Malavia

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Jean-Pierre Arrio

Malavia Nouvelles

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Merci aux amis de CamplusPlex, sans qui cet ouvrage n’aurait pu être écrit.

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Ă€ Antone et Lucia, mes enfants Nicolas et Joseph-AndrĂŠ, mes filleuls.

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Si l’on sait exactement ce qu’on va faire, à quoi bon le faire ? Pablo Picasso

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titre courant

Un, deux, trois

« Un, deux, trois ». En comptant sur ses doigts, le regard au-delà du pare-brise, par-delà les aulnes qui bordaient le cours d’eau. Un cours d’eau, un aulne, étranges l’un et l’autre dans cette banlieue en perpétuelle dégradation. C’était l’endroit précis où la ville grignotait la campagne, mais celle-ci s’en trouvait déjà pervertie, sale avec ses sachets de course déchiquetés accrochés aux branches et l’eau croupie de ses anciennes fontaines de pierre, anachroniques au milieu du béton rose des immeubles bas. « Un, deux, trois ». Moi je m’enfonçai dans le siège conducteur en allumant une cigarette, m’appliquant à laisser les belles volutes bleues sortir lentement de ma bouche. Des aulnes au bord de la rivière, ce n’est pas ici qu’ils devraient se trouver. Ici ça n’existe pas ; pas encore. Les choses doivent être à leur place, moi je dis. Les rivières, les aulnes, les galets et les truites, les feuilles argentées et les rochers moussus, les chemins de terre noire, les maisons de pierre et les lavoirs, tout ça c’est la montagne, ça ne devrait pas être dénaturé, plongé dans une autre dimension, comme un disque des Sex-Pistols sur l’étagère poussiéreuse d’une bibliothèque départementale de prêt. « Un, deux, trois. Putain Éric, je me rappelle plus du quatrième, a-t-il dit en se tournant vers moi, presque inquiet. – La BPPC, Claude, je te l’ai déjà dit, mais tu n’écoutais pas. » Il a eu l’air content, a arboré ce pauvre sourire d’enfant habitué aux malheurs, fugace mais franc, comme si l’intensité de l’expression allait de pair avec la rareté de ces instants. 9

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« C’est vrai, ouais c’est vrai, allez ! On y va, démarre. » J’ai démarré et aussitôt Claude s’est penché, le bras en arrière pour maintenir droit le paquet posé sur le plancher de la voiture entre les deux rangs de sièges, sa main comme un silent-block pour amortir les cahots durant le court trajet entre les deux banques. Tandis que je tournai au ralenti sur le petit parking bosselé, la ligne noire des aulnes est sortie de mon champ de vision, remplacée par la ligne jaune pâle des réverbères de la rue principale. À travers le rectangle parfait de la vitre avant, les scènes défilaient avec la fluidité de décors se succédant sur la scène d’un théâtre. Encore un virage au ralenti et le nouveau décor fut planté devant les veilleuses du véhicule. La Numéro Quatre, la BPPC. Claude est sorti, a déposé la charge devant le rideau métallique, est resté accroupi devant quelques secondes puis est lentement revenu pour s’installer à côté de moi. Son ombre projetée par les phares le faisait paraître encore plus petit qu’il ne l’était et à travers la fumée, la vitre sale, l’obscurité et la barre noire de ses longs cils, j’arrivais à percevoir que ses yeux étaient plissés par un sourire amusé. Un gosse. Un gosse qui s’est arrêté un bref instant devant la voiture, a tapoté le capot machinalement en jetant un regard par-dessus son épaule, vers le rideau métallique de la banque. Il a claqué la portière, j’ai enclenché la marche arrière. Dans le cadre de verre, de nouveau la route, les réverbères, leur pâleur. Puis les cahots ont secoué la voiture le temps de rejoindre la rue principale, la lumière crue. Nous sommes retournés au quartier. On s’est dirigé droit vers le bar de Georges alors que, déjà, retentissaient les premières explosions. 

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Nuages blancs de neige, froid glacial, pénombre envahissante. Le même temps, la même heure que ce soir-là. C’est ce qui avait dû exhumer cette scène de ma mémoire – c’était il y a vingt ans, non, plutôt vingt-cinq –, ça et le fait d’avoir entrevu Claude dans l’après-midi. Il était passé tout près de moi, les mains enfoncées dans les poches du jean, la tête baissée, en marchant très vite, comme poursuivi par des pensées sombres le rattrapant peu à peu. Je ne l’avais pas hélé. Pour lui dire quoi en fin de compte ? « Ça va ? », « les enfants grandissent ? », « tu bois un café ? » Quand on ne sait plus quoi dire à quelqu’un, on lui pose des questions. On ne commence pas, surtout pas, par une longue phrase chaleureuse qui réduit la distance en compressant le temps, celui qu’on a laissé filer sans se soucier de celui qui fut un ami. Non, des questions. En attendant des réponses courtes si l’on est pressé, ou des jalons à partir desquels faire progresser l’échange un temps, si le bus a un peu de retard. De toute façon, ce même bus interrompra la discussion si elle se prolonge trop par des silences embarrassants : « Allez, ciao, je saute dans celui-là, le prochain est dans une demi-heure ». En un sourire, une poignée de main, c’est réglé. C’est drôle, enfin je crois, comme des vies se fondant naguère peuvent se révéler tellement dissemblables rapidement ! Bien que parallèles. Quel est le rouage qui s’est grippé ? Et à quel moment ? Qui a ensuite ralenti la machine ; qui a dévié le flot des expériences, comme un fleuve fatigué quitte son lit, le séparant enfin en deux pour alimenter des vies rendues ainsi différentes. On se serrait les uns contre les autres dans des habitacles embués, nous passant de nos doigts bleuis une cigarette comme le témoin permettant de nous effleurer, de communiquer, même en silence, dans la complicité de l’adolescence. Nous courions sur le même sentier périphérique d’un hameau étroit, sans jamais jeter un œil de l’autre côté de la barrière. Désormais que nos horizons se sont élargis, je n’aspire plus qu’à une solitude domestiquée. Ermite 11

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urbain des temps modernes, je gère ma tranquillité en perlant ma semaine de rencontres programmées. Claude a laissé flotter, dans son sillage rectiligne, un parfum boisé de jeunesse, tellement lourd qu’il m’a frappé la face, me laissant ce goût de fer et de sang qu’on a toujours au bout de la langue à dix-huit ans. Il est monté sur sa moto cinquante mètres plus loin ; mon bus est arrivé, ses portes ont coulissé et je m’y suis engouffré, marchant sur toute la longueur de la coursive vers les sièges du fond pour mettre encore plus de distance entre les souvenirs et le présent, froid et confortable comme un lit d’hiver, quand la cheminée crépite en bas, rassurant l’enfant qui s’endort sous l’édredon glacé. J’ai encore aperçu son casque, navigant dans la circulation de dix-sept heures trente, puis il a disparu en tournant à l’angle du boulevard du front de mer. Le bus m’a laissé juste devant l’immeuble de mes parents. Enfin, de ma mère. Elle m’attendait, on était jeudi et tous les jeudis je dînais chez elle, tôt, avant de sortir rejoindre deux ou trois amis au bar de Georges. Je lui ai raconté ma journée bien entendu, me réservant le beau rôle dans les phases de travail tendues que je lui livrais. On est entouré de médiocres, maman ! Si tu savais ce qu’a dit untel d’untel, ce qu’a fait untel à untel… Ma mère opinait en souriant : évidemment j’avais raison, toujours, et elle était devenue mon public favori. Attentive à la moindre de mes répliques, elle guettait mes affirmations pour les renforcer de ce hochement de tête entendu. Je me débrouillais toujours pour ne lui soumettre qu’une partie de mes pensées, celle qui collait aux siennes. Nos conversations n’en étaient pas pour autant très constructives, mais au moins étaient-elles reposantes. Ce soir-là, je lui ai parlé de Claude. Quand nous étions très jeunes, au début de l’adolescence, il avait l’habitude (que j’encourageais) de 12

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débarquer chez nous sans prévenir. Tout juste frappait-il discrètement à la porte, et il entrait, se dirigeant vers la première pièce d’où sortaient des voix, quand ce n’était pas directement à la cuisine pour piocher dans le frigo. Il me semblait que pour lui, frapper franchement à la porte et attendre qu’on lui ouvre équivalait à être assimilé à un étranger dans cette maison. Tout le monde en était satisfait : lui, appartenait ainsi à une famille, moi j’avais mon ami à demeure et mes parents héritaient d’une espèce de neveu, poli et discret, sans avoir à se soucier des anniversaires ou des étrennes. « Je l’ai vu quand je montais dans le bus, il était en moto à côté. – Tiens, ah oui ? Claude, qu’est-ce qu’il devient ? S’est inquiétée ma mère. Il est toujours marié avec cette jolie jeune fille de Sartène ? » – Bianca… oui Maman, je crois. Enfin, je ne sais pas trop. » Mince, j’étais tombé dans le panneau. Il allait falloir que j’explique pourquoi je n’étais pas marié moi-même. Cent fois, Maman, cent fois je t’ai dit que nous n’y voyons aucun intérêt. On s’aime ou un truc comme ça. Je l’ai regardée par en dessous. Elle semblait se satisfaire de la réponse. Jusqu’à mon prochain faux pas. J’ai posé mon verre sur la table en me levant et après avoir effleuré la joue de ma mère du bout des lèvres, je me suis dirigé vers la porte. « Bonne nuit maman ! – Bonne nuit, m’a-t-elle répondu. Ne fais pas trop de bêtises. » Son éternel et léger sourire n’équilibrait pas suffisamment le pli d’inquiétude qui barrait son front tandis qu’elle fixait son attention sur mes pommettes, rosies déjà par l’abus de vin. J’étais certain de ne pas croiser Claude ce soir : les soirées au bar, les cuites, le lascia corre, ça n’avait jamais été son affaire.  Pas le temps de traîner au bar l’hiver. Pas le temps de fainéanter à la plage l’été. Claude semblait toujours pressé, allait vite à moto, marchait rapidement, avalait les escaliers sous ses pas vifs. 13

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Il l’était en fait, pressé. Pressé par les banques, par les clients, par ses amis. Pressé par le temps, par les journées qui passent trop vite sans avoir suffisamment de contrats pour faire tourner la boîte. Alors là, oui, débarquaient ses amis qui le pressaient. Ils montaient pour lui des combines pas possibles, enterrant définitivement l’époque de la nonchalance. Aucune école publique n’avait pu l’attendrir. Aucun lien familial n’avait pu lui inculquer ne serait-ce que les rudiments de la prudence devant l’autorité. La circonspection n’était ainsi pas devenue sa qualité première, loin de là. Seule l’action politique lui avait apporté un cadre et même une culture que peu de bons étudiants possédaient. En opérant à la frontière de la société, il était devenu un marginal. Ça me paraissait évident mais lui non. Son sentiment de toute-puissance primait sur toute autre considération. À commencer par ce sophisme : la marginalité conduit à l’exclusion. Petit à petit, il s’était laissé enfermer dans cette logique qui détruit une vie en construction parallèlement à l’accroissement d’une aura factice. Celle conférée par le règne du profit immédiat et du détournement des valeurs. Depuis quelques mois je l’apercevais, toujours furtif, un lourd sac accroché à l’épaule. Sa main s’y engouffrait rapidement quand il tournait à un angle de rue ou qu’il s’arrêtait un instant au beau milieu d’une foule. L’hiver, il paraissait engoncé sous le gilet pareballes et la parka de marque. L’été, eh bien il sortait moins dans la journée, voilà tout.  On s’était tous les deux appuyés au mur du fond, les bras croisés en une attitude sévère, pas trop militaire mais suffisamment martiale. Les pontes assis à la table recouverte de drapeaux corses déroulaient un discours apparemment sans nuances. Les sous-entendus 14

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étaient pour les grandes oreilles à qui le message était en réalité adressé : gouvernement, services de police, préfecture. Nous n’étions pas en retrait, non. Nous étions les gardiens des tribuns, au premier plan par un curieux renversement de valeur. Eux, à la table, étaient les figurants, nous, nous étions les acteurs muets de la tragédie annoncée. Et nous le savions, en retirant une fierté puérile, toute de roulements d’épaules et de coups de menton. Les flashs des photographes locaux aiguisaient l’agressivité contenue des participants. Ça aurait dû nous inquiéter ça, tiens, « locaux » ! Les médias internationaux ne se bousculaient pas à nos conférences de presse, préférant sans doute couvrir des situations « moins conflictuelles » comme la guerre du Golfe ou les soubresauts des Balkans… À travers les vitres du local on avait vu passer deux voitures conduites par les autres. Claude s’était précipité dehors, au milieu de la rue, la main glissée sous sa veste, en une attitude provocatrice. Il y était resté, éclairé faiblement par les feux stop des véhicules, jusqu’à ce que les voitures grises redémarrent et s’éloignent définitivement.  Ce matin-là, la gueule de bois promettait de durer, peut-être la journée entière. L’apéritif chez Georges s’était un peu prolongé hier soir et j’étais rentré en titubant comme un vieux poivrot. Pour la deuxième fois de la semaine. Tournait en boucle dans ma tête une phrase lâchée par Camus : l’habitude du désespoir est plus terrible que le désespoir. « Tu as remarqué Maman comme des citations d’auteurs qui ont croisé ton chemin de lycéen prennent subitement tout leur sens des années plus tard ? Quand tu t’y attends le moins elles ressurgissent de ta mémoire et se collent à toi comme des feuilles de ciste aux pans de ta veste de treillis. » 15

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Elle ne m’a pas répondu, a souri faiblement en fuyant mon regard. Que pouvait-elle dire que je ne sache déjà ? Que je m’étais laissé enfermer dans la morosité d’une vie circonscrite par les habitudes et l’indifférence ? J’avais tellement attendu de cette existence, mais sans réaliser qu’il fallait agir dessus pour gravir les côtes qu’elle dressait sous mes pas. Claude agissait, lui. Mais mal. Je veux dire par là, de manière maladroite.  Lorsqu’il avait été arrêté pour la première fois, sa boîte, entre les mains de deux employés smicards, avait amorcé un rapide déclin. Près de six mois en préventive, six mois ferme au procès. Pour des pressions sur un juré d’assises, ce n’était pas cher payé. Mais le châtiment n’avait pas été l’enfermement. Enfin, pas entre quatre murs. Plutôt son enfermement dans un cycle de coups tordus, de violence et de mort qui n’a pu que le porter à la folie. Puis Bianca l’a quitté. Il ne m’a pas appelé pour me parler de son écœurement, de son découragement. De ses peurs aussi, je le savais. Pourquoi l’aurait-il fait ? On ne s’était plus téléphoné depuis plusieurs années, mais je brûlais du désir de l’entendre se confier ; tout en redoutant d’être aspiré de nouveau dans son monde. Son chemin avait bien entendu rapidement croisé celui des autres. Augmentée de quelques petites frappes, l’ancienne équipe des militants adverses avait, elle aussi, choisi une marginalité rémunératrice. 

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« Qu’ils viennent ! À quoi ça sert tout ça… Je suis fatigué de courir, fatigué d’avoir l’adrénaline comme unique carburant. Qu’ils viennent, mais vite. Que ma vie s’arrête par surprise. » Si Claude avait pu mettre des mots sur son désespoir c’eurent été ceux-là. La révolte n’avait jamais été une finalité chez lui, ni un moyen, plutôt un état d’esprit qui l’avait entraîné à lutter de toutes ses forces contre une injustice faite à son peuple, ce fut donc naturellement, sans à-coup, que cette nature le fit combattre un autre système injuste : celui des strates, des castes, des réussites programmées. « J’abandonne la lutte », avait-il lâché au soir d’une réunion assez tendue. Mais son système de valeurs lui fit prendre un autre chemin, tout aussi dur mais aussi moins profitable moralement.  J’ai sorti le sac en toile de jute du coffre de la voiture garée à quelques mètres de l’arrivée de la manifestation ; aussitôt, trois ou quatre jeunes cagoulés m’ont entouré, presque timidement. Sur un signe d’encouragement de ma part, ils se sont approchés du sac pour en retirer, l’un après l’autre, les cailloux calibrés destinés aux casques et aux boucliers de kevlar des forces de l’ordre. Quand ils ont chargé, je suis parti en courant, trébuchant à demi, un œil sur Claude qui se colletait avec un officier des Renseignements généraux, tout en essayant de lui subtiliser son appareil photo. En fuyant j’ai remarqué les autres qui sifflotaient sur le bord du trottoir, les mains dans les poches : ce n’était pas leur manifestation, mais assurément ils brûlaient d’être de la fête. Mon regard a croisé celui de… j’avais oublié son nom, mais on avait milité ensemble du temps de l’union. J’ai ralenti pour le dévisager et la matraque a fait exploser une myriade de soleils sous mon cuir chevelu tandis que dans la seconde suivante je ressentais une vive douleur aux genoux. 17

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J’ai vu les pieds des autres s’agiter autour de moi et je me suis senti hissé d’abord, puis traîné sur le trottoir dans le claquement sec des grenades lacrymogènes rebondissant sur le bitume. J’ai vu les gardes mobiles refluer et s’évanouir dans leur nuage blanc. J’ai vu une vieille dame fermer ses persiennes au premier étage. J’ai vu un adolescent aux yeux rougis vomir en s’appuyant contre un réverbère de la place. Mon ami, l’appareil photo fracassé en bandoulière, et les autres me regardaient en souriant. Les autres se sont rapidement éloignés en jetant un regard noir à Claude. Il a haussé les épaules et nous avons rejoint un groupe de jeunes qui armaient leurs frondes.  Oui, on s’était éloignés l’un de l’autre. Pas petit à petit, pas de manière progressive comme des amis qui réalisent lentement qu’ils n’ont plus rien à partager. Cela avait été soudain. Un jour, je m’étais réveillé et Claude ne faisait plus partie de ma vie. C’est tout. Il ne m’avait plus appelé, je ne l’avais plus croisé. Un tremblement de terre silencieux avait creusé une fosse profonde entre nos deux vies. Quand c’est parti en vrille, que les cadavres sont remontés à la surface, aussi nombreux que des truites piégées à la javel dans un trou d’eau, le parti s’est lentement délité. Lorsque ce sont les amis des amis qui ont finalement été touchés, comme on éliminerait des branches pour asphyxier un arbre, la chape grise de l’horreur a paralysé toute velléité de progrès. J’avais continué à assister aux réunions, alors que Claude avait semble-t-il tourné la page, se lançant dans le développement d’une affaire de restauration rapide. Ce n’est que quelques années plus tard que nous nous sommes revus. De loin en loin et toujours brièvement, nos trajectoires se 18

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percutaient, comme par hasard. Un hasard dont nous ne voulions pas et qui nous obligeait à échanger des miettes de phrases insipides.  Les autres avaient tiré les premiers comme on dit. Le local du parti avait été mitraillé en fin de journée alors que des militants préparaient, à l’intérieur, la colle et le matériel pour l’affichage de la nuit. Peu d’entre nous étaient préparés à ça, nous étions innocents, mais aucune voix ne s’était élevée pour en appeler à la sagesse. Certains avaient quitté les rangs des différents mouvements, d’autres, un petit nombre tout compte fait, s’étaient équipés pour « la guerre » ; la plupart se sont tus, laissant la violence déferler et se répandre comme du plomb fondu dans le moindre interstice où un sourire d’enfant éclairait encore le néant, où une petite fleur bleue semblait pouvoir subsister. On marchait toujours à deux avec Claude. Au début. Inséparables. Mais déjà la faille se dessinait entre nous : lui, en capitaine de soldats de circonstance, manœuvrait dans des zones dangereuses, tandis que je me cantonnais à un militantisme pacifique. Les autres tournaient sans cesse en voiture, groupés et solidaires. On les voyait. Ils nous voyaient. Puis je m’étais arrêté. Une autre planète m’avait attiré : Sandrine. Une autre planète, véritablement. Un boulot, un appartement… Je ne croisais plus personne, dans une ville grande comme un carré du père Lachaise. Il n’y avait guère que les quelques apéritifs au bar de Georges pour me rappeler que j’y résidais toujours. 

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Qu’ils viennent ! Claude a tourné le coin de la rue, quittant le boulevard. Il marchait vite, les poings enfoncés dans les poches de son jean. Le sac pendait, lourd, de son épaule droite, lui battant le flanc. La tête baissée, le menton enfoncé dans le col relevé du blouson, ses sourcils froncés creusant une ride profonde au-dessus de l’arête du nez. Il y a ce jeune juste devant, juste à l’angle, il a croisé son regard, le jeune a papillonné des yeux, détourné le regard, l’a posé au loin sur la cime des arbres de l’autre côté du boulevard et s’est adossé au mur en y appuyant sa jambe repliée. Qu’ils viennent ! Dans sa tête, les images de sa vie se confondaient sous un ciel d’orage. Les longs week-ends d’été à Sartene, son mariage, la naissance de leur fille, la fusillade sur la corniche, la course poursuite avec les flics à Nice… Ses souvenirs se détachaient d’un immense cahier par pages entières, tombant dans le caniveau boueux, et toutes étaient recouvertes d’une écriture grise et minuscule, illustrées de noir et tachées de sang. Et quand il avait entaillé la joue du type avec un couteau trouvé sur place en lui débitant une phrase de western ! Bon Dieu, le regard de cet inconnu ! Il le revoyait sans cesse en rêve : un mélange de terreur et d’appel à l’aide muet. De dégoût total de l’humanité aussi. Ça devait être la première fois que cet homme rencontrait le mal sur sa route et il avait fallu que ce soit lui, Claude, qui le déflore ainsi. Dans ses pensées, de plus en plus souvent, ce regard se mêlait à celui de sa fille et au milieu du visage flou de la victime apparaissaient subitement les grands yeux terrorisés et purs de Chiara. « Qu’ils viennent ! À quoi ça a servi tout ça… Je suis fatigué de courir, fatigué d’avoir l’adrénaline comme ultime carburant. Qu’ils viennent, mais vite, que ma vie s’arrête par surprise. » Sur la branche d’un olivier, un merle a chanté dans le jardin du petit pavillon voisin. Claude a relevé le menton de dessous le 20

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col fermé du blouson. Les nuages se déchiraient lentement dans le ciel et la faible lumière qui perça suffit à chauffer le goudron humide du trottoir. Un merle chantait sur la branche d’un olivier. Claude a écarté les mains pour s’appuyer sur l’air vivifiant descendant avec le soir des collines environnantes. Sa démarche est devenue plus fluide, il a ralenti et a jeté un œil au-dessus de la haie, pour regarder le merle qui chantait dans le jardin. Une brise tiède a soulevé ses cheveux, il ne sentait plus le sac contre son flanc et il a soudain pensé aux gâteaux que sa fille avait certainement préparés pour sa fête. Il a souri. En pensant aux gâteaux et à sa fille. Il a suivi du regard le vol tranquille d’un milan au-dessus de lui en se retournant légèrement ; la vie est belle et je suis un lion. Un lion ! Ça a duré quoi ? Trois secondes. Le merle qui chantait, l’air tiède, les gâteaux de sa fille. Trois secondes, sa fête, le ciel bleu, le vol du milan. Il s’est tourné légèrement pour le suivre des yeux et il a vu le jeune aux yeux papillonneurs remonter rapidement vers lui, regardant un point au-dessus de son épaule. Il a regardé lui aussi et il a vu, oui il a vu, derrière les chevrotines et la fumée, une silhouette cagoulée qui s’était redressée entre deux voitures. Il a tournoyé dans le silence qui l’envahissait et il n’a pas entendu la rafale de fusil d’assaut qui lui a cisaillé le buste, lâchée par une autre silhouette tapie dans l’entrée de l’immeuble en face.  Maman. Maman, tu avais raison tu sais : on aurait pu se marier, elle attendait autre chose, une autre vie. Et moi je lui ai présenté ma pauvre existence sans saveur, sans rêve et sans illusion. J’ai déposé à ses pieds une corbeille vide et elle aurait dû sourire aussi, non ? Elle ne souriait plus depuis longtemps, elle n’avait jamais ri. 21

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Elle est partie sans bruit. Elle s’est effacée dans l’ombre où je l’ai cherchée à tâtons pendant des mois. Des mois d’hiver glacial. Son absence avait creusé une blessure profonde dans ma poitrine et le givre s’y était installé.  On courait sur les sentiers de montagne en jouant au berger, un bâton de noisetier à la main. On descendait dans les cours d’eau claire, bordés d’aulnes et de rochers luisants et lisses comme les flancs des truites qu’on en retirait. Le sirocco qui agitait les feuilles argentées réchauffait nos peaux bronzées, tandis qu’on s’essayait à cuire notre pêche de maquisards sur les galets polis. L’insouciance n’était pas brisée par les soubresauts politiques qui agitaient l’île. Nous nous y intéressions pourtant en restant dans la roue de la caravane des soirées culturelles, des manifestations pour divers statuts, diverses revendications. Des meetings aussi parfois. On montait et on démontait des chapiteaux. Mais le lendemain nous courions de nouveau en riant et nous nous arrêtions boire le flot vif des torrents dans le creux de nos mains aux ongles noirs. Et ces rires qui s’échappaient de nos poitrines faisaient écho aux accords profonds des cascades d’eau claire.  Ma mâchoire pendait comme si tous ses muscles en avaient été retirés d’un seul coup, laissant de ma bouche ouverte sourdre une respiration courte et peu profonde. J’étouffais. Je marchais voûté, je le sentais mais je m’en foutais. Putain ! Putain ça fait mal la conscience de la solitude, la certitude absolue que vous avez trébuché un jour à un endroit précis et que vous ne retrouverez jamais, plus jamais, l’équilibre. 22

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Merde, je pourrais disparaître à l’instant de la surface de la terre, qui s’en soucierait ? Quel citoyen de ce monde se rappellerait que j’avais cheminé un temps à ses côtés ? Mes pas ralentissaient comme si une côte s’était soudainement élevée sous moi. Il y a ces souvenirs qui affluent comme des nuages noirs roulant sous la tempête. Ils envahissent ma raison, paralysent mes sens, anéantissent mes facultés. Il y a cette côte qui s’élève encore plus, m’oblige à courber le dos, cassant mon élan. Il y a ce jeune type aux yeux étranges, il jette son mégot en tournant la tête pour me dévisager. Ses yeux papillonnent un bref instant pour me fixer soudain et il colle un étrange sourire à ses lèvres minces. J’ai détourné le regard pour le poser sur le goudron noir du trottoir. J’ai pris la rue qui descendait du cours vers l’immeuble de ma mère. Elle m’attendait sûrement avec des biscuits et un bon café fumant. J’ai hésité : même sa présence ne me réchaufferait pas. Comme une mouche contre la vitre, je ne savais plus où aller pour retrouver la clarté du jour. Un rayon de soleil a traversé le ciel blanc pour frapper un objet de métal. Ça m’a ébloui un bref instant, un instant où j’ai aperçu la lumière du soleil et les crêtes bleues au loin, au-delà de la mer. J’ai relevé la tête et les bruits de la ville m’ont envahi, je suis sorti brutalement du silence meurtrier qui m’écrasait depuis si longtemps. Un merle a chanté dans le petit jardin du pavillon voisin.

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