Anouk Langaney
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« Cette fois-ci, mon fils, tu es allé trop loin. Je ne te suis plus. – T’inquiète, Man, je gère. – Tu gères, oui ! Tu parles ! La vierge me pardonne, tu as déconné, et dans les grandes largeurs. » Man Zamoun Heligojololiba, Celle-par-qui-la-terre-sefertilise, fit volte-face dans un cliquetis de perles rageur et s’enfonça dans un recoin de la cuisine, à l’opposé des fenêtres qui ouvraient sur la rue des Tamarins. Dans ses efforts pour exprimer sa rage sans alerter les voisins, elle produisait une sorte de feulement hargneux, que son rejeton aurait jugé du plus haut comique en d’autres circonstances. « J’en ai ma claque de tes plans foireux, fils ! Des mois que je me trimballe des kilos de verroterie à deux balles autour du cou, que je marmonne des formules à la con en cuisinant, et que je tolère des saloperies païennes hideuses plein mon salon ! Et maintenant, ça !! Tu as juré de nous perdre tous ? Tu veux nous voir en taule, ou en Enfer directement ?! – Man… – “Man”, rien du tout ! Man, tu l’oublies !! Je ne vais pas continuer à te soutenir alors que tu nous couvres de honte, Sou-Ra’n ! – Attends juste un peu, s’il te plaît. 5
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– Hors de question ! Et j’attendrais quoi, hein ? Que tu nous colles un os dans le nez ? Que tu construises des cages pour toute la famille, peut-être ? Jésus, Marie, Joseph et tous les Saints, au secours ! Ce gamin me tuera… Je n’attends rien du tout, ton père saura tout dès qu’il rentre, et je te garantis que tu vas en prendre pour ton grade ! » Sou-Ra’n, de son vrai nom Sou-Ra-Djohagalanda’r, Celuiqui-mesure-la-puissance-des-rayons-solaires, n’avait que trop conscience que sa mère disait vrai. Si le vieux Djola s’était attiré une réputation de cordialité et de bienveillance dans l’exercice de sa chefferie, ses fils n’avaient que rarement l’occasion de profiter de ces qualités. Comme lui-même le reconnaissait aisément, la présidence du Conseil coutumier et la résolution des mille litiges et tracasseries infimes qui ponctuaient le quotidien paisible des Grahorés épuisaient invariablement son quota de patience avant le retour au foyer. Faute d’appui maternel, Sou-Ra’n jugea donc bon de s’éclipser, et de tâcher de s’assurer au moins du soutien de son petit frère. C’est au fond de la cour qu’il trouva Sou-Ra’hani Djodibalodonda’r, dit Bobby. Celui-ci arrimait à grand-peine sur un vélo antique les ustensiles nécessaires au rituel qu’il devait accomplir ce soir-là : une veste polaire, une guitare sèche, un lecteur MP3, un paquet de tabac à rouler, des feuilles, et beaucoup d’herbe. Les pratiques rituelles du peuple grahoré consistaient pour une bonne part dans un accompagnement attentif des phénomènes naturels, dont le soin était réparti entre les familles de l’île. Aux mâles de la dynastie régnante avait échu la lourde responsabilité de contrôler les corps célestes : le chef Djola était ainsi nommé Ban-Ra-Djolaligondaha’r, Celui-de-qui-relève-le-cycledes-jours, charge qui l’obligeait concrètement à aller contempler le lever et le coucher du soleil sur la mer. Comme le prévoyait la tradition, il lui arrivait fréquemment d’être relayé dans cette tâche par ses fils ; l’aîné en profitait alors pour aligner des chiffres sur son ordinateur portable, le cadet pour approfondir sa connaissance des arcanes du reggae classique ou contemporain. 6
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Bobby, courbé sur le vélo, aperçut entre ses épaisses dreadlocks son aîné qui approchait, la mine basse. « Alors, vieux frère ? – C’est pas gagné… – Faut dire qu’on a frappé fort, ricana Bobby. – Une occasion comme ça, on pouvait pas la lâcher, tu l’as senti comme moi. Les rumeurs, ça se nourrit, si on veut qu’elles circulent. Il fallait du concret pour avoir les gros titres. – Je sais, vieux, je sais. – Tu ne regrettes pas, toi, au moins ? – Ça serait de mauvais goût, tu crois pas ? Au cas où tu aurais oublié, c’est un peu moi qui nous ai mis dedans… (Il haussa les épaules.) Et puis non, je regrette pas, j’ai confiance en toi. Et je trouve que l’idée est assez classe. Enfin, classe c’est pas le mot, mais tu vois ce que je veux dire. – Merci, Bobby. – De rien. Bon, c’est pas que je m’emmerde, mais il se fait tard : si tu veux qu’on cause, viens m’aider à coucher ce soleil. – Ça marche, mais ne fume pas trop. – T’as goûté, au fait ? Elle est légère, je te jure. – Ta gueule. » Deux vélos rouillés couinèrent le long du sentier de crête jusqu’au promontoire des Alcyons qui offrait à l’ouest, depuis son imposant piton rocheux, un horizon parfaitement dégagé. Sur un banc de bois jadis peint en bleu outremer, les deux frères prirent leur poste, tout en ruminant de sombres pronostics quant à la rude confrontation qui s’annonçait avec leur père et chef. Derrière eux, l’ombre du volcan Khirinopoyé s’étendait peu à peu sur l’intérieur de l’île. Les eaux du Lagon des Nacres scintillaient paisiblement au nord ; au sud, le dessin de la côte perdait de sa netteté à mesure que la mangrove gagnait du terrain. Les fenêtres du bourg de Sirihani et de la maison des Djola miroitaient encore dans la lumière rasante, tandis que les habitants des autres villages et hameaux commençaient à allumer leurs plafonniers et lampes-tempêtes. Un à un, les 7
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points lumineux dessinaient sur la carte de l’île leurs constellations humaines, ne laissant que peu d’ombre, à l’exception remarquable des pentes du volcan elles-mêmes, confites dans leurs ténèbres. Si les hommes avaient su se répartir les surfaces planes de Khaya-Re, le Khirinopoyé en revanche n’était que jungle : les premiers occupants de l’île l’avaient, dit-on, voué au culte (probablement ténébreux) de divinités (certainement innommables), et leurs successeurs moins mystiques avaient été découragés dans leurs velléités de construction par plusieurs expertises géologiques. Aussi le Khirinopoyé demeurait-il le royaume des anguilles aveugles, et des soixante-quatre espèces de crevettes miniatures endémiques qui peuplaient son lac de cratère, d’après les recensements du Muséum d’histoire naturelle. Sur son versant sud, entre les deux routes sinueuses qui reliaient le chef-lieu aux rares villages de l’intérieur, quelques randonneurs suivaient parfois sans le savoir les traces des prêtres de jadis, venus précipiter dans le cendreux lac Tahiss’en Ja de sinistres offrandes. Ce soir-là, il n’y avait pas de randonneurs sur les pentes du volcan. Pourtant, quelques braises rougeoyaient encore à l’orée de la caverne de basalte qui leur servait souvent d’abri en cas d’averse. Une délicieuse odeur de gibier rôti et d’épices emplissait les lieux ; une flaque de marinade s’était formée dans un creuset de roche. La dalle de pierre centrale, noire et gluante, faisait sensation dans la faune locale : des milliers de machins multicolores, dotés de plus d’ailes et de pattes que n’en exige le bon sens, vrombissaient de liesse à son approche, et pataugeaient avec exaltation dans chacune de ses failles. Les nombreux oiseaux et rongeurs du coin auraient pu eux aussi apprécier l’aubaine, mais ils n’arrivaient pas jusqu’à la dalle : sur le parvis de la grotte, allongés côte à côte, chevilles et poignets joints, deux corps étrangement mutilés retenaient toute leur attention. De leur vivant, il aurait été difficile de trouver le moindre point commun à cette jolie jeune femme bronzée et à ce gras quinquagénaire livide. Pourtant, leur éviscération minutieuse ne laissait aucun doute sur leur appartenance à 8
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une même espèce : des organes identiques avaient été ôtés, laissant au fil des corps des béances similaires. C’est une macabre découverte qui attendait ce matin deux touristes néerlandais venus admirer le cratère du volcan Khirinopoyé, point culminant de l’île de Khaya-Re, minuscule territoire français perdu dans l’océan aux confins de l’archipel des Centaurides. Les corps de Solenn Gerland, 31 ans, et de Maxime Hourtin, 53 ans, tous deux personnels du collège de Sirihani, ont été retrouvés porteurs de nombreuses mutilations qui évoqueraient, selon certaines sources, des pratiques anthropophages rituelles ayant eu cours jadis dans cette région du globe. La gendarmerie locale se refuse pour l’instant à tout commentaire. Selon nos sources, la disparition de certains membres et organes des deux victimes compliquerait singulièrement le travail des enquêteurs, et ne permettrait pas d’envisager à brève échéance le rapatriement du corps de M. Hourtin, originaire de Rochefort, demandé par sa famille. Des renforts de police venus de la préfecture et de la métropole atteindront Sirihani dès que possible, a annoncé le ministre des Outre-mer lors de son point presse hebdomadaire. L’île de Khaya-Re compte 4 042 habitants, majoritairement issus de l’ethnie grahorée, christianisée depuis le début du XIXe siècle. Aucun cas de cannibalisme rituel n’a été recensé dans l’archipel depuis 1897. L’avion amorce sa descente, Oscar repose le journal et coule un œil distrait vers l’océan qui emplit le hublot. C’était un bon plan, d’enregistrer en ligne pour avoir un hublot. Seulement l’île est de l’autre côté, pas de bol. Ce manque de bol n’arrive cependant 9
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qu’en n° 2 sur la liste des préoccupations d’Oscar, le n° 1 venant d’être attribué à l’article ci-dessus, que l’on peut synthétiser de la sorte : Oscar, son agrégation de lettres modernes toute fraîche en poche, vient d’obtenir sa mutation pour un collège dont les enseignants se font bouffer. Pas bouffer au sens usuel, comme on l’emploie en salle des professeurs pour parler, disons, chahut un jour de contrôle, ou chantage affectif à la veille d’un conseil de classe. Non. Bouffer, au sens strict. Ça laisse rêveur, il faut admettre, et Oscar est un grand rêveur. In extremis, au dernier virage, il capte quelques images de l’île : beaucoup de vert, forêt, lagons, forêt, quelques habitations éparses, et le fameux volcan. On s’approche, forêt, forêt, une brève mosaïque de villas avec piscines, et la piste. En attendant son sac de vêtements et sa malle de livres, Oscar observe intensément, en quête de n’importe quelle broutille exotique propre à raviver son enthousiasme meurtri, mais tu parles : rien qu’un aéroport français standard, ordinairement minuscule et raisonnablement miteux. O. K., le bagagiste est bronzé, mais à Roissy guère moins ; c’est peu probant. D’un téléphone public à peine tagué, il appelle sa grand-mère qui s’inquiète. Au ton anxieux de sa voix, il suppose qu’elle a entendu la nouvelle ; une affaire de cannibalisme rituel, c’est le genre de truc juteux qu’on retrouve sur TF1 dans la foulée. Mais il s’avère que non. Avec le décalage, elle n’a pas encore vu les infos. Elle ne se tracasse « que » parce que son petit-fils chéri, lumière de ses yeux, etc., s’est barré au bout du monde avec bagages et sans arme. Donc le coup de fil du lendemain sera pire. Comme elle demande qui vient le chercher, il avance le nom du principal du collège, un monsieur Hu, un gars très gentil qu’il a eu au téléphone et qui a promis, oui Mamie, t’en fais pas. Quelque chose en lui suppose toutefois que les deux collègues massacrés la veille au soir risquent d’avoir relégué son arrivée au second plan. Sans surprise, à la sortie, il n’y a personne. 10
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Dans la salle de repos du dispensaire, promue café-causette par tout le personnel, c’est la foire à la blague de bon goût. Dans la salle en dessous, les restes ont été disposés pour l’autopsie, le légiste vient d’arriver de la grande île avec son assistant et deux gendarmes, et les langues s’affairent à l’étage : et pour une fois il y aura de la viande fraîche à la cantine ; et moi je prends la fille, l’autre est trop gras pour mon régime ; et moi les profs je les digère pas ; et ainsi de suite. Deux médecins, un aide-soignant, deux infirmières titulaires et un stagiaire, un homme à tout faire et une dame de service. Tous surexcités et rivalisant d’élégance, sauf Marie-Lou. Marie-Lou est née Mara Lougalibé-Adjari, puis s’est autorebaptisée. Trop marre d’épeler un nom pareil, et de devoir mentir pour éviter une traduction littérale sujette à sarcasmes – Celle-quidonne-leur-forme-aux-troncs-des-arbres, quelque chose dans le genre. Elle est donc autochtone, en plus d’être gynécologue et ravissante. Autant dire qu’elle a droit à sa dose de mords-y l’œil et de suce-moi l’os. Pas que ça la dérange, en soi ; rire des plaies et des morts, c’est le métier qui rentre. Mais cette fois c’est plus dur, parce que Solenn, elle l’aimait bien. Une rouquine à pommettes, syndiquée jusqu’à la moelle et sexy au-delà, récemment passée du stade « fille chouette » au stade « copine », et qui avait l’étoffe pour faire « amie », même si on n’en était pas là. Enfin si elle était restée. Parce que les métros, les qualifier d’amis trop vite, c’est piégeux ; sur Khaya-Re on l’apprend très tôt. Malgré leurs discours sur la vraie vie est ici et les racines c’est dans la tête, la plupart, une fois la peau tannée et la prime en poche, ils changent de refrain. Ils se rappellent qu’ils ont une famille quelque part, que le billet d’avion coûte cher, que le petit est allergique au pollen des tubéreuses locales ou à l’huile de sassaride, que le grand pourrait faire viole de gambe au conservatoire de Meaux, et d’autres alibis en mousse. Marie-Lou ne leur en veut pas spécialement ; elle le sait bien qu’on a vite fait le tour de son île. Quarante-sept kilomètres de circonférence, c’est vite vu. Mais elle a appris à se méfier, parce qu’on a beau s’y attendre, c’est dur. 11
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Solenn, ça faisait quatre ans, et elle avait plutôt le profil de ceux qui restent ; elle avait la carrure pour affronter n’importe quel quotidien. Un espace à ses yeux ne pouvait pas être trop réduit pourvu qu’il soit bien plein, et elle le remplissait à merveille, l’espace, avec une poitrine et des convictions également fermes. Même ses intestins avaient une certaine fermeté, à ce qu’il semble, en tout cas une meilleure tenue à la cuisson que ceux du gestionnaire. On les distingue au premier coup d’œil, malgré la sauce. Bon, le moral revient. Marie-Lou sent bien qu’elle doit rire de tout ça, elle aussi, sinon ce sera trop dur à avaler (ha, ha). « Putain, j’ai jamais vu ça : c’est plus un rapport d’autopsie, c’est un livre de recettes ! – C’est clair. Tu vois, ça faisait un paquet de temps que j’avais pas eu la nausée en travaillant, mais là… Pourtant, c’est vachement propre à voir, enfin je veux dire, si tu compares au plongeur qui s’était pris dans l’hélice du gros truc, là, tu vois lequel je veux dire ? – Ouais, je vois bien, t’inquiète. Il est dans mon Top Ten à moi aussi. – Voilà, enfin c’est un exemple ; ou la vieille de la gazinière… – … ouais, c’est bon, j’ai compris, tu vas pas me refaire la liste, j’étais là. – Bon. Tous ceux-là, ils étaient vachement pires, si on veut, mais là y a un truc spécial, je saurais pas dire… Ça fait je sais pas combien de fois que je manque de détaler vers les chiottes. – Moi je sais. Mais ça va pas t’aider. – Dis toujours ? – C’est cette putain d’odeur qui est insupportable. – Mais au contraire, ça sent super-bon ! Ça sent les grillades, le curry, plein d’épices… Alors que si tu compares par exemple aux deux gars noyés qui étaient restés en plein soleil pendant… – ... justement, c’est ça le truc dur à gérer. C’est que ça donne faim. » 12
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Après quelques secondes d’hésitation qui lui permirent de virer légèrement plus pâle (ce qui semblait ardu au départ), le docteur Fleutier dut finalement détaler. Lorsqu’Oscar parvint à rejoindre le collège, halant péniblement sa malle de livres après lui tout au long d’un faux plat retors cyniquement baptisé Route Paradis, ce fut pour en trouver la porte bêtement close, une journée de deuil ayant été votée au café deux heures plus tôt. Vaincu par ce nouveau coup, le jeune homme s’affaissa sur sa malle et, la tête dans ses mains, s’abandonna à une torpeur maligne sans même rechercher un coin d’ombre. Après un temps mort indéfini (à peu de chose près, de quoi faire fondre le cartilage de son oreille gauche), une antique Méhari, chargée au mépris de la loi pourtant universelle de la gravitation, grimpa la rue, toute bringuebalante, et freina à sa hauteur dans un crissement assez cinégénique. Le conducteur affichait un sourire franc et massif qui détonnait avec la déprime d’Oscar. C’était un gaillard aux larges épaules, mi-graisse mi-muscle, la quarantaine légèrement couperosée sous un bronzage devenu permanent. Debout à l’arrière, un jeune type mince à la peau très sombre maintenait en place une bâche d’où dépassait la queue d’un poisson d’une taille absurde (un marlin bleu, en l’occurrence, mais Oscar était infoutu de nommer un poisson sans se reporter à l’étiquette de la boîte de conserve.). La portière qui s’ouvrit arborait un logo de couleur vive ; l’inscription Les Mac Traqueurs – Pêche sportive encadrait la gueule béante d’un squale hilare, chaussé de lunettes de soleil. Il ne fallut qu’une poignée de minutes à Cake, le souriant méhariste, pour apostropher Oscar, lui offrir le siège passager, jucher sa malle en haut de la pile hasardeuse de matériel de pêche arrimée sur le plateau, lui faire traverser une partie de l’île d’ouest en est en frôlant la cascade à chaque virage, et enfin le consoler à grandes lampées de rhum local (distillé par un pote) servi dans 13
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d’énormes coquillages mauves (pêchés par un autre pote), en terrasse, face à la mer, sous un auvent de palmes (tressées par une copine). « Je ne connais pas le temps de cuisson exact, monsieur, si c’est le sens de votre question. – Bien sûr, ce n’est pas… – De toute façon, je perds mon temps avec vous ; je vois bien que rien de ce que je pourrais vous dire ne vous dissuadera de romancer les choses, et de verser coûte que coûte dans le GrandGuignol. Donc pourquoi avoir même pris la peine de m’appeler ? – Mais, professeur De Ligres, je cherche au contraire à… – Vous cherchez à vendre votre torchon, jeune homme ! Vous cherchez le détail croustillant qui donnera à votre article le petit plus, la touche sordide qui manque au concurrent ! Vous et vos collègues avez essoré jusqu’au plus obscur gratte-papier de la gendarmerie comme de l’hôpital, en quête d’une trace de sang qui aurait échappé au reste de la meute ; et en dernier recours vous venez me trouver, dans l’espoir que le fruit des recherches de toute une vie puisse vous offrir de la matière, comme on dit, et alimenter les fantasmes morbides de la répugnante société du spectacle ! C’est un parti pris dégradant, et je vous prie de croire que je regrette déjà la faiblesse coupable qui m’a conduit à prendre cet appel. » Sur ces mots, Albin de Ligres raccrocha le téléphone. Non pas violemment, le front plissé d’une juste colère, comme on aurait pu s’y attendre : un œil attentif, s’il s’en était trouvé un dans la pièce, aurait réalisé que la gestuelle et la physionomie du vieux professeur trahissaient bien moins de regrets qu’il n’en avait clamé. Soyons plus explicite : il exultait. Après un bon demi-siècle passé dans l’ombre à faire son deuil du quart d’heure de gloire (toute relative) que lui avaient valu ses travaux de recherche sur la civilisation grahorée, il semblait que le sujet soit à nouveau d’actualité… 14
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Certes, pour de bien alarmantes raisons, mais il aurait été mesquin de se plaindre. Octogénaire et gros fumeur, De Ligres n’avait pas de temps à perdre s’il voulait regagner l’estime de ses lointains confrères de métropole. Il lui fallait se procurer le rapport d’autopsie complet (ce qui ne serait pas difficile, puisque la gendarmerie avait déjà sollicité son aide), le confronter à sa connaissance unique des antiques rituels grahorés (forcément unique, puisque le sujet n’intéressait personne hier encore), et pondre une dernière publication bien sentie dans une revue de pointe, à comité de lecture choisi et papier glacé couleur. Le gratin, rien de moins. Quant à jeter au passage quelques miettes à Paris Match pour gagner un soupçon de popularité chez le tout-venant, pourquoi pas ? Mais c’était secondaire. Avant de se lancer à l’assaut de la cote de popularité dont il rêvait, De Ligres se délecta d’un expresso serré, songeant qu’à l’occasion il pourrait aussi être utile de passer chez le vieux Djola pour lui demander ce qui s’était vraiment passé. Histoire de ne pas faire de gaffe. Le vieux Djola, au même moment, il est en crise noire. Une crise de chef. Il a expédié deux beignes de choix à ses tarés de fils ; il en a à moitié assommé un des deux, il ne veut pas savoir lequel. Son seul regret c’est que l’autre s’en sorte trop bien. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire au ciel, ou dans une vie antérieure, ou en conflit avec les éléments, ou va savoir qui d’autre, pour mériter deux engeances pareilles ?? Des malades. Des grands malades. Il devrait tout balancer aux flics, c’est ça qu’il devrait faire, Djola. Parce qu’avant d’être leur père, il est chef coutumier de la nation grahorée, bordel. Et président du Conseil, donc responsable de la justice rendue par l’assemblée des Anciens devant le peuple français. Ce qui n’est pas rien, quand même ! Dans son jeune temps, lui, Ban-Ra-Djolaligondaha’r, il s’est battu pour obtenir « la reconnaissance de la France » : trois miettes d’autonomie… un peu de 15
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respect, quoi. Un minimum de protection de l’environnement ; le droit de juger eux-mêmes les dérapages mineurs (pas les homicides, soyons clairs, ni les trucs glauques qui vont faire les gros titres des magazines ce mercredi) ; quelques aménagements dans les programmes et les rythmes scolaires… Pas grand-chose, mais ça leur semblait mieux que rien. Et tous ces efforts, tous ces combats, pour que deux petits cons viennent saloper l’image de leur propre peuple comme aucun colon n’aurait pu en rêver ! Il ne peut pas les dénoncer, ses mômes. Il ne peut pas laisser couler non plus. Alors il se sent piégé, le chef. Il se sent usé, et il a mal au dos. Il jette un regard noir à un touriste qui le photographie en douce, dépasse à grands pas la hutte de pacotille, et claque la porte de sa villa derrière lui. Il arrache rageusement les merdiers à plumes que Junior lui a collés sur le dos il y a déjà quatre ans de ça en rentrant de France, son diplôme de marketing en poche. Ça lui avait fait bizarre de porter des breloques, bien sûr, mais c’était marrant, et puis pas si désagréable à regarder, en somme ! Il avait de la gueule, Djola, en chef ! Même Man a eu un regard admiratif, un qu’il ne lui avait pas vu depuis un paquet de temps. Du coup, il les a portés quasiment tout le temps, même quand il n’y avait aucun touriste en vue… Aujourd’hui il a envie de tout foutre au feu. Il exhume un polo blanc et un pantalon de toile noire d’un placard, les enfile à la hâte et ressort. Finies les conneries. D’abord se calmer ; faire un tour pour digérer tout ça. Dans l’autre sens, il manque de percuter le touriste sidéré par son changement de look, qui entame un mouvement de recul assez surfait en voyant sa tête. « Ne vous inquiétez pas, monsieur, j’ai déjà dîné », lui lance le chef, très digne. Et il se barre. Dans le cas des pratiques anthropophagiques dites exocentrées, c’est-à-dire axées sur la consommation de l’“étranger” (ennemi ou esclave), il peut advenir que l’Autre soit traité comme moins qu’humain, ramené au statut de bétail, éventuellement 16
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à des fins d’humiliation collective – sa chair peut alors par exemple être commercialisée. Toutefois, dans beaucoup de cas, l’ennemi se trouve à l’inverse traité avec le plus grand respect, l’ingestion de parties nobles et symboliquement significatives de son corps (telles que le cœur ou le cerveau, mais aussi le sang…) permettant au guerrier victorieux d’espérer assimiler sa force, son intelligence, sa virilité. L’histoire et la littérature ethnographique nous offrent de nombreux exemples de rituels de cet ordre, depuis ceux que l’on attribue aux guerriers d’Hannibal ou aux Indiens californiens rencontrés par La Pérouse ; et l’on observe malgré la diversité des situations et territoires certaines constantes : lorsque la consommation de l’Autre vise à s’approprier son essence, la dimension nutritive de l’opération se trouve, sinon niée, du moins reléguée au second plan d’un acte qui relève du religieux et non de l’alimentaire. On consomme souvent alors de simples fragments choisis avec soin, ou l’on boit quelques gouttes de sang, dans le cadre de rituels collectifs qui tendent vers une consommation symbolique, telle qu’elle apparaît en filigrane dans le rituel de la communion chrétienne. Pour le dire plus brutalement : soit ce corps que je mange n’est que viande, soit il est respectable, voire sacré. Le caractère atypique, à notre connaissance tout à fait unique, des rituels grahorés, tient au dépassement de cette alternative fondamentale : le rituel religieux intègre bel et bien une composante alimentaire, et même, osons le mot, gastronomique. Le dépeçage du corps et l’ablation des organes symboliquement signifiants obéissent à des codes précis, et participent de la mise en place d’une stricte liturgie, qui encadre l’ensemble de l’acte d’anthropophagie, de la mise à mort à la restitution des restes (sous forme d’offrandes aux puissances tutélaires) en passant par les phases de consommation, mais aussi de préparation. Cette dernière, de loin la plus remarquable, ne peut qu’étonner par ce que les restes découverts et analysés nous apprennent, à savoir la diversité des formes qu’elle revêt et la part de créativité qu’elle implique. Le rituel, que nous avons eu l’occasion 17
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de décrire en détail1, comprend une étape qui laisse place à des choix personnels et tranche avec le caractère immuable de la liturgie qui l’encadre. L’officiant (qui peut être n’importe quel membre de la communauté, pourvu qu’il soit initié) endosse les attributs du sacrificateur, et procède à la mise à mort si celle-ci n’est pas survenue dans le cadre d’un combat, puis, après avoir incisé les veines jugulaires et les artères carotides pour recueillir le premier sang, il dépèce méthodiquement le corps en prélevant d’abord les yeux, la cervelle, le cœur, les organes génitaux et les intestins, dans un ordre que nous sommes parvenus à grand-peine à reconstituer à partir de plusieurs témoignages de personnes âgées2. Après découpe, les yeux et le cœur sont replacés dans le crâne, lequel, avec les ossements et l’ensemble des parties non comestibles (tendons, ligaments), fera plus tard l’objet d’une restitution aux esprits tutélaires (divinités marines ou chtoniennes selon les familles). La chair consommable et les autres organes font alors l’objet de diverses préparations culinaires, choisies avec une grande marge de liberté par l’officiant en fonction de ses goûts personnels (supposés refléter des aspirations plus profondes), mais aussi de ce qu’il connaît, suppose ou projette face à l’ennemi abattu. Ainsi, selon nos sources les plus fiables, le tempérament de l’ennemi consommé ou sa résistance au combat par exemple, détermineront le choix des épices, mais aussi le mode de cuisson. (Albin de Ligres, « Le cru, le cuit et le saignant », L’Homme, Revue française d’anthropologie, 1964, n° 47, p. 32-36) Le principal du collège referma le 78e tome du Bulletin de la Société royale belge d’anthropologie et de préhistoire emprunté à la 1. Actes du colloque du Centre d’ethnologie française et du Musée national des arts et traditions populaires, 1963. 2. Ligres, Albin de, Digérer son passé : Quel devoir de mémoire pour une société cannibale ?, Québec : Les Presses de l’université Laval, 1966.
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