Mrs Christie prend le maquis

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Marie-Jean Vinciguerra

Mrs Christie prend le maquis CinĂŠ-roman onirique

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Dans les brumes rêveuses d’une demi-somnolence, l’idée d’un sensationnel roman me vint à l’esprit… Agatha Christie, Une autobiographie

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J’aime le soleil, les pommes, pratiquement toutes sortes de musiques, les trains, les énigmes avec des chiffres et tout ce qui a trait aux chiffres, aller à la mer, me baigner et nager, le silence, dormir, rêver, manger, l’odeur du café, le muguet, la plupart des chiens, et aller au théâtre. Agatha Christie, Une autobiographie

J’aime l’avion, la montagne, les collines corses, les parfums et le miel du maquis, la chasse au sanglier… mais ne le répétez pas… C’est mon secret… Confidence d’Agatha Christie à l’auteur

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Huit heures du matin Étang de Silent Pool à Newlands Corner (Surrey)

Neige et brume. Ciel blafard. Fantômes évanescents à la pose dans le sous-bois. Silent Pool, bouche de silence. Samedi 4 décembre 1926 1926, annus horribilis ! À marquer d’une pierre noire. Donc, 8 heures du matin. Je ne rêve pas. Cette photographie authentifie ce que j’ai cru imaginer… La Morris Cowley, haute sur roues, « museau rond1 » encore chaud, phares allumés, portières ouvertes, abandonnée. Lueurs glauques, pustules d’ombres sur l’étang. Le jeune gitan palpe le manteau de fourrure… Dans le sac à main, des papiers… Il agite les gants. Vrombissement d’avion.

1. Agatha Christie, dans son autobiographie, évoque « le museau rond » de son chien… et de sa Morris Cowley…

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Maintenant, les policiers forment une chaîne. Ils contiennent la foule des curieux. Les journalistes surgissent du brouillard. Flashes. « Ratissez ! » crie le superintendant. J’ai cet ordre et son timbre dans l’oreille. Des scouts battent les buissons, fanions au vent. La motocyclette du sergent, affolée, broute, par saccades, le talus. Aboiements répercutés d’une meute qui chasse… Le froid gèle les visages. Ce plongeur émerge de l’eau glacée. Claquements assourdissants des rotatives. Demain, le Daily Mirror, le Daily News titreront : Disparition de Mrs Christie Rapt de la romancière du Meurtre de Roger Ackroyd ! Suicide de la Reine du crime ? Prime de cent livres pour toute information utile Tout n’a-t-il pas commencé la veille, vendredi 3 décembre, lorsqu’Agatha a quitté Styles vers 21 h 45, après avoir embrassé sa fille Rosalind ? Mais, qui raconte l’histoire d’une mystérieuse disparition sur laquelle la romancière anglaise ne s’est jamais expliquée ? Vivre intensément le passé au présent. Se perdre sur les chemins d’une escapade rocambolesque en Corse dans le labyrinthe d’une destinée, à commencer par cette enfance gâtée par les anges protecteurs de la famille, une enfance encore en deçà de la parole et bientôt hantée d’un cauchemar légendé : « Il y a un homme armé d’un fusil » ! 10

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Étang de Silent Pool à Newlands Corner (Surrey)

Vacillement d’une identité, descente aux enfers de l’inconscient, conquête par le récit d’un territoire inaliénable : Agatha rendue à elle-même par la grâce de son daimôn, de son double, Mr Harley Quinn. Ah ! L’étrange Arlequin exilé dans les brumes anglaises et dictant son scénario à un non moins mystérieux auteur !

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Le Grand Hôtel Veduta 2 ajaccienne

Dimanche 5 décembre 11 heures La baie d’Ajaccio, la place du Diamant, les parcs… l’air scintille. Décembre printanier. La rue des Anglais, caprice d’une ville ordonnée autour du souvenir du grand homme. Cottages3, église anglicane4, Good morning, dear friend ! Le Grand Hôtel a la superbe impériale d’un édifice qui s’est voulu à la hauteur des ambitions touristiques d’une station d’hiver particulièrement prisée des Anglais. Calèches enrubannées, taxis criards, arrivées, départs. Sur le perron s’affairent les grooms boutonnés jusqu’au col dans leurs livrées aux couleurs des tapis de jeu du casino. Ces photos couleur sépia ont quitté l’album écorné. Elles se sont détachées du calendrier.

2. Veduta : représentation d’une cité entre songe et réalité (les « caprices » architecturaux de Canaletto et Francesco Guardi). 3. Cuttesci en parler ajaccien. 4. En granit polychrome construite en 1878 sur l’idée et aux frais de Miss Campbell, Anglaise amoureuse de la Corse.

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Cristallisées. Obéissant à une secrète injonction, elles défilent dans mon rêve. Pascal Felicelli tient la rubrique mondaine d’Ajaccio Demain. Attablé au bar, il observe, par-dessus le journal déployé, les allées et venues des clients. Le commandant Bonelli est fidèle au rendez-vous. Pascal Felicelli, le commandant Bonelli, je ne suis plus très sûre de leurs noms… étaient-ils présents dans mon rêve ? Harley ne les a-t-il pas fait convoquer d’autorité par son correspondant local ? Une Lady, port souverain, démarche légère, s’avance comme portée par la brise. Cambrée dans son tailleur vert, chevelure brune sous toque de fourrure, elle tient à la main une mallette de cuir. Un garçon d’hôtel porte ses cartons et la valise constellée de noms de villes et de pays. « O Felì, sta bellezza pare tutta5… une Vénus botticellienne sous ses airs victoriens ! » commente le journaliste. Le musée Fesch et son Botticelli n’étaient-ils pas à trois pas ? Le chef-d’œuvre auréolé de silence dans le brouhaha des cris de la rue marchande, tout près de la maison des corailleurs. Le commandant renchérit : « Elle cherche son lieutenant della Rebbia 6… Ah ! Ces Anglaises ! – Les temps ont changé… Plus de chaperons ni de sigisbées… Les femmes voyagent seules maintenant !

5. Ô Felì, cette beauté ressemble tout à fait à… 6. Le lieutenant della Rebbia, frère de Colomba dans le roman de Mérimée.

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Veduta ajaccienne

– Avec la nouvelle ligne d’hydravions Antibes-Ajaccio, nos Anglaises de la Riviera en mal d’aventures exotiques n’hésitent plus… – Les bandits… qui puent le tabac leur donnent le frisson. » Ô Corse, île d’amour… chantonne le commandant Bonelli.  À l’accueil, l’inconnue décline nom et prénom : « … Teresa… Neele… (Après une légère hésitation.) Miss Nancy… Teresa… Neele. – Combien de jours comptez-vous rester ? – Au moins une semaine. – Pour la chambre, avez-vous une préférence ? – Si possible, une chambre avec vue sur le golfe. »

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Chambre de Miss Nancy Neele

Dimanche 5 décembre 12 heures Nancy Neele découvre sa chambre. Sobre, confortable, ensoleillée et meublée de solitude. En relisant le tapuscrit, je me suis assoupie. J’ai vu entrer une jeune femme victorienne dans la chambre d’hôtel peinte par Hopper. Angoisse. La valise, les cartons à chapeaux ont été déposés dans un coin. Un bouquet de fleurs… avec les compliments du directeur de l’hôtel. Elle respire sa fragrance. Se dirige vers la baie vitrée, enlève sa perruque brune. La jette sur la table basse. Lassitude. Elle soupire. S’appuie sur la vitre. Contemple le paysage. Elle s’assied. Sort de son sac une photo. Caresse doucement le cadre de velours. La regarde. Les traits sont ceux d’une femme qui lui ressemble. Elle pose ses lèvres sur la photo.

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Elle la prend à témoin : « Après ce qu’Archie m’a fait… Ce salaud me trompe publiquement… avec une… grue… oui, une grue ! » Elle poursuit, en rangeant ses affaires dans l’armoire : « Je ne t’ai jamais rien dit… Je suis usée par les scènes… ses absences… il m’est devenu étranger… maintenant qu’il n’est plus là, dear little mummy 7, j’ai décidé de m’amuser… de renverser les rôles… » Elle se maquille. Grimace de comédie, rictus de tragédie… je ne sais pas. « Ah ! Le ridiculiser, le faire souffrir ! » La jeune femme prend dans son sac une petite glace florentine d’argent niellé. Elle se regarde longuement, puis, appuyant sur chaque syllabe : « Miss Teresa Neele… Je suis Nan-cy Teresa Nee-le. » Elle se reprend : « Nancy… Teresa ? » Être et n’être pas, toujours la même question ! Qui m’a soufflé ce prénom de Nancy ? N’ai-je pas voulu conjurer la malédiction d’un prénom et d’un nom funestes ? Elle prend sur la table la perruque, la jette avec rage. Elle se redresse. « Je montrerai à tous ces hypocrites mon vrai visage… regardez-moi bien, je ne suis plus sûre de mon nom, mais je refuse de porter un masque qui collerait à ma peau ! On verra bien qui me reconnaîtra. »

7. Chère petite maman.

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Chambre de Miss Nancy Neele

Il est difficile de garder la distance, d’être soi en jouant quelqu’un d’autre. Miss Neele s’impose insidieusement… Je me regarde, mais c’est elle que je vois dans la glace. Suis-je déjà passée de l’autre côté ?… J’ai peur de me perdre… Elle sourit, apaisée. Murmure une ritournelle de son enfance : Agatha, p’tit’Agatha, Ma p’tit’poule noire qui pond des œufs, Qui pond des œufs pour les messieurs, Un jour six œufs, un jour sept œufs, Qui même un jour a fait onze œufs. Elle s’assied, saisit le téléphone. Elle le tient comme une arme. « J’ai la réception ? –… – Il y a bien un bal costumé au Grand Hôtel ? Vous confirmez ? Je voudrais louer un habit d’Arlequin… Oui, d’Arlequin ! Difficile, vous dites… Disons, ce sera plus simple, une cape à losanges. Faites part de mon désir au directeur, merci… »

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Bar du Grand Hôtel Bonaparte à la mairie d’Ajaccio

Maintenant, c’est moi qui imagine. Agatha m’appelle à la rescousse pour donner à son rêve les couleurs de la réalité. Ne suis-je pas aussi pour elle, dans cette île, le garant de la couleur locale ? Le Grand Hôtel, passage obligé des Corses fortunés qui, avant de regagner le village, font montre de leur réussite sur le continent ou « aux colonies ». « Comme diraient nos amis anglais, le Grand Hôtel d’Ajaccio, c’est Vanity Fair, La Foire aux vanités8 », commente Pascal Felicelli, toujours friand d’allusions littéraires. Santu Frangolacci, gérant du Grand Hôtel – papillon, gilet à gousset, montre en or, cigare à la lippe, léger basculement des épaules – passe, de table en table, serrer des mains : « O Dumè, quandu cullate in paese 9 ? – Maître, laissez-moi vous embrasser ! » Un groupe d’étrangers, en majorité anglais, entoure Miss Neele.

8. La Foire aux vanités (Vanity Fair), roman de W. M. Thackeray (1848). 9. « Ô Dominique, quand montez-vous au village ? »

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En verve, ne les régale-t-elle pas d’une anecdote dont le récit se perd dans la rumeur des conversations ? Santu, galant, s’approche de la mystérieuse jeune femme. Il baise la main qu’elle lui tend avec une élégante désinvolture. Les mots de carton défilent à la parade. Tourne le manège frivole d’une ville d’opérette ! « Vous êtes resplendissante, Lady ! Ce châle vous va à merveille ! » Mr Satterthwaite, chevalier servant d’une « vieille anglaise » coiffée d’un chapeau extravagant, ajuste une broche de diamants sur la poitrine de la « Chère Duchesse ». Je me rebiffe. Encore des clichés ! Mais, jalons du songe, si précieux pour les notes d’Agatha… Le colonel Bradford – à la retraite et ça se voit – tente de dérider une rousse et mélancolique jeune fille, Noémie, artiste peintre, qui séjourne au Grand Hôtel, depuis deux mois déjà : « Mademoiselle Noémie, votre dernière toile est lumineuse. » Noémie : « Seul Matisse a su rendre cette lumière unique d’un ciel d’hiver à Ajaccio10. » Cette modestie m’enchante. Les secrets de son âme d’artiste s’enchâssent dans les paysages corses qu’elle peint. Santu, grand seigneur : « Je vous achète ces Agaves sur la route des Sanguinaires ! (Tout à trac, il pivote vers le colonel.) Colonel, je me ferai un plaisir de vous présenter le commandant Pietri. Il 10. Henri Matisse séjourna à Ajaccio en 1898 et déclara avoir « été ébloui par ce pays où tout est lumière ».

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Bonaparte à la mairie d’Ajaccio

s’est couvert de gloire lors de la dernière guerre… Permettez-moi, chers amis, en attendant, de vous présenter Monsieur Giabicconi, conseiller municipal bonapartiste… » Miss Neele : « Comment ! Nous sommes en 1926 et vous avez encore un maire bonapartiste à Ajaccio ! Après Waterloo et Sedan… » Monsieur Giabicconi : « Nous le devons à Monsieur Abel Gance. En tournant son Napoléon en Corse, il a soulevé un tel enthousiasme dans la population qu’il nous a permis de battre le clan des républicains. » Santu : « Nous étions au Grand Hôtel, un soir… Bonaparte, je veux dire l’acteur Dieudonné, se repose dans sa chambre… Tout à coup, c’est un vacarme d’enfer, coups de feu, cris, vivats, les torches de résine flambent… la foule, mille, dix mille Ajacciens… » Monsieur Giabicconi, avec la même ferveur : « Nous montons à la grotte du Casone où le petit Bonaparte allait rêver… Nous attendons un miracle… » Santu : « Eh oui, c’est le miracle : les fenêtres s’ouvrent. Bonaparte lui-même, en uniforme, au balcon de l’hôtel ! Alors, c’est le délire, vous comprenez, Dieudonné descend… Il est porté en triomphe au son de L’Ajaccienne ! » Santu fredonne : « Réveille-toi, ville sacrée Dans ton orgueil et ton amour. » Le colonel reprend l’air, à son tour, applaudi par le commandant Pietri. Monsieur Giabicconi : « Et voilà comment nous avons pris la mairie ! » Santu Frangolacci : « On dit que Dieudonné si piglia ellu pè Napuleò, il se prend, lui, maintenant pour Napoléon ! » Miss Neele : « À trop bien jouer un rôle, on risque de perdre son identité ! » Mr Satterthwaite (qui revient en tenant le Daily Mirror après s’être éclipsé discrètement) commente à haute voix : « Mrs Agatha 23

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Christie a disparu ! S’est-elle suicidée ? (Il montre la photo de la voiture abandonnée.) A-t-elle été enlevée ? » (Le journal passe de mains en mains.) Le colonel : « On dit qu’elle était très affectée par ses déboires conjugaux. Tout Londres bruissait des frasques de son fringant colonel de mari… » Miss Neele : « On dit aussi qu’elle avait le bon goût de s’en amuser. » La duchesse : « Une de nos amies a su par la secrétaire de Mrs Christie qu’elle avait été très ébranlée par la mort de sa mère. » Miss Neele : « Je crois savoir, en effet, qu’elle aimait beaucoup ses parents. Ils lui avaient fait une enfance heureuse. » Noémie : « Vous semblez bien la connaître. » Miss Neele : « J’ai lu ses livres. Elle ne se confie pas… Le genre de littérature qu’elle a choisi ne s’y prête pas. Mais nous autres femmes nous ne manquons pas d’intuition… Nous lisons entre les lignes. » Santu a suivi la conversation : « Si vous me permettez, il y a dans cette disparition comme un parfum de vengeance… Chez nous en Corse, la vengeance est une grande affaire. Elle n’attend rien de la justice de Dieu ni des hommes. » Miss Neele : « Dois-je comprendre que se faire justice soimême fait de vous l’égal de Dieu ? » Santu : « Oui, mais notre vengeance, à nous autres Corses, doit être signée. Celui qui ne se venge pas, perd son honneur. La famille lui en fait reproche. » Miss Neele : « N’est-ce pas une plus grande vengeance que de laisser planer un doute ? Ne pas savoir… L’énigme comme châtiment, voilà une peine digne de l’Enfer de Dante ! Un beau sujet de roman pour Mrs Christie… N’est-ce pas ? » Pascal Felicelli met son grain de sel : « Et s’il s’agissait simplement d’une opération éditoriale ? Son dernier bouquin a eu du succès. J’ai cru comprendre qu’elle peinait à terminer le suivant…

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(Il cligne de l’œil.)… Sa disparition attise la curiosité du public. Bien joué pour lancer un livre ! » Le colonel saisit la balle au bond : « C’est ce que nous autres militaires appelons de la stratégie, oui, de la stra-té-gie… (Il appuie sur les mots.)… une opération publicitaire, voilà ! » Miss Neele sourit : « Je n’y aurais jamais pensé. Vous ne manquez pas d’imagination, monsieur Felicelli. Mrs Christie n’aime pas vos confrères à qui elle reproche leur manque de respect pour la vie privée… Ainsi, elle leur jouerait un bon tour. Elle les utiliserait à son profit. Tiens ! Tiens ! C’est une idée… (Elle réfléchit et gaiement.) Et si Mrs Christie comme dans ses romans brouillait les pistes ? » En disant cela, Agatha pouvait-elle pressentir qu’elle se lançait un singulier défi : feindre d’être l’organisatrice d’un mystère dont elle ne parviendrait plus elle-même à trouver la clef ? Mr Satterthwaite donne lecture du journal : « Pour la retrouver, on met les moyens. Le colonel Christie a même fait appel à Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes ; féru de spiritisme, celui-ci s’est adressé à un médium Horace Leaf. Grâce à un gant d’Agatha, ce dernier est entré en contact avec l’esprit de la disparue. » Pascal Felicelli ne peut s’empêcher de s’exclamer : « Ah ! Les fariboles ! Et dire que l’on se moque de nos superstitions insulaires ! » (Regard courroucé des Anglais. Sourire amusé de Miss Neele.) Mr Satterthwaite reprend la lecture du journal… « Le soir même le colonel a eu dans les mains le compte rendu de la séance. (Il change de voix, sur un ton caverneux.) La personne à qui appartient ce gant n’est pas morte. Elle se trouve dans un état confus, tout en sachant ce qu’elle veut. On aura de ses nouvelles mercredi prochain. » (Les Corses ricanent.)

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Miss Neele : « Je vois que le colonel Christie se donne bien du mal pour retrouver une femme qu’il a délaissée. Je souhaite bonne chance à tous ces fins limiers et vous propose, chers compatriotes et amis corses, de boire à la santé d’Agatha et à sa réapparition. » Tous lèvent leur verre. « Dieu sauve la Reine du crime ! » ajoute Mr Satterthwaite, satisfait de son impertinente calembredaine, crime de lèse-majesté. « … La virtuose du frisson », conclut Pascal Felicelli pour ne pas être en reste. Santu Frangolacci : « Oui, basta cusì, vous me bassinez avec la disparition de Mrs Agatha Christie ! Chers amis, le Grand Hôtel organise traditionnellement un petit bal masqué de fin d’année. Profitons-en pour fêter, ce soir, l’arrivée de Miss Neele ! »

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Salons du Grand Hôtel Le bal

Dimanche soir Santu Frangolacci, au bas du grand escalier, toujours aussi attentionné, accueille ses invités. Ses cheveux gominés luisent sous le lustre. Il paraît moins à l’aise dans son frac. Le colonel, brochette de décorations, épinglée et sautillante, ouvre la marche. Suit Mr Satterthwaite plus coquet que jamais avec son papillon fantaisie et un camélia à la boutonnière. Il tient délicatement la duchesse du bout des doigts. Elle brille de l’éclat de tous ses faux diamants. Noémie, toujours aussi discrète, a l’air de s’excuser d’être conviée à la fête. Elle n’a de festif que ses beaux cheveux roux. Enfin, apparaît, resplendissante sous sa cape à losanges, Miss Neele. Santu conduit à leur table ses invités. « Je vous propose un menu inédit que j’ai baptisé Entente cordiale : potage, entrées, pudding, plat surprise, desserts à

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l’anglaise, pastizzu11. C’est léger. Nous sommes là, ce soir, pour nous divertir et danser ! » Sur une estrade, l’orchestre bigarré : une formation de jazz à laquelle se sont joints deux guitaristes corses. Les musiciens accordent leurs instruments. Un chanteur, très « couleur locale », annonce de sa voix de velours : « Voici, en l’honneur de nos hôtes anglais, quelques airs traditionnels corses… » Comme en écho, on entend, venue du lointain, Ô Corse, île d’amour 12 ! La conversation va bon train. Exclamations, bribes de phrases, rires. Le pudding, couronné d’une feuille de houx, arrive sous les applaudissements. Miss Neele, primesautière : « Vous nous mettez les papilles en folie ! – C’est à moi, comme il se doit, que revient le bouton de célibataire13 ! » proclame Mr Satterthwaite. Santu ne quitte plus du regard Miss Neele. Il semble apprécier sa bonne humeur, le charme de son accent, le délié élégant de ses mouvements. Sur un signe de Santu, l’orchestre attaque un tango, La garçonnière14 : « Me ferez-vous le plaisir d’accepter ? » Les deux partenaires sont seuls sur la piste. Ils dansent parfaitement accordés. Leur danse où chaque pas est prétexte à ne jamais conclure exprimait, il m’en souvient, une souveraine mélancolie.

11. Gâteau corse. 12. Célèbre chanson qui a contribué à lancer Tino Rossi. 13. Tradition anglaise du pudding de Noël : six objets dont un « bouton de célibataire » (sans aiguille ni fil) sont dissimulés dans le gâteau. 14. Tango chanté par Caruso et enregistré en 1924.

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