Christianisme et societe en corse

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Ouvrage publiĂŠ avec le concours de la CollectivitĂŠ territoriale de Corse


François J. Casta

Christianisme et Société en Corse Études d’histoire et d’anthropologie religieuses (1969-1996)



PREMIÈRE PARTIE

ÉGLISE ET SOCIÉTÉ

1. « Sainte Restitude de Calenzana d’après trois manuscrits de la Bibliothèque vaticane » 2. « Les couvents franciscains, lieux stratégiques d’évangélisation » 3. « Les missions jésuites en Corse au l’histoire religieuse insulaire »

XVIIe

siècle. Aspects méconnus de

4. « Les confréries de Corse à l’époque moderne, du concile de Trente à la Révolution française » 5. « Paroisses, confréries et dévotions à l’épreuve de la Révolution française » 6. « Les biens du clergé sous la Révolution française » 7. « Le clergé corse et les serments constitutionnels pendant la Révolution française », Corse historique, n° 33, 1969, p. 5-36 8. « Mentalités religieuses et résistance à la Révolution française en Corse et en Sardaigne (1789-1793) » 9. « Le difcile retour de la Corse à la France sous le Directoire » 10. « La réorganisation ecclésiastique au lendemain de la Révolution française » 11. « Premières nominations épiscopales au siège d’Ajaccio en régime concordataire d’après les archives du ministère des Cultes » 12. « Les Corses au séminaire d’Aix-en-Provence (1769-1834) » 13. « Monseigneur Casanelli d’Istria, évêque d’Ajaccio (1834-1869) »



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C H A P I T R E

Sainte Restitude de Calenzana

d’après trois manuscrits de la Bibliothèque vaticane1

Sainte Restitude est vénérée simultanément à Ischia et à Naples le 17 mai ; à Calenzana et dans l’ancien diocèse de Sagone le 21 mai ; à Cagliari et dans diverses localités de Sardaigne, le 22 mai ; à Sora, le 27 mai. La question fut posée : s’agit-il de la même martyre ? Son identité fut souvent rattachée à l’origine des reliques dont s’enorgueillissent ces diverses localités ? D’où les traditions contradictoires et les confusions abusives2. À Calenzana, le culte de sainte Restitude est indiscutablement lié à un transfert de reliques. Si l’on a parfois éprouvé le besoin de les faire venir de très loin, c’est que les Corses ont toujours eu tendance à n’accorder de valeur qu’à

1. « Sainte Restitude de Calenzana d’après trois manuscrits de la Bibliothèque vaticane », in Études corses, n° 15, 1980, p. 5-18. 2. Quoiqu’il en soit des prétentions locales, quelques notations d’ordre archéologique sont à verser au dossier, en vue de le clarier : À Lacco Ameno, dans l’île d’Ischia, les fouilles effectuées en 1950 dans l’église Santa-Restituta ont révélé que celle-ci avait été élevée sur une aire cimitériale. À Naples, Santa Restituta gure, à la date du 16 mai, sur un calendrier gravé dans le marbre. À une époque indéterminée, son nom fut donné à la basilique constantinienne, première cathédrale de Naples. À Cagliari, en Sardaigne, Santa Restituta est identiée à la mère de saint Eusèbe de Verceil ; cette identication apparaît déjà au VIII-IXe siècle. Elle aurait été martyrisée à Bonifacio le 22 mai. À Calenzana, les fouilles entreprises en 1951 ont mis à jour des fresques du XIIe siècle représentant le martyre de Santa Ristiduta et de ses compagnons, avec Calvi comme fond de tableau. Un sarcophage du IVe siècle fut également mis à jour. De la sainte de Sora, on ne sait rien, si ce n’est qu’au milieu du XIIIe siècle, le pape Innocent IV aurait donné le corps d’une sainte Restitude, extrait des catacombes romaines, à un Français, le comte de Moreville. Sur le chemin qui le ramenait en France, plusieurs miracles furent attribués à la sainte. Pour conserver dignement ces reliques, Moreville construisit un sanctuaire sur ses propres terres, situées non loin de Pise. C’est de là que, par la suite, elles furent transférées à Pise. Cf. Padre Tomaso Alfonsi, O.P., « La Santa di Calenzana », d’après les notes laissées à sa mort (1928) par le T.R.P. Hyacinthe Leca, de Calenzana, dominicain, consulteur à la congrégation des Rites, Archivio Storico di Corsica, n° 1-2, 1928.


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ce qui vient de l’extérieur. Aussi fallait-il absolument que les reliques de sainte Restitude aient été importées. Beaucoup plus que de vérité historique, telle que nous l’entendons, on était davantage préoccupé de fournir des « lettres de noblesse ». Plus ou moins post-fabriquées, elles étaient censées constituer à elles seules des preuves d’authenticité. C’est ainsi que la Colonna Sacra de l’archidiacre Colonna fait venir sainte Restitude de Bonifacio (terre génoise), où elle aurait été martyrisée en 303, sous Dioclétien. L’historien Filippini fait aborder son corps, enfermé dans un sarcophage de marbre, sur les rivages du golfe de Calvi. Mgr de La Foata lui-même l’identiait péremptoirement à la martyre de Ponizare. De ce fait, elle appartiendrait au groupe des martyrs d’Abiténe mis à mort à Carthage le 12 février 304 ; ses reliques auraient été transportées en Italie par les chrétiens fuyant la persécution des Vandales (435-440). C’est ainsi que les reliques conservées à Calenzana proviendraient de Naples, où seule la tête de la sainte serait demeurée. Mais les positions et propositions des uns et des autres ne sont pas intangibles. Aussi, à titre d’hypothèse, j’ai exposé à la lumière des derniers travaux concernant la formation coutumière d’un droit à la possession des reliques3, ce qui pourrait être à l’origine du culte des reliques vénérées à Calenzana4. LES TEXTES

Il était donc communément admis que le martyre de sainte Restitude de Calenzana n’avait pas eu lieu en Corse. Du moins jusqu’à l’intervention du P. Albert Poncelet. Ce savant jésuite, membre de la célèbre et érudite Société des Bollandistes, grands spécialistes en hagiographie, découvrait dans la Bibliothèque vaticane un nombre important de « légendiers » qui furent publiés en 19105. Dans cette masse imposante de « légendes »6, la « passion » de sainte Restitude

3. HERMANN-MASCARD (Nicole), Les Reliques des saints. Formation coutumière d’un droit, thèse de doctorat en Droit, Paris, 1974. 4. Les légendes, les traditions populaires et les certitudes concernant le culte de sainte Restitude ont été exposées par François J. Casta, Santa Restiduta di Calenzana, Presbytère de Calenzana, 1977, 44 p. 5. PONCELET (Albertus), s.j., Catalogus codicum hagiographicorum bibliothecae vaticanae, Bruxelles, 1910. 6. Il convient de débarrasser le mot « légende » du sens péjoratif qu’il a pris en français. Ce mot est à entendre au sens latin de « legenda », « ce qui est à lire ». Lorsque les données sur la vie d’un saint étaient par trop inconsistantes, on les remplaçait par un sermon. Ainsi entendu, le mot « légende » n’implique aucun jugement de valeur sur le caractère historique ou ctif du récit, mais situe un genre littéraire. Quant au mot « légendier » qui revient souvent sous la plume du P. Poncelet, il désigne un recueil de « légendes ». Pour en savoir plus, on peut se reporter à Hippolyte Delaye, Les Passions des martyrs et les genres littéraires, Bruxelles, 1921. René Aigrain, L’Hagiographie, ses sources, ses méthodes, son histoire, Paris, 1973.


SAINTE RESTITUDE DE CALENZANA D ’ APRÈS TROIS MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHÈQUE VATICANE

de Calenzana, voisinant avec celle de sainte Julie de Nonza et de sainte Reparata, nous est parvenue dans trois manuscrits latins. Codex 6933. Ce recueil composé de 255 folios de formats différents, écrit sur parchemin au XIIe siècle, nous donne la plus ancienne et la plus longue Passio SS. Partei et Partinopei et Paragorii et Restitutae (folios 133v-135, format 576 x 388 mm). En fait, il ne s’agit pas d’une « passion » mais de deux : la première y insère saint Parthée et ses compagnons, la seconde les ignore totalement, pour être entièrement consacrée à sainte Restitude. Codex 6168. De format 285 x 210 mm, ce recueil, composé de 82 folios, contient la Passio sanctae Restitutae et sociorum (folios 371-374 v). Écrit sur papier au XVIe siècle par des mains différentes, il s’agit d’une copie du codex précédent. Codex 6458. Ce recueil de format 210 x 140 mm, est composé de 167 folios. Écrit sur un parchemin au XVIe-XVIIe siècle par des mains différentes, sous le titre De sancta Restituta, virg. et mart. (folios 87v-88). Ce n’est qu’un résumé de facture moderne, avec quelques modications mineures, des « passions » rapportées dans les codices 6933 et 6168. En publiant une version française de ces manuscrits, nous n’oublions pas pour autant le jugement du P. Poncelet qui n’accordait à cette « passion » qu’une valeur « très peu digne de foi » – dei valde exiguae. Heureux sommes-nous qu’il ne l’ait pas qualiée de nullius dei ! « Mais, ajoute-t-il, comme nous n’avons rien d’autre, nous pensons qu’il ne faut pas l’écarter absolument ». Il ne peut donc être question ici de canoniser un tel récit. Il ne s’agit pas d’afrmer que les événements se sont déroulés ainsi, mais plus simplement de faire savoir que c’est ainsi qu’ils ont été racontés au XIIe siècle. Il y a 800 ans ! En effet, il ne viendrait à l’idée de personne de considérer ces manuscrits comme un procès-verbal ofciel, au même titre que le procès de Jeanne d’Arc, par exemple. Ni même comme une sténographie privée – comme ce fut le cas bien souvent – au moyen de laquelle des chrétiens prenaient les demandes et les réponses, à leurs risques et périls. Pas davantage il ne s’agit de récit rédigé par des témoins oculaires. De plus, il ne faut pas oublier qu’au XIIe siècle, les récits merveilleux fascinaient les populations et remplissaient dans la vie sociale une sorte de fonction publique. Pour être bien de son temps, l’Église va se servir à dessein de ce genre littéraire. Cependant, la préoccupation de l’auteur de la « passion » de sainte Restitude n’est ni littéraire (son latin est abominable, libellum inculto scriptum), ni historique (les invraisemblances fourmillent). Sa préoccupation, en partant de l’élément fondateur – sainte Restitude – était de répondre à une demande d’édication. La méthode utilisée, et bien connue de l’Antiquité, est celle des « exempla ». Ici, l’exemple à imiter est sainte Restitude, modèle du bon chrétien, dèle à sa foi. Il n’était pas superu de le rappeler au moment où la réforme grégorienne (XIIe siècle) avait à remettre de l’ordre dans la foi et les mœurs chrétiennes gravement perturbées par l’anarchie féodale et les séquelles du reux musulman.

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Par amplication de documents antérieurs, le narrateur – le conteur, serait-on tenté d’écrire – ajoutait tous les lieux communs de la vie des martyrs : intempérance des dialogues, colères et cruauté du juge, courageuse insolence de l’accusée, tremblement de terre, nerfs de bœufs, peignes de fer, lait qui s’échappe des blessures, martyre qui surnage sur les ots, serviteurs engloutis… Rien n’y manque ! En fait, c’est un bel exemple de piété populaire qui nous est proposé, parce qu’il a bien su mettre en relief concret l’union du Christ avec sa sainte martyre Restitude qui, pour reprendre l’expression de l’ancien bréviaire romain, « ayant aimé le Christ durant sa vie, l’a imité dans sa mort : en elle, même esprit et même foi ». Codex vaticanus 6933 PASSIO SS. PARTEI ET PARTINOPEI ET PARAGORII ET RESTITUTAE Passion des saints Parthée, Parthénopée, Paragoire et Restitude –I– Au commencement de cette lecture, l’histoire raconte la manière dont furent martyrisés la bienheureuse Restitude et ses compagnons Dominicus et Veranus, avec trois autres saints : Parthée, Parthénopée et Paragoire, sous le règne des Empereurs Macrin et Alexandrin7. Ces saints venaient des territoires de la Libye, fuyant la persécution des païens8 ; ils débarquèrent dans l’île de Corse, en un lieu appelé Calvi, qui s’honorait d’une basilique consacrée sous le titre du Saint-Sauveur, de la bienheureuse Vierge Mère de Dieu et du bienheureux Jean-Baptiste ; elle avait à sa tête le bienheureux Appien, évêque, et Vendémial, son compagnon9. C’est dans ce lieu que, Dieu aidant, ils s’adonnaient à la prière, dans la joie, pendant de longs jours.

7. Nous sommes en pleine invraisemblance, avec un étrange mélange de Septime Sévère, Macrin, Alexandre Sévère et Maximin. a) Macrin (217-218) régna quelques mois seulement. Il disparut dans une émeute militaire sans laisser dans l’histoire de trace, bonne ou mauvaise. On ne lui attribue aucune persécution. b) Lorsqu’il nomme Alexandrin, le conteur veut sans doute parler d’Alexandre Sévère (222-235) ; or, sous cet Empereur, ce n’est plus seulement la liberté qui est acquise aux chrétiens, mais la bienveillance. L’instigateur de son meurtre, qui fut aussi son successeur, Maximin (235-238), se mit à détester le christianisme et à persécuter les chrétiens, parce que son prédécesseur les avait aimés. 8. Par Libye, il faut entendre Afrique du Nord. 9. Les noms des saints Appien et Vendémial sont liés à la persécution des Vandales (435-440) en Afrique du Nord. Victor de Vita nous apprend qu’exilés en Corse avec saint Florent, ils y ont exercé leur apostolat avant de retourner en Afrique, où ils ont subi le martyre. Saint Appien, évêque et martyr, patron principal du diocèse de Sagone, est fêté le 19 janvier. La mention de cette liberté du culte serait-elle l’écho d’une réalité historique ? À savoir que, lorsque Maximin devint Empereur, l’Église, du fait de son prédécesseur, était ofciellement connue du pouvoir. Les chefs des grandes églises étaient désormais des personnages considérables et leur existence ne passait pas inaperçue. C’est ce qui expliquerait que « les saints priaient dans la joie », en toute quiétude. Mais quels anachronismes !


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Dans le même temps, les Empereurs envoyèrent Pirrus comme gouverneur10 – praeses – dans l’île de Corse, an d’y rechercher les chrétiens. Il se rendit donc dans cette région [de Calvi] où des chrétiens lui avaient été signalés, et prononça contre eux la peine de mort11. Ces mêmes saints louaient et bénissaient Dieu qui avait daigné leur préparer la couronne du martyre. Les saints de Dieu dont nous avons fait mémoire plus haut sont donc morts dans la paix. Les saints Parthée et Parthénopée ramassèrent leur tête12 et se rendirent en ce lieu prédestiné appelé Marana13. Quelques chrétiens qui demeuraient à Ulmia vinrent enlever les corps des saints pour les ensevelir à Ulmia, dans un sarcophage 10. Sous Auguste (27 après J.-C.), la Corse et la Sardaigne forment la troisième province prétorienne du Sénat. En 67, sous Néron, la Corse devient province autonome. Sous Dioclétien, elle est rattachée au diocèse civil d’Italie et gouvernée par un praeses Corsicae, dépendant du vicarius urbis Romae. 11. Faut-il voir là allusion à la persécution ordonnée par Septime Sévère (193-211) ? L’édit de 202 interdisait, sous peine de mort, de se convertir à la foi chrétienne et de recevoir le baptême. En vertu de cette loi, les magistrats romains devaient poursuivre d’ofce les chrétiens. Jusque-là, ils devaient attendre une dénonciation régulière ; maintenant, ils doivent leur faire la chasse. Si certains gouverneurs se font un renom de douceur, d’autres – tel le Pirrus présenté ici – se montrent odieusement sanguinaires. 12. Le fait, pour un martyr, de prendre la tête dans ses mains, de l’envelopper dans son voile et de la porter dans un lieu donné, n’est pas rare dans les Actes des martyrs. Figure littéraire indiquant, non pas un fait miraculeux, mais une élection de sépulture. Comment le lieu de sépulture d’un martyr ne serait-il pas un « lieu prédestiné » ? 13. La Marana dont il est ici question a été identiée naguère avec la Mariana Colonia, située au sud de Bastia (qui a donné son nom à la plaine – a Marana – qui l’entoure), sous prétexte que, dans la région de Calvi-Calenzana, on ignorait un tel toponyme. Or, les anciens Calvais situaient très précisément, entre Santa-Catalina et Valle a u Legnu, ce lieu qu’ils prononçaient Marà. Sur les nouvelles cartes de l’IGN, au 25 000e, il gure à sa place exacte sous le toponyme de Mariana. Lorsqu’on eut à défoncer ce terrain pour les vignes de M. Landry, fut exhumé un vase romain en bronze, que le député-maire de Calvi plaça dans son cabinet de travail à Paris. Dans la plaine de Calenzana-Montemaggiore, des parcelles cadastrales portent encore les noms de Mariani et Maraninchi. Rien ne s’oppose à ce qu’elles puissent désigner les lots de colonisation attribués par Marius à ses vétérans, tel ce Caninius Germanus, ex-centurion de la otte prétorienne de Ravenne, dont la pierre tombale fut découverte à proximité de l’église Sainte-Restitude, au lieu-dit u Loru, le Lucus Laureus des Romains. Le martyre des saints Parthée, Parthénopée et Paragoire, aux côtés de sainte Restitude, ne peut être dû qu’à une confusion des deux Mariana. S’ils sont devenus compagnons, c’est à la suite d’un transfert de reliques. Remettons-nous dans le contexte du XIIe siècle et dans l’esprit du rituel romain de l’époque concernant le transfert des reliques. Il était précisé que la table d’autel ne serait mise en place qu’après la déposition des reliques. Ce qui est important pour notre propos, c’est qu’on devait employer les reliques de plusieurs saints. Dès lors, il semble que les églises aient cherché à en accumuler un grand nombre. Nous savons également comment, après les siècles d’obscurité et d’anarchie, le Pape organisa directement la remise en ordre de l’Église en Corse, par archevêque de Pise interposé. En 1119, Pierre, cardinal-archevêque de Pise et légat pontical, réunit les cinq évêques de l’île en concile et, à cette occasion, consacra la cathédrale de Mariana. Il n’est pas interdit de penser que, conformément aux dispositions du pontical romain, l’archevêque de Pise ait procédé à une distribution de reliques aux églises qui en réclamaient. L’évêque de Sagone a donc pu recevoir des reliques de saint Parthée et de ses compagnons. Mais comme d’autre part, en Corse, on ne connaissait rien d’eux (bien que la tradition de Noli en Ligurie en ait fait des soldats de la légion thébaine) on leur octroya des « lettres de noblesse »,

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neuf14. En ce lieu, et jusqu’à nos jours, de nombreuses grâces furent accordées au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ et pour sa plus grande louange. À Lui revient honneur et gloire pour les siècles des siècles. Amen. – II – 1. À l’époque des très cruels empereurs Macrin et Alexandrin, fut ordonnée une persécution contre les chrétiens. Ceux-ci devaient être condamnés, sans même avoir été entendus et quel que soit l’endroit où ils seraient découverts. À cette même époque, les empereurs envoyèrent de Rome un certain Pirrus, en qualité de gouverneur de Corse et de Sardaigne ; il reçut pour mission de juger les chrétiens qui seraient découverts dans ces provinces. C’est dans ces circonstances qu’un appariteur attaché à son service lui t cette déclaration : « Très juste et pieux gouverneur, il y a ici une femme nommée Restitude. Elle se dit chrétienne. Non seulement elle n’obéit pas aux édits des empereurs, mais elle annonce le Christ, celui-là même que les Juifs ont crucié. De plus, elle tourne nos dieux en dérision. » Alors Pirrus, saisi d’une grande colère, ordonna de la faire comparaître devant lui, dans la salle du tribunal15. En la voyant, le gouverneur la dévisagea et lui dit : « Alors, c’est toi, Restitude ! Celle qui n’obéit pas aux édits de l’empereur et n’adore pas nos dieux ? » Restitude : « Moi, j’adore le Dieu vivant et vrai ; je n’ai que faire de vos édits. » Le gouverneur : « Je vais te faire mourir en utilisant une grande variété de tortures. Ainsi, tu adoreras avec humilité nos dieux qui seuls possèdent la vraie divinité. » Sainte Restitude : « Moi, je n’adore pas tes dieux et je n’obéis pas à tes ordres, mais bien le Seigneur Jésus-Christ qui est dans les cieux. C’est à Lui que, chaque jour, je présente mes offrandes. » 2. Le gouverneur s’étant mis réellement en colère, donna l’ordre de la dépouiller de ses vêtements et, une fois dénudée, de la ageller à coups de nerfs de bœufs et de lui

en unissant leur nom à celui, combien plus prestigieux, de sainte Restitude : de compagnons de sépulture, ils furent promus au rang de compagnons de martyre. 14. Au IVe siècle, toute exhumation est strictement interdite et sévèrement réprimée par la loi romaine. Cependant, la mention du « sarcophage neuf » est très intéressante, car elle illustre parfaitement la pratique inaugurée au VIe siècle : les tombeaux des martyrs sont ouverts et leurs restes enterrés dans de nouveaux sépulcres. Ce « sarcophage neuf », tel que l’ont révélé les fouilles de 1951, devait provenir de quelque atelier spécialisé d’Italie. Sur sa face antérieure, il porte un encadrement destiné à recevoir une inscription qui n’a jamais été gravée. Arrivé par voie maritime, en vue de l’exhumation solennelle – elevatio a tumulo – des restes de sainte Restitude, il n’est donc pas impossible que, par la suite, on ait transformé le débarquement du sarcophage en arrivée des reliques. 15. Selon le code théodosien (VII, 1, an 331), les débats judiciaires ont lieu dans une salle fermée au public (d’où son nom secretarium) par des grilles (cancelli) et des rideaux (vela) qui ne s’ouvrent que dans le prononcé du jugement, en faveur des gens de justice et des parties introduites par eux.


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déchirer les côtés avec des peignes de fer. Pendant tout ce temps, un héraut lui criait : « Garde-toi de blasphémer nos dieux et nos déesses ! » À ce moment, levant les yeux au ciel, la bienheureuse Restitude implorait en ces termes : « Seigneur Jésus-Christ, ne m’abandonne pas, moi, ta servante. Daigne envoyer ton ange du ciel, an qu’il me délivre de mes tourments, et qu’il ne permette pas que le diable, mon ennemi, puisse dire : “Où est ton Dieu ?” » (Isaïe, 41 4). Tandis qu’elle achevait sa prière, les yeux tournés vers le ciel, elle dit au gouverneur : « Comme un chien rebelle, te voici follement saisi par la rage. Cherche seulement à comprendre : je ne crains pas du tout tes tortures, car le Seigneur Jésus-Christ vient à mon secours. » Alors le gouverneur, pris d’une violente colère, donna l’ordre de l’enlever et de la lapider pendant qu’il faisait crier par le héraut : « N’injurie pas le gouverneur ! » À quoi la bienheureuse Restitude répondit : « Que mon Seigneur Jésus-Christ te punisse pour avoir, sans pitié aucune, donné l’ordre de torturer sa servante ! » Au même moment, il y eut un tremblement de terre si violent que tous ceux qui se trouvaient là furent saisis de frayeur et prirent la fuite. Quant au gouverneur, il se réfugiait dans son palais, tout en donnant l’ordre de jeter Restitude en prison. 3. Un autre jour, Pirrus donna l’ordre de tirer Restitude de prison an qu’elle sacriât aux idoles. Alors, elle lui dit : « Je ne sacrierai pas aux démons, car je suis chrétienne ! » Le gouverneur lui dit : « Viens ici, sacrie à notre grand dieu Jupiter, c’est lui qui te fait vivre et c’est lui qui te préservera de toutes les tortures qui t’attendent. » La bienheureuse Restitude, se tournant vers lui, s’écria d’une voix forte : « Gouverneur, ce n’est pas bien ce que tu fais. Je t’ai déjà dit que je suis chrétienne et servante de mon Seigneur Jésus-Christ. Jamais, je n’offrirai de sacrices à tes abominables idoles ! » Le gouverneur, en colère, donna l’ordre de la jeter dans une fournaise ardente après l’avoir faite enduire de poix. Ensuite, il donna l’ordre de la suspendre (à un chevalet) et de lui arracher les chairs avec des peignes de fer. Voyant que de ses plaies s’échappait du lait au lieu de sang, les soldats du service d’ordre rendaient grâce à Dieu16. 4. Alors, le gouverneur ordonna de se saisir d’elle et de la précipiter dans la fournaise ardente. Ce qui fut immédiatement exécuté ; mais voilà que, tout autour d’elle, le feu s’éteignait presque aussitôt. Le gouverneur lui dit : « Abandonne tes pratiques magiques et adore nos dieux. » Sainte Restitude s’exclama : « Gloire à Toi qui règnes dans les cieux, Jésus-Christ, mon Dieu ; Toi qui as daigné m’appeler sur le chemin de la vérité. » Puis, s’adressant au juge impie : « Hâte-toi d’accomplir ce que tu as commencé de faire contre moi, car c’est cela qui me mérite une place dans le ciel. Toi, inique homme des ténèbres, je sais que tu as renié le Christ et que tu adores des pierres. Mais moi, sache 16. La mention des soldats rendant grâce à Dieu, n’est pas sans rappeler que Septime Sévère (193-211) avait été frappé du danger que la propagation rapide du christianisme faisait courir à la discipline militaire, car les soldats chrétiens refusaient de prêter des serments idolâtriques.

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que je ne crains pas tes tortures. Aussi, puisque tel est ton désir, fais de moi ce que tu voudras. Je te livre mes chairs, mais mon âme n’appartient qu’à Dieu. » Le gouverneur répondit à Restitude : « Je vais te faire dépouiller de tes vêtements et te jeter à la mer. Qui pourra te venir en aide ? Celui que tu dis être le Christ et que tu adores ? » Restitude, la sainte martyre du Christ, dit : « Ah ! te voilà ! toi, au cœur exécrable. Tu adores les démons et tu espères être sauvé ? Moi, j’adore le Dieu vivant et vrai, ainsi je serai sauvée pour l’éternité. » Alors, ce tyran impie donna l’ordre de la précipiter dans la mer. Tandis qu’elle s’y enfonçait, elle t un signe de croix sur l’eau. Et dès cet instant, elle se tint au milieu de la mer, assise sur les ots. Voyant cela, le gouverneur, ne sachant plus comment la faire périr, se mit à rugir comme un lion. C’est alors que quelques serviteurs lui dirent : « Nous irons la chercher et nous te la ramènerons. » Aussitôt, ils s’avancèrent dans la mer où ils disparurent à tout jamais. Et voici qu’un ange du Seigneur, descendant vers la bienheureuse Restitude, lui dit : « Glorieuse, viens, et reçois la couronne que Dieu t’a préparée. » Celle-ci sortit de l’eau et se présenta devant le gouverneur. La voyant, il l’interpella en ces termes : « Tu es bien Restitude ? » Alors, elle : « Je le suis. » Le gouverneur lui dit : « Pourquoi as-tu oublié les tiens et t’es-tu associée aux chrétiens dont la vie est mort ? Pourquoi n’adores-tu pas les dieux qu’adorent les empereurs nos maîtres ? » Restitude répondit : « Moi, je rends grâce à mon Dieu, Jésus-Christ, qui m’a délivrée de vos idoles immondes, an que je ne marche plus dans l’erreur comme je vous vois marcher vous-mêmes : vous adorez les démons et non Dieu. » Le gouverneur dit : « Donc, ainsi que tu le déclares, non seulement nous, mais nos maîtres immortels, les empereurs, nous adorons des dieux et non Dieu. » Restitude répliqua : « Que n’adorent-ils le Seigneur qui a tout fait. C’est Lui qui, d’un seul geste, gouverne les choses visibles et invisibles, et non vos folles et vaines idoles. Avec elles, vous irez brûler dans la géhenne de feu, avec vos empereurs ! » Pirrus s’écria : « Par nos grands dieux ! Si tu ne sacries pas, je ne pourrai t’éviter de subir la peine capitale ; je serai obligé de mettre un terme à ta vie par une mort cruelle. Ainsi, je te ferai voir la vie que tu recherches. » Sainte Restitude dit : « Non, je ne sacrierai pas aux démons, au diable Satan, mais au Seigneur Jésus-Christ, parce que je suis chrétienne. » Alors le gouverneur, saisi d’une très grande colère, porta contre elle la sentence suivante : « Parce que tu m’as méprisé et bafoué mon autorité, parce que tu as déshonoré nos dieux, que l’on te tranche la tête ! » Sainte Restitude, en entendant sa condamnation, leva les mains au ciel et priait en disant : « Seigneur, mon Dieu, Toi qui m’as libérée des idoles des païens, écoute ma prière et reçois la demande que je formule en ta présence : si quelqu’un, surpris par la tempête de la mer, la maladie ou toute autre épreuve, invoque ton Saint Nom, et celui de ta servante, sainte Restitude, exauce-le, Seigneur, et sois-lui secourable. »


SAINTE RESTITUDE DE CALENZANA D ’ APRÈS TROIS MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHÈQUE VATICANE

Alors, du haut du ciel, une voix se t entendre, qui disait : « Toute prière adressée au Seigneur par ton intermédiaire est sûre d’être exaucée. » Cette prière terminée, le bourreau lui trancha la tête qu’elle enveloppa elle-même dans son voile. La sainte martyre du Christ, Restitude, a souffert [la passion] dans l’île que l’on appelle Corse, au lieu-dit Calvi. Puis, quelques chrétiens vinrent de nuit et l’ensevelirent en paix, au chant d’hymnes et de cantiques. Sainte Restitude, martyre du Christ, fut martyrisée le XIIe jour des calendes de juin [21 mai], sous le règne des empereurs Macrin et Alexandrin, Pirrus étant gouverneur, alors que parmi nous (apud nos)17 régnait le Seigneur Jésus-Christ à qui reviennent l’honneur et la gloire, la force et la puissance pour les siècles des siècles sans n. Amen. CODEX VATICANUS 6458 DE SANCTA RESTITUTA, VIRG. et MART. Sainte Restitude, vierge et martyre Fuyant la persécution déclenchée contre les chrétiens, dans les territoires de la Libye, la Vierge Restitude arriva dans l’île de Corse, avec ses compagnons Dominicus et Veranus, et trois autres, Parthée, Parthénopée et Paragoire. Arrêtée en un lieu nommé Calvi par le gouverneur Pirrus, elle fut sommée par lui de renier la foi du Christ et de vénérer ses dieux. S’y étant constamment refusée, le gouverneur ordonna qu’elle fût dépouillée de ses vêtements, agellée avec des nerfs de bœufs et, pour prolonger la torture, que les côtés lui fussent déchirés avec des peignes de fer et qu’ainsi réduite, elle fût jetée dans un cachot. Mais voici que, le jour suivant, Restitude confessait, à nouveau, et ouvertement, le Christ, tout en manifestant son horreur pour les dieux. Pirrus ordonna de la précipiter dans les ammes, après l’avoir faite enduire de poix : sainte Restitude en sortit indemne. Alors Pirrus ordonna de la faire suspendre (à un chevalet) et de lui arracher les chairs avec des peignes de fer : de ses plaies, au lieu de sang, coulait du lait. Pirrus ordonna de la précipiter à nouveau dans une fournaise ardente : mais à peine y eût-elle pénétré que le feu s’éteignit. Le gouverneur, attribuant cela à des pratiques magiques, ordonna de noyer Restitude dans la mer. En s’avançant, elle t un signe de croix sur l’eau ; et elle se tenait au milieu de la mer, assise sur les ots. Lorsqu’elle en fut sortie, le bourreau lui trancha la tête. C’était le 21 mai. Elle fut ensevelie par les chrétiens, au temps des empereurs Macrin et Alexandre. Ses compagnons furent décapités, dans le même lieu, par ordre du même gouverneur Pirrus.

17. Quant à l’auteur de ce récit, 1’« apud nos » pourrait bien indiquer qu’il était Corse, voire Calenzanais. Peut-être même était-il un de ces ermites commis à la garde du sanctuaire. Pour exciter la dévotion des pèlerins, il « racontait », à l’aide d’un faisceau de traditions plus anciennes, mais à la manière du XIIe siècle, le martyre de sainte Restitude de Calenzana, tel que nous venons de le lire.

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Les couvents franciscains,

lieux stratégiques d’évangélisation1

De la Corse, terre franciscaine, il a beaucoup été dit et afrmé de façon péremptoire, mais en vérité, il a été peu démontré, on est resté sur sa faim, car mis à part saint Léonard de Port-Maurice, saint Théophile de Corte, la proclamation de l’Immaculée Conception comme patronne du Royaume de Corse, le 31 janvier 1735, à la Consulte de Corte, il n’est pas resté grand-chose dans la mémoire collective de nos contemporains. Pour qui s’intéresse à l’histoire religieuse de la Corse il y a bien plus : un rayonnement jamais démenti, une empreinte indélébile qui, pour avoir déé les siècles, est encore visible de nos jours tant elle est enracinée dans le sol et dans les mentalités. Il suft de faire le compte des couvents – soixante-huit au total –, d’observer d’un œil attentif la persistance d’attitudes religieuses qui portent une marque franciscaine des plus authentiques. L’histoire de ces fondations est inscrite sur deux cartes (cf. ci-contre). La première d’entre elles illustre l’implantation franciscaine à la veille de la Révolution française, l’autre, l’état de la situation en cette année 1982, huitième centenaire de la naissance de saint François d’Assise. Entre ces deux cartes, il en est d’autres qui permettent de lire, siècle après siècle, l’expansion des frères Mineurs en Corse. L’implantation géographique de ces fondations n’est pas le fait du pur hasard ou de la simple fantaisie, elle est intimement liée à l’histoire de l’évangélisation de la Corse. Les Franciscains apparaissent en effet comme les acteurs privilégiés de la première des trois grandes fonctions de l’Église – docere, sancticare, regere – qui est d’enseigner la doctrine et la morale chrétiennes, Verbum Dei vita christiana. En suivant la chronologie des frères mineurs en Corse, c’est à une réexion de théologie pastorale que nous sommes conviés. L’historien par son refus d’enjoliver les faits, les aligne et suit leurs uctuations. Le théologien, lui, est amené à discerner la force qui conduit ces événements : pour lui, c’est l’action de l’Esprit-Saint qui, à travers les vicissitudes de l’histoire, « écrit droit avec 1. In Actes du colloque franciscain de Bonifacio (1982), Évêché d’Ajaccio, Ajaccio, 1984, p. 121-136.


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des lignes courbes ». Cette action on peut la récuser, mais il n’est au pouvoir de personne d’interdire à l’homme de foi d’y adhérer fortement. Aux origines de la Corse franciscaine, il est vain de chercher à découvrir des couvents au sens où nous l’entendons de nos jours. En fait, il s’agissait de lieux, luoghi, constructions légères faisant davantage penser à des bases opérationnelles avancées, qu’à des forteresses comme le sacro convento d’Assise. Un


LES COUVENTS FRANCISCAINS , LIEUX STRATÉGIQUES D ’ ÉVANGÉLISATION

rapprochement de vocabulaire peut utilement remettre en mémoire l’ouvrage posthume d’un dominicain espagnol, théologien du XVIe siècle, Melchior Cano. Le De locis theologicis donnait un sens précis à ce qu’il était convenu d’appeler les lieux théologiques, eux-mêmes dérivés des fameux lieux communs d’Aristote et de Cicéron, naguère appris par cœur dans ce vers latin : Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando ? Les lieux théologiques sont présentés comme des sièges et des signalisations, sedes et notæ. Le dixième et dernier lieu de Melchior Cano – un des trois lieux-dits « annexes » – est constitué par les données de l’histoire et des traditions humaines. En fonction de ces considérations, les données de l’histoire et des traditions franciscaines corses nous renvoient obligatoirement à des lieux géographiques qui ne sont pas sans évoquer des lieux stratégiques de l’évangélisation. DÈS LE XIIIe SIÈCLE, LES PREMIÈRES FONDATIONS

Les premières fondations eurent lieu en 1236, et peut-être même dès 12141215. La tradition franciscaine les attribue à Frà Giovanni Parenti da Carmignano, deuxième successeur de saint François à la tête de l’ordre. Par lui, les Franciscains furent amenés à prendre la relève des Bénédictins. Nous savons par les lettres de saint Grégoire le Grand comment ces moines devinrent missionnaires en Corse. Le peuple corse tel qu’il se présentait au XIIIe siècle apparaît comme se dérobant à la hiérarchie féodale. De la même manière, il va se dérober à un monachisme qui ne réussissait plus à se maintenir. Habitués aux grands espaces, les Corses de ce temps sont toujours en mouvement, et le mouvement est action. Pour ce peuple de bergers transhumants, la terre n’est pas un lieu qui rend stable. Aussi n’est-il pas très à l’aise dans la stabilitas loci chère aux moines. En ce XIIIe siècle, il s’agissait pour les nouveaux missionnaires de mettre chrétiennement en valeur les forces nouvelles de la vie, c’est-à-dire l’action telle qu’elle se manifestait dans ce pays. Les ls de saint François sont donc arrivés à point nommé pour se mêler à ce menu peuple qui n’avait pas besoin – au contraire – d’être poussé à l’action. Il fallait plutôt l’inviter à une réexion évangélique sur l’action. Aussi les Franciscains lui parleront-ils sa langue et non plus le latin des moines. Ce nouveau mode d’apostolat par la prière et le travail, la pauvreté et la prédication, convenait parfaitement à ce peuple qui avait pour livre la nature et la vie. La science livresque lui étant inconnue, il était beaucoup plus sensible à la science du cœur, tout comme saint François ! Si, pour les moines, la contemplation réside dans la stabilitas loci, pour les Franciscains la contemplation est possible dans l’action. Lorsque frà Giovanni Parenti implantait ses neuf premiers couvents, la Corse était le champ clos des luttes d’inuence entre Pise et Gênes, et l’Église de Corse en pleine anarchie. Les chapitres des cathédrales n’arrivaient même plus à élire leurs évêques. L’action des prêtres, trop souvent défectueuse, ne pouvait en aucun cas sufre.

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Nous savons ce qu’était cette pauvre Église sous le ponticat du pape Grégoire IX, le célèbre cardinal Ugolino, protecteur de l’ordre naissant. Désormais on rencontra les Franciscains à tous les tournants de l’évangélisation de la Corse, de sa ré-évangélisation, comme de ses perturbations. LE GRAND PÉRIL DU XIVe SIÈCLE

Le XIVe siècle apporta de grandes perturbations dans l’évangélisation. Dans la longue chaîne des mouvements révolutionnaires qui vont agiter la Corse, la première secousse est donnée le 23 mai 1314, lorsque le sénat de Pise autorise les représailles contre les vassaux révoltés de l’évêque d’Aleria. Puis ce fut le schisme de Louis II de Bavière auquel adhérent les évêques d’Aleria (ermite de Saint-Augustin), de Nebbio (Franciscain), de Sagone (dominicain). Les pestes de 1348 et de 1354 préludent, dans un contexte enévré de pénitence et de pauvreté subie et mal acceptée, à la révolte des Giovannali en 1355, expression religieuse d’un antiféodalisme violent. Le mouvement communal de 1359 marque une cassure politique entre le Nord et le Sud de l’île dénitivement scindée en Terra del Comune et Terra del Signori. Le Deçà et le Delà des Monts prendront indistinctement les noms de Di quà et Di là di Monti ou Banda di Dentro et Banda di Fora. Cette partition qui n’est pas seulement orographique, mais linguistique et culturelle, ne sera pas sans incidences sur l’évangélisation et partant, sur les comportements religieux ultérieurs. Le Delà ayant toujours été considéré comme moins religieux que le Deçà, les enquêtes sociométriques seraient à même de conrmer ce dimorphisme religieux tel qu’il a été établi par d’autres approches. Ce XIVe siècle faillit être fatal à l’ordre franciscain tout entier à cause des abus qui s’y étaient introduits. La pauvreté était mise bien à mal. En voulant changer de physionomie l’ordre accusait le plus grave danger qui pouvait le menacer. Ce fut l’époque la plus orageuse pour la pauvreté franciscaine, souvent confondue avec la pauvreté fourvoyée et rebelle. Avec la complicité de bulles ponticales, obtenues Dieu sait comment, la chasse aux bénéces et aux prélatures est ouverte. En moins de cent ans, on compte 568 évêques franciscains, dont une trentaine rien qu’en Corse. M. Georges Duby connaît bien ces derniers pour les avoir naguère dénoncés. Les Franciscains divisés, gagnés par l’hérésie et menacés d’un schisme, vivent la plus triste période de leur histoire. Aussi, durant tout ce XIVe siècle, on ne relève en Corse aucune fondation, si ce n’est le petit hospice de Bilia et le couvent du Nebbio en 1390. Encore conviendrait-il de les placer au XVe siècle. XVe INCOHÉRENT ET TRIOMPHE DE L’OBSERVANCE

L’incohérent XVe siècle va provoquer d’autres grandes perturbations dans l’évangélisation. Pour l’Église, il s’ouvre sur le grand schisme d’Occident, et pour


LES COUVENTS FRANCISCAINS , LIEUX STRATÉGIQUES D ’ ÉVANGÉLISATION

la Corse sur une sanglante anarchie. Néanmoins, le franciscanisme corse sera l’objet d’une vigoureuse reprise en main. Face au schisme, il y aura l’observance et, avec elle, un retour à la règle primitive. Une tentative de réforme de l’Église corse dans son ensemble fut élaborée au synode de Corte. Parmi les signataires des actes du synode gurait le vicaire provincial, frà Giacomo da Piacenza que Giovanni della Grossa qualie de général des Mineurs. La présence de Vincentello d’Istria, protecteur du concile, fut très néfaste. Il n’avait vu là qu’une assemblée nationale qu’il aurait voulu orienter vers des buts essentiellement politiques. Aussi, la mauvaise volonté des évêques aidant, ce fut un échec. Malgré cet échec, les missions franciscaines reprennent et certaines feront date. En 1428-1430, frà Tommaso da Firenze, le célèbre Scarlino, a laissé un souvenir de grande sainteté. En 1435, Bartolomeo da Rate est envoyé par le général de l’ordre pour réformer les couvents et mettre un terme à la désinvolture des frères qui prenaient bien des libertés avec la pauvreté et le jeûne de Carême, par exemple. Ces missions marqueront le triomphe de l’Observance corse qui, sachant garder intacte son unité, saura coordonner toutes les forces rendues nécessaires pour combattre les maux du siècle en cette Île. En 1451, c’est l’introduction des confréries de battuti (agellants) par frà Nicolo de Naples, nommé vicaire provincial. Après une épopée temporelle qui tourna court, les confréries corses furent sauvées par deux missionnaires de grande renommée, frà Loïsio Gentili et frà Vannino da Voghera. Enn l’année 1480 fut marquée par un événement considérable, la promulgation, rare pour l’époque, d’une indulgence plénière, à Loreto di Casinca : le 15 août on vit accourir de Corse, de Toscane et de Sardaigne, 15 000 battuti et environ 50 000 personnes. La mission était prêchée par frà Guiglielmo da Speloncato, futur évêque de Sagone. Après cette remise en ordre c’est la reprise de fondations : dix en cinquante ans, huit dans la Terra del Comme et deux dans la Terra dei Signori. À noter que l’un et l’autre de ces couvents furent fondés l’un à Vico par Jean Paul de Leca et l’autre à Petreto par Rinuccio della Rocca. Mais il ne semble pas que ces deux fondations aient obéi à des motivations essentiellement évangélisatrices. UNE RÉFORME SPONTANÉE AU XVIe SIÈCLE

La caractéristique de ce siècle est d’avoir eu une conception païenne diffuse de la vie et un individualisme qui dégénéra en indifférence, voire en rébellion religieuse. Les Franciscains vont réagir. Pour eux ce sera le siècle de l’austérité et de la lutte, en réaction contre l’hérésie pratique d’une vie semi-païenne. La protestation contre la corruption des mœurs prendra moins la forme de menaces et des récriminations que celle, autrement convaincante et impressionnante, de l’exemple. Au témoignage des chroniqueurs de l’époque, les couvents de Corse étaient des « miroirs de pauvreté ». À défaut de réforme ofcielle et hiérarchique, il y aura donc une réforme spontanée.

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Le renouveau de l’esprit franciscain primitif, en plein XVIe siècle est un fait encore plus surprenant que l’apparition de saint François au XIIIe. Malgré son antagonisme avec l’esprit du siècle, le mouvement d’un franciscanisme « rénové » n’apparut point comme un anachronisme. Il fut favorablement accueilli par toutes les classes sociales. La soif de perfection de l’observance t naître de nouveaux courants de réforme, la plus puissante étant celle des Capucins. À peu près à la même époque surgissaient les Riformati d’Italie et les Déchaux de saint Pierre d’Alcantara en Espagne. Dans la seule année 1540, soit douze ans après leur fondation, les Capucins de Gênes fondent six couvents dans l’île. La seconde moitié du XVIe siècle fut singulièrement perturbée. La France et l’Espagne se disputent l’Italie. De 1553 à 1559, en Corse, c’est la « guerre des Français » continuée par la guerre de Sampiero et poursuivie par son ls Alphonse. Pendant tout ce XVIe siècle, les Observants ont fondé neuf couvents, les Capucins six. Au total, douze dans le Deçà, et trois dans le Delà. De vicairie, l’Observance de Corse est érigée en province en l’an 1516. LE XVIIe SIÈCLE, ÂGE D’OR DES FONDATIONS

À la réforme spontanée va succéder une réforme ofcielle et hiérarchique, celle-là même voulue, codiée et promulguée par le concile de Trente. En 1545, à l’ouverture du concile participait avec le titre de légat pontical, frà Giovanni da Calvi, général des Mineurs. En 1552, débutait la mémorable mission jésuite du père Landini, interrompue par la guerre des Français, mission qui sera suivie des deux fondations jésuites de Bastia et Ajaccio. Bien connue maintenant est l’importance de la tradition pastorale du concile de Trente en Corse grâce à l’action d’une magnique pléiade d’évêques réformateurs, au rmament de laquelle brille d’un éclat singulier, saint Alexandre Sauli, évêque d’Aleria. Après une interruption d’un demi-siècle, l’activité franciscaine va repartir en force. Le dernier couvent avait été fondé en 1547, celui de la Serra à Zuani. Celui d’Istria à Petreto en 1602, marque la reprise des fondations. Le signal de la réaction franciscaine, assez souvent passé sous silence par les historiens, fut donné par saint Charles Borromée, agissant non en tant qu’archevêque de Milan, mais comme cardinal-protecteur de l’ordre, lors du chapitre général qu’il avait convoqué au monastère della Pace à Milan. Il n’est pas sans intérêt de savoir que la Corse a bénécié de façon privilégiée de l’œuvre pastorale de saint Charles. Alexandre Sauli, évêque d’Aleria, était son théologien et son confesseur, Nicolao Mascardi, évêque de Mariana, l’un de ses vicaires généraux. Cette vitalité nouvelle des ls de saint François, va se manifester en Corse par vingt-neuf fondations nouvelles, avec une tendance très nette à la rigueur. À onze fondations de l’Observance correspondent onze de Capucins, qui non sans


LES COUVENTS FRANCISCAINS , LIEUX STRATÉGIQUES D ’ ÉVANGÉLISATION

mal se détacheront de la province de Gênes. En 1619, affranchis de l’Observance, ils sont érigés en province autonome. Les Riformati, regroupés sous l’autorité directe du général de l’Observance, aspiraient à une plus grande rigueur. Leur programme consistait à se conformer à la règle primitive avec beaucoup d’austérité dans la pratique de la pauvreté, de la pénitence, de la prière liturgique et de la méditation. Ils subordonnaient la préparation intellectuelle à la préparation spirituelle en vue de l’apostolat, par la pratique exigeante de toutes les vertus. Les Riformati s’implantent donc en Corse en 1600 au couvent d’Oletta d’abord. L’Observance leur cède sept couvents et sept autres seront construits : le premier à Murato en 1615 et le dernier dans le Niolo en 1664, soit douze ans après la mémorable mission des Lazaristes en 1652. Cette fondation, avec bien d’autres, a valeur d’exemple. À la suite d’une très longue vacance du siège épiscopal d’Aleria qui durait depuis six ans, le diocèse était divisé en deux factions rivales. Il n’était plus gouverné et dans le Niolo, la paix civile était aussi compromise que la paix religieuse. Les Riformati y installent donc un de ces points stratégiques de l’évangélisation dont les bienfaits se feront sentir deux siècles durant. Érigés en custodie, les Riformati se séparent de la province-mère en 1639. La dernière fondation de la réforme tridentine aura lieu en 1714 : le couvent Saint-Antoine d’Olmeto, par les Capucins. Cette dernière fondation donne à penser. QUELQUES REMARQUES SUR LES IMPLANTATIONS DES COUVENTS

Les implantations des couvents franciscains en Corse appellent quelques remarques. 1°. Il n’y eut jamais de Conventuels en Corse. Si parfois ils sont mentionnés, dans l’une ou l’autre pièce d’archives, il ne faut pas se laisser abuser, car il s’agit en fait de Capucins qui, un temps, furent soumis à l’autorité des Conventuels. 2°. La répartition entre le Deçà et le Delà des Monts devrait être interprétée selon les estimations démographiques correspondant aux différentes époques de fondations, bien que ne doive pas être négligée la force d’inertie des féodaux. On remarquera également la concentration importante dans cette sorte de triangle sacré constitué par le Cap Corse, le Nebbio et la Balagne. Enn il est bon de noter que la répartition par diocèse n’a aucune signication particulière. 3°. Les obédiences les plus austères se sont implantées essentiellement dans le Delà. Dans la Terra dei Signori, on ne compte que deux couvents de Capucins, et encore l’un d’eux, celui d’Ajaccio est en milieu urbain, et l’autre, Olmeto, est de fondation tardive. Le refus d’installation des Capucins à Sartène est lié à une question de périmètre de quête, ofciellement du moins, mais dans la Terra dei

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Signori sait-on jamais ! Quant aux Riformati on les trouve exclusivement dans le Delà. Le Delà est plus religieux, c’est un fait. Ce qui ne veut pas dire moins difcile. Les populations du Nord avaient-elles de plus grandes exigences spirituelles et morales et les populations du Sud moins de liberté d’action du fait de seigneurs qui redoutaient la prédication franciscaine ? La question est posée. 4°. Les lieux d’implantation des couvents furent décidés siècle après siècle par certaines commodités, nécessités ou urgences pastorales. Ce fut le cas des lieux de passage comme Girolato, Nonza, Bilia, Alesani, Calvi, Bonifacio, etc., qui constituaient autant de carrefours dans la circulation des personnes et l’échange des biens vers l’intérieur. Pour répondre à des urgences pastorales, on peut signaler Alziprato, Niolo, Fiumorbo, Verde, Olmeto, dont les populations étaient traditionnellement considérées comme particulièrement violentes ou difciles. 5°. Ces lieux stratégiques de l’évangélisation peuvent être comparés à ceux établis ailleurs par les chanoines réguliers, lors de la réforme grégorienne au XIIe siècle. Plus près de nous, lorsque Mgr Casanelli d’Istria entreprit la restauration religieuse, il suscita des fondations en des lieux soigneusement repérés, qu’il s’agisse de couvents ou d’écoles conées aux Frères des écoles chrétiennes, aux Sœurs de Saint-Joseph de Lyon ou aux Filles de Marie. MÉTHODES D’ÉVANGÉLISATION

C’est donc à partir de ces lieux stratégiques que va se faire l’évangélisation de la Corse, selon des méthodes qui ont donné leurs preuves en ce pays. En tout premier lieu, la méthode que tout le monde connaît : la prédication extraordinaire sous forme de missions paroissiales, de neuvaines préparatoires à telle ou telle fête. Les missions étaient parfois suivies de retentissantes réconciliations entre ennemis, et par-devant le notaire, des traités de paix sont signés. L’exemple le plus ancien qui nous ait été transmis par les chroniqueurs, est celui qui eut pour théâtre Loreto di Casinca lors du jubilé de 1480. Mais surtout, il y avait ce que l’on a appelé le sermo pedestris, la prédication ambulante, celle que l’on faisait à pied, en se rendant de maison en maison, et qui avait lieu chaque jour, à l’occasion de la quête. N’oublions pas, en effet, que nos Franciscains étaient des mendiants. Fratri di San Francesco Mendicanti, ainsi se nommaient-ils eux-mêmes. Que disaient-ils ? Pas de grands discours académiques, pas de hautes spéculations théologiques, mais des choses simples, au moyen, par exemple, de ce qu’on pourrait appeler une Franceschina corsa. La Franceschina est le nom qui fut donné par les contemporains à l’œuvre populaire de Jacop Oddi, Specchio dell’ Ordine dei Minori, divisée en treize livres, à l’exemple des treize glorieux compagnons de saint François. L’auteur met en relief dans la personne des saints, non pas le côté humain, mais le prol spirituel, laissant de côté tout ce qui pourrait atténuer la perfection des héros.


LES COUVENTS FRANCISCAINS , LIEUX STRATÉGIQUES D ’ ÉVANGÉLISATION

Une Franceschina corsa a bien existé. Nous la trouvons rapportée dans la Istoria seraca della Provincia Osservante di Corsica, de Pietro della Rocca di Rostino. Plus près de nous, nous la retrouvons dans la vie de Francesco de Maleciis, publiée en 1907 par padre Francescu-Maria Paolini de Calenzana. Le but de ces auteurs était de proposer des modèles de vertu en la personne de ces pieux imitateurs du Christ qui furent les meilleurs parmi les Franciscains de Corse. Les Capucins et les Riformati eurent aussi leur Franceschina, il n’est qu’à rappeler le souvenir de Giustinu de Lota ou Bernardinu de Calenzana. Au service de 1’évangélisation permanente vinrent s’ajouter des organismes structurés et codifiés. Au premier rang, il convient de placer le tiers ordre – U Curdone, comme on disait – dont l’inuence au sein des familles est loin d’être négligeable. Il faut ajouter les confréries, dont on oublie trop souvent les origines franciscaines. Elles intervenaient comme élément régulateur des communautés rurales, sur les plans moral et social, voire en certains cas, sur le plan économique. Ces différentes méthodes d’évangélisation ont eu le mérite non négligeable d’assurer à la Corse une stabilité globale dans le maintien de la foi. Stabilité établie sur les fondements mêmes de la spiritualité franciscaine. Spiritualité qui a donné naissance à une piété populaire dont les harmoniques franciscaines sont indéniables. C’est donc à une réexion fondamentale de théologie pastorale concernant la fonction enseignement de 1’Église, que nous avons été conduits, sur fond historique franciscain et corse à la fois. Les lieux stratégiques de l’évangélisation, tels que nous avons tenté de les situer dans le temps, nous renvoient au dixième lieu théologique de Melchior Cano. Les données de l’histoire et des traditions des hommes en Corse constituent des sources auprès desquelles une réexion pastorale pour notre temps peut allerchercher des thèmes dont elle se nourrira pour déterminer les lieux stratégiques dans ce pays à la veille du troisième millénaire. Comme nos lointains prédécesseurs, nous pourrions peut-être acquérir une meilleure intelligence de ce que doit être l’évangélisation. L’intention poursuivie ici, n’est pas de donner des recettes et encore moins d’élaborer un art supérieur de la controverse, ce en quoi ont versé les lieux théologiques à l’heure de la réforme. Il ne s’agit donc pas de relever ce qui dans le passé aurait dû être fait ou dans le présent devrait être fait, en telles circonstances données. Il s’agit en fait de contribuer de façon désintéressée et non normative, à l’élaboration d’une science d’évangélisation à proprement parler. Cette tâche incombe aux responsables de la pastorale et à ses parties prenantes, clercs et laïcs, religieux aussi, principalement nos frères franciscains, comme ils se sont efforcés de le faire en ce huitième centenaire de la naissance de leur patriarche, dans leurs journées de Sartène.

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Aux uns et aux autres, il appartient de reprendre pour elle-même la question des sources du savoir et de l’élaboration théologique en pastorale, en fonction des nouveaux équilibres religieux qui se cherchent en Corse. Ces équilibres nouveaux sont à découvrir à travers l’importance attachée de nos jours à la notion de « peuple de Dieu » si chère aux frères mineurs. Ainsi pourra être remis en valeur le sensus Ecclesiæ, ce sens de l’Église qui a marqué – et ce fut son honneur – l’ordre franciscain tout entier.


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Les missions Jésuites en Corse au XVIIe siècle.

Aspects méconnus de l’histoire religieuse insulaire1

Lorsqu’on parle des jésuites, on pense immédiatement et presque uniquement à leurs collèges, que du reste on croit exclusivement, mais faussement, ouverts aux seuls enfants des classes aisées, alors que la gratuité étant la règle, les pauvres étaient également admis. Et lorsqu’un jésuite prêche, ce ne peut être que dans une cathédrale, pour la plus grande satisfaction de la seule aristocratie. On ne les imagine pas très bien se consacrant à la prédication populaire surtout lorsqu’elle s’adresse aux gens rustres des campagnes. Il faut cependant reconnaître qu’ils se sont adonnés aux missions populaires beaucoup plus fréquemment qu’on ne le croit. Ce fut même l’essentiel de leur apostolat. Certes, nous admirons leurs missions dans les terres lointaines en Asie, au Canada ou en Amérique du Sud. Leurs Lettres édiantes nous ont enchantés, tout comme les exploits de saint Francois-Xavier en Inde et au Japon, ou du père Ricci en Chine. JÉSUITES MISSIONNAIRES POPULAIRES

Sur leurs missions populaires dans notre vieille Europe, on a écrit peu de choses, si ce n’est P. Armando Guidetti qui dans Le missioni popolari révéla récemment cet aspect de l’apostolat jésuite. Pour la Corse, mise à part la mémorable mission Landini, on ne relevait que quelques lignes. Aucun travail de fond ne fut jamais entrepris. Pourtant les matériaux, ne manquent point, encore fallait-il aller les chercher. C’est maintenant chose faite. Les archives des provinces jésuites de Turin et de Milan ont été enn explorées par le P. Puntel et moi-même, tandis que le père André-Marie microlmait à Gênes celles de l’Archivio di Stato. L’ensemble est consultable auprès de Franciscorsa et de la résidence des Jésuites à Bastia et des archives diocésaines à Ajaccio.

1. In Les Jésuites en Corse, Bastia, 1992, p. 85-98.


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LE PÈRE SILVESTRO LANDINI

La mission que donna le père Silvestro Landini en 1553-1554 est bien connue. Le récit, rapporté en forme d’épopée par le père Daniele Bartoli, historien de la Compagnie de Jésus, a été bien souvent réédité. Cependant, rien ne nous a été dit de la personnalité de cet étonnant personnage. D’aspect maladif, il était dépourvu de ces forces physiques que l’on aime habituellement rencontrer chez les missionnaires populaires dont la voix tonitruante et la carrure athlétique ravissaient les foules. À force de crier contre le péché, la voix de Landini était tellement cassée qu’il en avait contracté un enrouement chronique. Travailleur infatigable, d’une conduite inexible toute faite de rigueur et de rectitude, il était impitoyable quand il tonnait contre les vices, mais dur avec lui-même. Son austérité nous déconcerte aujourd’hui. Sa nourriture très spartiate, était composée, à midi d’un pain d’orge et d’une assiettée de soupe, et le soir d’une simple salade assaisonnée Dieu sait comment. Il dormait peu et à même le sol. Sa vie ne fut qu’une accumulation de travaux, de fatigues et de sueurs. LE SECRET DE LA PRÉDICATION DES JÉSUITES

Cependant, ce n’est pas seulement dans ce portrait, vu de l’extérieur, que réside l’originalité de ce prédicateur, mais bien dans la nouveauté. Il est le premier à avoir su mettre à la portée des gens les plus rustres, les Exercices spirituels de saint Ignace, présentés par le père Joseph Thomas comme étant « le secret des Jésuites ». Les Exercices spirituels sont l’âme même de toute leur action qui est d’être à la fois apostolique et réformatrice. Il s’en dégage une spiritualité que l’on peut dénir comme un service de Dieu. À l’image de son auteur, cette spiritualité est volontaire et non volontariste. Une spiritualité qui ne nous demande pas de prendre des résolutions mais d’être résolus dans le combat spirituel contre soimême, tant il est vrai – et tous les prédicateurs jésuites vous le diront – que les résolutions sont faites pour ne pas être tenues. Toute la pédagogie des Jésuites dans leur formation comme dans leurs collèges et leur prédication, réside dans l’apprentissage de l’esprit de décision. Landini eut le génie de transformer le genre littéraire des méditations de saint Ignace en prédications populaires. D’un instrument à usage individuel, il sut faire un instrument à l’usage de tous les dèles d’un village ou d’une région. Pour lui, toute réforme spirituelle individuelle doit devenir collective et communautaire. Pouvait-il en être autrement dans une Corse où nos communes actuelles s’appelaient communautés, comunità, ou encore università, pour bien marquer que la totalité des personnes qui vivent sur son territoire sont solidairement concernées, ce qui ne va pas sans lutter contre toutes les exclusives. En vertu d’un vieux principe philosophique selon lequel il n’y a pas d’intériorité pure, toute intériorité n’a de véritable existence que si elle se fait projection sociale et visible. Pour Landini, toute conversion intérieure personnelle doit avoir des répercussions sur la manière de vivre ensemble au sein des communautés villageoises. Cette tâche, si ardue soit-elle, ne peut être menée à bien si elle n’est


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accompagnée d’une formation des consciences – où nous retrouvons l’apprentissage de l’esprit de décision – ce qui exige en tout premier lieu de lutter contre l’ignorance religieuse. C’était du reste la grande préoccupation de saint Ignace comme de Landini. An d’assurer la persévérance étaient préconisés trois moyens spirituels tenus en très grand honneur dans la Compagnie de Jésus : la prière, la pratique des sacrements, les dévotions comme le rosaire et la pratique de bonnes œuvres. Il ne s’agit donc plus de prendre des résolutions, mais d’être résolus. Car en dénitive, c’est ça la persévérance. Cependant la méthode Landini ne se limite pas à des conseils « pieux », entendons inefcaces, elle s’étend au souci de faire déboucher le spirituel sur des aspects socio-religieux : secours aux pauvres, aux malades, aux prisonniers et par-dessus tout l’extinction des inimitiés. Pour y mettre un terme, il préconisait toute une série de mesures visant à rétablir et maintenir une paix durable entre les familles et parmi les villageois. La conclusion à toute cette activité fut le souci permanent de participer à la formation apostolique des prêtres, en leur rappelant sans cesse, par la parole et par l’exemple, leurs devoirs de pasteurs. Pour avoir si bien su concrétiser un aussi vaste programme, Landini a laissé à la postérité le portrait classique du missionnaire populaire des temps modernes. Sa mort à Bastia en 1554, précéda de peu les guerres de Sampiero, qui virent la ruine de son œuvre missionnaire. Il fallut attendre 1569 pour que la réforme doctrinale et morale, élaborée au concile de Trente, fut entreprise en Corse par une pléiade d’évêques remarquables, au premier rang desquels brille en zèle apostolique et science saint Alexandre Sauli, évêque d’Aleria. Ses nombreuses démarches et son opiniâtreté pour installer les Jésuites à demeure dans l’île, aboutirent enn à la fondation des collèges de Bastia (1606), et d’Ajaccio (1617). Entre-temps, des pères venus d’Italie donnaient quelques missions. L’ORGANISATION DES MISSIONS AU XVIIe SIÈCLE

Le généralat du père Claudio Acquaviva (1581-1615) et celui de son successeur, le père Mutio Vitelleschi (1615-1645), marquent vraiment l’âge d’or de la Compagnie. Les initiatives, en vue de développer les missions populaires furent considérables. Dans ses lettres sur les missions, Acquaviva demandait qu’il y eût dans chaque résidence, au moins huit religieux, six prêtres et deux frères coadjuteurs. Quatre d’entre eux iraient missionner par groupes de deux. Lorsqu’ils reviendraient à la résidence, quatre autres partiraient à leur tour. On notera que, nonobstant les fondations de collèges, il y eut sous Acquaviva cent vingt-trois résidences de missionnaires. Les pères des collèges eux-mêmes y allaient également deux par deux, pendant les vacances scolaires. Après Acquaviva et Vitelleschi, une impulsion nouvelle fut donnée aux missions par Caraffa (16461649). Ses lettres concernant les missions populaires furent les dernières envoyées à l’ensemble de la Compagnie. Désormais un préfet sera nommé à cet effet dans chaque province. La doctrine d’Acquaviva, en plus de ses lettres, fut diffusée

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sous la forme d’une Instruction sur la méthode missionnaire. En quinze points, ici résumés, il mettait en forme ce que Landini avait éprouvé : – Le but premier de la mission c’est la lutte contre l’ignorance religieuse ; – Lorsque le lieu où ils vont aller missionner leur a été désigné, ils doivent préparer leur déplacement, leur arrivée et l’organisation de leur séjour ; – Sur place, les missionnaires s’informeront de l’état spirituel, moral, social et physique de la population ; – Au vu de cet état, ils procéderont aux confessions, aux réconciliations et à la distribution d’aumônes aux plus nécessiteux. – L’instruction religieuse sera dispensée pendant une heure environ, aux femmes et aux enfants d’une part, aux hommes d’autre part ; – La prédication pendant la messe, portera sur l’Évangile du jour. Elle sera brève, c’est-à-dire, une demi-heure, pas plus ; – Les missionnaires veilleront à la formation du clergé ; – Sans vouloir empiéter sur des prérogatives qui ne sont pas les leurs, ils rédigeront notes et observations à l’intention des évêques ; – Enn, pour le maintien des bienfaits reçus sur les plans spirituel, moral et social, on pourvoira, là où elles n’existeraient pas, à la fondation de confréries : Saint-Sacrement, Saint-Nom de Jésus, Rosaire et Doctrine chrétienne pour assurer la catéchèse. LES MISSIONS DE CORSE

À l’aube du XVIIe siècle, le Pape Clément VIII demanda au père Acquaviva de choisir un de ses meilleurs sujets pour parfaire la réforme catholique en Corse. Fut choisi le père Gasparo Paraninfo. Âgé de 46 ans, né à Naro en Sicile, jésuite depuis 26 ans, il missionna d’abord en Sicile et à Naples, puis fonda un collège et un couvent pour lles repenties. Est-ce pour être né l’année même de la mort de Landini qu’il débarqua en Corse, comme lui fut porteur d’un bref pontical avec le titre de réformateur ? En tout cas, les historiens de la Compagnie de Jésus rapportent qu’en deux ans, il renouvela la geste de Landini. Puis il fut à nouveau affecté aux missions de Sicile où, pendant vingt-deux ans, il œuvra jusqu’à sa mort. À la suite de ces missions demandées par le Pape furent fondés les deux collèges qui, en dehors de leurs activités propres, assurèrent avec bonheur l’un de leurs ministères le plus actif, celui des missions populaires. Le plus remarquable de ces nouveaux missionnaires fut le père Agostino Gonfalonieri, premier supérieur du collège de Bastia, qui parcourut avec grand fruit, tout le territoire du Deçà des Monts. Un événement important, survenu en 1614, est rapporté par Rostini dans ses mémoires. Les Nobles-Douze, frappés par la recrudescence des homicides, sollicitent la Sérénissime République d’ordonner le retrait des armes qui sont aux mains de la population de l’Île. Le père jésuite Murati sert d’intermédiaire.


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La République rechigne à cause des revenus que procurent les patentes de port d’armes. Elle nit par accepter, en échange d’un impôt spécial. Pour faire déposer les armes volontairement, on t appel aux Jésuites. Pendant leurs missions, ils démontrèrent les malheurs innis engendrés par la possession des armes. Et Rostini de conclure : « Quatre missionnaires jésuites, avec la seule prédication évangélique ont désarmé l’île entière ce que, au dire des Génois eux-mêmes, aucune force au monde ne pouvait résoudre. » Le fonds du Civile Governatore conserve un document relatant l’intervention d’un père Giacinto Morati, pour la signature d’un traité de paix, le 15 octobre 1698. Au XVIIIe siècle, un ofcier français, Jaussin, voit ces missionnaires « qui allaient prêcher dans toute la Corse conformément à ce qui était pratiqué par les pères de la Compagnie de Jésus ». INSTITUTIONS DES MISSIONNAIRES DIOCÉSAINS

Il est à retenir qu’ils ne partaient jamais en mission de leur propre mouvement, ni dans les villages de leur choix. Ils ne s’y rendaient qu’à la demande formelle des évêques et agissaient selon les instructions qu’ils recevaient à ce sujet. Ainsi savons-nous qu’en 1617, deux pères furent envoyés par le père Argenti, provincial, à la demande de l’évêque de Nebbio, là où il le jugerait utile. La réserve dont ils ne se sont jamais départis, ils la manifestaient encore lorsque leur utilité en missions pouvait paraître superue, eu égard au fait que, désormais, elles pouvaient être assurées par des prêtres diocésains formés à cet effet. C’est ce que demandait le père Visconti qui, en avril 1680, écrivait : Bien qu’à l’heure actuelle il y ait en Corse des prêtres missionnaires qu’ils [les pères] ne laissent point passer d’occasion d’aller quelquefois en mission à travers l’île quand cela nous est demandé ou si l’on voit que cela puisse être agréable aux évêques. Mais on devra faire attention de ne pas se rendre en des lieux où, pour la même raison, se trouveraient des prêtres missionnaires.

L’existence de ces missionnaires diocésains est mal connue. À peine savons-nous que l’évêque de Sagone en envoya quelques-uns auprès des bergers du Filosorma. À titre individuel on a pu sauver quelques témoignages sur Don Jean-Marc Luigi, l’illustre converti de saint Théophile de Corte. UNE MISSION À BARRETALI ET CANARI

À partir du généralat du père Caraffa (1646-1649) les relazioni des missions populaires se sont multipliées, et les archives de la Compagnie renferment une mine inépuisable. De cette masse considérable, j’en ai extrait une seule. Elle relate la mission qui eut lieu dans les paroisses de Barretali et Canari, au diocèse de Nebbio, alors que le père Giacomo Maria Gritta était supérieur du collège de Bastia. Elle n’est pas datée, mais certains renseignements permettent de la situer

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sous l’épiscopat de Mgr Giovanni Mascardi (1621-1646), peut-être en 1638 : départ de Bastia le mercredi 1er juin, retour à Bastia le mardi 14 juin. LA MISE EN ROUTE

C’est donc à la demande de l’évêque de Nebbio qu’ils se mirent en route, bien que le règlement ne prévît les missions qu’au mois de mai, avant que ne viennent les chaleurs. Mgr Mascardi leur t préparer des chevaux pour franchir les vingtcinq milles à parcourir. Mais les bons pères refusèrent. Ils voulaient, ne serait-ce que pour l’exemple, entreprendre ce déplacement, à la manière des apôtres, c’està-dire une partie par mer, une partie à pied bien que cet itinéraire fût plus long que celui qui leur était proposé par le col de Teghime, Barbaggio, Patrimonio et Nonza. L’évêque de Mariana les t conduire par sa gondole personnelle jusqu’au mouillage de Santa Severa. Puis ils gravirent la montagne sous un soleil tantôt découvert, tantôt voilé, pour arriver à Barretali à onze heures du soir. Le soir même de leur arrivée, ils font sonner la cloche pour rassembler la population à l’église an d’y réciter les litanies de la Sainte Vierge pour lui demander de tout cœur d’être leur protectrice dans l’heureux déroulement de la mission. Au moment de les renvoyer, les missionnaires leur demandent d’avertir parents et voisins pour que, dès le lendemain jeudi, ils soient de bonne heure à l’église an d’écouter la proclamation de l’indulgence plénière accordée à la mission. Le jeudi 2 juin, les admonitions adressées après la messe visent à les persuader de l’inestimable trésor qui peut résulter de la mission. À partir de là, on peut suivre point par point, et avec une grande régularité, le déroulement de la méthode Acquaviva. Les confessions commencent par celle d’un bon vieillard de quatre-vingt-dix ans. Il voulait se préparer à une pieuse mort par une confession générale. Toute sa vie, il eut une très grande dévotion envers la « très grande Mère de Dieu ». Il fut d’une très grande générosité envers les pauvres. Le vendredi 3 juin, les pères se rendent de bon matin à Minerbio où ils eurent à réformer certaines déviations concernant la doctrine chrétienne, parmi lesquelles ils relèvent « les invocations au démon ». Dans les constitutions de Mgr Castagnola, évêque de Nebbio (1512-1520), en lisant le chapitre consacré aux magonie, on aurait pu croire à quelque exagération de sa part, le soupçonnant même d’appliquer à son diocèse ce qu’il avait pu observer en son pays d’origine. Ce commerce avec le démon sera hélas bien constaté une semaine plus tard à Canari, lorsqu’un vieillard venu se confesser attendait les pères, animé d’un grand désir d’être délivré des mains du démon qui le tentait gravement et le poussait en permanence à se pendre de désespoir. Depuis neuf ans déjà, il vivait « en état d’excommunication », pour commettre, comme il disait, les péchés les plus divers et les plus exécrables. Ainsi pour guérir les maladies, il usait « de paroles superstitieuses et impies ». Néanmoins, il afrmait ne pas s’être lié au démon par quelque pacte que ce soit.


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De plus, lorsqu’il s’est agi « d’abus pervers » en matière de morale spéciale, on y rencontre la pratique de certains maléces pour rendre la procréation impossible, et dénoncés par Mgr Castagnola. De plus il s’accusait de quantité d’autres péchés gravissimes qui ne l’avaient toutefois pas empêché d’aller recevoir la communion. Mais la dernière fois qu’il avait communié en cet état, il lui sembla « ressentir une très ardente amme qui lui brûlait la bouche et même l’estomac », ce qui le plongea dans l’épouvante. C’est pourquoi il décida de changer de vie en priant instamment le Seigneur de lui accorder le temps et l’occasion de se confesser entièrement et d’accomplir la pénitence qui lui sera imposée pour ses gravissimes péchés. Aussi puria-t-il son âme « par une bonne confession générale toute remplie de larmes amères ». Toujours à Canari, le matin même de leur arrivée, une personne venait de décéder, l’occasion fut saisie par les prédicateurs qui, selon leurs propres termes leur permit « d’exagérer un peu l’effroi causé par ce formidable passage à meilleure vie et dont dépend toute l’éternité. Comment, dès lors, pourrait-il dormir, celui qui irait se coucher en état de péché mortel ? ». L’effet de la prédication ne se t point attendre pour que s’approchât du confessionnal, un homme qui avait grand besoin de la grâce du Seigneur Dieu. « Padre, dit-il, je désire soulager mon âme parce que je me sens pris de terreur, et si je mourrais cette nuit, j’aurais mérité une éternité dans les tourments pour avoir vécu plusieurs années dans le péché ». Au milieu de tant de désordres, déjà condamnés par l’évêque, d’une façon très ferme sans avoir pu y remédier entièrement, les pères ont pu noter « que la grâce de Dieu a fait changer les comportements […] d’autant plus que maintenant ils veulent rééchir avec des yeux grands ouverts à la lumière du ciel. […] Un grand coup a été porté à la dureté des cœurs qui contemplent trop les choses de la terre. Avec le changement des mœurs, un rayon de lumière s’est allumé par la suite grâce à l’imitation de quelques exemples d’édication. » EXEMPLES D’ÉDIFICATION

Parmi les événements dignes d’être conservés dans les mémoires à titre exemplaire, les pères en citent deux. Le premier eut lieu à Barretali le vendredi 3 juin. Tous les hommes avaient été invités à se rassembler, à vingt-trois heures, en l’oratoire de la confrérie de Santa Croce, où est vénéré avec grande dévotion un crucix très ancien et très miraculeux, les populations y accourent de tous les coins de Corse et même de terre ferme. En son honneur, on formule des vœux, mais on ne manifeste pas beaucoup de reconnaissance envers la passion de notre Rédempteur. Après l’examen de conscience, l’exhortation à faire pénitence fut reçue selon la coutume de l’époque par « une abondance de pleurs et de larmes de componction », l’assistance fut invitée à réciter la Corona delle cinque piaghe pour demander à chacune de ces plaies quelque « grâce particulière dont cette population a le plus grand besoin, plus spécialement à la plaie du côté du Christ, an qu’il nous libère de l’amour diabolique et de la haine perverse que l’on porte

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aux créatures ». Ce point si important est rappelé juste avant la bénédiction. À ce moment, il y en eut, parmi tant d’autres, qui demandèrent pardon, « non seulement à Dieu, mais aux présents et aux absents, du mauvais exemple qu’ils ont donné jusqu’à présent ». Pour terminer, tous « protestèrent, résolument et publiquement, de leur volonté d’un changement total de vie ». Le second cas, très remarquable lui aussi, fut celui de « trois ou quatre vauriens qui, de l’avis de tous sur cette terre de Canari, sont de mœurs très dissolues. Ils se sont réunis pour changer immédiatement de conduite. De fait, ils sont devenus exemplaires. En effet, ils se sont présentés, les premiers et les plus fervents, à tous les exercices de piété qui étaient proposés. Ils ont même servi de guide, et avec beaucoup de zèle, pour en convertir beaucoup d’autres. En toute vérité, on peut dire d’eux, et avec mille remerciements au Seigneur : Haec mutatio dexterae excelsi, ce changement est dû à la main du ciel. » Que dire enn, de celui-ci qui, avait sombré dans un épouvantable fatras de vices en se maintenant dans une haine mortelle envers des tiers. Non seulement il causait un tort considérable à beaucoup de gens, mais provoquait un immense scandale au sein de la confrérie. Mais voilà que pour une multitude d’autres péchés, il n’avait point accompli de pénitence, aussi en reçut-il une qui, en tout et pour tout, consistait en la récitation d’un Pater et d’un Ave Maria. De quoi il s’étonnait beaucoup. Aussi interrogea-t-il le padre sur les raisons d’une aussi faible pénitence. Il lui fut répondu que s’il ne voulait l’accomplir dans cette vie, il lui faudrait, à son désagrément, en faire une beaucoup plus lourde, dans l’autre vie. Il répliqua qu’il était prêt à accomplir n’importe quelle pénitence qui lui serait imposée. En désespoir de cause, le padre lui demanda de faire la pénitence que le Seigneur inspirera à son cœur. Le pénitent dit qu’il se sentait le courage d’aller, publiquement et généreusement, à la rencontre des deux hommes envers lesquels il maintenait une inimitié, pour leur demander pardon. De plus, il était prêt à se rendre, le matin suivant, à la confrérie de Santa Croce, pour demander publiquement pardon à tous, du scandale qu’il avait donné en troublant l’ordre et la paix de la communauté. Et comme il fut répondu qu’il n’avait qu’à le faire, il le mit à exécution et, le matin de bonne heure, il retourna pour se réconcilier. Il dit ne pas avoir dormi de la nuit, à cause du tracas que lui avait causé la pénitence aussi légère qui lui avait été imposée, alors qu’il aurait volontiers exécuté celle qu’il proposait, an de changer de vie. DE LA CONVERSION INTÉRIEURE AU SOCIO-RELIGIEUX

Si l’on veut bien retenir que, tel jour, les missionnaires ont prêché sur les trois péchés, on pressent déjà comment, au-delà de la conversion intérieure et personnelle, on débouche sur le socio-religieux. Les trois péchés, qu’est-ce à dire ? À la première semaine des Exercices spirituels, on est invité à considérer successivement le péché des anges, le péché d’Adam (ou péché originel) et les péchés actuels. Avant d’être une réalité individuelle, le péché est donc une réalité collective, étendue à l’ensemble de la création gurée par les anges, et à l’œuvre


LES MISSIONS JÉSUITES EN CORSE AU XVII e SIÈCLE

depuis les origines de l’humanité, que gure le péché d’Adam. Cette histoire du péché, c’est l’histoire de notre propre péché. Aussi la prédication invitera-t-elle l’homme pécheur à demander à Dieu de savoir reconnaître que « l’ordre est perverti », et qu’en conséquence, pour sortir de cette histoire de mort, « nous nous ordonnions droitement selon Dieu ». Ainsi l’on voit à quel point la communauté tout entière est solidaire lorsque le bon fonctionnement des relations interhumaines étant perverti, conduit à la mort. Dans un mouvement inverse, lors des réconciliations, la communauté redevient partie prenante. Les missionnaires feront prendre conscience de l’importance de cette solidarité, en l’organisant. Lorsqu’ils eurent connaissance de l’extrême pauvreté où se trouvaient les différents hameaux composant la communauté de Canari, où « en ces deux derniers mois, il y eut trente morts, dont beaucoup parmi eux, pour n’avoir pas eu de quoi se nourrir », les pères ont alors estimé opportun que la population délègue publiquement quelqu’un sous le nom de « procureur des pauvres », an qu’il puisse « recueillir des aumônes dans les hameaux. Ceci constituerait un commencement avec l’aide en l’argent envoyée, pour de semblables œuvres de charité, par une personne de terre ferme, remplie de zèle pour la gloire de Dieu et le salut du prochain ». Cette personne, par son exemple, a très opportunément réussi à stimuler les autres, tel ce riche, pour « soulager la misère présente des plus nécessiteux ». À la suite de quoi l’évêque de Nebbio publia un édit à cet effet. Il voulut y contribuer lui-même, « en envoyant une large et libérale aumône ». FIN DE LA MISSION ET RETOUR À BASTIA

C’est sur cette initiative, visant à faire prendre leurs responsabilités aux habitants, que la mission se terminait à Canari, le 12 juin. Les pères emportaient avec eux le cœur de toutes ces bonnes gens qui, « à l’occasion de ce départ manifestaient leurs sentiments en les invitant à revenir sous peu, pour leur prêcher le carême, disant que leurs prédications ne sont pas comme celles de beaucoup d’autres, car ils avaient bien compris ce par quoi avait passé leur âme. Ils bénissaient unanimement le Seigneur pour l’occasion qu’ils avaient eu d’assurer leur salut éternel. » Ils prirent donc la montagne en direction de Nonza. L’ardeur du soleil et la réverbération des rochers et de la mer voisine se faisant durement sentir, ils se mirent à prier pour le « rafraîchissement », refrigerio, des âmes du purgatoire. Lors d’une halte à Nonza, reçus par le prêtre Pietro de Nobili, ils rent leurs dévotions à « sainte Julie, splendeur et protectrice de la Corse ». De Brescia, où se trouve son corps, ils obtinrent une partie de ses reliques, grâce à l’intervention du serenissimo Gio Tomaso Raggi, « an que nous puissions les vénérer en même temps que celles que nous possédions déjà dans notre église de sainte Dévote, toutes deux patronnes de la Corse ». Le matin après la messe célébrée en l’église titulaire de sainte Julie et avoir recommandé à son intercession le salut du royaume de Corse, ils continuèrent leur voyage par mer, en direction de Patrimonio, où ils saluèrent le vicaire épiscopal. Après avoir pris quelque rafraîchissement, ils acceptèrent l’offre qui leur était faite d’un guide et d’un cheval pour porter leurs affaires. Ils furent

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reçus avec grande joie par le curé de Barbaggio dont la paroisse avait bénécié quelques mois auparavant d’une mission des pères jésuites de Bastia. Le matin du mardi 4 juin, ils atteignirent les sommets de la montagne de Barbaggio en méditant sur l’Évangile du jour qui tombait fort à propos : « Duc in altum », Conduis-nous sur les sommets. Halte au sommet, où une grande croix avait été érigée vingt et un ans plus tôt par le père Carlo Pallavicino. Après avoir admiré la très belle vue sur la mer de Ligurie d’un côté où, au loin, on apercevait la Bastia et de l’autre celle qui s’étend vers le golfe du Lion. En passant par l’église miraculeuse qui porte le nom de Madonna di Monserato, construite sur le territoire de Belgodère, et dont la dévotion fut réveillée par le frère Giacomo di Dio, ils récitèrent les litanies de la Vierge, le Te Deum et enn célébrèrent la messe dans leur église, en remerciement de tout ce qui avait été accompli durant la mission. MISSION ACCOMPLIE, CONCLUSION INATTENDUE

La relazione de la mission qui, pendant douze jours s’était déroulée à Barretali et Canari, se termine de façon tout à fait inattendue. Arrivés à point nommé, il est préférable de laisser la parole aux auteurs eux-mêmes : Pour couronner avec de nouvelles grâces, la mission que nous venions d’accomplir, il a plu à Dieu Notre Seigneur de nous offrir encore l’occasion, dans le repos de la Bastia, de conclure heureusement, avec sept hommes de la Casinca, un traité de paix longtemps désiré par l’Excellentissime Gouverneur. Eu égard aux vieilles inimitiés, de graves difcultés restaient à surmonter, ce qui, d’après les experts, paraissait humainement impossible avant un délai de dix ans. Mais à ce moment, en l’espace de quelques jours, grâce à une faveur du ciel et à la componction du cœur de celui qui était le chef, premier concerné parmi les autres, et bien que de prime abord il éprouvât des sentiments de vengeance envers ses adversaires, ceux-là même qui avaient tué son frère. Mais voilà que, dans un premier mouvement, animé d’une très amère contrition, il t une bonne confession portant sur tout le temps que durait cette haine. Ensuite, il conduisit ses compagnons à faire de même. Tous ensemble reçurent la communion avec grande dévotion dans notre église. Il restait à espérer que l’arrangement passé avec la partie adverse soit plus solidement stabilisé. Il convenait donc d’aller aux racines les plus profondes, d’aller remuer jusqu’à l’intérieur de cet esprit réconcilié avec Dieu. Pour enlever désormais toute occasion prochaine de rechute, c’est volontairement et d’un commun accord, que les deux partis se sont rendus en terre ferme, aimant plutôt vivre en paix loin de leur patrie, mais avec la grâce de Dieu, que d’être en permanence sous les armes dans leur propre village, mais avec la colère du ciel.

Au terme de cette étude sur les missions jésuites en Corse au XVIIe siècle, un thème de réexion pourrait être utilement proposé aux Corses de notre temps, sous une double forme interrogative : – Peut-on considérer que la Corse est un pays chrétien ?


LES MISSIONS JÉSUITES EN CORSE AU XVII e SIÈCLE

Peut-on considérer que cette donnée est dénitivement acquise, comme si le fait d’être chrétien était automatiquement transmissible ? En réalité, comme l’ont bien compris les évêques réformateurs et les missionnaires populaires de tous les temps, Franciscains, Jésuites, Lazaristes et plus récemment, au XIXe siècle, Oblats de Marie Immaculée, c’est à chaque génération qu’il faut réapprendre le comportement chrétien. Sans se lasser, un travail de rééducation du sens chrétien est toujours à reprendre et à poursuivre. L’étude des missions du passé ne peut qu’affermir notre foi et notre espérance dans le mystère de l’Église. Nous ne pouvons rien comprendre aux interrogations du présent sans nous référer à ce passé qui nous permet de rendre plus lucide et fervent notre acte de foi et d’espérance. Comment dénir la situation présente et les tâches qui nous incombent à l’aube du XXIe siècle, mieux que ne l’a fait un théologien contemporain ? Tâche sans cesse renouvelée par suite du renouvellement incessant des générations et des civilisations qui malgré les traditions les plus fortes refaçonne sans cesse le visage des hommes et renouvelle sans cesse l’effectif humain. Les hommes d’Église se fatiguent parfois devant cette toile de Pénélope, et les chrétiens se lassent de cet effort incessant. Le Maître de la mission, l’esprit de lumière et de force qui a pris en charge l’Église au jour de la Pentecôte ne cessa pas cependant de donner à l’institution chrétienne le goût de la marche en avant et la puissance de renouvellement, par delà les hommes mais avec leur concours irremplaçable.

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