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De savoureux inédits glanés dans les fonds oubliés des vieilles bibliothèques corses. Méconnus, ignorés, perdus de vue, ces textes rares sont à nouveau disponibles.
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Trésors de la
littérature populaire n°6 Napoléon, héros corse Quatre romans introuvables
Napoléon, héros corse Quatre romans introuvables La mère des rois de Célestin Bosc (1901) Vendetta contre Bonaparte de Jean Petithuguenin (1928) Le dernier vol de l’Aigle d’Émile Ripert (1927 et 1938) Napoléon Bonaparte, enfant d’Ajaccio de Pierre Bonardi (1935)
24,90 € ISBN
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: 978-2-8241-0836-0
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Trésors de la
littérature populaire n°6 Napoléon, héros corse Quatre uatre romans introuva introuvables
Textes réunis et présentés par
Jacques Moretti
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littérature populaire Les romans présentés dans cette collection sont les textes intégraux des éditions finales. Ils sont accompagnés d'une courte revue de presse de l'époque et d'une bibliographie choisie de chaque auteur. L'intégrité du texte a été respectée, sauf coquille ou erreur manifeste. La langue corse, souvent écorchée, a été laissée dans la graphie voulue par les auteurs. Les textes sont présentés selon l'ordre chronologique de parution.
n°6 Dans ce recueil : La mère des rois de Célestin Bosc (1901) Vendetta contre Bonaparte de Jean Petithuguenin (1913 et 1928) Le dernier vol de l’Aigle d’Émile Ripert (1927 et 1938) Napoléon Bonaparte, enfant d’Ajaccio de Pierre Bonardi (1935)
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SOMMAIRE Napoléon, héros corse Quatre romans introuvables
INTRODUCTION Le roman napoléonien . . . . . . . . . . . . . . 7 Ii La mère des rois de Célestin Bosc (1901)
IIIi Le dernier vol de l’Aigle d’Émile Ripert (1927 et 1938)
Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Texte intégral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .15
IIi Vendetta contre Bonaparte de Jean Petithuguenin (1913 et 1928) Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Texte intégral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sur la route de Corte . . . . . . . . . . . . . . . . . Sous le toit d’un héros . . . . . . . . . . . . . . . . Un traître . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Épié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le rêve de Létizia . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vendetta . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La naissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une fête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . À la cime du mont . . . . . . . . . . . . . . . . . . . À l’école . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le torrent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le retour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’éveil de l’amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une mission . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Au Palais-Royal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’espion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La révolution en Corse . . . . . . . . . . . . . . . . D’Ajaccio à Bastia . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Paoli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une désespérée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’Anglais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une innocente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Burns intrigue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Paolistes et bonapartistes . . . . . . . . . . . . . . Le dernier baiser. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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237 241 243 249 252 256 260 265 270 273 277 284 290 295 301 304 307 311 314 319 328 331 338 341 352 356 364 378
Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 385 Texte intégral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .391 Prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395 Première partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 403 Deuxième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 442 Troisième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 484
IVi Napoléon Bonaparte, enfant d’Ajaccio de Pierre Bonardi (1935) Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .525 Texte intégral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .531 Quelques mots… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 535 C’est la faute à Rousseau…. . . . . . . . . . . . . 537 On vend un peuple à réméré . . . . . . . . . . . 543 Rome et Carthage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 551 Charles et Letizia . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 559 Le golfe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 566 Le nez de Cléopâtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 570 Ribulione . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 573 Du labyrinthe des misères aux grottes corallines . . . . . . . . . . . . . . . . . 579 Le beau langage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 586 Jeux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 589 Confrontations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 593 La grotte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 600 Départ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 605 Houle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 607 Octobre 84 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 610
Bibliographie générale. Napoléon en Corse. . .615
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« Quand ces lectures [de romans] pouvaient nous conduire jusqu’à onze heures ou minuit, l’Empereur en témoignait une véritable joie : il appelait cela les conquêtes sur le Temps, et il trouvait que ce n’étaient pas les plus faciles. » Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, 1823, vol. 2
« Le manteau impérial, les rayons qui partaient du trône ont dérobé aux yeux de l’Europe étonnée les premiers pas et les premiers faits de l’homme admirable qui a dominé de si haut son siècle. » Toussaint Nasica, Mémoires sur l’enfance et la jeunesse de Napoléon jusqu’à l’âge de vingt-trois ans, Paris, Ledoyen, 1852 (1829).
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A. Meyer, La prophétie, gravure tirée de Napoléon-Album, Eduard Brinckmeier, Brunswick, 1842.
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INTRODUCTION
Le roman napoléonien « Tout de même, quel roman que ma vie ! » Napoléon s’adressant à Las Cases, à Sainte-Hélène.
e roman se faufile dans les interstices de l’histoire. Il en est le complément idéal. Tout ce qui n’a pas été suffisamment documenté par les témoins du temps, par les archives, et qui n’a pas pu être retracé malgré la sagacité des historiens, est le champ d’investigation et d’expérimentation du romancier. Napoléon est sans aucun doute le personnage historique qui a suscité le plus grand nombre de travaux d’historiens. Il y a lui-même grandement contribué en encourageant les chroniqueurs du temps – choisis par lui-même – à retracer jour après jour les plus belles pages de son existence. Dans un souci de propagande et de contre-propagande menée contre ses contempteurs, anglais pour la plupart mais français parfois, par orgueil aussi, afin de laisser la meilleure image de lui-même et dresser de son vivant les lignes et les courbes de la statue de héros « à la Plutarque » dont il rêvait pour lui-même – souci qui fut peut-être l’un des ressorts profonds de sa psychologie –, Napoléon était certain que ce « roman que fut sa vie » excéderait le domaine historique pour atteindre et inspirer le roman. Le roman, voire la légende ou le mythe, pourvu que sa statue soit visible par-delà les siècles. Sans doute a-t-il échoué à devenir un véritable héros de roman. En effet, elles sont assez rares les œuvres littéraires qui font de Napoléon leur personnage principal. Pléthore par contre sont celles dans lesquelles l’ombre de l’empereur au bicorne plane. Il est en général, au mieux, un bon « second rôle ». Les événements, leur enchevêtrement, la foule de personnages extraordinaires que ceux-ci révèlent, les peuples qui s’affrontent, les exploits, les coups du sort, tout ce qui sidère les foules d’hier et d’aujourd’hui est pain bénit pour les romanciers. Toute l’histoire « officielle » est vouée à servir de décor. Napoléon Ier, l’Empereur dans sa lumière aveuglante, est lui-même relégué en arrière-plan. Certains pans de sa vie, les moins connus, laissent pourtant quelques possibilités au romancier. L’on sait qu’il y a deux Napoléon, celui qui n’était que Buonaparte et celui qui sut se débarrasser dans un premier temps de ce « u » trop italien puis finalement du nom de famille tout entier. Buonaparte devint au prix de mutations, d’accessions, de destin stimulé, Napoléon. Le jeune Buonaparte (« Paille au nez » comme s’amusaient à l’appeler ses petits camarades de l’école d’artillerie pour le faire enrager) mit longtemps à prendre
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sa place dans l’historiographie officielle. Quelques pages tout au plus dans ses premières biographies. Il fallut plus d’un siècle pour le voir ressurgir des limbes de l’histoire avec une certaine consistance. C’est donc vers lui, Buonaparte, que les romanciers se sont légitimement tournés. Parce que moins connu et recélant sans doute une part de mystère et, pourquoi pas, une humanité qu’il est toujours plus difficile de reconnaître à un Empereur. À moins de s’intéresser à ses amours, à son intimité, forcément romanesques. Le roman populaire qui a fait de Napoléon son héros principal a emprunté ces deux voies. Napoléon amoureux et Nabulione, l’enfant belliqueux, aux qualités futures avérées. La Corse est au premier plan des romans qui cherchent à dévoiler le jeune Bonaparte. Nous en avons découvert quatre, certains furent connus au moins dans l’île (celui de Pierre Bonardi), d’autres eurent un succès… discret ! Certains eurent tout de même la chance de se voir rééditer plusieurs fois. Nous connaissons la Corse de Napoléon à travers quelques récits rapportés par des historiens locaux et parfois par l’Empereur lui-même dans ses confidences de Sainte-Hélène : une éducation stricte, un père volage mais aimant, une mère courage, une amourette et des bagarres d’enfants, une maison dans la ville et des terres de rapport dans les alentours, une identité façonnée au contact des exploits des patriotes corses, les paolistes, et puis les luttes de clans, les inimitiés et le départ précipité de toute la famille lorsque la Corse se met à l’anglophilie pour deux petites années. Le premier départ de l’île, à neuf ans, sans doute à contrecœur, forgera chez le jeune enfant un fort caractère. Une force résiliente qui le verra, tout au long de sa vie, plonger parfois dans les affres du désespoir, voire de la dépression, pour toujours relever la tête et ne jamais vraiment renoncer. Les éléments romanesques étant présents, mais somme toute lacunaires, les romanciers du présent volume tissent, outre le portrait de Napoléon et des siens, celui de la Corse et de son « éternel » combat pour la liberté. C’est aussi l’occasion de revenir à certains « archétypes » que nous laissons aux lecteurs le loisir de reconnaître. Les plus exigeants d’entre eux seront interpellés par les problématiques particulières aux modes et aux époques (l’on ne parle pas de la même façon de la Corse avant la Grande Guerre et après). Il en va ainsi de nombre de thèmes désormais « vieillots », voire complètement dépassés et contraires à l’esprit de notre temps : la misogynie, la morale sociale, le sens de la famille, celui de l’histoire, le patriotisme, les idéologies politiques et bien d’autres choses encore… Tous remarqueront la sympathie – parfois jusqu’à l’idolâtrie ! – entretenue par les auteurs à l’endroit du personnage Napoléon mais aussi, et peut-être surtout, retiendront-ils l'amour de ceux-ci pour la petite île méditerranéenne qui devait selon les mots de Jean-Jacques Rousseau « étonner » l’Europe… et qui fascina les romanciers. Jacques Moretti
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La mère des rois de Célestin Bosc (1901)
Présentation
L’auteur
Célestin Bosc est né en 1860.
Ajaccien, il voulut sans doute l’être de toutes ses fibres. Une part de son arbre généalogique ayant ses racines hors de l’île, il réclama avec d’autant plus de force le respect pour toutes les branches qui l’ancraient dans la cité impériale. Cet arbre – publié dans l’un de ses ouvrages – indique un point de conjonction en 1657 avec l’arrière-arrière-arrière-grandpère de Napoléon. Napoléonâtre, il se présentait à toutes les élections comme « candidat napoléonien […] », « revendiquait sa “consanguinité” avec la famille napoléonienne et faisait suivre sa signature de cette mention : “trois fois consanguin des Bonaparte”. II accompagnait volontiers ses opuscules de son portrait qui n’était pas sans ressemblance avec la physionomie de Napoléon Ier. » (L’Intransigeant, octobre 1905). En juin 1902, par exemple, il se présenta dans le deuxième arrondissement de Paris et recueillit, malgré ce pedigree prestigieux, 6 voix sur 11 000 votes exprimés. Mais avant de s’exiler à Paris, il vécut sans aucun doute dans la douleur les aléas de la politique locale ajaccienne – qui selon lui était toute hypocrisie et se fichait des réalités des concitoyens en se payant de bons mots et, surtout, sacrilège ! usait indûment du symbole de grandeur impériale. Elle lui fit détester les Ajacciens, leurs édiles, leurs prétentions, leur duplicité supposée. Ajaccio n’était pas à la hauteur du grand homme, et particulièrement les « grandes familles » ajacciennes. Il s’en explique longuement dans l’introduction de La mère des rois, mais aussi dans d’autres travaux qui sont de véritables brûlots. Il affirme pourtant, en écrivant son roman, « vouloir
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faire ici de l’histoire », mais sans renier « une part d’acrimonie »… Toute la difficulté de son positionnement intellectuel réside précisément là… Et ceci explique sans doute qu’il ne soit présent dans aucune des anthologies consacrées aux écrivains insulaires. Même les plus récentes. Il ne fit jamais l’unanimité, c’est le moins que l’on puisse dire… Célestin Bosc fut avant tout archiviste de la ville d’Ajaccio et ses deux premiers ouvrages sont dédiés à l’histoire de celle-ci à travers ses archives inédites. Il collabora à l’un des journaux d’opinion locaux (Le Drapeau) et l’un de ses articles qui mettait en cause Emmanuel Arène eut le malheur de déplaire au préfet qui lui fit perdre sa place. Il fut, affirme-t-il, révoqué à cinq reprises par le préfet et réhabilité autant de fois. Il accusa le maire de la ville – un homme auquel il était auparavant dévoué – d’être partie prenante dans ses démêlés avec le préfet et en conçut une haine sans pareille. Un résumé de son point de vue ainsi que des documents sont publiés en conclusion de son ouvrage consacré à La conspiration d’Ajaccio contre la France en 1809 (1905). Dès lors, toute occasion de s’exprimer sera pour lui le moment de rendre des coups à ceux qu’il imaginait complotant contre lui. Sa haine ne dégonflant pas, exilé à Paris où il était devenu « brodeur sur machine » avec son épouse, il essaya de se construire une nouvelle vie. Les difficultés s’amoncelant, ses désirs de réhabilitation ayant échoué dans la Ville lumière, il s’illustra un jour en tentant de tuer, devant son domicile, le député corse du 17e arrondissement de Paris, accessoirement fils de l’ancien maire d’Ajaccio honni. Il était convaincu que celui-ci continuait son œuvre de destruction et avait intrigué contre lui dans une sombre histoire de rendez-vous refusé par un écrivain parisien en vue. « Cet homme m’a volé mon honneur, je me venge ! » déclara-t-il aux gendarmes accourus l’arrêter. L’affaire fit la une des journaux et, lors de son procès, il fut « blanchi », selon lui… Le juge lui ayant demandé de jurer de ne plus recommencer, il le fit en disant que son désir ayant été la publicité de son cas, il avait pleinement réussi et n’avait donc aucune raison de réitérer son geste criminel. Son cas fut étudié sous l'angle de la psychiatrie et publié dans une revue de criminologie de l’époque (Journal de médecine légale psychiatrique et d'anthropologie criminelle, fév. 1906)… Il n’en continua pas moins de chercher à provoquer ses ennemis jurés (les Ajacciens) et publia dans cette intention une « réhabilitation » virulente du général Morand, gouverneur de sinistre mémoire en Corse pour sa façon
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LA M ÈR E DE S R OIS
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P RÉ SE N TAT ION
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d'exercer la « justice », a ghjustizia morandini (La conspiration d’Ajaccio contre la France en 1809). Après avoir été « contrôleur du droit des pauvres », il finit ses jours dans la capitale au lendemain de la guerre de 1914-1918.
L’ouvrage
La mère des rois est sans aucun doute un très
curieux objet littéraire. Son style, sa trame, son genre, ses héros sont autant de sujets d’interrogation. Son sous-titre, Conte historique ajaccien, annonce en quelque sorte la couleur. L’ambition de l’auteur étant de raconter une page peu connue de l’histoire des Bonaparte – leur fuite de Corse en 1796 sous la menace des paolistes, alliés des Anglais –, ce n’est ni en historien, ni en pur romancier qu’il choisit de prendre la plume, mais en conteur populaire. Son style, recherché, répétitif, parfois ampoulé désire manifestement être à la hauteur de la glorieuse histoire qu’il compte narrer. La trame est bâtie sur une succession d’événements que ne renierait point le théâtre de boulevard – des duels, des foules déchaînées, des beuveries, des innocents pourchassés, de grandes âmes généreuses et simples comme peuvent l’être des saints, des élans du cœur et des apothéoses, des dialogues grandiloquents. Quant au genre de l’ouvrage, il faut en définitive l’appeler hagiographie plutôt que conte ou histoire. Voici autant d’éléments qui conduisent le lecteur à se plonger dans un roman « populaire » moins dans son résultat que dans son intention. L’auteur espère édifier les foules. Il se transforme parfois en moraliste, en prédicateur voire en véritable catéchiste de la vulgate napoléonienne.
L’enthousiasme à consolider la gloire des Bonaparte est sans aucun doute le moteur de son désir d’écrivain. Un enthousiasme qu’il cherche à transmettre à son lecteur. Alors, comment ne pas frémir devant la froideur implacable du méchant, Carlo Andrea Pozzo di Borgo (ennemi intime historique de Napoléon), affublé du sobriquet Suzzone dans le roman ? La méchanceté de celuici, la force de sa haine qui, on le sait, le conduisit dans la « vraie vie » à combattre Napoléon de toutes ses forces, allant jusqu’à se mettre au service du tsar pour lui faire la guerre, les failles réelles ou supposées de son caractère (la colère, l’aveuglement, le jusqu’au-boutisme… voire la couardise), occupent une grande place dans le roman. À tel point qu’il en devient un personnage plus important que Napoléon lui-même.
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Il est accompagné d’un sicaire, bête et méchant, sorte de personnage emblématique de la foule qui, dans une folie sans vraie raison (la politique entraîne fatalement une déviation des âmes simples), cherche à détruire la famille Bonaparte.
À ces caricatures de méchants s’oppose la grandeur des Bonaparte et de leurs fidèles : la pureté des sentiments de Napoléon envers la Corse, envers les Corses et bien sûr envers les siens – son amour filial est un exemple pour tous –, la piété de son oncle, l’abbé Fesch, futur primat des Gaules, la candeur des enfants Bonaparte, leur courage, leur profonde bonté, leur parfaite éducation, eux qui seront bientôt faits rois et reines par un destin aux allures de conte de fées. Et enfin, la figure tutélaire, l’image imposante de La mère des rois, Letizia, sorte de double historique de Marie, mère de Jésus, qui endure les épreuves et protège ses enfants, fuit devant les « Romains », devant l’« Hérode » de son temps, pour trouver refuge au-delà de la mer, en France. Dans cette fuite, rien de piteux, tout est au contraire signe de grandeur ineffable. Calme, sérénité, amour du prochain, amour des gens simples (le guide, le berger, sa famille, la voyante…), amour de la vie qu’elle a su donner (huit fois !) et qu’elle sait préserver, elle qui n’a plus de mari pour l’accompagner et porter sa part de fardeau. L’amour maternel, voilà le secret des grandes destinées semble vouloir dire l’auteur… Quoi de plus populaire en définitive ? Malgré l'enthousiasme de Bosc et l'universalité du thème, La mère des rois ne recueillit pas grand succès. Des raisons extra-littéraires sont probablement en grande partie la cause de ce faible retentissement (déboires personnels, inimitiés entretenues, édition « chez l’auteur », publication loin du public corse qui semble avoir été celui visé dans un premier temps, absence de recension dans les journaux littéraires). Nous en connaissons toutefois au moins deux éditions.
RÉFÉRENCE
AUTRES OUVRAGES DE L’AUTEUR CONSACRÉS
La mère des rois – Conte historique ajaccien par Célestin Bosc, ancien archiviste d’Ajaccio, Paris, chez l’auteur et A. Charles, libraire, 1901.
À NAPOLÉON OU À LA CORSE Inventaire sommaire des archives anciennes de la ville d’Ajaccio, librairie de Peretti, Ajaccio, 1896. Les éphémérides ajacciennes (1790-1896), imprimerie Fabiani, Bastia, 1897. La conspiration d’Ajaccio contre la France en 1809, d’après la correspondance officielle. Louis Ristory éditeur, Paris, 1905.
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La mère des rois Conte historique ajaccien par Célestin Bosc Ancien archiviste d’Ajaccio
PARIS EN VENTE CHEZ L’AUTEUR
73, rue de Cléry, 73 1901
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À la mémoire vénérée de mon père, le Dr Auguste Bosc, médecin pharmacien-major de première classe, chevalier de la Légion d’honneur, membre de plusieurs sociétés savantes, né à Ajaccio en 1809 et décédé en 1889, qui fut le plus affectueux des pères, le plus loyal, le plus laborieux et le plus désintéressé des hommes, je dédie cet humble ouvrage. C. B. Paris, 25 août 1901.
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Préface Celui-là n’est pas un homme qui n’a point d’ennemis. TACITE
Si, d’une façon générale, je ne crois pas à l’efficacité des préfaces, exceptionnellement, à ce livre-ci j’estime en devoir une. Il est trop juste, en effet, que j’aie mon tour de parole, après mes ennemis, à la tribune publique ; trop juste que je revendique le droit de répondre en vue de la postérité, le meilleur des juges, à toutes les avanies dont, pour paralyser ma plume et étouffer mes travaux, quelques-uns de mes concitoyens n’ont pas craint de m’abreuver avec une libéralité qui n’a eu d’égale que leur prudence. On me devait bien ça pour ne point avoir désarmé contre un personnage politique de l’endroit, cet honnête député dont nous fûmes plusieurs, il y a dix ans, à faire l’ennemi commun et qui, depuis, a rallié tous les concours, même les plus vils. Tous ces fiers descendants de Paoli et de Sampiero ont tour à tour effectué leur soumission platement. « Il n’en est resté qu’un et je suis celui-là. » Lorsque je publiai l’Inventaire des Archives anciennes, je perdis une partie de mes amis. Autour de moi commença dès lors la conspiration du silence. Elle fut sournoisement ourdie par tous ceux qui, plus ou moins légitimement, faisaient partie du monde local des lettres. Qu’on veuille se reporter aux journaux du temps. Nulle part on n’y trouvera trace de cette publication. Ce dut être cependant un événement que ce livre d’histoire ajaccienne jeté tout à coup au milieu d’une population désœuvrée, qui vit de cancans pour le moins autant que de l’air du temps. Or il passa inaperçu. Je n’avais pas eu pour moi la presse ; je ne pouvais avoir l’opinion. Ainsi vont les choses de ce monde : un pur crétin entraîne aisément au mal des légions d’individus qu’une parole honnête trouve toujours défiants et réservés. Quelques-uns cependant — il faut savoir se montrer équitable — osèrent s’affranchir de cette honteuse cabale. Ils se procurèrent quand même le livre et surent pousser le courage jusqu’à me féliciter de l’avoir publié à mes frais, au mépris même d’une municipalité indolente qui, n’ayant découvert dans mon travail aucune utilité électorale à exploiter, n’avait même pas songé à le gratifier d’un de ces élémentaires encouragements à tant d’autres prodigués. À quelque temps de là, et comme si rien n’avait été, je donnai le jour à un autre livre d’intérêt local : les Éphémérides ajacciennes. C’en était trop ! Le cercle de mes relations se restreignit encore, et ce fut cette fois à un tel point, que, frappé en outre par une mesure de rigueur prise par un préfet imbécile — de complicité avec un maire qui me devait • 19
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bien quelque gratitude —, je dus m’expatrier et venir rechercher à Paris un refuge contre l’adversité. La capitale ne se montra pas, tout d’abord, plus clémente que la terre natale. J’y fus longtemps en butte à la cuisante souffrance. Ayant pris en profond dégoût une société si abondante en hypocrites et en fripons, je m’étais mis à vivre misérablement dans une humble mansarde, isolé du monde entier. Mais j’avais sur ma table mes deux livres, seuls souvenirs que j’avais emportés d’Ajaccio. C’était mon seul bien, et à mes moments de plus vive amertume j’y puisais un confort moral, la confiance en un avenir meilleur Un jour mes yeux s’arrêtèrent plus longtemps que de coutume sur ces quelques lignes de texte qui figurent en tête de la 152e page des Éphémérides et qui mentionnent l’expulsion d’Ajaccio de la famille Bonaparte. Cette communauté de sort avec moi me séduisit et m’inspira. Dès ce moment, je résolus d’écrire avec toutes les tendresses de mon âme cette page de notre histoire locale, avec les peines où durent se débattre ces autres victimes de l’inclémence ajaccienne. Ce ne fut tout d’abord qu’un long article de journal qui passa inaperçu et qui ne fut d’ailleurs même pas rétribué. Puis, comme les loisirs abondaient, je négligeai les attirances du boulevard — seul plaisir accessible à mes ressources — et me mis à entreprendre le livre, en usant de mes souvenirs d’archiviste que je complétai avec des recherches faites à la Bibliothèque nationale. Au bout d’un an, le manuscrit de La Mère des Rois, sauf quelques améliorations de forme, que le temps seul apporte, était terminé. Restait à faire la brochure. Ce n’était pas une mince affaire pour un auteur qui végétait dans l’obscurité et la privation, persécuté aussi par la lâche calomnie ! Or j’étais, à ce temps, en relation avec un imprimeur de Corse — dont je tairai le nom — qui, propriétaire dans l’île d’un organe de publicité, avait reçu de moi plutôt des marques de serviabilité. Je crus pouvoir recourir à ses bons offices. Entre nous, dès lors, se fit un accord sommaire et La Mère des Rois, après une attente de près d’un an, confondue parmi les paperasses de l’imprimeur, commença enfin de paraître. Mais ce fut pour moi un demi-succès que vinrent contrarier bien des tracas. En effet, des lenteurs exaspérantes et injustifiées furent d’abord apportées dans le mode de publication souscrit. Celle-ci devait être hebdomadaire : et elle ne tarda pas à devenir moins que mensuelle. Ce fut ensuite une négligence inouïe apportée dans la composition : elle fut semée— on eût dit à dessein — de coquilles importantes qui, malgré des corrections assidues, déflorèrent le texte et atteignirent même le fond, sans compter l’amour-propre de l’auteur. Après bien des plaintes, restées inefficaces, je dus renoncer à ce singulier procédé d’édition. Je retirai — non sans de grandes difficultés — mon malheureux manuscrit de mains aussi peu expertes, et je décidai d’attendre des jours meilleurs pour lui donner, avec le jour, la forme qui lui conviendrait. Ce jour est enfin arrivé. Mais pourquoi faut-il que cette satisfaction, seul prix de mes efforts, soit mêlée d’une nouvelle amertume ! 20 •
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La mère des rois I
Le 5 mai 1793, vers huit heures du soir, un homme quittait précipitamment la ville d’Ajaccio par la porte qui s’ouvrait sur la place de I’Olmo et dirigeait ses pas rapides vers le nord. Il pouvait avoir quarante ans, environ. Son corps ramassé, trapu, aux membres fortement moulés dans du drap trop étroit, accusait une force musculaire peu commune. Bronzée par les hâles de la mer, sa figure, un peu rougeaude, cachait sous les broussailles d’une barbe épaisse, coupée ras et déjà mêlée de gris, des traits énergiques où se décelait une nature robuste et endurante. Aux lobes charnus de chacune de ses oreilles pendait un minuscule anneau d’or. C’était une modeste parure autrefois commune aux populations maritimes. Un foulard en couleurs, incomplètement roulé sur lui-même, enlaçait son cou puissant et laissait retomber en arrière, flottant sur des épaules de cariatide, un triangle d’étoffe bariolée qui tranchait sur le fond d’une blouse de drap gros bleu dont son buste était uniquement vêtu. Son costume, sa démarche un peu lourde, son bonnet professionnel, son aspect général, en un mot, indiquait que cet homme exerçait la profession de marin ou pour mieux dire de pêcheur. Il était connu de toute la ville et y était, de plus, universellement aimé et respecté. Il devait cette honorable popularité à une série d’actes de courage qui avaient émaillé sa carrière, comme celle, du reste, de feu son père, et il ajoutait à ces titres, déjà bien appréciables, en vérité, celui qui lui semblait encore plus digne de considération, d’être un des familiers de la maison Bonaparte où depuis près d’un demi-siècle sa famille et lui avaient spontanément rendu des services empressés. Aussi s’attachait-il à dissimuler le plus possible, non par crainte vraiment, mais par dévouement à la mission qu’il semblait remplir, sa sortie insolite et précipitée de la ville. C’était une heure où, à l’époque, on fermait les portes au signal d’un coup de canon tiré des remparts de la citadelle, ce qui suspendait, pour la durée de la nuit, toutes les communications urbaines avec l’extérieur. Pour échapper à la vigilance du poste de police qui gardait la porte de l’Olmo, le marin avait usé d’artifice. Il régnait en ville, ce soir-là, une grande effervescence. Des hommes, des femmes, des enfants, parcouraient les rues en chantant, et des rassemblements tumultueux de peuple se formaient aux abords des murailles. Subrepticement, le marin s’était mêlé à une manifestation populaire dont il ne partageait point sans doute le sentiment instigateur, • 27
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et, à sa faveur, avait franchi la porte. Par de nombreux détours effectués dans les terres cultivées qui avoisinaient les remparts, du côté de Saint-François, il se dérobait encore à la curiosité des manifestants que la circonstance exceptionnelle du jour avait aussi répandus, enthousiastes et surexcités, jusque sur les chemins avoisinant l’enceinte de la cité. Celle-ci, du reste, était en liesse. Et comme les ombres du crépuscule s’étendaient déjà sur les maisons blanches, ramassées comme une couvée sous la domination tutélaire du clocher de la paroisse, qui dressait dans la pénombre du ciel sa colossale stature d’ocre, commençaient de s’allumer, en de crépitantes flambées, les feux de joie que l’allégresse publique, restée immuable dans ses traditions, avait coutume de brûler en célébration d’événements heureux. L’événement, c’était l’arrivée en ville, qui venait de s’effectuer, le soir même, dès la tombée du jour, des commissaires Tartaroli et Peretti que le général de Paoli, le Eroe della Patria1, venait d’y déléguer, à la fois pour proclamer la déchéance de l’influence française et pour procéder à l’arrestation du commandant Napoléon Bonaparte qui la représentait dans le pays, on sait avec quelle conviction et quelle autorité. Tandis que les clameurs publiques retentissaient encore dans les couches crépusculaires de l’air ambiant qui répandait dans la campagne leurs échos affaiblis, le marin évadé de la ville gagnait au pas de course le couvent Saint-François, puis les hauteurs de l’Oliveto, puis enfin s’élançait dans les sentiers qui, de là, conduisaient vers Sainte-Lucie et vers la propriété des Milelli2, but supposé de cette expédition nocturne. Cette propriété est aujourd’hui communale. Elle constituait, alors, l’un des principaux biens, le plus important peut-être, que la famille Bonaparte possédât, en Corse, depuis les premiers temps de l’occupation génoise. Son étendue mesurait à peu près une vingtaine d’hectares de terres fertiles et pittoresques, situées au pied des contreforts du mont Pozzo di Borgo. Elle était masquée aux vents du nord par les collines de Saint-Jean, sur lesquelles on croit devoir fixer l’emplacement de l’ancien Ajaccio, et à ceux du sud par la chaîne de la Serra. Ainsi dominée, presque de tous côtés, par des hauteurs qui la protègent contre les seuls vents redoutés, fléaux des cultures, à certaines époques de l’année, la terre des Milelli expose encore de nos jours à la douce et fécondante action du soleil ses coteaux réputés et ses prairies fertiles qu’arrose une source abondante et délicieuse dont se désaltère la ville en été. C’est là, dans ce domaine quasi seigneurial, aux croupes ornées de pampres vigoureux et intarissables, aux poétiques vallées embaumées d’orangers d’Espagne, parmi les roches agrestes tapissées de mousses et de lichens, sous des bocages verdoyants et enchantés, que la famille Bonaparte venait périodiquement rechercher la fraîcheur et le délassement.
1. « Héros de la Patrie », surnom populaire de Paoli. Mirabeau l’avait encore appelé en pleine séance de l’Assemblée : « Le patriarche de la Liberté. » 2. Milelli, ou mieux Melelli, est un diminutif de mela qui veut dire pomme. Il est probable que cette dénomination vient de ce que cette propriété a eu, un jour, la spécialité de produire de petites pommes.
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Vendetta contre Bonaparte de Jean Petithuguenin (1913 et 1928)
Présentation
L’auteur
De Jean Petithuguenin (1878-
18 février 1939), rares sont les éléments de biographie établis. L’on sait qu’il fut professeur à la faculté des sciences de Paris et qu’il signait parfois d’un pseudonyme (J.-A. Saint-Valry). Il fut rédacteur en chef de la Revue des Poètes et secrétaire du syndicat des romanciers français, sans que cela ne le conduise dans la lumière. Il est en cela un exemple de l’anonymat, parfois injuste et certainement paradoxal, dans lequel ont été plongés nombre d’auteurs dont la production et le nombre de ventes furent loin d’être négligeables. Lui-même a publié plusieurs dizaines de romans, souvent parus par épisodes dans les journaux, tâtant de tous les genres (roman sentimental,
roman-cinéma,
roman
d’aventures,
roman
historique, roman de science-fiction ou roman policier). Son œuvre débute semble-t-il avant-guerre (la Première !) avec la traduction de romans populaires étrangers. Elle est si prolifique qu’il est difficile d’en dresser la liste. Petithuguenin est prisé des connaisseurs pour ses romans publiés en fascicules avant la Première Guerre mondiale, qui mettent en scène des héros récurrents, tels Ethel King, le Nick Carter féminin, d’une part (100 fascicules), et Stœrte-Becker, le souverain des océans, d’autre part (50 fascicules). Nous ignorons si Petithuguenin eut un jour un rapport direct avec la Corse ou même avec des Corses. Il est sûr qu’il a compulsé tous les ouvrages consacrés au jeune Napoléon, publiés depuis le
XIXe
siècle, et
sans doute est-il allé un peu au-delà en consultant des guides touristiques qui lui ont permis de situer de manière satisfaisante les lieux de son intrigue (malgré toutefois quelques erreurs de localisation). Nous
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laissons aux puristes le soin de traquer avec plus d’efficacité les petites incohérences qui émaillent son roman.
L’ouvrage
La Vendetta contre Bonaparte, publiée en 1913
sous le titre, sans doute moins accrocheur, de Napoléon – La vendetta de Cipriani, fait partie d’un ensemble consacré par l’auteur aux amours de Napoléon (cinq volumes distincts). Sans doute écrite pour « feuilletonner » dans un quotidien – la taille très régulière des chapitres, leur nombre semblent répondre à une commande, tout au moins un calibrage voulu –, cette vendetta méconnue des historiens, puisque totalement fictive, intègre pourtant des pages importantes de la biographie de l’Empereur, celle de la « jeunesse de Bonaparte ». Cette jeunesse, on le sait, se partage entre son île natale, les écoles royales et ses premières affectations militaires. Elle finit « officiellement » avec le départ précipité de Corse de la famille Bonaparte pendant les troubles révolutionnaires, en 1793. Ces pages corses de la vie de Napoléon Buonaparte (avant qu’il ne laisse tomber symboliquement le « u » de son patronyme pour devenir Bonaparte, puis plus simplement encore Napoléon) forment la trame du roman de Jean Petithuguenin. Son enfance heureuse dans une famille de petite (et récente) noblesse insulaire, bercée du souvenir de l’indépendance perdue l’année de sa naissance (1769), magnifiée par le sacrifice des héros et l’exil du vénéré Pasquale Paoli. Son adolescence dans les écoles royales, en proie à la colère et à la mélancolie, loin du terreau familial, loin des siens, dans le nid même des vainqueurs de sa patrie – vainqueurs qu’il honnit, et dont il dit dans ses écrits de l’époque qu’ils furent « vomis » sur les rivages de l’île. Sa vie de jeune homme, ses premières ambitions militaires, son activisme politique, ses élans révolutionnaires, son adhésion au parti français qui décidera définitivement de la direction que prendra son existence tout entière, son conflit enfin avec Paoli aux ambitions anglophiles. Avec cette trame, en grande partie vérifiée, l’auteur a tissé un roman d’amour et de vendetta. L’amour, très romantique, on s’en serait douté, est dédié à Giacominetta, sa fameuse petite fiancée ajaccienne qui lui valut une chanson satirique de la part de ses coreligionnaires et dont il se souvenait avec amusement lors de son exil à Sainte-Hélène. La vendetta, romantique à souhait elle aussi puisqu’elle fait appel à tous les poncifs du genre, est inextinguible, irraisonnée, envahissante, conduisant à la traîtrise, au vice et à la lâcheté. Les deux, amour et vendetta, s’opposent donc, comme s’opposent le moderne et l’ancien, le civilisé et l’archaïque, la douceur et la brutalité, la vie et la mort…
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Jean Petithuguenin •
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Vendetta contre Bonaparte Roman
Éditions Baudinière, Paris, 1928
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Sur la route de Corte
Un soir de novembre 1768, deux cavaliers, un homme et une femme, suivaient au pas le chemin mal frayé qui menait d’Ajaccio à Corte. Ils traversaient une gorge étroite, entre des rochers abrupts, au-dessus desquels on distinguait les sommets de la montagne ; la masse puissante du Rotondo, l’une des plus hautes cimes de la Corse, se dressait derrière les voyageurs. Le soleil avait depuis longtemps disparu à l’ouest, derrière les pentes où règne le maquis ; les rougeurs du couchant s’éteignaient, le ciel obscurci ne répandait plus sur le sol qu’une lueur incertaine. « Nous sommes partis trop tard, grommela l’homme dans le dialecte italien du pays. La nuit nous surprend et nous sommes encore à trois lieues de Corte. » Celui qui venait de parler était un gaillard robuste, à l’œil vif, au nez droit, au menton volontaire : il ne portait pas la barbe, mais ses lèvres étaient dissimulées par une épaisse moustache brune, mêlée de poils blancs. À en juger par sa mine, et ses épaules légèrement voûtées, il devait avoir de cinquante à cinquante-cinq ans. Il s’enveloppait d’un manteau, sous lequel, quand il l’écartait, on le voyait vêtu d’une culotte marron, engagée dans des bottes de cuir fauve, d’une veste courte de même nuance, ouverte sur une chemise rouge ; il était coiffé d’un feutre conique, à bord étroit. Les fontes de sa selle contenaient des pistolets chargés, un sabre se balançait derrière sa jambe gauche. L’écuyère qui allait de compagnie avec cet homme était toute jeune, on lui aurait donné dix-huit à dix-neuf ans. Sa tête, aux traits d’une régularité antique, était parée d’une opulente chevelure châtain ; sa physionomie exprimait l’énergie et la majesté. Elle portait un simple costume gris, sous son manteau de cheval, et un petit chapeau assez semblable à celui de l’homme ; elle avait aussi des pistolets chargés dans les fontes de sa selle. « As-tu peur, Mattei ? » demanda-t-elle, très calme, en entendant la réflexion de son compagnon. Celui-ci inclina gravement la tête. « Oui, j’ai peur, signora, peur pour vous. – Tu as tort, Mattei. Je suis brave. La femme d’un patriote qui lutte depuis des mois pour soustraire notre pays au joug odieux de Gênes et de la France ne tremble pas de voyager la nuit dans la montagne. • 243
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– Signora, nous admirons tous votre héroïsme, qui est pour les femmes de Corse un exemple éclatant. Vous partagez avec le signor Buonaparte et avec nous les fatigues et les périls de la guerre, et jamais une plainte, jamais un mot d’épouvante ne sort de vos lèvres. Souvenez-vous pourtant qu’une femme est faible en face du danger, même si elle le regarde sans frémir. Songez au désespoir de votre mari s’il vous arrivait malheur ; songez à votre fils. » La jeune femme soupira. « Mon petit Joseph ! Espérons que, son père et moi, nous lui serons conservés… Au reste, que crains-tu, Mattei ? Nos vaillants patriotes ne viennent-ils pas de battre nos oppresseurs dans la gorge de Migliaja, de les chasser de Murato, de Barbaggio et du col de Teghine, de les rejeter sur Saint-Florent ? La campagne est libre, pas un ennemi n’oserait se risquer aux environs de Corte. – Le génie du général Paoli sauvera peut-être notre indépendance menacée. Mais, c’est triste à dire, il y a des traîtres parmi nous, signora ; l’or de nos adversaires suscite dans toute la Corse des renégats et des assassins. Quoi que vous en disiez, les routes ne sont pas sûres. Daignez écouter mon conseil et arrêtons-nous à l’auberge de mon ami Aitelli ; nous en sommes à un quart de lieue à peine. – Il peut y avoir des traîtres à l’auberge d’Aitelli aussi bien que sur la route. D’ailleurs, le signor Buonaparte m’attend à Corte ; son inquiétude serait grande s’il ne me voyait pas arriver… » Le Corse ne répliqua rien ; il fixa un instant sur sa compagne un regard dans lequel l’anxiété luttait avec l’admiration, hocha la tête et accéléra l’allure de son cheval maigre et nerveux. Les voyageurs s’engagèrent dans la vallée sauvage du Vecchio, sur laquelle l’automne avait jeté ses tons bistrés ; on ne distinguait déjà plus que le haut des pentes. Quelques minutes plus tard, la nuit était tout à fait tombée. Le ciel était couvert. Un vent humide s’engouffrait dans la vallée, la pluie menaçait. Mattei essayait en vain de percer les ténèbres du regard ; ses craintes redoublaient, mais, après la conversation qu’il venait d’avoir avec Létizia Buonaparte, il ne les aurait pas exprimées pour un empire. La jeune femme elle-même, malgré sa bravoure, ne pouvait se défendre d’une certaine angoisse. L’homme arrêta soudain son cheval et fit signe à sa compagne de l’imiter. Il demeura aux écoutes, légèrement penché en avant. Des battues résonnaient dans le lointain sur le sol pierreux. « Une troupe de cavaliers, murmura Mattei. Ils viennent de ce côté. – Ce sont des voyageurs ou des partisans de Paoli, observa Létizia. – Espérons-le, signora. Pourtant, si vous vouliez m’en croire, pour plus de prudence, nous nous cacherions dans ce bois qui borde la route. – Mais suppose que ce soit mon mari. Inquiet de ne pas me voir arriver, il vient peut-être à notre rencontre. » Mattei était perplexe. 244 •
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Le dernier vol de l’Aigle d’Émile Ripert (1927 et 1938)
Présentation
L’auteur
Émile Ripert (21 novembre 1882 –
23 avril 1948) fait partie des hommes de lettres provençaux importants de l’entre-deux-guerres qui soutinrent, dans le sillage de Frédéric Mistral, dont il fut un proche, l’éveil aux sensibilités régionales (langue, culture, etc.) et les combats qu’il nécessitait. Il raconte lui-même qu’ignorant la langue provençale c’est le hasard d’un ouvrage acheté sur les bords de Seine et le souvenir d’un grand-père félibre qui provoquèrent une véritable révélation qui se mua bientôt en passion de sa vie : « Soudain à les [les félibres] lire le brouillard qui m’enveloppait se dissipa ; au rythme sonore d’une langue, dont je connaissais quelques mots et que je savais d’instinct correctement prononcer, j’eus la révélation d’un univers poétique, qui éclipsait pour moi celui des romantiques, des parnassiens et des quelques symbolistes auxquels j’avais cru devoir m’initier. » Il se fit, à partir de ce jour, le défenseur inébranlable de la poésie et de la langue provençale. Professeur de lettres à l’université, il milita ardemment pour que le provençal soit admis au baccalauréat, de même qu’il usa de sa notoriété pour aider à la création d’un centre universitaire méditerranéen. Il fut, en ces matières, un précurseur voire pionnier. Mais il fut aussi poète, essayiste, conférencier, traducteur d’Ovide et enfin romancier. C’est à travers le roman que ses liens avec la Corse se dévoilent (si l’on excepte quelques poèmes d’impressions de voyage). Tout d’abord dans un petit ouvrage destiné aux jeunes filles (Quand je serai bachelière, 1925 et plusieurs rééditions jusqu’en 1938) qui, en ces années d’après-guerre, désirent s’émanciper notamment par les études. Il y raconte les amours d’un jeune professeur de lettres – sans
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doute lui-même – qui effectue une mission d’examinateur au baccalauréat en Corse (un seul chapitre concerné). L’on sait par ailleurs, grâce aux journaux de l’époque, qu’il fit une allocution remarquée dans les locaux du collège Fesch d’Ajaccio, lors de l’érection d’une plaque à la mémoire du grand naturaliste Jean-Henri Fabre qui, tout jeune professeur, enseigna les mathématiques dans ce même collège et vit naître sa passion naturaliste sur les plages et dans les maquis environnants. Mais son véritable lien, son « morceau de bravoure » dédié à cette Corse qu’il semblait avoir appréciée, son roman « corse » est Le dernier vol de l’Aigle. Il s’agit sans doute d’un hommage, à peine déguisé, à de chers amis ajacciens. Des hommes de qualité qui partagent avec lui un certain nombre de combats menés par le régionalisme de l’entre-deux-guerres, avec la défense de la langue et de la culture et l’amour de l’histoire régionale (lui-même publia nombre d’ouvrages érudits consacrés à la Provence). Ils sont mentionnés au début et à la fin de l’ouvrage tandis que lui-même s’y met en scène en tant que narrateur, professeur examinateur occasionnel du baccalauréat… Quand sommes-nous dans le roman et quand sommes-nous plutôt dans une autofiction – plus ou moins réaliste ? C’est l’un des ressorts du roman en question et nous laissons le lecteur en décider.
L’ouvrage
La jeunesse de Napoléon, ses rapports avec la
Corse, sa légende, ses amis et ses ennemis insulaires qui accompagneront l’épopée de ses débuts jusqu’à sa mort, sont autant de sujets sinon habituels, du moins attendus. Émile Ripert propose un thème plus surprenant. Le vol de la dépouille mortelle de l’Empereur. Une idée digne d’un polar. Mais ce n’est pourtant pas la voie choisie pour développer son intrigue. Conscient de l’énormité de son fil narratif, il propose un roman sur… le faux-semblant. Le vraisemblable étant intenable, c’est sur le terrain du doute et de l’illusion que l’auteur provençal préfère emmener son lecteur. Lui-même héros principal de son roman, il évolue dans la société de son temps où la politique, les mœurs et les faits divers constituent sans aucun doute des intérêts essentiels. L’intrigue est en colimaçon, chaque « confession » (dont la sienne) ajoutant au mystère. La psychologie des personnages est suffisamment troublante pour que l’on s’y attache sans trop y regarder…
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LE DER NIER VOL DE L ’ A IG LE
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P RÉ SE N TAT ION
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RAYMOND ESCHOLIER Le Petit Journal, « Les livres nouveaux », 19 juin 1928.
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Émile Ripert •
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Le dernier vol de l’Aigle Roman corse
Ernest Flammarion éditeur 26, rue Racine, Paris 1927
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« Si l’on proscrit de Paris mon cadavre comme on a proscrit ma personne, je voudrais reposer auprès de mes ancêtres dans la cathédrale d’Ajaccio, en Corse... » (Napoléon à Sainte-Hélène)
À Paul Graziani, archiviste de l’île de Corse Voulez-vous, mon cher ami, accepter la dédicace de cette œuvre, où je vous prie de voir surtout mon amour pour votre beau pays, dont vous êtes à mes yeux, par votre science comme par votre amitié, le représentant le plus cher, parmi tant d’autres qui — vous le savez comme ils le savent — me sont aussi bien chers ? À vous, historien exact et scrupuleux, j’ose confier ce livre, où l’histoire est prolongée par le rêve d’une façon bien audacieuse. Me pardonnerez-vous d’avoir, avec trop de complaisance sans doute, écouté les récits que m’ont faits les grands pins et les torrents de vos montagnes, les flots de vos golfes farouches ? Après avoir évoqué Ovide, saint François d’Assise, Frédéric Mistral, grands poètes de l’Italie et de la Provence latines et chrétiennes, j’ai voulu ressusciter de sa tombe votre Napoléon Bonaparte, grand poète méditerranéen de l’action, génie latin lui aussi, et j’ai souhaité avec mes héros qu’il vînt dormir son dernier sommeil aux lieux mêmes où son âme s’était formée. Je vous demande de voir en ce livre non certes une manifestation politique ni un roman d’aventures, mais un acte de foi dans les destinées latines qui nous sont chères, un témoignage d’affection et d’admiration pour l’île dont vous gardez les archives, c’est-à-dire les titres de gloire… E. R. La Ciotat, septembre 1927
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PROLOGUE
J’aime la Corse d’un amour singulier ; voilà près de vingt ans que je l’ai découverte, à l’âge des grands enthousiasmes. Je ne sais quelle force, à travers l’espace, attirait mon âme vers elle. Je venais de parcourir l’Italie, étudiant enivré de son premier contact avec la terre sacrée. J’étais à Gênes en mai 1907 ; la route naturelle vers Marseille, où je devais rentrer, c’était la Corniche ligurienne. Non pas — je décidai de gagner Livourne, de Livourne Bastia, et, traversant la Corse de part en part, de rallier la Joliette par Ajaccio. En ce cœur du printemps, sous les cistes fleuris, le maquis n’était qu’un long parfum. Je me rappelle l’indolent petit convoi, qui de sa voie de fer semblait écarter, puis traîner après lui, de longs voiles embaumés. Pendant l’arrêt dans une humble gare de cette ligne fantastique qui s’accroche de rocs en rocs pour monter et descendre, cette odeur de maquis était si poignante qu’elle allait jusqu’au malaise, jusqu’à donner envie de pleurer. L’odeur de gloire n’était pas moins impérieuse dans l’atmosphère napoléonienne d’Ajaccio. Moi qui n’aimais guère jusqu’alors Napoléon, coupable, à mes yeux d’intellectuel pacifique, d’avoir fait tuer trop de gens, je le compris et me mis à l’aimer d’un seul coup pour avoir vu la Corse, pour avoir retrouvé vivants en des visages de jeunes filles ces yeux caressants du vainqueur d’Arcole, cet air d’aigle farouche qu’avait gardé de son pays natal le Premier Consul de la République française. Je ne pensais guère alors devoir revenir par la suite si souvent en ce beau pays, mais la division administrative de la France a compris la Corse dans le ressort de l’académie d’Aix et les candidats au baccalauréat y dépendent tout naturellement de l’université d’Aix-Marseille, où j’ai l’honneur d’être professeur. Mon collègue Étienne Jacquier — avant d’avoir épousé cette jolie candidate au baccalauréat appelée Cécilia Brégaillon, qui lui a apporté en dollars une dot de plusieurs millions et lui a permis de diriger ainsi les fouilles de Tauroentum — avait fait aussi comme la plupart de nos collègues ce beau voyage de Corse. Mais ce n’était là pour lui qu’une façon de fuir, en quittant Aix, une situation qui l’embarrassait1. Moi, je vais en Corse depuis plusieurs années par amour de la Corse. N’est-elle pas un prolongement maritime de la Provence, une sorte de Provence plus intacte grâce à son isolement, un conservatoire embaumé de traditions et de légendes ? N’est-elle pas aussi un relais délicieux, une sorte 1. Voir Quand je serai bachelière, roman, Flammarion, édit.
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de pont naturel entre la France et l’Italie ? Comme un fleuve qui s’engloutit sous terre et ressort quelques kilomètres plus loin avec un grondement plus puissant, il semble que ce torrent de couleurs, de parfums, d’ivresses qu’on appelle la Provence, s’abîmant sous les flots de la mer, y poursuive son cours et rejaillisse sous le nom de Corse avec une splendeur accrue. C’est en tout cas un des derniers asiles de la poésie qui soient au monde, et comme il est entamé de jour en jour, lui aussi, par les forces vulgaires qui dominent aujourd’hui les nations, il faut se hâter et profiter de ce reste de sauvagerie et de dignité que cette île, parce qu’elle est une île, a réussi à garder isolé en effet de la marée ploutocratique, industrielle et égalitaire qui risque de noyer peu à peu tous les hauts sommets spirituels. Donc, en l’année 1925 encore, je me trouvais en Corse pour y fabriquer des bacheliers et des bachelières. Cet exercice m’est devenu familier. Je suis résigné à entendre répéter pour la centième fois que Mme de Sévigné a mal à la poitrine de sa fille — que Corneille est plus moral, Racine plus naturel. Ces divertissements clos, je résolus, pour mieux profiter d’un séjour que ne troublerait plus la récolte annuelle des contresens et des fautes d’orthographe, d’aller passer quelques jours à Vizzavona, au pied du Monte d’Oro. J’avais donc quitté, dans la grande chaleur de l’été, la petite gare d’Ajaccio, assoupie sous son manteau de soleil et qu’égaie à l’heure des départs le tumulte caressant des voix féminines mêlées aux âpres recommandations des accents montagnards. Tandis que le train m’emportait, j’avais vu reculer sur le quai brûlant la barbe, le sourire, les yeux, les lèvres, les mains tendues d’amis très chers qui étaient venus m’escorter pour ce dernier adieu, en dépit de la terrible ardeur estivale. Et puis au rythme du train qui berçait la chaleur comme pour l’assoupir, j’avais vu s’enfoncer au loin le golfe d’Ajaccio, j’avais égrené le chapelet doré des petites gares aux noms retentissants et doux, Caldaniccia, dont le son évoque des eaux chaudes, Mezzana d’où l’on voit encore étinceler sous le soleil un dernier morceau de mer, puis, en remontant, parmi le maquis des arbousiers et des myrtes, la vallée de la Gravone, Carbuccia, dont la gare est pleine de lièges, Ucciani où, contre le couchant doré, des cyprès noirs gardent la chapelle blanche d’une tombe, Tavera, où l’on perd de vue les derniers rayons du soleil, Bocognano, qui de ses tilleuls en fleurs embaume le crépuscule… Enfin le train s’était enfoncé dans ce long tunnel étroit, où la fumée oblige à fermer les vitres des portières, et, dans un sifflement joyeux, il avait, en échappant à l’ombre, débouché dans la forêt de Vizzavona, où le ciel encore très clair brillait sur les grands pins déjà vêtus de nuit… On connaît cette station estivale dont les guides vantent les charmes et que les Corses, aussi bien que les touristes, aiment avec raison ; on y trouve de bons hôtels, des truites, du bruccio, des fraises de montagne, de la fraîcheur, le bruit des torrents, le murmure de la forêt. Que faut-il de mieux pour être heureux quand juillet brûle le bas pays et scintille durement sur les golfes méditerranéens ? Sitôt qu’on y parvient, avec le murmure des eaux qui commentent de leur harmonie liquide le vaste paysage aux lignes harmonieuses, on sent couler en soi un torrent de 396 •
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Napoléon Bonaparte, enfant d’Ajaccio de Pierre Bonardi (1935)
Présentation
L’auteur
Pierre (Félix, Sanvilli) Bonardi
(1887-1964) est un auteur important de l’entredeux-guerres. Actif dans le monde des lettres, il participa à de très nombreuses sociétés d’auteurs et œuvra notamment pour la sauvegarde de leurs droits, particulièrement au moment des négociations avec l’industrie cinématographique naissante. Conférencier et lui-même homme de lettres, son œuvre est diverse, souvent engagée. On peut y tracer deux géographies littéraires : la Corse et… le reste du monde. À la façon des grands reporters de son époque, dans ses ouvrages sur la Syrie, la Palestine ou encore l’Algérie (où il rend compte notamment de la fameuse tribu des Ouled Naïl connue à l’époque pour la prostitution des femmes en vue du mariage), il privilégie le journalisme en immersion, à la façon d’un Albert Londres. Il plonge au cœur d'un pays et des thèmes qu’il entend mettre en lumière, notamment les questions d’actualité, et combine arguments objectifs et analyses d’une subjectivité assumée. Affûtant ses arguments grâce à une langue concise, souvent percutante, Pierre Bonardi est un écrivain grand défenseur de causes ou, si l’on préfère, un avocat spécialisé dans les plaidoiries littéraires. Convaincre grâce à la littérature, voilà son credo ; la Corse, les Corses et parmi eux Napoléon, voici ses causes sacrées. Natif d’Ajaccio, comment en aurait-il pu être autrement ? Comment s’étonner aussi que ses ouvrages sur la Corse en général aient ce parfum, cet objectif impérieux de défendre « la race », comme l’on
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disait à l’époque, et d’illustrer sa terre et les hommes de son île avec passion ? Il en est ainsi de La mer et le maquis, dès 1923, alors que la Corse peine à se relever de la tragique saignée de 1914-1918. Dans ce roman à thèse, ou à clef si l’on préfère, l’auteur ne mâche pas ses mots et exprime une certaine amertume quant à la situation faite à la Corse (tant par les politiques générales que par l’attitude de certains Corses eux-mêmes). Dans Les rois du maquis, il tente aussi, en 1926, de redorer l’image désastreuse colportée autour de trop fameux « bandits » (Nonce Romanetti, le plus médiatisé, est tué cette même année 1926). Napoléon fait l’objet d’un traitement plus « romanesque » dans un premier temps avec son Napoléon Bonaparte, enfant d’Ajaccio, Pierre Bonardi réservant pour l’un des derniers ouvrages, Accusé Napoléon… levez-vous ! (1961), ses réponses directes aux très nombreux contempteurs de l’Empereur. Comme de nombreux Corses, il estime probablement que porter atteinte à l’image de Napoléon, c’est vouloir stigmatiser les Corses dans leur ensemble. Il réserve son approche de « l’âme corse » – sujet très en vue, peut-être le plus rebattu au cours du XXe siècle – à quelques lecteurs seulement, comme en confidence (Ziu Santu ou la coutume corse, tiré à… 56 exemplaires !). Publié en 1938, Ziu Santu est cette figure de sage prêtée au poète Santu Casanova dans l’entre-deux-guerres. Le grand public apprécie son talent littéraire dans L’île tragique (1937), portrait pathétique de l'histoire et de l'état social de la Corse. C’est l’époque des choix politiques radicaux et, cousin germain de l’académicien Abel Bonnard, avec lequel il reste personnellement distant, il épouse les thèses radicales du Parti populaire français de Jacques Doriot. En Corse, il a été partie prenante du mouvement corsiste, politiquement situé du côté des autonomistes. Il fonda en 1955, en compagnie de Petru Rocca – écrivain corse au parcours politique parfois similaire –, Parlemu Corsu, une association dédiée à la défense de la langue et des traditions insulaires, dont il fut le président.
L’ouvrage
L’auteur classe son Napoléon Bonaparte dans
ses bibliographies comme un livre d’histoire. Il est plus juste de parler de roman historique, et même de fantaisie historique.
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Pierre Bonardi •
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Napoléon Bonaparte Enfant d’Ajaccio Nabulione
Les éditions de France 20, avenue Rapp, Paris VIIe, 1935
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Quelques mots…
On ne s’est permis d’exhumer ces vieilles pages1 qu’en raison du démenti qu’elles peuvent encore opposer aux hardis partisans de la prédestination consciente. Elles n’ajouteront guère à la documentation traditionnelle ou authentique sur l’enfance de Napoléon Bonaparte encore que les découvertes (et surtout le Livre de Raison) du très regretté J.-B. Marcaggi, bibliothécaire de la cité d’Ajaccio, historien scrupuleux, prouvent nettement que si la trésorerie de Charles Bonaparte se trouvait souvent à sec, cela ne signifie nullement que la famille fut dénuée de ressources. De même les trouvailles de mon ami Paul Graziani — archiviste départemental de l’île de Corse, trop tôt disparu hélas ! —, ses précisions sur les aventures amoureuses de Charles Bonaparte et aussi le billet de deux cents livres que Pascal Paoli lui remit juste avant Ponte-Novo, permettent de mieux connaître le vrai visage du Père. Que certains détails soient très connus ou à peine ou pas du tout, c’est important sans doute mais non pas essentiel à notre sentiment et pour notre dessein. Il s’agissait pour nous de présenter un enfant d’Ajaccio en l’an de grâce 1778 et de recomposer les atmosphères diverses et très complexes où il évoluait : famille, cité, patrie corse, nation française, tout cela éclairci ou brouillé par le personnage principal de toute tragédie ajaccienne : le Golfe. Il nous a paru que l’enfant redevenait humain lorsqu’on le débarrassait des lourdes reliques dont l’ont accablé des admirateurs que la passion incline à prophétiser un peu trop commodément le passé. C’est pourquoi nous avons pris licence de délivrer Nabulione21 de prétentions monstrueuses et de le décharger d’une imagerie d’avenir qui n’a été composée qu’après l’événement ; nous l’avons rendu à son présent ; nous l’avons surtout rendu à sa famille et à son golfe. C’est là seulement, jusqu’au 15 décembre 1778, qu’on pouvait le rencontrer, le connaître et le juger. Nerveux, taquin, batailleur, très intelligent bien sûr, mais un enfant ! Un enfant condamné, dès sa dixième année, à vivre comme un orphelin très loin de son pays natal, de sa famille, de ses jeunes amitiés, qui sentit venir cette rude épreuve et l’accepta par orgueil familial et dignité instinctive, et non par ambition formelle et raisonnée. 1. Confessons aussitôt que notre amitié pour le lecteur d’aujourd’hui a prévalu sur le respect que nous accordons aux vieux textes. Ainsi nous est-il arrivé, lorsque nous pouvions le faire sans nuire au ton et à la clarté du récit, de mettre au goût du jour certaines façons de dire désuètes ou insolites. 2. Il ne fut Nabulione que jusqu’à son départ d’Ajaccio. Sitôt débarqué en France, il devint Napoleone puis Napoléon. D’où le sous-titre de cet ouvrage.
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I
C’est la faute à Rousseau Automne 1778
On n’entend les prophéties que quand on voit les choses arrivées. Pascal
Vingt fois, au cours de ces quatre derniers mois, vingt fois au moins j’ai esquivé le coup de faux de la camarde et, si je suis vivant — encore qu’un peu las — ce n’est point qu’elle manqua d’acharnement à me porter les bottes les plus inattendues et les plus dangereuses. Récapitulons cependant. Nous voici à l’abri de toute criminelle entreprise, les reins voluptueusement calés dans une accueillante bergère, et les yeux ouverts sur le plus merveilleux spectacle qui soit ici-bas ; je veux dire le golfe d’Ajaccio. Cette succession de catastrophes m’accabla, je pense, en punition de l’humeur que je laissai paraître lorsque j’appris, au 14 juillet de cette année, qu’il me fallait incontinent partir pour la Corse. Je ne nie point que ma déception était hors de propos puisque le moindre risque de ma carrière est d’être envoyé n’importe où, n’importe quand. La raison d’État commande et non mes préférences ; mais je ne voyais pas que la raison d’État exigeât un si désagréable voyage. Et à la veille de la canicule, s’il vous plaît ! Pour être hors de propos, mes rancœurs n’étaient donc pas hors de saison. Il me semblait au surplus que tout irait mal, et jusqu’à ce joli matin d’automne, tout alla mal. Je pris la diligence de Dijon le 25 juillet et n’arrivai que le jour de l’Assomption à Antibes encore courbatu, de la tête aux pieds, d’un accident que nous eûmes aux environs de Lyon. Nous versâmes si malencontreusement que ma première étape, non inscrite à mon ordre de route, fut l’hôtel-Dieu du Pont du Rhône. Je n’y restai qu’une semaine mais ce n’était là qu’un avant-goût de ce qui m’attendait. En Provence, notre postillon s’étant mis en retard, la nuit nous surprit — les journées sont pourtant fort longues en cette saison — et nous nous trouvâmes soudain à la merci d’une bande de sacripants qui juraient, par le souvenir de leur défunt maître Mandrin, de nous faire rôtir à petit feu après nous avoir découpé la peau en lanières. L’obscurité qui nous jeta dans cette embuscade me permit du moins d’en sortir, sain et sauf, mais j’y abandonnai tout mon bagage. Après une nuit de course dans la campagne, je me retrouvai au matin dans la bonne ville d’Aix. J’y pris quelque repos chez • 537
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un ami de ma famille puis je repartis pour Antibes persuadé que, de Fréjus à Cannes, je ne franchirais pas la montagne sans encombre. Or, contrairement à toutes mes craintes, je fis à l’auberge des Adrets un excellent repas qu’on me servit sous les pins dont l’ombre était délicieuse. On voit que je ne noircis pas à dessein. À Antibes surgirent des difficultés d’un autre ordre qui m’inclinèrent à penser que les êtres les plus malheureux du monde sont les insulaires. Qu’ils veuillent sortir de chez eux ou y rentrer, ils restent soumis aux caprices des vents. Il leur est impossible de prendre, hors de leur île, un rendez-vous, car ils ne sont jamais assurés de s’y trouver à l’heure. Le souci de l’exactitude les conduirait fatalement à des départs très prématurés sans qu’ils fussent, pour autant, certains d’en user avec la politesse des rois. Antibes ! Je ne saurais dire combien je me suis ennuyé dans cette petite ville torride. Tout mon corps fondait en eau et quand ses provisions de liquide étaient épuisées, ma peau crissait comme un vieux parchemin. Une fureur mal contenue m’échauffait encore plus, de sorte que ma bile en fermenta au point de me donner la jaunisse. C’est que je ne connais point de gens aussi propres à vous irriter que les gens de mer. Leur calme est exaspérant. Or les vents favorables tardaient et m’imposaient une insupportable attente que les marins supportaient fort bien. Je passai mes matinées à errer entre le château et le fort carré en suppliant les dieux de m’accorder un peu de brise libératrice. Cette angoisse dura trois semaines et, bien entendu, lorsqu’on me convia à plier bagage ce fut au milieu de la nuit et en m’accordant tout juste cinq minutes pour rallier la tartane Sainte-Ursule que j’avais surnommée Sainte-Patience. J’aurais eu mauvaise grâce à me plaindre de cette hâte et déboulai, au moment où l’on larguait les amarres, au milieu de caisses et de paquets qui tout le temps de la navigation me causèrent de dégoûtantes nausées. Et dire que je me flatte d’avoir le pied marin et que les plus durs tangages n’émeuvent pas mon estomac ! Oui bien, mais nous transportions, pour les troupes cantonnées en Corse, toute une cargaison de ces savonnettes, pommades et essences qu’on fabrique à Grasse et qui répandaient une odeur écœurante. Ah ! la sagesse des nations l’a justement retenu : l’excès en tout est un défaut et si délicat que soit le parfum d’une pâte ou d’un liquide, on ne saurait s’y plonger tout entier sans que le cœur se lève… On se méfierait de ma sincérité si je ne plaçais en cours de traversée une sinistre histoire de tempête. Je la place donc parce que nous crûmes dix heures durant que les flots engloutiraient tartane, marins, passagers et savonnettes. La goélette s’agitait sur le dos monstrueux de la houle comme une banderille au flanc d’un taureau. Heureusement l’équipage était adroit et courageux. La Sainte-Ursule, en excellent état, résista sans faiblir à ces coups de boutoir courts et tendus à quoi excelle la Méditerranée. Lorsque la mer s’apaisa, j’allai vers le capitaine qui se frottait les mains en chantonnant comme si l’aventure lui avait été particulièrement agréable. « Hé quoi ! lui demandai-je, ces luttes effroyables vous causent-elles de l’allégresse ? 538 •
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NA POLÉON BONA PA RT E ENFA NT D ’ A JACCIO
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— Pas précisément, me répondit-il, bien qu’il soit toujours agréable d’échapper à un naufrage et surtout dans ces parages où se trouvèrent en perdition, il y a juste trente ans, six compagnies du régiment de Cambrésis et des centaines de soldats de Flandres, de Béarn et d’Agenois. Les hommes qui purent gagner la côte furent accueillis par les coups de feu des rebelles corses qui emmenèrent les survivants dans la montagne. Autant qu’il m’en souvienne, c’est M. le marquis de Villemure, commandant de Calvi, qui négocia et obtint leur libération. Quant à nous, sans cette tempête, nous serions à cette heure à fond de cale sur un bâtiment turc, ou déjà rivés à quelque banc de galère. — Avons-nous donc rencontré des corsaires ? — Une flotte, monsieur. Mais elle a sans doute couru plus de risques que nous-mêmes, à cause de l’état de ses navires. Ses craintes l’ont empêchée de donner une affreuse destination à notre voyage. Dieu soit loué ! » Que redouterais-je après avoir échappé aux brigands de Provence, aux flots déchaînés, aux raïs turcs ? Les bandits corses ! Eh ! je raconterai ailleurs — puisque ce n’est pas ici mon sujet — les mille démarches que j’ai faites dans de sombres forêts, dans des gorges ténébreuses ou sur des pics neigeux afin d’en rencontrer quelque authentique exemplaire. Ces gaillards-là sont plus ombrageux que leurs mouflons et détestent les confidences. Je me consolerai mal de n’en avoir point vu alors que je suis déjà consolé d’avoir couronné cette mesquine Odyssée par une dysenterie compliquée de fièvre lente qui me voulait tuer à Bastia. J’en guéris péniblement et je ne puis croire que cette guérison est due aux fabuleuses quantités de drogues, sels de seignette, sels polycrestes, quinquina, thériaque, opium, que l’on me fit avaler. Après quoi j’accomplis le trajet de Bastia à Ajaccio qui est bien le voyage le plus fatigant que puisse mener à terme un chrétien de bonne souche… Et tout cela par la faute à Rousseau ! Je le jure ! Je dois cette furieuse promenade au promeneur solitaire. Il est mort, vous vous en souvenez, le 2 juillet et dans des conditions assez suspectes, au château d’Ermenonville où il était l’hôte de M. le marquis de Girardin. Aussitôt, toute l’Académie, la corporation des gazetiers, les encyclopédistes, se jetèrent à corps perdu dans son œuvre afin de rédiger des articles nécrologiques congrûment documentés. On interrogea toutes les personnes qui l’avaient connu ; on usa de ruses de braconnier pour ravir à la curiosité d’autrui les textes inédits que le philosophe aurait pu laisser ; on s’ingénia à trouver des sujets de commentaires ou des points de recoupement avec les indiscrétions posthumes. On relut, que dis-je, on épela, l’Héloïse, et l’Émile et le Contrat social. C’est cet ouvrage que je trouvai marqué d’un signet, sur la table de M. Hennin, mon chef, protecteur et ami, premier commis aux Affaires étrangères. M. Hennin m’avait convoqué d’urgence. Il ouvrit le Contrat social et me le tendit : « Lisez ! » Je lus ce qu’il avait accompagné d’un large trait de plume dans la marge : • 539
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« Il est encore en Europe, un pays capable de législation : c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. » « Un jour, cette petite île étonnera l’Europe », reprit en scandant les syllabes mon directeur. Que dites-vous de ce pressentiment-là ? — Ma foi, monsieur, je n’en dis rien. La suite nous apprendra si Rousseau… — Ah ! Oui ! Il vous suffit donc d’attendre sans impatience que l’Europe soit étonnée ? » Il enfla la voix : « Et nous n’aurons rien annoncé, rien prévu, rien précisé. Ah çà ! Monsieur, comment entendez-vous donc notre métier ? Un diplomate qui se laisse surprendre par l’événement est un chasseur qui ne voit pas venir le fauve… » Je me repris par bonheur comme dans un éclair : « Excusez-moi, monsieur, de vous interrompre, mais c’est pour vous jurer que vous parlez d’or et vous prier d’excuser un instant de paresse que ne justifient ni l’ardeur du soleil ni le désir où j’étais d’aller composer des poésies légères dans quelque ferme de Touraine. Je traverserai donc la Méditerranée et non la Loire et je préparerai l’Histoire au lieu de louer les grâces de certaine demoiselle de comédie… — Assez ! Monsieur, me dit en souriant mon aimable protecteur. En me donnant ses ordres, M. de Vergennes m’a laissé entendre qu’il exprimait les désirs du roi. Nous n’avions pas assez de préoccupations avec les nouveaux États d’Amérique et le conflit bavarois, voilà qu’il nous faut tirer des horoscopes en Méditerranée. Il est vrai que les Anglais sont plus ou moins mêlés aux affaires corses, ne serait-ce que par la présence chez eux du grand chef exilé Pascal Paoli. Cette considération seule justifierait — s’il en était besoin — la curiosité de notre maître. Partez donc mon bon ami. Voyez si quelque indice nous permet d’annoncer la réalisation de la prophétie de Rousseau, et rapportez au roi et à M. de Vergennes vos découvertes fussent-elles fâcheuses ou redoutables. — Il sera fait, affirmai-je, selon les désirs de Sa Majesté et de Son Excellence. Je m’emploierai de tout mon cœur à les satisfaire. » Je réfléchis, puis : « Voyons ! Je pense que Rousseau a écrit cette phrase il y a bientôt dix-huit ans — soit vers 1760. N’a-t-il pas depuis échangé diverses correspondances avec des Corses de qualité ? — Si ! Son correspondant fut un certain Buttafuoco, colonel du Royal-Corse et chevalier de Saint-Louis, qui trouva le moyen par un miracle de bonne foi ou de candeur de 540 •
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