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PREMIÈRE PARTIE
1er août 1914 – 10 avril 1915 De la mobilisation aux Éparges
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J’ai 90 ans. Demain, ma femme et moi, nous quitterons notre maison, notre village. Demain nous irons nous installer à la maison de retraite de Santa Catalina. Je quitte la maison où j’ai toujours vécu, où je suis né, comme mon père, et le père de mon père, comme mes fils et mes filles. La maison que mon arrière-arrièregrand-père a construite lui-même. Ma vie touche à sa fin. Je le sais, je mourrai bientôt. Je sens mon corps s’arrêter peu à peu. Je ne suis pas amer, mon temps est échu. Depuis si longtemps. Ma vie, en fait, a pris fin le 2 août 1914, le jour de la mobilisation nationale pour la Première Guerre mondiale. Depuis que j’ai pris la décision de partir à la maison de retraite, le souvenir de l’homme que je fus avant cette guerre me hante. Comme si je l’avais abandonné, renié. Ce qui n’est pas faux après tout. À mon retour de quatre ans de guerre, amputé d’une jambe, les poumons détruits par les gaz, je me suis contraint de toutes mes forces à vivre, à oublier. Il fallait à tout prix que la vie reprenne. Et après ce que j’avais vécu, oublier, c’était bien se renier. Ces quatre ans-là, même si je n’en parle jamais, sont gravés dans chacune de mes cellules. Je me suis efforcé de vivre comme si j’avais mes deux jambes, comme si je respirais normalement, comme si mon corps n’était pas usé par quatre ans de misère. Je n’acceptais pas, non, j’ignorais. Je faisais comme si ça n’avait pas existé. Jamais je ne me suis autorisé un seul instant à écouter la révolte en moi, la révolte de ma vie fichue, de mon bonheur envolé. Mais je n’ai pas fait le deuil de l’homme que je fus, de ses passions, de ses désirs, de ses projets. En 1919, la vie reprenait son cours, tout le monde voulait oublier. Il n’y avait pas de place pour les gens comme moi, pour les infirmes. Avec mes béquilles et mon moignon de jambe, j’étais un souvenir vivant de la guerre. Et plus personne ne voulait y penser. Je sentais que je devais faire oublier ça aux autres, sinon, ils 13
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me laisseraient sur le bord du chemin. Rejeté. Exclu. Je ne voulais pas de ce statut, ni pour moi, ni pour ma famille. Nous en avions bien assez comme ça. Je marchais avec des béquilles. La blessure ne cessait de se rouvrir pour évacuer de petits éclats d’obus. Le temps de soigner l’abcès, le temps de cicatriser, et ça recommençait. Je devais sans cesse retourner à l’hôpital et les médecins avaient même envisagé de m’amputer à nouveau, de couper au-dessus du genou. C’était une galère pour ma femme qui continuait à tout mener toute seule. Et pour mes enfants. Je leur avais manqué pendant quatre ans. Et à mon retour ? Un mari, un père fatigué, alité, essoufflé. Un handicapé. Voilà ce que j’étais. Ce n’était pas un bon départ dans la vie pour eux. Je travaillais pourtant, je partais même chasser. Seul. Qui serait venu avec moi ? Jamais je ne me suis autorisé un moment de laisser-aller. J’exigeais de moi le maximum. Tous les jours je me suis battu. Jamais je ne me suis reposé sur mon statut d’invalide de guerre. Financièrement, avec ma pension, nous survivions. Mais survivre n’est pas vivre. Pendant que nous faisions comme si, courant après la vie pour la rattraper, les autres, eux, vivaient. Au fond de moi, j’avais honte de ne pas pouvoir offrir aux miens une vie normale. Honte de moi. Je ne pouvais même pas envoyer Santu au lycée. Le plus difficile à supporter, ce fut le rejet de ma demande pour qu’il soit pupille de la nation. Pendant quatre ans, j’avais donné ma vie, ma santé, ma famille, à mon pays, et mon fils n’avait droit à aucune aide pour continuer l’école. Il dut embarquer à 14 ans car je n’avais pas les moyens de le garder à la maison avec ses quatre frères et sœurs. Oui quand je regarde en arrière, je vois une vie de malheur. Oh ! je ne me suis jamais plaint, ni ma famille. Et je n’ai jamais parlé de la guerre, raconté quoi que ce soit. Mes fils ont observé le même silence à leur retour de la guerre de 39-45. Nous sommes comme ça. Pourquoi en parler, il n’y a pas de quoi être fier. Quant à raconter des massacres, ce n’est pas pour moi. Je crois que beaucoup ont pris mon silence pour de la fierté mal placée. Enfin, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que malgré nos efforts, petit à petit, nous nous sommes trouvés isolés, petit à petit, nous sommes devenus les derniers d’un monde révolu. Même Petru, mon cousin et ami, semblait gêné avec moi. Sa petite affaire prospérait, il était parti habiter à Erbalunga, puis Toga et ses enfants allaient au lycée. Quand je pus enfin être équipé d’un pilon, j’avais 40 ans. C’était en 1920. Très vite, et malgré la difficulté, la douleur du pilon sur mon moignon, je parvins à marcher sans aide. Ce qu’il m’a fallu serrer les dents, dompter la douleur ! Je repris 14
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la menuiserie. Mais le monde avait changé. Les villages se vidaient. Les colonies, la métropole attiraient ceux que la terre ne nourrissait plus. Mes charrues n’intéressaient plus grand monde. Jamais je ne pus agrandir mon atelier comme je l’avais rêvé avant 1914. Quant à trouver du travail, qui m’aurait embauché ? Alors je suis resté au village, je cultivais mon jardin, faisais mon bois, chassais, travaillais dans ma menuiserie. Quelques années après, je pus être appareillé d’une jambe de bois. Le monde changeait, pas ma vie. Mes enfants quittèrent la maison les uns après les autres. Il n’y avait plus que deux maisons habitées dans le village, un veuf à la retraite et nous. Les visites étaient rares et quand je rencontrais mes anciens voisins, mes amis, nous n’avions rien à nous dire. Petru et sa femme vinrent nous rendre visite un jour avec leur voiture rutilante. Quelle journée ! Ils étaient habillés en dimanche et Marie d’une élégance de dame de la ville. Même en cherchant bien dans notre armoire, nous n’avions pas de vêtements sans une reprise. Nous étions tous empruntés et gauches. Malgré nos efforts, ce malaise nous pourrit la journée. Ce fut la dernière fois qu’ils nous rendirent visite. C’était juste avant la guerre de 40. Ah, je me suis bagarré comme un fou pour rester droit et digne, simplement pour ne pas baisser les bras. Je n’en suis même pas fier, je suis comme ça, c’est tout. Depuis que je prépare notre départ pour Santa Catalina, la colère s’est réveillée en moi. Aujourd’hui, elle m’étouffe. Je sens l’injustice faite au jeune homme que je fus et à sa famille. Comme si ma vie m’avait été volée et, avec elle, celle que mes enfants auraient eue si je n’étais pas revenu diminué. Cette nuit, ça m’a tenu éveillé, le cœur battant. À l’aube, comme une évidence, je me suis habillé sans faire de bruit et je suis parti au col de Santa Reparata, comme le 2 août 1914. Dans la fraîcheur du matin, le silence de l’aube, j’ai commencé lentement à monter par ces chemins. Ils sont difficiles et je suis âgé. J’ai perdu l’équilibre plusieurs fois malgré ma canne. Encore quelques tournants et je pourrai me reposer, m’asseoir sur un rocher, me laisser submerger pour la dernière fois par la beauté du paysage étalé sous mes yeux, par la mer sage et turquoise le long des plages dorées, la mer bleue, dense, immobile et menaçante vers le large, jusqu’à Elbe, floue dans la brume, jusqu’aux côtes toscanes, fin liseré de terre au loin. Le chemin a été long. Je vais y arriver. Il me faut dix fois plus de temps que dans mon enfance, bien plus de temps qu’à mon âge adulte. Du moins avant d’avoir trois jambes, la bonne, celle en bois, et ma canne.
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Ce chemin, je l’ai fait seul pour la première fois à sept ans, un mois d’août comme aujourd’hui, m’étant enfui de la maison à l’aube. Ma fugue n’était pas une révolte d’enfant, oh non. Elle répondait à un envoûtement né quelques jours plus tôt quand j’avais découvert le col. De col, le passage entre ma commune et sa voisine n’a que le nom. Elles naissent lascivement dans la chaleur de leurs plages et montent en plaines cultivées, marelles de champs et murets de lauzes. Puis, les reliefs réveillent les courbes pour faire se rejoindre en force la mer et la montagne en un jaillissement de rochers lunaires. Cinq kilomètres à vol d’oiseau, mille trois cents mètres de dénivelé. J’avais découvert le col avec mon père, un voisin, et notre âne. Ils allaient aider aux champs et j’avais insisté pour les accompagner, curieux de découvrir enfin la commune cachée derrière la crête de notre village. Mon père avait eu du mal à me sortir du lit. Ensommeillé, il m’avait juché sur le bât pour que je ne les freine pas à traîner des pieds en bâillant. Il fallait arriver tôt pour que le plus gros du travail soit terminé avant que la chaleur ne se déchaîne. En août, ici, aux heures où elle règne en maître, la vie se replie dans l’antre frais des maisons, volets fermés, dans le silence des siestes. Pas une âme n’a sa place dans les champs écrasés de soleil. La fraîcheur parfumée du matin m’avait réveillé et, à mi-chemin, je sautais du bât. Les villages, aux couleurs adoucies par la brume matinale, majestueux avec leurs austères murs de lauzes, dormaient. Si petits, villages de poupée. Dans la fraîcheur, le maquis exhalait ses odeurs suaves. Un concert de parfums, d’essences que la chaleur écraserait sous peu. Et arrivé au col, la mer comme un éblouissement. Nous avions fait une pause, la seule que mes aînés s’accordaient comme à leur habitude, gourde sortie, les yeux perdus vers le large. Et pas un mot qui ne vienne troubler la plénitude de l’instant. Le soleil, sphère rougeoyante posée sur la ligne bleue de l’horizon, se levait, inondant la mer de ses reflets d’or. Silence. Depuis, combien de fois suis-je revenu ? Je ne saurais le dire. Aujourd’hui, à mon âge, l’émotion est toujours intacte et je sais que je viens pour la dernière fois. L’enfant que j’étais est toujours là, en moi. Seuls mes souvenirs, mes douleurs de vieillard me séparent de cet enfant de l’aube. Je m’essouffle. J’ai voulu aller trop vite. Arriverai-je même à rentrer à la maison ? Quelle folie. J’ai présumé de mes forces. Un arrêt s’impose. L’émotion m’a porté jusqu’en cet endroit mais les ans ont raison de moi. Je m’assois sur un muret, j’essaie de reprendre mon souffle. Mon village, tapi dans un creux de montagne sur l’autre versant, n’a presque pas changé. Les arbres et les ronces ont envahi les terrasses cultivées dans ma 16
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jeunesse. Je sais qu’elles sont là, mais la végétation les masque complètement. Sous ce vert luxuriant, un monde disparaît, des siècles de travail, petits ponts génois au-dessus des torrents, moulins à eau, filature de lin, bergeries. Les murets de pierres sèches s’écroulent, laminés par les passages de sangliers, disjoints par les racines. C’est un monde qui disparaît comme ceux qui l’ont construit. Et j’en faisais partie. Mon monde disparaît. Je devine ma maison, volets et portes croisés pour la préserver de la chaleur. Nunzia doit dormir. Ma Nunzia, ma belle, ma magnifique femme. À son réveil, ne me trouvant pas, elle saura que je suis ici. Demain, nous quittons la maison. Nous sommes trop vieux maintenant. Seuls au village tout l’hiver, ce n’est plus possible. Ils sont tous partis. Qui nous ferait le bois ? Qui nous aiderait à faire le jardin ? Nous le savons tous deux sans nous le dire, ce départ c’est la fin. Nous ne reviendrons pas, ou pour être enterrés. Des regrets, nous n’en avons pas. Comme d’autres, bien d’autres, ce que notre vie a eu de douleurs, de malheurs, de maladie, n’a pas été de notre fait. Alors, pourquoi des regrets. Le temps a passé trop vite, il a glissé comme du sable entre nos mains. La tête me tourne un peu quand je me lève. La tentation est grande de rester sur ce muret, à attendre je ne sais quoi. La chaleur monte, il faut que j’arrive au col maintenant. Encore un tournant, et enfin, j’y suis. La mer qui surgit, envahissante et fière, distante et éternelle. Sa beauté me redonne de la force pour continuer. Et je m’assois. Le même rocher depuis des années. Pourquoi suis-je venu ? Pour dire adieu à ma vie ? Je ne sais plus. Et si je n’étais venu que pour retrouver l’enfant oublié. Mon souffle est court et le sang me bat aux tempes. L’émotion est trop forte. Emporté par un torrent de sensations, de souvenirs. L’adolescent têtu, travailleur, aimant la fête et les rigolades avec les amis, est toujours là. Le visage brûlé par le soleil, prenant sur le peu de repos que le travail lui laisse, il bat le maquis, le fusil à l’épaule. Puis le jeune homme libéré du service militaire qui retrouve son pays et ses amis. Je sens encore me tenailler l’infatigable envie de courir les crêtes de ces montagnes, à l’affût d’une bonne chasse, d’un bon moment d’amitié. Les fêtes succédaient aux fêtes, sérénades sous les fenêtres des belles, et nous étions chassés par les parents. Certains sortaient le fusil mais ils tiraient toujours en l’air. Il fallait bien que jeunesse se passe, et que leurs filles se marient. Et nous partions courant dans ces chemins, courant vers d’autres belles, d’autres blagues, d’autres rires. Il fallait bien boire un peu et régaler d’un jambon, d’une saucisse les discussions sous les étoiles. Nous nous transformions alors en 17
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fantômes de draps blancs, récitant quelque psaume. La peur aidant, caves et séchoirs étaient à nous. Nos folies nous entraînaient de plus en plus loin, il fallait changer de public, et de victimes aussi. C’est ainsi que nous avons commencé à passer le col Saint-Jean. Au village d’Olcani, ils aimaient bien faire la fête et les guitares y étaient plus vite sorties que les fusils. Nunzia y habitait. Le chemin que je fis au début pour la fête, je le fis rapidement pour les doux yeux de ma belle. Les parents ne voulaient pas entendre parler de mariage mais rien ne pouvait nous séparer. Je l’enlevai et notre nuit de noces eut la voie lactée pour témoin, le maquis pour alcôve. Le jour levé, enlacés, nous avions pris le chemin de chez elle, la tête nous tournant de bonheur. Ils nous ont bien mariés après. Et le jeune homme est devenu père. Je le revois, travailleur, sérieux, patient avec les enfants, leur fabriquant des jouets, les promenant sur l’âne. Je le revois amoureux, attentif, fier, tellement fier de sa femme. Les champs, les bêtes, la menuiserie, la réparation des charrettes, les charrues à faire, les jours passaient, passaient, simplement, dans le bonheur. Le village était entièrement habité à cette époque-là. Une route départementale reliait depuis peu la mer et la montagne, désenclavant la commune et l’ouvrant au commerce. Il restait à relier les villages à la route et c’était à nous, les habitants, de le faire. Nous nous étions attelés à ce travail supplémentaire. Un kilomètre de chemin à charrette, murets à monter, deux ponts à bâtir au-dessus des rivières. Nous avions de l’entrain et l’ouvrage ne nous faisait pas peur, la fatigue ne nous empêchait pas de rire, de nous amuser d’un bon mot. Berger, maçon, cultivateur, éleveur, menuisier, bûcheron. Il fallait tout savoir faire. Le soir, les veillées nous réunissaient autour de quelques travaux, châtaignes à nettoyer, laine à carder. Histoires et légendes se contaient. Certains savaient des poèmes en vieille langue, d’autres des chansons. Et qui la guitare, qui le violon. Non, notre vie de travail ne nous rendait pas tristes. Et puis la vie a basculé. Le monde allait mal, la guerre grondait, mais le monde était loin. Notre monde à nous s’arrêtait aux limites de notre commune et nous avions trop de travail et trop besoin les uns des autres pour avoir des velléités de tuer qui que ce soit. Et puis, une guerre, la guerre, mais pourquoi ? En quoi étionsnous concernés ? La Serbie, qui savait où c’était ? L’Allemagne, I Tedeschi. Les vieux nous parlaient bien de la guerre de 1870 mais elle n’avait aucune réalité pour nous. La réalité, c’était ici, ma vie, notre vie. Nous n’étions pas des paysans bornés, nous nous intéressions à tout, avides des nouvelles que ceux qui savaient 18
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lire les journaux nous donnaient. Et en discutions encore et encore. Notre monde reposait sur l’équilibre entre la liberté de chacun de nous et le bien de notre collectivité. Toute décision nécessitait des heures de discussion pour trouver la solution convenant à tous. Nous ne laissions pas décider à notre place une autorité quelconque. Chacun de nous était responsable de la vie de son village autant que de sa vie. Alors, nous cherchions un sens aux événements, nous cherchions quel bien il pourrait en résulter, et nous ne trouvions pas. Discours et grands principes nous laissaient songeurs. Ici, comme ailleurs, nous le pensions, la vie, ce n’était pas de grandes idées, mais des gestes simples inlassablement répétés, comme les pierres des murets que nous remettions en place à longueur de temps. Oui c’était ça la vie. Elle était peut-être faite d’une somme de travail, mais nous en étions fiers. Nous étions responsables de notre vie, la construisions. Nous étions attachés à cette liberté. On allait nous apprendre, dans un torrent de feu, que nous n’étions rien, que de la chair à canon. Aujourd’hui, je replonge avec douleur dans ce passé. Je ne peux pas mourir et que tout ça meure avec moi. Il faut que je raconte cette guerre. Je l’ai tue si longtemps, trop longtemps, si bien enterrée au fond de ma mémoire. Je veux raconter les morts, enterrés dans les cimetières du front, ceux qui n’auront jamais de sépultures, pauvres corps déchirés, lambeaux de chair depuis longtemps mélangés à la terre de France. Les raconter pour qu’ils ne meurent pas une deuxième fois, oubliés. Je veux raconter les blessés, les corps mutilés par l’acier des balles et des obus, les chairs torturées par l’acier des baïonnettes et des couteaux de tranchées, les membres déchiquetés, les visages défoncés. Je veux raconter nos souffrances, notre vie de misère. Je veux dire ce mensonge qui nous a muselés, le mensonge de ceux qui voulaient la guerre à condition que d’autres qu’eux la fassent, y souffrent et y meurent. Le mensonge criminel qui disait que nous donnions nos vies pour la France dans un héroïque et joyeux courage. Nous nous battions, nous n’avions pas le choix. Oui, nous avions du courage, le courage des condamnés, celui du désespoir. Nous nous battions avec la fierté et l’orgueil des gens de peu.
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