DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION NERA L’or est un poison, Jean-Louis Tourné, 2013 À compte d’auteur, Dan Erisa, 2013 Young trip, Jean-Pierre Arrio. Photographies de Lesia Pietri, 2012 Du texte clos à la menace infinie, 2011 Jeux de vilain, Jean-Louis Tourné, 2010 IRA irae, André Mastor, 2010 Cabrera, Paul Milleliri, 2009 Noire Formose, Jean-Louis Tourné, 2009 Palermu, Alain de Rocco & Petr’Antò Scolca, 2009 Les rochers rouges, Archange Morelli, 2009 Cosu nostru, Jean-Pierre Arrio, 2009 Le dernier tueur de l’Organisation, André Mastor, 2009 Plein Sud, Danièle Piani, 2008 Les Saints et les Morts, Jean-Louis Tourné, 2008 Carton rouge, Paul Milleliri, 2008 Petit plongeoir vers l’abîme, Kentaro Okuba & friends, 2008 Le sentier lumineux, Andria Costa, 2008 La Buse, Éliane Aubert-Colombani, 2008 Malmaison, Paul Milleliri, 2007 Nimu, Jean-Pierre Santini, 2006 Évanescence de l’hiver, Kentaro Okuba, 2006 Pace è Saluta, Paul Milleliri, 2006 Les bergers, Jean-Pierre Larminier, 2006 Isula blues, Jean-Pierre Santini, 2005 Le loup, Alexandre Dominati, 2005 Les fossoyeurs, Jean-Pierre Larminier, 2005 Dilemme, Pierre Lepidi, 2005 Corsica clandestina, Jean-Pierre Santini, 2004 Invitation au trépas, Jean-Marie Comiti, 2004 Le cerisier, Alexandre Dominati, 2004
Petr’Antò Scolca
Libecciu !
Calvi in the wind
1 Pourquoi tout est-il perdu d’avance ?
Ils sont venus au moment où je m’endormais sur le solitaire. C’est un truc comme les cacahuètes. T’en manges sans faim. T’y joues sans désir. Ils m’ont réveillé alors que je me crevais les yeux sur l’écran, à moitié abruti par ce logiciel stupide et sans raison. Tu peux faire ce que tu veux, le dix de cœur ne rencontre jamais la dame de trèfle. Jeu de con. Le service informatique m’a averti que je n’avais plus le droit de conserver des documents électroniques aussi anciens que ce jeu de con, mais moi, je n’ai pas envie de m’en débarrasser. J’y suis attaché. C’était le logiciel de mon vieux père, quand il était… Oh, et puis je n’ai pas besoin de tout vous raconter. Non. Ils sont venus, alors que j’avais bien dit, que dis-je, j’avais bien stipulé qu’il n’était pas question, sous aucune condition, de venir me déranger ce soir. Ce soir, je leur ai demandé de garder la boutique. « Je préfère que vous fassiez mal, les gars, mais surtout ne venez pas me déranger, ne venez pas me déranger. » Ce soir, c’est pas mon soir. Mais tu peux pisser dans un violon avec eux. Tu te remplirais un stradivarius de pisse qu’ils auraient toujours rien pigé. Chef, chef, qu’ils me font, avec leurs gros yeux de toutous affolés, chef, chef… 7
Libecciu !
Quand ils sont comme ça, dix fois moins amorphes que d’habitude, là je m’inquiète, je me dis qu’il y a peut-être du vilain, parce que, eux, hein, pour les bouger, il en faut. « Heu ! » j’ai fait, et j’ai levé les bras en l’air. En principe, ça les impressionne un peu. Ils me laissent tranquille. « Heu !!! » Macache. Ils z’ont pas bougé d’un pouce, Tony à gauche avec ses lunettes de faux John Lennon et de vrai strabique contrarié, Pépé à droite, avec son ventre à kro qui débordait sur la ceinture réglementaire. Ah, elles étaient jolies à voir mes troupes. « Heu, les ivrognasses », que j’ai gueulé, mais ils bougeaient toujours pas. Ou plutôt, ils ne se terraient pas dans un coin en piaillant de terreur. C’est à des petits riens comme ça, insignifiants pour un homme du commun, c’est à des détails comme ça, qu’un mec commence à comprendre qu’il est sur la pente descendante. Et quand on en est là, il n’y a plus qu’à se laisser glisser…
2 Pourquoi, hein ?
Je les ai suivis dans la vieille ville. Du moins, j’ai essayé. Dès la sortie du poste, le choc des éléments m’a projeté sur le trottoir d’en face. J’ai failli me manger l’angle de l’hôtel désaffecté, de l’autre côté de la rue. Un Relais & Châteaux qui n’a pas survécu à la récente campagne promotionnelle sur les New Maldives, les îlots artificiels qu’ils ont implantés à côté de la Crète. Tous les connards veulent y aller. Allez-y, bande de cons, laissez-moi Calvi et ses ruines éternelles !! En guise de déclaration d’amour réciproque, j’ai reçu la gifle glacée du libecciu. À en bleuir pour toujours le rose velouté et tendre de mes pommettes. Je tanguais au milieu de la rue, comme si je me tenais sur un yo-yo télescopique. Sauf que le yo-yo était manié par un géant vicelard et qu’il me faisait passer à travers un couloir de baffes fraîches. Ce n’est pas facile à dire ça, baffes fraîches, ça fait vieilles moules qui ont trop traîné dans la cassolette. Un plat traditionnel de chez nous, maintenant que la mouise est venue étendre ses grandes ailes sur le Calvi boudé qu’on n’enrichira plus. Gnia gnia gnia. Vous reprendrez bien un peu de violon, molto triste. 9
Libecciu !
Faites pas gaffe aux apartés. Quand je suis dans l’état de flip où je suis, j’ai la cervelle qui s’en va comme ça, en morceaux de mots. Heureusement, ils ne sortent pas de ma tête, personne d’autre que moi ne les entend. Ou ne les voit. Je crois. Logorrhée, psittacisme, bouffée jactante, diarrhée verbale qu’y disaient. Il y a toujours des pyss partout – non, on ne dit plus des pyss depuis longtemps, on dit des psys –, enfin, il y a toujours un tas de gars, avec des blouses qu’ont l’air toujours propres, à regarder dans tes yeux pendant que tu causes. Ça fait réfléchir. En tout cas, les z’adjoints n’y voyaient goutte. Je crois. Surtout par un soir de sarabande comme ça. Mon manteau battait sur mes jambes maladroites. Je me suis accroché à mon galurin, histoire qu’il ne plonge pas dans le port. J’avais l’impression d’avoir une planche à voile sur la tête. Manquait plus que ça pour me coller définitivement au fond du trou. Une tempête, et hop, envolée ma casquette d’officier des Douanes faisant office de capitaine de gendarmerie par intérim, perdue corps et biens dans les rues dévastées de cet enfer hurlant. Vision de cauchemar. Bonjour le rapport en huit disquettes. Dans les Douanes, c’est bien simple, vaut mieux que tu couches avec ta mère que de perdre ta casquette. Enfin je dis ça, mais en réalité, nous étions déjà en perdition. L’effilochement de l’État avait atteint le degré arachnéen de la pure inconsistance. Son pouvoir sadique ne s’exerçait plus. Les délires administratifs et les règlements implacables, les brimades illégitimes et les amendes forfaitaires, les nomenclatures perverses, les circulaires absconses, tout cela moisissait désormais dans la cave à souvenirs des ministères désaffectés. On n’en était plus à une casquette près. J’ai continué, bravement, à rebondir d’un coin de la ruelle à l’autre. Sous la porte d’entrée de la citadelle, les bourrasques passant dans l’embrasure créaient un gigantesque effet Venturi. À nous plaquer à même le pavé crasseux. On a franchi le porche monumental à quatre pattes, vils scarabées publics ayant abandonné jusqu’au dernier souffle de dignité. Vous qui rampez ici, perdez tout espoir de considération. Ce Venturi, je suis presque 10
Pourquoi, hein ?
sûr qu’il était Corse. Cent fois plus que Colomb et son omelette à la con. Quelqu’un qui invente une loi pour humilier les douaniers ne peut pas être Norvégien. WOOUUSSSHHH !!! Le bruit du vent était assourdissant dans les échos plaintifs de nos cervelles. Qui dira la poésie de la tempête, disait Ferré, le grand fauve que le vingtième siècle a déchiqueté. Lui ne se prosternait guère, mais encore un qui se promenait trop la nuit. Trop droit. Trop pur. Trop dans sa tête aussi ! L’ombre, glaciale et aveuglante, frémissait autour de nous en brusques à-coups, en poussées dures, en agressions redoutables et invisibles. Je dis nous, mais je voyais à peine mes gars. Je voyais à peine tout court. Plus rien, un black-out, une cécité brutale, un linceul noir posé sur la lune, le nérisme le plus abject qui soit. Mehr Licht qu’y geignait l’autre, le romantique, l’échevelé emperruqué par qui tout a commencé, la culture, la douleur, les bons sentiments et puis cette putain de course au bonheur. Dans la citadelle abandonnée aux hululements sauvages, les lanternes de la dernière Paolifest gavottaient au-dessus de la rue, une danse un peu mélancolique, la plupart éteintes ou en perte de phosphorescence, moignons de lueurs, lumignons tragiques de l’inconscience. C’était la pleine nuit, le rugissement du libecciu s’engouffrait dans mes oreilles, à en devenir dingue. Les terreurs d’enfance, comme des piles de courrier sur les tables d’autrefois, s’envolaient dans ma cervelle ouverte aux quatre vents. Tout autour de nous, les lauzes plongeaient, semblables aux perdreaux en automne, rasant les murailles, froides et gris-de-vert. Je me sentais perdu dans un monde délirant. En train de faire l’apprentissage du vol. À l’envers. Lorsque tu vois venir à toi le sol, de manière irrépressible. J’apprenais à chuter sens dessus dessous, tandis que tombait sur moi le gouffre noir du ciel en furie. Le délire me gagnait. Il ne fallait pas que je sorte ce soir-là, Bon Dieu. Je leur avais bien dit que ce soir non. Mais les dieux sont contre moi, depuis toujours. Je suis maudit. Je suis de la race maudite des Corses. Je me suis raccroché visuellement aux plaques luminescentes des uniformes de mes 11
Libecciu !
braves : ils me rappelaient les feux follets des vieilles légendes, sauf qu’ils étaient plutôt follettes, mes deux pauvres gars. Un officier en crise et deux subalternes en strass, très mauvaise image de marque pour l’ordre et la sécurité. Mais qu’est-ce que je pouvais y faire ? Pour le salaire de misère qu’on les paye ces gars-là, je ne pouvais pas prétendre accrocher à mes basques défraîchies des taureaux mugissants. Plus personne ne veut travailler dans ce qui reste de la fonction publique. Plus aucun pouvoir, plus aucun passe-droit. Il ne reste que la charge abrutissante et les chaussures de plomb de la procédure, l’encre noire des tampons absurdes. La dérive du régalien. On est à l’agonie. On s’estompe, on disparaît, on se fond dans le néant de la nuit. Moi et mes troupes bleuâtres dans la noirceur de cette tempête. S’ils n’avaient pas eu leur système de vêtement de nuit – moi, je ne sais plus où j’avais foutu le mien, un super-uniforme de chef, avec les galons qui brillaient et qui faisaient même sirène en cas d’urgence –, on n’y aurait rien vu. Comme le festival n’avait pas encore officiellement commencé, le maire ne payait toujours pas l’éclairage extérieur. Il avait une dette de folie avec la compagnie des éoliennes, et il attendait au maximum pour larguer ses picaillons. C’est ce que l’on appelle une gestion éclairée. Mehr licht, keine licht, oui, la licht à la niche, je t’en foutrais, moi… Chienne de nuit. On risquait de se faire piquer par les gars de la déferlante, si on restait dehors trop longtemps. C’est peut-être pas très clair pour tout le monde ce que je raconte, mais trimballé comme j’étais par un bouledogue minable et un roquet galeux, eux seuls éclairés a giorno, en flambeaux vacillants, dans cette obscure ville pleine de marches, de faux plats, de galets glissants et pervers, de calades, de mâchicoulis et de poubelles remplies de chats furieux, je n’avais pas les moyens de pondre du Sévigné. La marquise qui fait de si bons chocolats. Et puis, qu’est-ce que la clarté, sinon le bon raisonnement des connards !!! On est arrivés comme ça, pliés en deux, en quatre, en six, continuez vous-même la progression arithmétique, émiettés, 12
Pourquoi, hein ?
pointillés, dentelés par le vent qui nous filait des coups dans les côtelettes, à en briser les clavicules, une vraie roue de la torture, on est arrivés comme ça, en haut de la citadelle. La nuit, c’est encore plus sinistre que le jour. Et puis, question éclairage public, hein, comme je l’ai déjà dit, tintin. « Oh Pepé, j’y ai dit, on y voit rien dans ce bordel. – On arrive chef, on arrive. – C’est la tempête », m’a hurlé Tony dans ce qui restait de mon tympan gauche. Tony est le plus observateur des deux. On est arrivés…
3 Intermezzu (il en faut)
Il y a une chanson comme ça dans un vieux cédé d’Area, une chanson de fous. On entend un type qui court dans tous les sens, dans un lieu qui a l’air très grand et très vieux à en juger par les échos sonores que ses pas réveillent. Des échos de châteaux forts, le genre d’endroit où tu enfermes les gens pour deux cents ans, dans des cages à mouches de vingt-deux centimètres de côté. On entend le bonhomme qui souffle qui renâcle qui marmonne « Ma dove siamo ? Dove siamo ? » « Mais où sommes-nous ? Où sommes-nous ? » Et puis un cri, un cri d’agonie, une grande souffrance mais victorieuse, le genre de cri que tu pousses avant de plonger du haut du donjon, tu vois. Surtout quand t’es poursuivi par les hommes du roi. Un cri de delirium très tremens. Un delirium trepanens, pour le moins. Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça fait plus grave. Plus profond comme affection. Et puis le mec qui gueule. Comme ça. « ABBIAMO PERSO LA MEMORIA DEL QUINDICESIMO SECOLO !!!! » « NOUS AVONS PERDU LA MÉMOIRE DU QUINZIÈME SIÈCLE !! » Et puis un rire, un rire qui explose comme un obus de 38, un rire de géant. Demetrio Stratos, l’ange foudroyé, le chanteur à la gorge cancéreuse, son rire par-dessus les murailles. 15
Libecciu !
C’est un disque de fou. C’est vrai. C’est complètement fou de perdre la mémoire du quinzième siècle. C’est tellement fou que ça en paraît con. Parce que nous, à Calvi, ça fait six siècles qu’on essaie de la perdre, cette putain de mémoire. On est arrivés tout en haut de la citadelle. J’en pouvais plus. J’ai jamais marché autant depuis la fois où le petit train était en panne. C’est vous dire à quel point je suis casanier. Casernier même. Les deux autres, ils continuaient toujours leur numéro. Chef, chef. Épuisants. Des adjoints comme ça, autant être tout seul. En plus, ils savent même pas tricher correctement à la contrée. Des naves. Ils sont encore plus cons que mon vieux logiciel de solitaire. « Voilà, voilà », qu’ils m’ont fait. En me désignant quelque chose de la patte et en tressautant d’excitation. Ils avaient pas le sens du descriptif, ces cons ! « Voilà », pour eux, c’était tout ensemble une déposition, une assertion et une démonstration. Pour moi, ça ressemblait à un rébus de plus, non qu’est-ce que je raconte, c’est pas comme ça qu’on dit en français, ça ressemblait à un rebut de plus, abandonné à même les pavés gluants de cette ville dépotoir. Aiò ! Monter dans le bruit et la noirceur pour un sac-poubelle, à trois heures du matin, ou je sais pas quelle heure exactement, alors que j’avais demandé, hein ! hein ! « Bon et c’est qui ? » j’ai dit. Ils m’ont regardé d’un air bizarre. J’avais dit une connerie. Ouais. Il n’y a rien de bizarre là-dedans. Je dis souvent des conneries. C’est même bon pour ma santé mentale, m’a dit Old Doc. Il m’a dit exactement « Prot, Prot mon vieux, puisque tu ne peux pas arrêter de picoler, dis des conneries de temps en temps. Ne garde pas tout pour toi, sinon tu vas péter. » Et puis il s’est resservi un coup. J’aime pas quand il m’appelle Prot, c’est vraiment un surnom à la con, tout ça parce qu’il est hollandais et qu’il n’arrive pas à prononcer… Hé ho, où je vais moi. 16
Intermezzu (il en faut)
Vous savez toujours pas pourquoi c’est une connerie, non ? C’est une connerie parce que le mec qui était par terre, avec deux trous rouges au côté droit, ce n’était pas le gars d’Orlyval, non, non, non, je l’ai reconnu tout à coup, dans un éclair de lucidité, sa calvitie nickel, son sourire de batracien fou d’amour, ses lunettes rose bonbon. Non c’était pas Elton John et, d’un autre côté, je l’avoue, j’aurais préféré. Elton qui se fait descendre à Calvi ça fait classe, surtout à l’âge qu’il a maintenant, ça ferait un peu de repos pour tout le monde, à commencer par ses chirurgiens esthétiques, parce qu’ils lui ont tout changé, tout, de la bite au plafond, et plusieurs fois même, depuis le temps… Tandis que là, non, non, putain de non, le refroidi à grande lippe, Elton macache, beuh beuh, que c’était Branggio S. Giraventu, dit aussi Branggio Oulemane. Bigre et consternation, le Branggio, le roi du vent, le gars qui avait transformé Calvi en cerf-volant. Un mec aimé de tous, respecté, adoré, adulé, théophilisé, la complète quoi, c’est fou la folie de l’amour quand ça s’y met, ou quand ça s’y fout, Éros le mec, mieux, Bill Gates Jr, celui qui claque tout, les mains en or, le cœur en or, Branggio, Branggiounet, caro, bisous, bacci, hertzlig und chatzli, et puis on le retrouvait là, roide parmi les roides, plus du tout doré ni dorable, plus du tout wing machine, non non plutôt genre asthmatique fin de ventoline, tu vois, dans cette venelle sans nom, qui plongeait vers la Tour du Sel. Glandeur et no cadence. Finitu ! À trois, quatre mètres des remparts de Tao-Ter. Phoque the Wave qu’ils disent les Britiches, et ils se sont bien fait phoquer lors de la dernière assemblée générale des Îles indépendantes. IBM-Sony leur a coupé les vivres et maintenant ils sont obligés de racheter la Manche s’ils ne veulent pas être rattachés au bloc islandais-danois. Phoque the Wave. Ça les phoque un peu dans leur libéralisme de gauche. Libéralisme de gauche = système économique où les pauvres payent pour bosser. Libéralisme de droite = pléonasme. Ça vous la coupe, hein, toutes ces inventions géniales. Je n’y peux rien. Elles s’envolent de moi vers des cieux cléments, vers des cieux clairs, sans nuage. Et sans vent de 17
Libecciu !
merde !!! Et sans cadavre pipole. Filez, mots, éclatez-vous dans l’azur et la confiture des poètes. Plus rien d’exquis pour moi. Moi, je ne joue plus dans la catégorie des vainqueurs depuis longtemps. Branggio DCD. J’ai senti un zeppelin d’emmerdes qui m’arrivait sur la gueule. Dans une pièce shakespearienne, j’aurais levé un poing rageur vers le ciel funeste et je l’aurais maudit. De Dieu. Mais je n’en ai rien fait. Noblesse oblige. C’est peut-être pour ça que les éléments en furie se déchaînèrent, par cette effroyable nuit, au-dessus de notre petit groupe de frigorifiés, dont l’un à tout jamais. J’ai pris Pépé par les épaules, qu’il serve à quelque chose au moins ce connard. « Visalise-moi tout ça !! », que j’y ai dit. C’est lui le seul sur lequel je peux compter, parce que Tony est trop con pour bien visaliser, et moi, en même temps que mon manteau réglementaire, j’ai perdu mon kit de connexion. Super, pour faire les constates. Je suis obligé de me fier à l’unique neurone d’un semi-crétin. « Mais… Chef, chef » qu’y bêlait dans le vent de la folie. « Chef, on devrait pas demander aux légiosses ???? » Il m’a foutu un putain de point d’interrogation dans la gueule. J’ai mal esquivé le coup et j’ai eu un véritable flash. Ce qu’il y a de cool à Calvi, c’est que c’est toujours la fin du monde. Tu veux quelque chose ? Tant pis pour toi. Les pompiers sont déprimés, les instits déclassés, les flics débordés, les putes débandées, les pneus dégonflés, les commerçants désinflationnés, les barmen dessoûlés mais pas sur le coup. Le seul qui tient le coup, c’est le maire. Il est impressionnant de vivacité d’esprit et de rythme. Un type qui n’a pas encore très bien compris où il se 18
Intermezzu (il en faut)
trouvait. Dans le trou noir de l’activité, mec. Mais il s’en fout, il bouge, il se remue, il se démène, il trémule comme s’il était à New Tokyork. Et puis il y a les autres, ses adjoints et ses électeurs du continent. Presque pires au niveau stakhanovisme du oui, oui, on s’en sortira, on va toujours s’en sortir. Et puis, il y a les légionnaires. Ach, les légionnaires ils ont le feu au moral. Ya. Ils ont le moral aussi carbonisé que leur fulgurant d’assaut. Des gars positifs, c’est sûr. Mais alors le jour où tu fais une enquête policière avec eux, super, t’as intérêt à préciser les consignes un max. Je crois que le pire dans l’horreur, c’est les légionnaires japonais. Discipline au carré. Des monomaniaques heureux, qui ont enfin trouvé leur élément naturel, un monde où tout le monde est pareil et où on est payé pour repasser des chemises impec et cirer des rangers itou, façon miroir de maison close. C’est dans le fétichisme que les Asiates trouvent leur bonheur. Le bonheur, c’est simple comme un coup de fouet. Je n’essaie même pas de les diriger, ils sont programmés pour anticiper mes projets. Le mieux, c’est le caporal Abe, Mashiko Abe, un rude gaillard de 1,80 m, ancien champion de wa-ta-shuu. Un sourire d’acier. Les quatre dents de devant emportées dans une émeute de quartier à Szbre, Stebre, Ssbri, enfin là-bas chez les sauvages, et remplacées par des prothèses en métal fluo. Le top du top. Tu l’énerves et tchop, il te bouffe deux doigts. Mais avec le sourire. Le caporal Abe, quand tu lui demandes de fouiller le quartier, il arrive avec deux cents litres de kérosène qu’il a récupérés dans les vieux stocks, dans un bâtiment désaffecté du cantonnement, là-bas de l’autre côté de la route, et il te met le feu à toutes les baraques. Efficace, c’est vrai. Le seul problème c’est qu’avec les systèmes antiincendie, la domotique et tout le bordel, les baraques se réparent elles-mêmes, et puis elles préviennent les flics, avec leurs petits systèmes intégrés anti-émeutes, anti-casseurs, et tout et tout. Entre nous, c’est idiot, puisque les flics c’est moi. C’est ça, le progrès, les maisons m’avertissent que je suis en train de leur foutre le feu. Ça simplifie le circuit de communication. Et ça fait avancer le monde, c’est sûr. 19
Libecciu !
Je suis sorti brusquement de ma vision d’enfer. Si on appelait les légiosses pour un cas comme ça, c’est sûr qu’ils dynamiteraient la vieille ville, la citadelle au napaloïde et au micro-pulvérisant, tu vois le tableau, des amas de vieilles pierres moisies en guise de décor d’ouverture pour le 84e Calvese-WindFesten. Là c’est sûr, le maire signerait pour que j’aie, que j’eusse, que j’eus, enfin bref, il signerait pour ma promotion. Une promotion éternelle. C’est con, je mène une vie de con, mais j’y tiens encore. Comme ces dents de lait qui bougent toujours dans les gencives enfantines. On pleure quand elles tombent. All Things Must Pass a dit Young, et lui-même y est passé avec sa voix acide de vieux junk. « Moi, les légionnaires, je leur pisse au cul ! » que j’ai hurlé, au risque de fêler irrémédiablement mon organe vocal. Avec mes adjoints, il y a besoin de choses simples. Des ordres débiles et gueulés valent mieux que des discussions raisonnables. Le mec a blanchi un peu sous la bourrasque hiérarchique. « Allez, visalise, Pépé » et je l’ai forcé à enregistrer toute la scène de crime, parce que je n’avais vraiment pas l’impression qu’il pouvait s’agir d’un suicide. B.S.G himself n’était pas du genre à se suicider. Il avait beaucoup trop d’ego pour cela. Il était aussi gonflé de lui-même que le vénérable Von Hindenburg. Et puis un suicidé, il ne se lève pas pour aller cacher l’arme, une fois qu’il s’est flingué pour de bon. Ça, c’est au moins un truc que j’ai retenu à l’école de pénal. J’ai demandé à Tony s’il y avait des témoins. C’était une phrase automatique. Elle avait ressurgi de mon inconscient, de l’époque lointaine où je savais ma procédure par cœur. Tony m’a regardé comme si j’étais devenu complètement fou. Des témoins, mais où ça. Où ça ? Where, my dear ? Wind, wind, wind, everywhere ! Les portes et les volets automatiques de toutes les maisons encore habitées étaient clos pour le couvre-feu. Plus personne ne pouvait sortir, sauf les touristes. Et des touristes en cette saison… Avec le coup bas des New Maldives en plus, hein, parce que maintenant pour 20
Intermezzu (il en faut)
une semaine de séjour, ils te procurent un électrorgasme gratuit par jour, hein ??? C’est sûr qu’on ne risquait pas de rencontrer quelqu’un ce soir. Et le seul qui avait vu quelque chose, c’est celui qui avait buté Branggio. Ou celui qui avait caché l’arme. Et ça pouvait même être une femme. Ou encore un droïde, ou bien un transnaute. Paraît qu’à l’époque, il y en avait qui arrivaient à coucher avec ta femme dans ton lit, sans que tu t’en aperçoives. Moi, alors, j’avais senti le coup et je me méfiais. J’avais déjà plus de femme. J’étais un précurseur, quoi, et pas un branleur à la petite semaine. Cinq ans d’avance sur le no-sex-act de 68. Rien fait depuis… pfui, 63, et grâce au bon robinet à nanan municipal, même plus besoin des pilules tranquillisantes. Et… non, non, non, ça ne va plus, ce vent de fou, je m’égare. « Et les caméras ? », j’ai fait à Truc, là, à Pépé, dites, suivez un peu, sinon on va pas s’en sortir. « Hein, les caméras ? », j’y ai fait, histoire de le recadrer, et moi avec, par la même occasion. C’est vrai que, comme on dit, elles dataient des Sarkozy di piombu. Il y en a peut-être parmi vous qui s’en rappellent encore un peu, vous savez celui qui était l’ami de la Corse et qu’avait mal fini. Il en avait implanté des milliers dans les villes, qui n’avaient jamais bien marché. Ce bougre de salaud de Pépé a soulevé sa main devant moi et il a frotté longuement son pouce contre l’index et le majeur. Avec un certain délice. S’il n’y a pas de pognon pour l’électricité publique, tu parles qu’il y en a pour la télésurveillance. J’ai senti à son sourire béat qu’il était tout émoustillé par ces circonstances déprimantes. Pépé adore trouver dans la vie réelle la preuve que tout va de plus en plus mal. Pourvu que ça marche pas est son mot d’ordre. Je lui ai foutu un shoot au cul, histoire de le conforter dans ses visions existentielles. Je n’ai pas pu schaquer Tony, parce qu’il était trop loin. Mais j’en avais vraiment envie. Parce que les circonstances étaient vraiment contre nous. Ouais, ce soir, c’était vraiment une chouette enquête.
21
Libecciu !
« Messieurs ! Que faites-vous ici ? Avez-vous votre passcorse ? Messieurs ! Que faites-vous ici ? Avez-vous votre passcorse ? Mess… » La voix amplifiée s’est répandue dans les airs. Je ne vois pas d’autre verbe pour qualifier cette sorte d’averse de mots, par-dessus les rafales de la tempête. Des mots automatiques prononcés dans vingt-sept langues par une voix métallique, pointilleuse, subtilement sadique (il paraît qu’il y en a qui se font des psycho-cédés avec, pour donner un peu plus de jus aux partouzes entre caoutchouteux délicats) et surtout liée à quatre canons fulgurants de première catégorie. Merde, merde, merde. J’ai levé les bras en l’air, parce qu’ils allaient très vite en besogne. Le moindre geste déplacé serait mal interprété. J’ai maudit la SBC, la Société des Bains de la Corse, ce putain de holding qui nous gouverne tous. Par une nuit de merde comme celle-là, ils envoient quand même les robots percepteurs de la déferlante. Ils croient que les touristes sont assez cons pour sortir par un temps pareil, et sans leur pass-corse. Pépé et Tony se sont approchés des deux modèles de nuit avec vision infrarouge. Eux, ils avaient leur uniforme, et même s’il était dégueulasse, ils ne risquaient rien. « Il est avec nous, ki z’ont dit, c’est notre chef ». À cause du vent, je n’arrivais pas à rester immobile, et puis je commençais à avoir mal aux bras. Mais avec les robots percepteurs, mieux vaut avoir mal aux bras que de ne plus jamais avoir de bras du tout. Les robots n’avaient pas repéré Branggio. Pour eux, tout ce qui est en dessous de 37 °Celsius, même de type bipède, ne les intéresse pas. Pas assez solvable. Ils s’intéressaient à moi, point à la ligne. Pourquoi je n’avais pas mon uniforme, hein ? « Il a sa casquette quand même, c’est déjà quelque chose. C’est une vraie casquette. Vous pouvez le repérer avec votre vérificateur de corsitude. – C’est un simple indice », a dit l’un des robots, le plus gros, avec des roues neuves. Avant, ils avaient des chenilles en capoutchou, 22
Intermezzu (il en faut)
elles crissaient toujours un peu, on pouvait quand même les entendre arriver, enfin, quand il ne faisait pas trop de vent comme aujourd’hui. Maintenant, avec ces roues vaselinées, ils sont sur vous quand ils veulent, les salauds. « Mais c’est pas un touriste, a zézayé Pépé. – Nous allons lui faire passer un test », a continué le chef-robot. Je savais qu’ils allaient dire ça, mais je me suis liquéfié de l’intérieur. Ces putains de test sont aléatoires, tu ne sais jamais sur quelle partie du programme de vérification tu vas tomber. Le chef-robot a roulé jusqu’à moi, et il a tendu l’antenne de vérification syntagmatique. En même temps que la gueule plastifiée des quatre canons fulgurants. Vers ma glotte. « Di che paese site ? a-t-il crachoté. – Sò… sò di Mucale !!! », j’ai soufflé dans le souffle puissant du vent. L’antenne est restée bleue, c’était plutôt bon signe. « Hmm…, a expertisé le robot. Vous n’avez que de très légères traces de modalité mucalienne. Comment pouvez-vous expliquer cela, monsieur ? – Heu, j’ai passé quinze ans à Calvi, j’ai dû me dérégler la modalité, non ??? » Le chef-robot est resté silencieux. Il devait enregistrer toutes ces données pour comparer avec les tables de fréquence lexicales de la New Corti Lingual-Nostral, l’étalon de référence. « Focu spentu… ? a-t-il lancé, au débotté. – È pignata rotta ! » j’ai répondu aussi sec. Avec le plus de modalité mucalienne que je pouvais. « Ça va, a conclu le chef-robot. Vous pouvez baisser les bras, capitaine, mais la prochaine fois, vous n’oublierez pas votre uniforme au grand complet. » Il a bipé dans ma direction et un éclair bleu m’a fait tressauter. C’était l’aura de garantie. C’était bon pour toute la nuit, j’étais garanti contre les contrôles des autres binômes de la SBC. J’ai soupiré de plaisir. Pépé et Tony avec moi. Ils avaient entendu parler eux aussi de tests qui n’avaient pas bien fonctionné. 23
Libecciu !
« Messieurs ! » La voix du chef-robot s’est encore élevée dans les airs. Bon sang, qu’est-ce qui ne marchait pas cette fois-ci ? Ils étaient à vingt mètres de nous, presque en haut de la ruelle. On les distinguait à peine, malgré leurs phares. « Bonne nuit, collègues !! » a lancé le chef-robot. Il était sûrement de la nouvelle génération. Celle où on leur programmait une dose d’humour réglementaire. « Bonne nuit, collègues », on a tous hurlé en retour, sauf un qui resterait à jamais silencieux.
4 Alles die elephant flic (jeu breton, jeu de…)
Je me suis retourné vers les deux autres, vacillants, vibrionnants, quasiment emportés par les rafales. Aucune tenue ! « Bon… » J’ai essayé de parler de la manière la plus ferme et audible possible, mais avec le bruit que faisait le libecciu, j’aurais pu aussi bien susurrer Heidegger. L’incompréhension était tout aussi complète. « Quoi ? », a fait Pépé. J’y ai montré le macchabée du doigt. « Comment tu l’as trouvé là ? – Hein ? qu’il a dit, mais il était là. – Ouais, mais comment tu l’as trouvé là ? – Mais il était là, t’es con ou quoi ? – Dis donc, un peu de respect, merde, je suis ton chef, tu sais… » Et ainsi de suite. On avait envie de se filer des mandales. Tout ça parce que, dans l’état où nous étions, avec ce vent qui nous bousillait la cervelle, on était incapables de faire quoi que ce soit de cohérent. Des lecteurs intelligents, il en reste encore, noteront que j’aurais pu faire usage des procédures. Après tout, à défaut de bon sens, la 25
Libecciu !
réglementation est le propre du fonctionnaire. Mais je n’avais plus aucune idée à cette heure-là de ce qu’il faut faire quand on trouve à un coin de rue le Big Man de l’année avec une température anale approximative de 33,5. Et je ne pouvais pas compter sur les deux zouaves, même si Tony, pour une fois vif d’esprit, avait enfin réussi à trouver le clip de lumière de sa combinaison. Ça nous permettait d’y voir un peu plus clair. De voir plus clairement qu’on était dans la merde. Qu’est-ce qu’on allait bien pouvoir expliquer au grand comité, et au maire-com ? « Faudrait peut-être les avertir ? » qu’a fait Tony. Je l’ai regardé d’un air mauvais. L’allait pas, lalère, me piquer mon job de chef, avec ses initiatives incontrôlées ? « Et où que je le chope, baulu ? que j’y ai répondu en le poussant de côté. Le maire-com était un Calvais pur jus, celui qui se tire du lundi au vendredi à Strasse, histoire de se faire bien voir des eurolobbies. La citadelle, il la connaissait par les cartes postales de vœux du Nouvel An chinois, et basta. Quant à la clique du grand comité, une bande de vieillards bilieux, avant que je leur explique ce qui se passe et qu’ils prennent une décision opportune, ciao viva. Bon, j’ai fait des signes, c’était plus clair, un peu, bon, on va transporter Branggio à la morgue de Corte – il nous reste deux ou trois tickets complémentaires chez eux, et ils devraient nous rendre ce service sans trop rouspéter. Pépé et Tony m’ont regardé comme si je descendais d’Ajaccio, les poches pleines de corsis. Le coup de la morgue leur paraissait à tous deux le summum de la gabegie administrative. Et puis pourquoi qu’on le déposait pas tout simplement à Calvi, dans le mortuarium VIP de la Revelata ? Les pauvres, ils ignoraient tout des luttes intestines qui se déroulaient entre les rares centres médicaux de l’île – c’est le genre d’expressions qu’on utilise aux zinfos, quand on veut parler d’histoires de pognon pas clair. À Calvi, en dessous du million de corsis cash, t’as pas le droit de clamser, ni de tomber malade. De toute façon, eux, avec ce qu’ils gagnaient, ils pouvaient à peine se payer un rebouteux, de temps en temps, quand ils avaient vraiment trop mal. Moi, j’étais 26
Alles die elephant flic (jeu breton, jeu de…)
pastis-kronenbourg, et finalement c’était tout aussi bien. Il fallait calculer un peu pour rester dans de bonnes dispositions, juste assez bourré pour rien sentir de spécial, pas assez pour clamser d’une explosion pancréatique, mais une fois qu’on avait trouvé la mesure idéale, c’était super. Super. J’ai commandé les manœuvres autant que j’ai pu, dans l’épouvantable pandémonium de la nuit. Les deux autres ont actionné leurs rayons de sustentation et ils ont soulevé le cadavre. Mais, comme ils avaient mal calculé les paramètres, il est parti d’un coup dans les airs, happé par la grande bourrasque. Par chance, il n’est pas allé trop loin. Il a été cogner contre une façade. « La vache », a fait Tony, je n’ai pas analysé le ton qu’il a employé. Il ne s’est pas vraiment remis en question, ce con. Je crois plutôt que ça lui a plu, ce jeu de cerf-volant avec le cadavre de notre illustre bienfaiteur. Une touche de morbidité ludique, je crois. Bon, j’avais pas le temps de jouer au psycho de service. Je me suis jeté sur les jambes du mort, histoire de le lester. Manquait plus qu’il parte au-dessus de la citadelle. Qu’il jetstream. Qu’il décolle. Ascension somptueuse. Oukilest Branggio ? Là-bas, là-bas avec les merveilleux nuages… « Alourdis-le, alourdis-le ! » j’ai gueulé, avant de me le prendre sur la gueule. On n’est pas sorti de l’auberge, j’ai pensé. Le cadavre, par chance, ne puait pas, mais c’est le genre de contact que t’apprécies jamais vraiment. Ils m’ont aidé à me relever, et cette fois j’ai dirigé les opérations. J’ai enlevé son zinzin à Tony. Il ne voulait pas le lâcher, et il a fallu que je le pousse du milieu. Puis, j’ai repris le corps, je l’ai suffisamment lesté, histoire qu’il reste à un mètre trente, un mètre cinquante au-dessus du sol, pas plus, je l’ai attrapé par le pied droit, en faisant gaffe à ne pas le lâcher, et puis on est revenus vers le poste. Les deux autres me suivaient sans trop gueuler ou s’embrasser. Je ne leur permets pas de se tenir n’importe comment pendant le service, surtout quand je suis à côté d’eux. La tolérance, ça a des limites. On l’a enfourné dans le fourgon Peugeot. Ça faisait bien un mois qu’il roulait plus et il avait l’air de perdre toutes ses pièces, 27
Libecciu !
mais il tiendrait bien jusqu’à l’antenne de Pietralba. J’ai donné les consignes à Pépé et Tony. Il y en a un qui devait toujours rester à côté du corps, histoire que personne ne soulève la bâche et ne découvre l’identité du cadavre. Dans une affaire comme ça, on joue la discrétion. Fallait d’abord que j’avertisse les gros bonnets, avant qu’ils n’apprennent quelque chose par les médias. Arrivé à destination, Pépé prendrait contact avec le docteur Mohamed, un type bien, qui me doit un service, et il se débrouillerait pour la suite. Je leur ai filé deux tickets pour l’hosto, des fois que l’un d’entre eux ne soit pas totalement crédité, et puis un fond de bouteille de grapsh. Ils étaient contents, mes deux cons. « Presque une balade romantique », je leur ai lancé. « Quoi, chef ? », qu’a fait Tony. J’ai abandonné le deuxième degré. J’ai tapé sur le toit du fourgon et j’ai gueulé à pleins poumons : « Vous z’êtes pas encore partis ? » Ils sont partis, à toute berzingue, en bavant de plaisir. Pour eux, une enquête, c’est une promenade de nuit, juste un peu différente, ils ne se font aucun souci. Pour moi, la nuit commençait à peine. Je suis rentré au poste, j’ai fouillé partout, et j’ai retrouvé mon uniforme dans la pièce à blanchir. Même si j’avais le laissez-passer pour la nuit, je voulais éviter les problèmes. Putain, j’arrivais pas à entrer dans la veste la moitié de mon ventre. J’ai forcé, j’ai poussé, et wooumf, j’ai remonté la zipette sur tout ça. Pas mal, j’avais l’air d’un figatellu de compétition. Enfin, je dis ça, mais je n’ai jamais vu de figatellu en vrai. C’est mon grand-père qui en avait mangé. Ou qui disait ça. Avec lui, on n’était jamais sûr de rien. Mon grand-père avait vécu autant de vies qu’il avait rencontré d’épaves dans les caboulles, les cercles de rencontre de son époque. À l’époque, les hommes et les femmes se touchaient pour de l’argent, d’après ce qu’il disait. Mais ça, ça me paraît tellement incroyable que je crois que mon grand-père a eu autant de vies que de petits-enfants. D’après moi, il en a eu au moins trois, et une, celle qu’il m’a racontée – je ne sais pas si je ne vous embrouille pas là, reprenez un peu de pastag !, c’est la maison qui offre – donc dans celle qu’il m’a racontée, soi-disant 28
Alles die elephant flic (jeu breton, jeu de…)
que son oncle, Ghyovant ou un truc comme ça, son oncle faisait du figatellu. Je ne sais pas vraiment avec quoi, parce que déjà à l’époque pour trouver du cochon, ciao viva ! Malgré mes dettes consistantes, j’ai bu deux-trois gorgées au robinet, histoire de me réchauffer les idées. Je suis sorti de nouveau dans la tempête. Mais avec l’uniforme, ce n’est pas la même chose. Lorsqu’il est en connexion avec la casquette, il crée un champ de force, produisant un microclimat stable. T’es pas complètement invulnérable, mais tu supportes pas mal de trucs. Ce qui n’est pas au point, c’est que tu transpires beaucoup là-dedans. La rançon du progrès. J’ai pas pris le deuxième véhicule, puisque je n’allais pas loin. Pas la peine de gaspiller du ztron, quand on peut marcher. Plus ou moins droit.
5 La grande solitude du douanier dans le noir
Lorsqu’il est à Calvi, Branggio Oulemane réside au Palazzo Antico. C’est une de ces nouvelles constructions en plexiglas neutre, comme ils en font en ce moment. Ils ont adapté le modèle de base à la région, c’est-à-dire qu’au lieu de la terrasse astroport classique, l’immeuble possède un toit à quatre pans recouvert de lauzes en carton recyclé. Les architectes recommandent de plus en plus ce matériau. C’est vrai que ça va bien à la Corse : comme les gens d’ici n’ont plus les moyens de restaurer quoi que ce soit, encore moins qu’avant, autant prendre des matières cheap. En plus, quand tu te ramasses une lauze en carton recyclé sur la gueule, tu apprécies davantage le concept de délabrement durable. Le Palazzo Antico est une multi-résidence, à vocation mixte : maison de retraite huit mois par an, club vacances les quatre restants. Enfin, ça, c’est la théorie, mais depuis qu’on est devenu région d’accueil 95 et +, on fait pratiquement retraite à l’année. Branggio, comme il a couché avec l’une des clientes encore consommables – il paraît que son truc c’est la cellulite, les vergetures et les seins flasques, ou alors c’est parce qu’elles sont les seules à avoir conservé leur liberté sexuelle –, bénéficie ici d’un droit d’option à vie. On pourra dire qu’il en a profité. 31
Libecciu !
J’arrive devant le senseur. Normalement, habillé comme je suis, muni du passe de contrôle, il devrait m’ouvrir toutes les issues de secours. Article nonante-ter du code de procédure d’urgence. Tu parles, Charles ! Soi-disant, on est dans une société de contrôle, mais je remarque que plus on donne de pouvoirs virtuels aux autorités légales et moins elles ont la capacité de les employer. Au lieu de libérer les clapets, le senseur de la porte d’entrée me demande, en allemand, de me retirer au plus vite sinon… Je n’ai pas tout compris, mais je sais qu’ils ont une tolérance de quarantecinq secondes, après ils crachent un jet de napalm. J’ai toujours trouvé ça un peu excessif, mais c’est vrai que depuis qu’on a ce modèle dans la plupart des grandes résidences, les trottoirs sont considérablement plus propres. Je me recule donc, je compte une minute et je reviens, histoire que le robot redémarre la procédure. Cette fois, c’est plus simple, j’appuie sur l’interphone de Branggio, au nom de Mme Yvette Horner, une petite-fille de la musicienne à ce que j’ai pu comprendre. Ou la musicienne elle-même, on ne sait plus avec toutes ces prothèses increvables. De toute façon, comme elle est actuellement en cure de boues à Seveso et que le Branggio est en cure, couché dans le fourgon à viande en route pour Pietralba, je n’imagine pas que quelqu’un va me répondre. Enfin, ça me donne une bonne excuse pour me rapprocher du tableau d’entrée, et je refais mon code d’urgence. Rien à faire. Ils ont dû surcoder le passe-partout. C’est possible, paraît-il, à condition de graisser la patte aux munips. Du coup, certains immeubles sont totalement impénétrables et les résidents peuvent se livrer à des fêtes interdites, avec cigarettes et tout et tout. De plus en plus difficile de faire régner l’ordre dans ces conditions. Bon, ce n’est pas ce soir que je mènerai la perquise, j’ai pensé. C’est vrai que si j’avais eu des droons, au moins, j’aurais pu me faire une idée de ce qui se passait dans l’appartement de Branggio. Je connaissais son adresse d’étage. Je programmerais les bestioles, elles fonceraient là-haut, au quatrième, et j’aurais un spectrogramme de masse de l’intérieur. Le problème, c’est que mes droons, 32
La grande solitude du douanier dans le noir
je ne les ai pas égarés, je les ai vendus. Vendus ! Du matériel de l’administration, et je ne sais même plus à qui. J’étais dans un bar, ça je crois que je m’en rappelle, il y avait quelques légiosses – à Calvi, si tu te retrouves dans un endroit sombre et discret et que tu n’as pas de légiosses qui traînent autour, c’est que t’es dans un confessionnal –, il y avait Pepi, l’ancien virto professionnel, un mec qui a compté dans le championnat tricontinental, médaille d’or en 2045. Bon maintenant, c’est plutôt une cloche, mais il a toujours la main, et puis il touche encore ses pourcentages, il peut se payer ce qu’il veut, le salaud. Et pas simplement le pastis municipal. Je suis là en train de me gratter la tête, ou les couilles, je ne sais pas, elles sont aussi vides l’une que les autres, et j’ai complètement oublié pourquoi je suis là. « Qu’est-ce que vous désirez ? » Le ton est ferme, pas vraiment courtois, mais professionnel. C’est le moins. Pour le prix que Branggio le paye, le type pourrait sourire. Mais enfin, je lui pardonne, un garde du corps qui sourit, ça fait suspect. Je me retourne sur le holo de Martin Sever, le type qui protège Branggio. Le type qui protégeait Branggio. Un nouveau chômeur. Bienvenue, bienvenue dans la confrérie. « Lieutenant Brizzi, Douanes sud-européennes. Je viens vous annoncer le meurtre de M. Branggio Oulemane S. Giraventu. Ça s’est passé à… » Le holo lève un bras. Il a une mimique qui ressemble à un sourire. Un sourire de commisération. « Ça ne va pas ce soir, lieutenant, je crois que vous devriez aller vous coucher. » Je reste abasourdi. Bon, je ne vais pas non plus en faire un scandale. C’est vrai que je ne suis pas au meilleur de ma forme, et que les gens d’ici, surtout ceux qui travaillent pour des richards, ont de plus en plus tendance à me snober. Mais enfin les Douanes, ça reste tout de même une référence. 33
Libecciu !
« Dites, au lieu de m’envoyer votre hologramme, ouvrez-moi plutôt la porte. Je n’ai pas de temps à perdre. Je vais avertir les gendarmes de New Corti, et avant, je dois faire une visite des appartements de M. Branggio. » Le holo ne paraît pas impressionné par mon ton martial. J’ai même l’impression que… oui, il commence à se dissoudre dans les airs. Signe que la communication va cesser instamment. « Rentrez chez vous, lieutenant, et allez cuver. » Ce type-là me nargue. Quand je pense au nombre de fois où il est venu me voir pour deux kilos de fret, soi-disant que c’était urgent. Et moi, pauvre poire, qui les lui ai tamponnés sans même vérifier. « Sever, bon sang, déconnez pas. Je dois visiter l’appartement de Branggio. » Le holo se refragmente un instant. Juste un visage, aux mâchoires serrées. « Dégage, je t’ai dit. Branggio dort ! » Et il disparaît. Pouf. C’est une version moderne du chat de Chester, et moi, je suis la petite Alice qui a pris des champignons hallucinogènes. « Monsieur, ne restez pas devant la porte. Compte à rebours. » Merde. Le portail a déclenché la procédure anti-intrus. Les messages se répètent en plusieurs langues, y compris en japonais. Il me reste moins de trente secondes pour sonner de nouveau au tableau d’entrée, et essayer d’obtenir Sever. Je regarde, autour de moi, la bande de béton traité placée devant l’entrée et sur laquelle dans quelques secondes un jet de napalm pressurisé va être soufflé. Je ne tente pas la chance. Je me recule précipitamment. Il y a des moments où, même dans les Douanes, il faut savoir prendre le temps. Mais je suis tout de même stupéfait. Je n’ai jamais vécu d’histoire de ce type. Et pourtant j’en ai vu à Calvi ! Et puis, en revenant dans la tempête, les oreilles brisées par le vacarme du libecciu, dans cette sorte de transe sonore et gesticulatoire, là, j’ai commencé à comprendre. Enfin, comprendre, c’était 34
La grande solitude du douanier dans le noir
pas vraiment le mot. Je ne reliais pas des éléments du puzzle à la suite d’une intense réflexion, après une sacrée démonstration logique. Non, d’un coup, j’ai entrevu la vérité. Ce mec, ce Sever, avait tout intérêt à nier les faits, en tant que garde du corps. Aussi longtemps que Branggio était censé ronfler dans son lit, Sever pouvait toujours prétendre servir à quelque chose. Et surtout être payé pour cela. Grassement. Bon, mon enquête était bien mal barrée, en tout cas. Si je voulais combattre l’absence de coopération locale, il me faudrait bouger les gens d’armes de New Corti. Mais, à cette heure, ça coûterait une fortune. Tout mon budget annuel y passerait, c’està-dire les quinze ou vingt corsis qu’il me reste, et puis ces vicieux de militaires demanderaient la procédure complète. Avec la visite domiciliaire, et tout, et tout. Inenvisageable pour l’instant. Pour le coup, ce trou du cul de Sever a marqué un point mais demain, au moment du conseil d’administration de WindFesten, il va bien falloir qu’il dise la vérité. Il va pas se déguiser en Branggio, non ? Bon bis, je vais me pointer demain au conseil d’administration et je vais te leur foutre un bordel du tonnerre de Dieu. Je leur ferai ravaler leur napalm à ces prétentiards. Comment qui disait mon grand-père ? À l’usu corsu ! C’est ça, je vais les usucorsiser à leur en faire péter la sous-ventrière !