Tito Franceschini Pietri Les dernières braises de l’Empire
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Élisabeth et Sampiero Sanguinetti
Tito Franceschini Pietri
Les dernières braises de l’Empire Roman
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Du même auteur aux éditions Albiana La Corse, entre clanisme et nationalisme. Introduction à une analyse politique 1789-2014, 2014 La violence en Corse, XIXe-XXe siècles, 2012 Pietri Bey, 2011 Corse, le syndrome de Pénélope, collection Prova, 2007 Les jours d’un témoin, 2002
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À Arlette et Nicole de Baciocchi À Livia et Carola, Catherine et Michel À nos enfants et petits-enfants Aux descendants de Catherine, Simon-Jean et Antoinette
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Nous n’avions jamais porté une attention véritable à cette grande malle de voyage. Elle était posée comme un meuble dans un coin du salon. Un salon, il est vrai, peu fréquenté par la famille dans cette trop vaste demeure. C’est à l’occasion d’un partage, après la mort de ma grand-mère, que la malle est tombée, comme on dit, dans notre part. Il s’agissait d’une malle haute et large, tout en bois, dotée de sangles en cuir et frappée de deux grosses lettres : FP pour Franceschini Pietri. Elle s’ouvrait par le haut. L’intérieur était divisé en trois étages au moyen de deux grands bacs à compartiments encastrés dans la hauteur et qu’on pouvait sortir à la verticale. Les objets les plus divers étaient entassés dans les bacs : des petits carnets, carnets de notes ou agendas, des livres, des instruments de toilette, des nécessaires d’écriture, quelques vêtements, des liasses importantes de courriers, des masses de journaux et même les restes d’un horrible petit chien empaillé. Après avoir retiré les deux premiers bacs, j’atteignis le fond de la malle. J’eus l’impression que depuis très longtemps nul n’était descendu aussi 7
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bas. Sous d’autres journaux, je découvris, soigneusement rangés, des dizaines de petits tas de courriers, encore dans leurs enveloppes, adressés principalement à Catherine Franceschini puis à Catherine de Baciocchi. Chaque paquet correspondait à une année et était entouré d’un petit ruban de soie, bleu ou rose. Cela commençait en 1870 et se terminait en 1915. Quarante-cinq petits paquets de lettres pour quarante-cinq années. Un tel soin méthodique, une telle délicatesse dans le rangement, sur une si longue durée, m’intrigua au plus haut point. Nous avions déjà découvert des sommes considérables de courriers, parfois triés, parfois en vrac, dans de nombreux meubles de la maison, commodes ou secrétaires. Des courriers aux signatures souvent prestigieuses, rarement anodines. Mais jamais nous n’avions remarqué une telle attention dans le classement et dans la conservation. Je dénouai un ou deux rubans, sortis quelques lettres de leurs enveloppes, et vis qu’elles commençaient le plus souvent par ces mots : « Ma chère sœur », et se terminaient par une formule du genre : « Ton frère affectionné, Tito ». Tito aurait donc écrit à sa sœur Catherine pendant quarante-cinq ans de manière ininterrompue et Catherine aurait ainsi amoureusement conservé ces lettres. Cette masse importante de courriers, enfin, aurait un jour été déposée par Catherine sur le fond presque inaccessible de cette malle qui avait appartenu à son frère. Ou plutôt à son demi-frère, puisque s’ils étaient de même père, ils n’étaient pas de la même mère. J’entrepris de lire ces lettres en commençant par le commencement. Très vite, des détails m’ont intrigué et des questions de plus en plus précises se 8
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sont posées. Cette lecture était très lente car l’écriture n’était pas toujours facile à déchiffrer. J’évaluai donc qu’il me faudrait un temps considérable, des mois, voire des années, pour lire intégralement cette somme de lettres. Plus de quatre mille cinq cents lettres. Et très vite également, je vis que je ne pourrais en comprendre réellement le contenu que si je me faisais une idée plus précise de ce qui avait précédé la période concernée. Au-delà des liens de famille évidents et de quelques généralités qui m’avaient été communiquées au sujet de leurs vies, qui étaient Tito, Catherine et l’entourage qui apparaissait immédiatement dans les premiers courriers ? Je sollicitai donc l’aide d’Élisabeth et nous nous mîmes au travail. Elle entreprit de déchiffrer et transcrire les lettres, tandis que je me lançais dans des recherches pour mieux connaître la famille.
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1 Le fils de Maria Nunzia
Au début du XXe siècle, le clan des sgiò Pietri était ébranlé. Tout avait commencé dans les années 1870. Il y avait eu la mort de la petite Palma, puis celle d’Antoine Godefroy, puis celle d’AntoineSylvestre sur un champ de bataille au moment de Sedan, puis la mort de leur père, le vieux FrançoisXavier, puis celle d’Antoine-Jean. Ces morts jalonnaient le long parcours de cette fin de siècle. Elles n’étaient ni plus ni moins scandaleuses que d’autres. Elles étaient les points de repères d’une mémoire familiale. Il y avait eu aussi, cette année 1900, la mort de la grand-mère, Aurélie de Rocca Serra, puis celle d’Antoine-Marie. Il y avait eu l’histoire de ce cousin Laurent, médecin en Égypte, qu’on appelait Pietri Bey et que sa femme Livia avait abandonné du jour au lendemain ainsi que ses enfants. Toute la famille s’en était brutalement trouvée affectée. C’est même probablement de cela qu’était mort son père, Antoine-Marie. Ces événements s’étalaient sur trente ans, mais trente ans ce n’est rien et l’accumulation était lourde à porter. Les Pietri étaient atteints. Ils avaient résisté depuis la catastrophe, la 11
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bataille de Sedan, la commune de Paris, l’instauration de la République. Très objectivement, les appuis s’effritaient. Ils avaient un temps espéré le retour du parti de l’Empire, du clan bonapartiste. Cela peut faire sourire quand l’histoire est passée, mais c’est la vérité. Une partie des Pietri en a longtemps rêvé et, sans doute, y a cru. La famille impériale et le Second Empire leur avaient assuré gloire et reconnaissance. Et ils n’admettaient pas que cela fût fini. Cet espoir un peu fou avait été entretenu pendant vingt ans par deux membres du clan. L’un était en Corse. Ancien préfet de police de la ville de Paris, il s’était fait élire dans le canton de Sartène et était un ardent défenseur des idées bonapartistes. L’autre était resté proche, pour ne pas dire très proche, des souverains exilés. Il avait fait le choix de suivre Napoléon, Eugénie et le Prince impérial en Angleterre où la reine Victoria les avait accueillis.
* Il s’appelait Jean-Baptiste, on l’appelait Tito. Il était un Pietri du côté de sa mère et un Franceschini du côté de son père. Jean-Baptiste était né en 1834, sous le règne de Louis-Philippe, au-dessus de L’ÎleRousse, dans la maison de sa mère : U Palazzu de Monticello. Une énorme bâtisse qui domine la plaine dite du Fiuminale. Ce coin de la Balagne se compose de quatre gros villages qui forment un triangle : L’ÎleRousse sur la côte, surplombé au sud-est du village le plus proche, à savoir Monticello, puis au sud le gros bourg de Santa Reparata et enfin au sud-ouest le village de Corbara. Les deux premiers villages 12
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sont en vue de L’Île-Rousse. Corbara par contre ne se devine pas, niché dans les replis d’un cirque de montagne, à l’abri des regards qui proviennent de la mer. Maria Nunzia, la mère de Jean-Baptiste venait de se marier avec ce Franceschini, Angelo Felice, du village de Corbara et elle était enceinte. La famille Franceschini était une famille cossue de propriétaires terriens, des sgiòs de Corbara. La famille de Maria Nunzia n’était pas seulement une famille sgiò du village de Monticello. C’était un peu plus que cela, une famille d’ascendance connue et qui rayonnait en Corse et à Paris. La mère de Maria Nunzia, Antonia, était une Leonetti, petite-fille de Maria Chiara Paoli, la sœur du grand Pasquale : Pascal Paoli, le héros de la nation, mort en Angleterre. Pascal Paoli qui était déjà, et qui restera, une contradiction dans la relation entre cette île de Corse et la nation française. Pascal Paoli, loué, salué, respecté par l’ensemble des Corses quelles que soient leurs idées, et pourtant ignoré, je dirais snobé, par la France officielle. Quant à la famille du père de Maria Nunzia, les Pietri de Sartène, ils étaient puissants et déjà bien en place jusque dans les allées du pouvoir. Angelo Felice et sa femme s’aimaient réellement. Oh, bien sûr, cet amour ne fut pas spontané. Comme cela se passait alors dans les familles plus riches ou plus aisées, on avait réfléchi à l’avenir des enfants, cherché le bon parti, pesé les intérêts, négocié la dot ou bien les conditions, provoqué la rencontre des jeunes gens. Cela pouvait très bien s’avérer inutile, s’enliser ou échouer. La vie, nous 13
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le savons tous, est tellement imprévisible. Mais cela également peut parfois réussir. Et dans le cas présent, ni Angelo Felice, ni la jeune Maria Nunzia n’avaient posé problème. Ils s’étaient rencontrés, sans paraître forcés, ils s’étaient appréciés, puis avaient bien voulu accéder gaiement aux désirs parentaux. Ils s’étaient donc mariés et s’étaient installés dans la très belle maison des parents d’Angelo au-dessus de l’église, dans les hauts de Corbara, au hameau de Pietralta. Ils étaient très heureux d’attendre un enfant. Maria Nunzia pourtant craignait son accouchement. Toutes les femmes, au fond, ne craignent-elles pas les premières couches ? Elle avait donc voulu mettre au monde son enfant dans la maison de sa mère, dans sa maison d’enfance. La présence de sa mère la rassurait un peu. Certains ont dû penser que la jeune femme, alors, avait eu un pressentiment. L’accouchement fut très difficile. Cela malheureusement était assez courant. Son enfant survécut mais elle mourut en couches. C’est le premier événement de la vie de JeanBaptiste. Et quand je dis cela, je ne fais pas seulement un constat d’évidence. Je ne sais pas très bien ce que l’enfant retient de la vie préalable, ou intra-utérine, puis des premiers instants en tombant sur cette terre. Mais j’ai la conviction que les événements s’impriment quelque part dans sa tête, sa tête ou bien sa chair. Il y a des batteries d’événements habituels : tous les sons, tous les chocs, et la vie quotidienne d’une jeune femme qui conçoit. Et il peut y avoir des faits exceptionnels, des émotions plus vives, des accidents violents, des joies ou bien des drames ressentis par l’enfant dans leur intensité 14
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bienfaisante ou néfaste. Le malaise extrême d’une mère qui s’en va, la douleur de tous ceux qui aiment cette jeune femme s’inscrivent dans le cerveau de l’enfant qui arrive. Elle avait 24 ans. Angelo Felice n’en avait que 22. Les deux familles décidèrent de confier l’enfant à la mère de Nunzia durant ses premières années. Le grand-père, Jean Pietri, fut même officiellement désigné tuteur. Le petit Jean-Baptiste fit ses premiers pas entre sa grand-mère, Maria Antonia qu’on appelait Antonia, minà, son grand-père Jean Pietri, babbò, et sa tante Vittoria. Tito n’avait que 2 ans lorsque la tante Vittoria se maria à son tour à un Malaspina. Avec son mari, Mucius Malaspina, ils vinrent s’installer dans l’immense demeure, le fameux Palazzu. Un enfant naquit peu après ce mariage : Hyacinthe. Un petit-cousin dont Jean-Baptiste devint très proche et qui fut le premier de six enfants.
* Tito apprit à lire, à compter, à écrire, avec sa grand-mère. Ces années furent sans doute des années heureuses pour le petit garçon. Ses grands-parents, Jean et Antonia, vouaient une véritable vénération à ce petit Tito. Ils avaient eu sept enfants : quatre garçons et trois filles. Or les quatre garçons et une fille étaient morts à la naissance ou en bas âge. Seules Nunzia, la maman de Tito, et Vittoria, sa sœur, avaient survécu. Tito était donc, pour eux, 15
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à la fois le fils de Nunzia, leur petit-fils, et le petit garçon qu’ils ne purent jamais élever puisque la vie leur avait pris tous leurs fils. Ils donnèrent à Tito un amour aussi puissant que la douleur d’avoir perdu six de leurs enfants. Jean Pietri était un notable apprécié. Il avait été maire de Monticello pendant près de dix ans. Puis, en 1838, on lui confia la charge de maire de L’ÎleRousse. Pendant quelques années, Jean, Antonia et Tito partagèrent donc leur vie entre Monticello et L’Île-Rousse. Ils passaient une partie de l’hiver à L’Île-Rousse, dans la maison Pietri, rue Napoléon, et remontaient au printemps pour passer l’été à Monticello. On craignait énormément, à l’époque, les chaleurs de l’été et chacun cherchait à gagner un lieu en altitude pour trouver de l’air. En 1841, la vie de l’enfant fut frappée par un second malheur : sa grand-mère Antonia mourut d’une mauvaise fièvre à l’âge de 50 ans. Lui n’avait que 7 ans. L’absence de cette grand-mère, dévouée et aimante, le marqua cruellement, mais la vie continuait. Jean Pietri décida d’engager une femme pour l’aider à s’occuper du petit garçon et il renonça à la charge de premier magistrat de la cité de L’ÎleRousse. Ils continuèrent leur va-et-vient entre L’ÎleRousse, durant la semaine, et Monticello les samedis et dimanches. Tito retrouvait donc chaque semaine ses petits-cousins de Monticello, les deux premiers enfants de Vittoria, Hyacinthe et Antoine-Jean. Il passait de plus en plus de temps avec l’aîné. En matière d’instruction, la grand-mère Antonia avait assuré à Tito des bases très solides. De son vivant, 16
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elle avait affirmé que l’enfant était doué. Il irait donc désormais à l’école de L’Île-Rousse où il bénéficierait du savoir-faire des instituteurs. D’une demeure à l’autre, le petit Tito menait une vie plutôt saine. La vie au Palazzu était, pour l’époque, relativement confortable. Et la vie au village était le paradis. Sortis de la maison, les enfants s’égayaient à travers le village, ils jouaient sur la place ou prenaient les sentiers qui montaient vers le col, la chapelle San Francescu, la Punta Colombaja, ou bien tout au contraire dévalaient vers la plaine à l’aplomb du Palazzu et vers le Fiuminale. Il y avait partout des adultes qui veillaient, les femmes à la fontaine, les hommes dans les jardins, les bergers près des bêtes, qui les rappelaient à l’ordre, les grondaient s’il fallait et rendaient cet espace aux portes du maquis plus sûr et familier. L’enfant en était imprégné. Au cours de ces années, il vit naître successivement dans cette maison MarieAntoinette, Angelo Felice et Nunzia. La vie à L’Île-Rousse était différente. Il n’y avait pas, comme à Monticello, de grands espaces où courir, en amont ou en aval de la maison. Mais il y avait la place et le marché couvert, les rues étroites de la cité pavées de grosses dalles, la plage et le môle des pêcheurs, près de l’église Notre-Dame, où Tito allait rêver devant la mer. Durant les vacances, Jean emmenait parfois l’enfant à Corbara pour voir son père et ses autres grands-parents. C’est alors que Tito sentit naître un profond malaise entre son grand-père Jean et 17
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son père Angelo Felice mais il était encore trop jeune pour en saisir l’origine. Cette gêne devint plus perceptible lorsqu’Angelo Felice décida, dix ans après le décès de sa première épouse, de se remarier. En 1843, il épousait en deuxièmes noces une demoiselle Costa de L’Île-Rousse. Certes, il connaissait son père, mais il ne vivait pas avec lui. Sa mère absente, dont on parlait avec dévotion à la maison, lui paraissait plus proche que ce père éloigné. Il peinait donc à comprendre la réaction de son grand-père qui pouvait avoir sa part d’irrationalité. Non pas que Jean Pietri fût le moins du monde atteint de démence. Non, c’était un homme tout à fait solide et rationnel. Mais le décès en bas âge de cinq de ses enfants, dont quatre garçons, le décès en couches de sa fille Nunzia et le décès récent de son épouse Antonia avaient puissamment ébranlé le vieux notable. Ses jugements s’étaient du même coup un peu radicalisés bien qu’ils fussent toujours fondés sur des critères en vigueur à l’époque. Le mariage, en ce temps-là et dans ce milieu, n’était pas seulement (ou même, souvent, pas du tout) une affaire d’amour entre deux individus. C’était essentiellement un contrat entre familles. La mort de Nunzia, dès lors qu’un enfant était né, ne libérait pas Angelo Felice de ses obligations vis-à-vis de la famille Pietri. Cette dernière, dans l’esprit de Jean, avait donc son mot à dire, ne serait-ce qu’au nom de l’enfant, au sujet d’un remariage. Or Angelo Felice n’avait absolument pas informé son beau-père de ses intentions ni précisé comment le nouveau contrat entre familles préserverait intégralement les intérêts futurs du petit Tito. Avec ce mariage, la famille Franceschini s’alliait désormais à une 18
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très grosse famille commerçante de L’Île-Rousse. Le sentiment de méfiance qui envahit l’âme de Jean Pietri était susceptible de se muer en conflit à la moindre occasion. Les choses en restèrent là pendant très longtemps. D’autant qu’Angelo Felice et sa femme n’eurent pas d’enfant et que, par malheur, elle mourut six ans après leur union, en 1848. Cette année 1848 marqua pour le pays, pour Tito, et bientôt pour toute la famille, le début d’une époque nouvelle.
*
1848, pour la France, c’est l’année au cours de laquelle Louis Napoléon Bonaparte fut élu, à Paris, président de la République. Le premier président de la République française. Tout le monde en Corse avait voté pour lui et les Pietri, comme les Franceschini et comme les Malaspina, avaient largement et bruyamment fêté la victoire d’un Bonaparte, neveu du grand Napoléon. Un Corse d’origine à la tête du pays allait permettre de gommer toutes les injustices réelles ou imaginaires qu’on avait fait subir à la Corse et (c’est, du moins, ce qu’on espérait) d’inverser le destin de cette île. 1848, pour Tito, c’est aussi l’année où il quitte sa Balagne pour aller poursuivre ses études au collège Fesch d’Ajaccio. Tito va avoir 14 ans. C’est un petit jeune homme. Ses instituteurs affirment qu’il est doué. Et son grand-père, en particulier, qui est redevenu maire de L’Île-Rousse, nourrit les plus hautes ambitions pour lui. Des cousins de Jean Pietri habitent Ajaccio. L’enfant sera pensionnaire 19
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au collège et sortira chez ses cousins les samedis et dimanches. Pour Tito, ce départ fut un arrachement. La Balagne lui manquait. Son grand-père lui manquait. Sa tante Vittoria lui manquait. Et ses petits-cousins, en particulier Hyacinthe, lui manquaient. Ce sentiment de déchirement allait prendre des dimensions épouvantables au cours de l’année scolaire 1849. Pour la troisième fois, en effet, le malheur s’abattit sur Tito. Un drame épouvantable endeuilla la famille. La tante de Tito, Vittoria, fut assassinée par un « aventurier » (c’est ainsi que les femmes de Monticello qualifiaient l’assassin). Il venait d’Italie. Une Italie en pleine effervescence où différents mouvements, dont les carbonari, se battaient depuis vingt ans contre l’occupation autrichienne, pour l’unité italienne et pour la République. Cette année-là, profitant d’une opportunité, Giuseppe Mazzini proclamait ce qu’on a appelé « la République de Rome » avec l’appui de Giuseppe Garibaldi. Le pape fit alors appel à la France qui envoya un corps d’armée et finit par battre la troupe commandée par Garibaldi. Mazzini dut fuir l’Italie et avec lui nombre de républicains. Giustiniano Bazzani était l’un d’entre eux. Il s’enfuit vers la Corse et échoua en Balagne où le grand-père de Tito l’accueillit à Monticello et lui offrit, au Palazzu, le gîte et le couvert. Il faut bien l’avouer, le positionnement des Français en ce temps, face aux soubresauts qui agitaient l’Italie, n’était pas totalement lisible ou même logique. Le prince-président, Louis Napoléon, avait, quelques années avant ces événements, témoigné de la sympathie pour les 20
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carbonari et s’était même engagé à leurs côtés. La raison d’État lui faisait, à présent, effectuer un virage à cent quatre-vingts degrés. Mais Jean Pietri n’en tint pas compte. Il conserva et manifesta la même sympathie qu’avant pour ces républicains italiens. Il accueillit donc chez lui Giustiniano Bazzani. Or, ce Giustiniano au caractère fougueux tomba vite amoureux de la fille de Jean Pietri, la tante de Tito, l’épouse de Malaspina, descendante des Paoli, la belle Vittoria qui venait de mettre au monde son sixième enfant, le petit AntoineSylvestre. Une passion impossible qui se termina mal. La version officielle fut que Vittoria, fidèle à son mari, avait bien repoussé les avances coupables du fameux Giustiniano. Ce qu’on ne disait pas pour ne pas attiser la douleur, c’est que Giustiniano l’avait peut-être violée. C’est une femme de ménage du Palazzo qui découvrit les corps baignant dans leur sang. Le témoignage de cette femme de ménage a été recueilli par l’historien allemand Ferdinand Gregorovius qui rapporte que le corps de la pauvre Vittoria était abominablement mutilé, que son assassin lui aurait labouré les flancs et les mains à coups de poignard et l’aurait traînée par les cheveux jusqu’à sa propre chambre. Puis, après cet acte innommable, il l’avait assassinée et conscient du fait que, dans cette île de Corse, il ne pourrait pas s’enfuir, il s’était lui-même suicidé à ses côtés. Je vous laisse deviner la seconde version colportée par de mauvaises langues hostiles à Malaspina. Accablé de douleur, le pauvre Malaspina jeta le corps de l’Italien dans les rochers en contrebas de la maison où il fut déchiré par les chiens et les 21
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cochons. Puis il s’enferma au Palazzu et pendant longtemps on ne le revit pas. Ce nouveau drame ébranla fortement la famille tout entière, les enfants de Vittoria, le vieux Pietri bien sûr, mais aussi le jeune Tito. Après la mort de sa mère à sa naissance et le décès de sa grand-mère dont il était si proche, c’est sa tante Vittoria qui était emportée de manière effroyable. Un malheur qu’il apprit loin des siens, en pension, là-bas à Ajaccio. Un immense traumatisme qui le fit réfléchir et réveilla bientôt une douleur ignorée (d’autres diront refoulée). Cette douleur liée à l’absence d’une mère.
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