L'or est un poison

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Du mĂŞme auteur Collection Nera Jeux de vilains, 2010 Noire Formose, 2009 Les saints et les morts, 2008


Jean-Louis Tourné

L’or est un poison



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Parfois, quand il fait beau, j’entends monter les riches. Croupe contre croupe, fanon contre fanon, ils avancent, le souffle court, dans la chaleur qui monte. Leur lente ondulation recouvre d’un blanc immaculé la rue en gradins. Trop escarpée, trop étroite, la voie qui mène au Conseil ne les épargne pas et les oblige à laisser leurs véhicules en contrebas. Les sièges confortables du Conseil leur font signe plus haut, bien plus haut. Et je les observe. Ma petite maison surplombe les gradins et, de ma fenêtre, en prenant mon petit-déjeuner, je regarde ces crânes chauves et luisants de transpiration. La rumeur monte et s’épanche. Je les entends pester contre ces fichus escaliers, contre cette route qu’ils avaient votée et qui devait éventrer la ville haute mais à laquelle la population tout entière s’est opposée. Si je tends l’oreille, j’entends l’humus des mots et, sous les mots, je sens la marche lente des bœufs. Les articulations craquent, les corps grognent. Ça grimpe, ça râle, ça craque. Les riches pestent. 7


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Puis la rumeur diminue et les riches passent. Déjà, l’éclat de leurs uniformes immaculés se ternit. Déjà arrivent leurs ombres, les gardes du corps. Ceux-là se tiennent droit et demeurent silencieux, comme des chasseurs aux aguets. Leurs têtes bougent et recherchent sans cesse l’ennemi prêt à attaquer leur précieux troupeau. Puis eux aussi disparaissent. Viennent alors les fils. Chevelus. Bruyants. Trop contents de leur bonne fortune de fils de riches. Trop impatients pour attendre la mort du père qui leur permettra, à leur tour, de siéger au Conseil. Ils se poussent du coude, se montent du col et rient trop fort. Et puis, ils passent. Ils sont partis. La vieille rue est alors rendue au silence. Les pavés craquent sous la chaleur du jour qui se lève. Un chat traverse la voie, gris et blanc, furtif comme un éclat de lumière entre les murs blanchis à la chaux. Et moi, je retourne me coucher.


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Pas ce matin. Alors que je m’en retourne vers mon lit, la porte se met à trembler sous des coups redoublés. Pas besoin de demander qui s’obstine ainsi. J’ouvre et, dans un vague grognement, je laisse entrer Ploutarchos sans même lui accorder un regard. Entendons-nous bien : chez moi, j’ai quelques souris, j’héberge une colonie de cafards. Et j’ai Ploutarchos. « Ploutarchos », ça signifie « le riche ». Il n’existe pas de nom plus inapproprié. Grand et maigre, gratifié de cheveux coiffés à la diable hésitants entre le blond et le roux, Ploutarchos promène dans la ville sa silhouette dégingandée, accompagné d’un âne centenaire ou presque qui tire une petite charrette. En plein Corinthe, Ploutarchos bloque la circulation et s’arrête où bon lui semble. Il s’époumone pour proposer l’achat de rebuts. Son butin, il doit l’apporter à des revendeurs spécialisés, je n’en sais trop rien. Toujours est-il que, pour les Corinthiens, Ploutarchos fait partie des calamités naturelles au même titre que la neige au printemps ou les orages d’été. Lorsqu’il passe, les vieilles en noir lèvent les yeux au ciel et les conducteurs se renfrognent, obligés de prendre leur mal 9


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en patience. Car Ploutarchos partage avec son âne un mauvais caractère légendaire et il a toujours été hors de question, pour l’un comme pour l’autre, de lever un pied ou un sabot face à un conducteur désagréable. Pour moi, Ploutarchos reste une énigme. Il passe partout mais personne ne l’inquiète. Et, comme il est jugé à peu près au niveau d’un cancrelat, chacun lui fait des confidences, pensant qu’il se parle surtout à lui-même. Ploutarchos récolte ainsi un incroyable butin d’informations et de ragots qu’il vient me rapporter chaque matin. Il faut dire que je suis policier. Enfin, c’est un grand mot. Disons que je fais la police dans Corinthe. Bon, je m’apprête à servir une boisson chaude à Ploutarchos lorsque je remarque son regard extraordinairement brillant. Il brûle de parler. Car aujourd’hui, la nouvelle est de taille. Aujourd’hui, les enfants Stratigis vont être assassinés.


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« Mais qu’est-ce que tu vas encore inventer ? » Ploutarchos fait le fier et retarde le moment de la révélation. Il s’appuie contre le mur qui se défait ainsi de quelques copeaux de chaux. Ploutarchos tente d’extirper la poussière blanche de sa tasse. Puis lâche : « C’est la vieille Elefthéria qui me l’a dit. – Elefthéria, la vieille pie qui habite en haut des escaliers ? J’ai attrapé son fils pour possession d’armes, il y a trois mois. – N’empêche, me répond Ploutarchos. Elle est sorcière. Elle enlève le mauvais œil. Tu as vu tous ces bouquets de basilic sur sa fenêtre ? Pour la protection. Et l’amulette avec un œil à la porte ? Pour la protection. Et le bleu des volets ? – … Pour la protection. Je vois. Bon, Qu’est-ce qu’Elefthéria Dimopoulou a bien pu te raconter sur les rejetons Stratigis ? » Ploutarchos se rapproche. Pas forcément une vision plaisante de bon matin. L’animal continue, la voix basse, avec le sourire entendu du conspirateur. « Elle les a vus en rêve. Ils baignaient dans le sang, dans des reflets d’argent. 11


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– Dans son rêve ? Les a-t-elle vus, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie ? Les riches ne viennent jamais ici. Quand pourrionsnous bien les rencontrer ? – D’accord, Elefthéria ne les connaît pas. Mais elle a reconnu la maison. Et puis, tout le monde connaît la mère. – Ah bon ? » Ploutarchos grommelle, coupé dans son élan. « Au moins, on en a entendu parler. C’est une étrangère. La Princesse. La Stratigis. Son Altesse. Voilà comment on l’appelle. On ne sait même pas son vrai nom. Elle doit se cacher. – Ou, plus simplement, son nom n’évoque rien aux gens d’ici. – Et puis, tu sais ce que les gens disent ? Elle est sorcière. Même Elefthéria en a peur. » Je croise les bras et je regarde Ploutarchos d’un air dubitatif, espérant faire passer un message, mais ce dernier insiste. « Elle a senti une présence sombre dans son rêve. Non, ne ris pas ! La Stratigis, tu ne la connais pas. Moi, si ! Je la vois quand je vais du côté de leur palais. De temps en temps, ils veulent se débarrasser de quelques affaires. Alors, je passe avec ma carriole. De sa fenêtre, elle me regarde. J’en ai la chair de poule. » Bon, rien à ajouter. Aujourd’hui, Ploutarchos a peur parce qu’une femme le regarde. Mais où va-t-on ? Je me dirige vers ma fenêtre en espérant surprendre un petit groupe de retardataires qui permettrait de détourner la conversation. Pas de chance. Les dieux sont contre moi. Voilà qu’un autre importun matinal tente d’enfoncer ma porte. Décidément, il sera dit que le monde s’est ligué contre ma première sieste ! Avec un soupir, j’ouvre d’un coup sec en prenant ma tête des mauvais jours. La lumière du petit matin est éblouissante. Reflétée par le mur d’en face, elle m’aveugle un instant et me fait pousser un juron puis je découvre mon adjoint, le petit Démosthène, un peu tremblant. Je lui fais signe d’entrer. Ploutarchos est en train de retirer de ses cheveux, avec force mimiques, le plâtre et la chaux qu’il a 12


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récoltés sur mes murs. Mon adjoint demeure un peu surpris devant ce spectacle. Je croise les bras et j’attends. Pas trop longtemps. « Alors ? – Ah oui, répond Démosthène en sursautant. Désolé de vous déranger, patron, mais un crime a été commis dans la villa, là-haut. C’est du gros. – Oui ? – Les enfants Stratigis ont été assassinés. »



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Une bâtisse de dix chambres avec salles de banquets, piscine et patio intérieur, ça vous pose un homme. Et peut-être même toute une famille. La demeure des Stratigis trône au sommet de la ville sur trois niveaux, blanche, solide et arrogante. Elle s’accroche aux rochers, en porte-à-faux sur la falaise. Elle claironne sa prouesse architecturale. Elle se montre. Et, à Corinthe, elle ne laisse personne oublier sa position spectaculaire. Accessoirement, elle a une jolie vue sur la mer. Lorsque j’arrive chez les Stratigis, il n’est pas encore huit heures mais la lumière arrache déjà des éclats violents aux énormes blocs de pierre qui surplombent la maison. Quelques chétifs arbustes ajoutent, çà et là, une note sombre qui souligne simplement la splendeur matinale. En me retournant, je découvre tout Corinthe avec sa ville haute et ses quartiers pauvres qui dévalent jusqu’au port. Et puis la mer, comme un appel au départ et à la fuite, appel jamais entendu.

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Je cligne des yeux sous un soleil implacable et cherche un peu ma respiration après l’ascension à pied. Mon corps me rappelle mon âge. Pas une once d’humidité. Et midi est encore loin ! Les curieux se pressent sur le terre-plein devant le palais mais un cordon de gardes a déjà encerclé la maison, la coupant du monde. Le petit Démosthène est à mes côtés. Il a fallu pratiquement ligoter Ploutarchos qui insistait pour nous accompagner. Alors que nous arrivons à la porte, un de mes hommes, un grand barbu nommé Socrate, vient nous rejoindre. Je le regarde simplement d’un air interrogateur et il commence son topo que j’interromps de mes questions. « Deux enfants. Garçon et fille. Deux et quatre ans. Les corps sont encore dans la chambre. On n’a touché à rien en attendant votre arrivée. – Les circonstances ? – Hier soir, les Stratigis ont organisé une grande soirée. Vers 6 heures du matin, alors que les invités faisaient leurs adieux, la gouvernante a trouvé les enfants morts dans leur chambre. Elle a immédiatement donné l’alarme. Dès l’annonce, avec les gardes, on a verrouillé le périmètre. Les invités sont ainsi retenus à l’intérieur. – Qui participait à cette fête ? – Le tout Corinthe et plus généralement toutes les fortunes grecques, patron. Toutes les grandes familles. Les Aggelopoulos, les Christodis, les Karakitsakis. Ils étaient là. Ils y sont d’ailleurs toujours depuis plusieurs heures et ils ne sont pas contents. Seuls quelques invités manquent à l’appel. Ceux qui s’étaient éclipsés tôt dans la soirée. – Ceux qui devaient participer à une session du Conseil, ce matin, je suppose. Tu relèveras leurs noms. Dis-moi, Socrate, je suppose que tous ces invités avaient un garde du corps, comme d’habitude. – Et plutôt deux ou trois qu’un seul. Il y avait plus de gardes à l’extérieur de la maison que d’invités à l’intérieur. 16


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– Je vois. Donc, qui aurait pu entrer dans la maison sans attirer l’attention ? – Personne. Avec tous ces gardes, la maison était mieux gardée qu’un coffre-fort. Et le personnel de sécurité nous a confirmé qu’une fois les portes fermées, personne n’est entré ni sorti jusqu’aux petites heures du matin. – Justement, les gardes, auraient-ils pu jouer un rôle ? – Douteux. On ne les a pas encore tous interrogés mais leurs témoignages se recoupent. – Mmh. Et, de plus, ils travaillaient pour différents employeurs. Donc, on peut faire effectivement l’hypothèse d’un criminel venant de l’intérieur. Le personnel ? – Tout le monde était aux fourneaux ou au service des invités. Aucun des employés n’a eu un instant pour souffler, ne serait-ce que pour aller respirer un peu d’air frais et, comme ils travaillaient en équipe, chacun peut témoigner de la présence des autres. – On a déjà une idée du moment de la mort ? – Les faits remontent à la nuit, durant la soirée. La rigidité cadavérique s’est déjà installée. » Donc, un meurtre d’enfants commis en pleine fête. Suspects ? Tous les gros bonnets de la ville et d’ailleurs, ainsi que le personnel de la maison. Ce qui fait beaucoup de monde. Et du beau monde. « Bon, on y va. » Nous ouvrons la lourde porte de bronze qui donne accès à la demeure.



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D’immenses salles de réception s’ouvrent en enfilade devant nous dans une débauche de marbre blanc, d’or et de statues héroïques. Les pièces baignent dans une semi-obscurité. Sur des tables serties de pierres fines, de gigantesques bouquets de fleurs, rouges ou bleus, procurent une agréable sensation de fraîcheur et d’humidité qui contraste avec le cadre aride de l’extérieur. Parmi les sculptures d’or et d’argent, circule une foule murmurante en tenue de soirée : les rescapés du banquet, emmurés dans la villa pour une fin de soirée dont ils se souviendront. Des hommes hochent la tête et s’entretiennent des meurtres ou, simplement, de leurs affaires. Certains rient, encore imprégnés des alcools nocturnes. « Plus tard. On reviendra les voir. Les enfants d’abord. » Nous attaquons un impressionnant escalier de marbre qui nous mène aux chambres.

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* ** Des murmures froids hantent la chambre aux rideaux tirés. Des odeurs de lavande et de géranium flottent encore et, sur les deux petits lits de bois, des corps lovés semblent encore rechercher la douceur du sommeil. Ici, rien n’a bougé. On dirait une chambre d’enfants sages au petit matin. Démosthène et Socrate restent sur le pas de la porte, retenant leur souffle, comme s’ils tentaient encore de préserver l’illusion. Je secoue la tête. Rien à faire. Déjà, ce n’est plus le petit matin. Déjà, les enfants sages doivent se lever. Je m’approche de la fenêtre. Je tire les rideaux. Et je regarde. Il y a du sang sur les draps. Beaucoup de sang. Les corps sont recroquevillés moins dans l’attente du sommeil que dans un dérisoire mouvement de protection. Et cette odeur de mort. Toute cette lavande, tout ce géranium, on a dû les rajouter après. Pour couvrir ce parfum écœurant, doux et putride à la fois qui fleurit sur toutes les scènes de crime. Pour rendre l’horreur convenable. L’illusion a presque fonctionné mais le soleil rend soudain toute sa vérité à la scène. Une vision obscène d’enfants morts. Et le sang et la merde, rendus à la lumière, répandent leurs vénéneuses exhalaisons. Démosthène pose un mouchoir sur sa bouche. Pas la peine de parler. Je me penche sur un lit puis sur l’autre. Égorgés ! Des enfants de deux et quatre ans ont été égorgés ! Leurs gorges s’ouvrent, béantes, encore ornées de croûtes d’un sang noir. Des mains en travers du visage semblent marquer une réaction de défense mais les corps, eux, gardent une pose de sommeil profond, d’enfants dormant sur le côté, la tête bien calée sur un oreiller de plumes. Les yeux, bleus pour l’une, bruns pour l’autre, sont vitreux et comme étonnés. 20


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Je tourne autour des lits, je cherche des indices. C’est un peu comme si mon esprit se protégeait. Il se détache de moi, fonctionne, analyse mes découvertes. Démosthène et Socrate parviennent difficilement à sortir de leur torpeur. Mais moi, je me dédouble, je fouille, je palpe tandis que quelqu’un d’autre, un autre moi-même, s’approche des enfants et leur tient la main. Rigidité, donc le meurtre a eu lieu il y a plusieurs heures, probablement au milieu de la nuit, durant la fête. Les poses semblent également indiquer un profond sommeil. Ils ont à peine bougé. Ont-ils compris ce qui leur arrivait ? En fait, ils connaissaient probablement leur meurtrier. Ils ne se sont pas méfiés. Quelqu’un qui venait les voir dans la nuit. À qui ils étaient habitués. Qui venait souvent. Pour les embrasser ? « Qu’est-ce qu’ils sont beaux, ces enfants. Une peau mate, des cheveux clairs. Ils ont l’air si tendres, tous les deux. » Ont-ils été assassinés par quelqu’un de leur entourage ? Qui pourrait faire cela à des enfants si petits ? Je m’égare. Respire un grand coup. On se recentre. Qui avait accès à la chambre ? Qui pouvait faire partie des familiers ? « Regarde. Ils ont des cheveux bouclés. Il faut les réveiller. Ils vont être en retard pour leur déjeuner. » Sur les blessures, des éclats sombres. Je touche du bout des doigts. Du métal. Ductile et noir. Du métal qui s’est rapidement oxydé au contact du sang. Du métal mou. De l’argent ? De l’argent sur l’entaille ? Les enfants auraient porté un bijou d’argent qui leur aurait été dérobé ? Peut-être la cause du meurtre. Non. Ils avaient encore l’argent autour du cou lorsque la gorge a été tranchée puisque des copeaux sont restés accrochés à la blessure. Aucun voleur n’aurait pris le risque de gâcher le butin avec le sang des victimes. 21


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« Écoute. Il y a des murmures dans cette chambre. Des bouches parlent et révèlent des secrets. Tends l’oreille. La vérité est là. Juste sous les mots de tous les jours. Enlève la gangue des jours. Écoute les enfants. » Ne pas écouter. Ne pas entendre ma voix. Non, il n’y avait pas de bijou en argent. Et ce n’est pas le motif du meurtre, non plus. L’argent venait d’ailleurs. De l’arme. L’arme qui les tuait. Un couteau d’argent. On les a assassinés à l’aide d’un couteau d’argent. Où trouve-t-on des couteaux d’argent ? « Regarde, mais regarde donc ! C’est toute l’innocence, toute la fraîcheur du monde que tu as devant toi. Ils dormaient face à face. Peut-être se tenaient-ils par la main dans leur sommeil. Regarde-les. Une dernière fois. Ne les oublie pas. » Je me redresse. Je respire un grand coup et je sors de la pièce, suivi de mes adjoints. Le tout n’a pas duré plus de dix minutes. Nous n’avons pas prononcé un mot.


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Démosthène est blême, il tremble un peu. Mais nous n’aurons pas le temps de nous apitoyer. Autour de nous règne la plus grande confusion. Alors que la maison nous avait accueillis dans un silence inquiet, voilà maintenant une troupe de servantes qui court en tous sens. L’une d’entre elles s’arrête, un instant, devant une femme de chambre qui vient d’apparaître sur le palier et que le tumulte a intrigué. « Madame est en rage ! Madame est en rage ! » lui crie-t-elle et elle se remet à courir, sans doute vers les appartements de ses maîtres. Nous lui emboîtons le pas pour déboucher dans une autre aile du bâtiment. Des cris nous parviennent, des hurlements et des gémissements rauques. Nous atteignons un vaste salon au centre duquel une femme à genoux presse son ventre en hurlant de douleur. Elle est couverte de bijoux qui scintillent à chacun de ses mouvements. Elle porte une robe de soirée très échancrée. Elle crie et pleure en même temps. Une servante l’enserre de ses bras et tente de la calmer. Autour d’elles, le sol est jonché d’éclats de verre et de poteries. 23


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Les femmes qui viennent de nous rejoindre regardent ce spectacle, les bras ballants, ne sachant quelle conduite adopter. Leur maîtresse continue de hurler. C’est une grande femme, noire de peau. Les yeux hagards, elle tente de saisir des tessons de bouteille pour les frotter contre sa peau. Mais alors que je m’avance pour essayer de la calmer, un homme arrive en courant. J’ai juste le temps d’apercevoir sa haute stature et sa chevelure sombre. La femme l’a vu, elle aussi. Tout son visage se convulse en un rictus de haine. D’un bond, elle se lève et court vers lui. Puis elle commence à le frapper de ses deux poings. Sa voix feule. Je ne comprends pas les mots qu’elle jette et crache au visage de l’homme. Celui-ci ne réagit pas et laisse la femme le frapper puis, soudain, il l’étreint, très fort, à la limite de l’étouffement. La femme résiste encore, tente de s’échapper puis finalement s’arrête. Un instant, elle se tient immobile, puis elle pose son front contre la forte poitrine de son compagnon et se met à pleurer. Une femme pleure, parée de bijoux, dans sa robe de soirée. Une femme frappe son mari et s’accroche à lui en même temps. Alors, quelqu’un ferme la porte devant nous et la scène disparaît. * ** Nous sommes dans le couloir. On entend encore des bruits, de l’autre côté de la porte. Puis c’est le silence. Mes adjoints semblent désorientés. Il faut les aider. Je dois les ramener sur terre, leur parler travail. C’est mon rôle. « Bon, je resterai le temps qu’il faudra pour rencontrer les parents. En attendant, procédons aux entretiens. La gouvernante. C’est bien elle qui a découvert les corps ? – Oui. C’est elle aussi qui a donné l’alerte. – Parfait. Je vais la voir. » 24


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Ils paraissent soulagÊs et s’en vont interroger les gardes. Moi, je respire lentement. Je tente de reprendre mes esprits avant de me diriger vers mon premier interrogatoire.



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En vingt ans de carrière, je n’ai jamais eu affaire à la haute société. Mon lot est le menu fretin, les gens comme moi qui tentent de joindre les deux bouts. Les gens de rien tuent parce qu’ils ont faim, parce qu’ils aiment ou simplement parce qu’ils en ont assez. Chez les riches, on ne se tue pas, semble-t-il, on ne meurt pas non plus. Bref, je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer une nourrice. J’imaginais que la fonction exigeait une petite femme courtaude, à la poitrine généreuse et au sourire maternel. Celle qui me reçoit est une petite personne maigre et effrayée. Son visage est barré de rides profondes. Eleni Sartoris a ramassé ses cheveux bruns en un chignon propret. Elle a des mains fines qu’elle tord nerveusement en attendant mes questions. Sa chambre, comme le reste de la demeure, témoigne d’un luxe un peu ostentatoire, dans lequel cette femme paraît déplacée. Plafonds hauts. Meubles de noyer ciré. Miroir doré. Le seul détail incongru est le pot de fromage de chèvre posé sur la commode. La pâte commence déjà à fondre dans la chaleur qui monte. « À quelle heure avez-vous trouvé les enfants ? » La femme en face de moi vient de sursauter à ma question. Elle commence une phrase, bafouille puis se reprend. 27


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« Tôt ce matin, monsieur l’Inspecteur. Je venais les réveiller avant de préparer leur petit-déjeuner. Je le prépare toujours moimême. Préparais, je veux dire. » Elle se tait un instant, les yeux dans le vague. « Quand avez-vous donné l’alerte ? – Lorsque je les ai trouvés, je n’ai pas compris. Il y avait du sang sur les draps. D’abord, j’ai cru que Dimitri avait saigné du nez puis je me suis approchée et j’ai compris. Je me suis mise à crier. J’ai couru prévenir monsieur et madame, en bas, qui raccompagnaient leurs invités. – Donc, vous n’avez touché à rien ? – Non, monsieur l’Inspecteur. Je ne suis plus rentrée dans leur chambre. Je ne veux pas y rentrer. Dites, vous n’allez pas leur faire du mal. Les ouvrir, je veux dire ? Ou quelque chose d’horrible ? – Je ne sais pas encore. Peut-être que cela ne sera pas nécessaire. Depuis combien de temps travaillez-vous pour monsieur et madame Stratigis ? – Depuis leur arrivée à Corinthe, il y a deux ans. J’exerçais avant chez monsieur Makropoulos. Un grand monsieur. Très gentil, très attentionné. Je m’occupais de sa fille. Monsieur Makropoulos adore sa fille. Il ne vit que pour elle depuis la mort de sa femme. Il y en a des qui disent qu’il n’est pas honnête. On raconte de ces choses. Mais je peux vous dire, moi, que c’est un grand seigneur. – Pourquoi êtes-vous venue travailler chez les Stratigis ? – Mais parce que monsieur Makropoulos me l’a demandé. Remarquez, il avait raison : sa fille, Glaucé, est déjà grandette et elle n’a plus besoin de moi. J’étais plus utile ici. Monsieur Makropoulos aime beaucoup monsieur et madame Stratigis. Il me demande souvent de passer le voir pour lui donner des nouvelles de la maison d’ici. Ou alors, il me passe le bonjour par monsieur Boukaris. – Boukaris ? – C’est un monsieur qui travaille pour monsieur Makropoulos. Je crois que c’est son homme de loi ou quelque chose comme cela. Il vient souvent ici. 28


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– Savez-vous pour quelle raison ? – Non, je l’ignore. Pourquoi ? Est-ce important ? » Et elle se mord les lèvres. La pauvre femme se demande si elle n’a pas trop parlé et si elle n’a pas ainsi compromis ses maîtres sans bien en comprendre la raison, d’ailleurs. Je continue la conversation et elle se détend un peu. « Et les Stratigis, sont-ils de bons patrons ? – Oh oui ! Ils sont gentils et pleins de considération. Ils sont vraiment différents de monsieur et mademoiselle Makropoulos, bien sûr. – En quel sens ? – Eh bien, ils adorent les fêtes. Tous les soirs, pratiquement, ils donnent des banquets. Alors, pour les enfants, c’est un peu perturbant. J’ai beaucoup de mal à les faire coucher tôt. Et puis, durant les banquets, toutes ces dames entrent dans leur chambre sans crier gare pour les embrasser et les border. Je n’aime pas cela car elles réveillent les enfants mais je ne peux pas non plus faire la police. Sans vouloir vous offenser, bien sûr. – Aucune offense. Et monsieur et madame Stratigis n’essaient pas de mettre un peu d’ordre ? – Oh, vous savez. Ils sont très gentils, peut-être même trop avec leurs invités. Ils sont très occupés. Et puis, ils me font confiance. Alors, c’est un peu moi qui veille à tout ce qui concerne les enfants. C’est un peu normal. – Pouvez-vous me parler d’eux ? – Je vous l’ai déjà dit, ils sont gentils. Lui, surtout. Il a toujours un mot agréable. Pour elle, c’est différent mais c’est une grande dame. – En quel sens est-ce différent ? » La nourrice se tortille sur sa chaise, visiblement mal à l’aise. « Il n’y a rien. Rien du tout. Mais elle a son caractère. De temps en temps, quand elle est mécontente, elle a des crises de rage. Et elle se met à tout casser. Notez, elle a souvent raison. Une fois, je n’avais pas suffisamment fait attention aux enfants, lors d’une 29


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pluie d’hiver, et Aphrodite avait attrapé une mauvaise grippe. Si vous saviez ce que madame m’a dit. Dans sa colère, elle a même cassé mon petit miroir. Mais, avec elle, ces crises ne durent jamais. Le lendemain, elle est même venue s’excuser et m’a donné son propre miroir, ce miroir doré que vous voyez sur le mur. Non, je n’ai rien à dire. Je les aime beaucoup. – Je vois. Et, hier soir, qui est entré dans la chambre des enfants ? Combien d’invités y ont eu accès ? – Oh, toutes les dames. Je crois que certaines d’entre elles ne sont pas de bonne réputation mais je n’ose rien dire à monsieur et madame. J’essayais bien de les tenir éloignées mais elles entraient et sortaient jusqu’à je ne sais trop quelle heure. Finalement, j’ai abandonné. Comme j’étais fatiguée, je suis allée me coucher quelques heures. Si je ne l’avais pas fait, Dimitri et Aphrodite seraient encore… » Elle n’achève pas sa phrase. Son visage fait une grimace pour contenir son émotion. Eleni tord ses longues mains, encore une fois.


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Après l’escalier, je retrouve les salles de réception, toujours fraîches et parfumées. C’est un monde clos, semé de fleurs et de bijoux, bien à l’abri de la lumière de l’été. Depuis mon arrivée, l’assistance s’est considérablement renforcée. Démosthène et Socrate essaient d’endiguer un flux de femmes mûres, drapées de noir. Je lève les bras au ciel. « Mais c’est pas vrai ! J’avais demandé qu’on ne laisse entrer personne. – On sait, patron. Mais il n’y a pas moyen de les arrêter, me répond Démosthène qu’invective crûment une vieille dame à la coiffure vertigineuse. – Mmh. Et qui sont-elles ? – Les épouses. » Les légitimes se tiennent au centre de l’immense salle en une masse sombre où chatoient des bijoux d’or et d’argent. Certaines lèvent les yeux au ciel. D’autres se jettent dans les bras l’une de l’autre en évoquant la tragédie qui vient de frapper cette famille. 31


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Elles parlent vite et haut, du ton de celles qui n’ont rien à se reprocher. Leurs bracelets cliquettent et accrochent la lumière. « Mais qu’est-ce qu’elles font ici ? – Elles viennent présenter leurs condoléances, me répond Démosthène. – Leurs condoléances ? Après ce que nous venons de voir, je doute fort que les époux Stratigis soient en état de recevoir des condoléances. – Ah bon ? Je ne sais pas, patron. Lorsque Socrate et moi avons interrogé le personnel, nous avons rencontré cet homme bien habillé. L’intendant. Oui, c’est ça. Ou le chef du protocole. Enfin, quelque chose comme ça. Eh bien, il nous a dit que les Stratigis avaient décidé de procéder à la cérémonie des condoléances. » Une cérémonie, après la crise de nerfs dont nous avons été témoins ? Voyons voir. * ** L’assistance donne des signes d’impatience dans la chaleur qui monte. Les époux se sont prudemment regroupés à quelques mètres de leurs femmes. S’ils sont un peu fatigués par cette longue nuit, ils essaient toutefois de ne pas perdre contenance. Ils discutent. Ils concluent des affaires. Mais surtout, ils regardent. Ils me regardent. Je vois leur œil jaune, le tressaillement inquiet de la joue. J’ai beau ne pas connaître d’armateur, j’ai beau n’avoir jamais été invité dans le pays des riches, je sais ce qu’ils pensent. Je sens ce qu’ils complotent. Je suis dans la tête des maris. Tous ces armateurs ont passé leur vie à s’adapter aux circonstances, aux tempêtes et à la pluie. Leurs vieux réflexes reprennent le 32


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dessus. D’abord, observer. Quel parti tirer de cet environnement ? La police. La police pourrait écouter. Alors, parlons contrat et montronsleur que nous n’avons rien à nous reprocher. Mais pourquoi avoir accepté cette invitation ? Il fallait bien que ces étrangers amènent des malheurs. Nous aurions dû être plus méfiants. Mais ils étaient recommandés par Makropoulos lui-même, alors que penser ? Et puis, lui, Jason Stratigis, général d’armée, vainqueur de nombreuses campagnes militaires, couvert de l’or et des diamants ramenés de ses expéditions, Stratigis, c’est tout de même quelqu’un. Une sorte de demi-dieu dans ce pays ! Mais, tout de même, dans quel pétrin nous sommes-nous fourrés ? Et la chaleur qui commence à monter ! Et puis, là, à côté, ma femme dont j’entends déjà les invectives, une fois rentré à la maison. Et cette fille. Comment s’appelle-t-elle déjà ? Un nom avec des a, un nom étranger. Jolie fille mais, tout de même, très dérangée ! Finalement, j’aurais dû faire comme les autres et m’éclipser durant la nuit pour aller directement au Conseil. Rien ne vaut le travail. Ah, je m’en souviendrai, de cette soirée. Je me tourne vers un troisième groupe. Les jeunes filles. Jolies, très élégantes, elles sont disséminées dans la grande salle. Ces petites poupées sont parées de couleurs vives et sensuelles, corail, turquoise, vert d’eau. Mais elles gardent les bras ballants, ne sachant pas trop quoi faire d’elles-mêmes dans ces circonstances inattendues. Je les désigne du menton à Démosthène. « Elles ? me répond-il, elles étaient embauchées pour la soirée par les invités. » Ah, les hétaïres. Une petite bonne s’approche pour nous proposer des rafraîchissements. Eau, jus de fruits et même des alcools légers. « Bon, les garçons, partez interroger le personnel et les gardes. Et, ensuite, allez faire un tour de la propriété et de la maison. Voyez s’il existe des salles cachées ou des passages dans les murs d’enclos qui donneraient accès à la résidence. » 33


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Je me mets en position d’attente, bras croisés et dos au mur. J’observe les invités au banquet. Je les regarde s’observer, m’observer, s’inquiéter. Je ne m’inquiète pas. En fait, j’apprécierais ce moment. S’il n’était question d’enfants morts. Dehors, le soleil doit déjà être haut et la chaleur impitoyable. Ici, l’air demeure doux et humide mais c’est encore trop pour une assemblée habituée au traitement de luxe. L’assistance vibrionne. On s’évite ou, au contraire, on échange des commérages. On a chaud. Le ton monte, les voix se font plus aigres. Et le jour commence à peine. Une petite chose dorée rejoint alors le groupe. Cheveux blonds montés en boucles, robe lamée et parure complète de bijoux. Elle ondule et minaude, comme coulée dans de l’or liquide. Habillée comme une hétaïre, elle rejoint pourtant le groupe des légitimes. Cette fille n’était pas là durant la nuit. Elle a l’air bien trop reposé. Qui peut-elle être ? « Glaucé. La fille de Makropoulos. – Pardon ? » Intrigué par la nouvelle arrivante, je n’ai pas vu la jeune femme s’approcher. Elle est tout à côté de moi. Elle roule les r. Sa voix est chaude, légèrement cassée, et s’écoule en un débit un peu lent, vaguement indolent. La rousse me regarde d’un air moqueur. Elle est grande avec une peau de lait et des yeux couleur d’olivier. D’où vient cet oiseau de paradis ? Elle continue. « La fille de Makropoulos. La petite Glaucé. Elle est toute jeune et n’était pas invitée au banquet d’hier soir mais elle mourait d’envie d’y participer. Elle a dû flairer l’occasion de se joindre à la fête, d’une manière ou d’une autre. – Pourquoi me dites-vous cela ? » Elle a de longs cheveux lâchés sur les épaules parsemées de tâches de rousseur. Dans la lumière qui filtre, sa peau prend des reflets ambrés. Elle répand un parfum de cannelle. 34


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« Parce que vous l’observiez depuis un moment. Et parce que j’avais envie de venir vous parler. Après tout, il est rare de voir une nouvelle tête dans cette ville. Surtout un beau gars comme vous. J’ai toujours eu un faible pour les grands à cheveux bouclés. » Le sang bat à mes tempes et ma bouche est aussi sèche que la ville de Corinthe en été. « Merci. Je crois que vous avez une bonne raison de ne pas me connaître. – Ah bon ? Laquelle ? Il me semble que tous les riches ici ont été mes clients à un moment ou un autre. Et il n’y a ici que la haute société. – Ou des policiers. – Ah ? » Elle sourit nonchalamment et ne lève même pas le sourcil. « Policier. Oui et alors ? » semble-t-elle dire à sa manière indolente. Elle sait que je ne pourrai rien, absolument rien contre elle. La fille reprend. « C’est dommage. J’aurais aimé un peu de changement. Vous avez de beaux yeux verts. Ce n’est pas très courant par ici. – Votre accent non plus n’est pas très habituel. Puis-je vous demander d’où vous venez ? » Elle sourit. « C’est une enquête ? – Simple curiosité. – Du Nord. Je viens du Nord. – Nord de la mer Noire ? » Elle rit. Elle a un petit rire argentin, léger et moqueur. « Oui. D’encore plus au nord et d’une autre mer. Est-ce vrai ce que l’on raconte ? Les enfants ont été assassinés ? – Oui. Vous les aviez vus ? – Bien sûr, nous allions toutes leur dire bonsoir. Cela faisait partie du rite. Un petit câlin aux enfants. Nos clients aiment jouer au papa et à la maman. Ils peuvent ainsi rêver à la vie qu’ils 35


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auraient eue s’ils nous avaient épousées, nous et non une femme de leur haute société. Toute la nuit, nous sommes ainsi entrées et sorties de la chambre. Parfois, les clients étaient là et nous embrassaient alors dans le cou. – Devant les enfants ? En les dérangeant durant toute la soirée ? Et madame Stratigis laissait faire ? – Avec tous ces invités ? Les Stratigis avaient fort à faire. Ce sont des hôtes excellents, je peux vous le dire puisque j’ai été louée dans presque toutes les maisons de la ville. La plupart des hôtes négligent leurs invités dès qu’ils ont eux-mêmes un peu bu. Pas les Stratigis. Madame s’assure que chacun est correctement servi et elle parle à tout le monde. – Vous semblez l’apprécier. – Bien sûr, elle est un peu notre protectrice. » En disant ces mots, la jeune fille prend appui sur mon épaule et, debout dans un fragile équilibre, entreprend de retirer l’une de ses sandales puis l’autre. « Mon Dieu, j’ai mal aux pieds. » Ses cheveux caressent mon cou. Une commère la foudroie du regard. Elle n’en a cure. La jeune fille continue de sa voix lente. « Comme j’aimerais rentrer chez moi. Il faudrait que les Stratigis arrivent. Les avez-vous déjà rencontrés ? – Je les ai entrevus mais je n’ai pas pu leur parler. Je doute fort, d’ailleurs, qu’ils soient en état de venir ici recevoir les condoléances. – Ils seront là, vous verrez. Le cérémonial, d’abord et ensuite, ensuite seulement, le chagrin. C’est ainsi que la ville fonctionne. Le travail d’abord. Pas le vôtre. Le leur. D’abord les condoléances et ensuite vous parlerez. Mais si vous voulez savoir à quoi ressemble le maître de céans, regardez autour de vous. » C’est alors que je remarque les murs. Chacun est décoré de coûteuses fresques mythologiques. Dans certaines, un homme combat un taureau, dans d’autres, il commande une armée étincelante sous le regard effrayé de peuples noirs pour enfin enlever une belle jeune femme. Toujours le même homme, toujours nu. 36


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La belle rousse a suivi mon regard. « Oui. Jason. Monsieur Stratigis, comme vous l’appelez. Il adore poser nu. Je crois qu’il aime ainsi s’exhiber devant les peintres et ensuite, grâce aux fresques, devant ses invités. » Bon, rien à répondre. Les peintres ont été fidèles au modèle et c’est bien l’homme que j’ai vu courir à la rescousse de sa femme. Stratigis est remarquablement bâti, grand, avec de larges épaules, une chevelure noire très dense et des yeux bleus. La rousse se rapproche alors et me demande, d’une voix encore plus rauque : « Et que pensez-vous de son pénis ? » Je sursaute en découvrant, à mon côté, un objet qui sort du mur et que je prenais pour une patère où accrocher des manteaux. Il s’agit en fait d’un superbe sexe en marbre du plus beau réalisme avec effet de veines et de textures. Un peu interloqué, je regarde la fille qui part d’un petit rire narquois. Alors que je balaie la salle du regard, je note, à chaque mur, la même sculpture. Ce n’est plus du narcissisme, Jason Stratigis est un exhibitionniste ! La fille caresse le sexe de marbre. « Allons, ne soyez pas choqué. Ne dit-on pas que vous, les Grecs, adorez la vie ? » Elle sourit. Cette fille m’énerve. Mais je n’ai pas le temps de répondre. Un brouhaha agite l’assemblée. « J’avais raison, chuchote la rousse. Jason et la Princesse. Ils vont recevoir les condoléances du côté de la piscine. Le devoir m’appelle. Je vous laisse. » Avec un petit geste de la main, elle me tourne le dos pour rejoindre son client. Un instant, je la regarde se perdre dans la foule, désinvolte et rayonnante. Les époux font alors leur entrée et se dirigent vers le lieu des condoléances. J’ai peine à reconnaître l’homme et la femme en pleurs que j’ai surpris un instant plus tôt. Ils se tiennent maintenant très droits, visages impassibles, et fendent la foule d’un pas mécanique. Ils ne regardent rien ni personne, figés dans leur effort et aveugles à tout ce qui n’est pas leur but. 37


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Je la vois mieux, à présent. Une grande femme aux pommettes saillantes dont la robe blanche fait resplendir le noir lustré de la peau. Elle tient par le bras Jason Stratigis qui resplendit dans son uniforme d’armée, chevelure noire tombant sur les épaules. La Stratigis, une Africaine ? Après tout, c’est logique. Les campagnes de son mari se sont essentiellement déroulées en Afrique et j’avais entendu dire qu’une princesse, là-bas, l’avait favorisé dans ses entreprises. Un étrange mouvement anime la foule. Certains se rapprochent pour témoigner leur sympathie, d’autres se reculent avec une moue de réprobation, en regardant la Stratigis. Certaines épouses hochent la tête et se regardent en partageant une désapprobation silencieuse. Le couple ressemble, un instant, à une frêle embarcation prise dans des courants contraires. Doucement, sans que personne ne s’en rende compte, l’assistance se met alors à graviter autour de la Princesse. Les épouses s’approchent ou se reculent un peu à la manière de spectateurs dans un cabinet de curiosités, fascinées par ce spectacle du malheur. Le silence s’installe. La foule qui s’ouvre et se referme me montre ou me cache le couple Stratigis. La femme avance toujours, droite, digne, le visage fermé. Elle passe, sans accorder d’attention à ce qui l’entoure. Une femme qui vient de perdre ses enfants, qui soutient son mari et dont l’unique but, à présent, vaille que vaille, est de traverser cette pièce pour enfin s’asseoir et en passer par le protocole des condoléances. Une étrangère. Je comprends à présent les rumeurs qui circulent à son sujet. Magicienne, sorcière, dépensière, luxurieuse et je ne sais quoi d’autre. L’Africaine passe dans le silence. * ** 38


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Voilà. Elle a claqué la porte derrière elle. Le charme est rompu. Les conversations reprennent. J’entends deux dames à côté de moi commenter avec désapprobation le manque apparent d’émotion chez la mère. Elles semblent presque déçues, comme deux hyènes frustrées de ne pouvoir se repaître du malheur des autres. « Mais, ma chère, elle ne semble guère affectée. Moi, je sais que si une telle chose m’arrivait, je me jetterais sous un pont. » Un homme, à côté, hausse les épaules et passe la main sur son crâne chauve qui transpire. Puis le sens du cérémonial reprend le dessus. Comme s’ils avaient répété depuis longtemps une cérémonie protocolaire, les participants se regroupent par couples. Les notables avec leurs épouses légitimes. Les hétaïres ignominieusement repoussées en queue de cortège. Je vois ma belle rousse renvoyée d’un geste de la main par son client ventripotent tandis que s’approche l’épouse, aigre et dure. Les couples tentent de s’organiser et se bousculent. Des files parallèles se forment. Plusieurs colonnes se rejoignent à la porte qui mène du côté de la piscine et de la terrasse. Certaines voix s’élèvent pour protester contre des intrusions dans le cortège. Rapidement, l’ordre dégénère en chaos discordant. Le sens de la dignité et cette étrange fascination qui avaient fleuri lors du passage des Stratigis s’effacent. Le goût de la compétition resurgit. Chacun veut être le premier à présenter ses condoléances. La vie reprend. Et c’est bien dommage.


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