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LA CORSE, AU SIÈCLE DES LUMIÈRES Collection dirigée par Dominique Taddei
1 1729, Les Corses se rebellent Relazione dei tumulti di Corsica, F. Pinelli & Sollevation de’ Corsi, anonyme Évelyne Luciani (traduction et présentation) 2 Lorsque la Corse s’est éveillée Actes des Premières Rencontres historiques d’Île-Rousse (juin 2010)
3 De l’affirmation de la Nation à la première déclaration d’indépendance (1731-1735) Actes des Deuxièmes Rencontres historiques d’Île-Rousse (juin 2011)
4 Du roi Théodore à la première intervention française (1736-1741) Actes des Troisièmes Rencontres historiques d’Île-Rousse (mai 2012)
5 Justification de la Révolution de Corse, Don Gregorio Salvini Évelyne Luciani (présentation, traduction et notes) 6 La pensée politique des révolutionnaires corses. Émergence et permanence (1730-1764) Textes fondamentaux
Évelyne Luciani et Dominique Taddei 7 Prattica manuale Abrégé de droit coutumier corse. Particularités de l’histoire, des institutions, des mœurs et des usages dans la Corse génoise, P. Morati Évelyne Luciani (traduction)
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Évelyne Luciani & Dominique Taddei
La pensée politique des révolutionnaires corses Émergence et permanence (1730-1764) Textes fondamentaux
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LA RÉVOLUTION DE CORSE
La « révolution de Corse » est la première et la plus méconnue des révolutions du Siècle des lumières, suivant la belle formule de Fernand Ettori. On en retient quelques personnalités, surtout celle de Pascal Paoli, et quelques événements, notamment sa défaite finale à Ponte Novu (mai 1769). Ce faisant, on néglige sans doute ce que cette révolution a de plus profond et sans doute de plus précieux, sa pensée politique. Pourtant, cette dernière, avec ses inévitables archaïsmes, frappe par son caractère collectif, sa permanence et ses traits fulgurants de modernité. C’est pour faciliter l’accès à cette pensée que nous avons composé ce florilège. Dans la grande histoire du Siècle des lumières, en ce temps où « la Corse s’est éveillée1 », la pensée politique est une parente pauvre car on a le plus souvent choisi de s’attarder sur les événements, voire les péripéties, ou de se focaliser sur quelques personnages prestigieux ou parfois plus dérisoires. C’est pourquoi le présent recueil de textes écrits durant la Révolution corse est inédit. Il poursuit d’abord un but pédagogique pour le plus grand nombre qui n’a souvent qu’une faible connaissance de cette période, voire un but de commodités pour les spécialistes qui y trouveront l’occasion de rapprochements qui n’ont guère été opérés jusqu’à présent. L’idée nous en est venue, voilà quelques années lorsque, après avoir achevé nos biographies respectives du chanoine Erasmo Orticoni et de Don Gregorio Salvini, nous préparions notre livre Les pères fondateurs de la nation corse, consacrés à la première insurrection (1729 à 1733). En effet, l’ensemble des textes que nous y avons présentés fait ressortir deux aspects particuliers : – Le premier, c’est le surgissement même de cette littérature, à partir du mois de juin 1730, six mois à peine, après les premiers tumulti de Corse. Avant ces derniers, il n’existe pas, à notre connaissance, de texte annonciateur de cette littérature ; aucun, en tout cas, qui soit venu perturber le calme apparent de la paix génoise qui régnait dans l’île depuis 160 ans et la 1. Ce fut le titre choisi pour les Premières rencontres historiques d’Île-Rousse. Les Actes en ont été publiés aux éditions Albiana, Ajaccio, de même que ceux des Rencontres suivantes.
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fin tragique de la guerre de Sampiero Corso (1498-1567). Au contraire, dix ans auparavant, la Prattica Manuale, le grand traité du vicaire général de Mariana, Pietro Morati, illustre l’allégeance, voire l’obséquiosité, de la société des notables à l’égard du pouvoir génois 2. Or, l’auteur de la Prattica a un frère, Giacomo Francesco, lequel n’est autre que le grand-père maternel de Don Gregorio Salvini qui va être, d’un bout à l’autre, l’un des principaux intellectuels, ou plus précisément l’un des spiriti3, des quarante années de la révolution corse… – Le second aspect est induit par l’expression de cette émergence soudaine de la pensée révolutionnaire : c’est l’extraordinaire unité de pensée qui traverse toute la révolution de Corse, durant quatre décennies, chez des hommes (il n’y a guère de femmes parmi les auteurs connus, pour ne pas dire aucune, même si leur rôle fut sans doute essentiel dans cette révolution comme dans toute autre), des hommes très différents les uns des autres, vieux ou jeunes, religieux ou militaires, de formations et de parcours très divers. Mieux ou pire, chez ces hommes qui parfois s’affronteront durement, certains jusqu’à la mort, on retrouve la même pensée politique. Or, cette dernière ne se résume pas à quelques banalités ou à quelques slogans plus ou moins démagogiques. Elle relève d’une doctrine cohérente, à la fois théologique et politique, avec des archaïsmes, mais profondément originale, y compris dans ses emprunts extérieurs et, au bout du compte, particulièrement progressiste, une doctrine qui éclaire et entend légitimer, pendant deux générations, une révolution qui fut la première du Siècle des lumières. Mais, bien au-delà de son époque, cette pensée apporte une contribution particulièrement pertinente à un débat de tous les temps et de tous les peuples, dont l’actualité nous frappe encore : quel est le droit à l’insoumission à l’égard des pouvoirs établis et les conditions auxquelles il doit s’astreindre ? Par conséquent, la douzaine de textes que nous présentons dans ce recueil se caractérise par la grande permanence de thèmes qui sont comme des invariants de ces quatre décennies de la guerre de libération contre la souveraineté de la République de Gênes [1729-1769]. Nous présentons dès maintenant ceux de ces thèmes qui nous semblent les plus éclairants de cette pensée révolutionnaire et les plus porteurs, quant à leur diffusion immédiate ou ultérieure. LA NATURE TYRANNIQUE DU POUVOIR GÉNOIS
L’affirmation de la tyrannie génoise est la clé de voûte de toute la pensée politique des révolutionnaires corses qui, de ce fait, entendent justifier leur révolution, suivant le titre même du grand ouvrage de Don Gregorio Salvini. Le lien qui unit la tyrannie et la légitimité de renverser celui ou ceux qui la mettent en œuvre n’a rien d’original. On le retrouve au moins depuis Aristote, durant l’Antiquité romaine avec le meurtre de César et le Moyen Âge chrétien, dans les écrits de tous ceux qui analysent ou prônent la révolte contre l’ordre établi. Singulièrement, depuis le xvie siècle, alors que partout l’absolutisme se substitue à 2. Cf. la traduction commentée par E. Luciani, Albiana, Collection La Corse des Lumières, 2016. 3. Les spiriti : c’est ainsi que se nommaient eux-mêmes les intellectuels corses dans leurs œuvres.
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l’ancien droit féodal, « l’exception tyrannicide4 », plus ou moins encouragée par les ennemis extérieurs, fournit la seule légitimité de ceux qui veulent renverser les pouvoirs en place. La Corse ne fait pas exception à cette règle. En effet, Sampiero Corso a mis en avant, dès 1564 et sans doute à d’autres moments, la tyrannie génoise pour motiver son expédition, dans une lettre adressée au duc de Parme. Après s’être déclaré serviteur du duc, il lui raconte ses soucis et ceux de sa pauvre patrie. Il écrit : puisque les rois Charles V et Philippe II d’Espagne ont conclu la paix de Cateau-Cambrésis (1559) et rendu l’île de Corse aux Génois qui ont accompagné cette restitution de pactes et de conventions, ces derniers ont juré devant Dieu et devant lesdits rois qu’ils respecteraient et observeraient tout ce qui se trouve dans les articles. Mais, depuis qu’ils ont repris possession de ladite île, au lieu de les observer, ils ont commencé à y imposer des gabelles, des tourments et de nouveaux impôts aussi peu habituels que peu coutumiers : c’est une chose très cruelle, non conforme à la volonté de Dieu et au traité de paix. De plus, ils font mourir les notables et ceux sur lesquels ils n’ont pas pu mettre la main, ils les bannissent à perpétuité hors de l’île, ils pillent leurs biens et envoient leurs épouses et leurs enfants, vagabonds de par le monde, choses plus cruelles encore qui dénotent l’inique volonté génoise. Ils font cela parce que ma Patrie et moi-même nous étions, dans les guerres passées, au service de la Couronne de France. C’est pourquoi, je suis obligé de revenir dans l’île de Corse pour tenter fortune et, s’il plaît à Dieu, pour libérer ma Patrie de ces tyrans. Plutôt que de rester sujets desdits Génois, nous sommes résolus à mourir… Aux mêmes causes, les mêmes effets et la même conclusion : Plutôt mourir que de rester Génois. Cette déclaration, à 170 ans de distance « des tumultes de Corse », contient déjà les éléments fondateurs de la théorie politique que les théologiens corses ont imaginée. Cependant, Sampiero qui veut libérer sa patrie des tyrans en raison des abus de pouvoir de la Sérénissime dans sa patrie, se limite à juger ce comportement cruel et non conforme à la volonté de Dieu. Nos insulaires qui étaient des hommes de foi profondément catholiques se sont engagés dans la justification de l’insurrection corse en référence exclusive aux enseignements fondamentaux de l’Église, depuis les épîtres de saint Paul, particulièrement l’épître aux Romains (13,1-2) : Que tout le monde soit soumis aux puissances supérieures car il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu et c’est lui qui a établi toutes celles qui sont sur la terre, d’où il résulte que toute résistance est non seulement vaine, mais condamnable… Imposés par le ciel pour éprouver les peuples, les tyrans doivent être subis avec patience. Cependant, l’ensemble des références qui sont faites à cet apôtre, tant par le chanoine Natali, futur évêque de Tivoli que par le prêtre Salvini, dans leurs deux contributions majeures (cf. infra), apparaît pour le moins partiel et pour tout dire partial. Par ailleurs, attachés à la papauté par leur formation, leurs convictions et leurs intérêts, les ecclésiastiques, qui sont les guides spirituels et intellectuels de la révolution corse, auraient dû entériner la traduction politique qui prévalait depuis deux siècles en Europe, principalement exprimée dans l’œuvre de Bossuet (1627-1704) : la source
4. Sur ce sujet, lire M. Cottret, Tuer le tyran ? Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Fayard, 2011. Madame Cottret est une historienne, spécialiste du jansénisme et des mentalités modernes.
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du pouvoir est divine ; il en découle un absolutisme royal que l’on qualifiera plus largement de princier dans le cas de la République sérénissime de Gênes. Il s’ensuit que les peuples ne peuvent le contester, même dans ses actes blâmables, car ces derniers doivent être interprétés comme une punition divine pour les péchés qu’ils ont commis… Néanmoins, nous avons remarqué plus haut que, face à cette doctrine d’airain qui commande de subir tout ce qui est imposé par les pouvoirs en place, la pensée antique, avec Aristote pour référence principale comme celle des premiers pères de l’Église, lui a apporté des nuances : saint Augustin, lui-même, s’il ne préconise pas la révolte, admet, que lorsque le trop mauvais gouvernement oublie, bafoue les commandements divins, la désobéissance peut s’imposer… à condition toutefois de suivre la hiérarchie dans la protestation, c’est-à-dire d’avoir épuisé tous les recours amiables possibles. La papauté elle-même, dans son souci d’établir son pouvoir sur les souverains, notamment par l’exercice ou du moins par la menace de l’excommunication, reconnaît, avec plus ou moins de conviction suivant les circonstances, une « exception tyrannicide » au fameux commandement divin : Tu ne tueras point. Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) tente véritablement la première synthèse5 de la pensée d’Aristote à travers l’œuvre de Cicéron et celle des Pères de l’Église, dans sa doctrine du droit naturel dont nombre d’auteurs ultérieurs se recommanderont. Nos théologiens corses font partie de ceux-là ; ils ont fait référence à la théorie thomiste du droit naturel qui pose la supériorité des normes de droit en fonction des seules caractéristiques propres à l’être humain, indépendamment des conceptions du droit déjà en vigueur dans les sociétés humaines. Mais ils n’invoquent pas les principes et les précédents protestants qu’ont étayés Erasme (1469-1536)6 et encore moins les penseurs protestants tels Grotius (1583-1645) et John Locke (1632-1704)7. En outre, il existe, depuis la Renaissance, un courant de pensée qui a théorisé « la révocabilité du pouvoir » et la résistance à l’oppression : il s’ensuit que les rois établis par les peuples sont liés à eux par un véritable contrat, aux termes duquel est due l’obéissance, dans la mesure où l’autorité respecte les fins qu’elle se doit de servir. Le peuple est donc fondé à résister au tyran qui viole les conditions du contrat, c’est-à-dire soit les lois de Dieu, soit les lois fondamentales du royaume 8. À n’en point douter, en raison de 5. Saint Thomas n’a pas tenu toujours le même discours sur le tyrannicide dans ses œuvres de jeunesse où il se montre plutôt favorable et dans celles de la maturité : ainsi, dans la Politique des Princes, composée de 1265 à 1267, au livre I, il estime que tant que cela demeure possible, il vaut mieux tolérer le tyran. Si vraiment la chose devient totalement impossible, il convient de s’en remettre à l’autorité publique. Mais le plus sage serait d’attendre la bienveillance divine. 6. Selon Erasme, les princes sont pour les peuples et non les peuples pour les princes. 7. L’un a justifié le soulèvement des Provinces-Unies (Pays-Bas) contre le roi d’Espagne Philippe II et l’autre, les révolutions, puritaine, puis orangiste d’Angleterre contre la lignée catholique des Stuart de Charles Ier à Jacques II. 8. Parmi les auteurs qui ont défendu cette thèse à partir du xvie siècle, il faut d’abord citer Étienne de la Boétie qui se fait l’apologiste du droit d’insurrection dans la Servitude volontaire (1553), en s’appuyant sur une analyse politique de la psychologie politique des gouvernés qui demeure encore valable de nos jours. Puis, François Hotman (1524-1590), un jurisconsulte connu pour ses prises de position contre l’absolutisme dans son Franco-Gallia, 1573. Puis encore Théodore de Bèze dans son Du droit
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leur culture et de leur état, nos auteurs connaissent ces courants religieux ou « laïcs ». Mais, il leur faut tenir compte des interlocuteurs auxquels ils veulent s’adresser. Des références à certains de ces auteurs n’étaient pas des plus habiles s’ils désiraient faire accepter le fond de leur argumentation, même si cette thèse pré-rousseauiste du contrat initial semble particulièrement pertinente aux Corses qui vont s’appuyer sur des éléments bien choisis de leur histoire pour l’étayer. Orticoni et ses collègues ont préféré s’abriter derrière l’autorité de saint Thomas d’Aquin et du courant scolastique qui a posé la question suivante : « Dans le cas où un souverain est tyrannique, peut-on admettre que le peuple entre en rébellion contre lui ? » Nos théologiens trouvent là une voie, certes étroite, mais qui leur paraît irréfutable pour légitimer l’insurrection. En effet, pour les néo-thomistes, tout pouvoir vient de Dieu ; celui-ci passe ensuite par le peuple, lequel le délègue au Prince. Mais, si ce dernier devient un tyran, il ne remplit plus son mandat puisqu’il cesse de procurer le bien commun ; dès lors, le peuple peut reprendre les rênes du pouvoir dont il est le dépositaire pour une nouvelle délégation. Il faut donc s’appliquer à définir la tyrannie selon des critères précis. Suivant une voie aussi orthodoxe que possible, la référence doctrinale invoquée par les révolutionnaires corses s’avère être la traduction juridique de l’un des exégètes de saint Thomas à l’autorité incontestée : le jurisconsulte Bartole de Sassoferrato (1314-1357). Ce dernier a révolutionné la manière de gloser les textes que l’on se contentait jusqu’alors de paraphraser, en recourant à des commentaires suivis sur toutes les parties du texte. Il y réussit si bien que les jurisconsultes qui l’ont suivi, l’ont, d’un commun accord, regardé comme leur maître. À ce titre, il est le premier véritable exégète des œuvres de saint Thomas d’Aquin. C’est lui qui, dans ses principaux traités9, fixe les règles qui feront désormais autorité. Ainsi, il estime que, face à l’immoralité de la tyrannie, il est légitime pour un peuple de résister si le but de cette résistance est le bien commun, à la condition que la résistance soit graduée en fonction de la violence de la tyrannie et lorsque le Prince sert son intérêt personnel au détriment de l’intérêt général. Il s’ensuit une typologie des formes de tyrannies, sur laquelle nous allons revenir, et la possibilité de recourir à l’autorité du pape ou de l’empereur pour s’y opposer. Nos révolutionnaires s’emparent donc de l’autorité intellectuelle du docteur Angélique, c’est ainsi que l’on surnomme Thomas d’Aquin au xviiie siècle, pour magnifier l’homme et son œuvre. Ils fondent leur théorie sur sa doctrine du droit naturel et s’inscrivent de la sorte dans la longue histoire des débats sur l’insoumission, en formulant leur propre dénonciation de la tyrannie, d’où ils feront jaillir des idées radicalement nouvelles. Ainsi, l’emploi du mot « tyran » et de ses dérivés devient le marqueur de la volonté révolutionnaire qui court durant les quarante années de la révolution de Corse, à partir de la publication d’un premier écrit paru au début du mois de juin 1730, certes anonyme, mais manifestement inspiré, si ce n’est écrit, par les principaux responsables de l’insurrection
des magistrats sur leurs sujets et Hubert Languet dans son Vindiciae contra tyrannos, 1581. Cf. M.T. Avon-Soletti, p. 388, note 134. 9. De tyranno (1355-1357), et De Guelphis et Gebellinis (1355).
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qui a surgi quelques mois auparavant. Le pouvoir génois peut-il être qualifié de tyrannique ? Telle est la première question sur laquelle s’ouvrent les débats de l’assemblée des théologiens à Orezza, en mars 1731. On en trouvera la première explication sous la plume d’un autre chanoine, le chanoine Natali, dans son Disinganno paru en 1736 et son développement ultime dans la Giustificazione de Don Gregorio Salvini, publiée à deux reprises en 1757 et en 1764. Continuellement, ces théoriciens de la révolution corse prônent le même principe fondateur, celui de la légitimité d’une révolution qui interprète les enseignements néo-thomistes, plus particulièrement ceux de Bartole, mais aussi ceux de Francisco Suarez (1548-1617) et ceux d’autres jésuites espagnols de l’université de Salamanque10. Ils vont se les approprier et les adapter à leur cas et aux circonstances historiques qui sont leurs. Dès le début de la première insurrection corse, les principaux chefs politiques et religieux mettent un soin extrême à faire de la Corse un cas d’école de l’exception tyrannicide : la précision avec laquelle ils la traitent atteste que l’émergence de cette doctrine ne peut pas relever du seul hasard et nous conduit à supposer que la démarche révolutionnaire de la part d’au moins quelques chefs religieux et laïcs11 fût pour une bonne part préméditée. Afin de manifester leur pleine orthodoxie, il leur faut : – En premier lieu, démontrer qu’ils ont, au préalable, épuisé tous les recours légaux traditionnels en pure perte, afin qu’il soit décidé s’il a été raisonnable ou non de demander, les armes à la main, ce que nous n’avons jamais pu obtenir par les suppliques et les recours (Anonyme du 30 juin 1730). Pour cela, les textes corses insistent sur les démarches répétées de Luigi Giafferi et des Nobles XII, en 1728-1729, qui ont porté les requêtes des peuples au gouvernement génois, notamment en matière fiscale, et sur les fins de non-recevoir qu’elles ont systématiquement suscitées. Au début de l’année suivante, le commissaire génois Veneroso offre aux peuples de lui apporter leurs dimande, mot que l’on traduit, aujourd’hui, volontiers par « cahiers de doléances ». Mais, à peine ces doléances sont-elles remises à leurs destinataires génois qu’elles sont refusées par ces derniers. C’est précisément ce refus qui déclenche chez les Corses, les jours suivants, l’accusation suprême, celle de tyrannie qui justifie ipso facto leur passage à l’insurrection : ce sera chose faite avant la fin de l’année 1730. – En deuxième lieu, faire valoir cette permanence de l’abus de pouvoir est, en effet, pour tous les Pères de l’Église, une condition nécessaire pour justifier l’entrée en rébellion contre un pouvoir de droit divin, en vertu de l’adage : Perseverare diabolicum. Cela explique que, de texte en texte, nos auteurs ne cessent d’épaissir le dossier à charge du mal governo génois. – En troisième lieu, avant de mettre en œuvre l’exception tyrannicide, il convient, suivant une logique augustinienne déjà citée et reprise par l’ordre féodal, de recourir à l’arbitrage de l’autorité supérieure que l’on désigne, suivant les lieux et les temps, sous le nom de suzerain 10. Fervents défenseurs de l’absolutisme des pouvoirs catholiques, nous connaissons l’implication de la Compagnie de Jésus dans les meurtres de souverains protestants (Guillaume le Taciturne) ou catholiques (Henri III pour ne pas évoquer Henri IV). Cf. livre de Monique Cottret. Nous savons aussi que l’un des membres de cette Compagnie était chargé, en 1731, d’espionner le chanoine Orticoni lors de sa mission au Vatican où il fut victime d’une première tentative d’assassinat… 11. Cf. E. Luciani et D. Taddei, Les pères fondateurs de la nation corse, éd. Albiana, 581 p.
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ou de souverain. À l’origine, cette autorité supérieure revient au pape et à l’empereur12. La Corse qui, pour les insulaires, relève, à tort ou à raison, du domaine utile de la République de Gênes, recherche l’arbitrage de celui qui en a le domaine éminent. Nos théologiens attribuent au pape cette autorité, selon une tradition historique presque millénaire. Lorsqu’Erasme Orticoni a eu fait valider, en mai 1731, cette interprétation par la consulte de San Pancrazio du Bozio qui l’a autorisé à partir en Terraferma13 voir le pape et les représentants de tous les souverains catholiques, les conseillers du souverain pontife décident de faire une recherche dans leurs archives sur les droits du Saint-Siège en la matière, ce qui atteste que ces droits ne sont pas encore, à ce moment précis, très clairs dans les esprits. Leurs investigations les pousseront à valider la position des Corses, mais la conscience des rapports de force internationaux les contraindra à ne l’affirmer qu’avec beaucoup de mesure, tant à l’égard du gouvernement génois, dès l’été 1731, que du pouvoir de Versailles, en 1739, ou encore sous le généralat de Pascal Paoli. Les Corses, quant à eux, montreront beaucoup de suite dans cette volonté d’allégeance à Rome, depuis la première mission officielle d’Orticoni à Rome ou à sa demande d’un visiteur apostolique adressée avec Gaffori, en qualité de députés négociant avec la monarchie française durant l’été 1738, jusqu’à tous les efforts de Pascal Paoli, pour faire venir ce Visiteur, qui seront enfin couronnés de succès en 1760. Là encore, la politique corse montre une continuité impressionnante. – En quatrième lieu et de façon essentielle, la décision de se débarrasser du tyran ne peut en aucun cas être le fait d’un acteur isolé, voire celle d’un groupuscule, mais celle de la multitudo. En d’autres termes, aucun tyrannicide individuel n’est légitime, ni celui d’une minorité quelconque. Or, en affirmant cette prééminence de la multitudo, les révolutionnaires corses ne se contentent pas de surpasser la plupart de leurs devanciers qui, depuis la Renaissance, ont invoqué l’auteur de la Somme théologique pour justifier leurs rébellions, voire leurs crimes de lèse-majesté. Cela les conduit à définir le corps collectif qui peut disposer de la légitimité éventuelle d’une démarche tyrannicide ou plus largement, le corps qui s’insurge contre l’état de droit existant. Ce faisant, ils apportent les aspects théoriques les plus innovants de la pensée révolutionnaire corse : Sur le plan pratique de la mise en œuvre de leurs convictions, l’exercice légitime du pouvoir révolutionnaire appartient aux consultes ou à la diète14, une variante sémantique dans l’appellation de cette assemblée souveraine. Cela est une constante des quarante années de guerre contre Gênes qui prend naissance à peine un mois après la prise en charge, plus
12. Cf. M. Cottret, op. cit., p. 26-27 : Il est légitime de résister si le but de cette résistance est le bien commun, mais la résistance doit être relative au degré de tyrannie… Dans de nombreux cas, il est possible de recourir à l’autorité du pape ou de l’empereur. Madame Cottret démontre qu’à l’occasion des guerres de religion, le pape devint, dans les faits, l’unique recours car son autorité l’emporte sur tous les princes de la terre (p. 146), à travers son pouvoir d’excommunication. Dans son ouvrage, elle fait remonter à 1537 et à l’assassinat d’Alexandre de Médicis par son cousin Lorenzino/Lorenzaccio au motif de la tyrannie, « le lever de rideau » de l’histoire du tyrannicide. 13. Cf. infra, lettre d’Erasme Orticoni aux chefs de l’insurrection. 14. Pour l’histoire de ce terme, cf. infra, l’étude des textes de 1735.
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ou moins spontanée, de la direction de l’insurrection par Luigi Giafferi et Andrea Ceccaldi, à Corte, à la fin du mois de janvier 1731. C’est la même légitimité politique que Pascal Paoli inscrit au cœur de sa Constitution. Or, cette innovation politique majeure trouve sa légitimité dans le fait de s’appuyer sur l’institution coutumière la plus incontestable : celle des notables de villages, podestats et padri del comune, eux-mêmes théoriquement renouvelés chaque année par l’assemblée des chefs de familles (y compris les veuves) qui élisent des procurateurs pour les représenter aux consultes. Cette articulation pérenne entre la coutume la mieux établie au niveau local et l’innovation de leur rassemblement au niveau de l’ensemble de l’île, voire parfois dans un ensemble plus restreint (province ou piève) constitue la force de la légitimité du pouvoir révolutionnaire pendant les quatre décennies de la guerre de libération15, malgré les drames et les vicissitudes qu’il a eu à subir, en raison des interventions militaires des grandes puissances en Corse jusqu’à l’assassinat de Giovan Pietro Gaffori. Sur le plan intellectuel, le souci qu’ont nos théologiens de légitimer leur action au nom de la multitudo les conduit à l’invention ou à la réinvention du concept moderne de nation, employé de façon anonyme dès juin 1730, mais affirmé de façon solennelle, en mars 1731, à l’assemblée d’Orezza. Il s’ensuit son corollaire, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou droit à l’autodétermination, présent tout au long des quarante années et, ultima ratio pour Pascal Paoli qui, au cours de son généralat, ne se cache pas de négocier avec des émissaires du roi de France, mais ne peut tolérer que le Royaume de Corse lui soit vendu, sans son consentement. Nous insisterons évidemment sur ces innovations majeures de la pensée politique, mais il nous faut d’abord nous attarder sur la question préjudicielle de savoir en quoi consistait aux yeux des Corses insurgés la tyrannie génoise. À cet égard, la lecture attentive des textes conduit à distinguer deux périodes bien distinctes : – Lors de la première insurrection, l’accusation de tyrannie reste, soit anonyme en 1730, soit conditionnelle, voire implicite en 1731, et repose essentiellement sur le mal governo génois, depuis des temps plus ou moins reculés, mais surtout durant la période récente : à cet égard, le maintien injustifié de la surtaxe des due seini qui a déclenché les premiers mouvements populaires, nous semble la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Initialement, les motifs invoqués sont au nombre de sept : l’administration de la justice, le continuel mépris à l’égard des trois ordres du Royaume, l’absence de réponse aux recours dans l’intention de maintenir le Royaume toujours sous-développé, l’exclusion de tous les honneurs aussi bien ecclésiastiques que séculiers, un ensemble plus disparate de griefs concernant le négoce, l’agriculture, la justice…, la perpétuation des impositions faites pour un temps, la confusion entre les personnes nobles et celles qui ne sont pas qui conduit à avilir les nobles, opprimer les pauvres et mépriser 15. On peut en trouver une preuve a contrario durant l’été 1755, dans la course à des consultes concurrentes que se firent Pascal Paoli et la famille Matra d’où il s’ensuivit une guerre civile entre les deux partis, chacun cherchant à légitimer son action par une consulte.
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les religieux (cf. infra, Anonyme de 1730). On pourrait objecter que ces motifs tout à fait laïcs, pour ne pas dire triviaux, ne relèvent pas d’une doctrine dont les fondements et même les principaux développements chez les jésuites espagnols qui entendaient lutter contre les schismes protestants, étaient incontestablement religieux. Sollicités, ou plutôt auto-sollicités, les théologiens d’Orezza affirment leur compétence à en juger, avec modestie, selon leur expression et décident, en conséquence, de renverser la charge de la preuve au détriment des dirigeants génois : si ces derniers cèdent aux revendications, ils ne seront pas des tyrans, même s’il conviendra de rester vigilants… et donc armés ; en revanche, s’ils refusent de le faire comme ce fut le cas jusque-là, la preuve de leur tyrannie sera faite, et a fortiori s’ils tentent de réprimer le mouvement par la force, comme à l’évidence ils s’apprêtent à le faire. Cette fin de raisonnement introduit une dynamique essentielle dans le procès de tyrannie par abus de pouvoir entamé par les révolutionnaires : à chaque fois que les Génois ne leur donneront pas satisfaction ou que, pire, ils les réprimeront, les Corses y verront une preuve supplémentaire de leur tyrannie dans l’exercice du pouvoir. Ainsi, dès le mois qui suit l’assemblée de théologiens, on trouve dans le Ristretto, un document rédigé par les mêmes auteurs et adopté par la consulte de Vescovato au mois d’avril, l’historique de la première année d’insurrection qui fait ressortir l’attitude des dirigeants génois face à cette dernière. Leur réaction nourrit le procès en tyrannie, même si on se garde bien d’expliciter le terme en cette occasion, puisque l’on entend rechercher une médiation supérieure dont l’échec, qui sera imputé à l’adversaire, viendra parachever le procès. Dans cet exercice, nos auteurs se complètent les uns les autres et ne se privent pas de s’appuyer sur des témoignages étrangers qui leur sont, il est vrai, très généralement favorables avant même le déclenchement du processus révolutionnaire : on songe, parmi bien d’autres, au jugement de Montesquieu, lors de son voyage en Italie, en 1728. De plus, les auteurs ne manqueront pas, au fil des années, d’alimenter l’histoire de cette tyrannie subie. Ainsi, les quelques lignes des premiers textes se multiplieront pour devenir des centaines de pages, quelques décennies plus tard, d’autant plus qu’entre-temps, sans rien renier de l’accusation originelle, un autre motif de tyrannie a bien vite été avancé. – À partir de la deuxième insurrection, et plus précisément à partir de la diffusion du Disinganno en 1736, l’accusation de tyrannie devient explicite et plus élaborée sous la plume des mêmes auteurs16. Elle repose désormais sur l’interprétation faite de la tyrannie de Bartole. Pour ce dernier, il existe au moins trois sortes de tyrannie : le « tyran manifeste » qui s’est emparé du pouvoir de façon illégitime et le plus souvent par la force, « le tyran dissimulé » et le « tyran d’exercice » et chacun peut sombrer dans une part de tyrannie. On peut tuer le tyran manifeste, mais pour les autres, les peines doivent être proportionnées aux abus subis 17. Simplifiant quelque peu cette typologie – les Corses n’insistent pas sur le deuxième cas –, ils mettent l’accent, non seulement sur l’abus de pouvoir, mais également sur l’usurpation du pouvoir pour légitimer leur résistance armée. 16. De 1730 à 1755, Orticoni, Natali et Salvini sont constamment à l’ouvrage. 17. M. Cottret, op. cit., p. 26, propose cette définition de la tyrannie selon Bartole.
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LA DÉNONCIATION DE LA TYRANNIE PAR USURPATION, UNE QUERELLE HISTORIQUE CONFUSE
Selon nos révolutionnaires corses, la République de Gênes est tyran par usurpation car elle n’a aucun titre à exercer la souveraineté sur la Corse. Telle est, à partir de 1736, l’autre affirmation de nos auteurs. Du point de vue même de Bartole, leur juriste de référence, c’est la dénonciation la plus grave, celle qui justifie le tyrannicide ou, du moins, celle qui permet de destituer le pouvoir en place sans plus attendre et sans accommodement. Elle conduit les théologiens corses à se perdre dans une masse de références historiques, remontant aux origines du peuplement de l’île, à la présence musulmane en Corse au viiie siècle, etc. Or, les protagonistes, épuisés par cette querelle, devront bien finir par conclure, dans les années 1760 (cf. la seconde édition de la Giustificazione), que l’on ne disposait d’aucun matériau réellement solide pour fonder un jugement sérieux sur ces questions de légitimité première, avant le Quattrocento. En réalité, il nous semble que ces questions originelles avaient moins pour intérêt de compléter un dossier en tyrannie déjà particulièrement épais que de viser un double objectif politique : d’une part, justifier l’implication du Royaume de France et de la Papauté dans les affaires de Corse au nom des reconnaissances et des donations faites aux papes successifs par Pépin le Bref et Charlemagne près d’un millénaire plus tôt18. Mais, c’était là peine perdue, car la nature et le sens de l’intervention de ces deux puissances temporelles et spirituelles dépendaient plus de leur relation présente avec la République de Gênes, largement déterminée par l’évolution des équilibres européens que de fondements historiques pour le moins douteux. D’autre part, en faisant valoir une tyrannie par usurpation, on interdisait, par principe selon Bartole, toute possibilité de raccommodement avec la République sérénissime. On notera que, en mars 1731, les théologiens d’Orezza, au premier rang desquels étaient Erasmo Orticoni et Giulio Matteo Natali, se gardent bien de répondre, lorsqu’on leur demande si l’on peut qualifier le gouvernement génois de tyrannique, qu’il l’est vraiment, ce qui devrait être leur réponse s’ils étaient en présence d’une usurpation manifeste de titre. De façon beaucoup plus subtile, pour ne pas dire machiavélique, ils se contentent d’affirmer qu’il le deviendra s’il ne donne pas satisfaction à leurs demandes et a fortiori, s’il tente de les réprimer, alors qu’ils savent par expérience qu’il ne leur donnera pas satisfaction et qu’il tentera de les réprimer dans les prochains mois. On pourrait presque ajouter, si l’on osait, à la typologie de Bartole, « la tyrannie par anticipation ! » L’INVENTION DE LA NATION
Au sens premier du terme, la « nation » englobe tous ceux qui sont nés ou qui sont originaires d’un même territoire. C’est dans ce sens que Louis XIV parle de nation corse dans sa célèbre lettre au pape où il intime l’ordre de se défaire de sa garde corse, compromise dans une 18. Nous savons que ces donations reposaient sur un faux document (« fausse donation » de l’empereur Constantin, fabriquée pour fonder ce qui deviendra les États de l’Église dont la Corse et la Sardaigne), ce qui fut démontré au xve siècle et que semblent ignorer nos auteurs…
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rixe avec celle de son ambassadeur en 1662. C’est encore dans ce même sens que l’entendent un gouverneur génois ou un quelconque dignitaire génois pour désigner des personnes de nation corse dans leur correspondance officielle ou privée. L’Antigiustificatore génois, c’est-àdire l’évêque Pier Maria Giustiniani, en 1760, dans la virulence de son essai contre la révolution corse, emploie l’expression19 sans, bien entendu, lui donner la moindre connotation juridique et politique. Il n’y a, jusqu’à cette époque, dans ces appellations banales – sous d’autres cieux, on peut parler aussi de nation galloise, voire de nation picarde –, aucune signification politique, encore moins la reconnaissance des droits d’un peuple ou d’une collectivité quelconque. Tout change donc quand nos théologiens, voulant éviter que la première insurrection ne débouche dans l’anarchie, s’appuient sur la doctrine néo-thomiste pour décréter qu’un homme ou un petit groupe d’hommes n’ont pas le droit d’entrer en rébellion contre leur Prince et encore moins de le tuer. Seule le peut une multitudo au sens thomiste du terme, c’est-à-dire un peuple tout entier rassemblé autour de ses chefs, après qu’ils se sont réunis et ont acté ensemble la situation. Alors le peuple, mû par la ferme volonté de rejeter le tyran, peut se battre, armes à la main, pour récupérer le pouvoir et le donner à un autre Prince pour le bonheur de tous. C’est ainsi que nos prêtres corses ont « inventé » à Orezza la Nation avec un grand N, au sens contemporain du terme : des hommes unis par une communauté de destin. Désormais, la Nation devient non seulement une personne morale, mais celle dont la volonté doit s’imposer à tous, qu’ils en soient ressortissants ou étrangers. On ne prétendra certes pas que les révolutionnaires corses en sont les seuls inventeurs. Il semble plutôt que l’invention, comme beaucoup d’entre elles, depuis celle du feu ou de l’écriture… a pu être faite en des lieux et des temps différents, sans qu’on puisse penser, raisonnablement, à une influence des inventeurs les uns sur les autres. Dans le cas de la Nation, nous avons relevé en dehors de la Corse, d’autres mutations du même ordre de l’usage du mot : en Angleterre par exemple, au siècle précédent, les presbytériens de Westminster, qui représentent une sorte d’opposition ultra à Cromwell, sont plus pressés que ce dernier de substituer à l’ancienne souveraineté royale une nouvelle souveraineté, celle précisément de la « Nation ». Par la suite, bien entendu, l’abbé Sieyès reprendra ce terme dans sa brochure de janvier 1789 intitulée : Qu’est-ce que le Tiers État ? en passant par l’affirmation d’une Assemblée nationale constituante à l’aube de la Révolution française. On notera d’ailleurs que, dans ces trois cas, anglais, corse et français, le sens nouveau du mot nation est porté par des religieux, pressés de tourner la page du régime précédent et considérant, pour cela, qu’il faut fonder le nouveau régime sur la légitimité d’une nouvelle souveraineté, celle de la Nation qui se substituerait à celle de l’ancien roi, Charles II ou Louis XVI, ou prince, la République sérénissime de Gênes. Si le principe de souveraineté demeure intangible – ne prêtons aucune anticipation libertaire à aucun des auteurs que nous évoquons ici –, quand il passe du Roi ou Prince à la Nation, il n’en demeure pas moins une conséquence révolutionnaire et appelée à la plus grande postérité. Or, il est remarquable que ce sens nouveau du terme de Nation corse qui
19. Cf. p. 43 de l’édition de la Justification traduite par E. Luciani aux éditions Albiana.
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apparaît clairement chez les théologiens d’Orezza en 1731, soit attribué au peuple corse dans toute la correspondance du duc de Choiseul, premier ministre du roi de France, avec Pascal Paoli au milieu des années 1760. Pour les Corses, il découle de la reconnaissance politique de la Nation, sa souveraineté et cette idée fondamentale dans l’histoire universelle des trois derniers siècles du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce droit est loin d’aller de soi à l’époque et dans le monde dont nous parlons ici car s’opposer à son Prince veut dire qu’on enfreint la loi divine : Choiseul veut bien parler de peuple corse, mais il ne lui reconnaît pas de souveraineté, ni de droit à disposer de son propre destin. Nous allons voir les façons, variables suivant le contexte géopolitique particulièrement volatil de leur époque, dont les chefs corses ont tenté d’exercer ce droit révolutionnaire. Pour eux cependant, la contestation historique principale repose sur l’existence d’une convention initiale qui aurait été passée entre Gênes et le « peuple » corse. Leur démonstration sur ce point est, avouons-le, tâtonnante et finalement plus ou moins convaincante. Elle est tâtonnante de l’avis même de Pascal Paoli, dont la correspondance révèle qu’il demande à ses conseillers de renforcer l’affirmation selon laquelle les Corses formeraient bien un « peuple conventionné ». Ces derniers, principalement Buonfigliolo Guelfucci dans la seconde édition de la Giustificazione, se livrent d’abord à l’énumération des conventions passées entre la République et les plus anciennes cités qu’étaient Bonifacio et Calvi, alors peuplées par une majorité de Ligures. Ces conventions sont assurément fondées, mais leur extrapolation à l’ensemble de l’île et des populations corses n’est pas évidente et guère étayée. Certes, il semble que l’une des préoccupations des Génois quand ils entrent en possession d’une nouvelle colonie soit d’y établir par écrit les lois qui doivent y être suivies20. C’est l’un de leurs premiers soins quand ils occupent la Corse au xive siècle. En 1347, ils font établir par une assemblée, le principe de la rédaction de statuts spéciaux à la Corse. Nos penseurs mettent ensuite en avant la révolution antiseigneuriale de 1358, assez timidement il est vrai, car ce précédent contrarie leur demande de reconnaissance d’un ordre de la noblesse en Corse, et ils ne peuvent alors faire état d’une deditio en bonne et due forme par laquelle ils auraient d’eux-mêmes choisi de se placer sous la souveraineté génoise. Leur argumentaire est bien meilleur quand ils invoquent les Capitula Corsorum qui ont accompagné la seconde deditio de Lago Benedetto du 7 juin 1453 : à ce moment, il y a bien eu un accord, en deux temps, entre le pape, les représentants génois et les peuples corses via leurs représentants21. 20. La République l’avait fait pour une colonie qu’elle avait en Orient près de Constantinople. Nous suivons pour cette réflexion l’Essai sur l’histoire du droit privé en Corse de J. Fontana in BSSHNC, 1881, p. 263. 21. Les délégués corses en 1453 à Lago Benedetto étaient Stefano de Quercitello, Filippino de Vescovato, Fridiano de Corte, Luciano de Borgo et Bocacio des Pirelli. En 1559, une nouvelle révision fut faite à Gênes par une commission composée de délégués corses et de Génois. Les insulaires envoyèrent alors à Gênes le père Antonio de San Fiorenzo et le noble Giovan Antonio de la Serra. Le gouvernement génois désigna de son côté Giovan Battista Fiesco, docteur en droit, Domenico Doria et Francesco Fornari. Ce dernier étant mort pendant le travail, on lui substitua Cristoforo Fornari. Ces nouveaux
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Cet accord fonde effectivement la domination de la République sérénissime ou, par délégation, de l’Ordre de Saint-Georges, pour près de trois siècles. Ces Capitula ont été légèrement revus et complétés en 1571 après la guerre de Sampiero Corso : sur ces chapitres, rédigés et acceptés de manière très officielle par un groupe de personnages d’origine génoise et corse, on a réglé l’administration de l’île jusqu’à 1729, date de la première insurrection. Les Capitula sont des illustrations formelles des conventions, au moins implicites, que la République se refuse obstinément de reconnaître lorsque les Corses fondent leur doctrine politique. Toutes ces « preuves » alléguées par les Corses nous paraissent assez faibles, cependant ils prennent appui sur elles pour mettre en œuvre une politique « pactiste » selon laquelle lorsque deux parties signent un contrat, si l’une d’elles n’en observe pas les clauses, l’autre partie peut le résilier. Ainsi, il est prouvé, selon eux, que : 1° les Génois ont établi des pactes et de conventions avec les Corses, 2° et donc qu’ils ne les ont donc pas soumis par la force, lors d’une bataille à la loyale (pour cela déjà, les Génois remplissent la première condition de la tyrannie, selon la définition de la tyrannie de Bartole) ; 3° les Génois n’ont pas observé les conventions dans la pratique de leur gouvernement, 4° l’autre partie signataire à savoir les Corses peuvent dénoncer le contrat qui les lie et, par conséquent, se séparer politiquement de la Sérénissime République. Il est clair que, à de telles conditions, cette dernière ne peut ni ne veut reconnaître le conventionnement de la Corse avec elle. Il n’en reste pas moins bien des faiblesses dans cet argumentaire : peut-on parler d’une convention ou d’un pacte avec un peuple dont les représentants auraient été dûment mandatés ? Il n’est guère fait état de ce dernier, ni avant, ni après leurs signatures. Ces textes ne sont-ils pas plutôt générateurs de droit privé, quant aux garanties apportées aux personnes, que de droit public, concernant les institutions de l’ensemble de la Corse ? Si des clauses importantes de ces accords sont largement tombées en désuétude depuis des générations, sans réaction notable des Nobles XII et VI qui avaient pour tâche d’y veiller, les Génois et, avec eux, le cardinal de Fleury que les Corses tentent de convaincre, ne sont-ils pas fondés à invoquer une prescription sans laquelle il n’y aurait, en effet, nulle part la possibilité d’une vie pacifique en aucun lieu ? Plus fondamentalement encore, n’existe-t-il pas un vice logique dans leur raisonnement, en avançant l’idée qu’ils sont un peuple conventionné ? S’ils sont conventionnés, c’est bien avec Gênes ; en ce cas, ils ne peuvent prétendre que les Génois sont dépourvus de titre et sont, au sens de Bartole, des « tyrans par usurpation ». Si conventions il y a eu, elles sont restées largement implicites et il est essentiel que nos auteurs démontrent, et ils vont s’employer à le faire, que ces conventions ont été violées, et que les Génois se trouvent des « tyrans d’usurpation ».
statuts commencèrent à être appliqués le 1er février 1572 en raison d’un décret du 7 décembre 1571. Sur le sujet, cf. A. Franzini, La Corse du xve siècle, politique et société, 1433-1488, chez Alain Piazzola.
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PACTISME OU INDÉPENDANCE ?
S’affirmant, dès le printemps 1731, comme une Nation ou un peuple conventionné, revendiquant dès lors leur droit à disposer de lui-même, les Corses insurgés s’inscrivent donc dans une logique « pactiste ». Au temps de la première insurrection, on peut dire que si le pape, durant l’été 1731, ou encore l’empereur en 1732-33, les avaient enfermés dans la nécessité de négocier un pacte ou une convention rénovés avec le pouvoir génois, ils n’auraient pu s’y refuser, les ayant eux-mêmes revendiqués au temps de la mission du commissaire Veneroso, en avril-mai 173022. Cette attitude conciliatrice leur aurait assuré le beau rôle, sans véritable risque, sachant que les dirigeants génois s’y refuseraient par principe ou, au mieux, ne leur offriraient que des concessions dérisoires. Ce n’a pas été le cas. Aussi, dès le mois de mai 1731, donnent-ils pour mission au chanoine Orticoni d’offrir la souveraineté à n’importe quel autre prince, avec néanmoins une priorité au pape, sous une double condition : la première, explicite, qu’il soit catholique ; la seconde, implicite, qu’il soit disposé à négocier avec eux les termes d’une nouvelle convention, comme ils l’avaient vainement demandé à la République sérénissime. Cependant, dès l’été, avant même qu’un candidat, espagnol ou à la rigueur français, ne se soit manifesté23, cette première recherche d’un cocontractant a été mise en échec par l’intervention des troupes impériales en Corse, appelées à son secours par Gênes. La seconde insurrection (1734-39) a encore consisté dans la recherche d’un nouveau partenaire, après avoir réaffirmé leur refus de tout lien avec Gênes (janvier 1735) : en pleine guerre de Succession de Pologne, le choix des chefs corses s’est de nouveau porté sur Don Carlos, devenu depuis l’été 1734 roi de Naples et des Deux-Siciles. Cependant, devant le refus des souverains espagnols, ses parents, et celui des grandes puissances, dont les Bourbons de France à la recherche d’un nouvel équilibre européen, les Corses, militaires ou intellectuels sont prêts à s’entendre avec le premier venu qui remplirait leurs deux conditions fondamentales. À la surprise générale, c’est un inconnu, Théodore de Neuhoff qui se présente à eux en 1736. Ils l’acceptent aussitôt comme roi, mais ils l’enferment prudemment dans un ensemble de contraintes institutionnelles de type pactistes, auxquelles ils ajoutent la condition sine qua non qui doit s’avérer très vite dirimante : l’obligation de résultat, à savoir l’obligation de chasser les Génois de Corse, ce qui suppose l’appui international qui se dérobe aux Corses. Dans ces conditions, l’aventure de Théodore s’est avérée de courte durée. Après cette nouvelle déconvenue, tous leurs efforts pour trouver un protecteur leur assurant l’ensemble des droits qu’ils réclament ont été vains, le roi de France leur imposant, à l’arrivée de ses troupes dans l’île en 1738, le préalable du retour à la souveraineté génoise. Dans ce contexte, ils rédigent un véritable statut d’autonomie, durant l’été (cf. texte infra) dans lequel ils proposent de réduire la souveraineté génoise à une pure apparence : cela traduit bien la permanence de l’état d’esprit néo pactiste de toute la génération des Pères fondateurs de la Nation corse. 22. Cf. Les pères fondateurs…, op. cit. 23. Cf. Les pères fondateurs…
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La troisième insurrection, dominée par la figure de Gian Pietro Gaffori, n’apporte pas d’évolution notable à cette volonté pactiste qui se heurte toujours à l’absence de cocontractant. Après son assassinat en octobre 1753, l’arrivée au pouvoir de Pascal Paoli consacre une indépendance de fait, justifiée par les nécessités militaires de l’heure, sous la forme bien nommée de généralat. Mais il va sans dire que le droit du peuple à disposer de lui-même ne préjuge en rien de la forme pérenne du nouveau régime politique. À partir d’une reconnaissance de la Nation corse et de son droit à décider de son sort, les deux voies restent théoriquement ouvertes : indépendance ou néo pactisme ? Si nous ajoutons que c’est une analyse du contexte géopolitique et de la situation démographique de l’île qui peut et peut-être qui doit commander la réponse, on conviendra que la question n’a guère perdu de son actualité… LA QUESTION DE LA SOUVERAINETÉ, DE LA SOVRANITÀ
Autant les Corses et les Italiens utilisent le terme de sovranità, souveraineté, autant le mot de suzeraineté est exempt de leur vocabulaire dans les textes étudiés. Cela tient à l’organisation du pouvoir dans ces deux pays méditerranéens où les États sont morcelés et petits, où les gardiens du pouvoir ne se trouvent pas en haut d’une pyramide sociétale tel un roi de France, d’Angleterre ou un empereur d’Autriche, mais proches des peuples qu’ils dirigent. En outre, ces gardiens que l’on appelle, aux xiiie et xive siècles en Corse, des caporaux sont d’origine rurale, avec des intérêts liés à la protection de leur territoire et de leurs troupeaux. À cette époque, on désigne ces caporaux comme chefs du peuple24. En effet, si le sens ordinaire du mot « caporal », en Corse comme en Terraferma, est celui de chef d’une troupe de soldats, on lui a donné cet autre sens car, dans l’île, ils sont originellement les défenseurs des pauvres, difensori di poveri : tout homme pauvre ou toute femme pauvre peut aller quérir directement son aide à un caporal qui lui apporte son concours. Pour cela, on les estime. Cette proximité exclut des liens stéréotypés. Mais, au fil du temps, les caporaux ont évolué dans leur administration et ont obtenu de Gênes des avantages qui ont fini par les couper du popolo. Cela a abouti aux Capitula concédés par l’Office de Saint-Georges aux popoli di Corsica, le 7 juin 1453 (cf. ci-dessus) où il est stipulé qu’aucune personne corse, ni caporal ni personne d’autre ne pourrait demander un salaire à l’Office et les caporaux comme les autres devraient désormais s’en tenir à la justice commune, sauf à être déclarés rebelles du « popolo di Corsica25 ». De la lecture de ces textes, se dégagent les contours d’une société excluant définitivement la féodalité, peuplée d’hommes à la recherche d’une forme de liberté dans l’action, éloignée des conceptions politiques hiérarchisées de l’Europe du Nord. Cette mentalité a été cause de beaucoup d’étonnement, d’incompréhension et de critiques chez les Français lorsqu’ils se sont installés en Corse après 1769. Comment se peut-il faire qu’un simple berger entrant dans leur camp ose demander à parler directement au colonel ? On prend pour de l’arrogance un comportement typiquement corse, issu de l’histoire du demandeur.
24. Sur ce sujet, se reporter au livre d’A. Franzini, op. cit., p. 74. 25. Capitula Corsorum, BSSHNC, 10, 1881, articles 9 et 19.
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LE CHOIX DU RÉGIME POLITIQUE
La Corse est un royaume : c’est un point de départ incontesté qui conduit à répudier toute idée de République, d’autant plus que c’est le nom de l’adversaire génois ! Sur cette base intangible, les difficultés surgissent, héritées d’une géographie fragmentée et d’une histoire faite de divisions internes, épousant plus ou moins cette géographie. Ces invariants immuables jusqu’à nos jours déterminent largement, les réponses que l’on peut apporter aux trois questions qu’il faut tenter de résoudre :
Qui doit exercer la souveraineté ? La réponse à cette question simple soulève une difficulté singulière : il n’y a jamais eu, dans l’île de roi, si ce n’est légendaire, païen, catholique ou musulman, au gré de l’imagination des auteurs. Dès lors à qui attribuer le pouvoir monarchique ? Non pas à un Corse, car aucun insulaire ou surtout aucune famille insulaire ne saurait sérieusement prétendre à la prééminence sur les autres. En quarante ans, on ne compte guère que deux tentatives subliminales, aussitôt avortées : – Celle d’Andrea Ceccaldi, qui tente d’invoquer ses origines cinarchesi, en se faisant tardivement appeler Colonna26. Pour ce faire, il s’appuie, presque puérilement, sur le chanoine Orticoni qui se fait fort de lui établir son arbre généalogique ou plus simplement de lui obtenir une lettre de reconnaissance des princes Colonna de Rome27. Mais, de façon générale, si on excepte le soutien à éclipses de Luca d’Ornano, la majeure partie des familles cinarchesi, il est vrai souvent passées au service de Gênes, reste discrète dans le mouvement révolutionnaire, alors même que ce dernier se recommande, non sans ambiguïté de leur passé et, en tous les cas, aucune d’entre elles ne revendique une ambition suprême. – La malheureuse affaire du trône acheté par Paoli qui a sans doute compté en faire un usage symbolique et dont la seule existence a déclenché une campagne calomnieuse sur des prétentions dynastiques sans doute imaginaires : qui, en ce cas, aurait été l’héritier du trône ? Par conséquent, il faut laisser la couronne à un souverain étranger, mais alors le plus prestigieux et le plus lointain possible : à cet égard, les recours en 1736, après le refus espagnol, à l’éphémère Théodore ou au Général de l’Ordre de Malte en 1754, après l’assassinat de Gaffori, n’ont été envisagés que dans les moments de plus grand désespoir. Les préférences des Corses vont au pape, à l’empereur ou à un grand roi, celui de France, d’Espagne ou de Naples qui ne sont que des variantes, puisque ce sont tous les trois des Bourbons, en principe liés par un « pacte de famille » : dans tous ces cas, ils choisissent ceux qui leur semblent les
26. À partir de la fin de la guerre de Sampiero, ou de la publication de la chronique de Filippini commandée par le maréchal d’Ornano à la fin du xvie siècle ou, pour finir, des années 1730, qui nous intéressent ici plus directement, les revendications patronymiques surgissent dans toute la Corse, s’étendant aux alliés des Cinarchesi, tels les Savelli, voire à d’autres lignages médiévaux plus ou moins bien documentés (les Malaspina…) 27. Il importe peu alors que les princes Colonna ne soient documentés à Rome que plusieurs siècles après la geste supposée d’Ugo Colonna…
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moins contraignants. Déjà, quand le roi de Piémont-Sardaigne se mêle de prendre Bastia avec l’aide de la flotte anglaise, lors des opérations de la guerre de Succession d’Autriche, cela n’enchante guère que ses clients directs Rivarola et son gendre Matra, mais le courant historique, représenté par Gaffori, marque peu d’enthousiasme envers cette entreprise, ce qui explique en partie le caractère éphémère de l’opération.
Quel pouvoir pour le monarque et quel pouvoir pour le peuple ? Au fond, les Corses veulent bien admettre une forme de domination étrangère, mais à condition de rester maîtres chez eux ! Durant les quarante années de la révolution, le régime de protectorat paraît correspondre le mieux à l’inclination dominante des chefs de clan et, sans doute, de la plus grande partie de leurs « clients ». Ce régime leur assure la protection contre Gênes, bien sûr, puisque la République ligure est le « tyran » subi depuis longtemps. Mais il protège aussi contre un éventuel prédateur car les Corses ont bien conscience de la remarquable position géopolitique de leurs côtes au beau milieu de la Méditerranée occidentale, et en même temps, de leur faible démographie et de leur morcellement géographique qui leur rendent quasiment impossible d’opposer seuls une résistance à un envahisseur. Dans cette logique, il faut que ce régime de protectorat remplisse deux conditions : en premier lieu, le protecteur doit être assez puissant et légitime pour exercer durablement ce rôle. À cet égard, le pape est, à leurs yeux, celui qui remplit le mieux ce rôle pour ce qui est de la légitimité, mais il manque de puissance… L’Angleterre ou les Provinces-Unies, jusque-là, ne sont pas acceptables pour des raisons religieuses et, a fortiori, les puissances musulmanes chères à Sampiero, même si, par défi ou par dépit, Orticoni en 1731 et Salvini en 1738, y font allusion. En second lieu, ce protecteur extérieur doit garantir tous les droits et coutumes de la Nation corse, sans s’immiscer dans sa gouvernance interne : pour cette raison, il vaut mieux qu’il soit éloigné plutôt que proche, à savoir espagnol, autrichien, français, voire même anglais quand l’appartenance religieuse ne sera plus un tabou, à partir de la Révolution française. Il y aura alors moins de risque d’immixtion dans les rivalités et les arrangements insulaires.
Quelle gouvernance interne pour le Royaume de Corse ? Entre exercice collégial du pouvoir ou monocratie, le peuple corse, comme bien d’autres, a tâtonné avant d’en venir à la formule du généralat. La « préférence monocratique » de Natali dans son Disinganno (p. 66) est clairement affichée, en référence à saint Thomas d’Aquin et à son De regimine principum appelé aussi De regno : Après l’expulsion totale des Génois, on implantera dans le Royaume un gouvernement monarchique, à savoir le gouvernement d’un seul, élu par les Pères de la Patrie suivant leur extrême sagesse… Nous reprendrons l’ensemble de son argumentation dans les extraits que nous lui consacrons (cf. infra). À ce moment, nous sommes en 1736 et, dans les faits, les Corses vont élire, quasiment à l’improviste, Théodore de Neuhoff.
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Dans l’itinéraire de Giovan Pietro Gaffori, les circonstances, plus peut-être qu’une préférence doctrinale, le conduisent d’une collégialité conflictuelle vers un pouvoir personnel qu’il n’aura guère le temps d’exercer. Au début de la troisième insurrection, se trouvent à la tête du gouvernement corse quatre hommes : Gaffori, Rivarola, Giuliani et Matra qui ne prétendent pas étendre leur pouvoir au-delà de la pacification interne pour pallier la carence génoise. Cependant, les aspects politiques et stratégiques se présentent rapidement. Dans un premier temps, la sagesse collective commande de ne pas trancher entre les deux grandes coalitions européennes qui s’affrontent dans la guerre de Succession d’Autriche. Mais le roi de Piémont-Sardaigne entre dans le conflit, ce qui conduit Gênes à s’engager dans l’autre coalition. La Corse devient alors, malgré elle, un théâtre d’opérations : le pouvoir balbutiant des quatre dirigeants est obligé de choisir. L’attaque anglo-sarde de Bastia conduit logiquement les Corses à soutenir cette offensive contre l’ennemi héréditaire. Mais une fois la ville prise, les divisions renaissent : d’un côté, le tandem pro-sarde, Rivarola et son gendre Matra, de l’autre, ceux qui s’en tiennent à la tradition qui veut que l’on recherche un nouveau pacte avec la coalition des Bourbons. Or, l’histoire tranche rapidement ce premier débat, à savoir la mort de Rivarola et le traité de paix d’Aix-la-Chapelle qui laisse la Corse sous la souveraineté de Gênes et, pour finir, le départ de Matra dans l’armée sarde. Ensuite, après l’échec de Cursay qui a exercé un quasi-protectorat dans l’île, les Corses sont de nouveau dans une situation de déshérence stratégique. Quand Giuliani de Muro, chef du clan modéré de Balagne, franchit la ligne rouge en négociant séparément et de manière occulte avec les Génois, Gaffori qui est le véritable héritier de la première génération révolutionnaire, toujours en relation avec les Pères fondateurs émigrés à Naples, s’impose comme chef unique, sans que l’on puisse dire qu’il y ait eu un choix préalable en faveur d’une direction monocéphale : à défaut, un processus de sélection quasi darwinien a abouti à ce résultat. – Le pouvoir personnel est revendiqué et assumé par Pascal Paoli, au nom de l’expérience passée, mais elle a un coût élevé qu’avait anticipé le chanoine Orticoni : ce dernier s’est acharné à mettre en place un pouvoir partagé qui serait accepté par tous les clans28, mais il a échoué. Dès lors, la guerre civile contre les Matra est inévitable et elle fera peut-être perdre au pouvoir révolutionnaire sa plus belle opportunité de prendre les présides au moment où les Français qui les occupent en exécution du premier traité de Compiègne (1756) s’en sont retirés, en 1759, et où ils sont aux abois sur tous les théâtres d’opérations du monde…
28. Cf. D. Taddei, « Far l’unione », communication aux cinquièmes Rencontres historiques d’Île-Rousse.
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LA PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE AU BON VOULOIR DE LA GÉOPOLITIQUE DU TEMPS
Sans doute, les idées révolutionnaires ont été le plus souvent majoritaires, durant les quarante années de luttes, dans les campagnes corses qui représentent alors 90 % de la population29. Il n’en reste pas moins que le rapport de forces est globalement stable et conduit à un statu quo de fait : les Corses ne peuvent pas prendre seuls les présides et les Génois ne peuvent pas, à supposer même qu’ils le veuillent vraiment, reconquérir les campagnes. Dès lors, seules des interventions extérieures sont susceptibles de mettre fin à cet interminable conflit. Celles de la Papauté, principalement dans les années 1730, puis, en 1760, avec l’arrivée du visiteur apostolique, ne peuvent que légitimer le mouvement révolutionnaire aux yeux d’un peuple globalement très attaché au catholicisme romain et très encadré par un clergé omniprésent. Or, même dans les moments les plus favorables aux insurgés corses, dans les années 1730, puis dans les années 1760, les souverains pontifes ne peuvent sérieusement influencer la realpolitik des grandes puissances. Or, dans une histoire européenne, allant de guerre de succession en guerre de succession (Espagne, Pologne, Autriche) jusqu’à la guerre de Sept Ans (1756-1763), laquelle a été la première guerre mondiale entre les deux empires coloniaux, anglais et français, le monde va d’équilibre instable en équilibre instable. Dans ce contexte, les restes de l’ancienne puissance génoise et la position stratégique des ports corses que les Génois continuent de tenir sont des arguments non négligeables pour les grandes puissances catholiques qui ont pu se montrer sensibles à la volonté immuable des Corses de se libérer de la souveraineté de la République sérénissime. Cette dernière a su jouer de cette situation durant presque quarante ans : jusqu’en 1743, elle s’est retranchée derrière sa neutralité, affichée dans tous les grands conflits pour obtenir la perpétuation de sa souveraineté sur l’île ; ensuite elle a dû se ranger, en raison de la pression du royaume de Piémont-Sardaigne30, dans le sillage de la diplomatie française dont elle se doute bien qu’elle finira par la supplanter dans l’île. Ainsi, chaque traité de paix se termine, de façon immuable, par la réaffirmation de la souveraineté génoise par les puissances signataires, peu désireuses de renoncer aux bienfaits de la paix pour satisfaire un petit peuple bloqué dans les montagnes de son île. C’est moins ce destin final du peuple corse qui pose question – à chaque poussée française, s’accroît un parti francese souvent plus opportuniste que convaincu – que la façon dont le régime de Louis XV s’y est pris pour l’accomplir : la duplicité permanente du gouvernement français dans ses négociations avec les Corses depuis le « secret de Chauvelin » de 1735 et sa brutalité finale à Ponte Novu marquent l’incommunicabilité entre la Révolution
29. Selon le recensement de 1769-70, il y avait 126 236 habitants dans l’île dont 13 630 dans les présides, peuplés majoritairement de Génois. 30. Ce royaume convoite sans doute davantage des gains en Terraferma, le marquisat de Casale, par exemple, qui lui permettrait d’unifier ses possessions dispersées, que la Corse elle-même, mais les deux ambitions sont plus complémentaires que concurrentes pour la Maison de Savoie qui règne à Turin.
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corse des « Pères fondateurs » à Pascal Paoli et le pouvoir de Versailles, du cardinal de Fleury, élève de Bossuet au duc de Choiseul, favori de la marquise de Pompadour. Mais aurait-il pu en être autrement entre ce que l’absolutisme comporte de plus « absolu » et une révolution qui, avec ses inévitables contradictions, est la première révolution du Siècle des lumières ? * *
*
EN GUISE DE CONCLUSION, COMPLEXITÉ ET RICHESSE DE LA PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE CORSE
Sa complexité tient au mélange d’arguments archaïques et d’anticipations appelées au plus grand avenir dont on rappellera la richesse pour finir. Parmi les archaïsmes, il faut bien citer les tentatives de réinterprétation historique douteuse sur les droits initiaux de la République de Gênes et la notion de « peuple conventionné », ou encore l’exigence du rétablissement de l’ordre de la noblesse, paradoxalement exprimée par les chefs des pièves qui ont, les premières, renversé l’ordre féodal pour établir la Terra del Comune en 1359. La richesse de cette pensée tient à l’invention ou à la réinvention de notions universelles : La Nation et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la tentative obstinée de mise en œuvre de la liberté d’un peuple, ouvrant la voie à tous les autres peuples. Elle tient, en second lieu, à une approche éclairée du droit à l’insoumission : non seulement, cette dernière suppose d’avoir d’abord employé tous les moyens légaux de recours et de médiation dans le pays comme sur le plan international, mais encore, elle est strictement encadrée par la proportionnalité de la réplique et son caractère collectif qui l’opposent aux régicides du xvie siècle comme aux actes terroristes du xxie siècle. C’est pourquoi, malgré ses faiblesses et son échec final dans l’île, nous considérons que la pensée politique des révolutionnaires corses contient un message permanent et universel que ce « florilège de textes » s’efforce de faire mieux connaître.
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CHOIX DES TEXTES ET MODE DE PRÉSENTATION
Par nature, ce choix ne peut être qu’arbitraire. Il tient d’abord compte d’une contrainte concernant l’importance du volume : ce recueil ne doit être ni trop mince pour ne rien perdre d’une si riche substance, ni trop épais pour ne pas étouffer le lecteur. Ce choix tient aussi compte de ce lecteur auquel nous voulons faciliter l’accès à cette doctrine : pour cette raison, nous avons particulièrement restreint les reprises des deux grands textes fondamentaux, le Disinganno du chanoine Natali de 1736 et la Giustificazione de Don Gregorio Salvini de 1758 et de 1764. Ces deux textes sont d’ores et déjà bien connus car ils ont fait l’objet de publications et de traductions récentes : on ne saurait trop recommander au lecteur gourmand de s’y reporter. Notre choix tient aussi, ne le cachons pas, à une préférence pour l’histoire de la pensée plutôt que pour l’histoire des programmes revendicatifs ou des seules institutions qui, d’ailleurs, furent mis en œuvre, plus ou moins bien, comme dans tous les processus politiques. Nous avons fait quatre exceptions pour des textes très politiques, les deux textes issus des consultes de janvier 1735, la Constitution de Pascal Paoli de 1755 et le document issu de la consulte de Vescovato en 1761 qui, tels des jalons, inscrivent la progression de la pensée révolutionnaire et ses conséquences sur la vie du peuple corse. Et puis les programmes et les institutions passent, mais la pensée se transmet et essaime. À propos de nos choix par exemple, notre questionnement a porté sur la problématique suivante : « Est-il plus important que les Corses aient rédigé, en 1755, la première constitution de l’histoire ou qu’ils ne l’aient pas fait ? » La réponse est d’autant plus discutable qu’elle dépend strictement de la définition que l’on donne d’une constitution. L’essentiel n’est-il pas plutôt qu’ils aient été, dès 1731, les premiers à affirmer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en même temps qu’ils forgeaient une première expression du concept contemporain de la nation ? Pour cette analyse générale des écrits fondamentaux qui ont ponctué la révolution corse, nous procédons pour chaque texte retenu en trois temps :
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– en premier lieu, nous rappelons le contexte de sa rédaction et de sa publication – il n’y a généralement guère de délai entre l’une et l’autre ; – en deuxième lieu, nous présentons le texte lui-même, si ce n’est dans son intégralité, du moins dans ses développements les plus substantiels, en fonction de sa longueur. – en troisième lieu, nous en proposons un commentaire particulier.
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Raisons alléguées par les peuples de Corse pour leur soulèvement Anonyme diffusé à Bastia dans les premiers jours du mois de juin 1730
Le contexte 1 Les premiers mouvements d’insoumission violents ont éclaté en Corse durant l’hiver 1729-1730 avec le refus de continuer à payer la surtaxe des due seini en vigueur depuis 1715, mais dont la reconduction était contestée depuis plusieurs années déjà. Après le siège de Bastia, au mois de février 1730, par les premiers insurgés, les événements se précipitent. Le Sénat génois décide d’envoyer le commissaire Veneroso dans l’île. Ancien gouverneur de la Corse en 1705, il bénéficie à son arrivée dans l’île, le 13 avril 1730, d’un préjugé favorable que traduit la liesse générale par laquelle il est accueilli dans la ville de Bastia. Cependant, il n’entend pas honorer, au motif qu’ils l’ont été sous la menace, les engagements pris, en février, par monseigneur Mari, l’évêque d’Aleria qui esquissait les lignes d’un compromis entre le pouvoir génois et les grands notables corses qui s’étaient attachés à canaliser les tumulti ; il préfère leur substituer un processus de rédaction de revendications émanant de toute l’île que F. Pomponi a particulièrement bien analysées sous le terme évocateur de « cahiers de doléances2. » Les Corses, dans toutes leurs composantes, acceptent cette démarche et, au cours des quelques semaines qui suivent, des demandes sont rédigées dans toutes les pièves, avant d’être centralisées par une commission de notables chargée d’en faire la synthèse. La mise en forme de ces Richieste ou Requêtes3 car tel est leur nom officiel, est achevée le 13 mai 1730, trois semaines après que Veneroso en a eu fait la demande, alors même qu’une bonne partie des cahiers de doléances des pievi, y compris les demandes de pièves importantes, ne sont pas encore parvenues à Bastia et seront, 1. Pour de plus amples informations sur le contexte des événements, couvrant l’ensemble de la première insurrection, c’est-à-dire jusqu’en 1733, nous nous permettons de renvoyer à notre livre, Les pères fondateurs de la nation corse, Albiana, 2009. 2. F. Pomponi, Les cahiers de doléances des Corses de 1730 in BSSHNC, 1974, n° 1972. 3. Cf. le texte des Requêtes du Royaume de Corse dans Les pères fondateurs…, op. cit., p. 120.
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pour certaines, annexées au texte principal. Ce dernier prend la forme d’un ensemble de demandes précédé d’un préambule. À la lecture de ces Richieste, Veneroso, qui a pourtant initié le processus et qui a pressé les rédacteurs d’en finir au plus vite dans l’espoir de parvenir à un apaisement rapide, considère qu’il ne peut accepter ce texte : l’objet des requêtes dépasse de très loin l’ensemble des revendications initiales car il porte, en tête, un exposé des motifs qui n’est tout bonnement pas recevable par les autorités génoises ainsi que des revendications nobiliaires et d’accès aux fonctions supérieures, civiles, militaires et religieuses. Veneroso le signifie immédiatement aux représentants corses. On entre alors dans un moment de tractations intenses qui débouche sur une première tentative de synthèse le 19 mai, mais qui ne parvient pas à conclusion lors de la réunion du samedi 20 mai. Le 23 mai, après avoir finalement adressé des copies du document à Gênes, le commissaire général demande encore des corrections à ses interlocuteurs, mais désormais ces derniers n’acceptent plus de faire que des modifications de forme ou sur l’ordre de présentation des requêtes… De guerre lasse, Veneroso qui sent déjà que sa démarche a accentué le fossé entre Gênes et les Corses, se déclare trop souffrant pour commenter le dernier document que lui donne le comité des notables. Il demande que soit mis fin à sa mission à la Sérénissime à laquelle il transmet, le 31 mai, une dernière version des Requêtes qui ne nous est pas parvenue. Cependant, comme nous le montrerons, l’exposé des motifs présenté humblement à la Sérénissime, en préambule à ce texte officiel que le commissaire général n’a cessé de juger inacceptable par son gouvernement, est vraisemblablement la forme édulcorée du Manifeste que nous allons étudier. C’est un texte anonyme qui commence à circuler dans Bastia les jours suivants. Il affole littéralement les responsables génois qui tentent vainement de l’intercepter et d’en connaître les auteurs. Sa longueur et sa densité indiquent qu’il n’est pas le fruit d’une improvisation. Nous faisons l’hypothèse que cet anonyme est un substitut du document officiel prévu dans le cas d’un échec des discussions anticipées par au moins une partie des négociateurs corses4. Mais de qui émane ce texte ? M. Vergé-Franceschi va jusqu’à en attribuer la paternité5 à Luigi Giafferi, leader incontestable de la contestation des notables, au moins depuis l’année précédente 6. Il est probable que le texte émane de son entourage proche en raison de la précision des arguments avancés et de leur cohérence avec ceux que son parti mettra en avant dans la période suivante. Sa diffusion également s’est vraisemblablement effectuée avec son assentiment et peutêtre même à sa demande. Cela étant, il nous paraît peu probable que Luigi Giafferi en soit personnellement l’auteur pour au moins trois raisons : la première tient à ce que, à notre connaissance, il ne rédige pas ses textes lui-même, mais en confie la tâche à 4. Ceux que, dans Les pères fondateurs, nous avons appelés « le clan des Vénitiens » car nombreux étaient les anciens officiers vénitiens à sa tête. 5. Plus précisément, l’auteur en fait une « riposte littéraire » aux Ragguagli du gouverneur Pinelli, cf. p. 107, M. Vergé Franceschi, 2008. 6. D. Taddei, Actes des premières rencontres historiques d’Île-Rousse.
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d’autres, comme on le verra, l’année suivante, avec la rédaction du Ristretto (cf. infra). Une deuxième raison nous semble venir de ce qu’il lui est difficile de mener de front la rédaction de ce document et celle des Requêtes qui accompagne les négociations en cours avec Veneroso. Quant à la troisième, elle tient au style et à la formulation du document où l’on relève les traces d’une plume ecclésiastique avec l’apparition décisive du concept de tyrannie et son fondement théologique d’origine thomiste, si important pour toute la suite. En outre, on y traite avec insistance des revendications propres au clergé. Nous nous sommes posé la question de savoir si le chanoine Erasmo Orticoni, incontestablement mieux placé pour le faire7, a pu en être l’auteur ? Il n’existe aucune trace qui permette d’étayer cette hypothèse, pas plus qu’aucune autre d’ailleurs, ce qui est bien normal compte tenu des risques que prenait le ou les rédacteurs d’un tel brûlot. Tout au plus, ce degré de prudence constitue-t-il un élément de réponse favorable à notre questionnement.
7. On sait, en particulier, qu’il avait contribué à la rédaction de cahiers de doléances propres à son diocèse d’Aleria, sans pourtant que nous sachions s’il agissait pour le compte de son supérieur, l’évêque d’Aleria, alors très favorable à une solution de compromis ou pour le compte du mouvement insurrectionnel naissant. À tout le moins, devait-il aider à mettre en forme les propositions les plus avancées.
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TABLE DES MATIÈRES
La révolution de Corse........................................................................................................
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Raisons alléguées par les peuples de Corse pour leur soulèvement ........................ Texte des théologiens d’Orezza (mars 1731) ............................................................ Ristretto di petizioni e convenzioni da farsi la Republica e la Corsica in 29 capitoli ........................................................................... Lettre du chanoine Orticoni....................................................................................... Les consultes de janvier 1735 ..................................................................................... Disinganno intorno alla guerra di Corsica scoperto da Curzio Tulliano, Corso, ad un suo amico dimorante nell’isola ............................................ Testament de Simone Fabiani, 15 juillet 1736 ......................................................... Lettre d’Erasmo Orticoni et Giovan Pietro Gaffori au roi de France ..................... 1755 – La Constitution de Corse ............................................................................... Giustificazione della rivoluzione di Corsica ............................................................. Résultats du congrès tenu par les Corses à la consulte de Vescovato di Casinca le 24 mai 1761 ................................................................................................
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Appendice............................................................................................................................. Index ..................................................................................................................................... Table des matières................................................................................................................
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