troisième partie
Du casteddu de Capùla au village médiéval delle Vie
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Seigneurs de Capùla et gentilshommes delle Vie
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A
Analysé dans cette troisième partie de l’ouvrage, le thème de l’apparition et du développement d’un village médiéval sera sans doute jugé prétentieux par les historiens médiévistes confrontés à l’absence de documents écrits relatifs au Moyen Âge. Par ailleurs, laisser entendre que cette recherche sur l’habitat médiéval va faire avancer la réflexion sur l’importance du pôle castra d’une part et du pôle ecclésial de l’autre, et surtout d’une paysannerie écartée le plus souvent des approches archéologiques, entre le xiie et le xve siècle, ne manquera pas de produire un rejet bien compréhensible de la part des lecteurs avertis. Ceci est d’autant plus vrai qu’à propos du casteddu, le premier Moyen Âge du ve au xie siècle reste encore peu et mal documenté actuellement (il est simplement distingué à la suite du débroussaillage de la colline de Capùla). Dans le village de Livia (fig. 58), il n’a toujours pas été possible de faire état de la découverte d’une seule maison pouvant se situer avec certitude avant le xve siècle. Alors, quels progrès allons-nous proposer ?
■ Fig. 58 – Livia : vue très partielle du village. Cliché J. A. ■
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Ce qu’il est possible d’avancer c’est une réflexion sur la notion même de village médiéval à partir de ce qu’il a été observé à Capùla et à Livia. Capùla donne à voir un village castral et Livia propose un village rural placé sous le signe d’une évolution permanente. Peut-être aurons-nous à l’origine de cette évolution de quoi donner forme à un Moyen Âge attendu. Ce qui distingue ces deux formes d’habitat, c’est leur situation sur l’échelle du temps. Le village du casteddu appartient avec certitude au second Moyen Âge – cette assurance est fondée sur des données archéologiques – alors que Livia reste encore marquée par des maisons dont les plus anciennes pourraient se situer à l’extrême fin du Moyen Âge (un xve probable et un xvie siècle certain). L’absence de fouilles dans ce village est préjudiciable à une approche plus fine. Les données présentées ici doivent donc être considérées comme faisant partie d’un essai fondé sur des concepts architecturaux, sociologiques et économiques.
Deux concepts architecturaux et sociaux Ils président à l’installation (l’implantation) des maisons d’un casteddu d’abord, à celles d’un village ensuite. D’entrée de jeu, on soulignera que la question de la naissance du village n’est pas un sujet retenu habituellement en Corse par l’archéologie, l’expérience montrant que les données produites pour cet effet restent encore insignifiantes. Par contre, l’approche de l’installation du seigneur apparaît comme une donnée accessible à une recherche qui annonce la production de données pertinentes. Le système de la maison du premier Moyen Âge dans le casteddu de Capùla L’exemple de ce casteddu est informé par l’analyse de l’installation de l’établissement sur la partie perchée de ce site collinaire. Pour ces groupes du Moyen Âge, aménageurs de l’espace, le choix du site est à relier à l’existence d’un modèle mental de ce type d’établissement. Le phénomène, observable sur tous les casteddi donne à voir surtout des maisons de « seigneurs » (elles étaient sans doute les mieux construites). Ici, ce sont deux grandes maisons rectangulaires édifiées dans la zone B (fig. 59). L’une d’elles est une construction comportant des murs à deux parements obtenus par l’assemblage de moellons de taille petite ou moyenne. Ces pierres forment des assises régulières réunies par suite de l’emploi de la technique des murs en pierre sèche. L’autre, légèrement plus petite, est une construction réalisée à l’aide de moellons grossièrement équarris au marteau et liés par un mortier de chaux. Les deux maisons ont été détruites et les pierres des murs en élévations démontées et jetées en contrebas. Leur hauteur peut être induite de la présence de cavités faites dans les blocs granitiques environnants. Certes, l’établissement d’un synchronisme entre les cavités et la construction de la maison s’impose. On peut penser que ces mortaises étaient destinées à loger l’extrémité des poutres de la charpente du toit de la maison construite sur le substrat granitique, ce qui élimine la possibilité de la présence sur ce site d’une maison plus ancienne. Des fragments de tuiles fournissent une indication sur le mode de couvrement. Des fouilles dans cette zone permettraient une approche scientifique interdisciplinaire qui seule pourrait proposer des avancées également scientifiques. En leur absence, l’observation des restes de ces constructions montre que les deux habitations servaient probablement à loger les membres de la famille Biancolacci, plus formellement celle qui est mentionnée par des textes dont les plus anciens actuellement disponibles datent de 1222 (Cancellieri, 1997). Plus loin, dans la zone A, quatre petites maisons en pierre sèche ont été construites sur un vaste établissement datant du premier Moyen Âge. Elles étaient probablement contemporaines des deux autres. La continuité stratigraphique est proposée par les données de la première campagne de fouille
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archéologique dans ce secteur (Lanfranchi, 1972) et qui s’est limitée aux trois strates superficielles, I, II, III. Autrement dit seul le second Moyen Âge a été exploré lors de cette étude de terrain. Des éléments de broyage (meules rotatives dont le type est un legs de la romanité) ont été mis au jour lors du débroussaillage du site et de l’exploration des trois premiers niveaux. La maison seigneuriale a été édifiée sur la plate-forme sommitale (fig. 59) retenue par un mur de soutènement formant un rempart. Dans notre typologie des terrasses, ce type est celui d’un établissement de replat, par opposition à un autre type d’établissement de versant. Ces quelques données relatives aux seules structures bâties apparentes présentent néanmoins un intérêt. Dans les deux parties de la colline, sommitale et médiale, du casteddu, les maisons de plan quadrangulaire ne comprennent apparemment qu’un seul niveau d’occupation, qu’une seule pièce et qu’une seule entrée de plain-pied. Ces petits édifices étaient recouverts par une charpente en bois supportant des tuiles. La terrasse a été structurée dans un premier temps par des groupes de l’Âge du bronze. Deux données semblent avoir présidé au choix du site par les groupes du Moyen Âge. La première est relative à l’existence d’une implantation antérieure qui a été jugée sans doute acceptable par le groupe du Moyen Âge qui prit la décision de s’installer sur ce site. La seconde se rapporte à la présence d’une terrasse qui leur permit de construire leurs établissements sur une aire parfaitement aplanie. Cette terrasse domine toute l’Alta Rocca et retient dans son champ d’observation l’ensemble des villages de cette zone. C’est peut-être une troisième raison ayant présidé au choix de ce site. ■ Fig. 59 – Capùla : planimétrie de la maison de la partie sommitale. Dessin Architecture Archéologie Aménagement. ■
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L’analyse architecturale de cet espace produit d’autres données permettant d’induire la fonction de la construction qui, d’une manière générale, est celle que l’on attend d’un logis et donc d’une demeure. Les structures internes de ces habitations comprennent des aires de combustion, des aires de repos où encore des lieux où l’on mange. Tel semble être le concept relatif aux maisons du niveau perché du casteddu et de la seigneurie révélé par les seules structures dont l’ensemble est d’apparence fort modeste. D’autres aménagements observés sur les masses granitiques en place permettent de situer avec exactitude l’ancrage de la charpente d’une maison et, par suite, de restituer le positionnement du niveau le plus élevé de la partie sommitale de ces habitations, actuellement privées de murs en éléva■ Fig. 60 – Capùla : planimétrie des structures de la maison située dans l’abri. Dessin F. de. L. ■
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■ Fig. 61 – Capùla : marqueurs pour une restitution graphique de la charpente. Dessin Architecture Archéologie Aménagement, Concept F. de. L., D. A. O. J. A. ■
tion. Il n’est donc pas audacieux d’imaginer qu’elle comportait des poutres en bois, de sections décimétriques (dimensions proposées par les entailles faites sur les blocs rocheux en place), ayant probablement supporté le plancher d’un grenier ou à tout le moins d’une salle. La présence de fragments de tuiles recouvrant l’emplacement des habitations nous renseigne sur le mode de couvrement (fig. 60). Cela donne à penser que certaines denrées ont peut-être été conservées dans l’aire couverte située au-dessus du niveau habitable. Ce serait donc une manière de grenier. En fait, le mode de couvrement des maisons (fig. 61) ne concerne que celles de la partie sommitale du site car les habitations de la partie médiale de la colline semblent avoir eu un autre système de couvrement, apparemment plus léger. L’absence de tuiles propose que le toit fût probablement en matière végétale. Dans ce cas, les réserves de ces groupes ont pu être déposées dans des constructions annexes morphologiquement proches de ces petites maisons habitables.
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L’essai consistant à mettre en parallèle l’installation des habitations seigneuriales de ce xiiie siècle (probable) avec celle des notables du village du xve siècle (aucune date antérieure ne nous a été révélée) met en évidence des données analysables (fig. 62).
■ Fig. 62 – Capùla : planimétrie du village. Concept F. de. L., D. A. O. J. A. ■
Le système de la maison des notables du second Moyen Âge dans le village de Livia D’une manière générale et dans un pays de moyenne montagne comme l’Alta Rocca où la composante de base du relief est le versant, le choix du lieu de l’édification d’une maison s’appuie d’abord sur les données de la topographie. L’installation sur un versant semble avoir été un phénomène généralisé comme lieu d’érection de leurs maisons ainsi que pour la structuration des quartiers. Certes, il existe également des replats mais ce qui semble avoir primé – seule une étude quantifiée pourrait proposer des données sur le sujet – c’est le système du versant de plus ou moins faible déclivité. En quoi consiste ce système des versants ? Constatons d’abord que le versant est choisi comme lieu d’implantation de leurs maisons. La pente
■ Fig. 63 – Schéma du système d’implantation de la maison sur un versant. Concept F. de. L., D. A. O. J. A. ■
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est donc la forme de relief privilégiée en zone montagneuse, s’imposant naturellement aux habitants de la moyenne montagne. Il est intéressant de noter que le versant permet aux constructeurs, après aplanissement des parties amont et aval de la maison, de dégager deux espaces plats nommés piazza en langue corse (« place » en français), l’un, situé en amont (piazza subrana ou place du haut), l’autre, en aval (piazza suttana ou place du bas). La façade de ces maisons donnant sur la place en aval comporte deux niveaux (un rez-de-chaussée et un étage) alors que la façade de la place haute n’en présente qu’un seul (fig. 63). La « piazza subrana » (l’aire plane du niveau en amont) donne accès de plain-pied à l’étage unique constituant la partie habitée de la maison (le logis), alors que la « piazza suttana » (place en aval) s’ouvre sur des « caves » (fig. 64). Ce qui différencie les deux niveaux d’habitation c’est donc leur destination : la partie en aval étant le siège d’activités économiques alors que la partie en amont constituait l’espace du logis, de l’habitation proprement dit. Les
■ Fig. 64 – Livia : implantation d’une maison et vue des places amont et aval. Concept F. de. L., D. A. O. J. A. ■
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vestiges matériels observés sur la première place témoignent de la polyvalence des activités. Sur la place en aval on détaille la présence d’outils, de machines (au sens de M. Mauss), de structures en bois de type petites baraques réservées à des animaux domestiques (poule, chèvres, chats) constituant un élevage de proximité. Des appentis (petites baraques adossées aux murs des maisons) servaient d’abris à cochons. Ces assemblages de volumes irréguliers à l’extérieur ajoutaient à l’organisation imprévisible de l’espace des caves. Les maisons présentant un intérêt pour notre recherche sont celles qui ont traversé les siècles sans transformation majeure. Pour cette raison, elles permettaient encore, dans les années 1930, d’observer un fonctionnement qui, apparemment2, restait celui d’un lointain passé, probablement celui qui était en cours durant les xve et xvie siècles. L’observation des données observées dans les années 1930 peut être abordée à la manière d’une relecture que pourrait faire un ethnologue. Les deux places, de l’amont comme de l’aval, étaient destinées aux activités de plein air. On y observe encore aujourd’hui la présence d’un four et de son environnement matériel, des réserves de bois, des bâts d’ânes ou de mulets, des bottes de foin et des outils qui étaient en rapport avec la production de bûches. Les baraques où l’on rangeait les outils et où l’on y logeait parfois des chèvres ajoutaient une note originale à ces organisations hétéroclites. D’autres cabanes pouvaient également être réservées aux cochons, aux ânes et parfois aux mulets et aux chevaux. Tout témoigne de la variété des activités conduites dans ces grandes demeures de notables et surtout dans celles de leurs « gens ». Lors des vendanges de septembre, ou de l’abattage des cochons en décembre, voire du séchage des fruits durant l’été, ces places se transformaient en zones d’activités intenses mais également en aires festives. Si l’on se fonde sur ces souvenirs des années 1930, le fonctionnement des places de ces quartiers était marqué par des activités diverses réglées par l’alternance des saisons et de circonstances allant du mariage aux décès en passant par les aléas de la vie quotidienne. À partir du mois de décembre la place en aval devenait le siège de travaux en rapport avec le cochon. Tout commence avec sa mort et s’achève avec la suspension de sa carcasse à un arbre. Les activités se poursuivaient le soir venu avec la fabrication de la charcuterie dont la destination finale était ce rez-de-chaussée nommé « carciara » (cave). Les pièces ainsi nommées servaient de réserves aux produits du terroir destinés à assurer l’alimentation de la famille durant l’hiver ou, parfois, le surplus destiné à la commercialisation (le troc). Le réflexe de ce temps pour l’approvisionnement consistait à descendre dans la cave. Aujourd’hui, il propose d’aller dans une grande surface. Changement 2. Apparemment signifie que l’on se fonde sur la présence d’outils ou de machines qui n’étaient plus en usage au moment de leur découverte par ceux qui avaient encore l’occasion de les voir.
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de paradigme également pour l’approvisionnement en lait. L’enfant attendait la traite de la chèvre productrice de lait alors qu’aujourd’hui il est attendu de la brique détentrice de lait. Lorsqu’une partie de la cave était transformée en poulailler, une petite ouverture située à la base de la porte permettait aux gallinacés d’entrer et de sortir à leur guise durant la journée. Ce passage obligé permettait à la femme (l’homme ne pratiquait pas cette méthode) de saisir la poule afin de la « fouiller » (bulicàla) avant qu’elle ne sorte sur la place, pour savoir si elle avait ou non un œuf. C’était là un moyen efficace de savoir combien d’œufs allaient être pondus dans la journée par l’ensemble des poules. Ce protocole archaïque constituait une forme de gestion de la production. En fait, la « place » de la maison située en aval était une aire fonctionnelle, une annexe indispensable au fonctionnement des maisons rurales de l’intérieur de l’île pratiquant une économie de subsistance fondée sur des réserves. Ces espaces réservés aux activités paysannes et à celles de forme artisanale se prolongeaient généralement par un jardin potager de proximité que chaque famille paysanne entretenait. Enfin, ces places étaient aussi des lieux de convivialité. La différence fondamentale entre le village de Livia et le casteddu de Capùla se caractérisait aussi par l’absence dans ce dernier d’aires ouvertes aux gens du quartier ainsi que de jardins de proximité, qui restent l’un des marqueurs de la ruralité campagnarde.
■ Fig. 65 – Livia : petite maison rurale du quartier Pantanu. Cliché F. de. L., D. A. O. J. A. ■
Ces quelques données ethnologiques relatives à un état des lieux et à des modes de pensée observés dans les années 1930 permettent de proposer, par analogie, une restitution du système de fonctionnement des quartiers au xve siècle du village de Livia. En ce sens, la maison des notables, implantée au cœur des quartiers, assurait à la fois la protection de la famille, la conservation de ses productions et jouait un rôle de pôle économique pour les « gens » (lla ienti) du quartier qui, soulignonsle, utilisaient des structures accessibles à tous (les fours, la fontaine privée…) mais appartenant à des notables. Autour de la place, d’autres maisons (fig. 65), petites, basses, logeaient les « gens » (lla ienti) de ces notables (les benemeriti du système génois), les électeurs et électrices de la Troisième République.
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Dans le village de Livia, les maisons des vieux quartiers historiques se distinguent nettement de celles construites en bordure de la route napoléonienne (la RF 4, aujourd’hui D 268) qui est une voie dont l’ouverture a porté un coup fatal à l’organisation et au fonctionnement « médiéval » des quartiers du village. Certains d’entre eux ont conservé leurs tours (maisons fortes) dont la construction a été modifiée au fil des siècles. Elles restent des vestiges qu’il est possible de situer approximativement dans le temps. Les plus anciennes étaient antérieures à 1492 (fig. 66), si l’on se fonde sur des données recueillies à la suite d’une observation attentive du couvent de San Francescu de Tallà.
■ Fig. 66 – Tallà : Turra de Rinucciu en bordure du couvent San Francescu. Cliché J. A., D. A. O. J. A. ■
Ce vaste édifice monacal, édifié à partir de la turra de Rinucciu della Rocca, est encore visible dans l’aile du couvent des franciscains à Santa Lucia di Tallà (fig. 67). L’antériorité de la tour de Rinucciu par rapport à l’architecture du couvent proprement dit est parfaitement attestée. Privée des attributs relatifs à la défense, comme le sont les mâchicoulis, les créneaux et autres meurtrières qui n’avaient plus leur place dans un couvent, la turra a été absorbée par la construction de cet établissement monacal. Par contre, s’il est possible de dater la phase finale de cette tour de Rinucciu, l’absence du récit de sa fondation est fortement préjudiciable à l’approche d’une datation précise de sa construction. Quatre autres turri – à tout le moins ce qu’il en reste – ont été individualisées à Livia. On peut encore distinguer sur les unes des restes de mâchicoulis disposés sur les façades, des meurtrières et surtout l’évasement significatif de la base de ce type d’édifice. Ces éléments mentionnés permettent de les identifier malgré leur intégration dans des constructions plus récentes. Leur plan reste celui d’un quadrilatère. Ces édifices comportaient plusieurs étages.
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■ Fig. 67 – Tallà : couvent de San Francescu. Cliché J. A. ■
Comme dans les maisons de notables, le rez-de-chaussée est consacré, non seulement aux réserves, mais également à des activités artisanales variées (fig. 68) allant de la production d’huile et de vin par pression, parfois de cidre, ainsi qu’en témoigne la présence de pressoirs disposés dans les angles des petites pièces aménagées à cet effet. En fait, les caves des notables se distinguent par la présence de machines (pressoirs, forges…) et de rangées de grands récipients (tonneaux pour le vin, jarres pour l’huile). Dans les maisons, des âtres en argile cernés par des bordures en pierre ou en bois – a zidda – sont des structures de combustion assurant la production de fumée (séchage et enfumage de charcuterie) et surtout de chaleur ■ Fig. 68 – Livia : composante d’un pressoir conservé dans une turra. Cliché F. de. L. ■
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■ Fig. 69 – Livia : entrée des caves de la maison Turri (familles Peretti Turri). Clichés F. de. L., D. A. O. J. A. ■
(fabrication de fromages à partir du lait). Dans certaines maisons (fig. 69), elles produisaient l’éclairage de la pièce, le soir à la veillée. La lutte permanente contre l’humidité s’impose car elle est préjudiciable, notamment, à la conservation de certains produits alimentaires.
■ Fig. 70 – Tallà : Turra de la piazza Cuddetta (un édice bien conservé). Cliché J. A. ■
Dans les turri (fig. 70), les cheminées semblent avoir été de règle, se substituant ainsi aux âtres (a zidda). Un système commun à toutes ces turri construites antérieurement au xve siècle met en évidence au moins quatre fonctions : l’objectif ostentatoire des notables ; le logement de personnes ; la conservation ou la transformation de produits de l’élevage ou de l’agriculture ; la possibilité d’assurer la défense des biens et des personnes de cette unité de vie. Deux concepts sociologiques La seigneurie du casteddu L’histoire et l’archéologie proposent deux systèmes sociopolitiques distincts, celui du seigneur féodal vivant dans un casteddu (Capùla par exemple) et celui des gentilshommes installés dans des quartiers des villages. Les données architecturales observées dans le couvent franciscain de Santa Lucia de Tallà montrent que la turra avait été construite avant 1492 (date marquant
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l’extrême fin du Moyen Âge). Dans la seigneurie de Rinucciu della Rocca, cette turra mentionnée pouvait être l’une des habitations de ce seigneur. La contemporanéité du fonctionnement du village de Santa Lucia di Tallà, peuplé de gentilshommes, avec celui des casteddi du seigneur de la Rocca, n’est donc plus à démontrer. Il est vrai que ces données n’éclairent que la phase finale du Moyen Âge relative aux villages. Illustré à la fois par des données écrites et par d’autres matérielles, le Moyen Âge des casteddi est perçu à Capùla du début du second Moyen Âge, par une phase allant du ive siècle au xe siècle. Les fouilles se sont interrompues au moment de la mise au jour d’une énorme structure du premier Moyen Âge (du ive au xie siècle). Parmi les sources écrites proposées, rappelons notamment le texte n° 61 de l’ouvrage de Cancellieri, daté de 1222. Il fait état d’un hommage rendu au châtelain de Bonifacio par un seigneur de Capùla, prouvant ainsi que le seigneur féodal de ce temps était un vassal de Gênes. La féodalité, une notion prenant forme à partir des fouilles archéologiques conduites à Capùla, se situe, pour ce qui est de ce casteddu, entre le xiie et le xve siècle s’inscrivant ainsi dans le cadre chronologique du second Moyen Âge. Les sources écrites (notamment celles produites par J.-A. Cancellieri) éclairent donc le Moyen Âge du casteddu de Capùla ainsi que les seigneurs Biancolacci durant le xiiie siècle. La pratique de l’hommage et du serment de fidélité (texte 61 de Cancellieri) nous montre des vassaux de Gênes formant un « cortège de vaincus aux mains jointes » comme le proposait Giordanengo en 1988 et à un tout autre sujet. Tous sont inféodés à Gênes. L’hommage (hominium homagium) est une cérémonie qui aurait vu le jour dans les années 1050 (Giordanengo 1988). La scène dont il est question dans le texte retenu par nos soins, relate l’hommage de Guglielmo Biancolaccio en 1222. À en croire les chroniqueurs (Giovanni della Grossa), les premiers seigneurs Biancolacci (ceux du temps des Carolingiens ?) étaient maîtres de tout le sud de la Corse et probablement du nord de l’île. Leurs vassaux auraient été des seigneurs installés dans divers châteaux. Dans le document mentionné, daté du xiie siècle, la seigneurie de Guglielmo Biancolaccio n’était plus que celle d’un vassal des castellani bonifaciens agissant au nom de la commune de Gênes. À Capùla, nous ne serions plus que dans une phase décadente de cette seigneurie. Le gentilhomme du village
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Les personnes mentionnées dans une description géographique du village de Levie attribuée à Mgr Giustiniano sont des gentilshommes, autrement dit des notables du xve siècle (l’extrême fin du Moyen Âge). Ils se distinguent du reste de la population du village par le fait qu’ils possèdent des moyens de production (les terres) et de transformation de certains produits (les
moulins, les pressoirs, les moulins à foulon [fig. 71]), des habitations (des maisons) des terres et des forêts, et de plus, ils occupent une position sociale privilégiée. Toutefois, ainsi qu’il sera donné de le montrer plus loin, ils sont eux aussi vassaux de la Cité-État de Gênes. L’Alta Rocca, puisque c’est d’elle qu’il s’agit ici, s’inscrit politiquement et économiquement dans l’aire d’influence d’une des nombreuses villes de l’Italie septentrionale. Ces dernières, rappelons-le, bénéficiant des conflits entre la papauté et l’Empire ont toute liberté pour développer leur puissance politique et économique. Tout autant que les seigneurs des casteddi, (les données matérielles et les sources écrites ne permettent pas de distinguer les bourgeois de ces notables des villages qui sont des vassaux de Pise, de Gênes, voire d’Aragon) les benemeriti se placent sur un pied d’égalité avec eux à tout le moins en ce qui concerne leur soumission à Pise d’abord, à Gênes ensuite. De ce seul point de vue, ils s’inscrivent dans le même système féodal que les seigneurs des casteddi. Les gentilshommes demeurent dans des maisons situées dans les quartiers peuplés surtout par leurs « gens » (lla ienti). Ceux de Livia, Navaghja, Ulmiccia, Pantanu, Castaldaccia, etc. Les plus anciennes maisons conservées sont précisément celles de cette élite. Malgré des transformations effectuées au fil des siècles sur chacune d’elles, elles offrent encore la possi-
■ Fig. 71 – Livia : situation des quatre moulins du « Ruisseau des Moulins ». D. A. O. J. A. ■
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bilité de remonter jusqu’aux noyaux primitifs de cette architecture, dont certains pourraient être ceux du Moyen Âge. Deux concepts économiques La seigneurie du casteddu
■ Fig. 72 – Capùla : planimétrie d’une maison isolée. Dessin Architecture Archéologie Aménagement. ■
Le casteddu de la seigneurie de Capùla occupe la partie sommitale, la partie médiale étant celle de maisons groupées dans les quartiers du village castral alors que d’autres, isolées, avaient une destination qui ne sera comprise qu’à la suite de fouilles. Les habitations des maisons du village castral ont la forme d’un quadrilatère ne comportant qu’une seule ouverture donnant sur une unique pièce. Les occupants de ces habitations pouvaient être les « gens » (paysans ou autres) de la seigneurie. Ces constructions découvertes sur la partie médiale de la colline de Capùla s’ouvrent sur une ruelle bordée de part et d’autre de petites maisons semblables. Dans cette partie médiale de la colline, des maisons isolées (fig. 72) et des abris naturels émergent sur des terrasses. Elles s’inscrivent dans un autre système de fonctionnement que celui des maisons de la partie sommitale du site et que seules les données des fouilles archéologiques pourraient permettre d’expliquer. L’une d’elles, située dans la zone J, jouxte une forge (présence de scories autour d’un foyer). C’est là une maison où une fonction artisanale est dominante.
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Parmi les structures de combustion observées, l’une d’elles était une sole en argile décorée de cercles impressionnés dans la pâte crue. Cela donne à penser que sur ce site, les activités artisanales (anartisanales devrait-on dire) pouvaient être nombreuses et variées et que certaines se rattachaient à des comportements à tout le moins artistiques (l’ornementation fondée sur les assemblages de cercles impressionnés dans la pâte crue). Quels que soient les liens pouvant unir les habitants des deux niveaux du casteddu, la scission entre eux est bien matérialisée. En effet, un mur d’enceinte comportant une seule entrée située au départ de la rampe d’accès sépare le village de la partie médiale des maisons dressées dans l’aire sommitale. Cette dernière est caractérisée par la présence de maisons plus grandes que celles de l’étage médian et par une architecture nettement différenciée. Le gabarit des pierres utilisées pour la construction des murs des maisons, la régularité des assises, la technique des deux parements, tout invite à distinguer les unités de vie des seigneurs de celles des habitants du village médial. L’absence de fouilles sur les grandes surfaces découvertes à la suite d’un débroussaillement effectué dans les années 1970 par l’un de nous (F. de L.), ne permet pas une lecture satisfaisante de l’ensemble de ces structures, d’inférer notamment les activités économiques de ces groupes humains et, éventuellement, d’analyser les modalités des échanges (système monétaire ou troc). L’observation superficielle (et pour cause) des maisons (fig. 73) a permis toutefois de mettre en évidence des techniques constructives adaptées au terrain qui sont, un replat pour la partie sommitale du casteddu et un versant pour le village.
■ Fig. 73 – Capùla : planimétrie de deux maisons Biancolacci. Dessin F. de. L., D. A. O. J. A. ■
Le gentilhomme du village Comme partout ailleurs, l’étude d’un quartier de village éloigné du casteddu (deux ou trois kilomètres à partir du centre du village) est soumise à une logique spatiale. Pour ce but, nous proposons des exemples relatifs à quelques-uns des quartiers (Pantanu, Castaldaccia, Ulmiccia, Maestracci, Ribba, Callucchinu, Navaghja, Cadivannonu…) du village de Livia. Comme il a été dit, la construction des maisons du village repose
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sur la technique constructive appliquée aux versants. Cette manière de construire est productrice d’espaces en amont et en aval. La notion de « place » de quartiers du village, s’oppose ainsi à celle des constructions sur terrasses dans les casteddi. À cette première différence s’ajoute celle existant entre les maisons des villages à deux niveaux et celles des casteddi qui n’en comprennent qu’un seul. Le niveau ouvrant sur la place la plus basse produit des données relatives à une économie de subsistance fondée sur la maîtrise et la gestion de réserves. Au contraire, le niveau de la place haute n’informe habituellement que la notion d’habiter (la fonction logis). Par ailleurs, le positionnement des maisons des gentilshommes dans les villages constitue, avec celui des autres habitations, un ensemble auquel on a donné le nom de quartier (poghju), alors que les parties sommitales des casteddi ne comprennent pas de groupements semblables. Ces données sont fondamentales à notre sens. Elles renseignent d’une part, sur la seigneurie des casteddi, le groupe seigneurial ainsi que sur son groupe villageois et, d’autre part, sur les gentilshommes des villages dont les maisons se dressent au sein d’un ensemble formé par la réunion d’autres habitations. L’exemple d’une maison en bordure d’une place
■ Fig. 74 – Livia : maison en bordure d’une place (PerettiPaiatu, quartier Navaghja, face amont). Cliché J. A. ■
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L’installation des turri du xve siècle et des maisons de la fin du xvie/début xviie siècle constitue le marqueur d’un dynamisme économique et sociopolitique révélé par la qualité et le nombre d’habitations du xviie siècle caractérisant un désir de paraître, de même que la recherche d’un confort inconnu dans les phases précédentes. Le quartier Navaghja (fig. 74), par exemple, conserve, pratiquement dans leur état premier, des maisons du
■ Fig. 75 – Livia : maison n XVIe début XVIIe siècle (1601), (Peretti-Paiatu, quartier Navaghja, face aval). Cliché F. de. L. ■
■ Fig. 76 – Livia : maison de 1621 (Vincensini). Cliché F. de. L. ■
xviie siècle, ce qui offre à la recherche la possibilité d’étudier l’apparition des nouveautés et de rattacher leur architecture à celles de la péninsule italique, voire de la Ligurie (fig. 75 et 76). Le quartier Pantanu présente un modèle différent. Il est celui d’une maison de notables du xviie siècle, d’une demeure placée sous le signe d’une extension se produisant ici à un rythme séculaire bien daté, et caractérisé par l’apparition de techniques constructives nouvelles (ou de moyens financiers différents) ainsi que par des innovations architecturales parmi lesquelles figurent des niches pour loger les saints protecteurs de la demeure, des inscriptions lapidaires sur granite, qui sont notamment des dates gravées dans des cartouches de chacune de ces extensions. Ce développement a comme point de départ une demeure primitive datée de 1665, prolongée par une maison annexe (1766) fondée par une nouvelle branche d’une famille Peretti (celle des Pitturicci) du lignage d’une même casata (celle du colonello P. M. Peretti Palloni) puis par une autre datée de 1759 (celle des Fabius). Ces deux extensions se situent à chacune des deux extrémités de la maison d’origine. L’étude du village médiéval, tel que nous le percevons, a été conduite avec le souci de la recherche de données significatives et bien datées que l’on résume par les illustrations suivantes (fig. 77 à 79). À l’extrême fin du Moyen Âge, le modèle d’extension significatif d’une notabilité recherchée et affichée, se retrouve dans l’ensemble des quartiers, non seulement de Livia, mais dans toute l’Alta Rocca où ils proposent un développement semblable. Les maisons du quartier Casonu à Livia, ont comme unité de base la turra de Napoleone delle Vie, un gentilhomme
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■ Fig. 77/1, 2, 3, 4 – Synthèse des motifs du XVIIe siècle. Cliché & D. A. O. J. A. ■ 1 et 2. Les corbeaux de Levie et du Taravu. 3. Le cartouche (date et lettres). 4. La mangeoire.
■ Fig. 78 – Allège (maison de Quenza). Cliché J. A. ■
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■ Fig. 79 (1, 2, 3) – Synthèse des motifs du XVIIIe siècle. Cliché & D. A. O. J. A. ■ 1. Une niche maison Peretti (Livia) 2. Une niche maison Orsatti (Quenza) 3. Niche maison 1728 (Quenza)
mentionné par Mgr Giustiniani dans sa Géographie. Ici, les phases d’extension successives sont à l’image de ce qui a été observé dans le quartier Pantanu où la grande maison (le casonu) s’est agrandie progressivement par adjonction d’autres maisons venues s’accoler à la première en la prolongeant dans les deux sens possibles. Le phénomène est à rattacher probablement à l’apparition de nouvelles branches de la première casata (Peretti). Le quartier Castaldaccia propose également un établissement complexe produit par des extensions à partir d’une turra (famille Lanfranchi) qui, à la suite de l’émergence de nouvelles branches de cette
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■ Fig. 80 – Livia, quartier Ulmiccia, maison Peretti (Andressi, Ciatti, Aleri, Barboni…). Cliché & D. A. O. J. A. ■ 1 : maison Peretti (Andressi, Ciatti, Aleri, Barboni). 2 : maison Peretti Barboni. 3 : maison Peretti Aleri.
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famille a produit d’autres assemblages présentement observables. La turra de l’actuel quartier Surba a été absorbée par des constructions récentes attribuables elles aussi à l’émergence de nouvelles branches de diverses familles. Le quartier Ulmiccia (fig. 80) également, s’est transformé à partir du xviiie siècle par l’extension de maisons de gentilshommes, ce qui donne à ce quartier un ensemble de casoni formant autant de sous-quartiers dont celui de Maestracci est l’illustration la plus significative. On pourrait multiplier les exemples avec les quartiers Navaghja, Insuritu notamment.
■ Fig. 81 – Livia : quartier Ulmiccia : maison Ettori, reconstruction à partir de pierres du XVIIe siècle en remploi dans la maison du XVIIIe/ XIXe siècles. Clichés J. A. ■ 1 : la niche 2 : l’appui de fenêtre 3 : les données surdimensionnées de la cave.
Ainsi, et à partir de la première maison d’une famille de notable (celle d’un benemerito), des assemblages dans le sens de la longueur et de la hauteur, transforment le noyau originel d’une première maison en un établissement interfamilial. Dans le courant du xviiie siècle, les surélévations s’accompagnent généralement de terrasses installées sur des corbeaux en pierre. En ce sens, cette période du xviiie siècle est celle de l’apparition des terrasses. Par ailleurs, certaines maisons plus récentes (du xixe siècle) sont entièrement reconstruites, non seulement à partir de modèles du xviiie siècle, mais également de l’utilisation de pierres provenant de maisons ruinées plus anciennes et datées du xviie siècle. L’exemple de la maison Ettori à Ulmiccia est, à ce propos, celui d’une reproduction relativement fidèle d’une maison plus ancienne. Des demeures de notables comportent parfois des motifs originaux encadrant des baies. L’exemple de la maison de la famille Quenza (dans le village de Quenza et de Serra) est, à ce sujet, fort éclairant. Soulignons que les liens établis entre Quenza (fig. 82) et Serra à la montagne et Purtivechju dans
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■ Fig. 82 – (1, 2, 3). Quenza : niches encadrant les baies d’une maison du XVIIe siècle. Clichés J. A. ■
la zone littorale sont parfaitement individualisés par l’étude des maisons construites à partir du xvie siècle. Il en est de même de Livia qui, par exemple ne peut être dissocié dans cette étude des réalisations architecturales de l’aire de Figari. D’un point de vue économique, des exemples d’une délocalisation de certaines familles s’observent à Livia. Il s’agit du déplacement à partir d’une maison d’un quartier d’origine vers une autre maison marquant une installation récente. Parmi les nombreux exemples de flux (depuis la Navaghja ou du Casonu vers la Surba par exemple), nous retiendrons celui du Piratu (fig. 83). Il s’agit d’une délocalisation de familles vers le Piratu (fig. 84). Ce site, à forte potentialité agricole, propose l’exemple d’un phénomène d’implantation d’une maison au xviiie siècle, isolée au centre d’un domaine agricole.
■ Fig. 83 – Livia : demeure isolée du Piratu. Cliché J. A. ■
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Ce grand établissement est l’archétype d’un modèle lié à un dynamisme agricole évident. Flanqué de ses deux larges places amont et aval, cet établissement est représentatif d’un nouveau dynamisme économique qui se développe dans la seconde moitié du xviiie siècle et qui est, plus précisément, celui de la royauté française. C’est la phase de transition entre la République de Gênes et la royauté française. Des gentilshommes se tournent désormais vers Paris. La demeure, construite en 1778, a fait l’objet d’une surélévation en 1847, destinée probablement, selon un concept désormais bien établi et que cet essai s’efforce de restituer, à une nouvelle branche venue s’ajouter au noyau familial initial. Les caves de l’édifice de 1778 s’ouvrent sur la place située en aval. Elle est prolongée par des jardins en terrasses. Le
■ Fig. 84 – Livia : extension de la maison à deux époques différentes (1778-1847). Cliché & D. A. O. J. A. ■
témoignage de la richesse foncière du notable, propriétaire du domaine, est indéniable. Cet édifice a privilégié la poussée dans le sens de la longueur. Il comportait à l’une de ses extrémités et au rez-de-chaussée une vaste pièce aménagée en étable et à l’étage, un appartement. Ce dernier s’ouvrait sur la place en amont par un escalier en pierre. Le niveau en aval est une pièce unique. Elle offrait la possibilité d’abriter des véhicules à deux roues et à traction animale (charrettes et calèches). Sur ses deux longs côtés figurent des râteliers que l’on peut encore observer aujourd’hui dans ce qui est devenu une étable. L’accès à l’étage se faisait de plain-pied à partir de la place en amont. Ce nouveau logement était celui d’une autre branche Peretti (Lillarò). À l’extrémité opposée de cet établissement se trouvait le noyau (les logis) de la famille qui, la première, occupa les lieux en 1778, date de la construction de cette aile. Soixante-neuf ans plus tard, en 1847, l’extension en hauteur de cette partie de la maison témoigne de l’installation d’une nouvelle branche de la famille d’origine de même lignage (Peretti). Le jardin, d’une superficie de plusieurs hectares, était totalement enclos et irrigué par une source individuelle marquant l’indépendance du domaine. Cette structure agricole s’est développée approximativement au moment de l’introduction à Levie de la pomme de terre : les Leviannais acquirent la réputation d’être des patataghji (producteurs de pommes de terre), comme les Sarrinchi, (habitants de Serra di Scopamena) avaient celle d’être des ciudinaghji (ciudi = oignons).
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Le système économique et le système agropastoral Celui du casteddu Nous ne disposons pas de données matérielles issues de fouilles archéologiques permettant de proposer des données relatives à cette rubrique. Toutefois, si l’on s’appuie sur la sanction infligée au xiiie siècle à Guido Biancolaccio, qui fut condamné le 28 mai 1258 par le châtelain du Bonifacio siégeant en justice « en réparation du rapt commis sur le territoire de Bonifacio, de plus de 250 chèvres, de leurs chevreaux et du fromage produit par ce troupeau… » (texte 93, II, 6, 4, Cancellieri, 1997, p. 145) il devient possible d’induire les données suivantes : – il était possible de pratiquer à Capùla l’élevage des chèvres dont les troupeaux pouvaient comprendre 250 têtes ; – le casteddu de Capùla possédait vraisemblablement des structures permettant d’abriter 250 chevreaux au moins ;
– que d’autres structures permettaient de conserver les fromages (de l’année ?) ; – le casteddu disposait d’habitations pouvant loger le berger (et probablement sa famille) ;
– le réseau relationnel de la fonction économique du casteddu s’étendait jusqu’à Bonifacio qui, rappelons-le, était un centre exportateur des produits corses, notamment les fromages. Nous disposons ainsi de données indirectes donnant à penser que l’élevage, la conduite de grands troupeaux de chèvres et la réalisation et la conservation de la production laitière étaient possibles à Capùla. Celui du village Livia est situé sur des petits replats du versant du Fiumiciculi, un affluent du Rizzanese, à 600/700 m d’altitude. Ce lieu fut choisi pour y installer les maisons de gentilshommes. L’exploitation économique des potentialités des versants par ce groupe humain est attestée par les témoignages divers de l’acquisition de ressources économiques variées produites depuis la partie la plus haute du versant (la Saradò culminant à 1 040 m) à celle de la zone du Pianu de Livia jusqu’à la partie la plus basse de la vallée du Fiumicicoli. Les potentialités des versants offraient de forts contrastes entre les parties les plus hautes situées à 1 033 m et les plus basses se trouvant à cent mètres d’altitude environ.
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Chaque propriétaire exploitait les ressources de chacune des trois zones, la sommitale pour les produits tardifs, la centrale où se localisait le village aux cinq ponts, et la zone de fond de vallée qui était une aire épargnée de la neige du fait de sa situation altitudinale. Ces données permettaient de pallier les caprices de la météorologie. Avoir un pied (être propriétaire) dans
chacune de ces trois zones était une manière de s’assurer la possibilité de pratiquer une agriculture et un élevage en conformité avec les techniques agropastorales de ce temps et de ces lieux. Tout comme les hommes, les animaux d’élevage, ceux qui étaient élevés dans des espaces ouverts, annonçaient l’arrivée de la neige par exemple, en se dirigeant seuls et sans l’aide de l’homme, vers les zones basses. Les beuglements des bandes bovines étaient une manière de prédiction de l’arrivée de la neige. Pour ces populations aux mentalités restées encore primitives (au sens de très proches de la nature), les informations fournies par les animaux de la maison (les chiens et les chats) ou de l’élevage était bien plus précises que celles proposées aujourd’hui par des météorologues distingués. Les propriétaires fonciers les plus importants sont en général des descendants des grands benemeriti de Gênes. Ils possédaient, dans une aire allant de Levie à Figari, des pans de la montagne de Cagna et des domaines importants dans la zone littorale de Figari. Cela leur permettait de vivre à Figari l’hiver, et sur les plateaux de Livia l’été (à l’exception toutefois du conti pazzu, le comte fou, qui aurait fait le contraire). La transhumance, que l’on se gardera de confondre avec les mouvements exécutés par des bandes de bêtes se déplaçant du Pianu vers le fond de la vallée du Fiumiciculi ou l’inverse, selon le temps qu’il faisait, ne comportait en fait qu’un déplacement de la piaghja à la montagne à la fin du printemps (a muntanera) et un autre dans le sens contraire (a impiaghjera) au début d’octobre. C’est cela la transhumance. Ce système, faut-il le préciser, était en usage dans les autres villages de l’Alta Rocca avec toutefois des variables qui sont à prendre en considération. Ce cycle, fondamentalement rural, trouvait son prolongement avec l’exploitation par le groupe familial des gentilshommes de Livia de propriétés situées à Archignia (vignes et oliveraies) [à Sarra notamment], dans la basse vallée du Fiumicicoli située à près de 100 m d’altitude, ainsi qu’avec d’autres zones situées sur le Pianu de Livia à Capu d’Alzu, soit environ à 700/800 m d’altitude, dans une aire propice au développement de la châtaigneraie et des pâturages. La présence de bergeries en dur et d’aires réservées à l’errance quotidienne (« l’invistita ») des brebis révèle une structuration orientée de l’espace. Le territoire de la famille des notables du Piratu, pris ici comme exemple, comprenait également des domaines implantés dans la zone littorale, à plusieurs heures de marche de Livia. Il s’agit de ceux du territoire de Figari, plus précisément des parcelles des Salini et de la Pieva, une aire sur laquelle se dressent encore les ruines de la chapelle romane de San Ghjiuvani Battista (fig. 85). Les produits de l’agriculture et de l’élevage étaient répartis pro parte dans les caves de la turra de la Surba et dans celles de la maison du Piratu. 142
■ Fig. 85 – Figari : chapelle romane de San Ghjuvani Battista. Clichés J. A. ■
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Le système des déplacements courts (des hommes et des bêtes) est illustré par le premier schéma (86/1). Il permet de comprendre comment un paysan de Livia, domicilié dans la zone comprise entre 600/700 m d’altitude, pouvait installer son troupeau : l’été dans une zone (le Pianu) entre 700 et 1 000 m d’altitude où l’eau et l’herbe sont en abondance. L’hiver, il pouvait conduire son bétail dans les zones épargnées par la neige, autrement dit dans le bas de la vallée située entre 100 et 300 m d’altitude, à une heure maximum du village de Livia.
Le second schéma climatique, connu sous le nom de transhumance et d’estive, précise comment les éleveurs pouvaient passer l’hiver dans les zones littorales de Figari et l’été sur le plateau du Pianu de Levie (fig. 86/2). Ce double système migratoire saisonnier s’appuie sur des données géographiques et climatiques.
■ Fig. 86. Présentations schématiques du fonctionnement d’un système d’exploitation des ressources, issu de l’altimétrie. D. A. O. J. A. ■
■ Fig. 86/1. Données du versant utilisable dans un temps court, à une distance réduite (de l’ordre du kilomètre) et pour une durée relativement longue. ■
À ce schéma s’en superpose un autre ciblant des données sociales et économiques. Le premier modèle est relatif à des mouvements réalisés par des groupes qui passent d’une propriété située à la piaghja (Figari) à une autre, à la montagne, en occupant toujours les terres d’un même propriétaire. Le second est l’exemple du propriétaire qui, dans les années 1930, louait ses parcelles à des bergers pour la durée de l’été (fig. 86/3). L’analyse sommaire du système d’exploitation directe par un notable, dans ses terres situées dans les trois niveaux de la moyenne montagne de Livia (Pianu, village et Archignia) et beaucoup plus loin à Figari, montre que c’est une démarche commune à l’ensemble des petits notables (le mot bourgeois est plus rarement retenu pour nommer cette classe possédante). En ce sens, elle constitue un modèle relatif à un système de gestion de l’espace dans la moyenne montagne. Les zones littorales localisées dans la dépression de Figari proposent ainsi un modèle original d’exploitation du terroir, relatif à une économie propre aux gentilshommes les plus nantis. Il en résulte que les habitants de la piève de Carbini, dont Levie et Carbini font partie, étaient plus particulièrement implantés à Figari. San Gavinu di
■ Fig. 86/2. Données relatives à des sites éloignés (de l’ordre de plusieurs dizaines de kilomètres), pour un temps long (d’octobre à mai pour un sens) ■
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■ Fig. 86/3. Système du propriétaire aisé disposant d’un terrain dans la partie sommitale de la vallée du Fiumiciculi (de Livia à la Saradò, par exemple) et un autre dans la basse vallée du Fiumiciculi ainsi que des domaines à Figari, ce qui implique un trajet long, annuel de mai à septembre (a muntanera) et de septembre à mai (a impiaghjera) ■
Carbini s’avançait en direction de la mer Tyrrhénienne vers San Cipriano. Zonza s’étalait vers Pinarellu (Santa Lucia di Portivechju). Quenza occupait l’actuelle zone de Portivechju, Sarra di Scopamena celle de San Martinu (Sotta), Surbuddà l’aire de Pianottoli-Caldareddu, Auddè celle de Monacia d’Aullène. Les habitants de Zirubia occupaient eux aussi le littoral de Pianottoli-Caldarellu. Les revenus produits par l’agriculture et l’élevage, sans oublier la sylviculture, expliquent en partie le dynamisme constaté dans les villages du Moyen Âge. Les productions conservées dans les maisons où subsistent encore des structures internes archaïques, de même que les églises non restaurées de fraîche date, restent des indicateurs privilégiés de ce champ d’études. Les forêts de liège dans la piaghja et celles de chênes verts dans la moyenne montagne s’inscrivent également dans cette économie.
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Les notables les plus puissants de Livia possédaient donc des domaines dans la dépression de Figari. Les ressources naturelles (le liège, par exemple), et celles produites par le travail humain (les vignes, les pâturages sur lesquels étaient installés parfois plusieurs bergers), constituaient des ressources dont le profit était surtout réinvesti à la montagne.
Le foncier de l’ensemble des notables était organisé sur ce modèle : une habitation au village avec les jardins et les potagers associés et des parcelles au Pianu de 700 à 800 m d’altitude ainsi que d’autres dans la basse vallée du Fiumicicoli entre 100 et 500 m d’altitude. Chacune de ces propriétés jugées importantes possédait une maison. La présence d’une chapelle à Archignia (a Piana) est un autre indicateur de l’importance de la population qui résidait le temps des travaux de la terre. Ce système fondé sur la gestion de l’altimétrie tenait compte de la saisonnalité et des variations climatiques : l’été sur les hauteurs et l’hiver dans les parties basses. Aujourd’hui, le remembrement de ces territoires dispersés dans l’espace, conduit à la disparition de ce système (probablement méconnu) qui, bien qu’archaïque, s’est réactivé spontanément dans les années quarante, permettant la survie des populations méridionales de l’île dans des moments de pénurie alimentaire. Ceci est d’autant plus vrai que la Corse, en général, avait atteint un stade où l’agriculture disposait de moyens dont les plus modernes en 1939 n’étaient encore représentés que par l’araire et par la houe (à la montagne). Le site du Piratu que nous avons pris comme exemple avant un remaniement récent, comprenait également des structures artisanales appartenant en propre à ce domaine foncier. Nous mentionnerons notamment les fours à pain inclus dans les niveaux bas de la demeure, ainsi que des petites constructions (i caseddi) situés en contrebas de la maison, destinés à l’élevage d’animaux de proximité (cochons, poules, lapins…). Ces quelques données ne traduisent qu’un aspect des activités villageoises et de leur évolution. Il est clair que si l’on se limitait à la seule approche architecturale et à la seule réflexion sur le système économique de ce temps, on se condamnerait à ne pas pouvoir comprendre le fonctionnement des maisons. C’est la raison pour laquelle nous nous efforçons de les éclairer par des souvenirs d’enfance d’un mode de vie archaïque. D’autres données, rarement exploitées également sont à prendre en considération (d’où l’importance de l’approche scientifique interdisciplinaire). L’artisanat, par exemple, indispensable au fonctionnement des villages du Moyen Âge et aux phases historiques successives, mériterait à lui seul un imposant ouvrage. Bergers et paysans : quelles aires d’activité ? 1° La zone sommitale de Livia, plus connue sous le nom de « Pianu di Livia », faisait l’objet d’une exploitation par les habitants de ce village. Les châtaigniers et les vergers producteurs de fruits tardifs, de variétés également tardives dans les jardins où se cultivaient également des espèces lentes, ainsi que les aires agricoles plus grandes destinées aux céréales, toutes étaient gérées par des habitants de Livia. Par contre, l’exploitation des forêts (charbonniers italiens) et des carrières de pierres (tenues majoritairement par des Italiens) relevant de l’économie, de même que certains bergers venant
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sur le plateau durant l’été étaient des Italiens. Ces travailleurs de la terre appartenaient à un double système (nous sommes dans les années 1930). Les uns étaient des bergers « indépendants », qui louaient à titre personnel des parcelles pour leur propre séjour estival sur le plateau du Pianu et pour celui de leur bêtes. Sur les parcelles qui les accueillaient se trouvaient des maisons dans lesquels ils pouvaient résider. Les autres étaient de bergers « appartenant » à des propriétaires qui leur confiaient leurs troupeaux sur leurs propriétés de Figari pour la saison hivernale et qui les faisaient monter sur leurs autres possessions sur le plateau du Pianu, l’été venu. Les premiers, indépendants étaient des « frusteri » (étrangers à la commune) les autres faisaient partie de « lla ghjenti » (leurs gens) des notables. Les pastori di i… (on faisait suivre du nom de la famille des notables) ne doivent pas être confondus avec les « i pastori di u Pianu » (les bergers installés sur le Pianu), indépendants. Les premiers étaient locataires le temps d’une saison alors que les seconds étaient bergers des… (pastori di i…). 2° La zone du village (entre 600 et 700 m d’altitude). Elle est celle qui, d’un point de vue économique, était celle des jardins, des vergers et du petit élevage de proximité. 3° La zone de la basse vallée du Fiumiciculi (entre 100 et 600 m d’altitude). Dans les fonds de vallée, les aires planes (a Piana) ou collinaires, situées entre 100 et 300 m d’altitude étaient réservées aux productions méditerranéennes (la vigne, les oliveraies, les subéraies) ainsi qu’à celles de légumes précoces. Ainsi qu’il a été précisé plus haut, ces aires constituaient des zones de refuge pour les troupeaux en cas de neige dans les étages climatiques allant de 700 à 1 000 m. Dans chacun de ces trois étages, l’eau également, cet élément producteur de données d’une richesse et d’une variété incontestable, mérite que l’on rappelle au moins quelques données relatives à sa gestion par des groupes villageois. Vers une anthropologie économique appliquée à une analyse des réseaux de circulation de l’eau Dans le casteddu L’examen d’une carte IGN met en évidence l’importance du réseau hydrographique du bassin-versant du Fiumiciculi et de l’occupation de cette vallée marquée par des structures qui étaient en rapport avec des activités rurales quotidiennes. Dans ce système, l’eau a une importance exceptionnelle.
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Dans l’environnement du casteddu, nous n’avons observé que les aménagements réalisés en bordure des sources (celles de la fontaine de San Larenzu, notamment). Ils se limitent à des citernes et à des groupements de cupules et de cuvettes de broyage sur les masses granitiques en saillie. Des meules
à bras (dormantes ou portables) témoignent toutes d’activités de broyage pratiquées en bord de source. La citerne et les rigoles d’arrosage témoignent de la pratique de cultures irriguées qui ont perduré jusque dans les années 1950, mais ne permettent pas de proposer un cadre chronologique précis pour le moment du fonctionnement de ces structures. Leur durée de fonctionnement semble s’inscrire dans un cadre séculaire, voire millénaire. Dans le village Nous distinguerons plusieurs formes de relations de l’eau avec des activités humaines. – L’eau et les jardins La prise en compte de l’exploitation des terres environnantes, qui sont en fait des dépendances des demeures dans la mesure où elles prolongent leur espace économique vers l’aval (en général), invite à proposer un système d’utilisation de l’eau pour les jardins (fig. 87). Cet aspect de la gestion d’une économie potagère créée dans un passé vraisemblablement contemporain de l’installation des maisons et de leurs dépendances concerne donc les jardins. Dans la moyenne montagne, ils sont organisés en terrasses prolongeant ainsi les places des maisons vers l’aval. Ils étaient irrigués à partir de l’eau de sources dont certaines se trouvent à des kilomètres du lieu de leur utilisation. Recueillie dans des citernes, elle permet l’arrosage des jardins. La distribution de l’eau se fait selon un système extrêmement complexe du fait qu’il repose sur l’utilisation des courbes de niveau (système topographique et technique), sur la répartition de l’eau en fonction des besoins dans un ■ Fig. 87 – Mela : rigole d’arrosage. Cliché J. A. ■
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■ Fig. 88 – Tirolo : système d’utilisation de l’eau d’une fontaine. Cliché & D. A. O. J. A. ■ 1. La fontaine. 2. Le répartiteur. 3. La citerne. 4. La rigole.
temps court de deux arrosages par semaine (système lié à la vie des plantes), et sur la qualification des ayants droit (système social). Le groupe humain bénéficiaire du précieux liquide jouissait en commun de l’usage de la source, de la citerne (a cisterra ou a vasca), des rigoles (u vicu) de plein air ainsi que du droit à passage sur les terres d’autrui permettant d’accéder à la citerne (système de réciprocité). Captées en amont, les sources alimentent les jardins des quartiers bas, parcourant souvent plusieurs hectomètres de terrain. La maîtrise d’un espace conséquent constituant un réseau complexe de rigoles est au premier chef le signe de l’existence d’une étroite solidarité entre les familles redevables de ces systèmes gérés par des grands propriétaires terriens qui étaient en général les benemeriti. Chaque quartier d’un village gérait ses systèmes d’arrosage, les uns, privés, étaient rares, alors que les autres, collectifs, étaient utilisés par les ayants droit à l’eau d’une citerne. Ces droits comportaient des devoirs tels que l’entretien annuel du système, ou l’obligation, une fois le tour de rôle défini pour l’année en cours, de le respecter scrupuleusement.
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Rappelons pour mémoire le système observé à Tirolo (fig. 88), par exemple, qui montre encore de nos jours ce mode de fonctionnement.
■ Fig. 89. Livia : fontaine (U Paradiseddu du quartier Pantanu). Cliché J. A. ■
– L’eau et la maison Dans un même quartier, les chemins donnaient accès aux places situées en amont ou en aval, ainsi qu’aux autres maisons et aux sources à une époque où seule la force physique des femmes et des enfants permettait de satisfaire les besoins en eau de la maison. – L’eau et les moulins Une étude en cours, relative à l’apparition des moulins hydrauliques en Alta Rocca, situe géographiquement les données dans le cadre villageois. Le thème des moulins permet de rappeler que les groupes des casteddi semblent avoir continué à utiliser les moulins à bras dont les modèles anciens datent de la pré- et de la protohistoire, jusqu’à la fin de la seigneurie. La présence de ce matériel de meunerie dans la zone de l’Alta Rocca se situe probablement à un moment avancé du deuxième Moyen Âge à Capùla et vraisemblablement après la seigneurie des Biancolacci. La possession d’un moulin, d’un pressoir ou d’un moulin à foulon par un notable dans la zone de Livia est probablement l’une des raisons de leur installation dans les villages actuels. Seuls des notables aisés pouvaient se doter de telles machines destinées à remplacer les moulins à bras (meules en pierre, portables) et domestiquer l’eau des ruisseaux en vue d’assurer leur fonctionnement. Le système des moulins s’inscrit dans celui de la production céréalière (voire de la production de farine de châtaigne). Il en est de même des pressoirs hydrauliques qui font suite aux pressoirs à torsion. Toutes ces avancées techniques eurent sur la société une répercussion de première importance. En effet, les droits
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relatifs aux opérations de broyage des céréales ou de pression des olives constituaient une source de profit pour les notables propriétaires de ces moyens de transformation de produits bruts en produits finis. Le nombre de moulins à Livia, en bordure du Fiumiciculi, un ruisseau nommé pour cette raison « ruisseau des moulins », et du Rizzanese, est très élevé (plusieurs dizaines). Les notables de chaque commune de l’Alta Rocca, propriétaires de moulins et de pressoirs, confiaient leur fonctionnement à des meuniers (mulinaghji ou nappaghji). L’apparition de ces « machines » (au sens de M. Mauss) peut être considérée comme l’une des raisons de la fixation de groupes humains à l’emplacement des villages actuels. Livia que nous qualifions de « village aux cinq ponts » (Biancona, Marangona, Ulmiccia, Paradiseddu et Arajò) propose un modèle de leur implantation qui semble être également celui de tous les autres villages de l’Alta Rocca où, moulins, pressoirs hydrauliques et moulins à foulon (i valcheri) appartenaient aux gentilshommes. – L’eau et l’hygiène Le système des voies de communication spécifiques rendait possible la vie des quartiers, indépendamment des niveaux sociaux. Chaque habitant bénéficiait des mêmes commodités et utilisait les mêmes sentiers pour y accéder. Nous mentionnerons, pour mémoire l’impérieuse obligation, chaque matin, d’aller vider les seaux hygiéniques dans des emplacements assez éloignés du quartier. Ces sites d’accueil étaient connus sous le nom de catuciaghju. Le jardin, par contre, bénéficiait du transport mécanique de l’eau par le biais de rigoles. Il est à constater que l’évacuation des eaux usées et surtout celles des « toilettes » étaient assurées par la force des bras, généralement celle des femmes et des enfants transporteurs de seaux dits hygiéniques. Dans son ensemble, le système de la gestion des liquides est resté très primitif pendant très longtemps, jusque dans les années 1940-1950. La conservation des céréales
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Le problème de la gestion de l’eau en vue du fonctionnement des moulins à farine, mus par la force de l’eau, invite à ouvrir une parenthèse à propos de la conservation des céréales (dans des silos ?) au Moyen Âge. Une découverte assez récente et encore inédite, attribuable à Bernard Biancarelli, invite à une relecture des données relatives à la production, la conservation et la transformation des céréales dans les zones littorales situées dans l’étage climatique de 0 à 400 m d’altitude. Il s’agit de la découverte d’un silo (probable) caché dans un abri-sous-roche aux abords d’un casteddu de la piaghja (fig.90). Cela ouvre la voie à une recherche pluridisciplinaire en vue de la détermination des restes végétaux recueillis en surface, de la recherche des champs de production des céréales, de leur conservation (nature et
■ Fig. 90 – Probable silo médiéval. Cliché D.R. ■
fonctionnement de ce silo supposé) et des relations existant entre les sites destinés à la conservation des céréales avec ceux réservés aux habitants producteurs (casteddu ou village ?) sans oublier la définition de la situation de ces structures sur l’échelle du temps (datations par le 14C). Dans cette attente, nous proposons l’hypothèse d’un système de conservation des céréales dans les caves des rez-de-chaussée des villages (dans les greniers de maisons de notables) et dans des abris situés dans les casteddi (silos). Ajoutons à ce propos que les greniers des maisons bourgeoises du xixe siècle abritaient le four à pain (u furru), les meubles en bois (a cassita), et les pétrins (a meda). Les femmes de notables produisaient leur pain ou les gâteaux (i dulci) lors des fêtes hors de la vue des autres habitants des quartiers. Le petit élevage domestique des années 1930 au village La survivance de maisons dont certaines parties étaient probablement médiévales, s’accompagnait nécessairement de la survivance supposée de traditions encore perçues dans les années 1930. Elles se rattachaient à un système économique de proximité. Il s’agit d’une forme d’élevage pratiqué dans tous les quartiers. Il s’observait à partir de l’existence d’un système de baraques concernant l’ensemble des espèces élevées et d’un autre correspondant à la gestion des parcours des ovinés, assurant eux-mêmes leur alimentation lors de leur errance quotidienne et qui, le soir venu, rejoignaient leur baraque. 152
Le système des baraques C’est en termes de recherche systémique que nous abordons ce point. Les villages en général et Livia en particulier étaient composés de maisons groupées en quartiers. Dans l’environnement immédiat de chacune d’elles se dressaient des baraques destinées à abriter des animaux. Outre celles des chiens, on observait celles des chèvres, des ânes, des mulets, des porcs mais aussi des lapins dans des clapiers et de poules installées dans des caves où, le soir venu, elles rentraient par une ouverture pratiquée en bas de porte. Elles se perchaient (apudassi) sur un support pour la durée de la nuit. Près de ces baraques, des tas de fumier entretenaient l’odeur particulière que l’on retrouve aujourd’hui dans des fermes. Cette organisation généralisée semblait n’incommoder personne puisque ces villages formaient une communauté de bêtes et de gens pratiquant la même forme d’élevage caractérisée par le principe de réciprocité. Ceci est si vrai que les habitants s’entraidaient le matin, lors du départ des chèvres en quête de leur nourriture. À tour de rôle, les propriétaires de ces ongulés accompagnaient (a mossa) parfois les leurs et celles des voisins, à titre de revanche. Des comportements sociaux comme celui-ci ou comme d’autres nommés « opara » (une manière d’entraide mutuelle en cas de besoin) témoignent de la grande solidarité unissant les familles. Terre de contraste où les élans du cœur n’avaient d’égal que la puissance des passions. Aucune limite entre le trop aimer et le trop haïr. Ces héritages d’un passé difficile à situer sur l’échelle du temps ont leur place dans notre étude qui reste un essai de restitution d’un passé remonté par bribes et traditions survivantes. Il semble suffisant pour montrer que les habitants du Livia des années 1930 étaient probablement plus proches du Moyen Âge que de ceux du xxe siècle. Il suffit de rappeler que, dans le courant des années 1940-1950, le retour au troc, aux disettes et à la production de biens alimentaires (a robba) et à leur conservation était un retour à un très lointain passé. Ces images enregistrées par des yeux d’enfant ont aujourd’hui le même intérêt que les calendriers agricoles enluminés ou les manuscrits également coloriés (psautiers). La seule certitude que l’on puisse avoir sur l’historicité de ce que l’on nomme aujourd’hui des « coutumes » est qu’elles étaient communes à l’ensemble de l’île. Le système de l’alimentation des bêtes
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L’exemple des chèvres domestiques (celles de la maison) semble significatif des usages du passé. Chaque famille en possédait au moins une, et le plus souvent deux ou trois. Le matin, après la traite, ces bêtes entravées étaient lâchées. Seules, elles erraient dans des zones ouvertes et rendues accessibles par l’autorisation tacite des propriétaires (des notables en général) tolérant l’accès au libre parcours. Le soir venu, ces ongulés rentraient d’elles-mêmes à la « maison ». Ce petit élevage assurait à la famille le lait, le beurre et les
■ Fig. 91 – Importance de l’élevage de chèvres en moyenne montagne. Cliché J. A. ■
cabris pour la Noël. L’ensemble des produits de cet élevage constituait un apport appréciable à l’alimentation quotidienne. À propos de ce type d’élevage, ouvrons une réflexion sur les races animales en général. Sans être d’une précision espérée par les archéozoologues, qu’il soit permis de rappeler des détails enregistrés par la mémoire d’un enfant de dix ans sur un sujet aussi sérieux. Les chèvres (fig. 91), de taille assez imposante, étaient plus grandes que celles des chevriers qui traversaient les rues de Paris dans les années trente. De surcroît leur pelage plus fourni, plus coloré et plus long. Les ongulés de la ville n’avaient qu’une seule couleur alors que celles des villages de Corse portaient un pelage de plusieurs couleurs (les unes une toison noire et blanche, d’autres une palette réunissant une variété allant du brun au roux). Certaines étaient sans corne (coci) alors que d’autres en avaient des puissantes (curruti). Ces « races » semblent avoir pratiquement disparu. Le système des versants Les habitants (notable et autres villageois) tiraient profit d’un système économique fondé sur les potentialités environnementales attribuées à l’altimétrie. Le versant de la rive droite de la vallée du Fiumicicoli, par exemple, part de la Saradò (1 033 m d’altitude) et aboutit sur la rive de cet affluent du Rizzanese, à une altitude qui n’est plus qu’à une centaine de mètres. Trois zones climatiques s’accompagnant d’un étagement de la végétation sont naturellement individualisées par le climat et la flore. La partie du versant la plus basse, de 100 à 500 m, est la plus chaude. Elle se situe dans l’étage climatique de la vigne, de l’olivier et du figuier. L’hiver, elle
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■ Fig. 92 – Versant de la Saradò : section du sommet au fond de la vallée du Fiumicicoli. D. A. O. J. A. ■
est épargnée par la neige. De 500 à 700 m, c’est l’étage moyen du climat méditerranéen tempéré, celui de l’implantation des villages. La troisième zone de 700 à 1 000 m est un étage d’altitude, favorable au châtaignier. C’est l’aire des productions agricoles tardives et des lieux de transhumance. Les bergeries d’accueil se comptaient par dizaines sur ce plateau de Livia. À partir des villages et après une demi-heure de marche, on accédait donc à l’une ou à l’autre de ces deux zones, d’altitude ou de basse vallée (fig. 92). Pour cette raison notamment, dans une économie de subsistance, chaque propriétaire s’efforçait de posséder au moins trois propriétés, une dans chacun de ces trois étages climatiques. L’huile, le vin et les primeurs produits dans l’étage bas, les châtaignes, les glands et les productions tardives dans l’étage sommital alors que les récoltes courantes provenaient de l’étage moyen. Il en est de même de l’élevage qui était pratiqué dans l’aire offrant la possibilité de corriger les inconvénients des chaleurs estivales dans les parcelles situées en hauteur et les rigueurs hivernales dans celles de basse altitude. Des prospections conduites dans ces zones ont permis de mettre au jour des sites et des vestiges (meules et broyeurs) préhistoriques et historiques (une chapelle médiévale à Archignia, par exemple). On rappellera que, dans les années 1940, la situation économique de la Corse a réactivé les techniques et les savoir-faire archaïques, en cours d’abandon. Ils étaient ceux qui ne nécessitaient pratiquement aucun investissement hormis la force des bras et les compétences du savoir-faire. L’araire pour les grands labours, la bêche pour les jardins, la houe (a marra, u marronu, u marrunchjinu), le racloir (u rascinu) et autres pioches (zappa, ghjadonu). L’utilisation de ces outils a entraîné la réapparition d’un artisanat qui était en voie de disparition, celui du forgeron, du rétameur, du cordonnier, du sabotier… Certaines personnes, notamment les habitants des villes continentales, disaient alors (peut-être à juste titre) que les villages de Corse restaient encore à l’état du Moyen Âge. 155
Le fonctionnement des quartiers du village Un quartier (u poghju), tel qu’il était encore possible de le voir fonctionner il y a encore quelques décennies, constituait une unité sociologique. Chaque famille était unie aux autres par des liens divers, familiaux pour les uns, amicaux pour d’autres ou simplement économiques. Il en est de même des jardiniers (l’urtulani), les domestiques (i servi), les ouvriers (i facindaghji)… toutes étaient des personnes qui possédaient un savoir-faire dans de nombreux domaines alors que ces personnes n’étaient pas pour autant des artisans. Comme ils maîtrisaient les techniques de leur temps (du labour à la charpente, de la taille de la pierre à la vinification), ils étaient très sollicités par les notables qui, par définition, ne devaient pas « travailler » (à quelques exceptions près). En fonction des saisons, les propriétaires avaient besoin des services des greffeurs d’arbres, des tueurs de cochons, des chirurgiens occasionnels (i castrini), des guérisseurs (incanta i varmi = « enchanter » les vers), les sourciers (circà l’acqua), des rebouteux, des vendangeurs (calcicà l’uva in u palmentu), les charcutiers (dà capu à u purceddu)… Les quartiers numériquement importants comprenaient un grand nombre de personnes dont le savoir-faire s’exerçait dans des domaines divers et dont ils faisaient profiter les autres. La transmission de ces connaissances remontait certainement à un lointain passé mais était parfois redevable d’emprunts à d’autres zones méditerranéennes. Nous avons mentionné les guérisseurs et, à leur propos, employé le verbe « incantà » (enchanter) dont l’action pourrait-on dire se ramène à celle d’un vermifuge. En fait, le « guérisseur » récite une prière « que lui seul connaît » et qui produit ses effets sur le champ, au dire des propriétaires qui ont fait appel aux services de l’officiant. Ces guérisons sont à rapprocher de celles que certaines femmes s’efforcent de réaliser à partir de la pratique de « l’œil » (l’occhji). Le verbe incantà (enchanter [?] en français) est également celui que l’on retenait pour décrire la satisfaction des auditeurs quand, le soir venu, ils racontaient des « foli », ces légendes transmises de père en fils qui « enchantaient » dans chaque quartier les groupes réunis le soir à la veillée. Seule la mémoire conservait de belle manière une littérature essentiellement orale. Elle a disparu à partir des années 1950, avec ceux qui portaient ces textes. Les survivants n’ont pas pris conscience qu’il fallait les recueillir. Seules quelques bribes de ces longs récits ont survécu. L’intégration de la maison dans un système ouvert À partir d’observations réalisées dans les années 1930, il est possible de tenter une restitution du fonctionnement des quartiers (structure et fonctionnement), fondé sur une solidarité de tous les instants entre les familles. Au premier chef, le comportement des habitants des quartiers s’exprimait dans un espace libre, accessible à tous (u cummunu).
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Autour des maisons se dressaient, ainsi qu’il a été dit, des baraques produites à partir de l’assemblage de matériaux divers allant du sommier métallique en guise de porte et de branches d’arbre à la place de planches pour la partie en élévation. Des bidons découpés puis aplatis assuraient la toiture. Ces abris servaient de logement à des animaux mais donnaient un cachet de bidonville conféré par la modernité des emballages métalliques. Le jour, les poules, les chiens, les chats en liberté et, parfois, des ânes et des mulets attachés à des arbres, prouvent que la tolérance était la règle absolue de ces sociétés. À la saison du cochon, des feux allumés sur la place permettaient de brûler (uscia) les soies (u setanu) des porcs, et de laver à grande eau les carcasses. Ces activités sur la place publique, tolérées par tous, mobilisaient de nombreuses personnes. Les carcasses suspendues aux branches des arbres témoignaient d’un usage collectif des dépendances communautaires offertes par la place. Notre essai prend en compte ces archaïsmes, car ils ne sont pour nous que l’aboutissement historique de comportements liés à la vie quotidienne dans la ruralité. À cet effet, nous avons également étudié les bancs en pierre (a panca) installés sur la place et réservés aux personnes âgées, aux mères de famille surveillant les ébats des enfants tout en se livrant à un travail (filer, coudre, rapiécer, tricoter ou préparer les légumes). Sous les bancs se trouvaient toujours les pierres servant une fois par an au nettoyage des porcs une fois les soies brûlées. Sur la face active du banc, on observe encore les traces d’activités de lavage qui laissent des plages lisses significatives. L’ensemble de ces signatures témoignent du mode de vie des habitants. L’ensemble de ces fonctions assurées au quotidien étaient l’expression d’activités répétées qui ne sont pas sans rappeler l’imagerie médiévale, laïque ou religieuse, portant le nom d’enluminure. Les souvenirs du lointain passé peuvent être considérés comme autant de composantes d’une documentation iconographique assez intemporelle conservée par la mémoire et par les traces encore observables. Un peu marginale, la maison du notable s’efforce de reproduire – à notre sens – des modèles de la péninsule italique, c’est à tout le moins ce que nous proposons de montrer ici.
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L’étude des maisons de notables des xvie et xviie siècles met en évidence leur évolution en vue de la protection (matérielle aussi bien que spirituelle) des êtres et des choses (fig. 93) selon une expression consacrée. L’affichage des marqueurs matériels significatifs reste encore impersonnel dans la mesure où les thèmes ornementaux sont privés de noms sur les plus anciennes demeures. Parmi ces ornements on détaillera, par exemple, des corbeaux moulurés ponctuant la corniche de la façade pignon, des cartouches affichant des lettres et des dates mais pas de noms. Seules des lettres signent discrètement le patronyme du maître d’œuvre ainsi que le moment de la construction (O. P. F. D. = opera pia fata da Mco…). Les allèges prennent
■ Fig. 93 – Quenza : niches dont la destination reste encore incertaine (maison famille Quenza). Clichés J. A. ■
ici la forme de blocs quadrangulaires généralement au nombre de trois, placées sous les pierres d’appui moulurées. Ils signalent ainsi la présence de coussièges à l’intérieur, reconnus comme étant la place préférée de la maîtresse de maison. À partir de la fin du xvie siècle, les notables étalent avec ostentation les témoignages d’une forme de richesse désignée par une architecture remarquable redevable du talent des maîtres maçons lucquois le plus souvent, dont certains, installés en Corse sont connus par leurs noms (Mosciu Maternatu, par exemple). À Livia, les niches réservées aux saints protecteurs apparaissent à la fin du xviie siècle, période durant laquelle la mise en évidence des maisons de notables se poursuit par une architecture s’efforçant de reproduire des modèles de la péninsule italique. Un même système féodal Le système du Moyen Âge de Capùla et de Livia est féodal (fig. 94), dans la mesure où seigneurs des casteddi et gentilshommes des villages sont des
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■ Fig. 94 – Seigneur et Benemerito : même schéma relationnel suzerain/vassal Concept F. de. L., D. A. O. J. A. ■
Seigneur Casteddu de Capula
Gentilhomme Village delle Vie
Suzerain : Gênes (Châtelain de Bonifacio)
Suzerain : Gênes
Vassal Biancolacci (Capula)
Vassal Gentilhomme de Le Vie
vassaux d’un même suzerain (par exemple Gênes, par le biais de ses représentants en Corse). L’exemple du seigneur (casteddu) Le texte relatif à l’hommage rendu par un seigneur de Capùla, Guglielmo Biancolaccio (Cancellieri, 1997) au châtelain de la commune de Bonifacio en lieu et place de Gêne est significatif. Les seigneurs insulaires de Capùla et de Cinarca (Opizzo) deviennent, lors d’une cérémonie enregistrée par des scribes, les vassaux de Gênes. L’exemple du gentilhomme (village) Les textes relatifs à l’hommage rendu par les gentilshommes résidant dans les villages sont abondants. Des familles héritières de notables sont aujourd’hui en mesure de produire des actes notariés relatant la soumission des benemeriti à la Sérénissime République de Gênes. Cela témoigne qu’ils sont bien des vassaux de cette dernière. Des cartouches en bonne place sur des façades de maisons et encore observables témoignent de l’attachement de la famille à la « Rep. Ienue ». La Corse est bien ancrée dans l’aire de la Sérénissime. Un mode de lecture des travaux anciens sur le Moyen Âge
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L’originalité de notre recherche tient au fait que les avancées cognitives sont produites également par des études paléoenvironnementale relatives au site de Capùla en particulier et du Pianu de Livia en général. Ces travaux sont également redevables du croisement des regards de spécialistes des archéosciences. En ce sens, nous nous inscrivons naturellement dans des modes de pensée rappelés par Isabelle Burnouf (2009).
Pierres et patrimoine bâti Aujourd’hui, une forme de pensée moderne admet que les activités concernées par les pierres du patrimoine sont situées sur trois axes du développement durable : l’économie, le développement, la société. Ces activités produisent effectivement un dynamisme économique, et, par suite, ont une valeur sociale et culturelle. Elles sont surtout le signe de la maîtrise d’un savoir-faire qui est à l’origine d’un enrichissement culturel et architectural dont le rayonnement dépasse le cadre étroit du paysage. Par exemple, l’origine des matériaux utilisés pour la construction des monuments, de même que la situation des carrières de pierres sont en rapport avec les pierres à bâtir. Il en est de même des techniques d’acquisition de produits élaborés qui restent également pour nous des thèmes de recherche d’un grand intérêt. La géologie a été privilégiée parmi les géosciences sollicitées pour ce type de recherche. Elle concerne deux domaines géodynamiques constituant l’île (Corse hercynienne granitique et Corse alpine avec ses ophiolites), fournisseurs des pierres originales à l’architecture de l’île. Outre la corsite (la diorite orbiculaire), la Corse occidentale comprend d’autres granitoïdes. À Capùla, les pierres utilisées pour la construction des monuments, toutes périodes confondues, appartiennent à diverses variétés de granite mais plus généralement au granite leucocrate. Matière première et produits élaborés La colline de Capùla – le sommet comme les versants – est couverte de boules granitiques formant, par endroits des entassements de roches nommés chaos cyclopéens. Ces pierres volumineuses ont été acquises par des groupes humains en vue de la construction des murs d’enceinte du casteddu de l’Âge du bronze. À l’Âge du fer, les boules de granite présentant des diaclases ont été privilégiées. Elles offrent, à la construction des blocs, une forme de demi-boule. La présence d’une face plate et d’une autre convexe était ainsi recherchée pour la construction de maisons de forme rectangulaire à extrémité en forme d’abside et à poteaux porteurs. Ce type de bloc rocheux entrant dans les bâtiments de l’Âge du fer porterait donc un caractère recherché par les constructeurs de cette période. On s’interroge actuellement afin de savoir pour quelles raisons on a privilégié ces ajustements sur le sol de boules ou de demi-boules plutôt que des murs à deux parements que ces groupes sociaux du Bronze final savaient si bien construire. Les groupes humains du premier Moyen Âge marquent nettement leur fidélité aux murs traditionnels à deux parements. Par exemple, ils sont à l’origine de la réhabilitation des murs d’enceinte en gros appareil (datés de l’Âge du bronze). À cet effet, ils ont débité des blocs de granite à l’aide
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de larges coins qui ont laissé dans la pierre une empreinte caractéristique signant ainsi la technique de débitage de la roche. Ces groupes du premier Moyen Âge seraient ainsi des constructeurs caractérisés au moins par le débitage de gros blocs rocheux, ce qui offre à la recherche des empreintes en creux dans la matière minérale. Localisation des carrières À la partie sommitale du site, des masses granitiques se dressent naturellement en divers endroits. Certaines ont été débitées par des groupes possédant la maîtrise de la technique du débitage au moyen de larges coins métalliques ayant laissé leur empreinte en creux dans la roche. Leur présence sur les lieux d’érection des monuments était productrice d’une économie de temps et de gestes dont les constructeurs ont tiré profit. Facteurs retenus pour l’implantation des habitations Le travail de terrain, complété par les données fournies par des documents divers invite à ouvrir une discussion sur les données relatives à l’installation des habitats. On admettra que ce domaine de recherche est rarement pris en compte. La variabilité du climat fournit des données qui sont plus particulièrement en rapport avec l’altimétrie et l’utilisation des versants. D’autres données produites par des systèmes d’exploitation de l’environnement étaient en usage dans le passé. Ne pas essayer d’en tenir compte, au prétexte qu’elles ne sont pas datées, serait se priver d’informations qui nous semblent être aussi fondamentales que tant d’autres admises comme étant plus significatives. Il en est de même de la fonction des maisons qui, ainsi qu’il nous sera donné de le montrer, informe sur les motivations des groupes humains fondateurs des villages médiévaux (à notre sens au moins). Les données sociologiques ont été inférées de techniques constructives (architecture et sculpture), de même que de la disposition des maisons les unes par rapport aux autres, de l’épigraphie qui propose les données abouties de l’écriture ou de l’ethnographie.
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L’étude archéologique et spatiale permet de prendre en compte la nature d’un héritage désigné par la permanence de l’emploi de certains outils et par la survivance de techniques archaïques, remontant parfois jusqu’à l’Âge du fer, à la romanisation, au Moyen Âge et aux Temps modernes. On soulignera que les difficultés rencontrées dans cette recherche tiennent au fait que la plupart des constructions, à l’image des maisons datées du xixe siècle, exhibent par exemple des cartouches récupérés dans des maisons plus anciennes, datées précisément des xviiie, xviie, xvie voire (plus rarement) du xve siècle. Ces données biaisées ne facilitent pas la lecture des documents matériels. Quant aux remplois, ils signent des héritages d’architectures aujourd’hui disparues. Les textes lisibles sur les
pierres et exhibés avec ostentation invitent à s’attarder sur des données relativement hermétiques pour le profane. Il en est de même de l’architecture qui, sur une même maison, traduit des styles correspondant aux apports successifs des siècles passés, depuis le xve jusqu’au xixe. La présente recherche se livrera donc à une étude critique de ces données qui, à leur façon, informent, faute de mieux, des pages de l’histoire des villages anciens de l’Alta Rocca dont le dynamisme devient lisible, selon nous, à partir de l’extrême fin du Moyen Âge. L’étude des habitations du village de Livia s’efforcera donc de définir un modèle créé à partir du lieu, de l’espace des maisons et de leur groupement qui revêt ici une grande importance. La notion de noyau initial (il s’agit surtout de maisons de notable) est également significative. Ces données débouchent sur la composition et le fonctionnement de la société qui, semble-t-il, est toujours organisée autour du domaine de grands propriétaires terriens. Quelle organisation spatiale des villages ? La distribution des maisons autour d’une place au centre de laquelle coule parfois une fontaine, la présence d’autres habitations dans lesquelles logent les gens (a ienti), socialement liés à ces notables (i sgiò), métayers, éleveurs, bouviers, bûcherons… tous sont révélés lors d’une approche systémique des données. Aussi, et bien plus que la réalité matérielle des premiers habitats villageois ne le montre, c’est le concept de groupement de maisons qui a de l’importance. L’étude de quelques quartiers de Livia aménagés sur un même mode de pensée invite à mettre en évidence la permanence d’un système réunissant des notables (ici les benemeriti) et leurs gens. Le fonctionnement de ce système semble avoir perduré jusque dans les années 1930 et 1940. Il fut exacerbé de 1942 à 1943 lors de l’occupation de l’île par des armées étrangères et surtout par une disette permanente proche de la famine. Avoir vécu ces périodes difficiles permet de bien comprendre comment fonctionnait la société villageoise à tous ses niveaux. Le fonctionnement du système des quartiers semble encore se poursuivre aujourd’hui, bien que plus faiblement sans doute. Cela est perçu comme étant une forme d’archaïsme social. À partir de données matérielles (maisons, moulins, pressoirs, cabanes réservées aux animaux domestiques de proximité…), objet de notre troisième chapitre, notre effort tendra vers la restitution des certains aspects accessibles, comme le sont l’économie, la religion, l’organisation sociale des villages (du Moyen Âge aux Temps modernes).