notaire ou des ecclésiastiques. Les individus occupant les charges communautaires, puis communales, jouissent aussi d’une certaine
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autorité. Les changements sont importants à partir de la Révolution, le maire devient un personnage central de la vie des communes. Au-delà des évolutions, le maintien de la structure sociale se traduit par une adaptation des mécanismes de « parti » aux nouvelles données politico-administratives, alors que le XIXe siècle voit l’élite insulaire puis l’ensemble de la population faire peu à peu l’apprentissage du jeu politique. Enfin, ces communautés sont un agglomérat d’individus et de familles qui ont au quotidien des préoccupations communes, même s’il existe à la marge des différences dues au statut social. La cellule familiale reste tout au long de la période une structure de base et une référence. Tout travail sur la famille nécessite une étude démographique portant sur les naissances, les mariages et les décès. Le nombre d’enfants par foyer, l’âge du mariage ou encore le choix du conjoint ne sont pas anodins, ils ont des conséquences sur la structure des familles et sur les stratégies mises en œuvre pour préserver le patrimoine familial. Cette préoccupation forte des Balanins a des répercussions sur les choix effectués en matière de succession et d’alliances matrimoniales. De plus, m’intéresser à l’individu et à sa vie quotidienne m’a conduite à aborder les pratiques vestimentaires, à m’interroger sur le rapport des Balanins à la mort et à me pencher sur l’habitat et les modes d’occupation de la maison. Mon attention s’est portée sur des phénomènes sociaux encore peu explorés et mal connus. Les abandons, les infanticides et plus largement l’illégitimité posent la question des attitudes considérées comme déviantes et de leur perception par les Balanins et leurs communautés. Bien que marginaux, ils n’en occupent pas moins une place relativement importante dans ce travail. Pour cet ouvrage, il a été nécessaire de condenser mes recherches. Mes choix ont été guidés par ma volonté d’en garder les principaux traits et de maintenir la cohérence d’ensemble tout en essayant de mettre en avant l’originalité de l’étude et ces aspects novateurs.
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PREMIÈRE PARTIE
LA BALAGNE ET SES COMMUNAUTÉS
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Carte 1 : Balagne : localisation et relief (N. Marini)
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C H A P I T R E
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La communauté villageoise : cellule de base du maillage de l’espace
Tout au long de la période, la communauté qui devient commune, reste le maillon principal des relations humaines et sociales, elle correspond souvent à une paroisse. Elle est aussi une base fiscale. Dans ce domaine, jusqu’à l’annexion française, les Balanins sont soumis à une fiscalité spécifique. Les communautés s’insèrent dans différents échelons administratifs qui subissent des transformations majeures à partir de la Révolution. Si l’ensemble de la région connaît un accroissement de sa population, toutes les communautés n’ont pas le même dynamisme. Différents éléments, localisation, poids administratif ou démographique au début de l’époque moderne, entrent en jeu pour expliquer leurs évolutions parfois divergentes. Dans les villages, des espaces, des lieux de rencontre, d’échanges et de sociabilité à vocation laïque ou religieuse sont particulièrement importants au quotidien pour les habitants. LA MARCHE VERS L’UNIFICATION ADMINISTRATIVE
L’évolution des découpages administratifs débouche sur la fin de la bipartition de la région et confirme le rôle prépondérant de Calvi, « capitale » administrative de la Balagne. Les cantons et les cures cantonales remplacent les pievi, les districts puis les arrondissements prennent le relais des provinces. DE LA PROVINCE À L’ARRONDISSEMENT
Pour ses contemporains, la Balagne forme une entité propre1. Cependant, depuis la fin du XVIe siècle, elle se divise en deux provinces2 distinctes. Celle dite « de Balagne » est administrée par un lieutenant génois qui réside dans le bourg d’Algajola. L’autre appelée province « de Calvi » est gérée par un commissaire 1. 2.
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Pietro Morati, Prattica manuale, 1885, p. 161-162. Elle s’étend sur 70 miglie. Les provinces sont sous la responsabilité d’un gouverneur qui réside à Bastia.
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LA BALAGNE ET SES COMMUNAUTÉS
à partir du préside3. Cette dernière regroupe, outre Calvi, les communautés de Calenzana, Moncale, Lunghignano, Cassano et Montemaggiore, mais rassemble environ la moitié de la superficie de la Balagne « géographique » pour un tiers de la population, une grande partie de cette zone étant inhabitée. Le Giussani, rattaché à la province de Balagne, est un espace à part constitué de quatre villages situés dans un bassin intérieur4.
Carte 2 : District de L’Île-Rousse en 1790 (N. Marini)
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Le commissaire est le responsable local de l’administration d’une province dans un préside. Pietro Morati souligne cette spécificité en insistant sur le fait que cette région est intégrée à la Balagne bien que « separata dall’istessi monti » (séparée par des montagnes), ibidem, p. 162. Au XVIe siècle, Agostino Giustiniani écrit que la pieve du Giussani est séparée du reste de la Balagne « par une montagne placée au-dessus de Feliceto », il insère cette pieve dans la Balagne en énonçant des réserves : « On ajoute la pieve de Giussani, parce qu’elle dépend du tribunal de Balagne, et ce, bien que, pour ce qui est du site elle soit hors de la Balagne », Agostino Giustiniani, Description de la Corse, 1993, p. 89.
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LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE
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Afin d’en rationaliser la gestion, Pascal Paoli unifie la Balagne en une seule province. Du fait de son éloignement, elle bénéficie de dispositions spéciales en matière judiciaire. Elle est administrée par un magistrato comprenant plusieurs membres et un président5. Lorsque la Corse devient française, la région est une nouvelle fois divisée en deux provinces administratives. Après la Révolution française6, la Balagne forme un district unique, ayant comme chef-lieu L’Île-Rousse (carte 2), puis de Calvi à partir de 17937. Suite à la nouvelle organisation administrative, en l’An IX, la région devient un arrondissement. L’État est représenté localement par un sous-préfet, tandis que des conseillers d’arrondissement sont élus dans chaque canton parmi les plus imposés et servent de relais entre l’administration et la population8. DES PIEVI AUX CANTONS
Les provinces puis les districts et les arrondissements sont subdivisés en un échelon intermédiaire qui regroupe plusieurs communautés. À la Révolution, le passage de la pieve, instituée au Moyen Âge, au canton s’accompagne d’un redécoupage de la région. Les pievi Les pievi sont instituées de manière systématique au XIe siècle9. Les sept pievi balanines10 sont réparties entre les évêchés de Mariana (Sant’Andrea, Tuani, Giussani, Ostriconi), d’Aléria (Aregno) et de Sagone11 (Olmia, Pino). Elles sont divisées en un nombre plus ou moins important de paroisses. Cette structure reste incontestablement une division majeure de l’espace religieux au XVIIIe siècle. Le piévan, placé sous l’autorité de l’évêque, en demeure le chef spirituel. Il exerce sur ses suffragants un certain pouvoir ecclésiastique, d’ordre administratif et judiciaire. 5.
Dorothy Carrington, La Constitution de Pascal Paoli : 1755, texte intégral, notes, commentaires et analyse, 1996, p. 23. 6. La Révolution française engendre des changements importants au niveau de l’île avec la création d’un, puis de deux départements. En 1811, ils sont de nouveau réunis. Le siège de l’autorité centrale s’éloigne, Ajaccio prend le relais de Bastia. 7. La modification introduite par la Constitution de l’An III qui supprime les districts pour les remplacer par des municipalités cantonales, n’est pas réellement appliquée, François-Joseph Casta, Claude Lamotte, Jean-Pierre Barder Jean-Pierre [et al.], Paroisses et communes de France : dictionnaire d’histoire administrative 20 Corse, 1993, p. 31. 8. Les procès-verbaux du conseil d’arrondissement sont une source d’information dense dans les domaines de l’agriculture, du découpage administratif, des impositions et pour toutes les questions « d’actualité ». 9. Lors de leur création, la délimitation des pievi est commandée par le relief alvéolé de l’île. 10. Entre le XVIe et le XVIIe, des groupements d’habitations sont abandonnés ou d’autres perdent leur autonomie, A. Giustiniani, op. cit., p. 79-89. 11. En 1625, les évêques sont autorisés à résider à Calvi.
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LA BALAGNE ET SES COMMUNAUTÉS
La pieve d’Aregno compte le plus grand nombre de paroisses. Elle est une des douze pievi du diocèse d’Aléria, dont elle est une enclave en Balagne, qui dépend avec les diocèses de Sagone et d’Ajaccio de l’archevêché de Pise. Elle regroupe, à la fin de l’époque moderne, les villages de Corbara, Pigna, Monticello, Sant’Antonino, Santa Reparata, Aregno, Avapessa, Cateri, Lavatoggio, Occi et Lumio. La pieve de Giussani appartient à l’évêché de Mariana. Elle comprend Olmi-Capella, Mausoleo, Vallica et Pioggiola. La pieve voisine de Tuani fait partie du même diocèse, elle englobe les villages de Belgodere, Occhiatana, Ville, Costa, et Speloncato. Cette dernière communauté appartient pour « moitié à la pieve de Tuani et moitié à celle de Sant’Andrea »12. La pieve de Sant’Andrea dépend également de l’évêché de Mariana. Elle regroupe, outre une partie de Speloncato, les villages de Nessa, Feliceto et Muro. La pieve de l’Ostriconi comprend les villages de Novella et Palasca13. Ces cinq pievi forment la province d’Algajola. Le bourg d’Algajola forme une entité autonome14. Dans le bassin de Calvi, la pieve d’Olmia appartient à l’évêché de Sagone. Elle regroupe deux communautés : Calenzana et Moncale. La pieve voisine de Pino avec les villages de Montemaggiore, Zilia, Cassano et Lunghignano15 dépend du même évêque . Ces pievi constituent la province de Calvi. Le préside est indépendant16. À l’époque moderne, en Balagne, chaque communauté correspond à une paroisse, exception faite d’Aregno17 et de Speloncato. Leur bipartition perdure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. À Speloncato, les deux paroisses, San Michele et Santa Catarina, appartiennent à deux pievi différentes18. Elles fusionnent en 1775 après la construction de la collégiale19. Au XIXe siècle, seul le village de Muro est divisé en deux paroisses. À la fin de l’époque moderne, les pievi ont perdu leur rôle social et judiciaire. Les habitants gardent le souvenir des anciens aringhi qui faisaient fonction de tribunaux de première instance dont le lieu de réunion est appelé pietra a giurare ou casacria20. 12. A. Giustiniani, op. cit., p. 83. 13. Giustiniani ne l’intègre ni au Nebbio, ni à la Balagne, elle est passée de la juridiction de l’évêque du Nebbio à celle de l’évêque de Mariana. Au XVIe, elle comprend aussi Urtaca et Lama, ibidem, p. 79-81. 14. Si Agostino Giustiniani comptabilise Algajola dans la pieve d’Aregno, elle n’est plus comptée en son sein par la suite, ibidem, p. LXVIII. 15. Ibidem, p. 89. 16. La dénomination pieve de Santa Maria est utilisée par Pietro Morati ou lors du dénombrement de 1770. 17. La paroisse de San Quilico englobe une partie d’Aregno et Praoli, la seconde est la paroisse de la Trinità, elle regroupe l’autre partie du village et les habitants d’E Torre. 18. À Speloncato, les habitants élisent deux pères du commun pour chacune des paroisses. 19. F.-J. Casta, Cl. Motte, J.-P. Bardet, op. cit., p. 444. 20. Elle est appelée cascii à Calenzana F.-J. Casta, Cl. Motte, J.-P. Bardet, op. cit., p. 29. Nous en retrouvons la trace, à Aregno, dans un acte de 1685, le notaire instrumente « pietra detta all’aringo della Santissima Trinità », A. F., ceppo de G. Allegrini.
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LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE
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Carte 3 : Provinces et pievi balanines à l’époque moderne (N. Marini)
Aux XVIIe-XVIIIe siècles, la Balagne compte autant de pievi civiles que de pievi religieuses. En tant qu’unité territoriale civile, les pievi sont le cadre de nombreux actes administratifs et fiscaux : dénombrements de population ou perception de la taille (carte 3). Elles servent aussi lors de certaines élections notamment pendant des troubles que connaît la Corse au XVIIIe siècle. Pascal Paoli n’apporte aucune modification aux pievi. Lorsque la Corse devient française, les pievi civiles demeurent des cellules fondamentales de l’administration locale21. Les cantons et les cures cantonales En 1790, les pievi civiles sont remplacées par les cantons. Seul celui de L’Île-Rousse est créé de toutes pièces22.
21. La communauté de Speloncato, partagée entre les pievi religieuses de Tuani et Sant’Andrea, appartient à la pieve civile de Tuani, F.-J. Casta, Cl. Motte, J.-P. Bardet, op. cit., p. 29-30. 22. Ibidem, p. 41.
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En août 1793, parallèlement à la bi-départementalisation, plusieurs regroupements ont lieu. En Balagne, le nombre de cantons passe de 9 à 723 et leurs noms changent. Le canton d’Aregno disparaît, cinq communes intègrent celui de Sant’Andrea, qui prend le nom de Regino24, cinq autres celui de L’Île-Rousse qui devient le canton Sant’Angelo25 et enfin deux communes sont rattachées aux cantons de Pino et d’Olmia qui fusionnent sous le nom de Montegrosso26. Le canton de l’Ostriconi est rattaché à celui de Tuani sous la dénomination de Paraso. Le canton du Giussani prend le nom de Patro (carte 4). L’échelon cantonal devient le siège d’une justice de paix qui s’occupe des affaires de peu d’importance, notamment les différends entre citoyens. Le juge de paix a des compétences très larges en matière civile, administrative, policière et même extrajudiciaire (conseil de famille), criminelle comme auxiliaire du ministère public ou délégué du juge d’instruction.
Carte 4 : Les cantons balanins en 1793 (N. Marini)
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Jusqu’en juin 1800, le canton de Caccia est intégré au district de Balagne. Il s’agit d’Aregno, Avapessa, Cateri, Lavatoggio et Algajola. Il s’agit de Corbara, Monticello, Pigna, Sant’Antonino et Santa Reparata. Il s’agit de Lumio et Occi.
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En 1825, le préfet demande au conseil d’arrondissement de fixer les chefslieux cantonaux. Le représentant de l’État souhaite qu’ils correspondent aux communes où siégeaient les administrations municipales de canton prévues par la loi du 28 pluviôse An VIII. Il s’agit de Calvi pour le canton éponyme27, de L’Île-Rousse pour Sant’Angelo, de Belgodere pour Paraso, d’Olmi-Cappella pour Patro et de Muro pour le Regino. Alors que Cassano avait été désigné pour Montegrosso, le conseil se prononce pour le village de Calenzana plus peuplé, qui abrite le curé cantonal et la brigade de gendarmerie28. Quelques années plus tard, en 1828, les cantons prennent le nom de leur chef-lieu. Le canton d’Algajola remplace celui du Regino avec les communes d’Aregno, Lavatoggio, Cateri, Avapessa, Muro, Feliceto, Nessa et Speloncato. Le choix du chef-lieu laisse dubitatif : si Algajola a été le siège de l’administration génoise, il est à cette époque un village peu peuplé et excentré par rapport au reste du canton. D’ailleurs, le découpage du canton et le choix du chef-lieu alimentent de nombreux débats entre 1837 et 1848. Une première proposition consiste à le diviser en deux entités car « le découpage actuel » est « contraire aux intérêts de plusieurs communes »29. Le projet, soutenu par le sous-préfet, a pour finalité de réunir dans un premier ensemble Algajola, Aregno, Cateri, Lavatoggio auxquels seraient adjointes les communes de Pigna et Sant’Antonino (retirées du canton de L’Île-Rousse) avec Algajola comme chef-lieu (2 434 habitants au total). Un second canton serait composé d’Avapessa, Muro, Feliceto, Nessa et Speloncato, avec Muro ou Speloncato en tant que chef-lieu (3 353 habitants au total)30. L’argument majeur avancé est la distance entre le chef-lieu et certains villages, elle nuit notamment à la répression des délits ruraux. Dès 1841, le conseil général appuie cette proposition. Cependant, en 1844, les premières démarches n’ont pas abouti. En 1847, une seconde proposition émerge : déplacer le chef-lieu du canton d’Algajola à Muro commune « centrale » et « la plus peuplée »31. Les discussions aboutissent en avril 1850 à un décret par lequel Muro devient le chef-lieu de la justice de paix, ce village donnant par la suite son nom au canton32. 27. En 1873, la commune de Lumio intègre le canton de Calvi, cette modification est souhaitée par les conseillers d’arrondissement dès 1865. 28. A.D.H.C., 1Z81. 29. A.D.H.C., 2N8, année 1839. 30. Cette solution est « la seule raisonnable » et « conforme aux véritables intérêts de la population », A.D.H.C., 2N9, 1839. 31. Ibidem. 32. Bulletin des lois françaises, 1850, p. 870. En 1852, lors de la délimitation des communes d’Aregno et de Sant’Antonino, il est toujours fait mention du canton d’Algajola, Bulletin des lois françaises, 1853, p. 85. Ce n’est plus le cas en mai 1866, lorsque les limites entre Nessa et Feliceto sont fixées, Jean-Baptiste Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, 1866, p. 11. Les discussions concernant le découpage cantonal rebondissent en 1883. Le conseil municipal d’Aregno se prononce contre la demande faite par Algajola de sortir du canton de Muro pour être rattachée à celui de L’Île-Rousse car « la commune [d’Aregno] serait gravement lésée ». En effet, le « territoire d’Algajola est incorporé dans celui d’Aregno et ne communique en
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Au cours du XIXe siècle, le canton devient un échelon administratif majeur, doublé d’une circonscription électorale pour les conseillers généraux. Ils sont un élément central du jeu électoral et un maillon essentiel des réseaux politiques. Leur mode de désignation varie selon les époques (nomination parmi les notables, élection au suffrage restreint puis au suffrage universel). Parallèlement, à partir du Concordat, les cures cantonales33 prennent le relais des pievi et à quelques exceptions près, les circonscriptions religieuses restent généralement calquées sur les circonscriptions administratives : le Giussani est rattaché à la cure de Castifao et deux cures sont dédoublées. Après 1820, plusieurs changements interviennent. L’Île-Rousse, devenu chef-lieu cantonal en 1828, est élevé en cure au même titre que Corbara34, Muro qui s’estime dépossédé par Speloncato devient également une cure en 185035. La commune de Novella est rattachée à la cure de Pietralba, Algajola au doyenné de L’Île-Rousse. Les Balanins paraissent s’adapter assez rapidement à la transformation des pievi en cantons et aux modifications du découpage administratif qu’elle engendre. LES PÔLES ADMINISTRATIFS ET URBAINS
Calvi36 et Algajola37 sont les sièges de l’administration génoise en Balagne et les seuls bourgs situés sur le littoral. Lorsque la Corse devient française, Algajola s’engage dans un déclin qui se poursuit au XIXe siècle. Calvi reste un pôle administratif important et L’Île-Rousse38, créée par Paoli, devient la seconde ville de la région, elle capte une partie des services d’État. Durant l’époque moderne, les habitants de Calvi, considérés comme natifs de Gênes, bénéficient de privilèges particuliers39 : d’une part, ils sont exonérés des droits de douane avec la métropole, exemptés de la dîme et de la taille ; d’autre part, ils peuvent prétendre à certaines charges dont sont exclus les Corses et ont
33.
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rien avec Île-Rousse ». A.D.H.C., E142/4. Cette demande pourrait être liée au fait qu’Algajola appartient au doyenné de L’Île-Rousse. Les curés cantonaux sont inamovibles alors que les desservants des autres paroisses sont amovibles. Thierry Blot, Dario Castrillon Hoyes, Le curé, pasteur : des origines à la fin du e XX siècle : étude juridique et historique, 2000, p. 261-262 ; Philippe Boutry, « Paroisse et clergé paroissial en France », 2004, p. 183. Michel Casta, Le prêtre corse au XIXe siècle, 1998, p. 59. La demande d’Algajola d’être élevée au rang de cure en 1828 n’aboutit pas. Laetizia Castellani, « Calvi », 2006, p. 181-183 et Calvi-Le siège franco-turc. Dictionnaire historique de la Corse, 2006, p. 183. Idem, « Algajola aux temps modernes », 2006, p. 33. Idem, « Île-Rousse, L’ », 2006, p. 505. Les natifs du préside gardent le privilège d’exemption de taille lorsqu’ils quittent Calvi.
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le droit d’être jugés par des magistrats génois. Les provisions de sel pour toute la Balagne sont stockées à Calvi40. Durant les Révolutions corses, la ville reste fidèle à Gênes. Après le passage de la Corse sous domination française, Calvi est le siège d’une des neuf juridictions royales de l’île. À la Révolution, d’abord écartée au profit de L’Île-Rousse, la cité retrouve son rôle de « capitale » de la Balagne en 1793. La nouvelle organisation administrative du début du XIXe siècle l’élève au rang de sous-préfecture. Elle est aussi le siège d’instances judiciaires, avec un tribunal de première instance41 et un tribunal correctionnel. Elle abrite les services de différentes administrations (douanes, finances, poste), une prison et un collège à partir de 1827. Calvi est aussi un pôle commercial majeur. À l’époque génoise, son port est à la fois le point d’embarquement des produits balanins (huile, blé, vin, bois) vers la Terre Ferme et de réception des marchandises arrivant de la péninsule (sel, calcaire, animaux de trait, merceries, quincaillerie…). Les échanges entre la Balagne et le préside sont, par ailleurs, sévèrement réglementés par Gênes. Au e XIX siècle, le port subit la concurrence de celui de L’Île-Rousse. Dans les années 1890, une voie de chemin de fer relie Calvi à Ponte-Leccia. Algajola connaît un destin bien différent. À l’époque moderne, le bourg est un pôle commercial essentiel d’où sont exportés les produits locaux, l’huile et les céréales en particulier, et où sont installés de nombreux magasins. La fin de la domination génoise marque le début du déclin. Algajola perd peu à peu tout rôle commercial et administratif au profit de L’Île-Rousse. Aucune de ses demandes pour capter des fonctions importantes (création d’un collège, élévation au rang de cure cantonale) n’aboutit. Elle finit par perdre son titre de chef-lieu de canton dans la seconde moitié du XIXe siècle. Sur le plan démographique Algajola subit une chute marquée du nombre d’habitants (412 en 1729, 197 en 1787, 147 en 1901) et, au XIXe siècle, les observateurs la décrivent comme une cité en ruine, abandonnée42. L’Île-Rousse prend le relais d’Algajola dans la Balagne orientale. La fondation de la ville actuelle est liée à la volonté de Pascal Paoli de contrer l’influence commerciale et militaire de Calvi en Balagne et de maintenir les circuits d’échanges traditionnels indispensables à cette riche région agricole. Son choix se porte sur ce site après le refus des notables d’Algajola de lui céder leur port en 1758. À la fin de l’année 1761, il charge Don Gregorio Salvini de travailler 40. Selon Pietro Morati, le bacino est vendu 15 sous 4 deniers, op. cit., p. 131. 41. Son personnel comprend un président, un juge et un juge suppléant, un procureur, un substitut et un greffier, in Annuaire du département de la Corse de 1829. 42. Roland Bonaparte, Une excursion en Corse, 1982, p. 56 ; Ferdinand Gregorovius, Corsica, 1996-1997, p. 23 ; L. de Saint-Germain, Itinéraire descriptif et historique de la Corse par Léonard de Saint Germain, 1869, p. 423 ; Antoine Albitreccia, Le plan terrier de la Corse au e XVIII siècle, 1942, p. 192, selon le Terrier « (la population) a été plus considérable avant que les guerres ne dévastent le pays et avant la fondation de L’Île-Rousse ; elle était alors l’entrepôt des huiles de la Balagne que l’on faisait passer en Terre ferme » ; Antoine Claude Pasquin Valery, Voyage en Corse, à l’île d’Elbe et en Sardaigne, 1838, p. 79.
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sur un projet de port à cet endroit. Dès 1763, de nombreux marchands corses, mais surtout étrangers, fréquentent le scalo. Un magasin public réservé au sel est installé. Paoli y implante un bureau des douanes. Le 10 décembre 1765, un arrêté du gouvernement de Balagne fait de L’Île-Rousse une communauté distincte de Santa Reparata. La ville est élevée au rang de paroisse en 1791, elle élit son premier maire en 1801 mais ne dispose que d’un tout petit territoire, agrandi par une ordonnance de 1825, il s’étend alors sur 250 hectares. Dans le même temps, ses fonctions administratives se développent avec l’installation, en 1816, d’un tribunal de commerce et d’un bureau principal des douanes, et sa désignation, en 1828, comme chef-lieu du canton de L’Île-Rousse. Au contraire d’Algajola, la ville est très dynamique sur le plan démographique43. De nombreuses personnes venant des continents italien et français s’y installent. Le port de L’Île-Rousse concurrence sérieusement celui de Calvi car il est localisé au cœur de la zone la plus cultivée44. Si l’huile est le produit phare des exportations balanines, du bois, des résines, de la laine, des agrumes y transitent également. Son rôle économique est renforcé par la création de la foire en 182845. En définitive, Calvi garde tout au long de la période sa suprématie dans le domaine administratif, L’Île-Rousse connaît un essor rapide, son port capte une grande partie du commerce balanin mais la ville a du mal à s’affirmer sur le plan administratif. Algajola, capitale de la province de Balagne, perd son statut lorsque la Corse devient française. La cité est touchée par un déclin irréversible46. LE CADRE DE VIE
Entre le XVIe et le XVIIe siècle, en Balagne, le nombre de communautés s’est restreint et des groupements d’habitations auparavant indépendants sont devenus des hameaux. La communauté est l’échelon de base du découpage territorial, ses habitants entretiennent entre eux des relations de plusieurs ordres : parenté, voisinage, amitié, ou clientèle. Elle est généralement présentée comme ignorant la crise du lien social, un lieu de solidarités diverses47, même si elle n’est pas exempte de conflits. La communauté est un vecteur de sociabilité. Les moments et 43. Cf. le chapitre consacré à la démographie dans la troisième partie. 44. Ardouin-Dumazet, Voyage en France : Corse, 1982, p. 27. 45. Au sein du conseil d’arrondissement, cette création fait débat. Les représentants calvais s’y opposent âprement en utilisant des arguments fallacieux (proximité des autres grandes foires insulaires, exportation sur le continent de la quasi-totalité de l’huile produite dans la région, production majoritaire du bétail dans la région de Calvi), A.D.H.C., 2N9. 46. Algajola connaît un nouvel essor dans la seconde moitié du XXe siècle avec le développement du tourisme. 47. Georges Ravis-Giordani, « Introduction », 1994, p. 7-18 ; Antoine Marchini, « La famille : enjeu politique ? », 1994, p. 19-122. Cette thématique est abordée dans la deuxième partie, chapitre 1.
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les lieux propices aux rencontres, aux échanges et à la convivialité sont nombreux. Il existe un attachement certain au village natal car on se déplace peu et sur de faibles distances48. Pendant la Révolution, la naissance de la municipalité n’a pas de conséquences sur le quotidien des habitants ni sur leurs relations. Elle modifie cependant le mode de désignation aux nouvelles fonctions municipales ; l’assemblée des chefs de feux disparaît. La communauté puis la commune restent la base fiscale de référence, les nouveaux impôts, introduits à partir de la Révolution française, se maintiennent pendant tout le XIXe siècle. Parallèlement, de la fin du XVIIe à la fin du XIXe, la région gagne des habitants, mais tous les villages n’ont pas le même dynamisme. LES CHARGES COMMUNAUTAIRES ET COMMUNALES
Si, à l’époque moderne, le mode de désignation aux charges communautaires ne connaît pas de mutations profondes, malgré les troubles qui secouent l’île et les différentes autorités qui se succèdent, la Révolution française introduit des changements majeurs. L’assemblée des chefs de feux et les charges communautaires à l’époque moderne L’assemblée des chefs de feux est l’expression la plus aboutie de la communauté49. Celle-ci se réunit généralement le dimanche, ou les jours de fête, après la messe sur la place principale dite piazza maggiore ou communa située près de l’église baroque. L’assiduité aux offices permet à la majeure partie de la population d’être présente. L’assemblée élit les officiers destinés à diriger la communauté : podestat, pères du commun, procuratori generali, loseri, gardiens, etc. Elle passe également des contrats avec les représentants de différents corps de métier : médecins, chirurgiens, tailleurs, forgerons par exemple50. Ils sont payés en nature, généralement en céréales (blé dans la plupart des cas, seigle dans le Giussani), et chaque feu contribue à leur rémunération par le biais d’un abonnement. L’assemblée est également compétente dans le domaine « social » et religieux (création d’un mont-de-piété à Aregno en 1687, réfection des églises51). Elle a également la possibilité de créer toute nouvelle
48. Antoine Follain, Le village sous l’Ancien Régime, 2008, p. 106. La micro-mobilité s’effectue sur 10 à 20 kilomètres, Paul-André Rosental, « La migration des femmes (et des hommes) en France au XIXe siècle », 2004, p. 109. 49. Les ville (hameaux) n’en ont pas, les chefs de feux participent à l’assemblée générale de la paroisse. Il semble exister des simplifications dans ce domaine calquées sur la hiérarchisation des groupements d’habitations. À Aregno par exemple, les assemblées se réunissant dans les hameaux existent toujours au milieu du XVIIe alors qu’elles ont disparu dans les années 1680. 50. Il y a à la fin du XVIe siècle à Belgodere un boucher et un forgeron, Pierre Emmanuelli, Recherches sur la terra di comune. Documents sur les aspects de la vie administrative privée et économique des unités communautaires en Corse aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, 1958, p. 91-92. 51. Dans la documentation compulsée, il en existe des traces essentiellement pour les périodes antérieures (pour Aregno, lors de travaux concernant San Quilico, A.D.H.C., 3E666-667 ; pour Belgodere, Louis Belgodere De Bagnaja, Eric Beretti, Antoine Franzini, Deux tableaux avec
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charge que la nécessité exige. Ainsi à Cateri, devant l’incivilité des habitants qui jettent des détritus dans la fontaine, un gardien est élu en 175052. La même année, dans ce village, un poste de rivisori dei conti (contrôleur des comptes), est créé car la gestion communale est contestée53. D’autre part, au XVIIIe siècle, du fait des troubles politiques les « procurateurs exceptionnels » se multiplient. Ils représentent leur communauté à l’échelle de la pieve, de la province, voire de l’île, auprès des autorités génoises ou des Nationaux54. Chacune des réunions de l’assemblée donne lieu à l’établissement d’un acte notarié. Les procès-verbaux ne mentionnent jamais le nombre de présents, ni le nombre de voix obtenues par le ou les candidats ; pour ou contre telle ou telle décision55. Dans les actes consultés, l’expression consacrée est « tutti di una voce e nisuno discordante hano eletto » (tous d’une seule voix et aucune discordante ils ont élu). Il semble s’agir parfois simplement de désignations « légitimées » par la présence de la population. Il est d’autre part évident que des officiers sont choisis par les podestats ou les procuratori generali56. Le mode de désignation varie selon la période et selon les lieux. Parallèlement quelques charges tombent en désuétude comme celles de pacero57 ou de capitaine des milices58. Le podestat est élu pour un an, il est assisté d’un suppléant le podesta sorogato et il sert de liaison avec les autorités génoises. Il est responsable de l’application des gride59, de la mise à jour du registre des taglie (tailles). Il répartit, d’autre part, les diverses charges locales entre les différents feux de sa communauté (paiement du médecin, du chirurgo, du tailleur…). Il s’agit d’une tâche assez ingrate car il doit aussi dénoncer les crimes et les délits, effectuer les saisies pour non-paiement de dettes, remettre aux soldats les personnes citées devant les tribunaux et régler les inimitiés. Avec le temps, il prend parfois l’habitude de nommer directement les
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56. 57.
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portraits de donateurs, Belgodere et Palasca vers 1600, 2009, p. 16-17) mais ceci ne signifie pas que la pratique ait disparu. Un gardien de la fontaine est désigné presque un siècle plus tôt à Aregno, le 23 juillet 1651, A.D.H.C., 3E666. Ibidem. Les communautés paraissent ponctuellement confrontées à des difficultés financières. Elles recourent parfois à l’emprunt ou à la vente de biens communaux. En mars 1738, Don Erasmo Orticoni et Piero Gaffori sont élus Nationali, A. F., ceppo Pietro Paolo Abbraini. Des précisions de ce type existent pourtant dans d’autres régions de l’île, dans le Cap Corse, par exemple, Marie Lucie Cervoni, Antoine Monti, Achille Pieretti, Luri chemin d’une histoire, 1996 p. 138, p. 144-148. Au milieu du XVIIe siècle à Aregno, on trouve « dui terzi e piu numero delli homini popolo e com.ta » (deux tiers et plus du nombre des hommes, peuple et communauté) mais également « un terzo » (un tiers), A.D.H.C., 3E666-667. Les désignations sont parfois lieu dans des maisons privées. Le dernier pacero désigné dans les actes consultés l’est en 1715 à Sant’Antonino. La fonction continue à exister. Elle est évoquée par le gouverneur Felice Pinelli en 1728. Renseignements fournis par M. Dominique Taddei. La dernière mention d’un capitaine des milices dans les documents étudiés date de 1690. Édit ou décret du gouverneur ou de tout autre officier d’autorité génois, destiné à être affiché dans les communautés.
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gardiens ou les loseri (estimateurs publics). Depuis 1594, un décret rend les patentes de son élection gratis, il bénéficie du permis de port d’armes, de l’exemption de taille et perçoit une rétribution en nature pesant sur l’ensemble des feux60. Il est aidé par deux pères du commun ou anziani61 (anciens) qui sont chargés de faire appliquer les mesures prises localement. À la différence du podestat, ils ne détiennent aucune attribution de justice mais un simple pouvoir de police. À leurs côtés, un procuratore représente la communauté en diverses occasions et il préside l’élection du podestat, des pères du commun ou des loseri. Le capitaine des milices occupe une charge plutôt honorifique car Gênes évite de faire appel aux milices qui servent officiellement à assurer la surveillance des côtes contre d’éventuelles incursions barbaresques et à réprimer le banditisme. Cette fonction n’est pas rémunérée mais son détenteur bénéficie de l’exemption de la taille, de primes lors de la capture de bandits et elle donne d’autre part, un droit de port d’armes. Le capitaine est aidé dans sa charge par des caporaux, sergents et alfieri62. Deux autres postes sont particulièrement prestigieux, celui de pacero, dont le titulaire est chargé de mettre fin aux conflits et celui de procureur à la Veduta, qui représente sa communauté à Bastia lors de l’élection des Nobles Douze63. Enfin, deux fonctions sont liées à la vocation agraire du territoire communautaire, les Balanins tirant l’essentiel de leurs ressources de l’agriculture. Les gardiens assurent la garde du terroir, signalent les dommages et recherchent le responsable. Les loseri, prévenus des dégâts se rendent sur le terrain pour en estimer le montant64. Les mêmes charges sont conservées lors des Révolutions corses. Le changement principal se produit après le passage de la Corse sous domination française, en mai 1771 : une réforme issue des mesures Laverdy est édictée pour l’île65. Les fonctions de podestat66 et de père du commun sont maintenues, ils continuent à être élus par une assemblée des chefs de famille de plus de 25 ans. La différence avec la période précédente réside dans le fait
60. Antoine Laurent Serpentini, « Podestà », 2006, p. 788. Dans les actes étudiés, la rétribution en nature n’est jamais mentionnée. 61. Le terme anziano apparaît dans les ceppi de Michele Mariani dans les années 1740. À Speloncato, dans le ceppo de Pietro Paolo Abbraini, les pères du commun sont également appelés anziani. Il en est de même dans le ceppo de Stefano Allegrini à la fin des années 1760. 62. Ces titulatures, dont les détenteurs gardent le titre à leur sortie de charge, apparaissent dans les documents étudiés mais il n’existe aucun acte de désignation à ses fonctions. 63. Plusieurs Balanins ont été élus Noble Douze comme Giulio Marco Avazeri au XVIIe, Anton Marco Malaspina ou Pietro Pizzini de Speloncato au XVIIIe. 64. Jean-Yves Coppolani, Antoine Laurent Serpentini, Les statuts civils et criminels, 1998, p. 102-104. Le rôle des gardiens et des loseri est évoqué de façon plus détaillée dans la partie consacrée à l’organisation et à la surveillance des terroirs. 65. Maurice Bordes, « L’édit de mai 1771 et l’administration municipale des villes et communautés de l’île de Corse », 1971, p. 69-88. Clément-Charles-François de Laverdy est contrôleur général des finances sous Louis XV. Il supprime par une série d’édits publiés en 1764 et 1765, la vénalité des offices municipaux. Ces textes instaurent dans de nombreuses généralités le principe de l’élection et de la responsabilité des édiles devant une assemblée de notables. 66. Le podestat garde des pouvoirs en matière de police locale et rurale.
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que le vote se déroule à la pluralité des voix et au suffrage secret67. Le podestat major est élu chaque année par l’assemblée de la pieve réunissant les officiers municipaux des communautés et tous les notables, membres de droit de cette assemblée électorale, présidée par l’intendant. La création de la charge de greffier de la communauté, dont la fonction est de tenir les registres des délibérations, fait de la Corse un terrain d’expérience. Il est choisi parmi les habitants et doit être âgé de plus de 30 ans. Enfin, l’huissier assiste les pères du commun au cours de leur visite de police. Il se tient à l’auditoire pendant toutes les audiences et il est chargé des citations, exploits et significations pour l’exécution des ordonnances et jugements des podestats et pères du commun. Il est désigné par l’assemblée de la communauté et doit être âgé de plus de 25 ans. Le greffier et l’huissier doivent savoir lire et écrire, ils prêtent serment, sont nommés sans limite de temps et peuvent être destitués par l’assemblée. Ces mesures ont du mal à être appliquées car les Corses répugnent à exercer la charge d’huissier et l’absentéisme lors des assemblées piévanes est important68. La Révolution française et le XIXe siècle Au niveau administratif, la Révolution française ouvre la voie à une série de réformes qui induisent des évolutions importantes. La naissance des municipalités entraîne un changement du mode de désignation des officiers municipaux et modifie profondément la composition de la direction des communes. Les municipalités sont toutes organisées de la même façon autour du conseil général de la commune69 formé du corps municipal et de notables en nombre double des officiers municipaux, ces derniers interviennent essentiellement dans les affaires relatives aux acquisitions et aux aliénations d’immeubles, aux emprunts ou aux procès à intenter ou à soutenir. Les conseillers sont élus pour un mandat de deux ans renouvelable par moitié chaque année. Le maire est désigné pour cette même durée. Le procureur de la commune, élu dans le mêmes conditions, a un rôle judiciaire. La nouveauté réside dans le fait que l’élection se déroule au suffrage censitaire. Le cens retenu, une contribution directe au moins égale à la valeur locale de 3 journées de travail, rend les élections assez démocratiques, même s’il écarte les journaliers, les artisans, les pauvres et les veuves. Le Premier Empire inaugure la nomination des maires et des adjoints70 qui sont choisis par le préfet, pour cinq ans parmi les membres du conseil municipal élus à partir de listes de notables. À partir d’avril 1814, les maires et les conseillers municipaux, nommés, sont renouvelables par moitié tous les dix ans. Il faut attendre la fin de la Restauration et le début de la monarchie de Juillet pour que l’élection des conseillers municipaux soit rétablie : ils sont choisis par un corps 67. 68. 69. 70.
M. Bordes, op. cit., p. 77. Ibidem, p. 86. Louis Fougere, Les communes et le pouvoir de 1789 à nos jours, 2002, p. 68. Cette nomination s’exerce dans les communes de moins de 5 000 habitants c’est-à-dire l’ensemble des communes de Balagne. Les adjoints n’ont pas de compétences propres.
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électoral censitaire, pour six ans, renouvelables par moitié tous les trois ans. Le maire, nommé, doit être membre du conseil municipal. Les cens sont différents selon les communes pour pouvoir trouver un nombre d’électeurs suffisant : pour celles de 1 000 à 5 000 âmes, il correspond à 4 % de la population, pour celles entre 500 et moins de 1 000 habitants, il est d’un dixième, et enfin pour celles de moins de 500, d’un huitième71. L’avènement de la Seconde République et le décret du 3 juillet 1848, ouvrent une parenthèse les conseillers municipaux sont élus au suffrage universel ; les maires et les adjoints des communes de moins de 6 000 habitants sont désignés au sein du conseil municipal. Le coup d’État du 2 décembre 1851 se solde par un retour à la nomination du maire et des adjoints par le pouvoir qui peuvent être choisis hors du conseil. Avec la loi du 5 mai 1855, la durée du mandat passe à cinq ans. Un tournant majeur se produit à l’avènement de la Troisième République avec le retour à l’élection. À partir de 1884, la loi sur la réforme municipale, crée un régime juridique uniforme pour toutes les communes françaises. Elle prévoit l’élection au suffrage universel du conseil municipal, pour une durée de quatre ans renouvelable intégralement. Il désigne à son tour le maire. Ce dernier est l’organe exécutif, il est chargé de l’application des décisions du conseil, il agit sous la tutelle du préfet et représente l’État. Durant toute la période, la possibilité de révocation est un moyen de pression utilisé par les autorités pour s’assurer la fidélité des maires. Ces derniers deviennent ainsi des agents du pouvoir étroitement surveillés dont le rôle majeur pour les communautés est plus amplement évoqué dans la deuxième partie. Les évolutions du Code électoral ne changent pas radicalement les rapports entre le pouvoir municipal et la population, elles induisent cependant une forte variation du nombre d’électeurs dans les communes (tableau 1). L’inscription sur les listes électorales censitaires est un enjeu72. Tableau 1 : Évolution du nombre d’électeurs à Aregno et à Lavatoggio de la fin du XVIIIe siècle à la Troisième République 1770
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AREGNO
90
165
68
205
182
216
LAVATOGGIO
58
93
40
114
110
Les données recueillies à Aregno et Lavatoggio mettent en évidence une augmentation du nombre d’électeurs suite à la Révolution française, suivie d’un
71. L. Fougere, op. cit., p. 206-207. En 1831, six communes en Balagne ont entre 1 000 et 5 000 habitants (Calenzana, Calvi, Corbara, L’Île-Rousse, Muro, Santa Reparata), onze entre 500 et 1 000 habitants (Aregno, Belgodere, Cassano, Cateri, Feliceto, Lumio, Monticello, Occhiatana, Olmi-Cappella, Ville, Zilia) et quinze moins de 500 habitants (Algajola, Avapessa, Costa, Lavatoggio, Lunghignano, Mausoleo, Moncale, Montemaggiore, Nessa, Novella, Palasca, Pigna, Pioggiola, Sant’Antonino, Vallica). 72. Cf. deuxième partie, chapitre 3.
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fort recul dans les années 1830-1840, avant un nouvel essor, dans la seconde moitié du siècle, consécutif à l’avènement du suffrage universel. Celui-ci facilite la politisation des élites et de la population. Le principal changement engendré par la naissance des municipalités est la disparition de l’assemblée des chefs de feux. Le maire devient rapidement un personnage central de la vie des communautés. Par rapport à la période antérieure où le renouvellement était annuel, la nature de la charge mais également la longueur des mandats permettent d’accroître la « personnification » du pouvoir communal. LES IMPÔTS ET TAXES
La communauté est aussi la base fiscale de référence. À l’époque génoise, il existe des impôts communs à l’ensemble de l’île et d’autres spécifiques à la Balagne. À partir du généralat de Paoli et sous la domination française, la Corse est régie par un système fiscal unique. Les impôts à l’époque génoise73 À l’époque génoise, la taille est l’impôt qui représente les plus grosses entrées dans le budget de la Sérénissime. Initialement fixé à une lira, les podestats, les pères de douze enfants, les indigents, « les hommes francs »74 et le personnel ecclésiastique en sont exemptés. Ainsi, en Balagne les natifs de Calvi et d’Algajola ne paient pas cet impôt. La taille a augmenté de manière inégale selon les régions. En Balagne, elle comprend, depuis 1645, un complément de trente sous qui au départ devait être temporaire et servir à l’édification des murs d’Algajola. Un autre supplément a été introduit pour la construction d’un pont sur la rivière de Calvi. Les populations se plaignent de l’absence de mise à jour des rôles par les podestats et protestent contre l’obligation qui leur est faite de payer pour une radiation ou pour tout changement de situation. En Balagne, la taille atteint six lire dans les années 172075. Vient ensuite la gabelle qui pèse lourdement sur les ruraux. Son montant a augmenté progressivement à partir du XVIe siècle : le bacino76 vaut huit sous puis dix en 1638 et, selon Pietro Morati, il atteint quinze sous en 1715 à Calvi. Il existe aussi divers autres impôts indirects, ou droits, notamment sur les patentes pour les armes77 ou le tabac.
73. Sur la fiscalité et les contestations qu’elle soulève, se référer à l’article de Francis Pomponi, « Les cahiers de doléances des Corses de 1730 », 1974, p. 7-66. Au sujet de la taille, se référer à Pietro Morati, op. cit., p. 187-188. 74. Les habitants des présides et les personnes ayant obtenu une franchise de Gênes. 75. Un autre rajout a été introduit pour la livrée de son Excellence. 76. Le bacino est une mesure de capacité pour les matières sèches. Il équivaut à 7,941 litres soit environ 6 kilo. 77. En 1715, les due seini (13 sous 4 deniers) sont ajoutés à la taglia pour compenser le manque à
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Au-delà de ces impôts communs, la Balagne, qui est une riche région agricole, se voit imposer des taxes particulières. Ses habitants versent, comme ceux du Nebbio, le grano boatico, concernant à l’origine ceux qui possèdent au moins une paire de bœufs. Les contributions en blé pour entretenir la garnison de Calvi qui avaient été fixées à 500 mine en 162878 atteignent 697 mine79 en 1730. Cette année-là, lors de la rédaction des cahiers de doléances, les Balanins demandent à ce que les prélèvements soient ramenés à leur niveau de 162880. La quantité totale est répartie par communauté. Le blé, acheminé aux frais des Balanins, est remis au munitioniere de la garnison qui verse aux représentants des communautés le montant du paiement. Le prix est fixé par le gouverneur et les Nobles Douze, il s’agit de la composta. Il est toujours inférieur à celui du 81 marché et est, en 1693, « la metà meno che si vende correntemente » (la moitié du prix courant). Il semble qu’en 1719, la répartition entre les communautés ait été revue, 3 bacini et demi et un dixième par feu, 1 bacino trois quarts et un vingtième par demi-feu82. Il existe aussi une taxe de 2 sous par baril d’huile destinée à payer le médecin d’Algajola, une contribution de 74 barils, ou 160 sommes83, pour la trésorerie de Bastia, qui s’ajoute à celle due au préside de Calvi84. La contribution en huile destinée à la capitale est inégalement répartie. En effet, d’une part chaque pieve (Tuani, Sant’Andrea, Aregno, Olmia et Pino) quels que soient le nombre de villages et le nombre de feux acquitte 32 sommes (tableau 2). D’autre part, quelques communautés, qui pourtant produisent de l’huile, ne paient rien (Lumio, Occi, Sant’Antonino et Palasca). Pietro Morati souligne l’iniquité de cette taxe, il précise que la répartition aurait dû être revue pour être plus équitable85.
78. 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85.
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gagner découlant de l’interdiction de vendre des patentes de port d’armes. Ce qui équivaut à environ 60 000 kilos. Ce qui équivaut à plus de 80 000 kilos. F. Pomponi, op. cit., 1974, p. 38. Le Libro Rosso de 1693 est cité par Francis Pomponi, Essai sur les notables ruraux en Corse, 1962, p. 79. P. Morati, op. cit., p. 135. Cette précision ne semble pas de Morati. Une somme contient 61,538 lites en Balagne. Elle équivaut à 20 pintes. A.D.H.C., 3E666-667. À Aregno au milieu du XVIIe siècle, des procurateurs chargés de la composta de l’huile sont désignés pour comparaître devant le gouverneur à Calvi. Ibidem, p. 91. En 1690, un litige oppose les communautés de Muro et de Speloncato ; la seconde a en effet perdu des habitants et a vu sa part diminuer mais les 5 mines ôtées à sa contribution ont été rajoutées à la redevance de Muro, ibidem, p. 89.
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Tableau 2 : Contribution en huile par pieve et par communauté (XVIIe et XVIIIe siècles)86
PIEVE
COMMUNAUTÉ
Muro
Tuani
NBRE DE FEUX
140
CONTRIBUTION
LITRES
MOYENNE POUR UN FEU (LITRES)
13 sommes
800
5,7
Feliceto
90
7 sommes 14 pintes
473
5,3
Nessa
55
3 sommes 10 pintes
215
3,9
Speloncato
56
8 sommes une demie pinte
493
8,8
Speloncato
80
11 sommes
676
8,4
Occhiatana Costa
140
9 sommes
553
3,9
Belgodere
120
6 sommes 10 pintes
400
3,3
Ville
80
5 sommes 10 pintes
338
3,8
Cateri
80
5 sommes
307
3,8
Avapessa
30
3 sommes
184
6,1
Aregno
90
8 sommes
492
5,4
260
5 sommes
307
1,2
Sant’Andrea
Corbara et Pigna Aregno
Santa Reparata
220
7 sommes
430
1,9
Monticello
100
4 sommes
246
2,5
Lumio
100
RIEN
25
RIEN
Occi Sant’Antonino Olmia
70
RIEN
Calenzana Moncale
400
32 sommes
1 968
4,9
Montemaggiore
100
12 sommes
738
7,4
30
3 sommes
184
6,1
80
5 sommes 10 pintes
338
4,2
130
11 sommes 10 pintes
707
5,4
Lunghignano Pino Cassano Zilia Palasca
100
Novella
non cité
RIEN
Ostriconi
Suite à la première révolte, les cahiers de doléances de 1730 listent les nombreuses récriminations des Balanins à l’encontre de la fiscalité génoise87.
86. Chiffres cités par Pietro Morati, op. cit., p. 89-90. 87. Par exemple, en Balagne la doléance n° 13 concerne les ajouts effectués sur la taille, la doléance n° 9 s’élève contre la taxe payée tous les deux ans aux sindicatori, en constante augmentation, la doléance n° 8 demande la suppression du paiement d’une taxe de 5 lire réclamée depuis quelques années par le lieutenant pour la promulgation des édits du gouverneur, F. Pomponi, op. cit., 1974.
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La fiscalité paoline et française Sous le généralat de Paoli, il existe un prélèvement d’une à deux lire par feu, une lira par demi-feu. Comme l’impôt rentre mal, le général rétablit des taxes indirectes comme des droits de douane qui s’élèvent à 5 % sur les entrées et sorties. Le papier timbré fait son apparition mais il ne permet cependant pas à l’État de percevoir de gros revenus. Après la fondation de L’Île-Rousse, un magasin public pour le sel est installé. Gregorio Salvini est chargé par Paoli de fixer le prix et les droits à percevoir sur ce produit, en tenant compte de l’avis des podestats et pères du commun de la région. Sur les conseils de l’abbé, il décide de baisser la gabelle de 1 % et le gouvernement ne prélève plus que 4 % à partir de septembre 176488. Lorsque la Corse devient française, la Balagne est soumise aux mêmes impôts que les autres régions de l’île. Un système de subvention territoriale est mis en place, le « vingtième ». Cet impôt repose sur les biens et leurs revenus sur la base de la proportionnalité. Jusqu’en 1778, il est acquitté en nature. Il représente le vingtième puis le dixième de la récolte et sa perception se fait par voie d’adjudication. Les changements en matière d’impôts indirects sont peu nombreux, ils consistent, entre autres, en taxes douanières, papier timbré, gabelle, droits d’ancrage et droits d’enregistrement. À partir de la Révolution, quatre grandes contributions sont instaurées. Trois d’entre elles sont payées par la totalité des ménages : la contribution personnelle et mobilière, la contribution foncière et l’imposition sur les portes et les fenêtres. Seules les patentes sont destinées à une catégorie sociale particulière, les commerçants et les artisans. Ces contributions sont conservées, avec parfois quelques modifications, par les différents régimes qui se succèdent. Les contributions peuvent être modulées par le conseil général ou les municipalités afin de trouver des fonds. Ainsi, en 1824, sur les 39 202,44 francs de contribution foncière perçus dans l’arrondissement de Calvi, plus de 15 000 francs proviennent des centimes additionnels : 0,19 sans affectation spéciale, autant pour les dépenses départementales, 0,20 pour les secours et les dégrèvements, 0,23 facultatifs votés par le conseil général pour diverses dépenses. Par exemple, les contribuables de Lumio versent 1 110 francs pour le principal, 700 francs de centimes additionnels. Les registres des délibérations municipales d’Aregno démontrent que cette pratique est largement répandue afin de répondre à diverses dépenses au niveau départemental (pour pourvoir au fonctionnement de l’assistance en faveur des enfants trouvés), local (pour financer par exemple les chemins vicinaux) ou communal (pour payer les gardes champêtres ou les instituteurs)89. Les rapports des sous-préfets reviennent régulièrement sur la difficulté de recouvrir les contributions les années où la récolte
88. Evelyne Luciani, Louis Belgodere, Dominique Taddei, Trois prêtres balanins au cœur de la Révolution corse, 2006, p. 397. 89. Ces thèmes sont abordés au cours de la deuxième partie pour ce qui est des gardes champêtres et des instituteurs, de la troisième pour ce qui est des enfants trouvés.
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d’olives est peu abondante. En 1819, le représentant de l’État se plaint de « l’arriéré de nos contributions [qui] donne assez la mesure de notre misère »90. La fin de la domination génoise modifie en profondeur la fiscalité insulaire et balanine. Le paiement en argent se substitue peu à peu au paiement en nature. Les trois contributions introduisent le principe de « proportionnalité » inconnu jusque là. DES COMMUNAUTÉS AU DYNAMISME DÉMOGRAPHIQUE CONTRASTÉ
Toute une série de dénombrements réalisés durant les époques moderne et contemporaine permet d’aborder les grandes lignes de l’évolution de la population des communautés balanines. Afin de faciliter les comparaisons, les dénombrements par feux ont été écartés. Même si une certaine continuité existe à partir des recensements quinquennaux débutant en 1831, il ne faut pas perdre de vue les variations au niveau des méthodes mises en œuvre91. Un dynamisme démographique contrasté Pour l’ensemble de la région, la population augmente jusqu’au milieu du e XIX siècle, puis un certain déclin est perceptible, suivi d’un nouvel essor moins marqué et d’un nouveau recul qui débute dans les années 1890. La région passe de 13 000 habitants en 1729, à 16 000 au début du XIXe, 24 000 au milieu du siècle et elle atteint son maximum avec 25 000 habitants en 189692. L’essentiel de l’accroissement découle d’un bilan positif des naissances par rapport aux décès. De manière générale, les villages ont connu un doublement de leur population entre le premier tiers du XVIIIe et leur apogée démographique. Cependant, quelques communes stagnent (Avapessa, Costa, Monticello, Pigna ou Zilia) ; d’autres sont confrontées à un recul du nombre de leurs habitants (Algajola, Corbara, Lunghignano, Montemaggiore ou Sant’Antonino). Ces différences d’évolution se fondent sur plusieurs facteurs tels l’importance démographique initiale de la communauté, son rôle administratif ou encore sa localisation, sans qu’il n’existe de modèle prédéfini. Pour l’ensemble de la période considérée, le phénomène le plus marquant est l’accroissement du nombre des communes de plus de 500 habitants, il est multiplié par plus de deux. Il passe de huit en 1729 à 23 en 1896 avant de redescendre à 19 en 1911. Dans le même temps le nombre des communes de moins de 300 habitants est passé de 12 en 1729 à 6 en 1851, puis à 9 en 1911. Les communautés qui avaient moins de 300 habitants en 172993 connaissent toutes une progression de leur population hormis Sant’Antonino qui est un des
90. 91. 92. 93.
A.D.H.C., 2N7. Cf. Annexe 1. La population des communes nouvelles n’a pas été comptabilisée. Avapessa, Cateri, Costa, Feliceto, Lavatoggio, Lunghignano, Mausoleo, Moncale, Nessa, Novella, Palasca, Pigna, Sant’Antonino et Vallica.
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rares villages de Balagne à perdre des habitants. Dans le groupe de communes qui avaient entre 300 et 500 habitants en 172994, Algajola décline et ne compte plus que 137 habitants en 1911. Ce recul se traduit par la perte du titre de cheflieu de canton au profit de Muro. Au contraire, ce village et celui d’Olmi Capella voient leur population doubler entre 1729 et 1911. Dans le groupe de village qui avaient plus de 500 habitants en 1729, Calenzana et Calvi sont en forte augmentation. La croissance est cependant plus accidentée dans la seconde cité qui double sa population entre 1729 et 1911. Cet essor s’appuie sur son rôle politique, administratif et commercial. Calenzana reste malgré tout, du début du XVIIIe à la fin du XIXe, le plus gros village de Balagne (les 2 000 âmes sont dépassées dès 1836, les 3 000 en 1896). Santa Reparata, Lumio, Speloncato et Belgodere connaissent un gain en habitants important. À Santa Reparata, la population a été multipliée par deux et demi entre 1729 et 1911, passant de 588 à 1 302 habitants. Au contraire, la population de Corbara et de Montemaggiore décroît. Corbara passe de 1 125 à 878 habitants après avoir atteint un maximum de 1 240 en 1841, Montemaggiore se retrouve en 1911 à un niveau inférieur à celui de 1 686 avec 331 habitants. Avant la Première Guerre mondiale, ces villages, hormis Calenzana et Santa Reparata, sont en déclin. 2 000 1 800 1 600 1 400 1 200 1 000 800 600 400 200 0 1770
1806
1818
1836
1851
1866
1881
1896
1911
Graphique 1 : Évolution de la population à L’Île-Rousse (1770-1911)
94. Algajola, Aregno, Cassano, Corbara, Monticello, Muro, Occhiatana, Olmi Capella, Pioggiola, Ville et Zilia.
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Durant cette période, L’Île-Rousse connaît un développement singulier dû à sa création récente (graphique 1). La cité compte moins de 300 habitants à la fin du XVIIIe siècle et 1818 en 1911. L’essor est continu jusqu’en 1846, plus accidenté par la suite avec une chute à 1 501 habitants en 1881. Son développement s’appuie sur son rôle commercial et administratif. Dynamisme démographique et situation géographique Si les cinq cantons ruraux ou semi-ruraux balanins95 connaissent un essor de leur population au XIXe siècle, le premier décrochage n’a pas toujours lieu au même moment. Il est plus précoce dans les cantons de L’Île-Rousse et de Muro (graphique 2). 7 000 6 000 5 000 4 000 3 000 2 000 1 000 0 An VIII 1818
1831
1841
Algajola-Muro
1851
1861
Belgodère Ile Rousse
1872
1881
1891
1901
1911
Calenzana (dont Galeria) Olmi Capella
Graphique 2 : Évolution de la population dans les cantons balanins (XIXe siècle)
Dans le canton de L’Île-Rousse, deux grandes périodes peuvent être dégagées. La première phase s’étend du début du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle. Elle se caractérise par une progression assez régulière mais peu marquée pour la plupart des villages. La population totale fait plus que doubler, passant de 2 465 habitants 95. Hormis le canton de Muro, les autres sont assez pertinents au niveau géographique pour analyser les grandes tendances micro-régionales. En outre, cet échelon administratif paraît davantage convenir car la répartition des communautés par canton est plus équilibrée que leur répartition par pieve.
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en 1729 à 5 743 habitants en 1846, mais cette croissance repose en grande partie sur le développement de L’Île-Rousse. À l’intérieur de cette circonscription cantonale, Corbara voit sa part reculer. En effet le village, qui est le chef-lieu jusqu’en 1828, représente la moitié de la population en 1729 (avec 1 125 habitants sur 2 465) et n’en réunit plus qu’un cinquième en 1846 (avec 1 178 habitants sur 5 743). La seconde phase s’étend du milieu du XIXe siècle à la veille de la Guerre 14 – 1896. Le canton passe de 5 743 habitants à 4 921 (soit la perte d’un huitième de ses habitants), ceci malgré la croissance de L’Île-Rousse. Il est le premier de Balagne à entamer un déclin démographique. Cette baisse est due à l’émigration97. Le canton de Belgodere passe de 1 894 habitants en 1729 à 3 804 habitants en 1891, avant de redescendre à 3 040 habitants en 1911. Les villages connaissent une croissance relativement importante hormis Costa qui stagne. À partir de 1851, un tassement, voire un recul, se produit suivi d’un nouvel essor, entre 1876 et 1896, puis d’un mouvement de déclin après cette date qui s’accentue à partir de 1901. Pour le canton d’Algajola-Muro, la progression est relativement importante dans la plupart des villages jusqu’au milieu du XIXe siècle. La population totale a presque doublé, elle est passée de 2 900 habitants en 1729 à 5 912 habitants en 1851. À partir de cette date, un mouvement de recul s’amorce, suivi d’une reprise entre 1876 et 1891, puis d’une nouvelle baisse. En 1911, le canton compte 4 412 habitants. Dans le canton de Calenzana, l’essentiel de la croissance démographique est dû au village éponyme. Calenzana fournit entre 40 % et 50 % de la population totale du canton. Pour les autres entités, l’essor est significatif à Moncale et à Lumio, assez significatif à Cassano ; Lughignano stagne et Montemaggiore recule. La population cantonale atteint son chiffre maximum en 1896 avec 5 644 habitants98. Enfin, la population du canton d’Olmi-Cappella double entre 1729 et 1911. La croissance est donc forte malgré sa localisation excentrée. Le maximum est atteint avec 2 276 habitants en 1896, soit presque trois fois plus que dans le premier tiers du XVIIIe siècle. La croissance globale est moins régulière et repose en grande partie sur l’essor du village d’Olmi-Cappella dont la population a quasiment triplé entre 1729 et la fin du XIXe. La Balagne connaît un essor marqué de sa population jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le dynamisme démographique est plus ou moins fort selon la taille de la communauté, sa localisation et son rôle au niveau administratif. L’émigration n’a que peu d’impact jusqu’à la seconde moitié du siècle.
96. Au niveau insulaire un premier tassement intervient au tournant des années 1860-1870, un second au début du XXe siècle, Paul Damiani, « La population corse de 1762 à 1968 », 1973, p. 31. 97. Dominique Taddei, Évolution de la population en Balagne, 2011. 98. Chiffre qui ne tient pas compte des nouvelles communes.
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LES ESPACES MAJEURS DE LA SOCIABILITÉ RELIGIEUSE ET PROFANE
À l’époque moderne et au XIX siècle, la religion tient une grande place dans la vie quotidienne des Balanins et de leur communauté avec les sacrements marquant la vie du chrétien, les messes, les grandes fêtes catholiques mais aussi au travers des édifices religieux auxquels les paroissiens sont très attachés. Les églises marquent incontestablement l’espace communautaire. Il en est de même de la casazza qui accueille le siège de la confrérie. D’autres lieux à caractère profane sont essentiels dans la vie des communautés et propices aux rencontres, à la convivialité : places, fontaines, lavoirs, fours, boutiques ou encore débits de boissons. e
La sociabilité religieuse Les édifices religieux sont hiérarchisés et n’ont pas toujours les mêmes fonctions. Le cadre paroissial est l’échelon dans lequel le lien entre les habitants, les églises et le personnel ecclésiastiques est le plus étroit, cependant la pieve reste une réalité vécue même après sa suppression officielle99. Tout au long de la période, les actes religieux marquant les grandes étapes de la vie (baptême, mariage et enterrement) se maintiennent. La messe dominicale, les grandes fêtes religieuses et patronales donnent l’occasion à la communauté de se rassembler100. Pour les Balanins, outre les églises paroissiales, les couvents et les casazze jouent également un rôle important. Les églises
Il existe une hiérarchie entre les édifices religieux. L’église piévane, église principale de la pieve, seule à disposer au départ de la fonction baptismale, est aussi l’église paroissiale de la communauté dans laquelle elle est située. Viennent ensuite, les églises paroissiales qui sont le centre de la vie religieuse de chacune des communautés. Ces édifices religieux sont importants à plusieurs titres, ils accueillent les cérémonies ponctuant les grandes étapes de la vie de chaque chrétien et abritent les sépultures. Avec le temps, certaines églises romanes, trop petites ou dégradées, sont abandonnées au profit d’édifices baroques plus vastes situés au cœur des villages. Ces constructions engendrent des changements dans la hiérarchie : le titre de piévanie passant à l’église baroque. Ainsi, dans la pieve du Giussani San Nicolao remplace San Giovanni Battista, dans celle d’Olmia San Biasgio prend le relais de Santa Restituda, dans celle de Pino Sant Agostino devient la piévanie 99. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Francesco Marcelli d’Aregno indique dans son cahier de comptes qu’il va faire appel lors d’enterrements à la totalité des ecclésiastiques de la pieve. 100. Dans ces célébrations une place majeure est accordée au culte marial (Annonciation, Nativité de la Vierge, Notre-Dame du Rosaire), au Christ (Nativité du Christ, Invention de la SainteCroix, Exaltation de la Sainte-Croix, Ascension), au cycle pascal, à la Toussaint, au jour des Morts, à la célébration de la Fête-Dieu (Corpo di Cristo) à l’époque moderne, à Saint-JeanBaptiste, Saint-Michel Archange, Saint-Antoine Abbé, Saint-Roch ou encore Saint-François.
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à la place de San Rainiero et il en est de même dans celle de Tuani pour San Michele de Speloncato qui remplace San Giovanni Battista. Le même mouvement affecte les églises paroissiales : à Feliceto, Sant’Andrea est démantelée et cède sa place à San Nicolao ; sur le territoire de Palasca Santa Maria Assunta est remplacée par une église du même nom localisé au cœur du village. Au contraire d’autres édifices Photographie 1 : À Santissima Nunziata de Sant’Antonino romans gardent leur titulature et la casazza (L. Castellani) et sont utilisés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, voire au-delà comme la Trinità à Aregno ou Santa Reparata dans la communauté éponyme. Au cours du XVIIIe siècle, la hiérarchie traditionnelle est également modifiée par la fondation de plusieurs collégiales. Le village de Speloncato accueille la plus ancienne, cette création est l’aboutissement de nombreuses tractations entre le clergé local, les instances communautaires, l’évêque et la papauté101. À Calenzana, San Biasgio est érigé en collégiale en avril 1752102. En mars de la même année, l’Annunziata de Corbara qui vient d’être achevée prend le titre de collégiale103. L’attachement des villageois à leurs églises se traduit par des embellissements réguliers qui peuvent être des initiatives collectives ou privées104. Les édifices sont décorés de nombreuses chapelles, ornées de tableaux, et se dotent d’orgues au XIXe siècle. Les travaux à effectuer sont un investissement important pour les communautés qui doivent trouver les fonds nécessaires105. 101. Pour plus de détails se référer à Nicolas Mattei, Le baroque religieux corse, 2009, p. 101-105. Le projet est lancé en 1748 par deux prêtres de Speloncato domiciliés à Rome avec l’accord des instances communautaires. 102. Il existait à Calenzana une maison qui servait de résidence à l’évêque de Sagone, construite en 1727 par Mgr Pietro Maria Giustiniani, elle brûle en 1795, Sylvestre Bonaventure Casanova, Histoire de l’Église de Corse : sous l’Ancien Régime, 1939, T4, p. 353. 103. La collégiale est installée officiellement en septembre 1753. Assez étonnamment, cette année-là, une démarche identique est engagée dans la même pieve à Aregno. Des pourparlers sont entamés avec les prêtres des deux paroisses du village. Le projet avorte sans que la raison soit connue. 104. Dans la documentation utilisée, il en existe des traces antérieures, ce qui ne veut pas dire que la pratique cesse, L. Belgodere De Bagnaja, E. Beretti, A. Franzini et M.-E. Nivaglioni, op. cit. 105. À la fin du XVIe siècle, la communauté de Belgodere est obligée d’emprunter 14 écus à la confrérie du Rosaire pour financer la rénovation de l’église Saint-Thomas, demandés par l’évêque de Mariana, P. Emmanuelli, op. cit., p. 86. On apprend aussi qu’à Aregno, suite à des travaux, la chapelle des Savelli, dédiée à Notre-Dame du Rosaire, dans l’église Santa Croce a
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Reproduction 1 : Lettre de Pie Louis Marcelli (1905), archives privées, Mme Martelli-Costa.
été démolie et qu’en compensation la commune leur a cédé un autre emplacement. Archives privées, M. Salducci. Au XIXe, il est possible de faire appel à des subventions de l’État. En 1861, le conseil municipal d’Aregno demande 20 000 francs au ministère de l’Intérieur pour aménager l’église Santa Croce.
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Au cours du XVIIe, l’église, généralement de style baroque, située sur la piazza maggiore, devient un espace central. Cette place accueille les assemblées de chefs de feux qui se déroulent parfois à l’intérieur même de l’édifice. Le notaire exerce fréquemment son activité à proximité de l’église106. La place de l’église reste après la disparition des assemblées des chefs de feux, un espace essentiel de la convivialité et de la sociabilité villageoise évoqué ci-après. Le lien fort unissant les villageois à leur église est également perceptible dans les réactions provoquées par la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, par exemple, dans un courrier, un notable d’Aregno, Pie Louis Marcellli président du bureau du conseil de fabrique écrit : « Cette église nous a été léguée par nos ancêtres qui l’ont bâtie avec leurs propres deniers. Cette église a été agrandie et meublée de nos jours par des dons publics ; le riche comme le pauvre, tous dans les limites de leurs moyens ont contribué à cet heureux résultat sans que les gouvernements qui se sont succédés nous soient venus en aide, cette église est notre bien, non seulement au point de vue matériel, mais encore par tous les souvenirs qui nous y attachent. C’est là où nous avons reçu le signe de la rédemption, c’est là où nous avons pleuré et prié sur nos chers morts !!!… »107 (reproduction 1). Les communautés balanines et leurs couvents
Les couvents sont souvent construits par plusieurs communautés. Ils exercent d’ailleurs leur influence sur plusieurs villages. L’attachement des habitants à ces établissements est, en premier lieu, d’ordre spirituel et se traduit par la présence de religieux lors des obsèques et par des élections de messes. Le lien étroit avec les habitants est également la conséquence de la présence de sépultures dans les couvents. Ils sont aussi des espaces à vocation politique pendant les Révolutions corses car de nombreuses consulte s’y déroulent108. La Balagne compte au début du XVIIIe siècle neuf couvents dont huit d’obédience franciscaine (deux de franciscains observants, appelés zoccolanti à cause des sandales grossières qu’ils portent, trois de réformés109, trois de capucins110) et un établissement servite. Cette forte présence franciscaine s’explique par le fait que leur implantation dans la région est ancienne et que ces religieux ont eu un succès immédiat.
106. Cf. le chapitre 2 de la deuxième partie. 107. Archives privées, Mme Martelli-Costa. Des troubles ont lieu dans d’autres villages, notamment à Belgodere, Olivier Orsini, Belgodere, mon village, 1985, p. 54-55. 108. Il est possible de citer entre autres la célèbre consulta de janvier 1732 au couvent d’Alziprato qui précède la bataille de Calenzana. 109. Ces franciscains aspirent à une plus grande rigueur, plus conforme à la règle primitive de Saint-François d’Assise. 110. Ce chiffre comprend les couvents calvais. Le premier couvent franciscain de Calvi du e XIII siècle a été détruit. Pour le remplacer, un autre établissement est élevé en 1594. Le préside accueille également un couvent capucin fondé en 1623.
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Photographie 2 : Détail de l’autel Sto Pietro d’Alcantara qui pourrait représenter le couvent de Marcasso (L. Castellani)
À l’époque moderne, on recense les couvents franciscains de Santa Maria di a Pace à Speloncato ; le couvent d’Aregno sur le territoire de Corbara111 ; le couvent de Tuani, sur la commune de Costa, occupé par les observants puis cédé en 1639 aux récollets ; le couvent d’Alziprato, dans la pieve de Pino, fondé par les franciscains, il est cédé aux réformés en 1600112 ; le couvent capucin, NotreDame-des-Anges, situé à proximité du hameau de Palmento ; le couvent du Spirito Santo de Marcasso, près de Cateri. Enfin, le couvent servite de Belgodere est le seul établissement n’appartenant plus à l’obédience franciscaine depuis 1560. La Révolution entraîne des bouleversements majeurs. En novembre 1789, les biens du clergé sont mis « à disposition de la Nation » et en février 1790 les ordres monastiques sont abolis. Les couvents balanins sont vendus : les couvents d’Aregno113, de Marcasso114 et d’Alziprato115 sont cédés à des particuliers ; 111. Il est communément appelé aujourd’hui couvent de Corbara. Il s’agit d’un lieu d’études réputé, fréquenté par Pietro Morati. 112. Il est l’un des principaux centres spirituels de la Balagne, P. Morati, op. cit., p. 177. 113. Il est évalué 5 030 lire. En 1837, la commune rachète le couvent. Elle le cède aux dominicains. En 1903, après leur expulsion, il retourne à la commune, S. B. Casanova, op. cit., 1939, p. 430-431. 114. Expertisé 600 francs, il appartient au milieu du XIXe aux Salvini. En juin 1853, Nicolas le cède à sa sœur Joséphine Marie, A.D.H.C., 3E4/222. 115. Il est acquis 18 000 lire par Joseph Arena, Gaëtan et Louis Flach. Suite à l’insolvabilité des acheteurs, une nouvelle vente est effectuée en mars 1809. L’acheteur, Pietro Fabiani, débourse 6 625 francs et le revend, en 1817, 11 500 francs à Toussaint Marini. Cette vente est contestée
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celui d’Occiglioni est finalement légué par l’acheteur à la commune116. En 1791, plusieurs parcelles appartenant aux servites situées sur les communes de Belgodere et Palasca sont cédées pour un total de 17 886 francs117. Si la plupart des édifices perdent leur destination première, quelques-uns reprennent vie au cours du XIXe siècle. En 1812, les communes de Costa, Occhiatana et Ville di Paraso achètent l’église du couvent de Tuani et la place qui la jouxte. En 1870, elles les offrent aux capucins118 pour qu’ils restaurent le bâtiment et puissent célébrer le culte. Les religieux s’attellent à la tâche et le couvent prend le nom de Notre-Dame de Lourdes119. En 1837, les dominicains récupèrent l’ex-couvent d’Aregno, propriété de la commune de Corbara. Parallèlement, les franciscains se réinstallent en Balagne, un établissement est fondé à L’Île-Rousse en 1853 et le couvent de Marcasso est rétrocédé à l’ordre en 1874. Cependant, les couvents ne retrouvent pas l’importance qu’ils avaient pendant l’époque moderne. Afin d’évoquer plus précisément les liens existant entre la population balanine et ses couvents, il est intéressant de prendre l’exemple du couvent du Spirito Santo de Marcasso120. Sa construction débute en 1621 et la déclaration de clôture est faite en décembre 1657. L’implication de la population locale commence dès la construction. De 1621 à 1652 au moins, les habitants des villages alentour contribuent au budget du couvent par des dons réguliers en céréales. Ils participent aussi à son édification en donnant des journées de travail121 « per carità ». Les contributions en céréales ne recoupent pas la division en pievi122. En effet, si les villages de celle d’Aregno sont tous représentés, s’ajoutent ceux de Muro et Feliceto qui dépendent de la pieve de Sant’Andrea qui sont assez proches de Marcasso. Cet établissement sert de lieu de sépulture à l’ensemble des habitants de Cateri123, Lavatoggio124 et Avapessa125 et à des notables de ces villages mais également de Muro et d’Aregno.
en 1842 par des habitants de Calenzana mais le ministre des Finances juge que l’acte d’achat est régulier, S. B. Casanova, op. cit., 1939, p. 462-463. 116. Le couvent abandonné est remplacé par un établissement des observants bâti en 1853 à L’Île-Rousse. Il possédait 3 400 lire de biens ruraux, ibidem, p. 432. 117. A.D.C.S., 1Q34, ces biens sont achetés par André Leoni, Hyacinthe Leoni, Paul Louis Leoni et Louis de La Rossat. 118. Les capucins ouvrent quatre autres couvents en Corse. 119. Les religieux l’abandonnent en 1903. 120. Se référer également aux écrits de Jean-Christophe Liccia sur le couvent servite de Belgodère. 121. Dans les années 1640, les journées de travail apparaissent régulièrement dans le Libro maestro, Claude Valleix, Libro maestro du couvent de Marcasso 1621-1695, 1977. 122. Algajola ne fait qu’un seul don en 1648. 123. A. F., ceppi de Giacinto Allegrini et Stefano Torracinta, A.D.HC., ceppi de Michele Mariani. 124. A.D.H.C., E146/4. 125. Le tombeau de la communauté d’Avapessa porte la date de 1747.
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Les messes, notamment les messes post mortem, et les legs pieux sont un autre élément mettant en évidence le lien existant entre les habitants des villages voisins et le couvent126. La répartition des legs pieux démontre l’importance du facteur de proximité (tableau 3). Généralement, les legs sont plus fréquemment consentis par des paroissiens de Cateri et de Lavatoggio-Croce et ils sont surtout le fait de personnes de la pieve d’Aregno. Muro semble le village situé hors de celle-ci où l’influence du couvent est la plus forte. Ces messes peuvent être réglées en nature ou en argent, notamment par le biais de rentes constituées127. Dans la seconde moitié du XVIIe, au Spirito Santo de Marcasso, les prêtres célèbrent généralement chaque année, entre 1 000 et 2 000 messes pour les particuliers ou les communautés128. Tableau 3 : Tableau synthétique des messes dites à Marcasso et réglées en nature (1644) COMMUNAUTÉ
H
F
TOT.
NBRE DE MESSES PAYÉES EN NATURE
Avapessa
2
2
3
Lavatoggio
3
2
5
20
Cateri
9
3
12
31
Occi
1
1
1
5
37
Algajola
3
5
3
5
Aregno
4
4
11
Lumio
2
2
9
Montemaggiore
1
1
2
4
4
Muro
14
Sant’Antonino Orezza
1
1
?
10
5
15
43
TOTAL
40
15
55
183
Cap Corse
1
6
L’influence des couvents sur la population est perceptible dans le recrutement des religieux. Au couvent de Marcasso, également, les villages les plus proches (Aregno, Cateri, Lavatoggio) fournissent le plus grand nombre de religieux élus à des postes d’encadrement (tableau 4). Pour les autres communautés balanines, la proximité est également à prendre en compte : un nombre élevé de religieux
126. Ces messes permettent d’engranger des recettes importantes nécessaires aux moines pour pourvoir à leur quotidien. Le premier poste de dépense est la nourriture. 127. Pour plus d’explications sur les rentes constituées, se référer dans le chapitre 1 de la deuxième partie. 128. En 1647, 5 messes sont célébrées pour la communauté d’Aregno, 4 pour les âmes du purgatoire de Sant’Antonino.
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sont originaires de Zilia, où se situe le couvent franciscain d’Alziprato, et du village voisin de Cassano. Seuls 8 % sont natifs d’autres régions de l’île et 3 % viennent de l’extérieur. Tableau 4 : Origine des religieux du couvent de Marcasso (1631-1691)129 GARDIEN*
VICAIRE*
PRESIDENTE*
TEOLOGICO*
DISCRETO*
36
14
3
1
1
1
5
8
4
1
1,5
Corbara
2
3
1
Cateri
5
8
3
1
1
Lavatoggio
5
8
4
2
Lumio
2
3
Monticello
1
1,5
Sant’Antonino
1
1,5
Santa Reparata
1
1,5
COMMUNAUTÉ
TOT.
%
23
Aregno Avapessa
Pieve d’Aregno
1 1
1
1
Reste de la Balagne
31
49
13
6
3
Calenzana
2
3
1
1
1
Cassano
6
9,5
4
3
Costa
1
1,5
1
Feliceto
3
5
1
Giussani
1
1,5
Montemaggiore
3
5
2
6,5
2
Occhiatana
4
Zilia
10
16
2
Calvi
1
2
1
Autres lieux de Corse
8
13
4
TOTAL
63
32
1
1
1
1
1
1
9
4
2
1
* Un même religieux peut occuper plusieurs fonctions.
129. Ce tableau a été élaboré à partir des noms relevés dans le Libro maestro. Jean-Christophe Liccia établit le même constat.
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Enfin, les comptes, vérifiés régulièrement, sont tenus par un religieux et un laïc procuratore ou rettore. Les communautés qui participent par leurs dons au budget du couvent peuvent par ce biais exercer un contrôle. Des erreurs sont parfois constatées. En septembre 1655, à Marcasso, elles sont en la défaveur du couvent. Pour les éviter, à l’avenir, les dépenses devront être notées précisément et non dans leur globalité. Cependant, en 1657, une quarantaine de lire manquent dans le budget a danno del con.to (au préjudice du couvent). Le procurateur Andrea Alegrini dit avoir dépensé 1 025 lire alors que fra Giovanni dit ne pas avoir sorti plus de 977 lire ; le premier doit régulariser la situation. La casazza : entre religieux et profane
Plus encore que les églises ou les couvents, la casazza ou oratorio est un espace situé entre sacré et profane. Elle est le lieu de réunion de la confrérie, une association pieuse de laïcs, à vocation religieuse et sociale. Le bâtiment est souvent accolé à l’église paroissiale ou situé à proximité. La présence d’une casazza à la fin du XVIIe siècle est le signe d’une relative ancienneté de la confrérie130. En effet, il faut souvent de nombreuses années pour acquérir l’aisance matérielle nécessaire à sa construction car les ressources des confréries ne sont pas importantes et leur fonctionnement nécessite la mobilisation de sommes parfois élevées. En cas d’absence de local propre, ou même si celui-ci existe, la confrérie peut se réunir en d’autres lieux. À Lumio, au XIXe siècle, le presbytère du curé ou encore la sacristie de l’Église servent parfois de lieu de rassemblement. La casazza est donc un espace de réunion mais également d’échanges et de prières. Des sièges sur lesquels prennent place les confrères sont installés ; on y lit parfois la mention « silence » et « obéissance ». Les différents objets utiles aux cérémonies et aux processions sont conservés : croix, baldaquins ou encore bannières131. Telles les églises, les confréries sont parfois ornées d’autels et de tableaux. À Aregno, les testaments évoquent un autel dédié à Sant’Antonio, un autre aux âmes du purgatoire et un autre encore à Notre-Dame du Loreto132. À Lumio, l’oratoire Sant’Antonio abrite trois chapelles avec des peintures du XVIIIe siècle : l’une est dédiée au Santissimo Sacramento, une autre dédiée à Santa Croce est ornée du blason des Colonna Leca, la dernière est dédiée au Rosaire133. Les confrères s’habillent dans la casazza. À Belgodere, la casazza de Santa Croce sert pour le cérémonial funèbre. Enfin, à l’époque moderne, le notaire insinue dans les oratoires ou à proximité des actes en rapport avec la confrérie mais pas seulement.
130. Des confréries n’ont pas de casazza, cf. tableau 33. 131. Certains sont précieux : l’oratoire de Cateri renferme un crucifix des miracles polychrome, ramené de Rome au XVIIe pour protéger la population d’une épidémie de choléra et porté en procession le quatrième vendredi du Carême depuis 1738. 132. Il ne reste aucun vestige de ces autels dans le bâtiment actuel ; la plupart des dédicaces sont identiques à celles des autels se trouvant dans l’église. 133. Renseignement fourni par Maxime Vuillamier.
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L’attachement des Balanins à leur église est fort. De nombreuses églises romanes sont abandonnées au profit d’églises baroques plus spacieuses, situées au cœur de l’espace bâti. Elles sont régulièrement embellies à l’initiative des communautés ou de particuliers. Durant toute la période, la casazza garde toute son importance alors que la Révolution brise le lien unissant les habitants de la région aux couvents. Les lieux de rencontre et de sociabilité laïques Outre les lieux de rencontre traditionnels (places, fontaines, fours ou boutiques), le débit d boissons devient au XIXe siècle un nouvel espace de la sociabilité « informelle »134. En fonction des occasions, des groupes différents se forment (veillée, fêtes locales, enterrements, etc.). Les places
La localisation des places est intimement liée à la structure du bâti villageois. Au fil du temps, une hiérarchie s’est mise en place. La piazza maggiore, devant l’église baroque, accueille durant l’époque moderne, les assemblées des chefs de feux. Elle demeure par la suite un lieu de rencontre et d’animation privilégié, les enfants jouent, les hommes parlent des travaux agricoles, de l’actualité villageoise ou de politique. En effet, au XIXe siècle, la place de l’église reste très fréquentée le dimanche, lors des grandes fêtes religieuses ou les jours d’élection. Même s’il est difficile de quantifier le phénomène, certains articles des statuts des confréries laissent à penser que des fidèles la préfèrent à l’église ; à Corbara, le prieur pendant l’office sort sur la place et prend note de tous les confrères qui ne sont pas entrés135. La place secondaire, la plus représentée, est la piazza à l’olmo qui devait être, au début de l’époque moderne, l’espace central de la communauté villageoise . La place jouxtant l’église romane devait être aussi un lieu fréquenté136. D’autre part, les places sont un passage obligé lors des processions religieuses qui débutent et finissent sur la place de l’église. Il existe également de nombreuses petites placettes de moindre importance dans chaque quartier où les habitants des maisons alentour se réunissent. Ils s’assoient sur les murettes en pierres ou sortent des chaises des maisons pour converser. Lorsqu’il fait froid, on se réunit entre voisins et amis dans une habitation au coin du feu. La veillée est un moment de convivialité mais elle est aussi un moyen d’économiser l’éclairage et le chauffage. Ces pratiques restent d’ailleurs courantes dans la première moitié du XXe siècle.
134. Maurice Aghulon et Maryvonne Bodiguel, Les associations au village, 1991, p. 11-13. 135. A.D.H.C., 4J28/I. 136. À Aregno, l’étude des lieux d’insinuation des actes notariés démontre que la place de la Santissima Trinità et la piazza al’olmo sont beaucoup moins utilisées que la piazza Santa Croce.
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Les débits de boissons et les jeux : la naissance d’une nouvelle sociabilité au XIXe siècle ?
Avant le XIXe, il n’y a pas de mention dans la documentation étudiée de « débits de boissons »137. Ce siècle est marqué, au niveau local et national, par une forte augmentation de leur nombre. Parallèlement, leur ouverture et leurs horaires sont peu à peu réglementés138. À partir des archives139, plus de 300 établissements ont été recensés pour la période 1815 à 1864. Le nombre de demandes d’ouverture suit un mouvement ascendant. Un premier décrochage s’opère entre 1830 et 1839, elles dépassent la dizaine et la décennie suivante elles sont deux fois plus nombreuses140. Le mouvement s’accélère et s’amplifie dans la seconde moitié du siècle : 40 % des autorisations sont données pour la période 1850-1859 ; 25 % pour la période 1860-1864, soit un total de plus de 200 ouvertures en une quinzaine d’années. Leur nombre dans les villages varie selon l’importance de la population, généralement, on trouve en moyenne un établissement pour une centaine d’habitants est recensé. Quelques villages, peu peuplés, comptent un seul établissement (Costa, Vallica, Sant’Antonino ou Lunghignano). Après le décret de 1851, les autorités tiennent compte, outre l’avis du maire, du nombre de débits de boissons par rapport au nombre d’habitants pour accorder ou ne pas accorder une autorisation d’ouverture. Ainsi, en 1859, l’administration refuse d’autoriser l’installation d’un nouvel établissement à Nessa (le village compte trois débits de boissons pour 440 habitants) et à Belgodere (le village compte 15 débits de boissons pour un millier d’habitants). Les débits de boissons sont un lieu de distraction et de sociabilité multifonctionnel. Du fait de la consommation d’alcool et des activités qui s’y déroulent, ils 137. Il existe des mentions de la pratique des « jeux de hasard » sans que l’endroit dans lequel ils sont pratiqués soit précisé. Ils suscitent la réprobation sociale. En 1745, deux cousins établissent un acte notarié, ils s’engagent à mettre un terme au « scandale » provoqué au sein de leur famille et de leur village par le fait qu’ils s’adonnent aux jeux, « Il gioco delle carti essendo stato inventato dal demonio inimico Caple dell homo e delle anime cristiane » (le jeu de cartes a été inventé par le démon ennemi suprême de l’homme et des âmes chrétiennes), A.D.H.C., 3E405. 138. Le premier texte date de 1805, il revient au préfet d’autoriser ou de refuser l’ouverture d’un nouvel établissement et d’ordonner la fermeture de ceux qui troublent l’ordre public. Ce document est complété par l’ordonnance de Beugnot du 7 juin 1814 : les débits de boissons doivent être fermés le dimanche de 8 heures à midi et à partir de minuit, Luc Bihl-Wilette, Des tavernes aux bistrots : une histoire des cafés, 1997, p. 113. Le texte majeur date de 1851, il reste en vigueur jusqu’à son abrogation en juillet 1880. Désormais, l’ouverture est soumise à autorisation de l’administration. L’article 2 instaure la fermeture administrative en cas de nonrespect de la législation. En 1880, la législation s’assouplit. Avant l’ouverture, une déclaration préalable auprès du maire qui informe le procureur de la République, suffit. Le conseil municipal peut prendre des arrêtés pour déterminer la distance d’installation des débits de boissons par rapport aux écoles ou aux églises. Le texte supprime la fermeture administrative. 139. A.D.H.C., 1Z113. 140. Le nombre de demandes pourrait être plus important du fait que 15 ouvertures antérieures à 1851 ne sont pas datées précisément.
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sont considérés par une partie de la population et par les autorités comme des lieux de dépravation. Les plaintes à leur encontre sont nombreuses. En 1855, le maire de Calenzana déplore que l’établissement de Bernardin Orsini soit un véritable « coupe-gorge » et que les gens dépensent la nuit de petites fortunes ; en 1862 une plainte anonyme décrit le café Maestracci de Speloncato comme « un lieu de débauche »141. Le non-respect des heures d’ouverture légales142 et l’absence d’autorisation143 sont d’autres motifs de récrimination. De plus, la proximité des cafés avec les écoles soulève la réprobation. Ainsi, à Aregno la présence d’un cabaret tenu par deux femmes « aux mœurs dissolues », qui sont un « scandale » pour la commune, est vivement dénoncée par l’instituteur en 1865 et par l’inspecteur de l’instruction primaire en 1870144. Les infractions constatées conduisent à des condamnations mais la fermeture administrative, temporaire ou définitive paraît difficile à obtenir car il est nécessaire qu’une première condamnation ait été prononcée contre le tenancier145. Afin de réduire la nuisance de ces établissements, les conseils municipaux prennent des arrêtés concernant les horaires et les jours d’ouverture comme à Aregno, en 1865146. Ce document réglemente aussi les jeux de cartes, la quina (loto) et les dominos qui sont interdits dans les établissements et dans les espaces publics du village147. Il est intéressant de constater que les jeux sont également prohibés en dehors des bars car ils sont parfois ponctués de « pauses » dans les débits de boissons. Les autres lieux de sociabilité
Dans les villages, d’autres endroits servent de lieu de rencontre : les fours, les fontaines, les boutiques ou les ateliers des artisans. Les documents utilisés nous livrent peu de renseignements concrets. La diversité des produits vendus, par exemple, dans la boutique de Jérômine Poggi, veuve Mattei à Muro laisse supposer que des personnes de toutes les catégories sociales effectuent des achats148.
141. A.D.H.C., 1Z130. 142. L. Bihl-Wilette, op. cit., p. 113 et 298. Pierre Quilici à Speloncato en 1862 est accusé de ne pas respecter les horaires d’ouverture, A.D.H.C., 1Z113. 143. En 1862, ce reproche est émis à l’encontre du débit de boissons des sœurs Marchetti de Feliceto ; l’année suivante le même motif est invoqué contre un bar de Sant Antonino, ibidem. 144. A.D.H.C., 2O20/2. 145. En 1853, après une rixe dans le bar d’Antoine Savelli de Corbara, l’établissement est fermé ; en 1862, François Oberti à Muro est condamné pour avoir tenu son cabaret ouvert après l’heure autorisée, A.D.H.C., 1Z113. 146. A.D.H.C., 1Z2. 147. En 1858, le maire de Pigna interdit le jeu de boules, A.D.H.C., 1Z113. 148. Les clients trouvent des tissus pour l’ameublement et la couture, des vêtements, des accessoires vestimentaires, du linge de corps, du matériel de couture, du linge de maison, des pièces d’ameublement, de la vaisselle, différents ustensiles mais également des enveloppes, du papier, de l’eau de Cologne, quelques produits alimentaires. Les servantes effectuent très certainement les achats de leurs employeurs. A.D.H.C., 3E4/231.
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Les fours, les fontaines et les lavoirs sont un lieu de rencontre plutôt destiné aux femmes et aux enfants. Les fontaines apparaissent dans les documents dès le XVIIe. Déjà à cette époque, l’incivilité des habitants qui jettent des immondices est dénoncée et il est interdit d’y laver du linge et d’en détourner l’eau pour un usage privé. Au XIXe siècle, les municipalités portent aux fontaines un intérêt particulier. Il est nécessaire qu’elles soient régulièrement entretenues pour éviter des problèmes de salubrité et elles doivent être en nombre suffisant afin de répondre aux besoins des habitants. Il semble aussi que la construction d’un lavoir devienne une priorité communale. Cependant, toutes les communes ne disposent pas d’un tel équipement : par exemple, en 1864, à Lavatoggio, la population lave encore son linge à un endroit où les eaux de deux ruisseaux se confondent appelé Fiume alla croce149. La place reste le lieu de rassemblement privilégié de la communauté villageoise même après la disparition de l’assemblée des chefs de feux. La messe dominicale, les grandes fêtes religieuses, les funérailles, les élections continuent à être des moments où les habitants de la communauté s’y réunissent. Au cours du XIXe siècle, les débits de boissons se multiplient. Même si ces établissements sont souvent associés à la pratique de jeux souvent réprouvée par les autorités et la société, ils deviennent peu à peu un espace incontournable de la sociabilité villageoise. La tournée des bars est un moment fort des campagnes électorales. Les fontaines, les fours, les boutiques ou encore les lavoirs, qui se construisent au cours du XIXe siècle, sont le cadre d’une sociabilité davantage féminine. Le passage de la Corse de la domination génoise à la domination française ne bouleverse pas radicalement le découpage administratif mais introduit cependant des changements majeurs intervenus surtout après la Révolution française. La Balagne devient une seule entité administrative, de manière temporaire sous Pascal Paoli, puis définitivement à partir de la Révolution lorsque le district remplace la province. En 1802, l’arrondissement se substitue au district. Il est le siège d’une sous-préfecture et est doté d’une instance délibérative : le conseil d’arrondissement. Le sous-préfet et cette assemblée deviennent des éléments incontournables de la vie administrative et politique locale. Dans le domaine religieux, à partir de la Révolution française, une importante simplification a lieu avec la création d’un évêché unique pour l’île. Auparavant, les sept pievi balanines étaient réparties entre trois évêchés. Elles sont transformées au niveau religieux en cures cantonales et au niveau administratif en cantons. Rapidement, plusieurs cantons fusionnent. La structure administrative traditionnelle est bouleversée. À l’échelle de la communauté, la Révolution marque la fin des assemblées de chefs de feux. Parallèlement, les anciennes charges communautaires disparaissent. Le maire devient un acteur majeur de la vie des communautés, d’abord nommé
149. A.D.C.S., 2M161.
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LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE
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CELLULE DE BASE DU MAILLAGE DE L ’ ESPACE
par le pouvoir, il est ensuite élu. Il sert de relais entre l’administration et la population. La longueur des mandats n’est pas sans conséquences sur la dévolution du pouvoir, tandis que le mode de désignation ne change guère les rapports entre la population et l’autorité locale. La communauté reste pendant toute la période la base fiscale de référence même si la fiscalité se modifie profondément. Les autorités françaises font entrer la Balagne dans le « droit commun » insulaire et la Révolution établit une proportionnalité de l’impôt en fonction des biens, inexistante à l’époque génoise. Durant la période étudiée, la plupart des villages connaissent un essor de leur population qui se ralentit dans la seconde moitié du XIXe siècle mais ce mouvement n’est pas général, des déclassements importants ont lieu. Les communautés sont des espaces où les habitants entretiennent des liens divers de parenté, de voisinage, de clientèle et où la sociabilité au quotidien est importante. Des lieux sont incontournables eu égard à leur rôle social : les édifices religieux, les places, les boutiques, les fontaines ou encore les débits de boissons. Si l’attachement des Balanins à leurs églises reste fort tout au long de la période, la Révolution met un terme à la relation étroite existant entre les couvents et les habitants de la région.
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C H A P I T R E
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La place prépondérante de l’agriculture
La Balagne tire ses revenus de l’agriculture. Cette activité lui permet d’être une des régions les plus riches de l’île. Les différents observateurs qu’ils soient génois, français, anglais ou insulaires insistent sur le développement important de l’agriculture1. Ils s’accordent sur le fait que le territoire est largement cultivé, reprenant parfois le propos du Balanin Pietro Morati, dans sa Prattica manuale, qui la qualifie de « giardino della Corsica »2. Ils louent aussi un certain nombre de productions : son huile, son vin ou ses céréales. Même s’il n’apparaît pas comme un point fort, aux côtés de ces cultures, l’élevage est présent dans toutes les communes. Il a cependant un rôle mineur dans la Balagne dite agricole, plus particulièrement concernée par l’étude. Tout au long de la période, le lien entre les communautés et leur terroir est étroit, les terres sont un bien commun à préserver3. En effet, elles assurent la subsistance des villageois et leur gestion doit permettre la coexistence entre les différents utilisateurs aux intérêts parfois contradictoires. D’ailleurs au XIXe siècle, les communautés et leurs habitants vont devoir faire face à la remise en cause de
1.
2. 3.
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Les responsables génois de la mise en valeur agricole de l’île écrivent : « Le Cap Corse et la Balagne, qui sont entièrement cultivés n’ont pas besoin des mêmes attentions », cité par A. L. Serpentini, La Coltivatione, op. cit., p. 9 et 90. Il est aussi possible de citer les ouvrage Mémoires d’un officier du régiment de Picardie 1774-1777, 1889, p. 149, de J.-M. Jacobi, Histoire générale de la Corse depuis les premiers temps jusqu’à nos jours (1835), 1835, p. XXIV ; de l’Anglais Edward Lear, Journal d’un paysagiste anglais en Corse, 1868, p. 209, 211 et 241, de Roland Bonaparte, Une excursion en Corse, 1982, p. 55, de François-Guillaume Robiquet, Recherches historiques et statistiques sur la Corse, p. 479 et p. 490 ; de l’abbé de Lemps, Panorama de la Corse ou histoire abrégée de cette île et description des mœurs et usages de ses habitants, 1862, p. 66 ou encore de Camille-Antoine de Freiss-Colonna, Histoire de la Corse, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, p. 7. Camille-Antoine de Freiss-Colonna (1812-1869) connaît bien la Balagne. Il a été régent du collège de Calvi puis archiviste du département de la Corse de 1848 à 1869. Il est membre correspondant du Comité des travaux historiques et scientifiques et de l’Institut des Provinces. P. Morati, op. cit., p. 162. Selon cet auteur, la Balagne est le « jardin de la Corse », « une région fertile en tout fruit, et très cultivé ». Il est possible de reprendre les propos de Bernard Derouet, « partout où [les terres] tenaient une place appréciable, leur présence était pour la communauté locale facteur identité de conscience de soi, du sentiment de former une entité distincte ayant une existence et une personnalité propres », « Territoire et parenté. Pour une mise en perspective de la communauté rurale et des formes de reproduction familiale », 1995, p. 646.
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pratiques communautaires ancestrales. Malgré tout, les contraintes et les servitudes restent nombreuses et la surveillance stricte des terroirs est une nécessité pendant toute la période. ORGANISATION ET GESTION DES TERROIRS
À l’époque moderne, le territoire communautaire est divisé en fonction de la destination du sol et chaque communauté gère de manière rationnelle son terroir, même si dans la plupart des communautés la majeure partie des terres est privée. Chaque usager doit donc observer des règles précises. En effet, le travail familial ne peut être efficace qu’à la condition de s’insérer dans un système de régulation collective, de rotation des cultures et de redistribution de l’espace productif. L’organisation générale des terroirs se maintient au XIXe siècle. Cependant, des changements majeurs affectent les pratiques locales : la gestion traditionnelle des communaux est contestée et la vaine pâture finit par être abolie. LES TERROIRS
Les terroirs sont organisés afin d’en optimiser les potentialités et l’utilisation. En leur sein, la proportion des communaux est liée à la fois à la position géographique de la communauté4 et à la superficie du territoire communautaire. La part de chacune des trois grandes cultures balanines (céréales, olivier et vigne) dépend de l’étendue du territoire et de la localisation de la commune ainsi que de la topographie et des possibilités pédologiques. L’organisation générale Il existe théoriquement dans toutes les communautés rurales deux grandes zones distinctes. Le circolo5, consacré aux plantations arbustives (vignes, oliviers), aux orti et aux giardini. Il est situé près du village et de ses hameaux. Les prese6 sont le domaine des céréales. Elles doivent former un ensemble homogène pour éviter les dommages causés par les animaux. Le rythme des ensemencements varie d’un endroit à l’autre en fonction de la qualité de la terre. Les soles sont mises en culture la même année et on s’arrangeait pour qu’elles se situent, autant que possible, au même endroit. Chaque presa peut être divisée en plusieurs zones pour permettre l’utilisation la plus rationnelle possible du terroir, selon la position des terres et leur qualité. Ainsi à Belgodere, au début du e XVII siècle, la presa soprana et la presa sottana sont alternativement mises en 4. 5. 6.
Les communaux sont nombreux dans les zones montagneuses où la mise en culture est moins facile. A. Casanova, op. cit., 1988, p. 728. Le circolo est largement attesté en Balagne au XVIe siècle. La presa paraît remonter au XIe siècle. Aux XIV-XVe siècles, elle s’implante de façon définitive dans les régions les plus évoluées au niveau agricole, selon Antoine Casanova, Forces productives rurales, peuple corse et Révolution française (1770-1815), 1988, p. 726-727.
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culture deux années de suite chacune et laissées ensuite deux années au repos. La communauté dispose d’une troisième presa, correspondant aux terres les moins fertiles, qui est cultivée un an et laissée en jachère cinq ans7. D’autre part, toute terre non enclose est ouverte au bétail lors de la jachère dans le cadre de la vaine pâture8. Il est donc essentiel que tous les membres d’une même communauté cultivent et laissent reposer leurs terres, lorsqu’elles ne sont pas clôturées, en même temps. Cependant, chacun peut fermer son champ, généralement avec des pierres sèches9, pour le garantir contre le vagabondage des animaux. Cette condition est indispensable pour que le propriétaire ait le droit de demander la réparation des dommages commis dans ses propriétés. À la fin du XVIIIe siècle, les actes décrivant les patrimoines ecclésiastiques insistent sur la présence ou l’absence de clôture. Leur lecture démontre que la distinction entre stabile, ouvert, et chioso ou chiosello, fermés, n’est pas toujours efficiente. Ainsi, le stabile d’Antonio Santelli, au lieu-dit Altorajo, est en partie clôturé, ceux d’Andrea Suzzoni de Lavatoggio ou de Giacomo Fondacci de Santa Reparata le sont entièrement, alors que le Chioso canario d’Anna Maria Leoni du même village n’est pas enclos10. En Balagne, de par leur taille réduite, quelques communes comme Lavatoggio, Cateri, Avapessa et Cassano ne disposent que d’un circolo11. Leurs habitants sont propriétaires de terrains dans les prese des villages voisins. Enfin, les habitants de Nessa et de Feliceto utilisent une presa commune. En outre, dans certaines communautés (Calenzana, Feliceto, Muro, Novella, Olmi-Capella, Palasca, Pioggiola, Speloncato, Vallica, Zilia et Mausoleo) une partie du territoire, souvent montagneux, est inculte et sert de zone de pâturage. Dans plusieurs d’entre elles (Giussani, Calenzana, Zilia, Novella ou Palasca), l’élevage joue un rôle important. Cette zone paraît majoritairement constituée de communaux12. Cette partition de l’espace ne subit pas de transformation radicale ni lorsque la Corse devient française, ni après la Révolution. Cependant, au XIXe siècle, les autorités et une partie des notables plaident pour une utilisation moins contraignante des terroirs qui permettrait de moderniser l’agriculture. 7. 8.
Ibidem, p. 729. Dans l’enquête de l’an X, il est souvent indiqué que la vaine pâture se pratique durant les trois mois d’été sans autre précision. Les dates données pour Aregno, du 1er août à la Saint-Michel Archange (29 septembre), sont celles que l’on retrouve dans les années 1680 lors des élections de gardiens dont la charge prend fin à la Saint-Michel Archange. A.D.H.C., 6M872, question 147. 9. Les champs peuvent être délimités par la présence d’un fossé, de pieux de bois ou « siepi », ibidem, question 85. 10. A.D.H.C., 2G51, 2G56. 11. Jean Defranceschi, Recherches sur la nature et la répartition de la propriété foncière en Corse de la fin de l’Ancien Régime au milieu du XIXe siècle, 1986. TII. Les communes sont rangées par ordre alphabétique. Pour chacune d’elles, il a établi une fiche comportant des renseignements administratifs et démographiques sur la commune et une synthèse du Terrier de 1784 et du cadastre du XIXe siècle. 12. Palasca est un cas particulier : elle dispose de très peu de communaux et d’une forte proportion de terres incultes.
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Les communaux Les communaux ont pour but de pallier les possibles faiblesses des propriétés privées en procurant aux membres de chaque communauté le supplément indispensable13. Si nous comparons la superficie des terres non cultivables à celle des terres communes, il semblerait qu’en Balagne une bonne partie de ces dernières soient en fait incultes. À la fin du XVIIIe siècle, dans environ la moitié des communautés, notamment celles de la Balagne « littorale », leur part est nulle ou insignifiante14. Au contraire, les communaux occupent une portion importante des terroirs dans les communautés de montagne du Giussani et à Calenzana dont le territoire est immense et donc bien supérieur aux besoins culturaux des habitants. Il en existe aussi une part assez importante à Feliceto, Nessa, Occhiatana, Speloncato, Ville, Novella et Zilia dont une partie du territoire est formée de contreforts montagneux. Lors de l’établissement du cadastre, de petites variations dues à des évolutions des limites communales apparaissent. Calenzana est la seule commune où les communaux dépassent 50 % de la superficie totale ; 20 % sont franchis dans trois des quatre communes du Giussani15 ainsi qu’à Feliceto, Moncale16, Nessa, Novella, Occhiatana et Zilia. Comment expliquer la disparition des communaux et le poids de la propriété privée dans la majeure partie de la Balagne ? Normalement chaque membre de la communauté dispose d’un droit égal sur ces terres mais il est cependant plausible que les personnes les plus en vue aient réussi à se les approprier au fil du temps, entre la fin du XVIe siècle, où il existait encore par exemple des communaux à Belgodere17, et la fin du XVIIe siècle, dans les endroits où le territoire communautaire est plus restreint, où les terres sont plus convoitées. L’enquête de l’an X et divers questionnaires envoyés aux maires permettent de mieux connaître la destination et le mode de jouissance des communaux. À Calenzana, Moncale ou Novella, les communautés ont toujours abandonné l’usage de ces biens au premier occupant18. À Corbara, ils servent au pâturage commun ou sont vendus ; à Feliceto, Speloncato, Ville ou Santa Reparata, ils sont mis en adjudication ; à Monticello, ils sont loués pour trois ans contre une rémunération en espèce. Il est intéressant de constater que les communautés où l’élevage joue un rôle majeur ont presque toutes des communaux étendus. Cependant une part importante de ceux-ci n’implique pas obligatoirement une prédominance de l’élevage sur les cultures comme à Feliceto, Nessa ou Occhiatana. 13. Les communaux ont pour fonction de fournir du bois, et des pierres nécessaires à la construction, à la fabrication d’outils, au chauffage, ils sont mis en culture ou servent de zone de pacage. 14. Il s’agit d’Algajola, Aregno, Belgodere, Cassano, Cateri, Corbara, Lavatoggio, Lumio, Lunghignano, Montemaggiore, Monticello, Occi, Palasca et Santa Reparata. 15. Il s’agit de Mausoleo, Pioggiola et Vallica. 16. Calenzana a dû céder une partie de son territoire lors de la création de la commune de Moncale. 17. P. Emmanuelli, op. cit., p. 79. 18. Pierre Lamotte, « Deux aspects de la vie communautaire en Corse avant 1768 », 1956, p. 56.
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Carte 5 : Part des communaux dans les communes de Balagne, XIXe siècle
L’évolution des territoires et des terroirs : fin XVIIIe-XIXe siècle La Corse devenue française, l’Édit de 1771 prévoit de fixer clairement les limites des communautés. Ce travail commencé en 1773 n’est véritablement achevé qu’en 1795 car il pose de nombreux problèmes19. De plus, quelques années plus tard, après la Révolution française, des communes deviennent indépendantes : Sant’Antonino, Pigna, Costa ou Moncale20. Dans tous les cas, il s’agit de groupements d’habitats anciens existant depuis l’époque médiévale qui étaient rattachés à une communauté plus peuplée. À chaque fois, la création d’une nouvelle commune a des conséquences sur les terroirs : Aregno cède une partie du circolo à Sant’Antonino ; Pigna se voit attribuer une petite partie du territoire de Corbara ; Costa reçoit une portion des terroirs de Ville et de Speloncato ; Moncale obtient 19. Pour quelques communes, les limites définitives ne seront d’ailleurs fixées qu’au cours du e XIX siècle. Le partage effectué entre Pigna et Corbara en 1792 n’est toujours pas appliqué dans les années 1830 malgré l’élaboration de plusieurs projets (A.D.H.C., 1M110). Il faut attendre 1852 pour que la séparation entre Aregno et Sant’Antonino soit effective, Aregno s’opposant notamment à une répartition proportionnelle au nombre d’habitants (A.D.H.C., 1M111). 20. Sant’Antonino est détachée d’Aregno, Pigna de Corbara, Costa d’Occhiatana, Moncale de Calenzana.
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quelques arpents du territoire de Calenzana21. Enfin, même si le cas est particulier, L’Île-Rousse est créée en amputant Santa Reparata et Monticello d’une partie de leur territoire (reproduction 2).
Reproduction 2 : Projet d’extension de la commune de L’Île-Rousse en 1824 (A.D.HC., 1M111)
21. À noter que Calenzana doit aussi en céder une partie de son territoire lors de la création des communes de Galéria et de Manso en 1864.
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Parallèlement, la fixation des limites communales entraîne la fin de la gestion commune d’un même terroir par plusieurs communautés. Dans le Giussani, il existe à l’époque du Terrier une zone de pâture fréquentée par les bergers l’été commune à Pioggiola et Mausoleo. Il en est de même pour un territoire commun à Mausoleo et Olmi-Cappella22. Les zones communes sont redistribuées et Vallica reçoit une partie du terroir de Pioggiola. D’autre part, Lunghignano et Lavatoggio profitent d’une rectification de leurs limites communales aux dépens de Montemaggiore, Nessa aux dépens de Feliceto. En outre, au milieu du XIXe siècle, une modification des limites de plusieurs territoires communaux est induite par la disparition de la commune d’Occi. En 1852, elle est intégrée à la commune voisine de Lumio. Le territoire de cette dernière s’agrandit incontestablement mais Algajola et Lavatoggio bénéficient également de ce démantèlement23. Ces changements n’ont pas véritablement d’impacts sur l’organisation des terroirs. La part des cultures au sein de chaque terroir
La part des cultures dépend des possibilités pédologiques, de la topographie mais aussi de l’étendue du terroir. Pour faciliter l’analyse, les communes ont été réparties en trois groupes : les « petites » communes de moins de 899 hectares ; les communes « moyennes » de 900 à 1 799 hectares ; les « grandes » communes de plus de 1 800 hectares24. Le premier groupe en compte 12, le second 11 et le troisième 825. L’évolution des superficies cultivées
Deux documents permettent d’avoir une idée globale des superficies cultivées et de leur destination : le Terrier à la fin du XVIIIe siècle26 et le cadastre dans la seconde moitié du XIXe siècle27.
22. J. Defranceschi, op. cit. 23. Cette suppression est évoquée pour la première fois en 1834 devant le conseil d’arrondissement, A.D.H.C., 2N9. 24. Il n’y a aucune commune balanine dont la superficie est comprise entre 800 et 900 hectares et entre 1 600 et 1 800 hectares. 25. Les « petites communes » sont Algajola, Avapessa, Cassano, Cateri, Costa, Lavatoggio, Lunghignano, Moncale, Muro, Nessa, Pigna et Sant’Antonino. Les « communes moyennes » sont Aregno, Belgodere, Corbara, Feliceto, Montemaggiore, Monticello, Occhiatana, Santa Reparata, Vallica, Ville et Zilia. Les « grandes communes » Calenzana, Lumio, Mausoleo, Novella, Olmi-Cappella, Palasca, Pioggiola et Speloncato. Cf. Annexe 2. 26. Les données du Terrier doivent être abordées avec prudence. Le document est beaucoup moins précis que le cadastre. Il faut donc se garder de toute conclusion hâtive en tenant compte essentiellement des informations du Terrier. 27. Les chiffres bruts pour l’ensemble de l’île sont fournis par Antoine Albitreccia, op. cit., 1942 et Jean Defranceschi, op. cit. Les données concernant la Balagne ont été extraites et exploitées à partir de différentes synthèses.
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de 50 à 69%
de 70 à 85%
plus de 80%
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Carte 6 : Part du cultivé, XIX siècle
Selon les données issues de ces documents, la part du cultivé et de l’inculte varie peu dans l’ensemble (carte 6)28. Dans quelques villages, comme Montemaggiore, Zilia ou Calenzana, la croissance de la proportion du cultivé semble à mettre en rapport avec la mise en culture de nouveaux espaces. Dans ces deux communautés où l’élevage joue un rôle prépondérant, cette croissance concerne principalement les terres. Dans d’autres communes, l’essor du cultivé est à mettre en liaison avec le développement de certaines cultures : des terres et des olivettes à Occhiatana, de toutes les cultures à Muro, des oliviers à Monticello et à Cassano. Enfin, Palasca et Novella connaissent aussi une augmentation de la proportion des terres cultivées qui triple et passe d’environ 30 % à plus de 90 % (leur superficie passe respectivement de 1 500 hectares à 4 450 et de 975 hectares à 2 794). Forte croissance aussi à Olmi-Cappella où l’essor de la superficie cultivée est essentiellement lié au développement des « terres ». Le cultivé croît de manière importante en chiffres bruts dans deux autres communes du Giussani, il passe d’une centaine d’hectares à plus de 500 hectares à Mausoleo et d’environ 700 hectares à plus de 1 000 à Pioggiola. Cependant, du fait des importantes modifications des
28. Quelques changements consécutifs aux modifications des limites communales peuvent être notés à Algajola et Nessa, Ville ou Aregno.
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limites des terroirs, la part des terres cultivées diminue dans ces deux communes. Les zones de pastoralisme semblent connaître entre la fin du XVIIIe et le milieu du e XIX siècle un développement des cultures et plus particulièrement des emblavures. Seules Cateri et Avapessa sont touchées par un essor de l’inculte et une baisse du cultivé, de 5 points dans le premier village (il passe de 303 ha à 286 ha), d’environ 10 dans le second (il passe de 297 à 273 ha) sans qu’aucune explication ne puisse être fournie. Tout simplement, les données du Terrier étaient peut être inexactes. Les céréales, l’olivier, la vigne, et les autres cultures
L’étude de la proportion de chaque culture doit tenir compte de la part de l’inculte et de la superficie de chacun des terroirs. Il est donc utile de mener les comparaisons à partir de chiffres bruts. 100 % 90 % 80 % 70 % 60 % 50 % 40 % 30 %
Autre Vignes Oliviers Terres
20 % 10 %
A re Be gno lg o Ca dère le nz an a Ca te Fe ri lic et o M on L u m te i m ag o gi o M on re tic el lo M ur N o o O lm vel i C la ap e Pi lla o Sa g g nt a R iola ep Sp arat a el on ca to Zi lia
0%
Graphique 3 : Part de chaque culture au sein du cultivé dans un échantillon de communes29 (%) (cadastre)
À l’époque moderne, dans toutes les communautés balanines, les terres destinées à la culture céréalière occupent une place prépondérante dans les terroirs avec généralement plus de 50 % de la superficie totale à l’exception de CalenzanaMoncale, Nessa, Novella, Olmi-Cappella, Palasca, Pioggiola-Mausoleo et Zilia.
29. Cet échantillon est constitué de communes de différentes tailles, situées sur l’ensemble du territoire balanin.
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Les chiffres de ces communes s’expliquent essentiellement par la part de l’inculte et la superficie des terroirs. Au XIXe siècle, la répartition reste globalement identique, les « terres » représentent moins de la moitié de la superficie totale du territoire communal uniquement à Calenzana, Feliceto, Mausoleo et Zilia. Au sein des terres cultivées, la part des « terres » est écrasante et les emblavures occupent donc la majeure partie des espaces ayant vocation à être mis en culture. Sur le cadastre, les terres destinées à la culture céréalière ont un poids moindre au sein des terres cultivées. Ce constat est la conséquence de la précision plus grande de la destination culturale des parcelles et notamment la part plus importante prise par les oliviers (graphique 3). Selon les chiffres du Terrier, la plupart des communes ont plus de 80 % des terres cultivées principalement destinées aux céréales hormis Monticello (du fait de la part prise par les oliviers) et Calenzana (en raison de la superficie du territoire, elles atteignent en effet plus de 2 000 ha). Au XIXe siècle, leur proportion est égale ou supérieure à 90 % à Algajola, Mausoleo, Moncale, Nessa, Novella, Olmi-Cappella, Palasca, Pioggiola, Vallica et se situe entre 60 et 90 % dans les autres villages (carte 7). N
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Carte 7 : Part des terres au sein du « cultivé » par commune, XIXe siècle
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D’autre part, il ne faut pas oublier que l’ensemble des terrains ne sont pas cultivés en même temps, puisqu’il existe généralement une mise en culture un an sur deux ou deux ans sur trois pour les terres les plus productives. La culture de l’olivier est déjà importante au XVIIIe siècle. Sur le Terrier, pourtant très peu de superficies apparaissent sous cette dénomination. Les données du cadastre sont incontestablement plus sûres30. La part des oliviers est beaucoup plus marquée31 (carte 8). N
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Carte 8 : part des oliviers au sein du cultivé par commune, XIXe siècle
Parmi les « petites communes », la part des oliviers est inférieure à 10 % du territoire cultivé dans cinq d’entre elles : Moncale (22 ha), Muro (44 ha), Nessa (21 ha), Lavatoggio (59 ha), Lunghignano (18 ha). La part des olivettes dépasse 20 % de la superficie cultivée dans quatre communes : Cassano (54 ha), Cateri (63 ha), Costa (22 ha) et Sant’Antonino (90 ha). Enfin, à Pigna (30 ha) et à Avapessa (50 ha), la part de la culture de l’olivier se situe entre 10 et 20 %. En chiffres bruts, les superficies des oliveraies s’échelonnent entre une vingtaine et 90 hectares au maximum.
30. Une parcelle correspond à une portion de terrain d’un seul tenant, présentant une nature de culture uniforme, ou une même affectation, et appartenant au même propriétaire. 31. Il n’y en a pas dans le Giussani, où l’altitude est trop élevée, ni à Algajola.
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Dans les communes de taille moyenne32, la part des olivettes au sein de l’espace cultivé dépasse toujours 10 %. Elle est supérieure à 20 % à Aregno (231 ha), Monticello (224 ha), Santa Reparata (233 ha) ou Ville (plus de 240 ha). C’est dans ces communes que se situent les superficies les plus importantes : les oliviers couvrent toujours plus de 100 hectares33 hormis à Corbara et à Zilia. Le groupe des communes moyennes rassemble les principaux espaces oléicoles eu égard à la superficie du territoire communal. En effet, dans les plus grandes communes34, la part consacrée à l’olivier est inférieure à 10 % du total de la superficie et à 200 hectares exception faite de Speloncato. Dans ce village, cette culture qui représente 16,2 % de la superficie totale, couvre plus de 280 hectares. L’olivier ne profite donc pas de l’étendue de leurs terroirs. Selon les données du Terrier, la vigne couvre un peu plus de 730 hectares en Balagne. En 1819, une enquête réalisée par les autorités la situe, avec 432 hectares, largement en deçà de ce chiffre35. Au cours du XIXe siècle, on recense 656 hectares en 1870, 1 020 hectares en 188436, 680 à la fin du XIXe siècle37. Sans entrer dans le détail des superficies dédiées à la vigne, il est intéressant de noter que sa part est généralement inférieure à 4 % du cultivé. En chiffres bruts, elle est bien implantée à Calenzana avec plus de 80 hectares, à Muro avec 50 hectares, à Montemaggiore et Zilia avec un peu plus et un peu moins de 40 hectares, à Feliceto avec 36 hectares, à Santa Reparata avec 32 hectares, à Aregno avec 31 hectares, à Corbara avec 28 hectares ou à Speloncato 25 hectares. Dans les autres communes, la superficie cultivée en vigne est inférieure à ce seuil. Les autres cultures apparaissent essentiellement dans le cadastre qui répertorie les amandiers, les figuiers, les mûriers, les agrumes et les vergers. Au sein des communes moyennes, Aregno et Monticello sont les mieux loties avec des agrumes (2 % et 1,2 % du cultivé), des amandiers (4 % et 0,7 %) et des mûriers (1 % et 0,6 %) en quantité relativement importante. Un essai de reconstitution : l’exemple d’Aregno Aregno domine une plaine littorale partagée, sur une superficie minime, avec Corbara et Pigna. Les autres villages de la vallée, Sant’Antonino, Cateri et Lavatoggio, ne disposent que d’un circolo, ce qui oblige leurs habitants à utiliser le territoire communal d’Aregno. Le cadastre parcellaire est une source d’informations majeure. En Balagne, quelques communes, dont Aregno, ont été
32. La superficie cultivée en oliviers est de 203 ha à Feliceto, 197 ha à Montemaggiore, 154 ha à Belgodere, 120 ha à Occhiatana, 90 ha à Corbara. 33. À Belgodere, Montemaggiore et Occhiatana, les superficies cultivées en oliviers frôlent les 200 ha. 34. La superficie cultivée en oliviers est de 178 ha à Lumio, un peu plus de 110 ha à Palasca, 94 ha à Calenzana, 85 ha à Novella. 35. A.D.H.C., 1 Mi 1008. 36. A.D.H.C., 1Z98. 37. A.D.C.S., 7M201.
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le cadre d’un premier relevé en 182638. Il a été utilisé essentiellement ici pour connaître l’origine géographique et sociale des contribuables de la liste principale. Le second cadastre de cette commune date de 1872. Il a permis une reconstitution du terroir. Celle-ci, certes partielle39, donne cependant les grandes lignes de la répartition des cultures sur le territoire communal. En effet, si le paysage actuel, malgré l’abandon rural et les incendies, en porte encore les traces, il est difficile de s’en faire une idée précise. La répartition géographique des contribuables en 1826
Toute propriété foncière est imposée sous le nom de son propriétaire, il doit acquitter son impôt dans la commune où est situé le bien. Les contribuables d’Aregno représentent 52 % des propriétaires, les contribuables de Cateri 17 %, les contribuables de Lavatoggio 12 %, les contribuables de Sant’Antonino 6 %, viennent ensuite quelques contribuables habitant Pigna, Algajola ou Corbara et quelques-uns résidant à l’extérieur de la vallée (trois à Santa Reparata, deux à Calvi, un à Feliceto, à Nessa, à Monticello et à Lumio). Les contribuables d’Aregno regroupent 69 % de la valeur vénale totale des terres, ceux de Cateri 11 %, ceux de Lavatoggio et Algajola 6 %, ceux de Sant’Antonino 4 % et ceux de Pigna 3 %. Le besoin de terre lié à l’étroitesse du territoire de leur commune de résidence explique ces possessions extracommunautaires. D’ailleurs, trois seulement possèdent du bâti. Pour les contribuables habitant Sant’Antonino, se rajoute le fait que le terroir a été commun avec celui d’Aregno pendant l’époque moderne. Malgré tout, certains propriétaires des villages limitrophes disposent de biens assez conséquents, leur permettant, lorsque le suffrage est censitaire, d’être inscrits sur les listes électorales d’Aregno40. La répartition des cultures au sein du terroir
La reconstitution dans les secteurs de plaine a porté sur 107 hectares et 295 parcelles. La superficie moyenne des parcelles est de 36 ares avec de très fortes distorsions. Il s’agit d’ailleurs du secteur où les écarts sont les plus marqués au sein de chaque catégorie : 47 % des 99 parcelles de terre dépassent 50 ares (dont 27 % l’hectare) alors qu’un quart se situe en dessous de 10 ares ; 19 % des 109 olivettes font plus de 50 ares (dont 4,5 % plus d’un hectare) et 42 % moins de 10 ares. Il existe aussi des distorsions selon le type de culture (la parcelle moyenne de terre
38. Il n’est pas en l’état possible de faire coïncider le document de 1826 avec le cadastre de 1872. 39. Des pages sont manquantes dans le document conservé à la mairie d’Aregno, le microfilm présent aux archives est inutilisable. La commune s’étend sur 930 hectares. Depuis peu, il est possible d’accéder au cadastre sous forme numérisée. 40. En 1840, neuf personnes de Cateri, quatre d’Algajola, autant de Lavatoggio et de Pigna, deux personnes de Corbara et autant de Sant’Antonino sont inscrites sur la liste censitaire de la commune d’Aregno.
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mesure 62 ares, celle d’olivette 28 ares) ainsi qu’au niveau de leur part respective (58 % de la superficie pour les terres, qui dominent nettement, 29 % pour les olivettes qui sont bien représentées). Les autres productions (vignes, amandiers, agrumes, mûriers ou parcelles dites « planté », les jardins et les cédratiers) occupent une place marginale. De par sa topographie, cette zone est propice à la présence de parcelles étendues et paraît davantage destinée à la culture céréalière. Dans la zone reconstituée se situant en partie en piémont, 232 parcelles totalisent seulement 22 hectares. La superficie moyenne est donc quatre fois moindre que dans la zone précédente avec environ 9 ares. Cette distorsion se répercute au sein de chaque catégorie, les terres mesurent 11 ares en moyenne contre 62 dans la zone précédemment étudiée, les olivettes de 28 à 11 ares. Ceci se traduit aussi dans les maximums : aucune cote cadastrale ne dépasse l’hectare. Les jardins sont plus nombreux (27 parcelles, 3 %), aucun ne passe le seuil de 10 ares. La répartition par culture est également modifiée : les terres chutent à 29 %, les oliviers atteignent 40 % du total, les amandiers 11 %, les agrumes 6 %, vignes, cédrats et « planté » 1 %. Cette distribution des cultures s’explique par le fait qu’une partie de cette zone, proche des hameaux de Torre et Praoli, peut être considérée comme un circolo et qu’elle correspond dans sa globalité à un espace de transition, entre la plaine et les zones situées en bordure de l’habitat. Enfin, l’étude a porté sur la zone entourant Aregno localisée essentiellement à flanc de coteau. Elle a été menée sur 268 parcelles qui rassemblent seulement un peu plus de 25 hectares. La parcelle moyenne est également de 9 ares. La superficie moyenne des terres est inférieure à celle des olivettes, 9,6 ares pour les premières contre 13 ares pour les secondes. Les grandes étendues sont rares : une terre et une olivette franchissent l’hectare. Ces données confirment la faible étendue des parcelles réservées aux autres cultures arbustives. Aucun des quatorze jardins ne dépasse 10 ares et les deux tiers des « terrains plantés » se situent en dessous de ce seuil. Les terres ne sont plus la culture dominante avec 27 % de la superficie. Les olivettes se positionnent en tête avec 43 %41. La faible présence des « jardins » est compensée par la proportion des « terrains plantés » (7 %). Les amandiers sont rares, les mûriers quasiment absents. Nous sommes bien dans le circolo : vignes, cultures arbustives, jardins et terrains plantés regroupent 71 % des parcelles. La bipartition traditionnelle des terroirs qui permet la coexistence des cultures et de l’élevage perdure tout au long de la période. Dans l’ensemble les limites des terroirs évoluent peu. Les communaux, plus étendus dans la « Balagne pastorale », semblent majoritairement destinés à la pâture même si une partie peut être mise 41. Le nombre de cotes est à peu près équivalent.
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en culture. Dans tous les terroirs, les terres, céréalières, dominent nettement. La reconstitution menée à Aregno démontre que le zonage des terroirs et la topographie ont des répercussions sur la localisation des cultures : les terres en plaine, les cultures arbustives en piémont et autour du village et de ses hameaux. UNE GESTION CONTRAIGNANTE : DROITS COMMUNAUTAIRES ET SERVITUDES
Les servitudes sont nombreuses. Elles sont liées à l’utilisation des terroirs, à l’usage de l’eau, aux droits de passage ou à la délimitation des terrains. La propriété arboraire est également une source de contraintes. Afin de veiller aux respects des règles édictées et de protéger les cultures, les terroirs sont étroitement surveillés pendant toute la période. Au XIXe siècle, certains usages ancestraux sont remis en cause. Servitudes et contraintes Les utilisateurs des terroirs doivent suivre les règles définies dans les Statuti, les gride et les capitoli campestri (chapitres champêtres). Ces derniers sont mentionnés à plusieurs reprises à Aregno, dans les années 1680, par le notaire Giacinto Allegrini qui indique qu’ils ont été insinués chez feu le notaire Domenico de Sant’Antonino42. Dans tous les terroirs, selon ces textes, il est nécessaire de respecter la mise en culture du sol en fonction de l’utilisation qui en est faite et de semer en même temps que les autres. Malgré le Code rural, la gestion traditionnelle des terroirs se maintient. Pourtant ce texte met en avant la notion de propriété privée, donne la liberté d’assolement et le droit à tout propriétaire de clore ses terres. En fait, la présence des prese et des circoli correspond à une utilisation rationnelle du sol. À Calenzana, en 1874, le conseil municipal prend toujours des mesures radicales contre ceux qui ne respectent pas la destination de chaque partie du territoire : « tout contrevenant sera déchu de ses travaux et traduit devant un tribunal »43. En dehors de la réglementation des cultures, les propriétaires privés sont soumis à l’observation de droits collectifs. Outre la vaine pâture, dont il sera question par la suite, d’autres droits communautaires (affouage, glanage, etc.) semblent exister44. Ces droits sont ensuite limités par le Code forestier et tombent peu à peu en désuétude. Ce n’est pas parce que l’usage disparaît que le besoin n’est plus présent et à la fin du XIXe siècle, des individus sont toujours poursuivis pour coupes de bois illégales ou pour des vols de glands45.
42. A. F., ceppo de G. Allegrini. Nous savons que le notaire Domenico est décédé avant 1684. 43. Jean-Claude Leca, « Une communauté villageoise au XIXe siècle : Calenzana », 1978, p. 116117. Cf. la partie consacrée à la vaine pâture. 44. À Aregno, il est précisé dans les années 1680 que si le gardien trouve une personne étrangère en train de faire du bois, il doit lui infliger une amende de 30 lire, A. F., ceppo de G. Allegrini. 45. A.D.H.C., 4U26/277.
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D’autres servitudes sont tout aussi importantes. Le partage de l’eau est un enjeu pour les particuliers mais aussi pour les communautés. À la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, l’eau est parfois mentionnée dans les actes d’achat ou dans les patrimoines ecclésiastiques. Pour les orti, la distinction est faite entre les orti à vico, ou adacquati (avec de l’eau), et les orti à secco (sans eau). Sa présence est très précisément consignée au XIXe siècle. En l’An IX, Silvestro Giannoni q Giuseppe de Cassano vend à Paolo Vincente Luciani de Muro una fascia di terreno adacquata (une parcelle de terre irriguée) située nella sera e confina de Cassano, le terrain et l’eau sont vendus 88 francs. L’eau est donc une valeur ajoutée pour les terres et elle peut être estimée46. Les accords scellés précisent bien les droits de chacun pour éviter tout problème futur. Ainsi, en 1861, les frères Negretti d’Aregno et Jacques Aurèle Franceschini réglementent dans un acte l’utilisation de l’eau. L’eau a été cherchée avec la permission des Franceschini, aux frais des Negretti et a été conduite à la parcelle de François Joseph Negretti. Les eaux « ne lui seront jamais interrompues par aucun moyen, en compensation Franceschini aura le droit d’utiliser l’eau pour ses bêtes conduites dans la mutatoja qui lui a été cédée en compensation »47. La jouissance de l’eau est une question essentielle lors des partages, des échanges ou dans les contrats de mariage. En 1878, le testament d’Antoine Casta précise : « pour ce qui regarde l’arrosage de leurs portions respectives assigne 24 heures à chacun l’usage des eaux »48. La jouissance de l’eau est parfois une source de litiges. Dans les années 1720, le nobile Gio Battista q Alesio d’Aregno et le nobile Gioseppe Costa de Cateri se disputent la propriété d’un filet d’eau. Les arbitres concluent que celui-ci doit couler où il « coule présentement » et qu’aucune des deux parties ne peut se l’approprier49. L’eau cause aussi des dommages si l’entretien et les travaux nécessaires ne sont pas effectués. En 1738, à Ville le nobile Angelo Gio Quilici et Domenico q Gio Valerio de Speloncato s’opposent au nobile Simonetto q Don Virgilio de Ville, qui laisse couler l’eau dans les vignes des deux requérants, ce qui les abîme50. Enfin, l’eau est un « bien commun » à défendre. Il existe ainsi à la fin du e XVIII siècle une querelle qui oppose Corbara et Aregno au sujet d’une partie du ruisseau de Tighjella. Les représentants de la communauté de Corbara déclarent que le ruisseau sert de limite, alors que ceux d’Aregno disent qu’il est inclus dans leur territoire. Le partage de l’eau des ruisseaux destiné à l’arrosage des jardins et au fonctionnement des moulins n’est pas toujours aisé. En 1864, les maires
46. 47. 48. 49.
Cf. le chapitre 2 de la troisième partie. A.D.H.C., 4U26/277. Ibidem. A. F., ceppo de S. Torracinta. À Aregno, une série de litiges opposent les Mariani-Croce aux Negretti, à la commune d’Aregno et à la Fabrique de l’époque moderne à la seconde moitié du e XIX siècle à propos du surplus d’une fontaine qui coule dans leur propriété, archives privées M. Salducci. 50. Ibidem, ceppo de P. P. Abbraini.
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du canton de L’Île-Rousse adressent un courrier aux autorités préfectorales : des personnes se servent de l’eau du Regino pour arroser quelques légumes « insignifiants » tous les jours, au « préjudice » même des plantations, alors qu’elles ont une autorisation pour un arrosage deux jours par semaine, et ceci au détriment des moulins situés sur le ruisseau. Autre élément important, à l’époque moderne, le droit de passage qui lors de l’achat d’un champ est spécifié par l’expression andata e tornata (entrée et sortie). Il existe parfois des mentions plus précises : lors de l’achat de la Pinzolaccia, en 1720, il est précisé que l’acheteur « habbia la strada di andare e passare in la cima di detto loco venduto verso quello di Giabico dq Gio Francesco […] e quando da detto N Filice volesse fare il chiasso al detto N Gio Battista per andare alla 51 detta vigna possa […] detto Filice […] farli il chiasso palmi sei di larghezza » . Au siècle suivant, en 1884, lors d’un échange entre François Antoine et Pierre François Casta, ce dernier cède une parcelle de jardin dans laquelle il se réserve une servitude d’un mètre d’« épaisseur »52. Les problèmes de passages peuvent déboucher sur des affaires complexes. Un litige à propos du lieu-dit Gattaja, situé sur la commune de Sant’Antonino, met en évidence à travers les témoignages cités les éléments pris en considération pour légaliser un droit de passage : régularité de la jouissance notamment avec des bêtes de somme et un usage qui n’a pas été contesté. Ils démontrent également que la jouissance de ce droit implique le respect de certaines règles comme la fermeture de la cala (portail)53. La présence d’arbres enracinés à la limite de deux propriétés entraîne aussi des contraintes et des litiges. En 1853, un conflit oppose deux gros propriétaires d’Aregno, à propos d’un olivier enraciné à la limite des deux propriétés. Le jugement rendu indique qu’il est interdit à l’un comme à l’autre de se rendre dans la propriété qui n’est pas la sienne pour ramasser les olives, il faut qu’ils attendent qu’elles tombent sur leurs terrains respectifs mais, vu que la majeure partie des branches est du côté Marcelli, celui-ci devra remettre 6 francs à Negretti en compensation54. Il existe également des obligations liées à l’entretien des murets. En 1802, lors de la vente à Cassano par Manuelle Santelli de Zilia à Santo Ferrandi du même village d’un lopin de terre, il est précisé que « Vi e patto fra esse parti che una parte possa obbligare l’altra à fare il muro divisio frà detta terra venduta e quella rimasta al venditore55 » (il a été établi entre les deux parties qu’une des
51. Ibidem, ceppo de S. Torracinta. L’acheteur « doit avoir la route pour aller et venir située dans le haut dudit lieu vendu du côté de Giabico dq Gio Francesco […] et lorsque ledit N. Filice voudrait faire le sentier au dit N. Gio Battista pour aller à ladite vigne ledit Filice puisse […] lui faire un sentier de six empans de largeur ». 52. Archives privées, M. Casta. 53. L’importance de ce droit de passage est illustrée par le fait qu’il existe des traces de ce litige dans les années 1780, il est toujours en cours dans les années 1850. 54. Archives privées, Mme Dottori. 55. A. F., registre de F. Santoni.
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parties peut obliger l’autre à ériger le mur de séparation entre ladite terre vendue et celle restée au vendeur). La propriété « arboraire » distincte du sol56 est une autre contrainte majeure de laquelle découlent de nombreuses servitudes. Les arbres peuvent être cédés séparément du terrain sur lequel ils sont plantés par le biais de testaments, de contrats de mariage, de partages ou encore de ventes57. Le propriétaire de l’arbre doit pouvoir y accéder pour l’entretenir et effectuer la récolte. Un petit muret ou des barrières de branchages sont parfois érigés autour de l’arbre. Bien que la propriété arboraire ne soit pas encadrée par des textes juridiques58, elle reste une réalité bien vivante même au XIXe siècle. Le Code civil permet une « tolérance » avec l’article 553, qui indique que la présomption que le propriétaire du sol est également celui des plantations n’est pas irréfragable59. Il est régulièrement fait mention de la propriété arboraire dans les actes des registres notariés mais aussi dans les testaments olographes et dans les actes sous seing privé. Elle concerne principalement les arbres fruitiers. En Balagne, les oliviers sont donc majoritaires même si d’autres espèces apparaissent : amandiers, noisetiers, noyers60, châtaigniers61, chênes62, orangers, cerisiers voire érables, frênes et peupliers63. L’acquisition de l’arbre par le propriétaire du sol permet de mettre un terme aux servitudes liées à la propriété arboraire. Ainsi, en 1797, à Nessa, Nunzia Maria de Silvestro Colombani Speloncato vend trois pieds d’oliviers se trouvant sur le terrain de l’acheteur. Un siècle plus tard, en 1896, Viola Coppolani, ménagère 56. Pour plus de détails se référer à la thèse de Florence Jean, La propriété « arboraire » en Corse et dans les pays environnants d’Europe et du pourtour de la Méditerranée, 2001. Si son existence est ancienne en Balagne et attestée à la fin du XIVe siècle, elle a été favorisée par la politique de Coltivatione, (ibidem, p. 53, 60-62). Se référer à l’ouvrage d’Antoine Laurent Serpentini, La Coltivatione, op. cit. 57. En 1674, le m. Giusto laisse au couvent de Marcasso tous ses oliviers qui se trouvent au lieu-dit Luccitana (Cl. Valleix Claude, op. cit.) ; dans les années 1680, le m. Angelo Santo q Andrea d’Aregno achète un olivier et une greffe, tandis que le m. Domenico q Lorenzo de Lavatoggio en achète quatre (A. F., ceppo de G. Allegrini) ; en 1738, Giorgio q Gio Gioseppe de Speloncato laisse deux pieds d’oliviers à la confrérie Sant’Antonio Abbate (A. F., ceppo de P. P. Abbraini) ; en 1796, plusieurs pieds d’oliviers sont donnés à Muro par Lavizo Leonetti à sa fille Maria Rosa et à Nessa par Gio Battista Cristiani à sa fille Maria Domenica (A. F., ceppo de F. A. Piovanacci). 58. Aucune réglementation n’est évoquée dans les statuts civils, ni dans le Code corse ou le projet de Code civil corse, ni dans les travaux du Parlement anglo-corse, F. Jean, op. cit., p. 127-128. 59. Ibidem, p. 71. 60. A. F., registre de F. Santoni (partage des époux Ferrandi de Zilia en l’an X : Manuelle et Antonio Maria reçoivent deux noyers, Laurenzo un noyer) ; A.D.H.C., 3E4/219 (constitution d’une rente viagère par Ambroise Leca de Feliceto en 1844 avec un demi arbre de noix). 61. A. F., ibidem (Manuelle, Antonio Maria et Laurenzo reçoivent deux châtaigniers) ; A.D.H.C., ibidem (Ambroise Leca possède trois pieds de châtaigniers). 62. A. F., registre de F. Santoni (en 1803, Maria Anna Pinzuti de Feliceto vend à Angelino Orsini de Lunghignano un de ses terrains avec quinze oliviers mais garde un pied de quarcio (chêne)). 63. F. Jean, op. cit., p. 107, elle cite ces trois dernières espèces dans un exemple concernant Pioggiola.
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à Zilia, achète à Antoine François Mettei cultivateur, un pied d’olivier d’une valeur de 55 francs situé sur un de ses terrains64. La propriété arboraire est aussi présente sur les communaux. L’arbre greffé est considéré comme un arbre planté. Elle trouve parfois son origine dans la politique de Coltivatione mise en place par Gênes à partir de 1637. Il en existe de rares traces dans les documents65. La surveillance du territoire Afin de faire respecter les règles communautaires et d’éviter la divagation des animaux, le territoire est étroitement surveillé. Sa surveillance est dévolue aux gardiens et aux loseri à l’époque moderne, aux gardes champêtres ensuite. Même si les missions de ces derniers sont plus étendues, la police rurale reste au cœur de leur fonction. Les gardiens et les loseri
Chaque fois que survient un dommage, les gardiens sont tenus d’avertir les propriétaires dans les trois jours et après l’estimation des dégâts, ils ont huit jours pour retrouver le malfaiteur. S’ils ne retrouvent pas le responsable, ils doivent payer sur leurs biens le propriétaire lésé. Les gardiens perçoivent la moitié des amendes, l’autre moitié va à la Camera. Ils ont le privilège de pouvoir porter des armes66. Dans les procès-verbaux relatant leur désignation, les types de cultures devant bénéficier de leur protection sont parfois précisément cités : céréales, herbages, oliviers, olivastres, vignes, giardini et orti avec leurs fruits et leurs légumes67. Les loseri68 doivent être prévenus des dommages faits aux cultures par les gardiens, ou les propriétaires, et ils ont l’obligation, dans les trois jours, de se rendre sur le terrain pour constater et estimer les dégâts. Les exemples de dommages rencontrés dans les registres étudiés sont assez peu nombreux, ils concernent du blé, du seigle, du raisin et de l’herbe. Ils sont causés par des bovins, des équidés et des ovins. Les procès-verbaux signalent d’autres animaux particulièrement surveillés : caprins, lofie (truies) ou chiens69.
64. F. Jean, op. cit., p. 117. 65. En 1796, à Feliceto lors d’un partage, un cerisier nelle terre commune al Poggio et un noyer strada alle Sarocce sont compris dans une des parts (A. F., ceppo de F. A. Piovanacci) ; en 1803 à Zilia, Giustina vend à Maria Giovanna Calistri quatre oliviers enracinés nelli olivato commune confina di Ziglia (ibidem, registre de F. Santoni) ; dans la constitution d’une rente viagère par Antoine Leca, celui-ci mentionne un demi arbre de noix qui « faisait partie des biens communaux » qui ont été partagés par les habitants de la commune de Feliceto (A.D.H.C., 3E4/219 ) ; en 1858, à Ville on recense sur les communaux 26 noyers et 23 châtaigniers, à Speloncato des noyers et des châtaigniers (F. Jean, op. cit., p. 107). 66. F. Pomponi, op. cit., 1962, p. 163 et J.-Y. Coppolani, A. L. Serpentini, op. cit., chapitre XLVI des statuts criminels, p. 102-104. 67. A. F., ceppo de S. Torracinta. 68. J.-Y. Coppolani, A. L. Serpentini, op. cit., chapitre XLVI des statuts criminels, p. 102-104. 69. Les patrons des chiens qui seront trouvés divaguant entre le premier août et la Saint-Michel Archange devront payer 5 sous d’amende.
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Le nombre de gardiens varie selon les communautés. À Aregno-Sant’Antonino et à Lavatoggio, ils sont deux et se voient confier la garde de l’ensemble du territoire ; à Speloncato, ils sont plus nombreux (au moins quatre) et paraissent être désignés par paire pour surveiller une partie spécifique du terroir : territorj e confina, monte e pidanile, le bosco alle Coste ou le circolo et le fiuminale. La différence dans le mode de nomination entre les communautés d’Aregno-Sant’Antonino et Speloncato n’est pas à rechercher dans la superficie des terroirs. En effet, ils sont à peu près équivalents70 (3 232,26 arpents pour Aregno-Sant’Antonino et 3 101,85 arpents pour Speloncato). La structure des terroirs est différente : le terroir d’Aregno-Sant’Antonino est divisé simplement en deux zones (un circolo et une presa), le terroir de Speloncato comprend un circolo situé autour du village, une presa plus bas dans la vallée du Regino et une zone de pâturage dans la partie montagneuse. Parallèlement, il existe dans ces trois communautés des « nominations collectives » de gardiens71. En croisant les informations issues des différents actes, il semble que les hommes désignés assurent à tour de rôle la surveillance, par exemple à Speloncato, en août 1735, 54 hommes sont deputati pour être gardiens du circolo et de la confina à raison de 6 par semaine72. Si dans cette communauté, les identités des individus ne sont pas mentionnées, à Aregno les noms cités les rattachent majoritairement à des familles de notables. Le ceppo du notaire Abbraini de Speloncato renferme une autre spécificité par rapport aux communes du bassin d’Aregno : les pères du commun organisent une sorte « d’appel d’offres » pour cette charge qui est mise in pubblica gallica (aux enchères publiques). Le gardien défaillant doit trouver un remplaçant. En décembre 1737, Antone Matteo q Antonduccio a obtenu cette charge contre 53 lire, mais ne pouvant l’exercer, il se fait remplacer par son gendre Carlo Francesco. Lorsque la Corse devient française, l’élection annuelle d’un gardien dans chaque communauté est prévue lors de la réforme de l’administration municipale. Le garde champêtre
Le garde champêtre est un acteur central de la police rurale. Ceci d’autant plus que le XIXe siècle est marqué par l’affirmation de la propriété privée face aux usages ancestraux73 : la vaine pâture et l’utilisation traditionnelle des communaux sont remises en cause. Les gardes champêtres apparaissent à la Révolution française. Leur recrutement suit une procédure précise qui a évolué au cours du XIXe siècle. Dans les communautés balanines les intérêts des particuliers et des utilisateurs des terroirs sont parfois antagonistes. Les notables sont les principaux 70. J. Defranceschi, op. cit. 71. En 1714 à Aregno et à Sant’Antonino, en 1730 à Aregno et Lavatoggio, A.D.H.C., G. Santucci, 3E400, 3E403. 72. A. F., ceppo de P. P. Abbraini. 73. Yves Pourcher, Les maîtres de granit : les notables de Lozère du XVIIIe siècle à nos jours, 1995, p. 329-333.
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acteurs économiques et politiques. Ils voient dans une police rurale efficace le moyen de préserver leurs propriétés des dégâts et plus particulièrement des dommages causés par le bétail. Pour autant, les notables ne veulent pas se couper d’une partie de leur clientèle74. Les bergers perçoivent l’autorité du garde champêtre comme une entrave à leurs pratiques traditionnelles. La tâche du garde champêtre est prenante et les rapports avec la population ne sont pas toujours faciles. Il n’est pas rare qu’une certaine méfiance d’une partie des habitants s’installe et se transforme parfois en haine. D’autre part, le garde champêtre, pour effectuer correctement son travail, doit être totalement indépendant et donc s’affranchir de ses amitiés, parentés et des liens de dépendance. Dans les communautés rurales, ces liens sociaux sont au cœur des relations entre individus et il est difficile d’y échapper. D’autant plus que du fait de sa proximité avec les autorités municipales, le garde champêtre est fortement impliqué dans les joutes électorales75. Même si les modes de nomination du garde champêtre évoluent, le maire joue toujours un rôle majeur, soit qu’il le nomme76, soit qu’il présente un candidat à l’administration. Celui-ci n’est pas sans conséquences sur les rapports entretenus entre les deux individus et sur le travail du garde. Dans la région, comme ailleurs, ce personnel est essentiellement composé de journaliers et de bergers, donc de personnes ne bénéficiant pas d’un niveau d’instruction élevé. En effet, les gardes ne sont pas obligés de savoir lire et écrire puisqu’ils peuvent faire rédiger leurs procès-verbaux par le juge de paix puis par le maire ou les adjoints. Sur une quinzaine de noms relevés à Aregno, un seul individu est qualifié de « propriétaire »77, presque la moitié n’est pas née dans la commune, l’un d’eux est un enfant illégitime et un autre est né de parents inconnus. De plus, même si le choix de militaires n’est pas une obligation, cette fonction semble un bon moyen de reconversion. Bien que les autorités préconisent leur recrutement, elles sont assez peu suivies78. Selon les listings établis par les autorités dans les années 1850, un peu plus de 25 % des gardes ont « fait leur service ». La part des ex-militaires paraît décroître, en 1873, ils sont seulement deux sur 32. Pour l’ensemble de la Balagne en 1874, l’âge moyen est de 44 ans, aucun n’a moins de 30 ans et un a 60 ans79. Malgré l’absence
74. Pour plus de détails se référer au 1er chapitre de la deuxième partie (cf. Les notables acteurs centraux de la modernisation de l’agriculture). 75. L’implication du garde champêtre lors des joutes électorales est évoquée dans le chapitre 3 de la deuxième partie. 76. À partir de 1884, le maire retrouve la totalité de son pouvoir sans l’obligation de consulter son conseil municipal. 77. Sur 69 gardes, Fabien Gaveau recense 55 cultivateurs entre 1852 et 1854 dans les HautesAlpes, L’ordre aux champs, histoire des gardes champêtres en France de la Révolution française à la Troisième République : pour une autre histoire de l’État, 2005, p. 1070-1071. 78. Décret du 25 fructidor An IX ; texte de 1811 ou de 1898. 79. Ces chiffres sont à rapprocher de ceux calculés à Aregno : l’âge moyen est de 43 ans, un seul est âgé de moins de 30 ans, aucun n’a plus de 60.
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de limite d’âge, la part des personnes âgées est faible et s’explique par le fait qu’il est nécessaire d’être dans une bonne condition physique. Dans le village d’Aregno, en 1835, trois conseillers municipaux s’opposent à la nomination de Pierre Salducci, 62 ans, au motif que le nouveau garde champêtre « n’est pas en état d’exercer sa charge »80. Les missions des gardes champêtres sont variées et elles se multiplient avec le temps, rendant leur tâche de moins en moins aisée. Ils ont, bien entendu, des attributions de police rurale81, mais sont aussi d’agents communaux et ils interviennent en tant qu’agents de la force publique et agents communaux82. Ils sont donc placés sous trois autorités différentes : le maire, le procureur et la gendarmerie. Ils veillent au respect des règlements nationaux mais aussi des arrêtés des autorités locales (préfectorales, municipales). Les rapports avec la population et les autorités municipales ne sont pas toujours faciles ; le spectre de la révocation est aussi une pression permanente. Malgré les nombreuses critiques, les gardes champêtres jouent incontestablement un rôle majeur dans ces communautés où l’agriculture est le cœur de l’économie, leur fonction les conduit même à être un enjeu de pouvoir dans les municipalités et un appui nécessaire pour les maires83.
80. A.D.H.C., E142/3. Pourtant, Léon Béquet recense dans 37 départements, pour la fin du e XIX siècle, dans son répertoire du droit administratif, 1 600 septuagénaires et octogénaires, cité par Anne-Lise Leclerc, op. cit., p. 47. 81. Le garde champêtre doit ainsi veiller à la conservation des récoltes, rechercher les délits et les contraventions portant atteinte aux propriétés rurales, arrêter les personnes commettant des délits, tenir informer le maire des maladies des animaux. En 1826, il est précisé sur les commissions que le garde concourt au respect de l’arrêté préfectoral sur « le parcours du bétail de commune à commune qui n’existe pas légalement en Corse » et qu’il veille à l’exécution de la délibération relative aux chèvres, A.D.H.C., 1Z105. À partir de 1878, il participe à la lutte contre le phylloxéra. 82. Le garde champêtre doit informer le maire de tout ce qui est contraire au maintien de l’ordre, il donne son avis sur les délits commis, il l’avertit de l’arrivée d’étrangers et veille à l’application des arrêtés municipaux, il est dans l’obligation de faire, pour le bien de la communauté, tout service demandé par le maire, il a pour mission de dresser des procès-verbaux pour ceux qui contreviendraient aux décrets concernant la chasse et le port d’armes (Art. 8 loi 30 avril 1790, loi de mai 1841), de surveiller la fraude sur le colportage de tabac (lois du 24 décembre 1824 et 28 avril 1826), de suivre les objets volés dans les lieux où ils ont été transportés, de les mettre en séquestre bien qu’il lui soit interdit de s’introduire dans les maisons, bâtiments, ateliers, cours adjacentes ou enclos, sauf en présence du juge de paix, du maire ou de son adjoint (la loi de juillet 1867 lui permet de s’introduire dans les boutiques, les débits de boissons et tous les lieux ouverts pour constater les délits), il intervient dans le domaine de l’ivresse publique et de la surveillance des débits de boissons (1873). 83. Pour plus de détails sur ce thème, se référer au chapitre 1 et au chapitre 3 de la deuxième partie (Les notables, le garde champêtre et la répression des délits ruraux, le maire : un personnage incontournable).
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La remise en cause des droits communautaires Les tentatives pour exploiter plus rationnellement la terre, pour augmenter sa rentabilité, entrent, ici comme ailleurs, en conflit avec les droits anciens des communautés84. Les communaux et la vaine pâture sont plus particulièrement concernés. Le problème des communaux
Dès le passage de la Corse sous domination française, différents textes sont consacrés aux communaux et à leur usage. En dehors de quelques communes, la Balagne est peu concernée. Cependant, la question des communaux est débattue à plusieurs reprises devant le conseil d’arrondissement85. En 1818, Jean François Fabiani s’oppose à leur division86. Ils sont peu nombreux en Balagne et seulement quelques-uns peuvent être mis en culture. D’une part, les communaux sont une source de revenus pour les communes qui permettent de couvrir les dépenses urgentes comme la réparation des fontaines ou l’aménagement des places. D’autre part, s’ils sont partagés entre tous les habitants, chaque lot sera de peu d’importance. Enfin, certaines personnes chercheraient à agrandir leur parcelle en s’en appropriant plusieurs lots pour de légères rétributions. Suite à l’exposé de Fabiani, le conseil se prononce contre le partage en insistant sur leur rôle dans la nourriture du bétail et pour la coupe du bois. Pourtant, l’année suivante le conseil d’arrondissement décide le partage des terres communes qui sont susceptibles d’être cultivées, les terrains « montagneux » en sont exclus et restent affectés à la pâture du bétail87. L’année suivante, la question est de nouveau abordée mais cette fois le conseil est tellement divisé qu’il ne prend aucune décision. Ces tergiversations témoignent de l’absence d’un point de vue partagé par tous les propriétaires. Si certains pourraient tirer profit du partage, d’autres les utilisent
84. Y. Pourcher Yves, op. cit., p. 329-333. 85. L’exemple des prises de position parfois contradictoires des notables sur les communaux ou la vaine pâture peuvent être rapprochées des réactions des élites face à la fin des usages communautaires dans d’autres régions. En Provence, l’idée de solidarité mise en avant pour défendre les bois communaux et les droits d’usage par les municipalités et les notables face à la politique forestière n’est qu’un prétexte. En effet, l’utilisation des bois par les plus pauvres permet de préserver l’équilibre social. Tous veulent éviter une contestation de l’ordre établi qui pourrait aboutir à une révolte, peur qui est amplifiée par l’avènement du suffrage universel. Dans les discours des hommes politiques régionaux, la défense de la forêt semble ne plus devoir prêter à discussion, mais dans les faits, leurs actes varient en fonction des enjeux du scrutin. Martine Chalvet, « Paysages et conflits en Provence, Fin XVIIIe siècle – début e XIX siècle », 2006, p. 17-18. 86. La loi du 28 août 1792 met les communaux à disposition des communes et un décret du 11 juin 1793 autorise leur partage par tête. En l’An IV, il est ordonné d’y surseoir, « aucun habitant ne peut disposer des biens communaux au préjudice d’autrui ». La loi du 29 ventôse An XII fait entrer les communes dans la possession et la propriété des biens non distribués. 87. Dans leur délibération, les conseillers insistent aussi sur la nécessité de développer « l’ambition insuffisante » des Balanins et sur la nuisance des troupeaux de chèvres, A.D.H.C., 2N9.
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à leur avantage à travers la pâture du bétail alors que leurs clients trouvent dans les communaux des expédients afin de vivre mieux. En 1825, le rapport du sous-préfet semble indiquer que des évolutions existent car, selon lui, malgré les résistances, les biens communaux sont partout affermés et rapportent annuellement aux communes de l’arrondissement de Calvi 60 536,40 francs88. En Balagne, Calenzana occupe dans ce domaine une place particulière eu égard à l’étendue de son territoire et à la superficie des communaux, mais également du fait de la présence de nombreux bergers niolins. Tout au long du e XIX siècle, les terres communes sont une source de conflit entre les propriétaires, la municipalité et les bergers transhumants89. Au début du siècle, les communaux sont mis en ferme et les habitants qui en jouissent doivent verser une taxe, qui est deux fois plus importante pour les étrangers, mais les maires ont du mal à la récolter. Les biens communaux sont destinés aux personnes les plus défavorisées, on trouve cependant parmi les utilisateurs des propriétaires. À plusieurs reprises, leur partage est proposé pour mettre un terme au libre parcours et à la vaine pâture. En 1850, le conseil municipal en cède un hectare au prince Pierre Bonaparte contre la somme de 200 francs. En 1854, après une nouvelle demande émanant du prince, concernant 55 hectares, une enquête est menée : 98 personnes se prononcent pour, dont la grande majorité sont des propriétaires, 234 contre. Pierre Bonaparte se montre généreux et les terres convoitées lui sont vendues, en 1857, pour 2 771 francs, malgré l’opposition de la majeure partie des habitants90. Dans ce village, les communaux sont aussi l’objet d’usurpations. En 1837, par exemple, une action en justice est entreprise contre 24 particuliers. Les parcelles usurpées sont en nombre assez important et ce sont aussi les « plus belles » d’après une délibération du conseil municipal du 10 septembre 1854. En février 1857, le conseil municipal de Calenzana indique que tout individu qui veut clore sa terre doit demander une autorisation91. Malgré les actions en justice, les murs sont détruits puis reconstruits92. En 1872, le maire Grisoni décide de démolir les murs dans le secteur de la Paratella. Enfin dernier problème, des individus empiètent sur le communal. Autre secteur singulier : le Giussani. Ici, une partie des communaux est constituée de forêts, dont celles de Tartagine et de Melaja, qui passent durant le Second Empire, sous le contrôle de l’État après un long procès contre les 88. A.D.H.C., 1Z81. À l’échelon régional, dans les années 1820, le préfet Lantivy propose un partage par feux conditionné au défrichement mais les Corses ne se plient pas à cette condition. En 1828, des modalités pratiques sont définies (autorisation du partage qui s’effectue par tirage au sort) mais ce système entraîne de nombreuses contestations. Finalement, en 1837, les conseils municipaux obtiennent la gestion des communaux, la loi leur permet de régler leur mode de jouissance, A. Albitreccia, La Corse…, op. cit., p. 67-68. 89. Ibidem. 90. J.-C. Leca, op. cit., p. 113-114. 91. J.-C. Leca, op. cit., p. 114-115. 92. Il en est de même dans le village de Moncale.
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communes d’Olmi-Cappella, Pioggiola et Mausoleo. Plus de 2 000 hectares sont alors interdits au parcours du bétail. Les habitants perdent une importante zone destinée au pacage qu’ils utilisaient depuis des temps immémoriaux. La vaine pâture
Comme partout en France la vaine pâture est peu à peu limitée. Théoriquement depuis 1771, le libre parcours est supprimé s’il n’est pas exercé avec l’autorisation des propriétaires. Avec la Révolution, malgré la reconnaissance du droit à la propriété, le Code rural reconnaît la vaine pâture et le droit de parcours s’ils résultent de titres ou d’un usage local immémorial. En Corse au XIXe siècle, deux conceptions s’affrontent au sujet de la vaine pâture et de sa limitation. Celle des municipalités qui veulent s’appuyer sur les vertus de la contrainte collective comme élément régulateur et celle de l’autorité préfectorale qui se réclame d’un individualisme agraire absolu93. Les solutions proposées par les communes, même si elles entravent le plein exercice de la propriété privée, s’appuient sur les pratiques locales et se heurtent souvent à l’opposition de la préfecture qui en défend le respect absolu. En 1825, le préfet prend un arrêté qui rappelle la loi de 1791. Il envoie des formulaires aux maires pour qu’ils établissent des listes et fixent les droits de chacun. Le même texte interdit en tout temps la vaine pâture sur les terres complantées en oliviers, vignes, mûriers qu’elles soient clôturées ou ouvertes. En Balagne, à la différence d’autres régions, les gros propriétaires ne s’opposent pas à cette circulaire. Ils misent davantage sur les revenus de l’agriculture plutôt que sur ceux de l’élevage. Cependant certains d’entre eux, comme dans d’autres endroits, profitent du droit de parcours. Ainsi les Orabona de Novella font pâturer leur troupeau de 200 brebis sur le territoire d’Urtaca et s’opposent à la décision du conseil municipal de cette commune qui indique que chacun n’a droit qu’à deux têtes de bétail par hectare possédé. Sur le territoire même de la commune de Novella, deux à trois familles se partagent les deux tiers du territoire communal, et le nombreux bétail du maire, qui fait partie des « nantis » le ravage constamment. Les autorités de ce village sont beaucoup moins indulgentes lorsqu’il s’agit de dégâts causés par des familles plus pauvres. En 1840, le maire Guidicelli fait appel au préfet pour qu’il agisse contre « quatre familles de paresseux »94 dont les chèvres se répandent sur sa commune. Par leurs mesures, les autorités préfectorales visent avant tout les non-propriétaires et les plus pauvres, ce sont d’ailleurs eux qui protestent en Balagne95.
93. Déjà, lors de l’élaboration du projet de Code rural présenté aux États de Corse en juin 1785 ces deux visions s’opposent. 94. Deux de ces familles sont originaires d’Olmi-Cappella, cité par F. Pomponi, op. cit., 1976, p. 34-35. 95. Ibidem, p. 35.
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Après 1830, la situation se dégrade, les notables, qui veulent jouir de leur domaine, demandent l’abolition du libre parcours. Au niveau local, les maires recourent au cantonnement des cultures, avec la multiplication de prese et de circoli. À Calenzana, les nouvelles prese destinées à assurer une meilleure protection des cultures sont situées sur des terres privées et sur des communaux96. Afin de limiter la vaine pâture, les autorités municipales s’appuient aussi sur la modification du cycle à l’intérieur de la presa avec l’intégration de légumes tels les haricots ou les pommes de terre . A Corbara, en 1847, où une délibération du conseil municipal indique que la volonté de semer des haricots sur les terres ouvertes, implique la suspension de la vaine pâture de mai jusqu’au temps de la récolte. D’autres mettent en avant l’étroitesse du territoire communal et le fait que celui-ci soit quasi intégralement cultivé. Il s’agit de la raison invoquée à Monticello en 1850 : « Le terroir est réduit et en général cultivé, en grande partie fermé et complanté en arbres fruitiers, vignes, et on peut le considérer comme un seul circolo ou presa où les chèvres doivent être prohibées »97. Les caprins sont particulièrement visés par les mesures de restriction. L’assignation d’un secteur réservé aux bêtes, dont elles ne peuvent sortir, notamment pour les chèvres, devient de plus en plus fréquente alors qu’auparavant il s’agissait plutôt d’interdire l’accès de telle ou telle partie du finage. La généralisation des fourrières communales (fibie communale), où les propriétaires doivent venir récupérer leur(s) bête(s) divagantes, s’acquitter d’une amende et payer les dégâts causés, constitue aussi une innovation98. Auparavant les gardiens du circolo avaient un droit de saisie des animaux mais il n’y avait pas de lieu spécifique pour les garder. La Révolution de 1848 et le changement de régime provoquent de nombreux soulèvements contre les mesures de restriction de la vaine pâture. En Balagne, dans le canton de Calenzana, selon Marini, notable éminent, la situation est anarchique. Les « rouges » sont aux commandes, avec un maire et un juge de paix qui ne sont pas propriétaires et qui, en tant que chefs de parti, permettent de nombreuses exactions : il n’y a plus d’amendes, des troupeaux de chèvres et de brebis parcourent les propriétés rurales, les bergers menacent ceux qui s’opposent à eux. Cette situation n’a pas permis la récolte des olives « richesse de la contrée »99. La loi du 22 juin 1854 abolit la servitude de parcours et le droit de vaine pâture dans le département de la Corse. Elle entraîne des modifications des pratiques d’élevage mais ne résout pas tous les problèmes de divagation des animaux qui perdurent100. Les municipalités tentent de continuer à la limiter le plus possible,
96. 97. 98. 99. 100.
J.-C. Leca, op. cit., p. 115. Cité par F. Pomponi, op. cit., 1976, p. 28. L’existence de ces fourrières est attestée dans les années 1840 à Aregno, A.D.H.C., E142/E. Cité par F. Pomponi, op. cit., 1976, p. 36-37. La divagation des animaux et plus largement de la police rurale est évoquée dans la deuxième partie dans le passage consacré à la modernisation de l’agriculture intitulé « Critiques et remèdes ».
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avec des arrêtés comme celui du conseil municipal de Cateri en 1861, qui interdit le parcours de bestiaux sur son territoire. La même année, le maire de Vallica s’oppose au parcours des chèvres sur les communaux101. Cependant, les maires n’ont pas une totale liberté dans ce domaine, ainsi à Aregno, en 1871, l’arrêté municipal de prohibition des chèvres sur le territoire de la commune est refusé par le préfet. Le premier magistrat ne peut prendre une telle mesure que pour le village et les communaux102. En définitive, les droits communautaires et l’activité agricole engendrent une multitude de contraintes et entraînent parfois des litiges. La notion de propriété privée peine à s’imposer face aux usages ancestraux. La vaine pâture est interdite au milieu du XIXe et des attaques sont menées contre la gestion traditionnelle des communaux. La surveillance du territoire reste un enjeu majeur afin de permettre la coexistence de l’agriculture et de l’élevage. CULTURES ET ÉLEVAGE103
La trilogie méditerranéenne domine et ses productions sont la base de l’économie balanine. Il ne faut pas cependant laisser de côté les autres cultures ; quelques-unes se développent de manière importante au XIXe siècle avec parfois le soutien de l’administration104. L’élevage ne doit pas non plus être négligé, il joue d’ailleurs un rôle notable dans la Balagne dite « pastorale ». Il concerne principalement deux espèces : les ovins et les caprins. LA TRILOGIE MÉDITERRANÉENNE ET LES AUTRES CULTURES
L’olivier, les céréales et la vigne restent pendant toute la période les trois principales cultures balanines. Cependant, les pratiques culturales ne restent pas figées. À leurs côtés, les agrumes avec le cédrat, les amandiers, les figuiers ou encore le mûrier connaissent un développement intéressant.
101. A.D.H.C., 1Z130. 102. A.D.H.C., 1Z2. Pour le reste du terroir, la municipalité peut demander à ce qu’elles soient constamment attachées ou suivies par un berger. 103. Dans cette partie les documents les plus régulièrement utilisés sont : l’enquête de l’an X (6M872), les rapports des sous-préfets au conseil d’arrondissement (2N8), les délibérations du conseil d’arrondissement (2N7 et 2N9), l’Enquête agricole de 1866 (Enquête agricole. Deuxième série : Enquêtes départementales, 1867, 189 p.) dont les références ne seront pas systématiquement rappelées afin de ne pas alourdir les notes. 104. Le rôle de l’administration dans la modernisation de l’agriculture est évoqué dans la deuxième partie chapitre 1.
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L’olivier Aspects généraux
L’olivier est la culture emblématique de la Balagne et, avec une pointe d’exagération, Léonard de Saint-Germain écrit que « les oliviers de Balagne sont connus dans le monde entier »105. À la fin de l’époque moderne, leur part au sein des terroirs est supérieure à la moyenne insulaire. Les oliviers n’occupent pas un quartier précis du territoire, même s’ils sont plus nombreux dans le circolo, car des arbres sont disséminés dans les champs. Ils sont souvent situés en bordure de terrain, dans les parties impropres à la culture céréalière. À l’époque moderne et au XIXe siècle, les actes de vente mentionnent leur présence ; elle confère une valeur supplémentaire à la terre. Quand ils sont nombreux il est dit que le terrain est olivato ; lorsqu’il y en a peu, leur nombre exact est parfois indiqué. Ils peuvent aussi être cultivés avec de la vigne ou d’autres arbres (figuiers, amandiers, citronniers ou mûriers). Le prix de l’olivier lorsqu’il est vendu séparément de la terre est très variable, selon l’âge, la taille ou encore la récolte attendue. À l’époque moderne, il se situe entre 16 et 40 lire le pied ; au e XIX siècle entre 10 et 62 francs. Au début du XIXe siècle, il semble exister une quinzaine de variétés d’olives pour l’ensemble de l’île106. Les deux espèces les plus répandues en Balagne, comme dans le reste de la Corse, sont les sapunicce ou sabine ou sabinaccie107, qui ont le rendement le plus important et donnent une huile de couleur blanche, claire, de bonne qualité, et les germane108, plus grosses, avec plus de pâte mais qui donnent peu d’huile de couleur or avec une saveur exquise109. Dans l’enquête de l’an X, les razolo110 plus petites, à la maturité précoce, qui donnent peu d’huile, ou les seracene111 sont citées à plusieurs reprises. Il s’agit de variétés plus résistantes aux chaleurs estivales et fortement productrices. Cette combinaison de plusieurs espèces est le signe de l’existence d’expérimentations. L’huile est destinée à la consommation domestique et à la vente au niveau local, mais est également, dès l’époque moderne, exportée principalement par les ports d’Algajola et de Calvi, puis par Calvi et L’Île-Rousse.
105. L. de Saint-Germain, op. cit., p. 411. 106. A. Casanova, op. cit., 1988, p. 458. 107. Lors de l’enquête de l’an X, les sabines sont citées dans tous les villages, seules ou accompagnées d’autres espèces. 108. Les germane sont mentionnées dans trois quarts des communes balanines. 109. Enquête de l’an X, Belgodere, question 121. 110. Ibidem, réponses d’Avapessa, Belgodere, Cateri, Corbara, Costa, Lavatoggio, Lumio, Santa Reparata, Speloncato et Ville. 111. Ibidem, Lunghignano.
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La production
La production est inégale d’une année sur l’autre et en règle générale les oliviers produisent un an sur deux, les « annate di oglio » (années d’huile). Une des meilleures années du XVIIe siècle semble avoir été 1676112. À ce cycle naturel, s’ajoutent différents aléas qui font que les bonnes récoltes sont parfois plus espacées. Outre les problèmes climatiques qui nuisent à la production, le ver de l’olive fait d’importants dégâts. En 1824, selon le sous-préfet, il n’y a véritablement qu’une bonne récolte tous les huit à dix ans. Cependant, malgré ces critiques l’oléiculture est la principale source de revenus. En 1843, Jean Antoine Pompei reconnaît que « pendant les bonnes récoltes d’huile (ses habitants) jouissent d’une aisance peu commune qui leur permet même de se lancer dans le luxe » alors que les années où l’abondance est moindre, « beaucoup peinent à satisfaire leurs premiers besoins »113. Un notable balanin tient des propos similaires lors de l’Enquête agricole de 1866 : « Il n’est que trop constant que ce qui procure le bien-être dans nos pays et y fait rentrer du numéraire est la récolte des olives et lorsqu’elles manquent il n’y a que pénurie et misère »114. Cette forte variabilité de la production a donc des conséquences économiques. Elle touche les producteurs eux-mêmes, dont les profits baissent, les personnes qui travaillent à la cueillette et par ricochet l’ensemble de la région : l’abaissement général du niveau de vie se traduit par des arriérés dans le recouvrement des contributions directes et dans des domaines plus « inattendus » tel le taux de scolarisation des enfants115. Les documents consultés livrent peu de données chiffrées précises sur la production d’huile, sur la consommation locale, les exportations116 ou les revenus. Au début du XVIIIe, selon Pietro Morati, la Balagne produit 40 000 sommes d’huile les bonnes années (soit plus de 2 millions de kilos), 25 000 sommes les mauvaises années (soit 1,4 million de kilos)117. À la fin du XVIIIe, elle exporte, d’après l’abbé Gaudin, quinze mille mesures au prix moyen de 15 livres118. En 1819, une enquête réalisée par la préfecture donne un total de 578 000 kilos d’huile119. Le sous-préfet Arman indique que la récolte de 1822 est de 195 000 kilos120, 112. P. Morati, op. cit., p. 162. 113. A.D.H.C., 2N9. 114. Ceci aux dires du juge de paix du canton de Calenzana, Enquête…, op. cit., p. 104. 115. A.D.H.C., 2N7 et 2N8, l’arriéré des contributions est, par exemple, évoqué en 1819 ou en 1834. Les répercussions sur le taux de scolarité, des récoltes sont notées en 1870 et 1875. 116. Selon les données de 1824 et 1829, entre la moitié et le tiers de l’huile est exportée. 117. P. Morati, op. cit., p. 162. 118. Jacques Gaudin, Voyage en Corse et vues politiques, 1787, p. 46. L’auteur précise que la Balagne pourrait en exporter quatre fois plus. 119. La répartition par village est assez surprenante dans ce document : Santa Reparata produit à elle seule 140 300 kg, la commune d’Aregno en produit deux fois moins que celle d’Algajola. Si le chiffre de Santa Reparata est écarté, la vallée du Regino est la zone la plus productive, A.D.H.C., 1 Mi 1008. 120. Ce chiffre correspond, selon le sous-préfet, à l’huile, à la zanza (résidu issu de la pression des olives) et à la recense.
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300 000 francs soit 1,54 franc le kilo ou 1,41 le litre, les exportations par Calvi et L’Île-Rousse, d’octobre 1822 à mai 1823, sont de 145 429 kilos. La région peut produire davantage car cette année-là la récolte a été endommagée par le ver et le siroco121. Le sous-préfet Beaumont évalue les exportations de 1824 à 1 million de francs et la production moyenne de la récolte à 1 million et demi de francs. Pour Blanqui, sous la monarchie de Juillet122, l’exportation annuelle s’élève à plus de 2 millions de francs et la consommation locale est estimée à 1 million. En 1835, Valery parle de 1 600 000 francs d’exportation pour les deux tiers de la récolte soit 60 000 charges à 80 francs123. En 1857, Jean della Rocca écrit que la Balagne retire de l’exportation de l’huile 5 millions de francs124. Dans les années 1860, Léonard de Saint-Germain évoque des exportations qui, en moyenne, se situent aux alentours de 4 millions de kilos par an125. Au début des années 1890, le chiffre de 12 millions est avancé, mais en 1896 il tombe à 1 million126. Il est difficile à partir de ces données de tirer des conclusions efficientes sur l’évolution globale de la production d’huile, bien qu’elle semble s’accroître au cours du XIXe siècle. Elles mettent avant tout en évidence une extrême variabilité des récoltes. Celleci est confirmée par les livres de comptes de la famille Marcelli d’Aregno. Le produit de leurs oliviers (olives récoltées, vendues, pressées et zanza) fluctue de 1 000 décalitres (en 1856-1857, 1863-1864) à plus de 7 000 (en 1887-1888). Il est cependant impossible de mettre en évidence l’alternance d’une « bonne année » et d’une « mauvaise année ». Récolte et transformation
Les mois de récolte varient en fonction des conditions climatiques. Elle commence généralement en octobre-novembre et finit en mai-juin. Les olives sont récoltées à terre. Cette forte variabilité est illustrée par le livre de comptes des Marcelli. Selon les années la récolte débute fin octobre (en 1859 ou en 1862), en novembre (en 1855 ou en 1857), en décembre (en 1905 ou en 1909) ou en janvier (en 1908) et se termine entre mars (en 1855) et juillet (en 1905). La production d’huile varie selon le mois : plus les olives sont mûres, plus elles sont productives. Leur rentabilité est généralement plus élevée en mars, avril et mai. Selon un relevé fait en 1903-1904, jusqu’à fin novembre un décalitre donne moins d’un litre d’huile, ensuite, le litre est toujours dépassé avec des variations assez importantes. À la mi-mars, on atteint 1,9 litre, puis 2,5 fin mars et 2,8 fin juin. La moyenne s’établit à 1,5 litre. Le résidu de la première pression est soumis
121. A.D.H.C., 1Z81. 122. Adolphe Blanqui, Rapport sur l’état économique et moral de la Corse en 1838, 1840, p. 34. 123. A. C. P. Valery, op. cit., p. 67. 124. Jean Della Rocca, La Corse et son avenir, 1857, p. 190. 125. L. de Saint-Germain, op. cit., p. 427. 126. Ardouin-Dumazet, op. cit. p. 13.
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à une deuxième, voire à une troisième pression qui donne une huile de qualité inférieure destinée aux fabriques ou aux savonneries127. Lors de la récolte de 1887-1888, Pie Louis Marcelli indique qu’il a porté au pressoir 340 décalitres d’olives et qu’il a obtenu 289 litres de première qualité (0,85 litre par décalitre) et 152 litres d’huile de deuxième qualité (0,4 litre par décalitre). En Balagne à la fin du XVIIIe siècle, le pressoir à arbre et le pressoir à vis dominent. La nouveauté dans les années 1820 est liée à l’installation de moulins à recense créés de toutes pièces ou installés dans des bâtiments déjà existants128. Le prix
Durant la période génoise, une partie de la production est destinée aux autorités, son prix est fixé par le gouverneur et les délégués ou les procurateurs des villages de Balagne129. Sur le marché local, les prix de l’huile varient en fonction de la production : en 1697, le prix de l’huile a atteint 60 lire la somme ; en 1702, selon Pietro Morati l’année a été mauvaise et le prix est monté à 50 lire la somme130. Cette forte variabilité des prix est soulignée par les officiers municipaux lors de l’enquête de l’an X131. La somme132 coûte moins de 50 francs à Avapessa, à Calenzana, à Moncale, à Occhiatana, à Pigna et à Santa Reparata ; 55 francs à Lavatoggio ; 60 francs à Cateri, à Monticello et à Corbara ; 66 francs à Palasca, entre 30 et 80 francs à Ville, de 60 à 90 francs à Sant’Antonino. Les cahiers de comptes de Francesco Marcelli et de son beau-fils Pie Louis Marcelli confirment cette forte variabilité des prix au cours de la récolte et d’une année sur l’autre. Ils oscillent entre 50 centimes et 3,95 francs. Les prix les plus bas correspondent généralement aux premières olives récoltées moins productives (tableau 5).
127. F.-G. Robiquet, op. cit., p. 495. 20 livres d’olives donnent en moyenne 5 livres d’huile ; le marc une livre, J.-M. Jacobi, op. cit., p. XLIV. 128. L’implantation des moulins à recense est abordée dans le premier chapitre de la deuxième partie dans le cadre des politiques menées en faveur de la modernisation de l’agriculture. 129. On en retrouve les traces de cette pratique au milieu du XVIIe siècle à Aregno dans les registres notariés de F. Avazeri, A.D.H.C., 3E666-667. En 1658, le prix du baril est de 30 lire 2 sous ; en 1669, il est de 32 lire, F. Pomponi, op. cit., 1962, p. 95. En 1730, dans leurs doléances, les Balanins s’élèvent contre cette obligation car la Balagne n’est plus la seule région productrice d’huile et la production n’est plus aussi abondante qu’auparavant, F. Pomponi, op. cit., 1974, p. 39. 130. P. Morati, op. cit., p. 162. 131. Enquête de l’an X, question 124. 132. La somme équivaut à 61,538 litres.
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Tableau 5 : Prix des olives entre 1855 et 1912 (livre de comptes de la famille Marcelli) MOIS OÙ LE PRIX EST LE PLUS ÉLEVÉ
PRIX MINIMUM (FRANCS)
1855-1856
0,60
0,80
1856-1857
1,40
1
1857-1858
0,60
1,25
Novembre
Janvier
1859-1860
0,50
0,80
Novembre
Décembre
1862-1863
0,60
1,15
?
?
1863-1864
0,67
1
Novembre
Janvier
1864-1865
0,75
2, 25
Novembre
?
1903-1904
0,50
1
Novembre
Avril
1905-1906
PRIX MAXIMUM (FRANCS)
MOIS OÙ LE PRIX EST LE PLUS BAS
ANNÉES
?
?
Janvier
Janvier
0,50
2,10
Décembre
Juin
1908
1
2,80
Janvier
Fin mai
1909-1910
1
3,95
Décembre
Juin
1911-1912
0,80
1,70
Décembre
Février
Une pratique culturale critiquée…
Il n’existe guère de différences entre ce qui est reproché aux producteurs insulaires par les observateurs génois et les observateurs français : manque de soin (ils reprochent notamment aux agriculteurs de Balagne de ne pas porter suffisamment de soins à leurs oliviers en négligeant la taille ou le labour au pied de l’arbre133) et méthodes de cueillette archaïques (ils taxent de paresse le fait d’attendre que les olives tombent, le gaulage est également critiqué tout comme la période des récoltes jugée trop tardive134). Cependant dès l’enquête de l’an X, la fumure des oliviers135, l’élagage des branches mortes136, le labour à l’araire137 ou le bêchage138 sont attestés. Dans les années 1820, ces travaux sont évoqués par Robiquet139. Malgré tout, les critiques persistent. Ainsi en 1825, le sous-préfet de Calvi écrit que le problème en Balagne n’est pas de planter de nouveaux oliviers mais de mieux soigner ceux qui existent, notamment par la taille du bois mort140 ; un demi-siècle plus tard, selon Massimi, les oliviers ne sont jamais taillés dans le canton de L’Île-Rousse mais également 133. Francis Pomponi, Histoire de la Corse, 1979, p. 195. 134. Ibidem. 135. L’arrondissement de Calvi est le seul où la fumure est attestée. 136. Dans l’enquête de l’an X, la suppression des branches mortes est mentionnée à Calenzana, Cateri ou Moncale. Ils sont nettoyés à Santa Reparata et Sant’Antonino, taillés à Speloncato. 137. Lors de l’enquête de l’an X, le labour est évoqué à Speloncato et à Cateri. 138. Le bêchage est évoqué à Lunghignano lors de l’enquête de l’an X. 139. F.-G. Robiquet, op. cit., p. 492. 140. Ibidem.
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dans le reste de la Balagne. Pour améliorer la productivité il conseille des soins qui sont pourtant déjà connus au début du siècle : labourer profondément à l’entrée de l’hiver, piocher de nouveau au mois de mars, biner au mois de mai et fumer l’olivier141. Il est vrai qu’il est difficile de savoir dans quelles proportions et par quelles catégories d’exploitants ces travaux étaient réalisés. Le nettoyage des arbres et le sarclage du terrain situé au-dessous des plants sont évoqués en 1886 à propos d’une parcelle de petite taille142. Au début du XXe siècle, un grand propriétaire d’Aregno, écrit dans son livre de comptes en septembre 1903 et en 1905 que les oliviers de Muzagheto ont été nettoyés143. Malgré ces reproches, au cours du XIXe siècle l’oléiculture bénéficie d’aides de la part de l’administration évoquées avec davantage de précisions dans la partie consacrée à la modernisation de l’agriculture. Les céréales Blé, orge et seigle
Les céréales occupent une place essentielle dans l’alimentation de l’homme et des animaux. À l’époque moderne, elles sont également utilisées, le grano (blé) plus particulièrement, comme moyen d’échange, car le numéraire est rare ; elles sont aussi l’objet de prêts. Le blé, l’orge et le seigle (biade) sont tous trois panifiables, ils ne sont pas présents dans les mêmes proportions selon les lieux du fait de la qualité pédologique du sol et du climat. Le blé est la céréale la plus noble mais aussi la plus fragile et, selon les agents du plan Terrier, il occupe dans l’île la moitié des terres cultivables. Il en existe différentes variétés, deux sont cultivées en Balagne144. Le grano bianco, dont le rendement à la semence est légèrement meilleur que celui des autres variétés, est peu résistant aux maladies notamment au charbon. Le grano rosso, lui aussi présent à la fin du XVIIIe siècle, donne beaucoup de farine, il est moins sensible à certaines maladies mais il est lui aussi touché par le charbon. Outre les conditions climatiques, les rendements des céréales varient en fonction de la qualité de la terre. Ainsi, sur les « bonnes terres », dans les cantons de L’Île-Rousse et de Muro, le rendement est de 5 à 6 pour un, dans celui de Belgodere de 8 à 10 pour un ; pour les « terres médiocres » il est de 2 à 4 pour un, et pour les « mauvaises » de 2 pour 1. L’orge résiste mieux à la sécheresse et est plus précoce que le blé. Elle sert à la fabrication du pain et peut être mélangée au blé. L’orzo primatticcio est planté à l’automne145. Selon l’enquête de l’an X, il est le seul cultivé dans la région. Il est semé serré, il est résistant et cultivable sans fumier. Il a l’avantage de pouvoir être récolté quinze 141. Francis Beretti, Joseph Palmieri, « Le rapport de M. Massimi sur l’agriculture en Corse vers 1874 », 2000, p. 125-126. 142. Archives privées, M. Casta. 143. Archives privées, Mme Martelli-Costa. 144. Sur la culture du blé, les informations sont tirées des travaux d’Antoine Casanova, Identité corse. Outillages et Révolution française, 1996, p. 71-75 et des questions 42 à 45, 47 à 53. 145. Cette orge est semée plus tardivement dans d’autres régions de l’île.
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à vingt jours avant le blé, c’est-à-dire qu’il peut raccourcir la période parfois difficile de la soudure. En Balagne, ses rendements moyens à la semence se situent entre quatre et six pour un. Selon Antoine Casanova, ces bons résultats paraissent « essentiellement fondé(s) sur l’apport régulier de fumier » d’ovins146. Enfin, le seigle est la troisième céréale cultivée. Plus résistant, il est cantonné aux terres les moins fertiles. La proportion de seigle est plus importante dans le Giussani, à Montemaggiore, à Calenzana ou Moncale. Certains terrains sont essentiellement destinés à la culture céréalière, dans d’autres elle cohabite avec des oliviers ou d’autres arbres147 selon des pratiques qui rappellent celles de l’Italie du Nord148. De la qualité de la terre dépend aussi le nombre de récoltes. Ainsi, dans la région, la « bonne terre » est généralement ensemencée deux ans et laissée au repos un an. La « médiocre » est mise en culture une année sur deux149 ou une année sur trois150. Les « mauvaises » terres sont laissées au repos trois ans151, voire cinq ans152 et constituent des zones d’appoint. Quelques patrimoines ecclésiastiques confirment ces périodes de mise en culture et de repos, la mention d’un an sur deux est la plus fréquente. Afin d’obtenir une production acceptable, les agriculteurs doivent donc disposer d’assez de terres pour faire face aux contraintes liées à la qualité du sol et à la nécessité de la jachère153. Les méthodes culturales et l’outillage
Les méthodes culturales n’ont guère changé depuis le Moyen Âge. Les évolutions sont lentes et elles mettent du temps à se généraliser. L’enquête de l’an X permet d’avoir un aperçu des pratiques existant dans la seconde moitié du e 154 XVIII siècle. Dans plusieurs communes, les officiers municipaux mettent en exergue la pression sur les terres qui entraîne une surexploitation nuisible aux rendements. À Lavatoggio, ils évoquent également l’absence d’engrais.
146. A. Casanova, op. cit., 1996, p. 83. 147. Ainsi, sur les 32 mezzinate cultivées en blé au lieu-dit Tentorio de Suzzoni de Lavatoggio, 200 oliviers sont dénombrés, 70 à Pentalocaja de Giacomo Fondacci de Santa Reparata. Les céréales sont parfois cultivées aux côtés d’autres espèces : des amandiers dans Li Compoli de Giuseppe Fondacci de Santa Reparata ; cinq figuiers, un noyer et douze chênes, un poirier et un figuier, 18 sorbiers, vingt cerisiers dans Vignaccie et Lazzo de Gregorio Franceschini de Pigna, A.D.H.C., 2G51-52, 56. 148. Gérard Dellile, Croissance d’une société rurale Montesarchio et la vallée de Caudine aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1971, p. 175. 149. Enquête de l’an X, question 32, Aregno, Monticello et Lavatoggio. 150. Ibidem, Avapessa et Cateri. 151. Ibidem, Aregno et Cateri. 152. Ibidem, Avapessa et Lavatoggio. 153. A. Casanova, op. cit., 1996, p. 94. 154. Speloncato, Corbara, Lavatoggio ou encore Novella cf. P. Lamotte, « Le système… », op. cit., p. 55.
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Leur utilisation est pourtant attestée à la fin du XVIIIe siècle155. Il y en a deux types, celui venant de la décomposition des chaumes, guère important en quantité, la paille étant coupée près du sol, et celui d’origine animale (poules, ânes, mulets, ovins, caprins ou bovins). Il existe plusieurs méthodes pour le récupérer156, le procédé le plus performant est un parcage nocturne mobile du troupeau qui se déplace au bout d’une ou deux nuits. Il est utilisé en Balagne ; lors de l’enquête de l’an X les officiers de Lavatoggio indiquent que la terre est fertilisée en y faisant pacager la nuit des troupeaux d’ovins157. D’ailleurs, dans la région, pour les céréales les agriculteurs disposent principalement d’excréments d’ovins158. Le fumier de bovins joue, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, un rôle encore marginal du fait de la quasi-absence d’étables. Ainsi, à Muro lors de l’enquête de l’an X, le rédacteur déplore la faiblesse et le mauvais entretien du bétail et insiste sur l’utilité de la stabulation159. Le proverbe, énoncé à Belgodere, « chi a pecore ha grano » (celui qui a des brebis a des céréales) concerne exclusivement les notables, le rédacteur précisant d’ailleurs « ma queste sono poche ed appartengono a pochi proprietari »160 (mais elles sont peu nombreuses et appartiennent à un petit nombre de propriétaires). En effet, les gros propriétaires sont les seuls à avoir des troupeaux importants, bien soignés et des étables. En 1866, les ovins ne sont toujours pas soumis à la stabulation161. Cependant, à cette date, d’autres types de fumier sont utilisés : le fumier de cheval et le guano. Ce dernier, dont les frais de transport sont importants, inspire, selon les membres de la Société d’agriculture, la crainte. L’ensemble ne répond pas aux besoins162. Pour améliorer la qualité du sol, les agriculteurs utilisent également la technique de la culture sur brûlis soit sur des terres régulièrement utilisées163, soit sur des terrains laissés en friches pendant plusieurs années avant une nouvelle mise en culture. Les arbustes et le maquis sont coupés entre avril et début juin, laissés sur le sol pour sécher avant d’être brûlés pendant l’été164. La production céréalière doit aussi être mise en rapport avec l’outillage servant pour la préparation de la terre. Théoriquement, la vanga et le vangone (pioche/ 155. Francis Beretti, Pascal Paoli et l’image de la Corse au XVIIIe siècle, 1988, p. 159. 156. Il est produit lors des allées et venues des troupeaux ou récupéré ailleurs. 157. Cette pratique est encore présente dans la première moitié du XXe siècle, témoignage oral de M. Alban Castellani, Aregno. 158. Le fumier de brebis est utilisé dans les olivettes, enquête de l’an X, Lavatoggio. 159. « Si fanno letami, efficassimo rimedio per ottenere abondanti raccolte di biade, d’erbacci ed ogni altro produzione di terra. (…) In soma la stalla è la basa e principal fondamento della buona cultura senza della quale si farano miserabili raccolte », « Il y a du fumier qui est un remède efficace pour obtenir d’abondantes récoltes de céréales, de pâturages et pour toutes les autres productions. En fait l’étable est la base et le fondement principal de l’agriculture raisonnée et sans stabulation, les récoltes resteront misérables », enquête de l’an X, question 150. 160. Ibidem. 161. Enquête…, op. cit., p. 179. 162. Enquête…, loc. cit. 163. Les champs sont brûlés entre le 20 juillet et le 20 août. 164. C’est le cas à Calenzana, A. Casanova, op. cit., 1996, p. 77.
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bêche) sont utilisés pour les jardins et l’araire dans les champs165. Cependant, certains chefs de famille qui ne possèdent pas de bœufs et n’ont pas les moyens d’en louer, labourent à la pioche.
Reproduction 3 : Araire dental à timon droit et mancheron perpendiculaire au dental, Lumio (A.D.H.C., Enquête de l’an X, 6M872)
En Balagne, le triple labour est utilisé. Un premier labour est effectué au printemps (mars-avril machjincà ou rompere), puis un deuxième perpendiculaire au premier (mai/juin strige) et enfin un troisième, oblique, en automne au moment des premières pluies et des semailles. Aux mois de juin-juillet le terrain est nettoyé (marighjà)166. L’araire est tiré par deux bœufs, le joug et le timon sont reliés par une lanière circulaire en cuir de vache tressé qui forme un anneau (catena di cojo ou annello di cojo). Le soc (vomere) est une douille en fer encastrée en force par le forgeron du village dans l’extrémité antérieure du sep ; il finit en pointe et a des côtés en fer (commune de Calenzana, enquête de l’an X). Selon les officiers municipaux de Belgodere, chaque chef de famille paie annuellement 6 bacini de blé (soit 4,7 décalitres) pour disposer d’instruments de labour et d’une paire de bœufs167. L’araire à timon droit est utilisé dans le canton montagneux d’OlmiCappella, aussi bien que dans ceux de collines et de moyennes montagnes de Calenzana ou de L’Île-Rousse, alors que l’araire à timon courbé l’est dans les cantons de Muro et de Belgodere. La superficie labourée en un temps donné dépend de la nature du terrain et de ses caractéristiques de la longueur de la journée mais également de la virtuosité du laboureur168. La Balagne est la région où les superficies travaillées en une journée sont parmi les plus importantes avec un maximum observé de quatre à six bacinate (24 à 36 ares) en un jour lors du
165. L’araire sert pour les terres planes ou aplanies et au moins en partie épierrées. 166. Témoignages de MM. Orso Castellani et Alban Castellani. 167. Antoine Casanova, Paysans et machines à la fin du XVIIIe siècle, 1990, p. 38. 168. Les officiers municipaux de Belgodere lors de l’enquête de l’an X évoquent le savoir-faire propre à chaque laboureur.
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premier labour. Le Giussani, du fait de sa topographie, est un espace à part, les labours y sont beaucoup plus lents. Les semailles et la récolte
Les semailles interviennent quand la terre est tempera (humidifiée) c’està-dire, en Balagne, en octobre-novembre. La moisson est effectuée à une date différente selon les espèces : l’orge en mai-juin, le blé en juin-juillet (dix à douze jours après) et le seigle quasiment en même temps. Dans le Giussani, la moisson débute en août. Les céréales sont sciées avec une faucille dentée (falcie, falge ou falce) qui est le seul outil connu jusqu’au milieu du XIXe siècle169. La récolte d’un homme est variable. Les gerbes transportées par les femmes ou sur une bête de somme au moyen du carozzu sont apportées à proximité de l’aire de battage (aghja). La hauteur de coupe peut varier d’un demi-palmo à un palmo et demi. Le blé est battu par des animaux, généralement des bœufs mais le mulet peut aussi être employé dans le canton d’Olmi-Cappella. Ils tirent une pierre ronde appelée tribbiu. Dans les cantons de Belgodere et d’Olmi-Cappella, le fléau est utilisé pour battre le seigle170. Le prix
À la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, seul le surplus est destiné à la vente, principalement dans le cadre de la communauté, elle se fait directement du producteur vers l’acheteur171. À l’époque génoise, le marché est strictement contrôlé par Gênes et une partie de la production corse est destinée au ravitaillement des garnisons, une autre à l’Office de l’Abondance. Dans ce but, les propriétaires devaient déclarer au sindico « la quantità di grano, orzo che ogni uno averà sotto pena della confiscatione »172 (la quantité de blé, orge que chacun aura sous peine de confiscation). Une partie des céréales est cédée à Gênes à un prix déterminé par le gouverneur et les Nobles Douze dans le cadre de la composta, pratique évoquée précédemment. Il s’agit d’un manque à gagner évident pour les producteurs. D’autre part, un édit de 1592 oblige les Corses à exporter leur blé par les ports de Calvi et Algajola pour la Balagne, de Bastia et Ajaccio pour les autres régions de l’île. Au début du XIXe siècle, le blé vaut généralement 2 francs le décalitre, l’orge moitié moins, le seigle 1,50 franc173. Les prix augmentent : le décalitre de blé atteint 4 francs, le décalitre d’orge 1,50 à 2 francs. En 1866, cependant, ils sont
169. A. Casanova, op. cit., 1996, p. 105. 170. Ibidem, p. 125. 171. Les céréales permettent aux notables de rémunérer en nature leurs employés. 172. A. Casanova, op. cit., 1996, p. 80. 173. Enquête de l’an X, question 64.
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revenus à leur niveau du début du siècle (2 à 2,50 francs le décalitre de blé, entre 1,20 et 1,50 franc le décalitre de seigle, de 0,75 et 1,25 le décalitre d’orge)174. Une culture qui se modernise
Au XIXe siècle, des méthodes culturales, des variétés et des outillages plus efficaces se diffusent et des efforts sont faits au niveau de la conservation des semences. Cependant, ces évolutions n’évitent pas les années de mauvaises récoltes : en 1847 la Balagne est même en état de pénurie175. En 1856, la Touzelle, un blé précoce aux rendements élevés, est introduite dans l’île. Dix ans plus tard, cette introduction fait partie des éléments cités pour expliquer la croissance de la production de céréales avec l’emploi d’engrais et un « mode de culture plus rationnel »176. Les chiffres des tableaux 6 et 7, issus d’enquêtes préfectorales, ont une valeur indicative car il peut y avoir de fortes variations d’une année sur l’autre. Entre 1841 et 1884, la superficie totale cultivée en céréales a été multipliée par 2,5. L’essentiel de l’accroissement est dû au froment passé de 750 à 5 000 hectares. Pourtant, en 1884, en Balagne, le recul des emblavures a déjà commencé depuis une vingtaine d’années177. Le seigle au contraire est en net recul, il ne représente plus que 250 hectares en 1884 alors qu’il atteignait 400 hectares en 1841. L’orge est restée à peu près stable. Les autres céréales occupent une place marginale. Le besoin d’ensemble par habitant n’a que peu varié (2,7 quintaux contre 178 2,5) , par contre celui du blé a doublé (un peu moins d’un quintal à deux) et le besoin en semence a augmenté (multiplié par 3,4). La part des céréales destinée aux animaux s’est légèrement accrue (multiplié par 1,2). La productivité du froment à l’hectare est restée identique. Si les superficies cultivées en céréales sont comparées avec la superficie cultivée de l’arrondissement, en 1884, 19 % de celle-ci est cultivée en céréales. La faiblesse de ce chiffre est à relativiser car toutes les terres cultivables à vocation céréalière ne sont pas mises en culture en même temps.
174. Enquête…, op. cit., p. 182 et p. 184. 175. Selon les rapports du sous-préfet au conseil d’arrondissement, les années 1830, 1834, 1838 et 1839 sont mauvaises, A.D.H.C., 2N8. 176. Enquête…, op. cit., p. 182. 177. Enquête…, op. cit., p. 63-71. 178. Maurice Aymard, Henri Bresc, « Nourritures et consommation en Sicile entre XIVe et e XVIII siècle », 1975, p. 547-548. On estime entre 2 et 2,2 quintaux le besoin moyen annuel en blé pour une personne ; le besoin moyen en pain se situe entre 200 et 240 kilos pour une année soit entre 547 et 657 grammes par jour.
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Tableau 6 : État de la production en grains en 1841 dans l’arrondissement de Calvi179
PRODUCTION
ESPÈCES DE GRAINS
NBRE D’HA
RAPPORT PRODUCTIONCONSOMMATION
CONSOMMATION
PRODUCTION TOTALE (HL)
NOURRITURE POUR HAB. (HL)
NOURRITURE POUR ANIMAUX (HL)
SEMENCES (HL)
AUTRE (HL)
30
FROMENT
737
10 730
21 469
1 073
SEIGLE
415
8 466
3 578
800
1 663
39 912
21 469
1 000
3 000
MAÏS ET MILLET
85
1 275
3 000
40
80
AUTRES GRAINS
1
19
14
1
2 901
60 402
1 054
4 954
ORGE
TOTAL
49 516
EXCÉDENT (HL)
DÉFICIT (HL)
11 842 4 088
50
14 393 1 845 4
80
18 485
13 687
Tableau 7 : État de la production de grains en 1884 dans l’arrondissement de Calvi180
PRODUCTION
ESPÈCES DE GRAINS
NBRE D’HA
FROMENT
PRODUCTION TOTALE (HL)
RAPPORT PRODUCTIONCONSOMMATION
CONSOMMATION
NOURRITURE POUR HAB. (HL)
NOURRITURE POUR ANIMAUX (HL)
EXCÉDENT (HL)
5 000
65 000
50 000
10 000
4 990
MÉTEIL
50
750
500
100
150
SEIGLE
250
4 000
3 125
600
275
2 000
36 000
6 250
300
6 000
23 450
MAÏS ET MILLET
10
320
1 000
40
AVOINE
40
800
10
40
125
16 780
28 990
ORGE
AUTRES GRAINS TOTAL
625
10
SEMENCES (HL)
40
600
625
40
7 390
107 470
61 125
1 360
DÉFICIT (HL)
720
65 785
La vigne Une grande variété de cépages
La Balagne est une des principales régions viticoles de Corse. La vigne est déjà une production à vocation commerciale au Moyen Âge. Comme les Cap corsins, les Balanins vendent notamment leur vin à Pise même après le départ des Pisans181. Bien plus tard, au XIXe siècle, dans l’Histoire générale de la Corse de Jacobi, le canton de L’Île-Rousse est cité parmi les plus cultivés en vigne de l’île182.
179. A.D.H.C., 1Z92. 180. Ibidem. 181. En 1341, les marchands de Balagne et du Cap Corse reçoivent l’autorisation d’exporter vers Pise, François-Noël Mercury, Vignes, vins et vignerons de Corse, 1991, p. 27-28. 182. J.-M. Jacobi, op. cit., p. X.
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Tableau 8 : Les cépages présents en Balagne, enquête de l’an X183 Nom du cépage
Couleur
Communes
garbesso/barbesso
Blanc
Aregno, Avapessa, Cassano, Cateri, Costa, Feliceto, Lavatoggio, Lumio, Montemaggiore, Muro, Palasca, Pigna, Santa Reparata, Sant Antonino
valtaggio/cheltaccio/ coltovaccio
Blanc
Aregno, Avapessa, Belgodere, Cassano, Corbara, Costa, Feliceto, Lavatoggio, Lumio, Montemaggiore, Muro, Novella, Palasca, Santa Reparata, Ville
Razzolo
Blanc
Belgodere, Costa, Lumio, Montemaggiore, Santa Reparata, Ville
Muscadello
Blanc
Cateri, Costa, Muro et Santa Reparata
Albola
Blanc
Belgodere, Costa et Ville
Pagadebito
Blanc
Belgodere, Corbara, Costa, Feliceto, Lavatoggio, Muro, Palasca, Pigna, Santa Reparata et Ville
Rosello
Blanc
Belgodere, Novella et Ville
Fiozzelo
Blanc
Costa
Profezzano
Blanc
Costa
Zampino
Blanc
Costa
Finocchiajo
Blanc
Belgodere
Barbirosso
Blanc
Costa, Santa Reparata
Biancone
Blanc
Lumio, Muro
Nera/nera gentile
Blanc
Avapessa, Cassano, Lumio, Montemaggiore, Muro
Dentajo
Noir
Lavatoggio, Novella
Mantega
Noir
Lumio, Novella, Santa Reparata
Grimese nero
Noir/Blanc
Greco
Noir/Blanc
Belgodere, Costa Belgodere, Costa, Santa Reparata
Calvese
Noir
Belgodere
Pignolo/mignolo183
Noir
Cateri, Lumio, Santa Reparata
Mutezza nera
Noir
Cateri
Tintajo
Noir
Lumio
Rassajone
?
Santa Reparata
Sellizolo
?
Santa Reparata
Biancanera
?
Santa Reparata
Promesta
?
Santa Reparata
La vigne est davantage présente dans le circolo, seule ou sous forme de coltura promiscua. Ainsi, à Santa Reparata, en 1785 dans les parcelles de la famille Olivi, la vigne cohabite avec des citronniers ; en 1788, dans les terrains de Giuseppe Fondacci elle est cultivée aux côtés de vingt-cinq figuiers, deux poiriers 183. Il s’agirait du Nielluccio donc d’un raisin noir.
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et autres arbres et dans les terres d’Anna Maria Leoni un olivier et un figuier sont plantés dans une vigne. À Monticello, en 1802, les officiers municipaux indiquent qu’il existe plus de vingt qualités de raisin184. Ce chiffre correspond au nombre de variétés semblant exister dans l’île. Elles ne sont pas toujours aisées à identifier car la retranscription laisse parfois à désirer et une même espèce peut avoir des noms différents selon les endroits : la malvoisie est nommée garbesso ou barbesso185 ; le valtaggio est nommé aussi coltovaccio186. Ces deux cépages blancs sont très répandus. Au sein des cépages noirs, aucun ne se détache de manière franche. Le coltovaccio, le pagadebito, le dentajo, la malvasia ou encore la mantega comptent parmi les espèces les plus productives. Le vin est donc très majoritairement blanc (tableau 8). La réponse des officiers municipaux de Lumio, où le vin est ordinairement rouge mais où l’on trouve encore du blanc tendrait à laisser penser que les cépages rouges se développent. Un lourd investissement long à amortir
La viticulture représente un investissement important et il faut du temps pour l’amortir. Dans l’enquête de l’an X, à Belgodere et à Sant’Antonino, il est précisé que ce sont les benestanti qui possèdent la vigne. Au vu des réponses de l’enquête, elle atteint sa pleine production entre trois et dix ans187. Dans les années 1830188, le produit net d’une vigne est de 150 francs par an et à l’hectare. En 1866, la mise en culture, hors achat de la terre, représente un investissement estimé entre 400 et 600 francs à l’hectare. Au bout de cinq ans, un terrain d’un hectare, qui au départ avait une valeur de 1 000 francs, à acquis une valeur de 5 000 francs, il produit de 1 400 à 2 000 francs de vin par an. Si on déduit les frais de culture, il rapporte jusqu’à 1 200 à 1 800 francs à son propriétaire189. Culture et transformation
À la fin du XVIIIe siècle, les méthodes culturales sont assez archaïques mais l’innovation n’est pas absente. La houe, le pinnato et la zappa sont utilisés pour l’entretien de la vigne. Les vendanges190 débutent dans la seconde moitié de septembre. On casse la queue des grappes ou on utilise un couteau à lame courbe. Le raisin est écrasé avec les pieds dans une cuve, un fouloir (palmento) réalisé en pierres et en chaux ou on utilise une pierre servant de poids pendue à une perche.
184. Enquête de l’an X, question 87, Monticello. 185. Il s’agit d’une variation sémantique de vermintinu ou « malvoisie de Corse ». La malvoisie est le cépage le plus répandu en Méditerranée. 186. Il est productif et résistant mais fournit un vin de qualité inférieure très difficile à conserver destiné essentiellement à la consommation familiale. 187. François-Guillaume Robiquet parle de 10 à 12 ans, op. cit., p. 484-485. 188. J.-M. Jacobi, op. cit., p. XLIII. 189. Enquête…, op. cit., p. 63-71. 190. Pour plus de détails, consulter l’ouvrage de François Noël Mercury, op. cit., p. 146-147.
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Au début du XIXe siècle, les Balanins évoquent plusieurs méthodes pour lutter contre les « maladies » du vin. La propreté des tonneaux est importante (cantons de Muro, Calenzana et Belgodere) comme le transvasement du vin (tous les cantons sauf celui d’Olmi-Cappella). L’existence de caves fraîches est aussi considérée comme un moyen de prévention. Pour lutter contre l’acidification, plusieurs techniques sont utilisées : l’ouillage (canton de Calenzana), la cuisson d’une partie du moût dans de grands foudres avant de le mettre dans les tonneaux (cantons de Belgodere ou de Calenzana) et la transformation en vinaigre (cantons de Muro et d’Olmi-Cappella). Généralement, le vin est consommé assez rapidement, en quelques mois hormis dans les cantons de L’Île-Rousse et de Calenzana où des familles peuvent le conserver plus d’un an. Deux raisons à cela, l’insuffisance de la production et les problèmes de conservation : à Feliceto et à Aregno, il est précisé que le vin devient parfois « aigre »191 ; à Lunghignano, la production est déficiente, seul un dixième des besoins est satisfait ; à Ville, peu de familles ont assez de vignes pour boire du vin toute l’année192. Le juge Capifali indique que du vin est importé par Calvi en provenance du Cap ou du continent français, seuls les notables ont, selon les officiers municipaux de Belgodere, les moyens d’en acquérir. S’il est généralement stocké dans des tonneaux de châtaignier, à Belgodere il est précisé que la conservation est meilleure dans le verre. Une culture qui se modernise
Au cours du XIXe siècle, la viticulture connaît des évolutions positives notamment grâce à l’action des grands propriétaires. En Balagne, comme dans le Cap, où la viticulture est déjà ancienne, les plantations endommagées ou vieillies ont été reconstituées sous le Consulat et l’Empire. Peu à peu des outillages et des méthodes culturales, qui comptent parmi les meilleures au début du XIXe siècle, et de nouveaux cépages se diffusent dans l’île. Dans les années 1810, il est fréquent que des plants soient importés de Provence ou de Toscane. Le procédé du scasso reale, c’est-à-dire un défoncement complet de la surface, commence à se développer entre 1802 et 1821 en Balagne et dans le Nebbio. De même dès le début du XIXe siècle la fumure des vignes est attestée193. Cependant en 1836, le sous-préfet rapporte que la région manque de vin et que la culture est négligée194. Au milieu du XIXe siècle, des cépages sont importés de l’Hérault : du grenache et de l’alicante195. Ce dernier arrive rapidement dans l’île : en 1866,
191. Enquête de l’an X, questions 92-93 et 95. 192. À Speloncato, les officiers municipaux répondent lorsqu’il n’y a plus de vin, les habitants boivent de l’eau, cette boisson étant d’ailleurs la seule consommée par la plupart d’entre eux pour le Carnaval. 193. A. Casanova, op. cit., 1996, p. 452-454. 194. A.D.H.C., 2N8. 195. Il s’agit d’un hybride réalisé en 1855 par Henri Bouschet en croisant le petit Bouschet avec le grenache noir
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LA PLACE PRÉPONDÉRANTE DE L ’ AGRICULTURE
le Docteur Bartoli y fait référence ainsi qu’à des cépages du Beaujolais, moins productifs mais donnant des produits d’excellente qualité, en précisant que les introductions sont réalisées depuis une dizaine d’années. Le vin est exporté en Italie dans la région de Gênes et jusqu’en Amérique196, il est blanc et rouge sec, ou doux pour dessert197. Dans le même document, les essais de distillation de l’eau-de-vie sont évoqués198. Cependant, cette production ne paraît pas se développer rapidement : en 1881, le sous-préfet rapporte qu’« on commence à peine dans quelques communes à tirer de l’alcool du marc de raisin »199. Production et prix
Pour ce qui est de la production, les renseignements sont ténus : 15 000 sommes (soit 11 160 hectolitres) au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles200. L’enquête réalisée en 1884 indique que le rendement attendu est de 20 à 25 hectolitres par hectare les années normales, soit une production de 20 400 hectolitres. Mais les variations peuvent être importantes d’une année sur l’autre : en 1880, les vignes n’ont donné que 12 hectolitres par hectare, soit deux fois moins que le rendement moyen attendu. Au début du XIXe siècle, les écarts de prix entre les bonnes et les mauvaises années sont importants : de 12 à 24 francs la somme (environ 70 litres)201 à Feliceto autant qu’à Sant’Antonino pour 12 zucche (environ 120 litres) ; de 15 à 18 lire à Novella ; 20 lire lorsque la récolte est peu abondante à Lumio. Le minimum est cité à Costa : 8 lire la somme. Au début du XXe siècle, le prix du litre se situe dans les cahiers de comptes des Marcelli d’Aregno entre 0,45 et 0,50 franc le litre. Selon Jean della Rocca, du raisin est acheté en Balagne pour être transformé hors de l’île. Dans les années 1850, des Génois auraient acquis du raisin à Calvi, Algajola et L’Île-Rousse, 12 francs les 50 kilogrammes soit le double du prix moyen des années ordinaires. Il a été utilisé pour fabriquer des « vins de dessert »202. Les autres cultures Il ne faut pas négliger les autres cultures dont la diversité est relativement importante. Cependant, les informations ne sont pas suffisamment précises pour réaliser une étude détaillée de chacune d’elles. Le mûrier et le cédratier sont deux variétés qui participent au mouvement de modernisation de l’agriculture balanine au XIXe siècle.
196. Enquête…, op. cit., p. 64 et p. 183. Les nouveaux cépages sont également mentionnés par Joseph Costa (p. 69) et l’alicante par Flach (p. 70). 197. Ibidem, p. 183. Des liqueurs d’arbouses et de myrte sont aussi produites en Balagne. 198. Ibidem, p. 68. 199. A.D.H.C., 1Z92. 200. P. Morati, op. cit., p. 162. 201. Soit 0,17 à 0,25 franc le litre. 202. J. Della Rocca, op. cit., p. 187-188. Cette information est aussi présente en 1864 dans la Revue des deux mondes, p. 359.
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L’arboriculture
En Balagne, le châtaigner a une importance économique essentiellement dans le Giussani. Il existe différentes variétés de châtaignes, la rossa, la gentile ou la tecchja. L’arbre est pourtant cité dans de nombreux villages de la Balagne littorale. Dans tous les arrondissements insulaires, les méthodes et les moyens de cueillette, de stockage et de conditionnement sont identiques203 : la récolte débute en octobre et finit fin novembre. Les châtaignes sont majoritairement destinées à la mouture, la meilleure farine étant fabriquée en janvier. Selon l’enquête de l’an X, amandiers, figuiers, pommiers, noyers, poiriers, pruniers, pêchers sont les variétés les plus répandues. Abricotiers, agrumes dont cédratiers, néfliers, jujubiers, coings, grenadiers sont plus rares. Au XIXe siècle, les demandes de plants effectuées auprès des autorités témoignent d’une bonne connaissance des variétés existantes de la part d’une partie de la population204. L’arboriculture produit des fruits transformés en confiture, confits ou consommés secs. Si la majeure partie de la production est destinée à l’autoconsommation, le surplus est vendu à l’extérieur205. Outre les cédratiers, qui font l’objet d’une étude spécifique ci-après, et les autres agrumes, les amandiers et les figuiers206 sont deux cultures, qui connaissent un développement intéressant dans la seconde moitié du XIXe siècle. Trois grandes espèces d’amandes sont destinées au marché local et à l’exportation207 : celles à coque dure, sont les plus répandues (2 francs le décalitre), aux côtés de celles à coque tendre (3 francs le décalitre) et des princesses (5 francs le décalitre). La mise en culture d’un hectare en amandiers revient à 300 francs, soit deux fois moins que la vigne, pour une production qui débute au bout de trois ou quatre ans. Jean della Rocca estime que chaque arbre produit en moyenne deux décalitres et rapporte au propriétaire 5 francs208. Les figues sont exportées sur le continent et se vendent de 5 à 10 francs les 12,5 kilogrammes. Les agrumes sont d’un bon rapport pour les grands propriétaires, mais ils sont aussi un investissement intéressant pour les petits propriétaires ou les journaliers. L’agrumiculture n’est pas exempte de reproches : en 1836209, le sous-préfet dénonce le manque de soins dont souffrent les arbres. Cependant, quelques propriétaires s’investissent dans cette culture et en 1850, une mention spéciale est décernée par le conseil d’arrondissement à Henri Franceschini d’Aregno, qui « a fourni les plus louables efforts et de nombreux sacrifices pour propager la culture du citron,
203. A. Casanova, op. cit., 1988, p. 412-445. 204. Les primes et les pépinières sont traitées au cours de la deuxième partie et plus particulièrement dans « Les notables acteurs centraux de la modernisation de l’agriculture », chapitre 1. 205. A.D.H.C., 1Z93 et Enquête…, op. cit., p. 184. 206. Au XVIe siècle, Agostino Giustiniani évoque déjà les amandes et les figues produites en Balagne, ces dernières « noires et blanches, [sont] excellentes », op. cit., p. 93. 207. Enquête…, op. cit., p. 67 et p. 184. 208. J. Della Rocca, op. cit., p. 238. 209. A.D.H.C., 2N8.
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de l’oranger et d’autres arbres fruitiers ». Grâce à lui le citron corse est apprécié sur le continent et notamment sur les marchés de Paris et Marseille210. D’autres arbres fournissent de la nourriture aux animaux, comme les chênes (querci, leccie), l’ormeau, le frêne ou le sorbier, le caroubier dont les fruits sont donnés aux ânes, chevaux ou mulets. Les arbres procurent également du bois utilisé pour le chauffage ou la construction. Le mûrier : un développement encouragé par l’administration
Le mûrier a fait l’objet d’un effort particulier de la part de l’administration. Déjà au XVIIIe siècle, Pascal Paoli a fait planter 2 500 pieds à Muro confiés à Giuliani. Cette culture, présente dans de nombreux villages lors de l’enquête de l’an X, demande des soins spécifiques. Mais en 1821, le préfet indique : « On ne trouve plus [à Calvi] et dans sa banlieue de cultivateurs qui en soient instruits »211. Pourtant, le mûrier est un produit intéressant, ses feuilles sont utilisées pour l’éducation des vers à soie. En 1833, selon le sous-préfet, les premières plantations ne sont pas encourageantes du fait de l’inexpérience des cultivateurs et parce que les jeunes plants ne sont pas assez robustes. Il insiste sur la nécessité de les poursuivre car leur multiplication sera « une nouvelle richesse ». Dix ans plus tard, le représentant de l’État mise toujours sur cette espèce pour trouver une ressource complémentaire à la culture de l’olivier, dont la production ne permet pas à la région d’avoir des revenus assurés tous les ans212. Dans son ouvrage publié en 1857, Jean della Rocca écrit qu’il a fait élever ses vers à soie par des ouvrières venues du continent à Calvi, à Bastia et à Saint-Florent. Elles forment des ouvriers locaux. Il rajoute que l’élevage est pour lui « une assez triste spéculation » car il n’est pas propriétaire dans l’île et il doit acheter les feuilles de mûriers « assez cher ». Cependant, selon Jean della Rocca l’introduction de cette industrie est « une belle tâche à entreprendre »213. Dix ans plus tard, Flach indique que ce sont des Génois qui sont venus travailler chez lui pour élever les vers à soie214. D’autre part, les producteurs se heurtent à des difficultés pour commercialiser la soie. En 1850, le sous-préfet Montherland les invite à ne pas se décourager car leur soie est de bonne qualité215 et la Société d’agriculture demande la garantie d’un prix minimum pour les cocons216. La culture atteint un
210. A.D.H.C., 2N9. La commune d’Aregno est réputée pour ces oranges. Les premiers orangers auraient été introduits au XVIIIe siècle par Padovano Croce, ancien militaire, dans sa propriété Giardino à partir de deux plants venant du Portugal que lui aurait apportés un moine de Marcasso, Arman, « La vie de Padovano Croce, étude de statistique, M. Arman ancien secrétaire général de la Corse, membre correspondant de la Société de Statistique de Marseille et d’autres corps savants », 1859, p. 360-377. 211. Cité par A. Albitreccia, in La Corse…, op. cit., p. 79. 212. A.D.H.C., 2N8. 213. J. Della Rocca, op. cit., p. 208-209. Selon lui, les meilleurs cocons qu’il a reçus provenaient de Balagne, ibidem, p. 211. 214. Enquête…, op. cit., p. 70. 215. A.D.H.C., 2N8. 216. A.D.H.C., 1Z99. Un kilo de cocons vaut 4 francs en 1851.
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développement marqué dans les années 1860. Selon les Balanins interrogés lors de l’Enquête agricole de 1866, l’aide de l’État n’est pas étrangère à sa progression mais les autorités ne se sont véritablement investies que depuis le milieu de la décennie précédente217. D’ailleurs, dans les années 1860, l’éducation du vers à soie est encore récente dans beaucoup de villages218 et inexistante dans quelques communes219. Les graines exploitées sont en majorité d’origine locale, d’autres viennent d’Italie et quelques-unes du Japon. Quelques années plus tard, l’enquête séricicole de 1873 ne cite que les villages d’Algajola, Aregno, Muro, Corbara et Lumio et Calvi et L’ÎleRousse ; l’année suivante, Monticello, Pigna, Santa Reparata, Cateri, Belgodere, Occhiatana, Palasca, Costa et Ville sont également mentionnés tandis que Lumio et Muro ne sont plus évoqués. Cette activité permet de procurer à une centaine de personnes des revenus complémentaires. En 1867, 120 individus se livrent à l’éducation des vers à soie, un tiers des exploitants habitent à Aregno. Des éleveurs produisent essentiellement des graines, d’autres uniquement les cocons, d’autres les deux. Les graines se vendent mieux, elles sont très recherchées en Italie220. Sept ans plus tard, 147 personnes travaillent dans ce domaine, la grande majorité produit essentiellement des cocons. La production a donc évolué. Le rendement moyen varie de 21 kilos par once de graines à 50 kilos en 1873, de 18 à 35 en 1874. En 1873, un peu plus de 3 000 kilos de cocons ont été produits. Les pertes sont très variables allant jusqu’à la moitié des graines mises en incubation. En 1866, 30 grammes de graines vendues de 15 à 20 francs, donnent entre 45 et 55 kilos de cocons, le kilo est rémunéré 8 à 9 francs, le producteur reçoit donc entre 360 et 440 francs. Les cocons sont exportés sur le continent français et en Italie. En 1873, une once de graine s’achète entre 20 et 25 francs, en 1874 entre 6 et 25 francs. Le prix pour le grainage d’origine local passe de 10-18 francs en 1873 à 10-15,40 un an après. La variabilité de la production, des prix et des revenus est importante d’une année à l’autre. De plus, cette production est dépendante de la demande extérieure. Le cédrat : un développement grâce à l’initiative privée
La culture du cédrat est une réussite de l’agriculture insulaire fondée sur l’initiative privée. Le cédrat est introduit par les navigateurs du Cap Corse. Il est présent en Balagne au début du XIXe siècle, il est cité dans l’enquête de l’an X à Calenzana et à Monticello. Le coût de revient de la plantation de cet agrume (3 francs le pied), les frais d’entretien sont importants et il est nécessaire
217. Enquête…, op. cit., p. 63-71. 218. À Pioggiola, l’introduction réalisée l’année même par M. Casanova est une pleine réussite ; à Palasca les essais datent de deux ans tandis qu’à Calenzana celui tenté l’année précédente par M. Orsini s’est soldé par un échec. 219. Il en est ainsi à Speloncato et Lumio. 220. Enquête…, op. cit., p. 64.
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de pouvoir arroser la parcelle221. Pourtant, le cédrat fourni des revenus intéressants : 10 francs par arbre au bout de dix ans222. Au milieu du XIXe siècle, 25 ares rapportent au moins 250 à 300 francs. Il existe deux récoltes : les vittini qui sont cueillis à peine sortis de la fleur et qui se vendent 60 à 80 centimes la pièce223 et les cédrats mûrs. Le fruit peut se vendre frais ou en saumure, mais aussi confit. Il est parfois travaillé sur place. Ainsi, dans les années 1860, trois confiseurs liquoristes sont installés à L’Île-Rousse224. Une partie des fruits est exportée vers Marseille225 et Gênes. Entre 1860 et 1867, Léonard de SaintGermain parle de 13 millions de kilos de cédrats et de citrons exportés vers le continent à partir de L’Île-Rousse. En 1859, on en trouve sur les communes de Monticello, d’Avapessa, de Lumio, d’Aregno, de Corbara et de L’Île-Rousse. La région produit 800 quintaux métriques dont 600 pour Monticello226. D’ailleurs, en 1874, Massimi indique que dans le canton de L’Île-Rousse sa culture a pris un développement remarquable227. En 1880, 25 communes en produisent228. Cette année-là, malgré des pertes liées à des gelées importantes, Monticello fournit 37 000 kilos de cédrats, Lumio le double. L’enquête révèle le « secret » qui pèse sur les prix ; il est question de la « rumeur publique » ou des « bruits ». Le chiffre le plus bas avancé est de 3,5 francs le rub229 à Lumio, le prix le plus élevé de 11 francs à Pigna, la moyenne s’établit autour de 8 francs. Le total régional s’élève selon les pronostics les plus bas à plus de 2 600 quintaux, à plus de 20 850 rubs, pour une mauvaise année, la récolte rapportera donc plus de 166 000 francs230. Légumes et cultures diverses
Très peu d’indications sont fournies sur les légumes : des haricots, des pois chiches, des fèves, des lupins, mais aussi des choux, des poireaux, des oignons, de l’ail sont cités. Ils sont généralement cultivés dans des jardins souvent situés à proximité des villages, qui constituent des parcelles d’assez petite taille, avec moins d’une dizaine d’ares, soit trois à cinq bacinate. On peut aussi réserver au jardin une portion d’une parcelle plus étendue (coltivata a giardino).
221. Ibidem, p. 67. 222. Loc. cit. 223. Ces chiffres sont fournis par les contrôleurs des contributions directes et cités par Antoine Casanova, op. cit., 1988, p. 1028. 224. Pierre-Jean Campocasso, « Cédrat. Culture et commercialisation du cédrat », 2006, p. 235-236. 225. Ceci dès les années 1820, A.D.H.C., 1 Mi 1008. 226. A.D.H.C., 1Z93. 227. F. Beretti, J. Palmieri, op. cit., p. 125. 228. Il s’agit d’Algajola, Avapessa, Belgodere, Calenzana, Calvi, Cassano, Corbara, Costa, Feliceto, Montemaggiore, Muro, Lavatoggio, L’Île-Rousse, Lumio, Lunghignano, Moncale, Monticello, Novella, Occhiatana, Palasca, Pigna, Santa Reparata, Speloncato, Ville et Zilia. 229. Un rub équivaut à 25 livres soit 12 kilos. 230. A.D.H.C., 1Z93.
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La pomme de terre est introduite au XVIIIe siècle mais sa diffusion est faible au début du XIXe siècle. Elle n’est jamais citée dans l’enquête de l’an X231. Elle représenterait moins d’une dizaine d’hectares en 1866 et une trentaine en 1884 qui donnent une production d’un peu plus de 1 000 quintaux232. Pourtant pour Antoine Casanova, il s’agit de « l’innovation socialement la plus importante dans l’éventail des outillages végétaux utilisés dans les campagnes corses »233. En 1770, le lin est cité à Moncale et Zilia, il est encore présent en 1819 à Cassano, Lunghignano, Moncale, Montemaggiore, Ville et Pigna, le chanvre à Cassano, Moncale, Monticello ou Lavatoggio et il y en a encore, en très faibles quantités, dans les années 1880234. La prédominance de la mise en culture par le propriétaire La terre est généralement exploitée par son propriétaire, aidé si besoin par des journaliers. La location est assez peu utilisée. La règle communément admise est le partage des fruits moitié-moitié entre le propriétaire du bien et le locataire235. La durée du contrat et le mode de paiement varient. Ainsi en 1750, le nobile Gio Silvestri de Sant’Antonino loue à Ambroggio Olivieri de Montemaggiore la Bertolaccia sans les oliviers pour 9 ans, le bailleur recevra la moitié des fruits ; la même année l’alfiere Giacomo Filippo Guidi de Calvi loue ses terres sur le territoire d’Occi au R.P. Giuseppe Silvestri d’Algajola pour une durée de six ans, 46 lire par an, et campo di canne au nobile Carlo Francesco Negretti d’Aregno pour une période de trois ans 60 lire par an236. En 1753, le nobile Don Giulio Savelli q Carlo Francesco Antonini de Sant’Antonino loue au chierico Innocenzio Marcello q Vincenzio et à Gio Domenico q Carlo Francesco plusieurs terrains pour une durée de six ans. La rotation des cultures s’effectue sur trois ans (blé, orge, herbage). Par exemple, ils devront donner au propriétaire pour Il Salge, 3 mine237 de blé la première année, autant d’orge la seconde ; pour La Morta, 7 mine de grano la première année, autant d’orge la seconde. Ils devront aussi fournir une somme et demie de paille. Les locataires peuvent se servir du pailler, de la forca (fourche), de l’aire de battage, de la vaccachia et du mitile d’Aioli238.
231. En 1829, elle est mentionnée à Aregno et Pigna, pas à Belgodere, Santa Reparata et OlmiCappella, A.D.H.C., 1 Mi 1008. 232. Selon l’Enquête agricole, un hectare rapporte 80 quintaux métriques, op. cit., p. 183. 233. A. Casanova, op. cit., 1996, p. 445. 234. A.D.H.C., 1 Mi 6, 1 Mi 1008 et 1Z98. 235. En 1725, Carlo Maria q Stefano loue alle lenze pour une durée de 5 ans, la répartition des fruits se fera moitié-moitié, come è l’uso nella provincia di Balagna, A.D.H.C., 3E402. 236. A.D.H.C., 3E407. 237. Une mina compte selon les régions 14 ou 15 bacini. 238. A.D.H.C., 3E409. Le vaccachie et les mitile sont des enclos pour les animaux.
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Dans l’enquête de l’an X, il est précisé que la location est peu répandue239. À Belgodere et à Feliceto la répartition des fruits se fait par entente entre le propriétaire et le locataire sur la base du terratico. Celui-ci existe sous deux formes. Dans le premier cas, le propriétaire du sol ne fait aucun investissement et opère, sur la récolte, un prélèvement qui peut être l’équivalent de la semence, mais qui peut aussi aller du sixième au cinquième et jusqu’au quart du produit récolté. Dans le second, le preneur verse un tiers de la récolte au propriétaire bailleur de la terre, qui fournit l’attelage nécessaire aux travaux de céréaliculture. Ce type de contrat est utilisé principalement pour les terres régulièrement et intensivement mises en culture et encloses240. À Calenzana, le patron reçoit de un dixième à un tiers du produit selon l’éloignement de la terre. À Costa, Moncale, Occhiatana ou Sant’Antonino, la qualité de la terre est prise en considération avec de fortes variations d’un village à l’autre, allant du partage égal à Sant’Antonino pour les « bonnes » terres, au cinquième pour les « mauvaises » à Moncale ou Occhiatana. À Palasca, le propriétaire perçoit un tiers du produit, généralement en nature. On rencontre assez peu de baux dans les registres notariés du XIXe siècle241 et la rareté de la location est confirmée dans l’Enquête agricole de 1866. Les types de contrats ont peu évolué : il existe des colons partiaires qui paient une rétribution, pour les terres céréalières, variant selon la qualité du terrain, comprise entre le quart et la moitié des fruits. Les vignes se donnent à moitié du produit et le métayer est chargé de tous les travaux242. Généralement produites dans le cadre d’une mise en culture menée par le propriétaire de la terre, les trois grandes cultures méditerranéennes (l’olivier, les céréales et la vigne) restent dominantes. À leurs côtés, la variété des fruits et des légumes est assez importante. Au cours du XIXe siècle, les techniques agricoles se modernisent, de nouvelles espèces sont introduites et le développement de certaines essences permet l’essor d’activités connexes.
239. Enquête de l’an X, question 31. 240. Ibidem, le terratico est cité à Cateri et Belgodere. 241. Aucun acte de ce type n’a été retrouvé dans un premier temps dans les registres des notaires étudiés sur plus de 600 actes dépouillés. Cependant, des recherches complémentaires dans les minutes du notaire Joseph Mariani de Muro nous ont permis d’en rencontrer plusieurs. Par exemple, en 1870, Joseph Marie Salvatori de Cateri loue pour trois ans une terre labourable complantée en oliviers à François Marcelli 160 francs annuels payables à la fin de chaque trimestre, A.D.H.C., 3E4, 280. Un seul contrat avait été rencontré dans le sondage effectué dans les enregistrements des actes sous signature privée du bureau de Belgodere : Bonaventure Simonetti Malaspina loue à Antoine Marc Malaspina de Speloncato trois immeubles pour un loyer annuel de 215,50 francs payables à la fin de chaque année, terrains vendus par le locataire. Cette location permet au vendeur de ne pas déstructurer son patrimoine et à l’acheteur de bénéficier d’une sorte d’intérêts déguisés d’un montant de 5 % annuels, A.D.H.C., 3Q3/56. 242. Enquête…, op. cit., p. 177-178.
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L’ÉLEVAGE OVIN ET CAPRIN
Il s’agit de présenter les principales caractéristiques de l’élevage balanin243. Présent partout, il n’a pas le même impact économique et social dans tous les villages. La division entre les zones où il occupe une place centrale, ou majeure, et celles où l’agriculture domine nettement, ne reprend pas l’opposition littoralintérieur. La prédominance des cultures est nette et l’élevage est beaucoup moins développé que dans d’autres régions244. La « Balagne pastorale » et la « Balagne agricole » La Balagne pastorale ne forme pas un ensemble uniforme. Dans le Giussani, l’élevage a une place prépondérante. En 1770, il existe deux grands groupes de propriétaires de bêtes : un premier formé des « propriétaires » ou « bergers aisés » rassemble entre 27 % et 46 % des chefs de feux, un second de « simples » bergers réunit de 3 à 15 % des feux. Les deux catégories totalisent entre 44 % et 61 % des feux, proportions qui ne se retrouvent nulle part ailleurs en Balagne. Un second groupe est constitué par les villages du bassin de Calvi où la part des « bergers » est plus importante que dans les communautés de la Balagne agricole : 22 % à Moncale, 16,5 % à Zilia et 16 % à Calenzana. La répartition ovins-caprins varie selon les communes ; peu de propriétaires possèdent les deux types de bêtes. Hormis à Moncale, les deux espèces cohabitent (tableau 9). Dans le Giussani, l’élevage ovin domine partout hormis à Mausoleo, les plus forts déséquilibres entre les deux espèces se rencontrent à Pioggiola et à Mausoleo. Dans l’arrière-pays calvais, à Calenzana les caprins dominent nettement et cet élevage est le seul présent à Moncale ; à Zilia l’élevage ovin est prépondérant avec cependant une part importante de caprins. L’espèce caprine regroupe au total le nombre le plus élevé de têtes pour l’ensemble de la Balagne pastorale, mais ce chiffre est essentiellement dû au nombre de caprins à Calenzana. Il ne faut donc pas y voir une particularité balanine par rapport au reste de la Corse où les ovins dominent. Le nombre moyen d’animaux par troupeaux varie de 34 à Vallica à 70 à Calenzana, généralement les troupeaux d’ovins comptent un nombre moins élevé de bêtes. La moyenne de têtes par feu est variable, allant de 9 à Zilia à 31 à Pioggiola. 243. Il n’existe pas à proprement parler d’élevage bovin car la plupart des bœufs servent au labour ou au dépicage du blé. 64 % des bovins insulaires sont des bœufs de labour, G. Ravis-Giordani, Atlas ethno-historique de la Corse 1770-2003, 2004, p. 83. Cependant quelques troupeaux de plus de dix têtes sont recensés à Feliceto, Calenzana, Moncale, Palasca et dans le Giussani. En 1819, la situation n’a guère évolué. En 1825, les débats autour de la création de la foire de L’Île-Rousse mettent en avant le rôle du canton de Patro comme fournisseur des bestiaux de boucherie, A.D.H.C., 1Z81. Dans la région, l’élevage porcin est majoritairement destiné à un usage familial. Il existe cependant quelques troupeaux gardés par des porchers. 244. Ainsi, la part du cheptel ovin et caprin balanin représente 10 % du cheptel insulaire en 1770 pour chacune des deux espèces, un peu plus de 10 % pour les ovins et d’un peu moins de 10 % pour les caprins en 1913, soit une proportion trois fois moins importante que dans le cortenais, par exemple. Georges Ravis-Giordani, op. cit., 2004, p. 83.
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