Petru Vellutini, pastori

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Ouvrage publiĂŠ avec le concours de la CollectivitĂŠ territoriale de Corse

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Mathée Giacomo-Marcellesi

Petru Vellutini, pastori De la vallée du Taravu aux champs de bataille de l’Argonne

Édition bilingue

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J’adresse l’expression de mon infinie gratitude à Petru Vellutini, Antoinette Giacomini, sa fille, qui m’a introduite auprès de lui et assistée au cours des entretiens qu’elle a contribué à faire rebondir ; Simon Vellutini, son fils, qui est intervenu afin de donner des informations et éclairer des termes difficiles ; François Giacomini, son petit-fils, qui a bien voulu relire le manuscrit, suggérer diverses précisions et nous guider, Jean-Pierre et moi, dans la découverte des sites évoqués au cours des récits. Je tiens aussi à remercier chaleureusement Félicia Maestrati née Martinelli et Jean Maestrati, ma tante et mon oncle, pour m’avoir fait connaître leurs collègues et amis Antoinette et Paul Giacomini et pour m’avoir aidée de leur savoir dans ce travail de recherche comme dans d’autres passés et à venir. Ange-François Giorgi et Paule Giorgi née Casabianca, pour leur hospitalité et la générosité dont ils ont fait preuve à mon égard au cours de mes enquêtes dans la basse vallée du Taravu.

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Avant-propos

La transmission des souvenirs de Petru Vellutini (1878-1980), berger-cultivateur, répond au souci de ne pas laisser se perdre la mémoire d’un patrimoine culturel et linguistique qui nous est cher et qui représente, dans son originalité, un exemple de certaines modalités particulières de l’existence humaine. Il s’agit aussi de rendre hommage aux Anciens, le narrateur lui-même, d’autres que nous avons rencontrés dans la même région ou dans d’autres régions de Corse, mes propres grands-parents et arrière-grands-parents qui ont connu une vie semblable à bien des égards. Ghjùnghjini i pastori ! criaient les enfants de Sorbollano, courant joyeusement au-devant du cabriolet de Zi Matteu et Zia Maria Dumenica1, qui arrivait lourdement chargé de la plaine de Sotta, a piaghja di San Martinu. Matteu Martinelli avait le même âge que Petru Vellutini, 36 ans. Tous deux étaient pères de quatre enfants. Tous deux ont été incorporés à Nice, dans le 163e régiment d’infanterie, puis dans le 111e, Petru en août 1914, Matteu en octobre 1914. Tous deux ont combattu à Montfaucon où Matteu a subi sa première blessure. Il m’est difficile de ne pas évoquer ici la mémoire des deux Jean-Baptiste Marcellesi, deux cousins nés tous deux en 1895, l’un fils de Zi Lisandru et l’autre fils de Zi Paulu. Le premier, frère de mon père, a été incorporé à sa sortie de l’école normale d’instituteurs d’Ajaccio. En 1916, gravement blessé, il a été replié sur l’hôpital de Rennes où il est décédé le 11 janvier 1917, à l’âge de 22 ans. Il est enterré dans le carré militaire du cimetière de Rennes. L’autre Jean-Baptiste Marcellesi, dit Baptiste, a été incorporé au même âge que son cousin et homonyme. Il est revenu « gueule cassée », à Porto-Vecchio, où il s’est consacré à des activités généreuses. Malgré la fascination des merveilleux souvenirs, il n’y a pas ici de nostalgie d’un passé dont nous avons trop connu la rudesse pour pouvoir le regretter. Ce travail est animé par l’espoir de faire partager notre intérêt, notre étonnement, notre émotion. Purgu (Sotta), 29 novembre 2013

1. Cf. Ghjuvann’Andria Culioli, U Barbutu di Chera, Ajaccio, Albiana, 2012.

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P E T R U V E L L U T I N I , PA S TO R I

Da dì à scriva À propos de la graphie et de la prononciation La graphie correspond à l’orthographe corse dite « normalisée » : 1. Les graphèmes -chj- et -ghj- notent les occlusives palatales/c/et/j/dans des mots comme occhji, oghji, etc. 2. Le graphème -v- note la semi-consonne [w] ou [j] qui s’intercale entre deux voyelles, mais qui souvent n’est pas du tout prononcée : – chivi prononcé : [‘kiwi], [‘kiji], [‘kii], etc. – scriva prononcé [‘skriwa], [‘skrija], [‘skria], etc. – nìvulu prononcé [‘niwulu/, [‘nìjulu], [‘nìulu], etc. 3. Le graphème -g- est maintenu devant -r- à l’initiale des mots comme granu, etc., alors que dans la prononciation, cette consonne est assimilée à un -r- vélarisé : granu/u’ranu. 4. Le graphème -s- transcrit soit la consonne affriquée/ts/après -r- et -l- dans certains mots (versu, cursu, etc.) et, à l’intervocalique, la consonne fricative/z/ (casa, mesi, etc.) 5. Le graphème -gn- est le plus souvent noté dans des mots comme muntagna (et non muntanghja)). Mais pour refléter la prononciation et pour des raisons étymologiques, nous avons choisi la graphie -nghj- dans quelques mots courants (manghjà et non magnà), ainsi que dans les indéfinis adjectifs et pronoms (unghji et non ugni, unghjunu et non ugnunu). Nous avons choisi d’utiliser certains signes pour noter des caractéristiques générales de la langue corse orale, comme l’apostrophe qui signale l’alternance sandhi à la jointure des mots étroitement associés dans la chaîne vocale : – élision de la voyelle finale atone devant l’initiale vocalique ; – élision de la voyelle initiale/i/dans les mots à initiale -in- ; – affaiblissement de la consonne initiale -ghj- en -’j- après voyelle finale atone : ghjornu, u’jornu ; L’apostrophe permet de distinguer les formes du présent de l’indicatif du verbe avé « avoir » : ha’ (2e pers. sing.) « tu as », et ha (3e pers. sing.) « il (elle) a ». L’accent tonique porte le plus souvent sur l’avant-dernière syllabe et n’est donc pas noté. Il est en revanche noté lorsqu’il porte exceptionnellement sur la dernière syllabe (oxytons) dans des mots tronqués comme les infinitifs verbaux : avé, cantà, etc. et lorsqu’il porte sur la syllabe antépénultième, par exemple tàvula, éramu, etc., et dans les formes de l’imparfait : andàia, dicìa, etc. Pour rendre compte de la spécificité de la prononciation corse méridionale, nous notons par é (voyelle palatale semi-fermée) la conjonction de coordination notée dans l’orthographe normalisée par è (voyelle palatale semi-ouverte).

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Introduction

Cet ouvrage présente les récits que m’a livrés Petru Vellutini en réponse à mes questions qu’il prolongeait et développait à l’envi, au cours d’entretiens que j’ai enregistrés entre le 30 mars 1974 et le 2 janvier 1980 chez lui, à Calò1 près de Petreto. Je les donne à entendre à travers l’écriture, dans la transcription du texte corse original et la traduction française. Malgré le décalage chronologique, peut-être aussi à cause de ce décalage, ces histoires si proches et si lointaines présentent un charme lié à la personnalité même du narrateur, à sa manière de conter et un intérêt considérable en tant que témoignage sur la vie pastorale et rurale dans la vallée du Taravu2 à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. À travers l’authenticité et l’intimité de l’expérience personnelle du personnage, dans la résonance d’une langue corse d’une infinie richesse colorée par sa spécificité microrégionale, nous revivons les travaux et les jours de cette population de bergers-agriculteurs avec ses tribulations, ses épreuves, ses modes de pensée sur le fond de vie sociale et politique de la communauté, l’omniprésence des souvenirs de la première guerre mondiale et aussi les échos de la seconde. Petru Vellutini est né le 28 novembre 1878, second fils de Jean-Antoine Vellutini, de Petreto, et de Catherine Tafanelli, de Moca-Croce. Il raconte l’existence qu’il a menée auprès de ses parents, avec ses trois frères et sa sœur Mattalena. Il ne parle nommément que de ces trois frères : Dumenicu né en 1876, Paulu dit Palleddu en 1882, Marcu Maria dit Marcucciu en 1884. Mais il précise au cours de l’un de ses récits que leur père avait six garçons dont aucun n’a été envoyé à l’école : deux autres frères, Francescu et Simonu, sont nés respectivement en 1885 et en 1893.

1. Le nom officiel du hameau est Calò, mais Petru Vellutini prononce Qualò, comme tous les anciens du village. 2. Nous transcrivons Taravu, et plus loin mazzeri, tarabeddu, etc., alors que le narrateur prononce Talavu, mazzili, talabeddu, etc. En effet, dans le corse de la vallée du Taravu, les consonnes/l/et/r/par ailleurs très proches phonétiquement sont équivalentes et interchangeables à l’intervocalique, comme dans bien d’autres langues du monde dont le japonais.

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Nous découvrons les lieux dans lesquels Petru a vécu avec sa famille, Prupurì, Qualò, Chircu, A Vanga, lieux-dits tous situés sur le territoire de Petreto, en moyenne montagne dans la région dite A Bassa Cinghja, au-dessous de la forêt épaisse, u valdu. Il retrace avec minutie les travaux de labour assumés dès l’adolescence, les moments forts de l’histoire de la communauté agropastorale, les mentalités et les « croyances ». Il narre divers épisodes de sa vie d’adulte, dont la participation à la guerre de 14-18 dans laquelle ses cinq frères ont été aussi impliqués3. On entend quelques échos de la guerre de 1940. Une phrase revient dans la narration, era dura a vita nanzi, mirè ! qui suggère l’âpreté de l’existence, la menace de la faim, le caractère aléatoire de la survie.

Les récits 1. I pastori Le premier chapitre évoque la vie agropastorale dans le contexte de seminomadisme le long de la vallée du Taravu, depuis l’embouchure du fleuve jusqu’aux montagnes. Un épisode de l’histoire sociale est relaté, avec le combat des habitants de Petreto, appuyés et même entraînés par un maire courageux, ancêtre du général Colonna d’Istria4, pour gagner l’attribution de terrains communaux où ils pourront ramasser et couper du bois de chauffage mais aussi planter, labourer, semer, récolter, etc. Les Vellutini vivaient dans un premier temps en association avec les oncles maternels Barreddi, selon l’injonction du grand-père5. Mais à la mort de celui-ci, Ghjuvann’Antonu « se sépare » et prend en métayage les champs du sgiò Ghjacumu Colonna d’Istria. Il en résulte pour la famille un nouveau statut avec l’installation au lieu-dit Prupurì, qui suscite l’émerveillement de l’enfant de huit ans à la vue des vergers et des alignements d’arbres fruitiers en fleurs. Les relations ancestrales de l’entraide, notamment la tradition de la journée de travail, l’opara, pour aider les familles en difficulté, sont illustrées à travers des

3. Deux cousins de Petru appelés tous deux Marc Marie Tafanelli ont été eux aussi « appelés » en 1914. Le plus jeune, né en 1890 a été tué dès l’automne 1914, à Dieuze, tandis que l’autre, né en 1889, a atteint le grade de sergent : il apparaît en 1916 dans deux photos de l’ouvrage F. Petreto, J.-C. Fieschi, Mémorial des Poilus corses, 1914-1918, Ajaccio, Albiana, 2013, p. 104. 4. Paulin Colonna d’Istria (1905-1982), issu d’une famille de militaires de Petreto et sorti de l’école d’officiers de Saint Maixent, est entré dans la Résistance dès qu’il a entendu l’appel du 18 juin. Il coordonne la Résistance en Corse à partir de son quartier général, dans le Niolu. Nommé dirigeant de la mission Pearl Harbour en avril 1943, il assure la liaison entre la Corse et Alger avec l’aide du radio Pierre Griffi. Le 3 juin 1943, il participe au débarquement du sous-marin Casabianca chargé de 13 tonnes d’armes et de munitions, sur la côte nord-ouest, devant le désert des Agriates, à la plage de Sileccie (M. Choury, Tous bandits d’honneur !, p. 87). 5. Exemple de « frérèches » qu’étudie Georges Ravis-Giordani dans son article « Structures familiales et production » (p. 113- 121) in : Id. (ed.), « L’île-familles », Études corses, n° 42-43, Ajaccio, La Marge, 1996.

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souvenirs d’enfance et plus tard la reconnaissance de l’adulte qui en a lui-même bénéficié en 1916, à cause de ses problèmes de santé depuis son retour du front. 2. U tempu, i venta Dans le deuxième chapitre, les phénomènes météorologiques sont évoqués à travers une correspondance régulière entre les douze premiers jours de janvier et chacun des douze mois de l’année : le savoir des Calendaires, transmis de boucheà-oreille à partir des almanachs ou acquis à travers l’observation, est conforté par la propre expérience du narrateur. Dans l’écrin d’un cadre naturel suggéré grâce à un sens remarquable du paysage, aussi précis que poétique, on voit se dérouler l’évolution des vents qui soufflent en Corse, a tramuntana, u maistrali, u libecciu et u livantu, avec leur influence sur les cours d’eau, la pluie et les déplacements des nuages. 3. U buiaghju Le troisième chapitre nous permet de suivre les travaux accomplis quotidiennement par le laboureur-bouvier, derrière l’antique araire traîné par les bœufs, depuis trois heures du matin jusqu’à la fin de l’après-midi. C’est la préparation du sol, le traçage des sillons, le sarclage, puis les semailles à la volée, et enfin, à nouveau, le travail avec les bœufs pour recouvrir la semence. Le laboureur et le sarcleur livrent un combat épuisant dans la lutte pour la domestication de la glèbe, contre les mottes qui opposent une résistance opiniâtre. La grève des cueilleurs de châtaignes et des cueilleuses d’olives a permis d’obtenir une rétribution moins injuste, à u mezzu « à mi-part de fruit » pour la récolte et pour la redevance au forgeron. Dans les nouveaux termes du contrat oral, le propriétaire était aussi tenu de payer le « premier » nettoyage du terrain, a prima rascera. Le courrier postal est assuré par la diligence, appelée a cuncurrenza, et la compagnie des cars des Faggianelli6 qui assuraient la liaison entre Ajaccio et l’Alta Rocca. Elle était concurrencée par d’autres qui essayaient de les supplanter.

6. Les Faggianelli associés plus tard aux Morrazzani, ont géré, jusque dans les années 1950, la ligne de cars entre Ajaccio et la haute vallée du Taravo. Ils étaient propriétaires de la Brasserie nouvelle, 50, cours Napoléon qui était le lieu de départ et d’arrivée des cars et qui accueillait les réunions du Front national de la Résistance, à l’étage où habitait la famille. Le 17 juin 1943, un commando de l’O.V.R.A. (Service de contre-espionnage italien) fait irruption : Jules Mondoloni et André Giusti sont mortellement blessés (M. Choury, Ibid., p. 75). Jean Nicoli qui a réussi à s’échapper sera pris plus tard, torturé et exécuté à Bastia, le 31 août 1943, en même temps que Michel Bozzi et Pierre Luigi. Un des fils Faggianelli, Damoclès, dit Scempiu (« peut-être parce qu’il conduisait les cars avec témérité au-dessus des à-pics vertigineux ! » dit Anne Marie Quilichini) a été emmené et il sera condamné à Bastia le 30 août 1943, à 24 ans de réclusion ainsi que Pierre-Jean Milanini, de Porto-Vecchio, et de nombreux résistants de la vallée du Taravu : Jérôme Santarelli de Viggianello, François Franchi de Petreto, Jacques Bonafedi de Bicchisano et plusieurs autres de Casalabriva : Paul Bartoli, Angelin Chiaroni, Antoine Guiderdoni, etc. (Dominique et E. Salini., En ce temps-là, Bastia, p. 351).

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La mort rôde constamment sous la menace des fièvres, le paludisme, soigné avec les sangsues, les ventouses, les « vessies » aux résultats aléatoires. Heureusement, il y a dans la région un pharmacien, un praticien hors pair qui vend les pilules salvatrices, mais il en profite pour solliciter le soutien électoral en faveur de Caïtucoli7, alors que le narrateur et sa famille votent pour Luciani8. 4. I finzioni Dans le quatrième chapitre sont relatés des épisodes où entrent en scène ces entités invisibles, qui, au cours de mystérieuses déambulations nocturnes, frappent les humains, enlèvent les enfants, détournent les troupeaux : i mazzeri « les assommeurs », i ligramanti « ceux qui pleurent dans le brouillard », u pindacchju « le dahut », etc. Il arrive aussi que des personnes entendent des cris résonner dans la nuit ou voient se déplacer des morts : ces représentations auditives ou visuelles sont interprétées comme des phénomènes prémonitoires quand intervient plus tard la mort de parents ou de voisins. Ces croyances, volet de l’univers mental de notre propre enfance, ont une dimension européenne et ont connu de fascinantes transpositions littéraires, poétiques et romanesques (Le Roi des Aulnes de Goethe, Le charretier de la mort de Selma Lagerlöff). 5. Signadori, incantesimi Le cinquième chapitre regroupe les récits de pratiques médico-magiques destinées, selon différents rituels, à conjurer « l’œil », c’est-à-dire le « mauvais œil », ou à guérir les maladies des bêtes, en un temps où les vaccins étaient loin d’être généralisés. Ces récits correspondent pour la plupart aux descriptions extrêmement riches qu’en fait Pierrette Bertrand-Rousseau9 : elle a interviewé de nombreux signadori et recueilli d’innombrables formules d’enchantement. Elle décrit plusieurs maladies ainsi que les formules destinées à les guérir : u carbonu « le charbon » (maladie appelée dans le Niolu a gattiva ou a trista nera10), u féli « le fiel », u mal di caposa « le tournis », u scioru « la septicémie consécutive à un choc »11. Une maladie n’est pas

7. Marc Célestin Caïtucoli (Sollacarò, 12 janvier 1865- Paris, 12 mars 1935), dit Célestin Caïtucoli, maire de Sollacarò, conseiller général et député de Corse de 1919 à 1928, apparenté aux radicaux. S’étant présenté contre Camille de Roccaserra, il est tourné en dérision dans une chanson électorale de Ghjuvann’Andrìa Culioli qui l’appelle Cilistinu llu Calvesi (M. Giacomo-Marcellesi, Ibid., p. 22). 8. Les Luciani, père et fils, médecins et hommes politiques, étaient réputés pour leur aptitude à associer la médecine traditionnelle et la médecine moderne. 9. Pierrette Bertrand-Rousseau, Île de Corse et magie blanche : étude des comportements magico-thérapeutiques, Paris, Presses de la Sorbonne, 1978. 10. Ibid., p. 101. 11. Ibid., p. 103. L’auteure signale qu’elle a relevé le terme scioru dans le Sartenais mais que l’équivalent dans le Niolu est sciara et aussi sciagara, variante de sciagura « malheur », dont dérivent les deux autres : sciara, scioru.

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mentionnée, celle que Petru Vellutini appelle a morti fatata, ou faddata, dont il fait une description qui permet de l’interpréter comme la septicémie du péritoine, « la péritonite ». Ces maladies représentaient des catastrophes que Petru Vellutini évoque avec émotion en suggérant l’espoir, non dénué de scepticisme, de la guérison par les pratiques médico-magiques. 6. I banditi Dans le sixième chapitre, Petru Vellutini raconte les histoires de deux bandits de la région, ignorés, et celle d’un « bandit d’honneur » très célèbre12. Ces récits révèlent les paradoxes de la violence ambiante dans cette Corse de non-droit où certains sont amenés à essayer d’administrer eux-mêmes la justice pour venger l’offense, l’assassinat d’un proche, les abus sexuels dont ont été victimes des femmes de leur entourage, etc. Les abus d’ordre sexuel sont désignés par des termes et des expressions euphémiques signifiant « il l’a trompée » : l’ha taruccata, l’ha ingannata, l’ha sbagliata, etc. Le bandit Culumbeddu, Carrulu de son prénom, tue l’homme qui a « trompé » sa sœur, et confie un fusil à celle-ci pour qu’elle endosse publiquement le meurtre. Elle est condamnée à sept ans de prison, mais à son retour, elle se marie dans une « bonne famille » de la région. Carrulu quant à lui prend le maquis. Ensuite, entre lui et ses ennemis, « la paix » est conclue, a paci au sens de ce terme dans la logique du système coutumier du droit corse13. Il se livre mais il est condamné à la déportation au bagne de Cayenne d’où il ne tardera pas à s’évader. Cette condamnation peut surprendre alors que les conditions de « la paix », telles qu’elles avaient été édictées par la Sérénissime en 1609 comportaient après signature devant notaro la suspension des poursuites judiciaires. Le régime français ignorait officiellement le droit des paci. Cependant de nombreux « traités de paix » sont signés14 et la tradition corse qui attachait au traité une condition de rémission de la peine publique est restée en usage grâce à des moyens conventionnels permettant de tourner la loi. Le bandit Costa en est venu à tuer pour venger l’honneur d’une jeune fille « trompée ». C’était un personnage de légende par son imposante carrure, sa force physique hors du commun et son invincibilité due à l’arazioni, le scapulaire qu’il portait au cou, comme d’autres bandits, contenant le brevu15. Au maquis, assez bien

12. Paul Silvani, Les bandits corses, du mythe à la réalité, Ajaccio, Albiana, 2010. 13. Jacques Busquet, Le droit de la vendetta et les paci corses, 1re partie, livre III « Les paci et les paceri », p. 197-262, et 2e partie, livre II « Le droit des paci sous les régimes français de la Révolution à nos jours », p. 405 et ss., Paris, Pedone ed., 1920. 14. Id., ibid. : quelques traités de paci sont évoqués : Ciamanaccia (1801, 1812, 1830), Pila Canale (1811), Gavignano, près de la Porta (1834), Sartène (1834), Serra de Scopamene (juin 1835), Fozzano (1834), Focicchia (1838), Sari d’Orcino (1842), San Gavino de Carbini (1879 et 1883), etc. 15. La dénomination brevu pour ce type de formule a été contestée par l’abbé Casta, qui considérait qu’elle pouvait s’appliquer seulement au « bref » papal.

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accueilli par la population, il est exécuté par des « civils » pour avoir laissé en héritage à son propre fils un terrain qu’eux-mêmes convoitaient. Le bandit Ghjuvan’Cammeddu Nicolaï (1843-1888), de Carbini, prend le maquis à l‘âge de 20 ans, pour venger Nabulionu, son frère qui aimait Catalina qui l’aimait en retour et fut assassiné et brûlé par le père de celle-ci, Lisandronu Lanfranchi, sgiò de Levie. Le crime a été commis au Barruccacciu, dans la forêt de Ospedale. Le narrateur dit à mi-voix le buciaramentu16, la lamentation funèbre improvisée par la cousine de Ghjuvan’ Cammeddu qui s’adresse à lui en l’invoquant à la fois en tant que frère et en tant que cousin, comme cela advenait parfois dans les lamentations funèbres. Cette version du buciaramentu est plus longue que d’autres plus connues17, mais elle correspond, avec le récit même de la mort Ghjuvan’ Cammeddu, à celle transmise par ma tante Benedetta Marcellesi née Quenza (18982000) qui la tenait de la tradition orale de Carbini. À ces histoires, le narrateur confère le sceau de l’authenticité en s’affirmant comme témoin, lui qui était présent quand les deux bandits susdits sont venus, d’abord l’un, puis l’autre, pour solliciter l’aide de son père. Et il se souvient que son oncle Barreddu a souvent raconté sa rencontre avec le bandit Ghjuvan’Cammeddu. 7. A verra, u fronti, Verdun Le dernier chapitre correspond à un moment très fort de la narration de Petru Vellutini, sa participation à la première guerre mondiale, dans la région de l’Argonne. Incorporé au 163e de ligne, il est affecté peu après au 111e d’Infanterie. Il évoque la bataille de la Marne à Malancourt, au-dessous de Monfaucon18, puis la bataille autour de Verdun, avec la (re) prise des forts de Douaumont et Vaux19. Certains éléments du récit ont une connotation mythique, comme la rumeur selon laquelle un membre de l’état-major était un « Boche » alors que son frère commandait les troupes allemandes positionnées en face. C’est peut-être l’un de ces « bobards » qui circulaient parmi les combattants20. Pour Antoinette Giacomini, la fille de Petru, il s’agissait de deux fils d’une famille alsacienne, car son mari a connu des cas semblables pendant la 2e guerre mondiale. Dans des conflits plus récents, en ex-Yougoslavie, des frères pouvaient aussi se retrouver de part et d’autre de la ligne de front.

16. Mathée Giacomo-Marcellesi, « Le dit des pleureuses corses et d’autres, méditerranéennes et roumaines », Actes du colloque « Les lamentations funèbres dans le monde euro-médterranéen » organisé par Francis Conte, Bastia, nov. 2008, Etudes corses, n° 70, Ajaccio, Albiana, 2010, p. 10-75. 17. Ghjermana de Zerbi, Cantu nustrale, Ajaccio, Albiana, 2009 18. Aujourd’hui « Malancourt d’Argonne » et « Montfaucon d’Argonne ». 19. Douaumont le 24 octobre 1916, Vaux dans la nuit du 2 au 3 novembre 1916. 20. Marc Bloch, « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre », L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006 (1re éd. 1921), pp. 293-316.

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Au cours des combats effroyablement meurtriers, de nombreux compatriotes du narrateur, originaires comme lui de la vallée du Taravu21 sont tués22. Les récits de Petru Vellutini correspondent à son propre vécu et aux souvenirs qu’il en a gardés, relatés avec beaucoup d’émotion, une grande précision et toujours l’humour, voire l’ironie. Il raconte la visite de Joffre, venu avec le président de la République pour passer en revue les Poilus qui se sont emparés des deux forts de Verdun : il leur offre des pipes et leur fait accorder une permission d’une semaine ! L’historien Guy Pedroncini confirme le caractère historique de cette démarche du maréchal Joffre : alarmé par les informations relatant le fléchissement moral, la lassitude et le découragement que l’armée connaissait à l’automne 1916, à la veille d’un 3e hiver de guerre, il s’est rendu au front afin de mener son enquête et essayer d’améliorer les conditions physiques et morales des soldats23. La dureté de la répression contre les récalcitrants est évoquée, ainsi que la parution d’une circulaire destinée à y mettre fin, après les exécutions pour « désertion » lors de la bataille de la Marne. Mais en 1917, les « mutineries » se renforceront et la répression aussi24. Les épisodes narrés par Petru Vellutini ont des échos dans les témoignages de Corses transmis par la correspondance du front, dont les lettres de l’officier corse Sampiero Gistucci25 et celles qui figurent dans Le Mémorial des poilus corses de François Petreto et Jean-Claude Fieschi ou le documentaire de Jacky Poggioli26. Ils recoupent les témoignages de Barbusse, Dorgelès, Genevois et bien d’autres. Félix Vallotton a eu l’autorisation, avec d’autres peintres et dessinateurs, de se rendre sur le front pendant quinze jours, pour rendre compte du déroulement de la réalité de la guerre. Malgré la difficulté de la représentation visuelle, il réalise la série C’est la guerre !, un ensemble de 90 estampes. Une estampe intitulée « Les fils de fer »27 montre un soldat mort à l’intérieur des barbelés comme celui dont parle Petru Vellutini quand il évoque les efforts des brancardiers et des compagnons pour soustraire à « la lente décomposition sur le champ de bataille »28 les malheureux tombés entre les « murailles » de barbelés, ou accrochés aux « ronces ». Il leur fallait profiter d’un moment de répit entre les tirs d’obus car pendant la Grande Guerre il n’y avait

21. Antoine-Toussaint Antona, Ceux du 173e : les Corses au combat, 1914-1918, Ajaccio, Colonna, 2005 (1re édition, Ajaccio, La Marge, 1998). 22. François Petreto, Jean-Claude Fieschi, Le Mémorial des poilus corses, Ajaccio, Albiana, 2013. 23. Guy Pedroncini, 1917, les mutineries de l’armée française, Paris, Julliard, 1968, p. 33. 24. Ibid., p. 35. 25. Sampiero Gistucci, Les bleues. Un officier corse à la guerre de 1914-1918 (présentées par Marie-Gracieuse Martin-Gistucci), Ajaccio, La Marge, 1989. 26. Jacky Poggioli, « Fucilati in prima ligna. Fusillés pour l’exemple », FR3 Corse. 27. Félix Valloton, C’est la guerre !, 1916, Exposition Paris, Grand Palais, 2013. 28. Jean Rouaud, Les Champs d’honneur, Paris, Ed. de Minuit, p. 162.

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pas de trêve pour le ramassage des morts et des blessés, contrairement aux pratiques encore en usage en 187029.

La dimension ethno-historique Les activités de Petru Vellutini sont évoquées ici dans leur composante pastorale et leur composante agricole, en deux chapitres distincts qui correspondent chacun à des moments différents de la narration (1974 et 1978). Ces activités s’organisent en fait selon une imbrication qui a pu être observée en Corse au cours des enquêtes de la fin du XVIIIe et que relate Georges Ravis-Giordani : […] les techniques agricoles ont pénétré dans tous les villages, au point qu’il serait faux d’opposer un Corse agriculteur et un Corse pasteur, sans nuancer et relativiser l’opposition. Car celle-ci est beaucoup moins entre deux formes d’activités qu’entre deux formes de statut économique ; les deux personnes qui s’opposent ce ne sont pas tellement l’agriculteur et le berger que le propriétaire terrien et le propriétaire de troupeau. Entre agriculture et pastoralisme le mélange est intime, et les activités sont exercées parallèlement aux différents lieux de séjour (piaghja, village de montagne, haute montagne) selon une division intrafamiliale dont Bigot donne un exemple précis dans sa monographie de Bastelica. […] Robiquet dans ses Recherches historiques et statistiques sur la Corse (1835), notait qu’à la fin du XVIIIe siècle, sur 380 communautés insulaires, 6 seulement étaient exclusivement pastorales, les autres connaissant une économie mixte30.

Les bergers se déplaçaient dans le cadre de la transhumance entre la basse vallée du Taravu et la haute montagne, Cozzano, Zicavo, Ciamanaccia, etc. Mais le narrateur et sa famille, transhumaient à Sialella (toponyme dérivé de siala « seigle ») au dessous du mont San Petru, à 900m d’altitude environ. Ce choix correspond à l’évolution de la transhumance en Corse du Sud : les bergers qui envoyaient leurs troupeaux sur le plateau du Cuscionu entre le printemps et l’automne, ont été amenés à y renoncer à partir du moment où ils ont pu s’installer à mi-altitude, entre la piaghja et la muntagna. Ils ont alors recherché des parcours d’été plus proches, sur des zones de moyenne altitude, afin de concilier activités pastorales, agriculture et horticulture. Mais ces zones se trouvaient au-dessous des forêts exploitables pour le bois de chauffage, que viennent chercher

29. Stéphane Audoin-Rouzeau, Les armes et la chair. Trois objets de mort en 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2009. 30. Georges Ravis-Giordani, « Le troupeau errant. L’utilisation de l’espace dans le Niolu », p. 49, in : A. Casanova, G. Ravis-Giordani, A. Rovere, La chaîne et la trame, Ajaccio, Albiana, 2005, p. 43-56 (1re publ., Ethnologie et Histoire. Hommages à Charles Parrain, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 284-300).

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les habitants de Petretu, et aussi le bois d’œuvre, comme dans le récit I camiò où un berger monte chercher des planches à Palneca, afin de construire une cabane pour son fils, qui est au front et dont il n’a plus de nouvelles. Les habitants des villages entrent alors en conflit avec l’administration domaniale et les gardes forestiers : ainsi naît la révolte des habitants de Petreto car seule la commune de Bichisano jouissait de « biens communaux ». Les règles d’utilisation des biens communaux décrites par Petru Vellutini correspondent à celles fixées dans les Statuts de l’Isle de Corse31 élaborés par Gênes au cours du XIVe siècle après négociation avec les principaux feudataires corses : … les champs, les pacages les herbages et les bois sur lesquels personne ne peut prouver un droit de propriété sont communs à tous les sujets de la République habitant la Terra di Commune, l’État se réservant la propriété éminente. Ce principe, initialement appliqué à la « Terre du Commun », c’est-à-dire le Deçà des Monts qui s’était placé sous la protection de la Sérénissime République, fut étendu par la suite à l’ensemble de l’île, après l’élimination des grands féodaux du Sud. 32

Parmi ces règles, la pratique d’enclore les cultures, notamment les céréales, a muro o a siepe, c’est-à-dire par des murettes ou des haies provisoires, était imposée en vertu du principe généralement admis selon lequel toute personne était en droit de réclamer réparation pour des dégâts commis par le bétail dans un lieu cultivé « où il ne devait pas aller »33. Mais le libre droit de pacage n’est pas exempt de contestations, d’autant que les biens communaux jouxtent des terrains dont des particuliers s’estiment propriétaires. Francis Pomponi définit comme essentielle la place qu’occupe le problème du « commun » dans l’histoire agraire de la Corse : C’est un fil conducteur privilégié pour la compréhension de nombre de pratiques et de comportements caractéristiques d’un monde rural qui a connu le double processus de lentes mutations internes et d’influences extérieures introduites par les successives puissances auxquelles l’île a été soumise34.

Cette question est présente dans les actes des gouverneurs génois en Corse au XVIIe et au XVIIIe siècle à la suite de plaintes contre les bergers.

31. Francis Pomponi, « Un siècle d’histoire des biens communaux en Corse dans le Delà des Monts (17701870) », p. 8, Etudes corses, 2e année, 1974, n° 3, p. 5-42, et 3e année, 1975, n° 5, p. 15-54. 32. Ibid., p. 7, 2e année, 1974, n° 3, p. 5-42. 33. Ibid., p. 26, 3e année, 1975, n° 5, p. 15-54. 34. Ibid., 1974, p. 5.

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En 1627, à Furiani, un procès est intenté « à divers bergers pacageant indûment sur le territoire de la dite communauté pour les obliger à partir – a levare lo stazzo35. » En 1629, il est donné « Ordre aux Padri del commune de Carpineto d’empêcher l’abandon des chèvres sur les terres soumises à la surveillance des gardes champêtres – circoli e foreste. »36 Mais les Padri del Commune ne sont pas eux-mêmes exempts de cupidité, comme l’indique, en 1643, une « Requête de Dioniso Piazza, habitant de San Fiorenzo, pour que les pâturages communaux soient comme par le passé attribués à l’encan et cela pour empêcher les Padri del commune de les partager entre eux au prix qu’il leur plaira. Accordé (5 septembre). » 37 Dans le Delà des Monts, en 1642, une Requête pour la restitution de biens saisis à une femme du Sartenais évoque sur un plan plus général les spoliations dont sont victimes les malheureux pauvres dont font partie les pastori, soumis à la voracité des « chefs » prétendus « gentilshommes de la Rocca » et des autres prédateurs : tanti poverelli che venivano mangiati e usurpati da capezzoni, che chiamano gentiluomini della Rocca e altri mercatanti (24 septembre).38 Toujours dans le Delà des Monts, les Requêtes adressées au Gouverneur Paolo Francesco Spinola en visite à Porto-Vecchio et Bonifacio du 14 au 25 juillet 1713 reflètent ce problème : Requête de l’alfiere Bernardino Fozzano qui possède avec son frère, Anton Michele, des terres attenant à celles des populations de Zicavo et Porticciolo pour qu’il soit interdit à ces dernières de faire pacager leur bétail sur les terres du requérant, terres complantées en blé et vigne. Décret conforme ; une amende de 100 lire sanctionnera toute contravention. Bonifacio, 22 juillet (n° 151). Édit destiné à être publié dans toutes les paroisses de la pieve de Talavu, où beaucoup se montrent réticents à payer les tailles, et invitent les populations à s’acquitter strictement du paiement des tailles. Bonifacio, 20 juillet (n° 90)39 Requête du noble Giacomo Susini, un des Magnifiques Six de l’En-deçà des Monts, au nom des populations de la province de la Rocca, pour que les

35. Civile governatore, t. II et III, trad. de M. Touranjon, Archives départementales de la Corse, Imp. Siciliano, 1952, tome II, p. 309. 36. Ibid., p. 352. 37. Ibid., p. 172. 38. Ibid., p. 157. Touranjon ne traduit pas ce passage, il en donne une paraphrase. 39. Atti fatti in visita. Inventaire sélectif et traduction par Pierre Lamotte. Ajaccio, Archives départementales de la Corse, 1959, C. 57, n° 90, p. 39.

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propriétaires fonciers ne perçoivent pas de droits – erbatici et giandatici – sur les propriétaires et bergers des troupeaux qui partagent sur les terres ouvertes appartenant aux dits propriétaires fonciers, le pacage étant « libre et commun » sur toute terre ouverte en vertu des Statuts de corse et la perception de tels droits risquant de faire des bergers les vassaux des propriétaires fonciers ; et pour que les circoli des communautés ne soient pas étendus au-delà des limites qu’ils avaient autrefois. Le Gouverneur prescrit la stricte application des Statuts de Corse sur ce point, Bonifacio 25 juillet (n° 206).40

Par ailleurs, pour les bergers-cultivateurs, les activités pastorales ne sont pas toujours faciles à combiner avec les activités agricoles et horticoles. Le père de Petru, Ghjuvann’Antonu, avait refusé de prendre en métayage le champ que le bandit Culumbeddu était venu lui proposer avant de s’enfuir en Amérique, au motif qu’il avait déjà les brebis et le narrateur confirme que son père a dit ce qu’il devait dire : Babbu ha dettu ciò ch’edd’ àia da dì ! Dans un autre épisode, le même Ghjuvann’Antonu demande au sgiò Ghjacumu Culonna d’Istria de lui confier ses champs en métayage dont le champ de Prupurì que l’horticulteur venait de quitter. Le sgiò accepte et il lui demande de prendre aussi en charge ses 19 brebis : Ghjuvann’Antonu hésite, il en réfère à sa femme Catalina laquelle, dans sa grande sagesse, évoque les risques que représente cet accroissement du troupeau. Mais le propriétaire ne demande pas de rémunération, il veut seulement que ses brebis soient bien entretenues pour être « grasses et rondes » l’été venu. En ce qui concerne l’agriculture et l’horticulture, la description du travail de labour et de semailles que relate l’informateur ressemble étonnamment aux informations fournies, à la fin du XVIIIe siècle, dans les réponses au questionnaire de l’An X, Elenco dell’anno X, analysées par Antoine Casanova41. Les semailles se déroulent à l’automne, lorsque la terre est imbibée d’humidité, tempara, et qu’on l’a laissée macérer pour qu’elle soit marcia, « tout à fait meuble ». Petru Vellutini souligne l’importance de la coordination entre le conducteur de l’attelage et le sarcleur qui vient derrière pour extirper les grosses mottes et les pierres, comme si le laboureur luimême se dédoublait : u buiaghju erani dui ommini : u buiaghju é u sarchjadori chi vinìa appressu. Les semailles « à la volée » sont décrites avec des détails et en des termes qui se retrouvent presque textuellement dans les réponses de l’An X :

40. Ibid. 41. Antoine Casanova, « Techniques du labour et société en Méditerranée occidentale : le cas de la Corse, à la fin du XVIIIe siècle », in A. Casanova, G. Ravis-Giordani, A. Rovere, La chaîne et la trame, Ajaccio, Albiana, 2005, p. 57-109 (1re publication in Etudes corses, n° 25, 1985, p. 5-78).

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[…] Les semailles sont menées dans les meilleures conditions lorsque le travail est opéré par une équipe de deux hommes où le premier conduit un araire tandis que l’autre complète le processus avec un guaglione. Auparavant a lieu, sur un sol « bien divisé » (Statistiques de l’Isle de Corse) par le dernier labour préparatoire, un semis à la volée. Le paysan tient sous son bras un zaino (sac en peau de porc) contenant la semence, il lance ses poignées en ajustant son semis (qui sera plus ou moins serré) à la variété des céréales, et à la qualité du terrain. Labeur complexe, difficile, car dans ce geste doivent se condenser connaissance des grains, du sol, du processus de couverture […] En même temps, les outillages et méthodes corses du semis à la volée, semailles en dessus, impliquent pour être convenablement menées à bien, une combinaison entre attelages et piocheurs qui fait défaut à beaucoup de producteurs parcellaires, propriétaires, métayers, ou propriétaires métayers.42

Les termes corses employés par Petru Vellutini ont des équivalents dans les termes italiens fournis par les informateurs du questionnaire de l’an X ou, sans doute, par ceux qui en ont transcrit leurs réponses et ont pu être amenés à traduire en italien les termes corses. Ils appellent zaino « le sac contenant la semence » alors que Petru l’appelle a suminaghjola terme bien plus imagé pour nous ! À l’italien zolle qui désigne « les mottes » correspondent trois mots corses : i votti, i’jevi, i borgula. Les termes italiens désignant la bêche, guaglione et vanga ont comme équivalent le terme corse a marra « la houe » avec l’augmentatif u marronu, récurrents dans les récits de Petru. Le verbe vangà, « bêcher » est employé dans les récits mais non le substantif a vanga pour désigner l’instrument : à cette singularité fait écho l’émerveillement des Anciens du village évoqué par Jean-Dominique Giovannangeli43. Le narrateur désigne la redevance au forgeron par le terme ghjabedda (a’jabedda). En effet, le terme gabella sous la domination génoise, « gabelle » sous la domination française, désignait les impôts indirects portant sur la production, la fabrication et la circulation des produits (pas seulement le sel). Un quartier à l’entrée de la ville s’appelait à Bastia « La Gabelle », à Ajaccio « La Barrière » ou « L’octroi ». Certains termes sont récurrents dans le texte des Fonds du Civile Governatore : la gabella della pinta pour le vin, la gabella della carne pour la viande, la gabella dell’ar-

42. Ibid., p. 89-90. 43. Jean-Dominique Giovannangeli raconte l’émoi provoqué chez les Anciens par l’arrivée des instruments aratoires fabriqués industriellement : « Nous, nous en étions aux instruments les plus rudimentaires, que les artisans confectionnaient eux-mêmes. Un vieux de mon village, voyant la première bêche, s’était écrié : Ciò ch’ edd’ inventani i Francesi ! Ce que les Français inventent ! », in Fils et petit-fils de berger en Alta Rocca, Ajaccio, Albiana, p. 53.

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baticu pour les herbages, le ghjandaticu pour les glands, la taglia, etc. prélevés par le gabelloto della pinta, le gabelloto della carne, etc. En règle générale, de nombreux termes relatifs aux travaux des champs sont « basiques » dans leur polysémie : rompa « briser », « biner » ; rigà « rayer », « tracer les sillons » ; travaddà « travailler », « labourer », pona « déposer », « semer », etc. Le terme collectif a robba peut désigner le bétail, les cultures, les biens, les richesses44 mais aussi les aliments : a robba, ci vol di manghjala cotta ! « Les aliments, il faut les manger cuits ! », disait-on. Petru Vellutini est fier d’être propriétaire de certains des terrains qu’il ensemençait : avìa u me’nviu, vo un créditi ! « J’avais mes propres champs pour semer, il ne faut pas croire ! ». Il se glorifie de l’importance du travail accompli et du volume des récoltes. Il n’emploie pas le terme bacinata qui désigne, dans les réponses au Questionnaire de l’An X, la surface du terrain sur laquelle est semé un décalitre de blé, terminologie attestée dans le du Civile Governatore45. Mais l’importance du terrain est évaluée en fonction de la quantité de céréales qu’il a semées, vingt décalitres de blé sur tel terrain ou sur tel autre. Il n’est pas toujours facile de savoir s’il parle de la quantité semée ou de la quantité récoltée. Il dit que par deux fois, exceptionnellement, il a semé soixante quinze décalitres de blé et trente décalitres d’orge sur un terrain lui-même exceptionnel, il ajoute avec insistance : era un beddu chjosu ! Le narrateur célèbre la fertilité de la terre, la richesse de la vallée, bedda tarra ! bedda vaddi, mirè ! Il évoque aussi la beauté de la basse vallée du Taravu qu’il voit de chez lui, le gonflement des eaux sous l’influence du libecciu, le déplacement des nuages et des vents entre montagne et plaine, selon des itinéraires qui se sont modifiés au cours des dernières années : « J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! 46 ».

Aspects anthropologiques La divination La devineresse, la « voyante » appelée Signadora, « celle qui signe », qui pratique « la signature », peut déceler les causes d’une maladie ou d’une perte, éventuellement y porter remède. Je me souviens de ces femmes vêtues de noir, qui venait à Purgu demander des nouvelles d’un fils, d’un mari à ma grand-mère laquelle « lisait » leur avenir dans la forme des gouttes d’huile distillée dans l’eau,

44. Une nouvelle de l’écrivain sicilien Giovanni Verga intitulée A Roba met en scène le personnage de Don Mazzarò qui tout au long de sa vie, a accumulé les champs, les vergers, les troupeaux, les moulins, mais ne peut se résoudre à s’en séparer, quand sonne l’heure : il se dresse sur son lit de mort et sort au-devant de ses champs, les bras ouverts en clamant : Roba mia, vienitene con me ! « Mes biens, venez avec moi ! ». 45. Civile governatore, ibid., tome II. 46. Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, Paris, Laffont, 2011 (1re éd. 1980).

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mais aussi celui de ses enfants, petits-enfants et même le sien (elle avait « deviné » sa propre mort). Pour Pierrette Bertrand-Rousseau47, Gian Luigi Beccaria48 et d’autres la conception de la signatura correspond à une croyance symbolique dans l’attraction entre les « choses » de la création et l’être humain. Les voyantes étaient désignées familièrement par l’appellatif Mammina « Petite mère » dans la vallée du Taravu, mais aussi dans d’autres régions de Corse, avec des variantes phonétiques comme Mammana dans le Boziu49. L’hypocoristique est destiné à conjurer l’effet maléfique de la devineresse et se concilier sa bienveillance ! Une des désignations corses de la Misère était Mamma Piera50. Plus généralement, en Europe, les animaux ainsi que les maladies pouvaient être désignés par cet appellatif ou par d’autres termes de parenté51. […] Nomi di parentela hano tanto l’orso e la volpe quanto gli spiriti delle malattie. In Europa l‘orso è diventato talvolta nonno e il lupo zio, lo stesso che il vaiolo nonna o mammina, la febbre zietta, sorellina, mammina, madrina, amica. […]52.

Un des mystères de la culture populaire en Corse repose sur la combinaison entre une foi chrétienne profonde, sincère, et les pratiques de la « magie blanche » : voyance, prédiction et médication, qu’Ernesto De Martino relie à l’héritage de l’Égypte ancienne53 : Les mazzeri ont un tout autre pouvoir, celui de frapper et même de tuer involontairement parce qu’ils ont été « mal baptisés » : leur parrain (ou leur marraine) n’a pas su saisir les paroles du prêtre pendant le baptême, et une part de démon survit dans leur corps. Les techniques de voyance décrites par Petru Vellutini sont généralement connues, comme la divination à partir d’un vêtement, quelques cheveux, un objet ayant appartenu à la personne ou à l’animal en difficulté. Petru ne parle pas d’autres pratiques, peut-être par prudence, ou en fonction de notre choix de méthode d’enquête attaché à la spontanéité plus qu’à l’exhaustivité. Il n’évoque pas la lecture dans l’omoplate des chevreaux et des agneaux dont parlent les chroniqueurs et observée

47. Pierrette Bertrand-Rousseau, Ibid. 48. Gian Luigi Beccaria, I nomi del mondo, Torino, Einaudi, 1995, p. 262. Il rappelle que déjà pour les auteurs anciens comme Dioscore (454 ?-530) l’apparence externe était révélatrice d’une réalité profonde. 49. Roccu Multedo Le mazzérisme : un chamanisme corse, L’Originel, p. 139. 50. Chanson U prugressu n° 7. in Musique corse de tradition orale, enregistrements de Félix Quilici, 3 disques, Paris, Phonothèque nationale, 1981. 51. La diarrhée était appelée en corse a puvaretta comme personne défunte (infra). 52. Gian Luigi Beccaria, ibid., « Animali parenti », p. 81 : « L’ours et le renard ainsi que les esprits des maladies portent des noms de parenté. En Europe, l’ours est devenu « grand-père » et le loup « oncle », de même que la variole « grand-mère » ou « petite mère », la fièvre « petite tante », « petite sœur », « petite mère », « amie ». 53. Ernesto De Martino, Magia e civiltà, Milano, Garzanti, 1984..

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par Georges Ravis-Giordani dans le Niolu54. Il parle en revanche de la technique moins connue, de divination à travers la lecture de l’œuf, évoquée par Antoine Casanova55 qui se réfère à un article déjà ancien de J. Filippi56 : […] Au milieu du XIXe siècle, visions et divinations peuvent encore porter sur des enjeux politiques de dimension globale et nationale. À la fin de 1847 et en janvier 1848 la monarchie de Louis-Philippe est secouée (sous des formes diverses selon les régions) par une profonde crise économique, sociale, politique. Lucietta, une vieille d’un village proche de Corte et connue pour ses pouvoirs en matière de prévision » (notamment par la lecture de l’aspect des œufs) annonce la chute de la monarchie et l’avènement de la République. « Cela fit quelque bruit et l’on arrêta la Lucietta qui fut mise en prison » à Corte. « Quand la nouvelle avait été proclamée, on s’empressa de la remettre en liberté. »57

Roccu Multedo dit que la divination de l’ovu stratatu, « l’œuf stratifié », était encore en usage au début du XXe siècle dans la vallée du Taravu, à Aziloni, et qu’il l’a lui-même observée à Aullène : […] Les mêmes bergers lisent aussi l’avenir dans les signes inscrits sur la coquille d’un œuf pondu le jour de la naissance. On observe l’œuf par transparence en face du soleil. Cela se faisait au début du siècle à Aullène et se fait encore à Azilonu. Les notations relatives à la coquille d’œuf sont à trois faces : le haut a trait à la famille, le bas aux autres et le reste au monde58.

Le grand-père du narrateur est spécialiste de cette forme de divination. Après avoir observé « l’œuf » il rassure son petit-fils Dumenicu sur le sort du bœuf recherché depuis plusieurs jours, il dit qu’il n’est « ni mort ni volé » et il décrit le cadre où il se trouve. Le petit-fils prête foi aux propos de son aïeul, mais son père exprime un scepticisme révélateur d’un certain rationalisme, peut-être d’un conflit intergénérationnel. Le grand-père conseille à Dumenicu d’observer les traces laissées par l’animal dans l’herbe imprégnée de rosée. C’est en les suivant, comme le chasseur suit les traces du gibier, que Dumenicu trouve l’animal dans le cadre suggéré par son signadori de grand-père. 54. Georges Ravis-Giordani, « L’univers dans une omoplate », in A. Casanova, G. Ravis-Giordani, A. Rovere, La chaîne et la trame, Ajaccio, Albiana, p. 169-171 (1re publication in Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de la Corse, n° 615, 1975, p. 6-15 55. Antoine Casanova, « Voies de la Corse et chantiers de l’anthropologie historique », Études corses, n° 63, Ajaccio, Albiana, 2006, p. 1-29. 56. J. Filippi, « Légendes, croyances et superstitions de la Corse », in Revue des traditions populaires, 1894, t. IX, p. 464-465. 57. Antoine Casanova, ibid., p. 26. 58. Rocco Multedo, ibid., p. 176. Ce récit pose un problème car il parle, sans préciser davantage, du « jour de la naissance » : on se demande de quelle naissance il s’agit.

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Carlo Ginzburg compare l’observation des empreintes aux méthodes d’enquête de Sherlock Holmes fondées sur les indices et celles de Freud fondées sur les symptômes59. Il évoque l’ancienneté, dans l’histoire de l’humanité, de la connaissance par le repérage des « traces ». La lecture des « indices minimes » serait pour lui à l’origine du genre narratif : […] Peut-être l’idée même de narration (distincte de l’enchantement, de la conjuration ou de l’invocation) est-elle née pour la première fois, dans une société de chasseurs, de l’expérience du déchiffrement d’indices minimes 60.

Le récit mythique L’intrusion du merveilleux dans des faits réels est une caractéristique de certaines narrations populaires. L’une d’entre elles, que le narrateur nous a luimême annoncée sous le « titre » I mazzili, puis I mazzeri, nous a inspiré une étude61 en lien avec la théorie du récit mythique développée par Greimas : […] Une sous-classe de récits (mythes, contes, pièces de théâtre) possède une caractéristique propre qui peut être caractérisée comme la propriété structurale de cette sous-classe de récits dramatisés : la dimension temporelle sur laquelle ils se trouvent situés est dichotomisée en un avant et un après. Cet avant et après discursif correspond à un renversement de la situation qui, sur le plan de la structure implicite, n’est autre qu’une inversion des signes du contenu 62.

En effet, ce récit m’est apparu très vite comme présentant une étrangeté dans la dualité discursive signalée par la dualité sémantique du lexème vaghjim- : 1. le verbe vaghjimà « faire paître les bêtes à l’estive » ; 2. le substantif u vaghjimu « l’automne ». On observe un glissement sémantique de la première partie de la narration à la seconde, l’avant et l’après de la dimension temporelle :

59. Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, 1989, p. 147. (trad. de l’ouvrage original Miti, emblemi, spie, Torino, Einaudi, 1986). 60. Ibid., 149. 61. Mathée Giacomo-Marcellesi, « L’automne corse : les noms et le mythe », Actes du XVIIe Congrès international de philologie et linguistique romanes (Aix-en-Provence, 29 août – 3 sept.1983), Vol. 6, « Variation linguistique dans l’espace », Marseille, Jeanne Laffitte, 1986, p. 351-370. 62. Algirdas J. Greimas, p. 29, in « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », Communications, n° 8, « Recherches sémiologiques. L’analyse structurale du récit », Paris, Le Seuil, 1966, p. 28-59.

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La première séquence du récit étudié correspond à une nuit d’été, au lieudit Sittivà, où un vieux berger aveugle veille à l’estive des chèvres, assisté de son petit-fils adolescent. Pour ne pas réveiller celui-ci, le vieillard jette des pierres dans l’enclos pour s’assurer que les chèvres sont encore présentes mais les sonnailles ne tintent pas, ce qui signifie qu’elles se sont échappées. Le jeune berger se lance à leur poursuite à travers la montagne, de lieu-dit en lieu-dit, tel le héros d’un jeu de rôle, et il finit par revenir à la bergerie, où les chèvres sont rentrées depuis longtemps. L’énumération des toponymes permet d’imaginer les paysages dans leur contexte géographique. Ainsi, la course du jeune homme revêt une fonction pédagogique d’appropriation du territoire. Quand il revient à la bergerie, les chèvres sont rentrées depuis longtemps et lui-même tombe malade, victime de la fièvre. Dans cette séquence, divers éléments sont tout à fait réalistes, notamment : – la poursuite des chèvres qui s’enfuient dans la montagne, épisode vécu par bien des bergers63. – les fièvres d’automne qui correspondent au paludisme meurtrier de la fin de l’été. Mais ces éléments confèrent à la narration la signification d’un récit d’initiation. Comme le héros des contes universels, comme le jeune lacédémonien au cours de l’agogé64, le jeune homme doit surmonter des épreuves afin de devenir adulte. Il doit s’acquitter de la course à travers la montagne, en poursuivant le troupeau qui s’éloigne chaque fois qu’il croit pouvoir l’atteindre. Le symptôme de la fièvre peut évoquer la maturité sexuelle, selon la signification repérée par Bruno Bettelheim dans le conte Histoire de celui qui s’en alla pour apprendre à avoir peur65. La deuxième séquence, qui correspond au début de l’automne, voit arriver une petite vieille : di vaghjimu ghjunsi una vicchjuledda. Un premier échange a lieu entre elle et le grand-père qu’elle rassure en des termes mystérieux : le jeune homme ira jusqu’à l’extrême-onction, mais il ne mourra pas car, dit-elle ùn n’ha livatu ch’é di conzula nu calcagnu, « il n’a reçu qu’un coup de racloir sur le talon ». Elle reconnaît ainsi qu’il a été frappé par les « assommeurs » avec qui, de toute évidence, elle a quelques accointances ! Comme elle l’a prédit, le jeune homme va à l’oliussantu, l’extrême onction, mais il finit par guérir à la fin de l’année. Or c’est pendant la nuit de Noël que se transmettent les formules médico-magiques destinées à permettre de soigner les maladies du troupeau dont il va devenir le maître. Trois éléments ont ici une résonance mythique : 63. Jean Dominique Giovannangeli raconte l’épisode qui l’a mené, avec sa mère et son chien, vers la fin du mois d’octobre, « à faire la course à une chèvre qui ne voulait pas se résoudre à quitter la montagne. Pendant deux jours, sous une pluie fine et persistante, nous avons parcouru dans tous sens, les contreforts des aiguilles de Bavella. Nous avancions en dégringolant sous un terrain âpre et pentu. », ibid., p. 125. 64. Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 190. 65. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des Contes de fée, Paris, Laffont, 1976 (trad.).

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1. A vicchjuledda « La petite vieille » évoque pour nous la fée des contes universels. À Cozzano, les mazzeri étaient aussi appelées i fati « les fées »66. Max Caisson relie ce thème à celui des « sibylles » que la culture populaire assimile à des « fées » dans diverses régions de Méditerranée, appelées en Sardaigne janas (du nom de la déesse Diana) ou nanas, ou virghines mais aussi fadas « fées »67: […] certains, appartenant à la culture savante, rejettent les sibylles parmi les fées, c’est-à-dire dans la culture populaire. Cette assimilation aux fées est effectivement prise en compte, à l’époque contemporaine, par le folklore sarde : les fées y sont des janas et les nanas et ce sont des sibylles. Je retiens particulièrement ce trait parce que nous sommes dans une région voisine de la Corse et dont les traditions culturelles et le « style sociétal » sont proches souvent de ceux de la Corse. Au surplus, les récits où apparaissent Salomon et la Sibylle ont été recueillis dans le sud de l’île, c’est-à-dire dans la région corse la plus proche de la Sardaigne et où il existe une longue tradition d’échanges avec l’île voisine tradition qui se reflète d’ailleurs dans l’histoire d’Ors’alamanu 68.

Dans la région de Vérone, remarque Gian Luigi Beccaria, le terme fada désigne à la fois la bonne fée, la sorcière et le crapaud ! 69. 2. A tazza di latti fattu L’offrande du bol de lait caillé correspond à un rite de pacification, comme dans la berceuse du Cuscionu, Ninninà la me diletta, où il est prédit à la petite fille que lorsqu’elle se mariera, la belle-mère viendra sur le seuil de la bergerie au-devant d’elle et lui offrira une pinte de lait caillé en marque de bienvenue. 3. A conzula Le racloir du pétrin est l’instrument utilisé par les mystérieux « assommeurs » pour frapper le jeune homme. Nous en avions souligné la connotation sexuelle dans notre étude de 1983 évoquée ci-dessus. La fonction magique du racloir correspond au mystère de la « lévitation », le gonflement de la pâte du pain. La veille de la cuisson du pain, après avoir pétri la pâte avec un morceau de levain, les femmes formaient les boules, puis les marquaient d’une raie au milieu, avec le racloir, a conzula, appelée conzica dans l’Alta Rocca. Ayant « levé » pendant la nuit

66. Madeleine Vulfranc-Quilichini et ses sœurs, Anne-Marie et Jacqueline Quilichini m’ont donné cette information avec d’autres sur Cozzano, leur village. Qu’elles soient ici remerciées ! 67. Max Caisson, Le génie de la Sibylle, Ajaccio, Albiana, 2003, chapitre 3 « La Sibylle », p. 14. 68. Ibid., p. 13-14. Max Caisson précise, dans le chapitre 1, que le récit où apparaissent Salomon et sa sœur la Sibylle a été recueilli à Figari (ibid., p. 2). 69. Gian Luigi Beccarìa, ibid., p. 83.

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sur les plateaux en bois, i tavulona, les miches étaient enfournées dans le four chauffé avec les fagots de bois que les femmes avaient apportés la veille sur leur tête, et les branches de myrte et d’arbousier ramenés du maquis par les enfants. Ceux-ci avaient leur récompense dès la sortie du four avec les petits pains chauds, i pagnotti en forme de miches rondes pour les filles, i micchetta en forme de fourche pour les garçons, selon une symbolique sexuelle dont nous n’étions que vaguement conscients. La connotation sexuelle du racloir du pétrin intervient dans la légende de A Spusata relatée ci-dessous dans une version qui nous est familière depuis l’adolescence70. Lucie Desideri relate des versions de cette légende qui relèvent les unes de la tradition orale et les autres de la culture savante71. La mise en scène des mazzeri dans les récits de Petru Vellutini nous paraît pouvoir être confrontée, non sans une grande prudence, au « cas » que Carlo Ginzburg a extrait des archives frioulanes du XVe siècle72: et dont nous retraçons ici les grandes lignes. Un meunier de Brazzano, Pietro Rotaro, dont le fils est en train de mourir d’un mal mystérieux, s’adresse à un certain Gasparutto d’un village voisin, réputé pour soigner les victimes d’enchantements. Celui-ci diagnostique un ensorcellement, una fattura. Il confie au père que l’adolescent a été ensorcelé, fatturato, par les sorcières, mais que les « vagabonds », i benandanti, l’ont tiré des mains desdites sorcières et que si cela ne s’était pas fait, il serait mort. Il récite la formule de guérison. Pressé par le prêtre Don Bartolomeo Sgabarizza d’en dire davantage, il raconte qu’il a été forcé de participer avec les sorciers, tous les jeudis des quattro tempore73, à des fêtes nocturnes rassemblant des personnes originaires de Iassico, Gorizia, Civiltade, et même de la région de Vérone, pour danser, sauter, boire et manger, chevaucher des animaux, etc. : les femmes fouettaient les hommes avec des branches de sureau, les hommes n’avaient entre les mains que des branches de fenouil74. Or dans la tradition populaire, le sureau symbolise le pouvoir maléfique des sorcières alors que le fenouil éventuellement associé à l’ail, possède des vertus

70. « Un seigneur de la Cinarca est tombé amoureux d’une jeune bergère et il vient la chercher pour l’épouser, accompagné du cortège rituel. En quittant la pauvre cabane de sa mère, la jeune fille tient à tout emporter mais en cours de route, elle s’aperçoit qu’elle a oublié le racloir du pétrin, ce qui lui est insupportable, pour une raison mystérieuse. Elle oblige le cortège nuptial à faire demi-tour. Quand elle repart après avoir pris le racloir, sa mère la maudit en formulant le vœu qu’elle soit pétrifiée puisqu’elle a un « cœur de pierre ». Aussitôt, dans un violent orage de foudre, d’éclairs et de tonnerre, le cortège nuptial est pétrifié, transformé en une chaîne rocheuse appelée A spusata au-dessus de Vico ». 71. Lucie Desideri, « La fiancée au racloir », in Caisson Max et alii, La griffe des légendes : La Corse, mythes et lieux, Cahiers d’anthropologie, n° 5, Corte, Museu di a Corsica, 1997, p. 28-30. 72. Carlo Ginzburg, I benandanti. Ricerche sulla stegoneria e i culti agrari tra cinquecento e seicento, Torino, Einaudi, 1966, chapitre 1, « le battaglie notturne », p. 3-52. 73. C’est-à-dire le premier jeudi des mois d’août, novembre, février et mai, censés correspondre au début de chacune des « quatre saisons ». 74. Ibid., p. 3-4.

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thérapeutiques et permet d’éloigner les mauvaises sorcières75. Pietro Rotaro et le curé Sgabarizza en déduisent, après le récit de Gasparotto, qu’il existe deux sortes de sorciers, i boni et i malvagi : […] Stregoni, i benandanti, ma stregoni boni, afferma lo Sgabarizza, che cercano di difendere i bambini o le provviste delle case dalle insidie degli stregoni malvagi. Fin d’ora, i benandanti ci appaiono sotto il segno di una contradizione che modellerà profondamente la loro vicenda secolare76.

Entre les mauvais sorciers et les bons sorciers, il s’est opéré une fusion de sorte que les benandanti, qui étaient à l’origine de « bons » sorciers luttant contre les mauvais sorciers pour la protection des moissons, des enfants, des provisions, sont devenus tour à tour « bons » ou « méchants ». Ainsi s’est installée une ambivalence fondamentale qui peut être repérée, à partir d’indices très ténus, chez les mazzeri corses. Ces derniers se déplacent avec des tiges d’asphodèle dont la forme évoque d’ailleurs une épée ou une lance. À propos d’une des maladies des troupeaux, la terrible morti faddata ou fatata, « la péritonite », Petru Vellutini dit qu’on ne connaissait pas son origine mais qu’on l’attribuait au petit grain que l’on sortait de l’extrémité de la tige d’asphodèle, u turrizzulu di u tarabeddu. Le découpage séquentiel du récit corse appelé par le narrateur I mazzeri nous permet de mettre en évidence une dimension anthropologique que vient conforter la confrontation avec les travaux de Carlo Ginzburg. En retrouvant un mythe universel à travers un récit concret fortement ancré dans les conditions existentielles d’une région particulière, correspondant à l’expérience quotidienne du merveilleux vécu dans une communauté donnée, on comprend mieux la puissance évocatrice d’une narration qui, bien au-delà de l’anecdote, révèle une singulière fécondité au plan de l’imaginaire.

Le charme de la narration Notre approche de ces récits est caractérisée par l’importance accordée d’un point de vue linguistique et anthropologique à la spontanéité de l’oralité, bien qu’il ne soit pas possible d’en donner une étude prosodique comme dans de précédentes recherches77. 75. Ibid., p. 39. 76. Carlo Ginzburg, Ibid., p. 8 : « Sorciers, les benandanti, mais bons sorciers, affirme Sgabarizza, qui s’emploient à défendre les enfants ou les provisions des maisons contre les embûches des mauvais sorciers. Dès lors, les benandanti nous apparaissent sous le signe d’une contradiction qui modèlera profondément leur aventure séculaire » (nous traduisons). 77. Mathée Giacomo-Marcellesi, « Les voix de la Cendrillon corse. Etude prosodique d’une version corse du conte », in Faits de langue, n° 13, « Oral-Ecrit : Formes et Théories », Gap-Paris, Ophrys, 1999, p. 77- 89.

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Les principes adoptés pour la transcription du texte corse suggèrent autant qu’il est possible la prononciation et le rythme du narrateur, ainsi que les caractéristiques énonciatives des récits : les inflexions émotives, les interjections, les hésitations, les répétitions, les retours en arrière, etc. Le même souci d’authenticité a guidé la traduction qui peut surprendre par ce parti pris de fidélité à la dimension affective et familière de l’énonciation, au détriment des contraintes formelles habituelles. L’énonciation Le narrateur a conscience d’être un témoin exceptionnel, de par son grand âge et sa riche expérience. Il souligne souvent sa bonne foi et la fiabilité de ses propos par des affirmations réitérées ié, ié, ié ! ou des expressions qui ponctuent les récits : n’anima !, à veru !, ascoltami bè !, etc. Le récit est rythmé par certaines constructions au discours direct ou indirect qui le posent en tant que locuteur : v’aghju da dì, ou d’autres qui lui permettent de préciser les modalités d’accès à l’information qu’il relate. Le narrateur recourt à des constructions formées à partir du verbe dì, au passé simple ou à l’imparfait. Fréquentes sont les formules comme dissi chi « on a dit que » ; dicìani chi « on disait que » ; dici chi dissi « on dit qu’il a dit ». Ces modalités langagières caractérisent la forme d’énonciation appelée « l’énonciation médiatisée »78. […] Lorsque l’information est obtenue par voie médiate, elle recouvre des faits obtenus par ouï-dire ou encore des faits inférés ou reconstruits à partir d’indices : il peut s’agir de faits mythiques ou légendaires, ou encore de faits rêvés.79

Les énoncés sont parfois appelés « médiatifs » quand ils sont grammaticalisés, exprimés par des marqueurs spécifiques comme c’est le cas dans diverses langues (albanais, arménien, turc, etc.). L’alternance entre « discours indirect » et « discours direct » est importante car des prises de parole directes du narrateur ou d’un des protagonistes se glissent souvent dans le récit. Ainsi, relatant un épisode de la guerre, Petru Vellutini rapporte l’ordre des officiers demandant que des compagnies de volontaires montent voir ce qui se passe dans le fort illuminé pendant la nuit alors qu’il avait été abandonné par les Allemands. Le commentaire est ironique : I vuluntari, i truvareti ! « Les volontaires, vous les trouverez ! ». Parfois, le passage au discours direct s’accompagne 78. Zlakta Guentcheva, L’énonciation médiatisée, Bibliothèque de l’information grammaticale, 35, LouvainParis, Peters, 1996. 79. Ibid., p. 7.

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d’une évocation gestuelle, ainsi quand son père met en garde le bandit Culumbeddu venu lui annoncer son intention de se livrer : Tandu, Babbu si leva é dici :- Fà attinzioni à ciò chi tu faci ! À plusieurs reprises au cours du récit, Petru Vellutini se pose comme représentant d’un groupe social défini, dont les membres sont ses égaux, ses pairs. Il assume ainsi le statut d’« énonciateur collectif » défini par Catherine Kerbrat-Orecchioni : […] Même s’il reste vrai qu’un énoncé est en général pris en charge par un locuteur individuel, il est également vrai qu’à un autre niveau d’analyse, l’énonciateur peut être représenté comme le porte-parole d’un groupe social, d’une instance idéologico-institutionnelle »80

L’emploi de la 1re personne du pluriel des formes pronominales et verbales traduit le sentiment d’être le porte-parole du groupe des bergers (énoncés 1 et 2) ou du groupe des Poilus (énoncés 3 et 4) : (1) Érami tutti chjam’ é rispondi i pastori […] (2) Quandi no’jùnsimi in Prupurì […] (3) Quandi no’jùnsimi à u fronti […] (4) Joffre ha dittu :- Ci vol’ à parà !- É parétimi ! Le recours à la 2e personne du pluriel de courtoisie implique l’interlocuteur, considéré comme actant d’événements pourtant anciens : (5) Si vo ùn n’àiati micca granu o orzu’n casa […] (6) Chjamàiati a casa culà, l’ajenti ! Era cusì ! Le tutoiement peut aussi contribuer à l’implication de l’interlocuteur, quand celui-ci est la fille du narrateur : (7) Part’ é più, quandi ghjé falàia da a muntagna o chi tu cuddài quì […] (8) Vedi chi sé libara di fatt’un ortu, nudda paghi ! L’emploi de la 3e personne du pluriel utilisée équivaut à une tournure impersonnelle, le verbe étant à l’imparfait de l’indicatif. (9) Cuddàiani, s’impìani u so fiascu […] Les formules rituelles Les formules rituelles qui désignent les personnes défuntes comportent deux adjectifs tintu/a et povaru/a, dont le sens courant est « malheureux », « infortuné ». L’adjectif tintu/a est généralement expliqué en référence à la teinture des vêtements qui signale le deuil. Il peut aussi être expliqué en référence au malheur de quelqu’un

80. Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation, Paris, Armand Colin, 1988, p. 100 et 183.

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qui a été « mal baptisé », plongé insuffisamment dans l’eau baptismale et restant ainsi sous l’emprise du démon81. L’adjectif povaru/a s’explique aisément et son équivalent français connaît le même emploi. L’adjectif povaru/a/i est employé suivi du prénom pour désigner des personnes défuntes sans lien avec la famille : u povaru Silvestru, u povaru Ghjuvanni Mori, u povaru Lucianu, u povaru Niculinu, etc. L’adjectif tintu/a/i est employé comme simple qualificatif pour désigner des défunts liés à la famille ou qui n’ont pas de lien direct avec elle : i tinti zii, a tinta Zia Rosa, u tintu Zi’Juvan Palleddu, u tintu Zi ‘Jaseppu Ficareddu, u tintu Birraldinu, u tintu Capaccionu, u tintu Marcu Maria, u tintu Zi Santu, u tintu Zi ’Jacumu Munduloni, etc. Pour désigner des parents proches comme le père, la mère, le grand-père, l’adjectif tintu/a intervient dans une construction du type u tintu di Babbu (2 fois), a di Mamma (2 fois), u tintu di Missiavu (2 fois). L’adjectif tintu/a subit une transformation syntaxique par nominalisation qui permet d’exprimer le rapport de parenté entre le narrateur et le référent. L’énoncé u tintu di Babbu désigne le père du narrateur, u tintu babbu désigne le père de quelqu’un d’autre. La transformation correspond à la formule : art. + adj. qual. + N parenté > Art. + N1 qual. + prép. + N2 parenté Le type *u povaru di me frateddu semble impossible. En revanche, la construction u puvarettu di + N apparaît deux fois : u povarettu di Missiavu, u puvarettu di me frateddu. La suffixation avec le diminutif -ettu permet la transformation nominale. Il arrive que le défunt soit évoqué par le simple énoncé u puvarettu, sans précision explicite de son identité. Le défunt peut en effet être identifié tacitement grâce au contexte, dans un cercle social familier. Il est possible que dans une représentation mentale collective qui relève du « tabou », la prononciation du nom d’une personne morte étant susceptible de la « convoquer » parmi les vivants, et d’en provoquer des effets néfastes qu’il convient de conjurer. Les termes d’adresse Parmi les termes d’adresse, il y a lieu d’inclure les formules caractéristiques du vocatif, la particule o suivie du nom tronqué : o zi’!, o cucì !, o cumpà ! Les termes de parenté ziu, cucinu, cumpari, qui équivalent à « oncle », « cousin », « compère » ont une connotation de courtoisie familière comme dans bien des langues du monde. Certains termes d’adresse sont des hypocoristiques affectueux, comme u me chjucu « mon petit », u me citriolinu « mon petit cornichon », par lesquels les grands-pères s’adressent à leur petit-fils. 81. Tullio De Mauro, m’avait suggéré en 1964, à l’université de Roma-La Sapienza, cette hypothèse inspirée des travaux du philosophe et philologue romaniste Antonino Pagliaro dont il fut le disciple.

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Nous relevons un indicateur sociolinguistique dans la formule d’adresse, figliolu meu, par laquelle, selon le narrateur, le sgiò de Bicchisanu s’est adressé à son père Ghjuvan’ Antonu. Malgré la connotation affectueuse dans sa condescendance, cette expression « toscanisante » reflète u parlà à l’ingrandi, u parla à bucca piena, qui différenciait la façon de parler des riches propriétaires, et celle des bergers-cultivateurs dans cette société fortement hiérarchisée. Anthroponymes et toponymes Nous notons quelques surnoms de familles dont la motivation est parfois évidente, mais pas toujours ! I Barreddi (dont le patronyme officiel est Tafanelli), I Capaccioni, I Squizziddoni, etc. Certains surnoms concernent un seul individu, comme Ficareddu82, Malandrinu83, Maccareddu84, etc. Le nom propre constituait un « énoncé mythique minimal » et aussi un moyen de reconnaissance entre familiers : […] I nomi, veri e propri microracconti, riassumevano i miti fornendo un potente strumento d’identificazione, che escludeva l’estraneo : una funzione svolta parallelamente dalle genealogie non mitiche85

Le charme des récits tient aussi à l’énumération des toponymes qui les scandent comme nous l’avons vu pour le récit du jeune berger, avec une force de suggestion née des entrelacs sémantiques entre métaphore et métonymie constamment à l’œuvre dans la langue. Tout à fait repérables sur les cartes d’état-major (cf. annexe I), les toponymes se réfèrent aux cultures ou à une activité artisanale : Vignola « La petite vigne », I Mulina « Les Moulins », etc. D’autres noms de lieux-dits correspondent par métaphore à des reliefs aux formes suggestives que l’érosion a façonnés : un instrument de ferronnerie pour le rocher appelé L’Alcudina « l’enclume » (et par métonymie la chaîne montagneuse), des animaux Lionu « Lion », Muntonu « mouton », Sittivà « Sept vaches », ou enfin des amoncellements rocheux aux allures de forteresse, Castiddari, Castiddaracciu, etc. Certains toponymes renvoient enfin à des noms de saints, comme Chircu, du nom du « patron » de Cozzano. D’autres toponymes correspondent à des anthroponymes connus comme le lieu-dit Giacomini, ou d’autres qui le sont moins comme Manghacasgiu 86 : quand Petru dit quiddi di Manghjacasgiu, ce

82. Surnom dérivé de fica, « figue », figuer », et signifiant sans doute « petit figuier ». 83. « Malandrin », surnom de Chiaroni, qui prend des libertés avec la règle militaire. 84. Maccaredda : « bouillie de farine de châtaignes », pour désigner quelqu’un de mou. 85. Carlo Ginzburg, Occhiacci di legno, Milano, Feltrinelli, 1998, p. 70 : « Les noms, véritables micro-récits, résumaient les mythes en fournissant un puissant instrument d’identification, qui excluait l’étranger : une fonction développée parallèlement par les généalogies non mythiques. » (Nous traduisons). 86. Gerhard Rohlfs Grammatica stroica della lingua italiana e dei suoi dialctti, 3 vol., Torino, Einaudi, 1968. Le linguiste cite le nom, attesté au XIIIe siècle, d’un certain Henricus Manduca caseum « Henri Mange fromage » (Rohlfs § 999, repris par Chiorboli 188).

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nom apparaît comme un toponyme, mais ce pourrait être aussi un patronyme. Dans les Atti fatti in visita, il est fait état du patronyme de deux frères Fozzano87. Syntaxe : la force de la parataxe Du point de vue syntaxique, il faut signaler la tendance à la parataxe qui intervient dans divers énoncés auxquels elle confère une sorte de densité poétique : a bituccia llu latti, a brusta llu focu, ni tempi llu povaru Dumenicu, etc. On la retrouve dans divers toponymes : u traghjettu llu Campustacciu, u pontu llu Corbu, Petralloru, etc. Cette construction est considérée parfois comme un phénomène d’agglutination entre la préposition di et l’article lu, ou la en faisant référence à quelques occurrences dlu, dla qui interviennent dans les poésies de Paul Mathieu de la Foata. Mais comme nous l’avons montré dans une étude déjà ancienne, il s’agit d’une construction autonome qui correspond à la survivance d’une structure syntaxique romane, attestée en ancien français ainsi que dans les formules figées en toscan et dans des toponymes corses (Campoloro, Bucca ll’oru, etc.). Elle résulte de la mise en relation de deux syntagmes nominaux par juxtaposition : le second terme, qui est subordonné au premier, est introduit par l’article défini à la forme forte. Les chansons de Ghjuvann’ Andrìa Culioli en offrent de nombreuses occurrences dont L’Orriu lli Culioli, « L’Orriu des Culioli ». Plus récemment, cette construction est magnifiée dans la poésie de Ghjacumu Biancarelli, où elle est récurrente dans de nombreuses poésies88. Une autre tendance à la parataxe est celle qui associe des énoncés dont l’un est subordonné de l’autre, sans que cette dépendance soit signalée par un connecteur : ghjunti vo érati à a muntagna *ghjunti chi vo érati bisogna tu mi piddi dino’ i me pécuri *bisogna chi tu mi piddi i me pécuri Cette structure était fréquente en latin populaire, elle a été amplement étudiée à travers les inscriptions et les textes d’auteurs comme Plaute89. Les langues romanes, dans la première phase de leur histoire, ont connu aussi une large diffusion de la parataxe. L’émergence de connecteurs de plus en plus affinés correspond aux exigences du parler logique, affectivement neutre, en relation avec le développe87. Atti fatti in visita, cf. supra, note 33. 88. Ghjacumu Biancarelli, A tempara lli ghjorna : priciduta da A Cantata lli Tsinni russi, Centu’e vada, Scanduli e putacciuli, Cù a notti vinta : accolta di puesii, 1979-1987, Ajaccio, La Marge. 89. Pavão Tekavčić, Grammatica storica dell’italiano, 3 vol., Bologna, Il Mulino, 1972, vol. 2, « Morfosintassi, », § 1234.

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ment des textes écrits et des textes formels. En revanche, le parler spontané confie souvent l’expression de la subordination à la juxtaposition soutenue par le schéma intonatif et prosodique.

Il est temps de laisser la parole au conteur des récits dont il est le héros. De nouvelles analyses pourraient être développées à propos des différents aspects que suggère la narration. À partir d’un vague pressentiment ou de l’intuition d’un détail, au hasard d’une anecdote, sous l’insistance obsédante d’un simple mot, c’est tout un écheveau qui se dévide, des pistes qui se dessinent comme autant de fils d’Ariane. À travers les récits, nous découvrons des pans entiers de connaissance de l’histoire, de l’ethnologie, de l’anthropologie corses auxquels le narrateur nous donne accès, bien qu’il n’ait pas pu lui-même bénéficier de l’école, comme il l’a dit à plusieurs reprises. Il a conscience d’être un représentant des classes subalternes, mais il sait qu’il est riche d’une longue expérience, la sienne et aussi celle des générations passées dont il a hérité. Ce patrimoine relève de différents domaines de connaissance qui constituent son univers, pour la transmission aux générations à venir.

Petru Vellutini à 100 ans.

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Petru Vellutini nu 78, incù i so arcibisfiddoli pa i so cent' anni !

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1 I pastori

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I C A PA N N I

1. 1. I capanni I capanni, v’aghju da dì, érani veri mischini ! Chi v’aghju da dì, ghjeu sò’ntrutu nu caseddu cupartu di mattona à sett’o ott’anni, era dighjà beddu maiori, érami dighjà cinqui di famidda, cinqui ! C’era’jé’, Dumenicu, Mattalena, Palleddu, é Marcucciu ch’era tamantinu ! Érami cinqui di famidda quandi no sèmu’ntruti nu caseddu cupartu di mattona. Érami prima na capanna cuparta di flaschi, di padda, o n’importa chi. Chi vo ùn cridiati micca ch’edda ci fussi una tenda com’eddi si facin’avà, par istà in campagna ! Era cuparta di flaschi ! É a vita chi si minàia tandu, si vo ùn àiati micca granu, o orzu’n casa, eh bè ! Ùn avarìati ch’é a farina castagnina o n’importa chi chi vo buscàiati da par vo, a macinàiati. U restu, ùn si manghjàia micca, mirè, in Corsica ! É vi digu, quand’edd’hè cuminciata à corra a farina, ghjeu, t’aia à u mancu quindici anni passati ! É micca’n quantità ! Ma infini, si vo t’àiati un marcanti quand’eddu vinìa sett’o ottu balli da a farina, s’eddu vi pudìa dà una balla’ntrea, a vi daghjìa, se vo àiati una cunniscianza incù un marcanti, via, in paesi. Chi u restu, l’orzu, si vo l’àiati da par vo, a sapeti com’edda si facìa ? Quandi l’orzu era spicatu maturu, ch’eddu cuminciàia à sbiancà, via, annant’à a maturazioni, si taddàia incù a falci, si mittìa annant’à i cantona, à l’asciuttu, à siccà. Quand’ edd’era seccu, si sciuglìa é si purtàia à u mulinu, mirè ! Micca ch’é l’aghi mai fatta eu, ci sèmu trovi, ringraziend’à Diu, d’ùn avé avutu bisognu ! Ma l’aghju visti in grossu, mirè, chi facìani ss’affari chìvi, par succòrrassi, par manghjà, parchì vinuta a statina, era scarsa, tuttu ciò chi vo àiati ramassatu, ùn n’àiati più, quidda farina castagnina, ùn àiati più, era furnita. I pomma, ùn mancàiani mai, sempri, sempri, ùn c’era micca bisognu di falà n’ortu, si facìa bè prumaticci, d’aprili, ni campagni, i manghjàiami

1. Les bergers 1. 1. Les cabanes Les cabanes, je dois vous dire, elles étaient bien misérables ! Je dois vous dire que moi, je suis entré dans la maisonnette au toit de tuiles à l’âge de sept ou huit ans, j’étais déjà grand, nous étions cinq enfants dans la famille, cinq ! Il y avait moi, Dumenicu, Mattalena, Palleddu, et Marcucciu qui était tout petit ! Nous étions cinq enfants dans la famille quand je suis entré dans la maisonnette au toit de tuiles. Nous étions d’abord dans une cabane couverte de branchages ou de paille, ou de n’importe quoi. Ne croyez pas qu’il y avait une tente comme celles qu’on fait maintenant, pour habiter à la campagne, elle était couverte de branchages. Et la vie qu’on menait alors, si vous n’aviez pas de blé, ou d’orge, eh bien ! Vous aviez seulement la farine de châtaigne que vous vous procuriez vous-même, vous la mouliez, sinon, on ne mangeait pas en Corse, vous savez ! Et je vous le dis, quand la farine a commencé à circuler, moi,

j’avais plus de quinze ans au moins, et la farine n’était pas en grande quantité ! Mais enfin, si un marchand apportait sept ou huit balles de farine, s’il pouvait vous donner une balle entière, il vous la donnait. Pour le reste, l’orge, si vous en aviez… Vous savez comment on faisait ? Quand l’orge commençait à mûrir, quand il commençait à blanchir, on le coupait avec la faux, on l’étalait sur les rochers, pour sécher. Quand il était sec, on le démêlait et on le portait au moulin ! Non pas que je l’aie fait, nous avons eu la chance, grâce à Dieu, de ne pas en avoir besoin… Mais j’en ai vu beaucoup, vous savez, qui faisait cela, pour manger parce que quand l’été arrivait, c’était la pénurie, tout ce que vous aviez ramassé, vous ne l’aviez plus, la farine de châtaignes, il n’y en avait plus, elle était épuisée… Les pommes de terre, elles ne manquaient jamais, jamais, jamais ! La pomme de terre était précoce, dans les campagnes. On les mangeait à la Saint Jean. Les pommes de terre ne nous ont jamais manqué, et les haricots secs non

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in San Ghjuvanni, i pomma, ùn ci sò mancati mai tandu, é u fasgiolu seccu. Quiddu, u facìami da par no. Avaraghju manghjatu ancu u pan’di l’orzu, bensì, ma fammi, ùn aghju mai cunnisciutu ! Mai mai ! Ma aghju visti quiddi ch’andàiani à a robba, andàiani à a robba é ùn manghjàiani ch’é a mani, à deci ori, é ghjunghjiani à manghjà a suppa. Nò, nò ! U nostru pizzucchju du u pani, sarà statu ch’é un pezzu tamantu, ma l’avìami sempri ni stacchi, o d’orzu o n’importa chi ! Fammi, ùn n’emu mai avutu, nò ! Quandi no ’jùnsimi no quì, c’era u povaru Lucianu chìvi, u puvarettu di babbu in ssa casa chìvi ch’eddu s’àia fattu, é u tintu Zi’Jaseppu Ficareddu. C’erani i Capaccioni, in Calò, érami tutti chjam’é rispondi, i pastori, chìvi, à vicinu ! Si vo avìssiti da sorta, chjamàiati a casa culà, l’ajenti ! Cusì erani i pastori nanzi, mirè ! C’era a nostra lattarìa, una casa quì, da sott’à u stradonu. Ùn piddàia ch’é i pécuri, u Roquefort ! No t’avìami i vaccini, i pécuri, i capri. Da i capri à i sgiòcchi, hè listessi ! U veru termunu corsu era i capri, ùn era micca i sgiòcchi, né tant’affari ! S’hè cuminciat’à dì sgiòcchi à me tempi, à me tempi ! Ch’edda fussi ancu ch’é dui chi vo avìssiti na casa, in paesi, ch’edda fussi n’importa chi, à me tempi, era a capra ! Dopu nò, dopu, dino’ chìvi, si dicìa i bandi di capri é i sgiocchi pa l’altri !

1. 2. A muntanera Da Taravu, da Portipoddu, c’erani molti ch’erani Palnicacci é cuddàiani’n Palneca. C’erani quiddi ch’erani’n Cuzzà. Ma ci n’era’n grossu chi muntanàiani quì, cu i so bestii, é à sittembri, falàiani’n piaghja, dund’edd’era u so pasciali, via ! Ma u restu, si ni cuddàiani’ni muntagni più vicini, quiddu ch’ùn àia micca un allòghju un pocu

plus. Nous les faisions nous-mêmes. J’ai peut-être mangé aussi du pain d’orge, mais la faim, je ne l’ai pas connue. Nous étions une famille, sans mentir, telle que je n’ai jamais connu la faim. Jamais, jamais ! Mais j’ai vu ceux qui allaient et qui ne mangeaient que le matin, à dix heures et ils attendaient jusqu’à la soupe. Non, non ! Notre petit morceau de pain, ce n’était qu’un petit morceau comme ça, mais nous l’avions toujours dans la poche, pain d’orge ou n’importe quoi. La faim, je ne l’ai jamais connue, non ! Quand nous sommes arrivés ici, il y avait le pauvre Lucianu, notre pauvre père dans cette maison ici qu’il avait construite lui-même, et le pauvre Ghjaseppu Ficareddu. Il y avait les Capaccioni de Qualò, nous étions tous à portée de voix, les bergers, ici, tout près. Si vous sortiez, vous appeliez les gens de la maison là-bas. C’était comme ça, les bergers, autrefois, vous savez ! Il y avait notre laiterie, une maison ici, au-dessous de la route. Roquefort ne prenait que le lait de brebis ! Nous avions les

bovins, les brebis, les chèvres. Capri et sgiòcchi, c’est la même chose. Le vrai terme corse était capri, ce n’était pas sgiòcchi ! On a commencé à dire sgiòcchi de mon temps ! Même s’il n’y en avait que deux à la maison, ou n’importe quoi, de mon temps, c’était capra ! Après, ici aussi, on disait capri pour les chèvres en troupeau et sgiocchi… 1. 2. La transhumance Du Taravo, de Portopollo, il y en avait beaucoup qui étaient de Palneca et qui transhumaient à Palneca. Il y avait ceux qui étaient de Cozzano. Mais il y en avait beaucoup ici, qui transhumaient à la montagne avec leurs bêtes et en septembre, ils descendaient à la plaine, là où était leur pâturage, allez ! Mais pour le reste, ils transhumaient dans des montagnes plus proches, et ceux qui n’avaient pas d’habitation un peu plus stable à la montagne ou qui n’avaient qu’un lopin de terre, ils

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più stàbuli ’ni muntagni, oppuri chi t’avìa calchi cantareddu di tarrenu é si facìa fà u so ortu, in quiddu cantareddu di tarrenu. Ancu da Portipoddu, cuddàiani’n Palneca, cuddàiani’n Cuzzà, cuddàiani’n Ciamanaccia, s’addipindìa u paesi ch’idd’era, via ! Ma u restu nò, si pisàiani à a muntagna parchì in piaghja ùn ni staghjìa nimmu ! À mé tempi, hè statu abitatu Purtipoddu, stat’é’nguernu, s’era dighjà imbiancata a barba, a vi digu eu, quandi edd’ani cuminciat’ad allughjà à Portipoddu ! Sèmu stat’un famidda, senza bùrrula, ch’ùn aghju cunnisciutu fammi ! L’aghju visti chi falàiani à taddà u granu da a mani à a sera, a biada da i paesa quì, da Macà, da Pitretu, da tutti i parti, da tutti i parti quì i taddadori, chi in piaghja, vinìa più prestu a biada, à un bacinu di granu eri pagatu, é à dui bacini d’orzu a’jurnata. É c’erani, ss’òmmini, eccu ! S’edd’ùn truvàiani micca, u dàiani, cuddatu, à un bacin’é mezzu di granu. A cummuna t’ha un pezzu di pianu, é po’, quantunqua, andàiani à travaddà annant’à l’altri. Ma ùn ci ni staghjìa micca ! A prova, un c’era ch’é una funtana, versu Ulmetu, versu a Torra di Micaloni. Culà, c’era una funtana, era mischina. Part’é più, quandi ghjé falàia da a muntagna, o chi tu cuddài quì, in paesi, era à a funtana d’Altisgiula, culandi’nghjò, à a funtan’ di u Piuvonu, in Bicchisgià, ch’iddi s’impìiani u so fiascu, erani fiaschi chi tinìani ancu tredici litra, i purtàiani annant’à i cabriulè, o annant’à i samera, o n’importa comu, finch’eddu dàia quiddu fiascu, ùn busgiàiati da culà, vidìati quidd’acqua ! Ùn vi n’era micca, in piaghja, acqua, ùn vi n’era micca, micca solu quì, ma pidd’à Tavaria, pidda tutti i piaghji, ùn vi n’era micca, acqua ! Quì, hè ghjuntu unu à surdà l’acqua, v’aghju da dì, ‘na muntagna di Pitretu é’na muntagna di Macà, a più bedd’acqua, a più distillata, era ni Rinàcchjuli, ùn ani trovu ch’é i Rinàcchjuli. A più lebbia, a più salutévuli, era quì, di I Rinàcchjuli, sola-

se faisaient faire leur potager, sur ce lopin de terre. Même de Portopollo, ils montaient à Palneca, ils montaient à Cozzano, ils montaient à Ciamanaccia, selon leur village, allez ! Mais les autres, non, ils montaient à la montagne parce qu’à la plaine, personne ne restait ! Quand Portopollo a été habité hiver comme été, ma barbe avait déjà blanchi, je vous le dis, quand on a commencé à loger à Portopollo ! J’en ai vu qui descendaient depuis les villages d’ici, de Macà, de Petreto, de tous côtés, pour couper le blé, les céréales, du matin au soir. À la plaine, les céréales venaient plus vite. On les payait un décalitre de blé et deux décalitres d’orge, pour la journée. Ces hommes étaient là, voilà ! Si on n’en trouvait pas, on le donnait, après la récolte, pour un décalitre et demi de blé. La commune avait un morceau de plaine, et puis, ils allaient labourer chez les autres. Mais ils n’y restaient pas, la preuve c’est qu’il n’y avait qu’une fontaine vers Olmeto, vers Torra de Micaloni. Là-bas, il y avait une fontaine, bien pauvre.

Le plus souvent, quand on descendait de la montagne ou qu’on montait ici, au village, c’était à la fontaine d’Altisgiula et à la fontaine de Piuvonu, à Bicchisano, qu’ils remplissaient leur fiasque, des fiasques qui contenaient treize litres. Ils les portaient sur les cabriolets, ou sur les ânes, ou n’importe comment. Jusqu’à ce que la fiasque se remplisse, on ne bougeait pas de là. Si vous aviez vu cette eau ! Il n’y avait pas d’eau, à la plaine, et pas seulement ici, mais aussi à Tavària… Ici, quelqu’un est arrivé pour analyser l’eau, je dois vous dire que dans la montagne de Petreto et dans la montagne de Mocà, la plus belle eau, la plus distillée, c’est celle des Rinacchjoli, ils n’ont trouvé que celle des Rinacchjoli, la plus légère, la plus salutaire ! Seulement quand vous arriviez à la montagne, les eaux étaient toutes bonnes ! Elles étaient toutes bonnes, n’ayez pas aucun doute !

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menti, ghjunti vo érati à a muntagna, l’acqui, erani boni tutti ! Ah ! Erani boni tutti, ùn aghiti pur pinseri !

1. 3. U tarrenu da a cummun’ di Pitretu Ci n’era molti chi t’avìani u so cantareddu é po’ cuddàiani nu so cantucchju, ma u restu, cuddàiani annant’à a cummuna, tutti. Quì, in Pitretu, c’érami no, cuddàiami quì, sopr’à u paesi, à trè chilomatra da u paesi. Ma c’erani quiddi chi cuddàiani, quiddi di Manghjacasgiu, é cuddàiani ancu à quattru o cinqui chilomatra, ‘na vera sarra, cuddàiani, di i Capaccioni, di i Barreddi, di l’Andreani, tuttu quiddu pezzu à a cummun’da a Croci. Alora, a cummun’ di Macà ha datu quiddu pezzu à a cummun’ da A Croci. L’ha presu com’é da Zicavu, à vena quì, come ancu sopra, l’ha datu à a cummun da a Croci. Com’é’n Pitretu, avà, a Bassa Cinghja, diciaremu, ùn hè micca du u valdu’nsù, hè da a cummuna. Vedi chi sé libaru di fatt’un ortu, nudda paghi, eh bè ! Quissa chivi, saria cummunali, ùn c’era ch’é a cummuna, a cummun’di Pitretu ch’ùn l’àiani datu micca. E sà quiddu ch’àia presu quissa chivi ? Era u missiàvu di ssu ginirali di i Culonna d’Istria. Era u merri, u povaru Niculinu. Tandu, da a Bassa Cinghja, si n’erani’junti’na foci, ‘nu valdu. Sò vinuti par fassi i legna, a vàrdia dici : – Ùn si ni faci micca, quì, legna ! Tandu, u povaru Niculinu, ch’era merri, dici : – Alé ! dici, à tal ghjornu, tuttu quiddu chi t’ha bisognu di fassi i legna, à tal’ora, à riunissi in piazza di Funtanonu, ‘na piazza da a funtana. É purtareti a vostra rustaghja, u vostru pinnatu, a piola, par favvi i legna !

1. 3. Le terrain communal de Petreto Beaucoup avaient un lopin de terre et ils montaient sur ce lopin de terre, mais les autres montaient sur le terrain de la commune. Ici, à Petreto, nous montions ici, au-dessus du village, à trois kilomètres du village. Mais il y a en avait qui montaient, comme ceux de Manghjacasgiu, qui montaient à quatre ou cinq kilomètres dans la véritable montagne, comme ceux des Capaccioni, des Barreddi, des Andreani, comme un terrain de la commune de Croce. Alors, la commune de Mocà a donné ce morceau à la commune de Croce. Elle a pris depuis Zicavo jusqu’ici, les maisonnettes, et elle l’a donné à la commune de Croce. Comme à Petreto, maintenant, dans la Bassa Cinghja, comme nous disons, ça ne dépend pas de la forêt domaniale, non, c’est communal. Tu vois que tu es libre de planter des châtaigniers, tu es libre de faire un potager, tu ne paies rien, eh bien ! La commune de Petreto était la seule qui n’avait rien reçu. Et

celui qui l’a obtenu, c’était le grand-père de ces généraux, des Colonna d’Istria. C’était le maire, le pauvre Niculinu. Alors, ceux de la Bassa Cinghja étaient montés au col, dans la forêt, pour faire du bois de chauffage. Le garde forestier dit : – On n’en fait pas, ici, du bois de chauffage ! Alors, le pauvre Niculinu, qui était maire, dit : – Allez ! – il dit – Tel jour, tous ceux qui ont besoin de faire du bois de chauffage, à telle heure, réunion sur la place du Fontanonu, sur la place de la fontaine. Et portez votre gouet, votre serpe, votre hache, pour faire du bois. Ah ! Tous étaient là, il n’a manqué personne, soyez sûre ! Tous sont arrivés, il a ceint son écharpe et il est parti devant. Quand ils sont arrivés dans le maquis, dans la forêt, il dit : – Maintenant, mettez-vous à faire le bois ! Le garde arrive, le garde forestier, il fait son rapport. Alors l’administration l’a convoqué, lui, pour qu’il délimite un morceau

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Ah ! Tutt’ unghjunu, ùn n’ha mancatu nimmu, andèti puri ! Ghjùnsini tutti, si cinsi a sciarpa é partì nanz’ à tutti. Quand’ eddi sò ghjunti ni macchjona, quand’eddi’junsini na furesta, dici : – Avà, lampètivi à fà i legna ! Ghjunghji a vardia, a vardia furesta, faci u so rapportu. Tandu, l’amministrazioni u cunvucheti ad eddu, à disignassi un pezzu pa u paesi. Alora, fù attenti, era merri com’é i merri, v’aghju da dì ! Eddu presi a limitazioni da a cummun’ di Macà à dritta ligna com’é no sèmu no, presi da chivi ad andà à a cummun’ di Casalabriva. Tuttu ciò ch’era ’n fondu du u valdu grossu, pa a cummuna, pa u paesi ! É tutta ssu cummunu chivi, era cummunu chi pudìati piantà un castagnu, pudìati pon’un ortu, vi pudìati pona ancu un dicippu di biada, era tuttu vostru, un àiati da dà né à a cummuna, né à prupiitariu, né à nimmu. Pudìati travaddà senza dumandà à nimmu. Quì, l’avemu sempri cusì, quiddu chi travadda annantu, si pidda tuttu. A sapeti, avà, et’à cuddà é v’ét’à fà un debbiu, par pona a tarra, l’et’a sarrà, l’et’a spiccà ch’edd’ùn c’entri bestii. Parchì, s’eddi c’entrini, a si mànghjani. Hè à caricu vostru di guarantìla ! É po dopu, quandi vo eti cacciatu a vostra biada, l’et’a apra, chi i bestii circulèghjini drentu, et’a fà i caddi, via, chi i bestii circulèghjini drentu. Ùn pudeti micca patrunalu dino’, chi vo aghiti sumari, o vaccini, o n’importa chi, ah ! Nò, nò, nò ! I bèni cummunali, a pascura dev’ essa par tutti ! I sarràiani’n frasca, é àiani cacciatu a so biada, aprìani una caddi quì, una caddi culà, é un’altra culà, chi i bestii currìssini n’unghji loca é sorta pa a caddi. Punìani dui anni, o trè s’eddi vulìani, erani lìbari di pona. Pudìati piantà un castagnu, pudìati pon’un ortu, vi pudìati pona ancu un dicippu di biada, era tuttu vostru, un àiati da dà né à a cummuna, né à prupitariu, né à nimmu. Pudìati travaddà senza dumandà à nimmu.

pour son village. Alors, il a été très attentif, c’était un vrai maire, je dois le dire, il a pris la délimitation depuis la commune de Macà en droite ligne d’ici où nous sommes, il a pris d’ici pour aller jusqu’à la commune de Casalabriva. Tout ce qui était au fond de la forêt, pour la commune, pour le village ! Et sur ce terrain communal, vous pouviez planter un châtaignier, vous pouviez faire un potager, vous pouviez démaquiser pour semer le blé, c’était tout à vous, vous ne deviez rien ni à la commune, ni à un propriétaire, ni à personne. Ici, nous l’avons encore, celui qui laboure prend tout. Vous savez, maintenant, vous allez monter et faire un brûlis, pour ensemencer la terre, vous allez enclore pour que les bêtes n’entrent pas.

Parce que, si elles entrent, elles mangent les cultures ! C’est à vous de protéger. Et après avoir récolté vos céréales, vous allez ouvrir pour que les bêtes circulent. Vous ne pouvez pas vous l’approprier, que vous ayez des ânes, ou des bovins, non, non, non ! Sur les biens communaux, la libre pâture est à tous. Ils clôturaient avec des branchages, ils récoltaient le blé et ils ouvraient un passage ici, un autre là-bas, un autre plus loin pour que les bêtes circulent. Ils semaient deux ou trois ans, ils étaient libres de semer. Vous pouviez planter un châtaignier, faire un potager, semer le blé, tout était à vous, vous n’aviez rien à donner ni à la commune, ni à un propriétaire, ni à personne. Vous pouviez labourer sans rien demander à personne.

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PA S TO R I É S G I Ò I N B I C C H I S G I À

1. 4. Pastori é sgiò in Bicchisgià Bicchisgià l’avìa, u cummunu, u s’ha vindut’à Pitretu. Tutta a parti di Lionu, tuttu Frusconu, era di Bicchisgià. Da a cummuna di Bicchisgià. Com’ edd’ hè stata fatta a Bassa Cinghja ? Diciaremu, u merri àia smizzatu dino’ par Bicchisgià, par fà i legna. Dopu, ùn sò parchì edda fù, ùn àia più. Cuddàia listessi à fassi i legna, quiddu chi cuddàia, u lacàiani fà, ma a cummuna ùn n’àia più. Zì Carrulu chi travaddàia annant’à u sgiò Ghjaseppu, u chjamàiani u pastori di i Pitrini. U tintu Zì ’Jacumu Munduloni, chì travaddàia’ndé i Pinchi, ‘ni Castiddara, era u pastor’ di i Pinchi. In Bicchisgià, c’erani i servi di i sgiò, a famidda Pitrini t’àia a so serva ’n casa. In Bicchisgià, c’era a torra suprana, a torra suttana, é a torra mizzana. A prima torra era di i Bugni, chi si ni sò andati tutti, dopu a torra di mezzu, i Culonna d’Istria, a torra suprana, i Culonna d’Istria. I veri famiddi di i Culonna sò di Bicchisgià, i Bugni sò vinuti dopu, v’era calchi donna di i Culonna. U pastori mittìa i bestii, é dopu, daghjìa a mità, a mità à u prupiitariu, a mità di l’agnedda, a mità di i pécuri, quand’ é li vindìa, tuttu. I bestii, l’avìani tutt’unghjunu. Babbu era pastori, t’àia sei fiddoli masci, ùn ci ha inviati micca à a scola, ùn èmu vistu ch’é di i pécuri é di i capri. Alora, quiddu chi s’hè spiccatu da Babbu, quand’eddu s’hè maritatu, si n’hè andatu, s’hè cullucatu da par eddu.

1. 4. Bergers et sgiò à Bicchisano Bicchisano l’avait, le terrain communal, et puis elle l’a vendu à Petreto. Tout Lionu, tout Frusconu était à Bicchisano. À la commune de Bicchisano ! Ce qui s’est passé pour la Bassa Cinghja ? Nous dirons ceci : le maire avait tracé une ligne qui passait par Bicchisano, pour que les bergers puissent faire le bois de chauffage. Après, je ne sais pas pourquoi, Bicchisano n’en avait plus. Ils montaient quand même faire du bois de chauffage, celui qui montait, on le laissait faire, mais la commune n’en avait plus. Zi Carrulu, qui travaillait sur les terres du sgiò Ghjaseppu, on l’appelait le berger des Pitrini. Le pauvre Zi ’Jacumu Mondoloni, qui travaillait chez les Pinchi, à Castiddara, c’était le berger des Pinchi. À Bicchisano, il y avait des serviteurs chez les sgiò, la famille Pitrini avait sa servante à la maison.

À Bicchisano, il y avait la tour supérieure, la tour inférieure, la tour moyenne, la première aux Bugni qui sont tous partis, celle du milieu aux Colonna d’Istria, et la supérieure, aux autres Colonna d’Istria. Les familles Colonna sont de Bicchisano, les Bugni sont venus après, il y avait des femmes des Colonna. Le berger mettait les bêtes et puis il donnait la moitié au propriétaire, la moitié des agneaux, la moitié des brebis quand il vendait tout. Les bêtes, ils en avaient tous, notre père était berger, il avait six garçons, il ne nous a pas envoyés à l’école, nous n’avons vu que celle des brebis et des chèvres. Celui qui s’est séparé de notre père, il s’est marié, il s’est casé tout seul.

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A

’ J U N TA

IN PRUPURÌ

1. 5. A ’junta in Prupurì Quandi no’jùnsimi no, ch’é’ ùn àia ch’é ott’anni, quandi no sèmu ’junti in Prupurì, ci spicchétimi da i Barreddi, chi nanzi, érami ’ndé i Barreddi. No staghjìami’n una capanna é i tinti zii staghjìani nu caseddu, un casidduchju. Quand’edd’ hè mortu u tintu di Missiavu, Babbu si spiccheti da i Barreddi, chi nanzi, ùn l’avarìa micca lacatu spiccà, u povarettu di Missiavu, à rapportu chi i tinti zii ùn erani micca tagliati par isbrugliàssi’n arbatichi, ‘ni còsi […], dici : – Tu chi sé più sbrugliatu, ùn ti spiccà micca ! Infini, quand’ edd’hè mortu, Babbu s’hè spiccatu. É sèmu’junti’n Prupurì, ghjé da ott’anni, sèmu’junti cun sedici sgiòcchi é una trentina di pécuri é trè vacchi é ci sèmu cullucati’n Prupurì. É bè ! Tandu, érami strinti, tandu, Babbu s’hè infrunghjatu quì, ni Mulina, é s’àia fattu un cantareddu, intesi chi quiddi ch’abitàiani na casa di Vignola si n’andàiani. L’aghju vist’abitata, ghjé, a casa di Vignola, da a famidda du u pòvaru Resi di Pitretu, erani i Vignulinchi, ch’eddi chjamàiani. Ha’ntesu dì, si lampa na torra é dici à u pòvaru Don Ghjacumu, dici : – Aghju’ntesu dì… cusì é cusì ! Dici : – Ié, ié, ié, si ni vani ! – Possu cuntà sopr’à i vostri righjona ? – Ié, figliolu miu ! I ti dogu vulinteri, ma bisogna tu mi piddi i me pécuri dino’ ! – Quantu sò ? – Dic’é novi !

1. 5. L’arrivée à Prupurì Quand nous sommes arrivés, je n’avais que huit ans, quand nous sommes arrivés à Prupurì, nous nous sommes séparés des Barreddi car avant nous habitions chez les Barreddi, dans une cabane et nos pauvres oncles vivaient dans la maisonnette. Quand notre pauvre grand-père est mort, notre père s’est séparé des Barreddi, son père ne l’aurait pas laissé se séparer. Notre pauvre grand-père, du fait que nos pauvres oncles n’étaient pas de taille à se tirer d’affaire, il disait : – Toi qui es plus débrouillard, ne te sépare pas ! Enfin, quand il est mort, notre père s’est séparé. Il est arrivé à Prupurì, j’avais huit ans, nous sommes arrivés avec seize chèvres, une trentaine de brebis, et trois vaches et nous nous sommes installés à Prupurì. Eh bien ! Nous étions à l’étroit, notre père s’est introduit ici, aux Mulina, et une fois installé, il a entendu dire que ceux qui habitaient dans la maison de Vignola s’en allaient.

Je l’ai vue habitée, moi, la maison de Vignola, habitée par la famille du pauvre Resi, de Petreto, c’était les Vignulesi comme on les appelait ! Il l’a entendu dire, il s’est précipité dans la tour, et il dit au pauvre Don Ghjacumu, il dit – J’ai entendu dire ceci et cela… Il dit : – Oui, oui, oui, ils s’en vont ! – Est-ce que je peux compter sur vos pâturages ? – Oui, mon fils ! Je te les donne bien volontiers, mais il faut que tu me prennes aussi les brebis ! – Il y en a combien ? – Dix-neuf ! ’Mbè ! Alors, il arrive, il raconte à la maison, notre pauvre mère dit : – Pour les pâturages, nous aurions de quoi, mais les brebis, qui sait ?

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’Mbeh ! Ghjunghji’n casa, conta u fattu, a tinta di Mamma dici : – I righjòna, avarìami ancu, ma à piddaci dino’ i pécuri, quali sà ? Babbu rivolta l’altru’jornu. Dici : – Nò, i pécuri, ùn voddu nudda, i pécuri, i m’ha’ da tena sinament’à a statina, quand’ eddi sò grass’é tondi ! Ah ! Babbu, subitamenti, à piddà i righjona ! À quiddu tempu erani tutti chjarasgi, ficaroli, tutt’affasciati, erani tutti ni ribbi, tutt’à chjarasgi, c’era albiccocca, c’era peri san ghjuvannini, c’era tuttu, tuttu, tuttu ! Alora dopu, quand’ eddi si n’andétini quiddi, campàiami culà ! U povaru ’Jaseppu surtìa da ssa famidda. Nanzi, ùn si tumbàiani micca l’agnedda ! À me tempi, l’agnedda ùn si tumbàiani micca ! L’addivàiati tutti. I vindìati muntuncedda, di luddu o d’aòstu, à u macceddu. Quantu volti sò ghjunti quì, da Corti, da Bastìa, i’ncittaghji, à piddà i radicioli di l’agnedda, par mò di dì, vinti i piddàiani’ndé mè, quaranta i piddàiani’ndé vo, quand’eddi n’àiani sinament’à trecentu, i purtàiani in Bastìa, à u macceddu. Part’é più, da Aghjacciu, vinìani da par eddi, chì i circàiani, i maccedda ! L’incintaghji, i purtàiani piuttostu in Bastìa. Alora, tinìami, par mò di dì, ciò ch’era femmina, vinticinqui o quaranta agnedda femmini, ùn li pudìati micca addivà tutti par metta na radici lli pécuri chi cuddàiani troppu’nsù é ùn pudìati mancu mantènali. Ma i tinìati, é quidd’altri, i vindìati à u macceddu dino’, tutti quanti. Eccu comm’edd’era a vita di i pastori, a robba, quidda chi no vindìami, ùn la vindìami ch’é quì, à u macceddu o’n Aghjacciu, a robba chi s’addivàia’in Corsica. U pastori chi s’hè spiccatu da u babbu é da a mamma, ha circatu à cumprassi piuttostu quattru o cinqui pécuri, suventi, a radici ch’edd’avìa, a s’hè criata da par eddu, cusì. Ci sèmu passati, no, in s’affari quì, alora…

Notre père retourne le jour suivant. Il dit : – Non, pour les brebis, je ne veux rien, tu vas les garder ! Tu vas me les garder jusqu’à l’été, quand elles seront grasses et rondes ! Ah ! Notre père a pris aussitôt les pâturages ! Eh bien ! Nous avons fini par monter ici. Nous avons remplacé le maraîcher. Moi, je suis arrivé quand tout était verger, tu sais ! En ce temps-là, il n’y avait que des cerisiers, des figuiers, tous en bouquets, tous sur les terrasses, il n’y avait que des cerisiers, il y avait les abricotiers, les poires de la Saint Jean, il y avait de tout, de tout, de tout ! Alors, ensuite, quand ces gens sont partis, nous vivions là-bas. Le pauvre Ghjaseppu sortait de cette famille. Autrefois, on ne tuait pas les agneaux. De mon temps, on ne tuait pas les agneaux ! On les élevait tous. On vendait ces petits moutons en juillet ou en août, au boucher. Que de fois il en est arrivé ici, depuis Corte ou Bastia, des maquignons,

pour avoir les petits troupeaux d’agneaux ! Disons qu’ils en prenaient vingt chez moi, quarante chez vous, et quand ils en avaient jusqu’à trois cent, ils les emmenaient à Bastia, chez le boucher. Le plus souvent, d’Ajaccio, les bouchers venaient euxmêmes car ils les recherchaient. Les maquignons les emmenaient plutôt à Bastia. Alors, nous gardions les femelles, vingt-cinq ou quarante agnelles, on ne pouvait pas les élever toutes pour les mettre dans les troupeaux de brebis, car nous ne pouvions pas les nourrir. Mais on les gardait et les autres, on les vendait à un boucher, toutes tant qu’elles étaient. Ce que nous vendions, nous ne le vendions qu’ici, chez le boucher ou à Ajaccio, c’était des bêtes élevées en Corse. Le berger qui s’était séparé de son père et de sa mère, il essayait d’acheter quatre ou cinq brebis, le troupeau qu’il avait, il l’a créé lui-même. Nous y sommes passés, nous, par ces affaires-là, alors…

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1. 6. L’opara Quì er’una vera fratellanza ! L’opara, s’edda c’era una perdita’n una famidda, c’era l’opara. Mi n’invengu’eu : Dumenicu, me frateddu, era più maior’ch’é mè, quand’edd’hè mortu u babbu du u povaru Silvestru, quì, in Bicchisgià, u povaru Ghjuvanni Mori, u chjamàiani ! Hè mortu quiddu, àia posu tuttu u granu à Pila, é Dumenicu, ùn àia ch’é dicesett’anni, andeti, eddu, à l’opara, à taddà u granu ! Quand’edd’ hè mortu u babbu du u povaru Sarafinu, quì in cosu, staghjìami in Prupurì, ghjunsi u povaru Lucianu, una sera à tardi à tardi. Dici : – O ’Juvann’Antò ! – dici – Vurrìa tu mi pristessi a to sedda cavalcatoghja ! É cunteti a catàstrofa chi c’era na famidda, era par cuddà à l’intarramentu’n Palneca. Dopu, quì, à taddà u granu, ch’àia posu tutti i Caldan’ à granu, a sà quant’ é aghju contu aienti à taddà u granu, na vaddi di i Caldani ? Cinquanta cinqui, cinquanta cinqui parsoni ! É ùn li chjamàiani micca, ghjunghjìani da par eddi, ghjunghjìani da par eddi à taddà, ad accodda quidda robba. Quissi, un li chjamàiani micca ! Eccu ! Quidda si chjamàia l’opara. O una malattìa, era sempri l’opara. Avali, un c’hè più bisognu, ch’un poni più nimmu ! Ma pa u restu, ha asistitu sinament’ ad avà. Quand’ edd’ hè mortu u povaru Birraldinu, so falat’ à vangà, à taddà l’orzu ! So falatu più d’una volta, in Calzola ! M’accadeti anch’à mè. Dopu u quattordici, quandi ghjé sò’juntu quì, duranti un’annata é ancu di più, aghj’avutu pustemi annant’à a parti dritta. Dop’à a verra, ss’affari quì, l’aghju tinut’un ann’é mezzu ! Quand’una varìa, surtìa quidd’altra ! Ni sintìa quand’eddi cumpunìani ! É àia posu’n Chircu, c’era a biada à seccu é m’ani fattu l’opara, par via di i ’jambi. Ghjùnsini à taddàla tutta !

1. 6. La journée d’entraide Ici, c’était une vraie fraternité ! L’opara, s’il y avait une perte dans une famille, c’était l’opara. Je me souviens : Dumenicu, mon frère, était plus grand que moi, quand le père du pauvre Silvestru est mort, ici, à Bicchisano, le pauvre Ghjuvanni Mori, comme on l’appelait ! Il est mort alors qu’il avait semé le blé à Pila. Et Dumenicu qui n’avait que dix-sept ans, est allé à l’opara pour couper le blé. Quand le père du pauvre Sarafinu, ici, à […], nous habitions à Prupurì, le pauvre Lucianu est arrivé, un soir, très tard. Il dit : – Ghjuvann’ Antonu, je voudrais que tu me prêtes la selle de ton cheval ! Et il a raconté la catastrophe qu’il y avait dans la famille, c’était pour monter à l’enterrement à Palneca. Après, pour couper le blé, comme il avait semé le blé dans toutes les Caldani, tu sais combien j’ai compté de personnes

venues pour couper le blé dans les Caldani ? Cinquante-cinq, cinquante-cinq personnes ! Et tu ne les appelais pas, elles arrivaient d’elles-mêmes, elles arrivaient d’elles-mêmes pour couper et amasser tout ça ! Ceux-là, on ne les appelait pas ! Voilà ! Cela s’appelait l’opara. Ou bien pour une maladie, c’était toujours l’opara ! Maintenant, ce n’est plus nécessaire, plus personne ne sème. Mais pour le reste, cela a existé jusqu’à maintenant. Quand le pauvre Birraldinu est mort, je suis descendu pour bêcher, pour couper l’orge. Je suis descendu plus d’une fois, à Calzola ! Cela m’est arrivé à moi aussi. Après 14, quand je suis arrivé ici, j’ai eu des abcès au côté droit pendant plus d’un an. Après la guerre, ces choses-là, je les ai gardées un an et demi ! Quand un guérissait, l’autre sortait ! Je souffrais quand ils mûrissaient. J’avais semé à Chircu, les céréales séchaient, ils ont fait l’opara, à cause de mes jambes. Ils ont réussi à tout moissonner !

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