Modernisation de la Corse au XIXe siècle

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Marco Cini

Modernisation de la Corse au XIXe siècle Économie, politique et identité

Traduction Pietr’Antò Scolca

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Abréviations ADCS ADHC ASFi BNCFi BLLi

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Archives départementales de la Corse-du-Sud Archives départementales de la Haute-Corse Archivio di Stato di Firenze Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze Biblioteca Labronica di Livorno

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Chapitre

Introduction

Dans ce volume se confrontent certains aspects du développement économique que la Corse a expérimenté au cours du xixe siècle. L’île, comme on le sait, avait été acquise par la France dans les années 1760, mais ce ne fut qu’au siècle suivant qu’un lent mouvement de convergence et d’intégration s’amorça avec la nouvelle mère-patrie. Le développement économique est un phénomène complexe qui demande à être envisagé de divers points de vue. Si nous faisons référence uniquement aux aspects économiques du problème, il consiste – selon la définition de Simon Kuznets – dans la capacité d’un système économique à assurer dans le cours du temps à la population un flux croissant et diversifié de biens et de services. Selon cette approche, la « croissance économique » d’un pays, ou d’une région, est mesurée en termes absolus par l’accroissement du Produit intérieur brut et, en termes relatifs, par le taux de croissance du Produit intérieur brut. Il concerne donc uniquement les aspects quantitatifs du système économique. Dans le cas de la Corse, cette méthode de recherche n’est pas envisageable puisque, dans l’état actuel, nous ne disposons pas de séries statistiques sûres et de données quantitatives fiables sur la production, la distribution du revenu, la formation de l’épargne, etc. Les inconnues prédominent très largement sur les certitudes : ceci s’explique par l’aspect fragmentaire et par les lacunes des sources documentaires disponibles, mais peut-être aussi par le fait que, dans le passé, la communauté des chercheurs a prêté peu d’attention à l’analyse des problèmes structurels de ce département. Par conséquent, suivre uniquement l’approche méthodologique de la « croissance économique » n’est pas possible, et n’est sans doute pas avantageux, si l’on considère la dimension historique et culturelle particulière de la Corse, son insularité – et donc sa séparation physique des autres départements de la France méridionale – et son annexion tardive à l’État national qui représentait le plus haut niveau de développement de la Méditerranée. Il est sans doute plus utile de recourir à une approche différente : le processus de développement d’un pays, ou d’une zone, se déroule à travers certaines phases qui, en plus de transformer la structure productive, modifient aussi les organisations sociales et institutionnelles. Il n’est donc pas rapportable à la seule dimension quantitative : dans cette optique, par développement économique, on peut entendre soit les modifications qui accompagnent la croissance, soit les effets que de telles modifications induisent sur l’évolution démographique et sur de multiples aspects sociaux et culturels. Comme cela a été démontré par une littérature scientifique vaste et fondée, ce processus de développement a débuté à des époques différentes, dans les différents pays, et il s’est effectué par ses propres moyens : ce qui fait qu’à l’intérieur même des États, on rencontre des processus diachroniques de développement entre les différentes régions.

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On peut donc soutenir que pratiquement aucun État et aucun système économique n’ont suivi exactement le parcours expérimenté par d’autres États ou d’autres économies ; la pluralité des parcours de « modernisation » et leur caractère ouvert, font que, sur le plan historique, on ne peut pas parler d’une seule issue prédéterminée vers laquelle les processus économiques doivent converger. Dans le cas d’espèce de cette étude, il existe des particularités historiques qui justifient une enquête de caractère interdisciplinaire, tenant compte des transformations économiques, sociales et culturelles advenues dans l’île au cours du xixe siècle, en relation avec les changements économiques et institutionnels qui se sont vérifiés soit en France, soit en Méditerranée centro-septentrionnale, un milieu dans lequel la Corse revendiquait historiquement un haut niveau d’intégration. Les essais réunis dans le présent volume proposent une analyse de certains aspects des deux processus qui investirent la Corse à partir du début du xixe siècle : la transformation de ses structures économiques et de ses organisations sociales – ce que nous appelons justement « modernisation » – et celles relatives à la « francisation » de la population, en entendant par ce terme le complexe des dispositifs politico-administratifs pris par les autorités publiques, pour accélérer l’intégration définitive de la population insulaire dans l’ensemble national français. Nous insisterons en particulier sur certains traits culturels originaires de la société corse, qui ont conditionné le fonctionnement des institutions économiques et politiques, en influençant la capacité de réponse de la société insulaire aux sollicitations provenant des politiques de développement adoptées par les gouvernements de Paris. Les valeurs socioculturelles sédimentées dans la période précédant l’incorporation de l’île dans la France avaient façonné des modèles de comportement et des relations sociales fondamentalement stables et institutionnalisées, étroitement interdépendantes entre elles, qui ont continué, même au cours du xixe siècle, à retarder le processus de convergence vers les standards suivis par les départements français de la terre ferme. Île économiquement arriérée – bien que possédant de nombreuses caractéristiques que l’on pouvait rencontrer dans d’autres régions de l’aire méditerranéenne –, elle fut soumise, à la suite de l’agrégation à l’État le plus développé économiquement de l’espace méditerranéen, à un processus contradictoire de modernisation de ses structures socio-économiques, dès les premiers lustres du xixe siècle. Ces dernières conservaient encore, au début du siècle, les caractéristiques des organisations de type « traditionnel », qui faisaient obstacle à une intégration linéaire de l’économie insulaire dans la française. Les éléments bloquants d’importance majeure peuvent schématiquement se résumer à une carence absolue des mécanismes typiques de l’économie de marché : insuffisance des lieux institutionnels d’échange commercial (foires et marchés), autosuffisance élevée, pénurie de manufactures et d’activités artisanales, faiblesse chronique de liquidités monétaires déterminée en premier lieu

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INTRODUCTION

par une balance commerciale en déficit constant. La mise en œuvre des processus de transformation et de modernisation était ensuite inhibée par la particularité de fond de l’agriculture insulaire, qui se caractérisait par des rendements très faibles, parmi les plus bas de tout le royaume. Les causes de ces performances se justifiaient par une multitude de facteurs. D’un côté, les techniques de culture dépassées des agriculteurs et l’adoption manquée des rotations modernes dans la culture des fonds ; de l’autre, la coexistence compétitive entre agriculteurs et pasteurs sur les mêmes espaces agricoles, qui donnait souvent lieu à des heurts, parfois même violents, entre les deux groupes sociaux. Il faut enfin mentionner l’organisation duelle particulière de la propriété foncière, caractérisée par de vastes territoires dans lesquels prédominaient les propriétés communales sur des propriétés privées extrêmement parcellisées. La stagnation de fond de l’agriculture insulaire subit une modification profonde autour du milieu du siècle, quand le processus de modernisation de la société insulaire, commencé timidement dans les années suivant la Restauration, connut une intensification décisive à la proclamation du Second Empire : en cette dernière période – dans laquelle s’amorce la transition vers la modernité, ou pour utiliser les catégories élaborées par W. Rostow, se réalisent les préconditions pour le décollage économique – furent mises en œuvre des réformes ambitieuses dans de multiples secteurs. Pour tout ce qui concerne le secteur agricole, se manifestèrent avec une insistance croissante des signaux de renouveau, liés aux initiatives portées par certains grands propriétaires de l’île (parmi lesquels il est possible de mentionner le vicomte De Susini – président de la Société d’agriculture de Sartène –, Antonio Giacomo Gavini, Giuseppe Antonio Limperani – président de la Société d’agriculture de Bastia – et Carlo Andrea Pozzo di Borgo d’Ajaccio) et de certains agronomes, comme Regolo Carlotti, liés de manière cohérente avec les principales sociétés d’agriculture françaises. Nous assistons dans cette période à l’expérimentation des rotations agraires plus efficaces, à l’introduction de nouvelles cultures, à l’utilisation dans certaines zones de charrues modernes (en particulier la charrue Dombasle), et à la tentative de limiter les prérogatives des bergers à travers une législation plus sévère, qui aurait dû encourager le processus de clôturage des terres. Les résultats de ce processus ne furent pas homogènes et varièrent d’une micro-région à l’autre – indéniablement, le Cap Corse fut le territoire dans lequel les processus de reconversion de l’agriculture remportèrent des succès majeurs – ; dans tous les cas, des augmentations de la productivité se vérifièrent dans quelques secteurs agricoles, tout comme l’on assista à une croissance de la production brute. Ce qui fut rendu possible également parce que la croissance démographique enregistrée au cours du siècle se caractérisa par une expansion plus grande de la population résidant dans les principaux centres urbains – avant tout, Bastia et Ajaccio – tandis que les villages ruraux connaissaient une croissance moindre. Les villes devinrent les centres

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principaux de consommation, circonstance qui stimula aussi l’expansion des activités artisanales et manufacturières localisées dans ces centres. Contextuellement, on assiste au début d’un timide processus d’industrialisation, qui intéresse surtout le secteur métallurgique et minier, même si dans ce cas, l’initiative doit être attribuée aux sociétés industrielles françaises du continent, ou étrangères, attirées par les avantages que le département présentait, dont l’abondance de matière première, le bas coût du travail, etc. La mise en route du processus d’industrialisation fut accompagnée par la construction d’un vaste ensemble d’infrastructures – depuis le réseau routier jusqu’à l’agrandissement des ports, et plus tard, le chemin de fer – qui rétroagit aussi sur les dynamiques commerciales avec la mère-patrie. Au cours du siècle, les exportations depuis le département vers la France continentale augmentèrent constamment, tant en volume qu’en valeur, même si le déficit de la balance commerciale demeura toujours constant. Un tel phénomène est rapportable, au moins en partie, à la structure productive particulière de l’île, mais aussi à la législation douanière ambiguë imposée par Paris, et qui ne fut abolie qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. La Corse, de fait, exportait en France des produits à bas coût, en les échangeant contre des marchandises plus chères, mais de cette façon, l’accumulation des ressources de capital nécessaires pour soutenir un développement plus accéléré demeurait toujours à des niveaux très bas. Une conséquence supplémentaire de cet « échange inégal » fut la crise fondamentale dans laquelle se précipitèrent les usines et les activités artisanales dès les dernières années du siècle, en raison de la concurrence principale des manufactures du Continent. Enfin, il faut rappeler que la croissance progressive de l’échange avec les ports de la France s’est déroulée dans un contexte d’affaiblissement des relations commerciales séculaires avec la Péninsule italienne (et avec la Toscane, en particulier), circonstance d’autant plus significative si l’on tient compte du niveau plus grand de complémentarité envers les dynamiques économiques de cette zone, dont le système productif insulaire se prévalait. Non moins importantes furent les mutations qui, dès la moitié du siècle, se vérifièrent sous l’aspect social et culturel : d’un côté, l’augmentation démographique croissante qui se manifesta parallèlement à l’articulation de dynamiques migratoires complexes (l’immigration croissante de travailleurs saisonniers de la Toscane, et l’émigration des Corses sur le Continent et dans les colonies) ; de l’autre, on assiste en cette période à une accélération du processus de francisation de la langue et des coutumes (processus qui s’exerce principalement à travers l’extension de l’enseignement scolaire). L’État n’était pas étranger à ce processus de croissance économique et de transformation des organisations sociales. À la suite de l’accession au trône impérial de Napoléon III ; en effet, l’attention des gouvernements centraux pour l’île se fit toujours plus intense et se traduisit aussi par de grands investissements dans les infrastructures, directement ou indirectement liées au secteur primaire. Entre autres, les élites locales trouvèrent, après 1848, un soutien des structures

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INTRODUCTION

étatiques, et s’activèrent dans la tentative d’accroître la formation professionnelle des agriculteurs à travers la requête pressante pour l’institutionnalisation des enseignements agricoles et l’ouverture d’écoles d’agriculture. Dès lors, grâce à une multiplicité d’intervenants, en partie coordonnés par l’État, débuta un processus de convergence vers des niveaux de développement semblables à ceux des autres départements de la France. Toutefois, même dans cette période, certains obstacles au développement perdurent, imputables principalement au système institutionnel et culturel sédimenté dans l’île, à une série de valeurs, de lois et d’usages qui ont découragé la consolidation d’attitudes orientées vers la transformation des conditions économiques et sociales, typiques de modèles socio-économiques relevant de la « modernité », du moins dans les formes observables sur le Continent. La persistance de ces empêchements renvoie à la question plus générale du type de relations qui se sont instaurées entre l’État et le département, à la lumière des multiples régimes politiques et des organisations institutionnelles qui se succédèrent en France dans le courant du siècle : de la monarchie bourbonienne à celle libérale-orléaniste, du régime bonapartiste à celui de la Troisième République. À ce sujet, il est opportun d’observer que dans la première moitié du siècle – c’est-à-dire durant la monarchie bourbonienne et l’orléaniste – l’attitude gouvernementale avait été très contestée. En cette période, nous assistons à l’articulation d’une dialectique entre l’État et les élites locales, conditionnée par les contradictions apparues dans l’île suite à l’intensification du processus de « francisation », qui donna lieu à une résistance marquée de la part d’un groupe de notables, surtout de Bastia, qui s’opposa avec fermeté à une telle politique. En d’autres termes, dans cette phase de la vie politique, de fortes tensions se manifestèrent entre ceux qui détenaient le pouvoir politique et ceux qui occupaient une place centrale dans la hiérarchie sociale – en de nombreux cas, quelques grands propriétaires terriens figuraient parmi ces personnes –, dans les professions libérales et dans la culture. Ce que ces notables contestaient n’était pas la légitimité du pouvoir politique exercé par les gouvernements de Paris, mais les orientations politiques que les représentants locaux de ces pouvoirs avaient adoptées pour entrer en relation avec eux, et qui préfiguraient de leur part une subordination et une marginalisation par rapport aux processus décisionnels. Il s’agissait d’une opposition critique, étroitement liée à l’objectif d’obtenir une légitimation politique vis-à-vis des détenteurs du pouvoir institutionnel. Ce fut exactement dans ces années qu’un groupe de notables – assistés par la communauté des exilés italiens –, mit en œuvre à travers une « manipulation » de l’histoire insulaire l’élaboration d’un paradigme idéologique efficace, concentré sur la « nation » corse, permettant la construction d’une hégémonie alternative et concurrentielle au regard du pouvoir exercé par les fonctionnaires du gouvernement sur la société insulaire. Cette option apparut plus nécessaire encore, si l’on considère les transformations advenues en ces décennies sous l’aspect politico-institutionnel. Depuis les années 1830, on assiste à un processus qui conduira

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à une nouvelle articulation de la dialectique État-communes, surtout suite à la réforme de la loi sur les élections communales introduite dans les premières années de la monarchie orléaniste, et suite à l’augmentation des bases électorales dans l’île : de tels changements eurent pour issue une transformation et un renforcement du système traditionnel du clan. L’augmentation du suffrage, en effet, poussa les clans à s’adapter aux institutions et aux formes de la politique libérale sans toutefois en assumer les contenus, mais surtout il transforma radicalement les dynamiques traditionnelles de fonctionnement du système de clan, en rendant « politique » la logique d’opposition frontale entre deux camps, qui se limitait, avant la loi électorale de 1831, aux affaires du village, étant engendrée par des inimitiés parentales. En continuité avec tout ce que nous venons de dire, on assiste dans la même période à l’adoption de nouvelles modalités dans l’administration de la Justice qui conduisirent à une politisation de la magistrature et de l’action pénale. Cette dérive apparut d’autant plus pernicieuse aux contemporains, puisqu’en Corse, l’enracinement des lois de l’État dans la population se constitua surtout à travers l’activité de la magistrature, et ceci parce que le taux élevé de violence sociale, qui affligeait le département, conférait aux modalités avec lesquelles la justice était gérée par une centralité complètement particulière et stratégique. Dans les années de la Seconde République, et plus encore durant le Second Empire, l’intégration des élites corses subit une forte accélération : le pouvoir central accorda la possibilité aux notables de participer activement à la gestion des transferts considérables de ressources financières, en procédant, de cette manière, à leur légitimation politique claire. Ces dynamiques, ajoutées à d’autres non moins significatives auxquelles il est fait allusion dans le livre, permirent une intégration plus rapide des classes dirigeantes insulaires dans les structures institutionnelles et politiques de la mère-patrie, dont le sommet fut atteint dans les années suivantes de la Troisième République. Toutefois, l’osmose amorcée avec la France annula en partie seulement les caractères de la société traditionnelle corse, dans le sens où les tentatives de modernisation des structures sociales et les orientations culturelles initiées dans les décennies centrales du siècle ne déclenchèrent pas – ou le firent avec très peu de tranchant – des mécanismes de changement irréversibles. Concourut également à une telle issue, l’interruption, dans les dernières années du xixe siècle, de la croissance économique à laquelle il a été fait allusion précédemment, en parallèle de la récession qui frappe l’économie française en cette période. Toutefois, il est nécessaire de souligner que, déjà à partir des années 1870, l’agriculture avait perdu la centralité qu’elle avait acquise dans les décennies précédentes, et donc la modernisation des rapports agraires cessa aussi de représenter un objectif prioritaire de la grande propriété foncière. À partir de ce moment, la principale source de richesse de l’île ne fut plus représentée par l’exportation de produits agricoles, mais au contraire par les transferts étatiques croissants aux entités locales, par les investissements publics pour les infrastruc-

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INTRODUCTION

tures, par les subventions et les versements pour le paiement des salaires et des pensions. L’entrée des grands notables dans les structures de l’État leur permit d’intercepter de telles ressources financières, et de gérer leur redistribution aux différents groupes sociaux de l’île. En d’autres termes, la base du pouvoir des grands notables, précédemment assurée par le contrôle de la propriété foncière, était désormais consolidée par la possibilité de gérer la redistribution des multiples financements versés par l’État. Dans cette perspective, la conservation des rapports sociaux existants – et encore connotés au sens « traditionnel » – devint utile à la perpétuation des rapports de patronage entre les grands possédants et la globalité des petits agriculteurs et des bergers, et par cette voie, la consolidation de l’articulation clanique de la société insulaire devient un pilier fondamental du nouveau mécanisme de pouvoir des notables corses. * * * En conclusion de cette introduction, je désire remercier les collègues de l’université de Corse Pascal-Paoli ; j’ai pu discuter avec eux de certains des chapitres de ce livre, grâce à mon expérience d’« enseignant invité » en 20142015 auprès de l’UMR CNRS LISA 6240. Je désire en outre manifester ma gratitude pour les discussions entre les amis avec lesquels j’ai beaucoup collaboré, pendant ces années, et qui ont rendu mes fréquents séjours en Corse profitables et plaisants. Difficile de les citer tous, je me limite donc à rappeler Jacques Thiers, Ange Rovere, Francis Beretti et Guy Firroloni. Je les remercie pour le soutien qu’ils ont apporté à mes recherches et pour leur don le plus précieux, leur amitié. Un ultime remerciement va à Petr’Antò Scolca, qui s’est chargé de la traduction de ce volume, avec générosité.

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PREMIÈRE PARTIE

AGRICULTURE, INDUSTRIE ET COMMERCE

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CHAPITRE

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La « modernisation » de l’agriculture en Corse au XIXe siècle : limites et contradictions

PROPRIÉTÉ FONCIÈRE ET PROPRIÉTÉS COMMUNALES Au xixe siècle, la modernisation de l’agriculture a été la thématique de caractère économique la plus débattue par les élites de l’île, et elle a impliqué les propriétaires fonciers, les agronomes, les sociétés d’agriculture, les représentants de la classe politique, etc. La confrontation était justifiée par les conditions précaires dans lesquelles se trouvaient le secteur primaire et la société rurale de l’île : d’un côté, l’agriculture dans le courant du xviiie siècle n’avait pas enregistré de progrès – soit pour tout ce qui concerne l’adoption de nouvelles techniques de culture, soit relativement aux expérimentations de nouvelles cultures –, tandis que de l’autre, les conditions mûries dans l’île après la chute de l’empire napoléonien – accroissement démographique, introduction de la navigation à vapeur, intégration économique progressive avec la France, etc. – rendaient inéluctable une réflexion nouvelle et radicale sur le principal secteur productif de l’économie insulaire, afin d’éliminer les obstacles qui réduisaient la productivité et améliorer les rendements des cultures. Le débat sur les transformations de l’organisation agraire de l’île tournait essentiellement autour de trois axes principaux : l’élimination des terres communales, la sécurisation juridique de la propriété foncière et la transformation de l’agriculture dans un sens capitalistique. Une des caractéristiques particulières du modèle agricole insulaire était la fragmentation excessive de la propriété foncière et la vaste étendue en parallèle des propriétés communales, qui constituaient une source essentielle pour la subsistance des communautés agricoles1. Pour ce qui regarde l’extension des propriétés communales, le Plan 1. Il est sans doute opportun de rappeler que dans l’île, jusqu’à une époque récente, les centres urbains ont eu un poids économique substantiellement limité, au contraire des nombreux villages ruraux, qui ont constitué la structure porteuse de la société insulaire (voir à ce sujet, I. Chiva, « Causes sociologiques du sous-développement régional : l’exemple corse », Cahiers

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Terrier, dessiné à la fin du xviiie siècle, indiquait un pourcentage un peu supérieur à 30 % (comparativement à la propriété privée, estimée à 50,9 %, et celle de l’État, 10,8 %). Les propriétés communales étaient plus étendues dans l’Au-Delàdes-Monts (34,7 %), tandis que dans l’En-Deçà, on en comptait autour de 26 %2. Ces chiffres, bien entendu, ne rendent pas correctement l’idée de l’importance détenue par cette typologie de propriété. En effet, leur distribution territoriale est plus concluante : dans les zones internes des montagnes, presque toute la propriété foncière était rapportable à cette typologie, et elle était très répandue également dans de vastes espaces du littoral oriental. La très forte extension des propriétés communales est un fait caractéristique de nombreuses régions méditerranéennes3, même si la Corse présente certaines spécificités. Dans l’île, en effet, le sol appartenant aux communes était perçu par les chefs de famille de la communauté comme leur propriété « privée », et donc sans référence à la commune en tant qu’entité administrative. Ces terres se configuraient comme une addition de propriétés individuelles, que les habitants des villages interprétaient à la façon d’un bien familial dont la division était indéfiniment différée4. Les propriétés communales, en définitive, constituaient pour les petits propriétaires une réserve complémentaire importante par rapport à leur patrimoine privé, souvent insuffisant. Évidemment, une telle condition générait des inconvénients multiples : en premier lieu, ces propriétés n’étaient pas aliénables5, mais surtout, en alimentant l’incertitude sur les limites, elles engen-

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internationaux de sociologie, n° XXIV, 1958, p. 141-147, et Pieve e Paesi. Communautés rurales corses, Paris, Éditions du CNRS, 1978). J. Defranceschi, Recherches sur la nature et la répartition de la propriété foncière en Corse de la fin de l’Ancien Régime jusqu’au milieu du xixe siècle, Ajaccio, Éditions Cyrnos et Méditerranée, 1986, p. 51. Les pourcentages indiqués ci-dessus n’ont toutefois qu’une signification relative étant substantiellement sous-estimés, du fait des critères adoptés par les techniciens qui compilèrent le Plan (voir aussi A. Meistersheim, « Le centre construit son territoire périphérique : le Plan Terrier de la Corse », in Ead., Le labyrinthe et les masques. Corse : territoire, insularité, société, Ajaccio, Albiana, 2012, p. 79-91). Il est opportun de souligner qu’en 1881 la Corse figurait encore parmi les seize départements de France avec une extension des biens communaux supérieure à 100 000 hectares (R. Corpel, De la jouissance et du partage des biens communaux, Paris, Berger-Levrault et Cie, 1881, p. 6). J. Davis, Antropologia delle società mediterranee. Un’analisi comparata, Torino, Rosenberg&Sellier, 1980 et, surtout P.H. Sthal, Antropologia sociale. La proprietà (xix e xx secolo), Milano, Jaca Book, 1997. G. Lenclud, « Transmission successorale et organisation de la propriété. Quelques réflexions à partir de l’exemple corse », Études rurales, nos 110-112, 1988, p. 180-181 (maintenant in G. Lenclud, En Corse, Une société en mosaïque, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012). Voir aussi F. Pomponi, « Un siècle d’histoire des biens communaux en Corse dans le Delà-des-Monts (1770-1870) », Études corses, n° 3, 1974, p. 5-41 et n° 5, 1975, p. 1554 ; Id., « Aspects économiques et sociaux de la politique domaniale en Corse sous l’Ancien Régime », Annales historiques de la Révolution française, n° 1, 1979, p. 557-591. En France, au cours du xixe siècle, diverses lois furent promulguées pour réglementer la jouissance des biens communaux et promouvoir leur aliénation. Les plus significatives furent la loi du 18 juillet 1837, qui donna aux conseils communaux le droit de régler le mode de jouissance

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draient des disputes continuelles entre les habitants des villages ou entre villages limitrophes pour s’assurer de manière exclusive les ressources agro-sylvo-pastorales garanties par ces terres. Comme l’avait observé Émile de Laveleyle, il s’agissait d’un cas manifeste de survie des formes de propriété primitives, en tout semblables à celles pratiquées par les antiques peuples germaniques décrits par Tacite6. D’autant plus « primitifs » étaient les modes de culture pratiqués dans ces propriétés communales. La présence de vastes territoires dont l’exploitation était partagée entre les agriculteurs et les pasteurs, et dont les limites restaient souvent indéterminées, avait contribué de manière décisive à configurer l’organisation des systèmes de culture en mode concentrique autour du village. Dans la première couronne autour des habitations – dénommée le circolo –, dans lequel souvent la propriété privée était prévalente, étaient situés les potagers, les vignes et les oliviers. La troisième couronne (foresto) comprenait les terres non cultivables : dans ces lieux, la propriété privée était souvent absente et ils étaient affectés à la pâture des troupeaux de la communauté. Dans la couronne intermédiaire (presa), dans laquelle les propriétés communales étaient souvent prépondérantes, on pratiquait la céréaliculture : dans les cas où la terre était particulièrement fertile, les propriétaires les plus riches aspiraient à s’approprier ces surfaces, en déclenchant des conflits épuisants avec les habitants du village ; les antagonismes avec les pasteurs se rajoutaient ensuite à cette dynamique conflictuelle puisque, une fois les récoltes faites, ils se prévalaient de leur droit de pâturage sur ces terres7. Une telle organisation de l’espace représentait, pour une bonne part, une solution de compromis entre les intérêts des pasteurs et ceux des agriculteurs, qui tenait dûment compte de la survie de ce collectivisme agraire déjà réglementé pendant la période génoise8 et qui avait été consolidé ultérieurement, au cours des années du gouvernement de Pasquale Paoli9.

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et de répartition des pâtures, et celle du 28 juillet 1860, qui établit certains critères pour la mise en valeur des biens communaux. Relativement à la France, voir N. Vivier, Propriété collective et identité communale. Les biens communaux en France, 1750-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998 ; pour tout ce qui regarde la Corse, un cadre général sur la loi concernant les biens communaux a été tracé par F. Jean, J. Y. Coppolani, « Histoire du droit corse (de la fin du xxiiie au xxe siècle) », in Encyclopædia Corsicae, Bastia, Éditions Dumane, 2004, vol. 6., p. 80-82. É. De Laveleyle, De la propriété et de ses formes primitives, Paris, Félix Alcan Éditeur, 1891, p. 286. Les observations de Laveleyle se basaient sur l’étude accomplie par Maximilien Bigot à la fin des années 1860 sur la communauté de Bastelica (M. Bigot, « Paysans corses en communauté, porchers-bergers des montagnes de Bastelica », in Les Ouvriers des deux mondes, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1890, t. II, p. 433-524). Voir l’analyse de P. Lamotte, « Le système des “prese” et les assolements collectifs », Études corses, n° 10, 1956, p. 54-58. Voir les dispositions de l’article 39 des statuts civils et criminels de la Corse (J.Y. Coppolani, A.L. Serpentini (sous la direction de), Les statuts civils et criminels de la Corse, Ajaccio, Albiana, 1998, p. 39). J. Defranceschi, « Pasteurs et cultivateurs en Corse au xviiie siècle », Annales historiques de la Révolution française, n° 46, 1974, p. 542-556. Durant l’Ancien Régime, les cercles aristocra-

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Dans le courant des premières années de la Restauration, les grands propriétaires aristocrates tentèrent à plusieurs reprises de se réapproprier des terres communales, ainsi que celles entrées en jouissance des communautés dans les périodes pendant lesquelles l’île avait été traversée par des mouvements révolutionnaires, et pour atteindre cet objectif, ils exercèrent une pression incessante sur les préfets, et plus généralement sur l’opinion publique, afin de liquider les biens communaux et de réduire le poids politique pris par les petits propriétaires et les pasteurs10. Il était donc inévitable que l’attention des observateurs d’origine continentale – qu’ils fussent économistes, ingénieurs ou magistrats, comme respectivement Adolphe Blanqui, Robiquet et Réalier Dumas – se portât justement sur le mode traditionnel de jouissance des terres communales. Du débat qui s’était articulé au sujet de la question de leur aliénation surgirent des indications diverses et parfois contradictoires : de la nécessité de céder telles propriétés aux sociétés industrielles du Continent à l’opportunité d’installer sur ces domaines des colonies constituées par des mains-d’œuvre continentales, jusqu’à la proposition suggérée par le baron de Beaumont de vendre de telles terres aux possédants fonciers des villes littorales, de manière à favoriser l’amalgame entre les habitants des villages de montagne et ceux résidant le long de la côte11. En 1818, la question portée devant la Société centrale d’instruction publique du département de la Corse par le préfet Vignolle – « Convient-il de partager les biens communaux entre les habitants des communes auxquelles ils appartiennent ? » – permit à certains représentants de la classe dirigeante du nord de l’île d’intervenir dans le débat. Particulièrement significatives furent, à cette occasion, les interventions de Vincent Rigo, grand propriétaire et président de ladite société, et de Marc-Antoine Zannettini, médecin-chef de l’hôpital militaire de Bastia, qui démontrèrent que les solutions envisagées jusqu’alors ne

tiques avaient réussi à augmenter leurs possessions grâce à l’usurpation des terres communales, favorisée par la monarchie bourbonienne (A. Casanova, « La crise de l’Ancien Régime : les mouvements populaires en Corse en 1789 », Études corses, n° 8, 1977, p. 95-148.). 10. À ces tentatives qui se prolongèrent jusqu’aux années 1830 sont justement liés les nombreux épisodes de violence auxquels se livrèrent les habitants des communautés de l’intérieur de l’île, pour s’opposer à l’expropriation des terres communales dont ils jouissaient depuis 1789 (A. Casanova, Identité corse, outillages et Révolution française, Paris, Éditions du CTHS, 1996, p. 474-477). Le poids politique des petits cultivateurs et des pasteurs augmenta sensiblement dans le courant des années 1830, à la suite de l’introduction d’une nouvelle loi électorale qui rendit, de fait, le suffrage quasi universel. Une analyse lucide des dangers découlant du poids politique majeur acquis par les communautés pastorales se trouve dans S. Viale, Studii critici di costumi corsi, Firenze, Tipografia Mariani, [1859] (chapitre intitulé Della proprietà in Corsica). 11. Voir, parmi les nombreuses contributions, A.J. Blanqui, La Corse. Rapport sur son état économique et moral en 1838, Paris, Coquebert éditeur, 1841, p. 27-29 ; Baron de Beaumont, Observations sur la Corse, Paris, Chez Pelicier, 1824, p. 105-111 ; M.F. Robiquet, Recherches historiques et statistiques sur la Corse, Paris, Chez le frère de l’Auteur, 1835, p. 515 ; V.te Alban de Villeneuve-Bargemont, Économie politique chrétienne, ou Recherches sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe, Paris, Paulin Libraire-Éditeur, 1834, p. 567-568.

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produiraient pas nécessairement de conséquences positives pour l’économie du département, du moment qu’elles ne modifiaient pas en profondeur les dynamiques à l’origine des déséquilibres productifs que l’on entendait corriger. Selon ces savants bastiais, le problème principal du département était représenté par le fait d’être faiblement peuplé au regard des potentialités du sol. Dans un mémoire lu en novembre 1818, et centré sur les causes qui faisaient obstacle aux progrès de l’agriculture en Corse, Zannettini identifia une première difficulté liée à la faiblesse de la population de l’île. La Corse, écrivait-il, pouvait avoir 600 000 habitants, mais elle n’en comptait que 170 000 seulement. La nécessité conséquente de recourir aux « lucchesi », c’est-à-dire à la main-d’œuvre saisonnière provenant en large mesure de la Toscane, avait une incidence sur les réserves d’argent du département, en les réduisant sensiblement. Il souhaitait, donc, que le gouvernement et les riches propriétaires obligeraient les travailleurs étrangers et leurs familles à s’établir en Corse12, en démontrant ainsi qu’il partage l’opinion de Rigo, qui avait conclu de manière insistante à l’inopportunité de vendre les biens communaux aux habitants des communes dans lesquelles ils vivaient, ou aux autres habitants de l’île, suggérant au contraire qu’ils devraient être destinés aux travailleurs étrangers qui se rendaient périodiquement en Corse, de manière à faciliter leur établissement définitif13. Afin de garantir une mise en valeur différente et plus rationnelle des terres, il fallait bien entendu une réglementation plus contraignante de la propriété, pour éliminer ce que les différents observateurs retenaient comme le principal obstacle à une exploitation plus profitable des potentialités agricoles de l’île, c’est-à-dire la violence généralisée, qui se déchaînait souvent à partir des conflits entre agriculteurs et pasteurs, causés par l’incertitude portant sur les limites de leurs propriétés14. Particulièrement indicatives à cet égard, sont les requêtes avancées devant le gouvernement en 1825 par l’un des principaux propriétaires fonciers du sud de l’île, François Peraldi, qui reprenait alors la charge de président de la Société

12. ADHC, 1J 53 ; Procès-verbal de la séance publique tenue le 30 novembre 1818 par la Société centrale d’instruction publique du département de la Corse, p. 4. 13. Cf. Ch. Letteron, « Les Sociétés Savantes à Bastia », Bulletin de la Société de Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, nos 370-372, 1917, p. 151-205. 14. À titre d’exemple, résumons tout ce qui a été écrit à cette proposition de Robiquet : « Le défaut de sécurité est le plus grand de tous les obstacles qui s’opposent aux progrès de l’agriculture en Corse. Nous avons vu le laboureur massacré sur son sillon, le propriétaire dans sa vigne, en plein jour, au milieu de sa famille » (M.F. Robiquet, Recherches historiques et statistiques sur la Corse, op. cit., p. 513). Toujours à ce sujet, Zannettini avait aussi dénoncé le faible contrôle exercé par l’autorité publique sur l’application des lois rurales ; un laxisme qui créait une situation générale d’incertitude sur l’organisation productive des campagnes, en pénalisant aussi, par conséquent, les autres activités productives (Procès-verbal de la séance publique tenue le 30 Novembre 1818 par la Société Centrale d’Instruction publique du Département de la Corse, op. cit., p. 5)

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Centrale d’Agriculture de la Corse, créée en Ajaccio en 1818 par le préfet De Vignolle. Peraldi, qui se proposait, dans son intervention, de discuter de la propriété par rapport aux lois rurales nécessaires à un pays pour améliorer sa propre agriculture15, commençait son discours en soulignant que la sécurité des hommes et le respect de la propriété étaient les bases du bonheur des peuples, mais que la Corse avait été privée jusqu’alors de l’une et l’autre de ces certitudes. Le conseil général du département avait à plusieurs reprises adressé au gouvernement une requête pour l’établissement d’un code rural16, considéré comme d’autant plus nécessaire pour une région comme la Corse, qui avait été le théâtre par le passé de guerres et de révolutions, dans laquelle s’étaient succédé de nombreux gouvernements porteurs d’orientations politiques souvent antithétiques17, et où les querelles entre les familles avaient jeté un grand désordre dans la propriété, en la rendant « vaine, précaire et misérable ». D’où la raison de la requête afin que le gouvernement promût la compilation d’un code rural pour le royaume, ou du moins qu’il autorisât chaque département à rédiger une réglementation rurale modelée sur les exigences de son propre statut agricole. Peraldi ne manquait pas de souligner que la condition principalement montagneuse de la région rendait extrêmement difficile l’industrie agraire, et ardue la tâche de satisfaire les besoins alimentaires de la population entière18. La distribution presque totale des villages sur les hauteurs avait poussé les agriculteurs à repérer les terres les plus fertiles et les plus facilement cultivables dans les vallées, ou les quelques plaines proches de la mer ; mais en agissant ainsi, la propriété d’un agriculteur se situait souvent à de nombreux kilomètres

15. Discours prononcé par M. Peraldi, président de la Société d’Agriculture du département de la Corse dans la séance du 8 juillet 1825, sur quelques dispositions d’une Loi rurale qui pourraient contribuer à améliorer l’État d’Agriculture de ce Département (ADCS, 7M 44). 16. Dès 1822, le préfet Eymard avait tenté d’élaborer un code rural pour la Corse, afin de rendre plus sûres les propriétés foncières (Dispositions pour un projet de loi rurale particulière à la Corse soumises à l’examen des commissions d’arrondissement par M. Eymard, préfet du département, Ajaccio, Chez Marc Marchi, 1822). La tentative du préfet, toutefois, n’avait conduit à aucun résultat tangible. 17. À ce sujet, dans la session du 9 juillet 1825, le même Peraldi avait lu un mémoire sur les régimes politico-juridiques qui s’étaient succédé dans l’île et les conséquences sur l’agriculture qu’ils avaient entraînées (ADCS, 7M 44, Mémoire historique sur l’agriculture de la Corse). 18. En 1818, dans un mémoire lu devant la Société Centrale d’Agriculture de la Corse, il avait été rappelé avec insistance que jusqu’à ce moment les récoltes de céréales, même dans les meilleures années, n’avaient pas été suffisantes pour satisfaire la demande alimentaire de la population. En cette année, la répartition de la superficie cultivée avait été la suivante : 13 150 hectares en blé, 2 130 en seigle, 12 670 en orge, 2 660 en maïs, 2 209 en féculents, 3 195 en pommes de terre (cf. Mémoire sur l’état actuel de l’agriculture en Corse et les moyens de l’améliorer, cité in E. et J. Franceschini, « La Corse sous l’administration de M. De Vignolle », Bulletin de la Société de Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, nos 385-390, 1918, p. 32-45). Voir aussi A. Casanova, « Conjoncture et crises économiques en Corse pendant la période napoléonienne », Études corses, n° 33, 1989, p. 207-220).

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de distance de son habitation, et cela le contraignait à des déplacements quotidiens exténuants, circonstance qui en soi représentait un obstacle évident à une exploitation rationnelle de la terre19. On devait ajouter à ceci la parcellisation extrême du foncier, qui avait donné lieu historiquement à des propriétés excessivement limitées, dont l’intégrité était par la suite constamment mise en péril du fait du régime successoral particulier opérant en Corse, qui rendait tous les membres de la famille partie prenante de la division de l’héritage. En conséquence, l’héritage d’une famille se composait souvent d’une grande quantité de petites parcelles de terre situées à des distances remarquables les unes des autres. À ces inconvénients, continuait Peraldi, s’ajoutait l’élevage du bétail en liberté, qui provoquait des dommages sérieux aux récoltes. Cet ultime problème est sans doute parmi ceux que l’opinion publique insulaire considérait comme majeur, à tel point que de nombreux propriétaires subordonnaient à sa résolution la possibilité d’une transformation concrète des organisations productives de l’île. Effectivement, les communautés principalement composées de pasteurs étaient souvent divisées en deux parties : une située dans les montagnes, où les troupeaux paissaient pendant la saison estivale, et une dans les vallées, où l’on portait les troupeaux pour hiverner. De telles communautés étaient séparées par de nombreuses communes que les troupeaux traversaient périodiquement, en dévastant les cultures et les plantations. Les parcours et la vaine pâture – deux servitudes établies sur les terres des particuliers et de la commune, ouvertes et incultes, au profit des propriétaires du bétail et au détriment des propriétaires fonciers – accordaient aux pasteurs le droit de faire paître les troupeaux sur les propriétés d’autrui dans les périodes où elles n’étaient pas mises en culture20. C’étaient donc ces servitudes qui limitaient le droit des propriétaires fonciers à utiliser pleinement leurs propres fonds, mais surtout, elles représentaient une occasion périlleuse de conflit social, en étant souvent cause d’affrontements entre les agriculteurs et les pasteurs. Ce ne fut qu’en 1854 seulement que le gouvernement abolit la vaine pâture, lorsque la pression exercée par la croissance démographique posa, de manière inéluctable, le problème de l’approvisionnement alimentaire et remit en cause l’équilibre précaire qui s’était instauré entre l’agriculture et l’élevage. Toutefois, une telle loi, réclamée à grands cris par

19. Toujours en 1867, le président de la Société d’Agriculture, Industrie, Sciences et Arts de Bastia, Limperani, repérait dans la concentration des habitations des agriculteurs dans les villages, et donc dans le manque de maisons isolées établies sur les terres cultivées, une des causes des rendements faibles de l’agriculture (Rapport de M. Limperani sur les résultats de l’enquête agricole et la situation de l’agriculture à la fin de l’année 1866, Bastia, Fabiani, 1867, p. 24-27). 20. J.L. Jay, Traité de la vaine pâture et du parcours, Paris, Au Bureau des Annales des Justices de Paix, 1863, p. 176-186. Pour une analyse de caractère historique, voir F. Pomponi, « Le problème de la vaine pâture en Corse au xixe siècle », Bullettin de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse, n° 621, 1976, p. 19-42.

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la classe des possédants fonciers, ne fut jamais pleinement appliquée, du fait des résistances, bien compréhensibles, des communes pastorales21. Les administrations communales avaient tenté de porter un remède à une telle situation en organisant le territoire communal en grandes portions, appelées prese, contrôlées par des gardes champêtres, et destinées alternativement à la plantation ou à la pâture. Toutefois, en l’absence d’un règlement rural contraignant, les propriétaires refusaient très souvent la destination établie pour la presa dans laquelle était située leur propriété, de telle sorte que naissaient souvent des conflits violents qui alimentaient une série interminable de vendette. D’où la nécessité, soutenait Peraldi dans le mémoire précité, de favoriser la clôture des terres, de manière à opposer un frein objectif au pastoralisme22. Une organisation ainsi configurée des surfaces agricoles donnait lieu à des rendements très bas. C’est justement cet ultime aspect qui avait accentué, depuis l’acquisition de l’île par la France, les tensions s’exerçant en vue de réduire le déploiement des propriétés communales : la pression démographique accrue et l’intégration progressive de l’économie insulaire avec la française provoquèrent, dans la première moitié du xixe siècle, la multiplication des tentatives de privatisation de ce type de propriété foncière, manœuvres qui atteignirent leur point culminant dans les années du Second Empire, et causèrent une recrudescence des conflits entre les communautés rurales et les grands propriétaires qui briguaient la possession de ces terres. Par ailleurs, comme ce fut souligné par Salvatore Viale et d’autres observateurs corses, parmi lesquels l’agronome Regolo Carlotti23, le long processus d’aliénation et d’usurpation était justement à l’origine de la parcellisation prononcée des terres. À ce sujet, le notable bastiais observait que « selon le jugement des plus savants écrivains d’économie politique, la division excessive des terres n’est pas moins nuisible à l’agriculture que l’excessive agglomération en une ou en plusieurs. Maintenant, conformément aux meilleurs calculs, une superficie de 10 000 ares se divise, en moyenne, en cent propriétaires et en deux mille parcelles. Ces langues de terre distantes l’une de l’autre et des maisons d’habitation comme des étables, ne peuvent être aisément atteintes 21. En 1864, à dix ans de distance de l’introduction de cette mesure, 28 650 délits liés au libre pâturage des troupeaux de chèvres et de brebis furent dénoncés, et le montant des amendes s’éleva à 63 827 F, soit plus du tiers de l’impôt foncier acquitté par la Corse (Rapport de M. Limperani sur la situation et les besoins de l’agriculture à la fin de l’année 1864, Bastia, Fabiani, 1865, p. 22-23). 22. La clôture des propriétés de la part de certains possédants « vertueux » avait eu pour effet de contraindre les propriétaires limitrophes à en faire tout autant, et pour atteindre un tel résultat, en l’absence d’une loi spécifique, Peraldi suggérait d’étendre au secteur agricole l’article 663 du Code civil – qui obligeait les limitrophes d’une habitation civile de participer aux dépenses pour la construction et la réparation des murs de limite – de façon à pousser aussi les propriétaires récalcitrants à clôturer leurs terres. 23. Voir R. Carlotti, « De l’état de l’agriculture en Corse et des moyens de l’améliorer », Mémoires d’agriculture, d’économie rurale et domestique, Paris, Librairie de Mme V. Bouchard-Huzard, 1855, p. 422-447.

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par le possesseur, ni profiter au bétail, ni être utilisées, c’est-à-dire facilement travaillées et fumées : elles réclament ensuite beaucoup de soin et de fatigue pour y planter des haies et creuser des fossés, et beaucoup de temps pour que le patron puisse se rendre de l’une à l’autre par des chemins malaisés ; ce qui affaiblit en lui l’amour de son propre état, et en l’agriculteur l’envie d’étudier son art »24. Le tableau décrit par Viale était le résultat d’une dynamique de longue durée25, mais qui connut une accélération durant la première période bourbonienne, et continua dans les années suivantes de la Restauration. Malheureusement, pour la première moitié du siècle, nous ne disposons pas de données fiables sur le mouvement et les passages de propriétés foncières, aussi parce que les opérations de cadastre du territoire insulaire furent particulièrement longues et laborieuses, au point de ne s’achever que dans les années 1880. Toutefois, il est possible de reconstruire un cadre suffisamment indicatif d’une telle dynamique grâce aux données relatives à la contribution foncière contenues dans certaines statistiques. Dans les quatre lustres suivant la Restauration bourbonienne, le nombre de cotes foncières augmenta de 6 222 unités, passant de 52 513 en 1815 à 58 735 en 183526. L’accroissement enregistré en cette période est sans doute rapportable à une réduction des propriétés communales, comme cela est démontré également par la documentation relative au patrimoine foncier des communes de la Haute-Corse27. Plus intéressantes, toutefois, se révèlent les données relatives aux dimensions des propriétés : 41 917 côtes de la contribution foncière relative à 1835 payaient moins de 5 F, en confirmation de la dimension exiguë des fonds et des biens immobiliers ; 13 580 payaient de 5 à 20 F ; 2 538 de 21 à 50 F ; 655 de 51 à 300 F ; 12 de 301 à 500 F Et seulement 24. S. Viale, Della proprietà in Corsica, op. cit., p. 96. Le Code civil français avait lui aussi contribué à la fragmentation de la propriété foncière, observait Viale, car il avait placé les femmes et les hommes au même niveau, dans les successions héréditaires, en amplifiant ainsi « ensemble avec les autres causes la division des patrimoines, et deve[nant] par un autre côté un obstacle aux progrès de notre agriculture » (ibid.). Par ailleurs, le Code civil français avait aboli également une autre norme insulaire antique qui, pendant des siècles, avait favorisé le développement de l’agriculture. Les anciens statuts civils de la Corse prévoyaient, en fait, l’« advocation » ainsi nommée, c’est-à-dire le droit de préférence sur le fonds du vendeur par son cohéritier ou par le propriétaire voisin, afin d’empêcher la fragmentation excessive de la propriété foncière. Une analyse des conséquences de l’introduction du Code civil sur l’organisation des campagnes françaises, in M.C. Pingaud, « Appropriation et utilisation de l’espace rural. Loi et coutume », Études rurales, nos 89-91, 1983, p. 309-316, tandis que pour la situation citée par Viale, voir L.E. Cool, « Continuity and Crisis : Inheritance and Family Structure in Corsica », Journal of Social History, n° 4, 1988, p. 735-751. 25. P. Lamotte, « Deux aspects de la vie communautaire en Corse avant 1768 », Études corses, n° 9, 1956, p. 47-62. 26. Statistique de la France, Paris, Imprimerie royale, 1837, t. II, passim. 27. ADHC, de 2O 3 à 2O 364 (Administration et comptabilité communale). Dans cette documentation, on fait référence aux biens communaux de chaque municipalité, à leur utilisation par les résidents, à leur location ou à leur vente.

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