« Heureux êtes-vous ! »

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Simon DECLOUX

« Heureux êtes-vous ! »

« Heureux

Voici une retraite de huit jours à l’école de saint Matthieu qui surprendra par la simple clarté de son déroulement, mais aussi par la nouveauté de ses interprétations.

êtes-vous ! »

Le père Simon Decloux, s.j., après avoir été provincial en Belgique et assistant général à Rome, est depuis quelques années attaché, au CongoKinshasa, à la formation de jeunes Africains, religieux et prêtres. Il est l’auteur de plusieurs écrits philosophiques et spirituels, dont le récent L’Esprit Saint viendra sur toi, Retraite de huit jours à l’écoute de saint Luc, Namur, Fidélité, 2002.

« Heureux êtes-vous ! »

La lecture linéaire du premier évangile inspire et tonifie ; elle permet surtout de prier un texte que l’on croyait connaître et qui découvre son actualité.

Simon DECLOUX

Simon DECLOUX

9 782873 563271

fidélité

idélité ffidélité

ISBN 2-87356-327-3 Prix TTC : 13,95 €

Retraite de huit jours à l’école de saint Matthieu

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« Heureux êtes-vous » Retraite de huit jours à l’école de saint Matthieu



Simon Decloux, s.j.

« Heureux êtes-vous » Retraite de huit jours à l’école de saint Matthieu

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Du même auteur : Temps, Dieu, liberté, dans les Commentaires aristotéliciens de saint Thomas d’Aquin. Essai sur la pensée grecque et la pensée chrétienne, Paris, DDB (« Museum Lessianum »), 1967. La voie ignatienne. À la plus grande gloire de Dieu, Paris, DDB (« Voies et étapes »), 1983. Inactualité de la vie religieuse, Namur, Vie consacrée, 1993 (repris par Lessius).

Ces pages n’auraient pas vu le jour sans la persévérance d’un groupe d’amis de l’auteur, au premier rang desquels le père R. Nolf, s.j. que l’éditeur tient à remercier.

Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, réservée pour tous pays. © Editions Fidélité • 61, rue de Bruxelles • BE-5000 Namur • Belgique Dépôt légal : D/2005/4323/24 ISBN 2-87356-227-3 Imprimé en Belgique Photo de couverture : © Vitrail de la chapelle Regina Pacis, Maison de retraite des Sœurs de la Doctrine chrétienne, Heisdorf, Grand-Duché de Luxembourg.


Présentation

Le titre de ce livre indique qu’il propose le chemin d’une retraite. Le lecteur le sait : l’« inventeur » des retraites modernes, c’est-à-dire de ces temps passés dans la solitude et le silence, à l’écoute de Dieu, est saint Ignace de Loyola, auteur des Exercices spirituels, sorte de manuel destiné avant tout à des accompagnateurs de retraites. La prière propre au temps de la retraite selon saint Ignace est en grande partie centrée sur la contemplation de la vie de Jésus, jusqu’à l’accomplissement en lui du mystère pascal : sa passion, sa mort et sa résurrection. Avant cela, la « première semaine » — sur les quatre que comptent les Exercices spirituels — est consacrée à une double démarche : une prise de conscience renouvelée que la vie humaine (ou, de manière consciente, la vie chrétienne) vient de Dieu et retourne à Dieu, et qu’il y a donc lieu dès à présent de la centrer totalement sur Dieu, en intégrant tous ses aspects dans la disponibilité à Dieu de notre liberté ; ensuite, une prise de conscience de la présence en nous du péché, faisant naître en notre cœur le désir d’une conversion profonde, en « écartant de nous tous les attachements désordonnés ». Ces deux démarches de la première semaine des Exercices spirituels sont moins explicitement inspirées, dans leur contenu, par la contemplation de la vie de Jésus. Nous avons choisi cependant de les éclairer ici par des textes de l’évangile selon saint Matthieu : la première démarche, par la lecture d’une partie du chapitre 6 (appartenant au discours sur la montagne), la seconde 5


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démarche, par la lecture du chapitre 25 (qui fait partie du discours eschatologique). Le reste de la retraite est ordonné en fonction d’une traversée rapide de l’évangile, dans laquelle les discours de Jésus, habituellement évoqués comme des éléments rythmant et structurant en quelque sorte l’évangile selon saint Matthieu, jouent, avant l’entrée dans sa Pâque, un rôle significatif. Se manifeste en particulier, à travers une tension croissante, comment la rencontre de Jésus représente pour la liberté humaine une exigence d’accueil et d’adhésion. Nous percevons, en traversant l’évangile, que l’écoute de la Parole de Dieu nous provoque à une vérité qui coûte à notre liberté, parce qu’elle impose à celle-ci un dépassement de la fausse sagesse humaine, facilement repliée sur ellemême, et paresseusement attachée à ses certitudes erronées. Ne s’agit-il pas, comme Pierre — qui vient cependant de professer sa foi en Jésus, mais qui n’en exprime pas moins son désaccord à son maître lorsque celui-ci l’invite à l’accompagner sur la route inéluctable du mystère pascal —, d’accepter d’entrer dans un renoncement radical à ces formes d’égocentrisme qui menacent toujours d’enfermer notre vie dans des certitudes bien étroites ? Ce livre s’offre donc, non pas tellement comme un livre de lecture, mais comme un livre étalant sur « huit jours » un bon nombre de pages de l’évangile selon saint Matthieu, dans le but d’inspirer la prière à partir d’une lecture méditée de la Parole de Dieu. L’ouvrage a été parlé avant de devenir une parole écrite. Le texte enregistré proposait une lecture, répartie sur huit jours, de l’évangile selon saint Matthieu, à raison de deux méditations par jour. Quelque chose de l’ordonnance première est clairement restée dans les pages aujourd’hui offertes au lecteur. Puisse ce simple commentaire de la Parole de Dieu fournir à ceux qui voudront s’y référer un texte qui pourra éveiller en eux une disponibilité renouvelée à l’Évangile.


Introduction

Nous savons tous qu’une retraite vaut dans la mesure où nous nous y engageons. Mais nous n’en sommes pas les seuls acteurs. C’est le Seigneur lui-même qui peut prendre en mains notre démarche et intervenir parfois d’une manière que nous n’attendons pas. La retraite ne dépend donc pas uniquement de nous. Mais elle dépend aussi de nous, de la qualité de notre engagement. Il est bon dès lors de considérer le temps que nous allons vivre comme un temps de prière et de présence au Seigneur, comme un temps d’écoute pendant lequel nous essaierons de faire le silence en nous, pour que sa Parole puisse nous rejoindre le plus clairement et le plus vivement possible. Cette retraite n’est pas fondée sur un thème que je m’efforcerais de développer. Car cela donnerait trop d’importance et de place au travail de celui qui donne la retraite. Ici, c’est le Seigneur lui-même qui nous servira de guide, puisque c’est sa Parole que nous lirons ensemble, que nous nous efforcerons d’écouter, par laquelle nous nous laisserons interpeller. C’est donc la Parole du Seigneur qui est l’origine et le point de référence constant du chemin que nous suivrons pendant cette retraite. La Parole du Seigneur, nous savons bien que nous n’avons pas à la comprendre d’abord comme une parole qui nous enseigne certaines choses, comme un parole de nature théorique. Il s’agit d’une parole vivante, qu’énonce pour nous Celui qui nous parle. Cela doit être clair dans notre esprit, dès le départ. Le chemin de notre prière sera un chemin de dialogue avec Dieu. Je disais que celui qui en a l’initiative première, c’est 7


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le Seigneur lui-même, et que, pour nous, il s’agit de nous mettre à son écoute, en essayant de nous disposer à accueillir sa Parole, à mieux la comprendre, à la laisser pénétrer dans nos vies. Cette exigence est d’autant plus claire que l’évangile de Matthieu que nous allons suivre donne une place particulièrement importante à la Parole de Jésus comme telle, rassemblée surtout dans une suite de cinq grands discours. La lecture de l’évangile de saint Matthieu peut en effet être structurée à partir de ces discours qui recueillent la substance de l’enseignement de Jésus. Les discours dans lesquels s’exprime la Parole de Jésus sont par ailleurs mêlés aux événements de sa vie. Jésus, peut-on dire, parle par ses actions comme il agit par sa Parole. Il nous révèle ainsi ce qu’il est et en particulier ce qu’il veut être pour nous. Au cours de notre retraite, nous nous efforcerons dès lors d’être attentifs, dans toute la mesure du possible, à tout ce que le Seigneur veut aujourd’hui nous dire ou nous rappeler. C’est la parole vivante de quelqu’un qui nous interpelle, et c’est une parole qui pénètre au cœur de notre histoire. Lorsqu’une parole nous interpelle, elle ne reste pas en dehors de notre vie ; elle entre dans notre histoire et nous rejoint là où nous nous trouvons. Il est donc normal que, chacun et chacune, nous fassions notre retraite de la façon qui nous convient, à partir de l’endroit où nous sommes, de l’expérience qui a été et est aujourd’hui la nôtre, en tenant compte des questions aussi bien que des attentes que nous portons en nous. C’est là, d’ailleurs, une chose évidente dans le propos de saint Matthieu. La référence de la vie humaine à l’histoire, Matthieu la saisit, lui qui est un juif, en portant en lui l’attente du peuple d’Israël, et en rencontrant la vie de Jésus comme la vie de quelqu’un en qui s’accomplit son histoire avec Dieu. Notre retraite sera donc un temps pendant lequel notre histoire, porteuse de notre alliance avec Dieu, cherchera à s’ouvrir davantage à Celui en qui elle s’achève. La vie de Jésus, en effet, 8


INTRODUCTION

accomplit définitivement notre histoire, même si nous avons encore à nous y engager en nous ouvrant pleinement au don de Dieu. Le Seigneur n’a pas encore pénétré définitivement jusqu’au cœur de notre vie ; nous le recevons dès lors comme celui qui vient achever nos attentes et nos recherches, nos découvertes et nos espérances. En entrant dans cette retraite, nous pouvons donc nous présenter devant le Seigneur comme des gens engagés dans une histoire, attendant que Jésus vienne les visiter, pour révéler combien il les comble en réalisant en eux et à travers eux ce qu’il appelle le Royaume de Dieu, ce Royaume dans lequel nous sommes déjà introduits et qui est en train de travailler l’humanité depuis sa venue, à la manière d’un levain.



Première journée

Première méditation

Dieu : notre trésor, notre lumière, notre maître (Mt 6, 19-24)

Après les deux premiers chapitres, qui parlent de l’entrée de Jésus dans notre histoire et évoquent quelques événements de sa vie cachée, après les chapitres 3 et 4, qui rappellent les débuts de sa vie publique, on peut dire que tout l’évangile de saint Matthieu, avant d’aborder le récit de la passion de Jésus, se structure autour des cinq grands discours du Seigneur qu’il nous rapporte. Toutefois, avant d’ordonner notre lecture selon cette structure globale de l’évangile, nous allons commencer par appuyer notre réflexion et notre prière sur un texte du premier discours de Jésus (le discours sur la montagne), et ensuite, sur une partie de son dernier discours (le discours eschatologique). Ce choix nous est inspiré, disions-nous, par la démarche que propose saint Ignace de Loyola au début des Exercices spirituels, dans la première des quatre semaines des Exercices : d’abord un effort de recentrement de notre vie sur Dieu, et d’autre part, une prise de conscience de notre péché et de la miséricorde de Dieu. Telles seront aussi les deux premières étapes de notre retraite. Nous lirons d’abord, dans ce but, une partie du discours sur la montagne : les versets 19 à 34 du chapitre 6 ; et nous prendrons bientôt le chapitre 25, qui appartient au discours eschatologique de Jésus. À présent, nous appliquerons notre lecture à centrer toute notre vie sur Dieu. Nous sommes, en quelque sorte, avec le chapitre 6, au centre du discours sur la montagne, qui embrasse les 11


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chapitres 5 à 7. Au début de ce chapitre, Jésus propose une réflexion sur les trois pratiques fondamentales que sont, selon l’observance juive, l’aumône (versets 2 à 4), la prière (versets 5 à 6) et le jeûne (versets 16 à 18). Ce que Jésus souligne, c’est que ces pratiques ne tiennent pas leur valeur d’elles-mêmes. Celui qui les observe fidèlement peut, en effet, le faire par recherche d’un profit personnel, et en particulier pour obtenir l’approbation des hommes. Il s’agit, au contraire, aussi bien en pratiquant l’aumône qu’en s’adonnant à la prière, ou en se soumettant au jeûne, d’affirmer une adhésion décisive à Dieu : ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. L’homme est ainsi appelé à vivre sa vie devant Dieu, plutôt que de vouloir avant tout attirer le regard et l’approbation des hommes. Ainsi nous est rappelée l’orientation décisive de notre vie : une orientation qui en souligne la relation fondamentale à Dieu. Comment ces pratiques profondément religieuses que sont l’aumône, la prière et le jeûne pourraient-elles recevoir d’autrui, et non de Dieu, l’approbation et la reconnaissance qui en consacrent la vérité et la portée ? C’est cette même orientation vers Dieu que nous lisons dans les versets 19 à 24. Mais désormais, peut-on dire, il n’est plus question des pratiques proprement religieuses, mais de toute l’activité humaine. C’est en effet l’homme tout entier, en particulier à travers ses facultés, sources de toutes ses actions, qui doit s’orienter vers Dieu, sous peine de s’égarer en s’attachant à des idoles, à de faux absolus. Comment s’articulent ces six versets ? On peut les regrouper autour de trois images, qui sont tour à tour au cœur de la question qui nous est posée : l’image du trésor, qui est proposée dans les versets 19 à 21 ; l’image de la lampe qu’est notre œil, dans les versets 22 et 23, et l’image du maître, au verset 24. Arrêtons-nous donc d’abord sur l’image du trésor : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le vers consument, où les voleurs percent et cambriolent ; mais amassez-vous des trésors 12


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dans le ciel, là point de mite ni de vers qui consument, point de voleurs qui percent et cambriolent, car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur. » À partir de l’image du trésor, comme à partir des autres images proposées à notre réflexion, Jésus nous pose une question fondamentale, une question qui interroge notre cœur, avec tous les désirs qui l’habitent : vers quelle sorte de trésor sommes-nous portés ? à l’acquisition de quel trésor notre cœur aspire-t-il ? Réfléchissons-y quelque peu. Le cœur de l’homme est le centre même de sa personne ; c’est à partir du cœur que l’homme se laisse entraîner sur tous les chemins de la vie. C’est du cœur, dit Jésus, que procèdent tous les mauvais desseins (Mt 15, 19). C’est aussi de lui, bien sûr, que naissent tous les bons désirs. C’est donc une question fondamentale que Jésus nous pose lorsqu’il nous demande quels sont les désirs de notre cœur. Désirer quelque chose, c’est bien lui reconnaître un prix, une valeur ; c’est donc la reconnaître comme un trésor. Le terme « trésor » recouvre d’ailleurs par lui-même divers secteurs de notre expérience humaine. Certes, il appartient tout d’abord au monde de l’économie ; il évoque l’appropriation de richesses. Il est indiscutable que, parmi les désirs de l’homme, le désir des biens de ce monde tient une place importante. La « chasse au trésor » représente dans l’imaginaire des hommes un aspect important de leur existence. Mais le terme « trésor » ne se limite pas au domaine de l’appropriation des biens. Il a aussi une résonance affective. Un fiancé ne s’adressera-t-il pas volontiers à sa fiancée, ou un époux à son épouse, en l’appelant « mon trésor » ? Et la chose se comprend si nous considérons comme un trésor ce qui a du prix à nos yeux. Mais la question posée par Jésus est formulée à travers la distinction qu’il souligne entre « les trésors sur la terre » et « le trésor dans le ciel ». Essayons de l’expliciter. Jésus insiste avant tout sur ce qu’ont de provisoire tous les trésors terrestres, en les opposant au caractère stable et durable du 13


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« trésor dans le ciel ». Comment faut-il comprendre cette opposition, et dès lors, la réflexion à laquelle nous invite Jésus ? Que signifie tout d’abord l’insistance sur le caractère fragile que revêtent tous les biens, et donc tous les désirs terrestres ? On peut sans peine reconnaître le caractère réel et réaliste de l’affirmation de Jésus : il est clair que tout ce qui est terrestre et à quoi nous sommes attachés comme à un trésor ne nous donne aucune garantie de permanence. Bien au contraire, la loi de précarité qui caractérise le terrestre entraîne la fragilité de toute propriété et de tout attachement — dès lors, de tout désir portant sur ce qui n’appartient qu’à cette terre. À l’opposé de la précarité qui, aux yeux de Jésus, appartient à toute réalité terrestre, voici au contraire que sont revendiquées pour notre désir de ce qui est « céleste » une stabilité, une assurance et une permanence que rien ne peut remettre en question. Qu’est donc ce « trésor dans le ciel » auquel nous pouvons nous attacher, sans aucune crainte qu’il ne vienne à nous être dérobé ? C’est ce trésor par excellence que Dieu veut être pour nous. C’est lui-même, en effet, qui veut être pour toujours notre partage, pour peu que nous nous attachions à lui. Saint Augustin l’a énoncé dans une formule qui a traversé les siècles : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos, tant qu’il ne demeure en toi. » Il nous faut toutefois ajouter que « le trésor dans le ciel » comprend aussi, avec Dieu, toutes les personnes humaines appelées à partager sa vie pour l’éternité. Aimer autrui en vérité, c’est choisir un « trésor dans le ciel ». Mais il est vrai qu’on peut également ne chercher en autrui que certaines satisfactions terrestres, précaires par nature. La première question que nous pose Jésus dans ces versets évangéliques concerne donc l’authenticité de notre cœur, l’authenticité de nos désirs. Se centrent-ils sur Dieu et sur ce qui, en chaque personne humaine, jouit d’une promesse d’éternité ? Ou répondent-ils à des attraits 14


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passagers, fugaces et superficiels, qui ne peuvent combler en vérité l’attente de notre cœur ? * Nous sommes prêts maintenant à nous laisser interpeller par la deuxième image que Jésus offre à notre considération, aux versets 22 et 23. Elle nous parle de l’œil comme lampe de notre corps, comme ce qui éclaire notre corps, et donc l’ensemble de nos démarches : « La lampe du corps, c’est l’œil ; si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera lumineux, mais si ton œil est malade, ton corps tout entier sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres ! » Alors que les versets précédents mettaient en question l’authenticité des désirs qui peuplent notre vie, cette nouvelle image interroge maintenant notre manière de voir : l’authenticité du regard que nous posons sur les choses, sur les personnes, sur les événements. Car il y a plusieurs manières de regarder les personnes, de considérer les choses qui nous entourent, d’éclairer les événements de notre vie et les événements du monde. Comment, dès lors, disposer de la lumière véritable qui permette une saisie correcte de la réalité ? Nous voici à nouveau mis par Jésus en face d’une option fondamentale. Notre œil, qui est la lampe de notre corps selon l’expression de Jésus, peut en effet être sain ou malade. Il nous est possible de tout regarder, tout comprendre, tout considérer conformément au réel, de respecter dès lors les perspectives, de nous conformer aux lois d’une optique correcte. Mais si nous réfléchissons, nous sommes obligés de constater que bien des visions différentes s’affrontent sur les événements, les réalités humaines, le comportement des personnes ou la vérité des choses. Sans parler des débats portant sur des options fondamentales concernant la vie humaine ! Il est clair que tant de discussions, tant de désaccords, tant de contestations dans les affaires humaines reposent sur une diversité de compré15


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hension ou d’interprétation. On ne peut nier que le regard porté, non seulement sur les choses, mais aussi sur les personnes et les événements, peut varier d’une personne à l’autre. Cela peut dépendre de différences de tempérament ou d’éducation. Jésus ne s’arrête pas cependant aux raisons contingentes ou passagères ; son interrogation porte plus loin, parce qu’elle concerne le choix fondamental qu’il faut faire dans ce domaine du regard ou de la compréhension : un choix qui regarde avant tout les critères au nom desquels nous énonçons nos jugements. Quelle est donc la lumière à laquelle nous voulons éclairer notre vie, faire nos choix et les justifier ? Selon quels critères voulons-nous porter notre regard sur les personnes et sur leurs actes ? Comment voulonsnous interpréter les situations dans lesquelles nous pouvons nous trouver pour en dégager les vraies lignes de force et en faire apparaître les vraies questions et les vraies réponses ? Ici à nouveau, Jésus nous met face à un dilemme : ou bien notre œil est sain, ou bien notre œil est malade. Si notre œil est malade, nous dit Jésus, c’est notre corps tout entier qui se trouve plongé dans les ténèbres. Comme lorsque manque la lumière, les perspectives se brouillent, les reliefs disparaissent et le regard n’éprouve plus la réalité véritable. Celle-ci est plongée dans l’obscurité, laissant la place à des fantômes ou à des réalités imaginaires ; les jugements que l’on pose ne s’appuient plus sur une connaissance correctement établie. L’expérience du monde autour de nous ne confirme-t-elle pas l’affirmation de Jésus ? Combien de critères biaisés, combien d’ignorances ou de méprises ne conduisent-ils pas à énoncer des jugements qu’on voudrait considérer comme solidement fondés mais qui, finalement, révèlent leur caducité ou leur fragilité ! Combien de préjugés ou d’absolutisations de points de vue purement subjectifs ne prétendent-ils pas revendiquer un label de vérité ! Mais l’œil humain peut s’arracher à la maladie ou se préserver contre tout ce qui menacerait la santé de son fonctionnement. 16


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L’œil sain, nous dit Jésus, c’est l’œil qui voit dans la lumière. Et il est clair que, pour le Seigneur, la lumière dans laquelle peut s’épanouir notre connaissance du monde, des hommes et des événements de l’histoire n’est rien d’autre que la lumière de sa Parole de vérité. Ainsi, nous pouvons regarder les choses, les personnes, les événements et les comprendre correctement, sans nous laisser dérouter ni tromper, mais en resituant chaque chose à sa place, tout en respectant les relations et les proportions entre tous les éléments du réel, mais aussi, en évitant toute forme de relativisme. Si nous voulons nous orienter comme il convient, nous dit dès lors l’enseignement de Jésus, nous ne pouvons couper aucun événement ni aucune réalité de sa référence à Dieu. C’est uniquement en rapportant tout à Dieu et à l’histoire du salut dans laquelle nous sommes engagés avec lui, que nous accueillons la lumière capable d’éclairer le contenu de notre vie et de la vie des hommes en général. Couper quelque réalité que ce soit de sa référence à Dieu, c’est se condamner à n’en pas percer correctement le mystère, c’est courir le risque d’en fausser l’importance ou ne pas la situer dans sa vraie perspective. C’est, pour reprendre le vocabulaire de l’optique utilisé par Jésus, obscurcir ou brouiller la connaissance que nous avons des choses et des personnes, nous laisser parfois égarer ou en tout cas ne pas accueillir pleinement la lumière capable d’inspirer nos décisions et nos actions. * Reste à considérer la troisième image proposée par Jésus : l’image du maître, exposée au verset 24 : « Nul ne peut servir deux maîtres ; ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent. » Soulignons d’abord que l’incompatibilité entre les deux maîtres que peuvent être Dieu et l’argent ne constitue, dans la pensée déve17


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loppée par Jésus, qu’un exemple parmi d’autres. L’affirmation fondamentale du Seigneur est qu’on ne peut servir deux maîtres. Le seul maître qui mérite d’être servi est Dieu, et il ne peut entrer en compétition avec aucun autre maître, qu’il s’agisse de l’argent ou de quelque autre réalité. L’exemple choisi par Jésus se justifie, certes, par l’expérience selon laquelle l’argent est une idole que l’homme peut être tenté de servir. Mais il y en a d’autres : les intérêts égoïstes, le succès, l’affirmation de la volonté propre… C’est donc l’unique maîtrise de Dieu qu’entend affirmer Jésus. Réfléchissons à cette affirmation du Seigneur : que signifie-telle et que vient-elle directement interroger en nous ? Si la première image utilisée dans son discours mettait en question les désirs de notre cœur, et la seconde, le regard que nous portons sur les choses, les personnes et les événements, à quelle dimension de notre vie renvoie maintenant l’image du maître ? Servir un maître, s’en remettre à un maître, voilà qui concerne l’usage de notre volonté libre. Si je sers un maître, je lui soumets la disposition de moi-même, j’adopte les décisions qu’il a le droit de m’imposer. Rendons-nous en compte : tout choix de notre part, toute option déterminée, impliquent nécessairement la soumission à celui qu’on reconnaît comme maître. Cette affirmation pourrait être mise en doute : ne puis-je pas refuser de m’incliner devant quelque maître que ce soit ? Si telle est ma décision, cependant, n’est-ce pas que j’ai effectivement choisi d’être moi-même mon propre maître, c’est-à-dire, dans tout exercice de ma volonté libre, de m’incliner effectivement devant ce maître que je veux être pour moi, de me soumettre à mes propres préférences, à mes propres intérêts et à mes propres choix ? Essayons dès lors de préciser le message de Jésus contenu dans le recours à cette troisième image. En soulignant la nécessité d’unifier notre volonté en la soumettant à un seul maître, Jésus souligne aussi que le maître auquel nous avons à nous soumettre 18


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n’est autre que Dieu. Explicitons-le davantage : il arrive que nous prenions certaines décisions en nous soumettant à l’impératif de notre désir de succès, que nous en prenions d’autres en obéissant à certaines influences qui s’imposent à nous, ou d’autres encore, en fonction de l’appât du gain. Nous pouvons aussi, pour tous nos choix, nous référer toujours à un seul et unique maître, à un maître cependant autre que Dieu. En tous ces cas, nous dit Jésus, vous rejetez la seigneurie de Dieu, qui vous invite à le reconnaître comme votre seul et unique maître dans chacun de vos choix. À partir du moment où, au moins dans certains cas, vous vous soumettez à un autre maître que Dieu, vous manifestez votre refus de reconnaître le Seigneur comme votre seul maître. Un choix radical, dès lors, s’impose : celui de soumettre votre volonté à Dieu en toutes vos démarches. N’est-ce pas là, d’ailleurs, la définition même de la vie chrétienne ? Ce n’est pas que Dieu intervienne de manière arbitraire pour nous conduire là où il l’entend. La volonté de Dieu correspond au contraire à l’orientation réelle de notre vie, conforme à ce que nous sommes et à ce que cherche notre élan intérieur. Dans le « Principe et Fondement » qu’il propose au début des Exercices spirituels, saint Ignace de Loyola rappelle que la création de l’homme a pour fin de « louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur ». Tout choix doit donc s’inscrire dans cette orientation fondamentale de la vie humaine, en référence aux exigences qui l’habitent de par sa propre nature. Cette unification de la vie humaine suppose nécessairement la conversion de certaines orientations biaisées de notre volonté. C’est ce qu’énonce à nouveau Ignace de Loyola, lorsqu’il définit les Exercices spirituels : « Exercices spirituels, pour se vaincre soi-même et ordonner sa vie sans se décider par quelque attachement qui serait désordonné » (Ex. sp. no 22). Et encore : « On appelle exercices spirituels toute manière de préparer et disposer l’âme pour écarter de soi tous les attachements désordonnés et, après les avoir écartés, pour chercher et trouver la 19


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volonté divine dans la disposition de sa vie, en vue du salut de son âme » (idem). Ces textes sont suffisamment clairs et ils nous aident à comprendre la recommandation que nous adresse Jésus en nous invitant à écarter toute autre maîtrise que celle de Dieu. Concluons la réflexion que nous ont inspirée les six versets extraits du chapitre 6 de l’évangile selon saint Matthieu. Dans tout ce passage, ce que Jésus entend éclairer de manière décisive, c’est la centralité de Dieu pour la totalité de l’existence chrétienne. L’homme est un être de désir, un être qui gouverne sa vie en fonction du regard qu’il porte sur l’ensemble du réel, un être enfin qui est continuellement conduit à prendre des décisions en fonction de ce qu’il considère comme la référence dernière de sa liberté. Dans tous ces domaines, proclame Jésus, l’unique voie pour réaliser pleinement ce que nous sommes est de donner ou de redonner à Dieu la place décisive qui lui appartient, sous peine de laisser notre vie aller à la dérive ou de plier le genou inconsciemment devant quelque idole, en laquelle nous croyons pouvoir reconnaître la référence décisive de notre vie. Les désirs de notre cœur, aussi bien que la lumière de notre connaissance ou le principe ultime de nos décisions ou de nos choix peuvent ainsi nous orienter vers un autre absolu que Dieu. Or la vérité de notre vie, comme de toute vie humaine, ne peut se rejoindre qu’en reconnaissant à Dieu la place qui lui revient comme seul absolu, une place, d’ailleurs, qui, loin de nous aliéner à lui, nous fait trouver en lui l’accomplissement réel de notre vie. C’est dans le monde de nos désirs, dans celui où notre raison s’ouvre à la lumière en la laissant pénétrer en elle, dans le monde enfin où s’exerce notre liberté, que se joue pour nous l’accueil vrai de Dieu, à moins que nous préférions affirmer notre prétention de trouver en dehors de lui le trésor que nous cherchons, la lumière que nous accueillons ou le maître auquel nous nous soumettons. 20


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C’est la grâce que nous pouvons demander à Dieu aujourd’hui : la grâce de développer en nous le désir de lui comme de notre vrai trésor, la grâce d’ouvrir notre esprit à la lumière qu’il projette sur notre vie, la grâce, enfin, de soumettre avec joie notre liberté à sa sainte volonté.



Deuxième méditation

La confiance dans la Providence paternelle de Dieu (Mt 6, 25-34)

Nous nous arrêterons maintenant au texte qui fait suite immédiatement à celui que nous venons de considérer. Nous sommes encore au chapitre 6 de l’évangile, en plein cœur, dès lors, du discours sur la montagne, qui décrit et propose la vérité de l’existence chrétienne. Les versets que nous allons maintenant analyser sont les versets 25 à 34 : « Voilà pourquoi je vous dis : ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent, ils ne recueillent pas dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui d’entre vous, d’ailleurs, peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lys des champs, comme ils poussent ; ils ne peignent ni ne filent, et moi je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs qui est aujourd’hui et demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ? Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger, qu’allons-nous boire, de quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, demain s’inquiétera de lui-même. » 23


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Une première remarque que nous inspire la lecture de ce texte, c’est que son contenu découle de la réflexion que nous venons de faire à l’écoute de Jésus sur l’unification en Dieu de nos désirs, de nos savoirs et de notre liberté. Le texte que nous venons de lire commence, en effet, par souligner le lien de ce qui y est proposé avec les développements qui précèdent : « Voilà pourquoi je vous dis… » Une lecture biaisée des paroles de Jésus consisterait, en partant de la dernière phrase, à y voir un plaidoyer en faveur de l’insouciance. « Ne vous inquiétez pas du lendemain… » Il faudrait donc vivre au jour le jour, sans préparer le lendemain, sans songer à l’avenir. Seraient ainsi mis en question tous nos efforts de programmation, toute prise ne compte d’un futur, fût-il prévisible. Une semblable compréhension des recommandations de Jésus a le tort de ne pas repérer le thème central autour duquel elles gravitent. Car ce thème ne concerne pas le jour de demain ni l’avenir en général. Une attention plus précise au texte de l’évangile permet de repérer la répétition constante d’un même verbe, « s’inquiéter », qu’on retrouve six fois dans ce passage assez bref. Ce à quoi Jésus nous demande de renoncer, ce n’est pas à préparer l’avenir, mais à nous inquiéter de l’avenir. C’est donc à la signification de l’inquiétude qu’il nous faut maintenant consacrer notre réflexion. Qu’est-ce qui définit l’inquiétude, quel en est le ressort réel ? L’étymologie du mot nous met directement sur la piste de sa signification. La première syllabe (in-) exprime une négation, et le reste du mot (-quiétude) évoque le repos ou la paix. S’inquiéter, c’est « ne pas être en repos » ou « perdre la paix ». Le verbe synonyme « se préoccuper » évoque une situation semblable : il suggère en effet un esprit occupé de manière prioritaire par la cause même de sa préoccupation. Ne pas s’inquiéter, c’est donc garder l’esprit de paix ; ne pas se préoccuper, c’est garder l’esprit libre en évitant de le fixer de manière prioritaire sur l’objet de sa préoccupation, laissant ainsi dans l’ombre, comme nous le 24


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verrons, la vérité fondamentale que Jésus nous rappelle et qui doit, elle, occuper notre esprit. À lire le texte évangélique, on pourrait cependant se laisser aussi égarer en fixant uniquement son attention sur les deux exemples que prend Jésus, comme si ces deux exemples, au lieu d’être considérés comme tels, devaient mobiliser toute l’attention et s’identifiaient, dans leur nature particulière, à la recommandation générale prononcée par le Seigneur. Car il n’y a pas que le souci de la nourriture ou du vêtement qui peut enlever la paix ou le repos de l’esprit, qui peut occuper notre esprit au point d’en effacer ou d’en estomper tout le reste. C’est le cas, certes, pour un certain nombre de personnes. Mais tant d’autres réalités peuvent aussi nous inquiéter. Je puis m’inquiéter, par exemple, de ce que je ferai demain, des personnes que je devrai rencontrer, de la communauté à laquelle j’appartiendrai, du succès que rencontrera telle ou telle de mes entreprises… C’est donc de tout cela qu’il est question dans la recommandation de Jésus. Reste dès lors à comprendre en quoi consiste la conversion à laquelle il nous appelle. Une première réflexion nous est proposée, une première assurance nous est donnée par le texte évangélique, en référence à la providence universelle de Dieu. Celle-ci se manifeste dans la totalité de la création. Dieu, qui crée les oiseaux du ciel, leur procure aussi la nourriture nécessaire. Il y a là une première raison de ne pas laisser s’ébranler notre confiance : le créateur prend soin de ses créatures. Mais, si nous revenons aux questions évoquées plus haut pour définir les objets possibles de nos inquiétudes, le rapport au Créateur comme tel ne semble pas suffire pour affronter valablement ces questions. Que Dieu soit mon créateur, cela ne suffit pas pour enlever toute inquiétude concernant les conditions qui affectent ma vie. C’est ici que se propose à notre réflexion une affirmation, bien plus décisive, prononcée par Jésus : « Votre Père céleste sait de quoi 25


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vous avez besoin. » Essayons de le comprendre, de la manière la plus précise. Qu’est-ce qui peut causer nos inquiétudes, et en particulier celles que nous venons d’évoquer ? On pourrait dire, je pense, que nous pratiquons la plupart du temps, sans nous en rendre compte, une sorte de court-circuit dans la façon de comprendre les questions qui se posent à nous et qui éventuellement nous inquiètent. Un court-circuit, selon le dictionnaire, n’est autre que « la mise en relation directe de deux points dont les potentiels sont différents ». Pour éviter le court-circuit, il faut qu’intervienne un élément médiateur capable de surmonter la différence de potentiel entre les deux termes en présence. Le court-circuit consiste ici à mettre en présence, en contact direct, nos propres ressources et potentialités, d’une part, et les questions auxquelles nous devons nous confronter, d’autre part. Quand je m’inquiète de ce que je ferai demain ou l’année prochaine, je mets en court-circuit ma situation actuelle et ce qui me sera peut-être demandé. Et je me demande si l’assurance qui est maintenant la mienne ou la connaissance que j’ai de mes possibilités d’action peuvent correspondre aux exigences de ce qui me sera demandé le jour suivant ou l’année suivante. Je confronte ainsi mes ressources personnelles à certains impératifs auxquels il faudra sans doute me confronter demain. Je me demande dès lors si je peux prendre la mesure de ce qui me sera imposé. Tels sont les deux termes dont la confrontation fait surgir mon inquiétude : ne sachant pas si je puis prendre la mesure de ce qu’il me faudra vivre, je m’en inquiète. Ainsi en est-il également de nos autres objets possibles d’inquiétude. Si je suis inquiet à propos des personnes que je dois rencontrer, c’est que, de nouveau, je tâche de me mesurer avec ce que pourraient exiger de moi ces personnes. Y aura-t-il correspondance, ou un équilibre satisfaisant entre les capacités que je me reconnais dans tel ou tel domaine et les attentes que je prévois ou que j’imagine dans le chef des personnes à rencon26


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trer ? N’est-il pas normal que je perde dès lors mon assurance et la paix du cœur, et que je me laisse inquiéter par les interrogations que je me pose et qui ne trouvent pas immédiatement une réponse adéquate ? L’insécurité dont est marqué l’avenir et, dans ce cas, la rencontre de demain, naît de la confrontation que je fais entre le présent de ma vie et les incertitudes qui peuvent affecter la rencontre ou la confrontation de demain. Si je m’inquiète de la communauté à laquelle j’appartiendrai, c’est parce que je n’ai pas la certitude de pouvoir m’y intégrer correctement, ou d’y trouver les relations de confiance qui me paraissent nécessaires à l’équilibre de ma vie ; je puis me demander si je serai capable de trouver ma place dans cette communauté et d’y vivre des relations et des sentiments susceptibles d’assurer mon épanouissement. Je puis m’interroger aussi sur l’audace et la disponibilité de cœur qui me semblent requises pour offrir à l’ensemble de cette communauté les services et les soutiens qui peuvent lui être utiles. Encore une fois, je mesure mes ressources disponibles aux exigences qu’il faudra sans doute honorer, et je doute de l’adéquation possible entre ces deux pôles. Telle est alors la source de mon inquiétude. Quant à l’inquiétude qui peut accompagner la perspective de telle ou telle entreprise dans laquelle je vais bientôt m’engager, l’origine s’en trouve à nouveau dans l’incertitude qui m’habite lorsque je me confronte au caractère imprévu de ce qui est cependant destiné à affecter bientôt directement ma vie. La chose est claire : s’engager dans une entreprise dans laquelle on n’a pas encore fait ses preuves, c’est éprouver la sorte de déséquilibre qui naît de la confrontation entre les ressources dont on dispose et l’entreprise, par bien des points difficile à évaluer, à laquelle on s’attend à être bientôt confronté. Il y a, certes, dans des expériences de ce genre, et dans l’inquiétude qui peut y être vécue, une dimension parfois décisive d’ordre psychologique. Cet aspect psychologique n’est pas 27


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d’abord ce que vise Jésus, mais ce qu’on peut faire apparaître comme attitude spirituelle à la base de certaines inquiétudes, ou encore de ce que révèle spirituellement une prédisposition particulièrement forte à l’inquiétude. Ici peut intervenir l’affirmation par Jésus de la présence et de l’action de celui qui est à notre égard non seulement notre Créateur veillant par sa providence sur sa création, mais notre « Père céleste ». La prise de conscience de notre relation au « Père céleste » peut nous arracher à l’inquiétude. Le court-circuit qui entraîne l’inquiétude provient en effet, sans que la plupart du temps nous ne nous en rendions compte, de l’élimination effective du Père céleste. Si le Père céleste est toujours présent à ma vie, ma relation aux autres, mon attitude face à diverses situations se voit radicalement transformée. Il ne s’agit donc plus de vivre les différents aspects de mon existence comme si je devais trouver en moi seul les ressources nécessaires pour affronter les situations et les exigences qui se présentent ou se présenteront à moi. Ce serait oublier notre relation constitutive à l’amour et à la prévenance du Père céleste et mettre celui-ci hors circuit. Celui qui est pour nous un Père, nous dit Jésus, ne montre-t-il pas déjà sa providence bienveillante à toutes les créatures qui reçoivent de lui l’existence et la vie ? Mais, pour nous, il s’agit de bien plus que cela : de la relation entre un Père et ses enfants. Toute notre vie s’ordonne et s’accomplit alors à partir de notre disponibilité à l’amour du Père céleste. Telle est en effet la première conviction qui doit habiter notre esprit : le Père des cieux nous a engendrés par amour ; par amour, il veille sur nous. C’est profondément habités par cette conviction qu’il nous faut cheminer à travers les différents aspects de notre existence, en comprenant qu’à chaque moment, notre Père céleste nous aime et que nous sommes invités à exprimer notre réponse d’amour à son amour dans chacun de nos engagements, dans chacune de nos actions. Si nous sommes habités 28


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par cette certitude, l’inquiétude fera place en nous à la confiance. Car il ne s’agit plus alors de nous mesurer aux différentes réalités de notre vie, il faut bien plutôt accueillir chacune d’elles comme des lieux où l’amour paternel de Dieu nous rejoint, provoquant en nous une réponse aimante à l’amour qu’il nous témoigne et qu’il nous offre sans compter. Ainsi la communauté dans laquelle il me revient de vivre, c’est de mon Père céleste que je la reçois, et c’est mon amour à l’égard de mon Père céleste que j’aurai à y exprimer. La mission que j’ai reçue, ou la nouvelle mission qu’on me confie, j’y reconnais la confiance que me témoigne le Père céleste, une confiance que je reçois avec reconnaissance et à laquelle je m’efforcerai de répondre… Il n’y a plus, dès lors, de courts-circuits, il ne s’agit plus de la confrontation directe entre mes ressources ou mes capacités personnelles et les diverses exigences de ma vie. À aucun moment de ma vie, je ne puis oublier que Dieu est là et que la vérité de la vie humaine consiste à accueillir tout de sa main. Cet accueil, on le comprend, n’est jamais réalisé une fois pour toutes ; il doit être sans cesse actualisé, chaque jour de notre vie. C’est au présent, en effet, que se conjugue continuellement la réalité de notre relation à Dieu : au présent de son amour à lui, toujours actuel, et de l’amour que nous avons à lui offrir comme réponse à tout moment de notre vie. Nous retrouvons ici la recommandation de Jésus concernant le lendemain et l’aujourd’hui. Nous ne devons pas nous inquiéter du lendemain, parce que ce n’est pas à travers nos préoccupations ou nos questions concernant l’avenir que se vit la vérité de notre relation d’amour et de confiance envers Dieu. Demain lui appartient, puisqu’il échappe encore à nos prises ; abandonnons-le lui dans la confiance. Quand demain sera devenu aujourd’hui, j’aurai à le vivre comme l’actualité nouvelle de mon dialogue d’amour avec lui. J’y reconnaîtrai le visage du Seigneur qui 29


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vient vers moi, et j’accueillerai dans l’amour la manière concrète dont il me signifiera alors l’infini de son amour pour moi. Cela suppose, bien sûr, que je reconnaisse Dieu comme Dieu, acceptant sa conduite sur ma vie, plutôt que de vouloir lui imposer ma manière humaine de comprendre. Il peut y avoir autant d’amour de Dieu dans l’échec que dans le succès. Ce qui importe, c’est que j’y aie mis mon cœur, en sachant que ce que Dieu me réserve est, dans le concret actuel de ma vie, ce que j’ai à accueillir de sa main pour communier en tout à sa présence et à son amour. Cette disponibilité constante à Dieu, cet engagement constant de nous-mêmes à l’égard de Dieu dans la réciprocité, voilà l’invitation de Jésus : ne pas centrer notre attention ni l’élan de notre engagement sur nos intérêts personnels, mais vouloir en tout, conscients de notre relation filiale au Seigneur, offrir notre collaboration à l’œuvre de salut de Dieu, à son œuvre de salut en nous et dans l’ensemble du monde. « Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. » Qu’est-ce qui peut unifier réellement notre vie, l’empêcher de se laisser immerger en tant de questions qui deviennent pour nous la source de tant d’inquiétudes ? Pour éviter d’être submergés par toutes les préoccupations qui hantent notre esprit, il nous faut regarder plus loin, fixer notre regard sur l’œuvre à laquelle Dieu nous invite à collaborer avec lui : cette œuvre qui nous dépasse mais que, précisément pour cela, nous ne devons pas nous laisser tenter de mesurer à l’aune de nos propres ressources. Si Dieu veut bien avoir besoin de nous pour collaborer à son œuvre, l’invitation qu’ainsi il nous adresse ne nous aide-t-elle pas à comprendre que, désormais, nous avons en tout partie liée avec lui ? Les yeux fixés sur le Seigneur qui nous appelle et qui veut recourir à nous, nous désirons nous engager pleinement, détournant notre regard de ce qui trop souvent nous inquiète et nous laissant conduire par lui en toutes nos démarches et en toutes nos actions.


Deuxième journée

Première méditation

La parabole des dix vierges et la parabole des talents (Mt 25, 1-30)

Après avoir souligné l’appel que Jésus nous adresse à centrer toute notre vie sur Dieu, et à dépasser dès lors toute inquiétude, nous consacrerons cette deuxième journée à une sorte d’examen de conscience sur des dimensions décisives de notre vie. Nous nous référerons pour cela au chapitre 25 de l’évangile selon saint Matthieu, qui clôture le dernier grand discours de Jésus : le discours eschatologique. Les trois parties dont se compose ce chapitre nous invitent à nous confronter avec le jugement de Dieu. En réservant pour bientôt la dernière partie de ce chapitre, nous abordons les deux paraboles proposées du verset 1 au verset 30. La première parabole (développée dans les 13 premiers versets du chapitre) nous invite à nous interroger sur l’ensemble de nos relations à Dieu. La seconde partie (du verset 14 au verset 30) nous invite à nous interroger sur la qualité de nos engagements et sur la manière dont nous assumons nos responsabilités. De part et d’autre, évoquant le jugement définitif (le jugement dernier) de Dieu, ces deux paraboles opposent radicalement approbation et réprobation. Ayant à faire la lumière sur le moment actuel (et provisoire) de notre vie, il nous convient de reconnaître à la fois ce qui dans notre vie répond à l’attente de Dieu, et ce qui au contraire lui est opposé. Il s’agit dès lors à la fois de rendre grâce et de demander pardon. 31


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Le premier domaine de notre vie, dont parle la parabole des dix vierges, est, comme nous l’avons déjà suggéré, tout ce qui appartient au domaine de nos relations avec Dieu. Parcourons donc le déroulement de la parabole pour éclairer, à sa lumière, ce domaine tellement décisif de notre vie chrétienne, et éventuellement de notre vie religieuse. La mise en scène proposée par Jésus nous parle de dix vierges, parties à la rencontre de l’époux. Ce serait passer à côté du message de cette parabole que de considérer ces dix vierges comme désireuses simplement d’assister à un mariage ou à un banquet de mariage. Ces vierges sont en route vers le mariage, et voilà la raison de leur attente : l’époux doit bientôt arriver, et toutes sont supposées entrer ensemble dans la salle des noces. Pour comprendre la signification de la parabole, il faut bien sûr se référer au symbolisme utilisé dans tout l’Ancien Testament pour signifier la relation d’alliance qui unit Dieu à son peuple (et, à travers celui-ci à l’humanité). On peut penser au Cantique des Cantiques, et également à certains textes prophétiques, par exemple à Isaïe 62, 5 : « Comme un jeune homme épouse une vierge, ton bâtisseur t’épousera. Et c’est la joie de l’époux au sujet de l’épouse que ton Dieu éprouvera à ton sujet. » La nouveauté de l’évangile consiste à montrer que ce n’est qu’en Jésus que s’accomplit l’alliance de Dieu avec les hommes. Comment pouvons-nous cependant évaluer la qualité de notre réponse à l’amour que Dieu ne cesse de nous manifester en son Fils ? C’est à cette question que veut répondre la parabole de Jésus. Elle le fait en opposant deux groupes de vierges, qui mettent en lumière des attitudes opposées. Toutes semblent assez globalement agir de manière semblable. Les dix vierges sont en effet sorties, munies de leurs lampes, à la rencontre de l’époux. Toutes aussi, en attendant l’époux, s’assoupissent et s’endorment, trouvant en quelque sorte trop long le temps de l’attente. Mais Jésus souligne la différence entre les vierges avi32


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sées et leurs cinq compagnes : « Cinq d’entre elles étaient sottes et cinq étaient sensées. Les sottes, en effet, prirent leur lampe mais sans se munir d’huile ; tandis que les sensées, en même temps que leurs lampes, prirent de l’huile dans des fioles. » Que symbolise cette huile dont certaines sont pourvues et d’autres dépourvues ? Probablement ne devons-nous pas lui donner une signification trop précise. Elle conditionne en tout cas la disponibilité à accueillir le Seigneur, et à pénétrer avec Lui dans la salle des noces. Ne pas avoir emporté avec soi cette huile capable de nourrir la flamme de la lampe lors de l’arrivée de l’Époux, n’est-ce pas avoir fait preuve d’un tel manque d’attention que la rencontre vivante avec Lui en devienne impossible, n’estce pas avoir manqué de vigilance et de disponibilité au Seigneur ? N’est-ce pas avoir banalisé à ce point sa présence et sa venue qu’on en perde le désir concret de prendre part à son accueil ? Certes, au moment décisif, on aurait pu trouver une solution de rechange : il suffirait, pouvait-on penser, que les vierges sensées acceptent de partager leur huile. Comme si, lorsqu’il s’agit de vivre la rencontre avec Dieu, on pouvait vivre celle-ci par procuration ! Or, c’est chacun qui est ici responsable de ses engagements et de ses choix ; la relation de chacun au Christ époux est une relation unique, distincte, éminemment personnelle. Aucune substitution, aucun partage ne peut en effet compenser la négligence, l’étourderie ou la distraction de mon cœur ! Dans la rencontre avec l’Époux, aucun délai non plus ne peut être admis. En offrant son amour, en s’offrant lui-même comme l’époux épris d’amour et marchant à ses épousailles, il invite à l’accompagner sans retard et à entrer avec lui immédiatement dans la salle des noces. C’est lui qui dispose des temps et des moments, parce que c’est lui qui a pris l’initiative de ces épousailles, c’est lui qui est la source de tout amour et de toute communion. Aux vierges sottes demandant, mais trop tard, d’entrer elles aussi dans la salle des noces, Jésus répond : « Je ne vous 33


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connais pas. » La connaissance dont il parle est la connaissance propre à l’amour, connaissance faite de réciprocité et source de communion. Telle est bien la question à laquelle nous confronte cette parabole. Elle nous invite, comme nous l’annoncions en introduisant notre lecture, à un examen de conscience : quelle est la qualité de notre recherche et de notre accueil de Jésus, la qualité de notre rapport à Dieu ? Comment répondre fidèlement à son amour : qu’il s’agisse de la prière, des exigences de notre baptême et, éventuellement, de notre consécration religieuse, de la générosité de notre réponse à tous les appels du Seigneur ? Lui qui a contracté avec nous une alliance d’amour, dans laquelle il s’engage lui-même sans compter, il attend de nous un engagement généreux et une sensibilité affinée qui provoque en nous la détermination à chercher en tout son bon plaisir. Comme nous l’avons dit, notre examen de conscience mettra certainement en lumière à la fois des zones de clarté et des zones d’ombre dans la façon dont se vit notre rapport à Dieu. Ce sera donc une occasion de rendre grâces pour toutes les expériences que nous avons faites de la proximité de Dieu et de son appel suscitant en nous une réponse délicate et plus constante à ce qu’il attend de nous. Ce sera aussi une occasion de demander pardon et de nous confier à la miséricorde de Dieu, en réalisant plus clairement combien certains de nos comportements rappellent davantage ceux des vierges insensées. Nous n’avons pas toujours, dans l’écoute que nous offrons à Dieu et dans la réponse à son amour qu’explicite notre vie, une compréhension et une conviction assez nettes portant sur ce à quoi nous sommes appelés et sur ce que Dieu veut accomplir en nous. « Si tu savais le don de Dieu ! » *

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Nous pouvons aborder à présent la parabole des talents. Ce n’est plus directement la relation d’amour au Seigneur que rappelle et qu’interroge cette parabole, mais plutôt la façon dont nous répondons à la confiance de Dieu en faisant prospérer en nous ce que la parabole appelle les « talents » reçus. Je pense qu’on peut entendre sous l’image des talents, d’une part les capacités reçues de Dieu par chacun de nous et d’autre part, les responsabilités que chacun de nous doit assumer pour répondre aux attentes du « Maître ». La parabole parle de trois serviteurs, mais en fait, elle oppose deux manières de faire, car le premier et le second serviteur se comportent d’une manière semblable. Comme dans la parabole précédente, s’agissant du jugement dernier, les deux manières de faire s’opposent de façon tranchante, sans que se dégage entre elles une sorte de voie médiane où se mêleraient en quelque sorte le positif et le négatif, ce qui arrive fréquemment dans notre vie. Ayant à faire le point sur la qualité de notre propre engagement alors que nous cheminons encore et que notre vie n’est pas encore arrivée à son terme, il est normal que nous redécouvrions en nous des raisons de nous réjouir pour ce qui, dans le concret de nos engagements, d’une part, rejoint réellement l’attente de Dieu, et d’autre part, des raisons de nous repentir et d’entendre un appel à la conversion pour ce qui s’apparente en nous à l’attitude du « serviteur mauvais et paresseux ». Mais commentons plus en détail les paroles de Jésus. Le terme dans lequel nous devons nous y reconnaître, c’est celui de « serviteur ». Serviteurs de celui qui a assez de confiance en nous pour nous remettre la gestion de ses affaires, celui à qui les serviteurs s’adresseront plus loin en l’appelant « maître ». Encore faut-il que nous comprenions bien la manière dont nous est proposée la relation du « maître » aux « serviteurs ». Il ne s’agit pas d’une relation de domination, où l’accent serait mis sur une sorte de tension dialectique entre le « maître » et les « servi35


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teurs ». Au contraire, la description de la relation nous affirme qu’il s’agit avant tout d’un rapport de confiance, et de confiance mutuelle. Cette confiance se traduit de façon particulièrement claire puisqu’elle s’exprime dans le verbe « confier » et se traduit dans l’acte du maître remettant en quelque sorte ses biens aux mains de ses serviteurs, pour qu’ils opèrent à sa place en prenant un soin particulier de ce qui lui appartient : « Il leur confia ses biens. » Ne pouvons-nous voir ici notre relation au Seigneur ? C’est bien lui, en effet, qui, parti en voyage (retourné auprès de son Père) nous confie la mission qu’il est venu initier parmi nous. Il nous demande d’assumer en quelque sorte à la première personne la mission qui cependant lui appartient et pour laquelle il nous offre les qualités, les capacités d’action qui sont les nôtres. En lisant la parabole des talents, et en entendant que le maître a remis à plusieurs serviteurs des sommes différentes (cinq, deux ou un), nous nous sentons peut-être habités par cette question : ai-je moi-même reçu un nombre élevé de talents, en ai-je, par exemple, plus que tel ou tel autre ? Or, s’il y a une question qui, pour Jésus, est dénuée de toute importance, c’est bien celle-là. Que nous ayons des capacités supérieures en tel ou tel domaine, qu’une responsabilité plus ou moins importante nous ait été confiée, c’est là le secret de Dieu, et nous n’avons pas à nous en soucier. Ce qui importe au plus haut point par contre, c’est la manière dont nous répondons à la confiance du maître. Ici, le récit proposé par Jésus nous met face à un choix décisif ; car il y a deux manières totalement opposées d’assumer nos responsabilités. C’est ce que la parabole clarifie en mettant en scène une rencontre du maître avec chacun des serviteurs, pour faire en quelque sorte le bilan de leur action — une démarche qui correspond à un examen de conscience, selon la perspective que nous avons proposée dès notre introduction à la lecture de la parabole. 36


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Écoutons tout d’abord le discours tenu par les deux premiers serviteurs, alors qu’ils décrivent leur réponse à la confiance du maître : « Maître, tu m’avais confié cinq [ou deux] talents ; voici cinq [ou deux] talents que j’ai gagnés. » Que suppose une telle déclaration ? Avant tout, que ces deux serviteurs ont fait leurs les intérêts du maître. Ce dont ils se sont souciés, c’est d’assurer une fécondité maximale aux talents confiés par le maître. C’est donc d’épouser le souci du maître et son espoir de retirer le plus grand profit possible en investissant les talents dont ils disposaient. Le discours prononcé par les deux serviteurs exprime sans conteste une satisfaction profonde : la satisfaction de pouvoir offrir au maître un signe indiscutable de leur dévotion à ce que celui-ci pouvait désirer. Et cet engagement sans faille au service du maître pour assurer ses intérêts ne fait que resserrer les liens qui unissent celuici à des serviteurs si dévoués, et multiplier d’une façon qu’on pourrait appeler illimitée la confiance du maître à l’égard de serviteurs si généreux d’eux-mêmes et de leur travail. Ne peut-on pas dire plus encore ? C’est comme si, dans la manière d’agir du serviteur, le maître pouvait en quelque sorte trouver un reflet de sa propre nature : « Bon et fidèle serviteur », lui dit-il. Mais la bonté, dit Jésus en un autre contexte, n’appartient finalement qu’à Dieu ; « Dieu seul est bon » (Mt 19, 17). Quant à la fidélité, ne caractérise-t-elle pas tout au long de la Bible la réponse constante de Dieu à l’infidélité de l’homme ? Appeler son serviteur « bon et fidèle », voilà donc qui manifeste comment Dieu peut contempler en nous son image (cette image qu’il a imprimée en chaque homme par son acte créateur). Et la rencontre du maître et du bon serviteur se traduit finalement en un partage où la communion s’affirme avec une force renouvelée : « C’est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t’établirai, viens te réjouir avec ton maître. » Nous comprenons ainsi comment notre engagement et notre dévouement fidèles 37


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à la tâche reçue de Dieu nous conduisent à une communion de plus en plus étroite, qui est pour nous source de joie. Il est pourtant une autre attitude possible, celle du troisième serviteur. Ce qui la caractérise, c’est avant tout le refus d’avoir partie liée avec le maître et, dès lors, de faire sienne la recherche de ses intérêts : « Par peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre ; le voici, tu as ton bien. » Quelle est donc la source de cette peur qui dissocie aussi radicalement les intérêts du maître et ceux du serviteur ? Le texte de la parabole répond clairement : il s’agit d’une fausse image de Dieu, d’une compréhension erronée des sentiments qui l’habitent : « Je savais que tu es un homme dur, tu moissonnes où tu n’as pas semé, tu ramasses où tu n’as pas répandu ; par peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre : le voici, tu as ton bien. » C’est l’image d’un Dieu exigeant et qui fait peur, car il n’y a apparemment chez lui ni respect ni amour de ses créatures. Aucune idée d’une alliance offerte inlassablement par Dieu aux hommes qu’il aime ! La réaction que suscite un tel Dieu ne peut évidemment se traduire par un désir généreux de collaboration, par une poursuite intelligente des intérêts que Dieu partage avec l’homme, puisque celui-ci est invité à faire siens les intérêts du maître. Rien de plus opposé à une telle communion que la déclaration du troisième serviteur : « Je suis allé cacher ton talent dans la terre ; le voici, tu as ton bien. » La dissociation des intérêts ne pourrait être plus claire ! Il n’est que logique, dès lors, de sanctionner ce choix par une rupture définitive : « Retirez-lui donc son talent ! » Rien de plus logique, certes. Mais nous semble moins logique, et même apparemment scandaleuse, la suite de la déclaration faite par le maître : « À tout homme qui a, il sera donné et il sera dans la surabondance, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. » Déclaration scandaleuse, car, si nous y voyons la traduction de l’exigence propre à la justice sociale, comment pourrions-nous accepter un tel principe ? Ne faut-il pas plutôt exiger 38


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de ceux qui sont dans l’abondance qu’ils renoncent à une partie de leurs biens pour en faire bénéficier ceux qui sont dans la disette ? Certes, s’il s’agissait dans la déclaration du maître de l’énoncé d’un principe de justice sociale, il en serait bien ainsi. Mais ici l’image des talents risque de fausser la leçon de la parabole, si on oublie précisément qu’il s’agit d’une image : les talents confiés, avons-nous dit, signifient une responsabilité partagée. Voilà qui donne une signification nouvelle à la déclaration du maître. Celle-ci peut être traduite comme suit : si quelqu’un accepte de servir le maître en assumant la responsabilité — ou la mission — reçue, de manière à la rendre féconde au bénéfice du maître, n’est-il pas normal que ce dernier non seulement renouvelle mais augmente même sa confiance ? « Tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t’établirai. » Et, réciproquement, si quelqu’un préfère vivre sa vie en refusant d’assumer la responsabilité confiée, n’est-il pas normal que lui soit enlevée la responsabilité que lui-même s’est refusé à assumer ? « Retirez-lui son talent et donnez-le à celui qui a dix talents. » Le dynamisme de la vie, et de tout ce qui appartient à la vie, comme par exemple l’exercice d’une responsabilité, répond à une loi de développement constamment croissant, alors que le refus de s’engager conduit progressivement à la mort. Quelle question avons-nous, dès lors, à affronter en faisant notre examen de conscience à la lumière de la parabole des talents ? Cette question concerne notre manière d’assumer toutes les responsabilités, tous les engagements qui nous sont confiés, la mission qui est la nôtre. Vivons-nous cela comme une affaire qui n’est que nôtre, poursuivons-nous dès lors nos propres intérêts, soucieux seulement de notre réussite et de l’accomplissement de nos projets ? Ou bien reconnaissons-nous au contraire que les vraies responsabilités qui sont les nôtres trouvent leur source en Dieu ? Ce qui est en jeu dans nos engagements, c’est 39


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la capacité qui nous habite de correspondre à l’attente de Dieu, en reconnaissant à la base de nos responsabilités la confiance que le Seigneur nous fait à travers les différents devoirs et services que nous avons à accomplir. Comment pourrions-nous refuser d’accepter de grand cœur la mission reçue et tout ce qu’elle implique ? Comment pourrions-nous chercher et espérer, ailleurs que dans les engagements que cette mission exige de nous, la joie de pouvoir collaborer avec le Seigneur de toute mission ?


Deuxième méditation

Le jugement dernier : la charité fraternelle (Mt 25, 31-46)

La partie que nous avons considérée jusqu’à présent dans le chapitre 25 de l’évangile de saint Matthieu qui clôture le discours eschatologique de Jésus, était proposée sous la forme de deux paraboles. La dernière section de ce chapitre désigne directement les personnages et les actions sans les évoquer à travers des images. Semblablement toutefois aux deux paraboles que nous avons déjà abordées, la réflexion à laquelle Jésus nous convie maintenant regarde le jugement posé par le Seigneur sur notre vie. Auparavant il s’agissait de mettre dans la lumière de Dieu la qualité de notre relation au Seigneur, ainsi que l’exercice de nos responsabilités et l’usage de nos talents. Dans le passage actuellement considéré, ce qui doit faire l’objet de notre réflexion, c’est la façon dont nous pratiquons la charité fraternelle. Notons-le dès le début : le jugement remis à Jésus dans ce passage ne se limite pas de manière précise et circonscrite à ceux qui croient en lui et qui se soumettent explicitement à son enseignement : ce sont tous les hommes sans exception qui seront jugés par Jésus, qui, ici encore, se désigne comme le « Fils de l’homme ». « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, escorté de tous ses anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs. » Nous voici donc en face d’un jugement définitif que le Seigneur est en train de rendre sur chaque personne humaine. 41


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Jugement au terme de la vie, bien sûr, comme nous le relevions à propos de la parabole des dix vierges et de la parabole des talents. Jugement qui, tant que nous sommes encore en route, ne peut pas prendre ce caractère définitif, mais doit nous aider à relever, pour les distinguer et les opposer, sans pouvoir cependant encore les dissocier définitivement, le positif et le négatif. Se pose alors la question de savoir quel est le critère fondamental qui préside ici à la séparation entre le bien et le mal, entre ce que nous portons en nous qui nous assimile aux « brebis » et ce qui nous assimile aux « boucs ». Le critère au nom duquel s’opère la séparation doit être considéré comme le critère par excellence du bien et du mal. Comme le manifestera sans ambage la suite du texte, c’est celui de la charité fraternelle : domaine décisif de notre vie, et qui englobe, pour faire bref, deux registres constitutifs de notre existence : celui de la vie commune avec ceux qui partagent notre existence de chaque jour (on pourrait parler dans cette perspective de vie familiale ou de vie communautaire) et le registre des rencontres où s’exercent notre accueil, notre service à autrui, notre effort pour répondre à l’attente justifiée qu’il nourrit à notre égard. C’est ce qui correspond à l’engagement apostolique, dans la mesure où s’y exprime une relation responsable et généreuse vis-à-vis de ceux que nous rencontrons au nom du Seigneur. Si la mise en scène évangélique attire l’attention sur la pratique de la charité fraternelle comme étant un élément particulièrement décisif pour le jugement de Dieu, il convient de souligner à ce sujet le caractère éminemment concret de cette pratique. Les exemples choisis par le texte évangélique mettent en pleine lumière ce caractère concret. C’est ce qui est énoncé avec clarté par les déclarations de Jésus siégeant comme juge : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous 42


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êtes venus me voir. » Ces exemples n’offrent certainement pas un tableau exhaustif de toutes les actions méritant l’approbation du Seigneur. D’autres actions, d’autres comportements et attitudes peuvent certainement attirer la même approbation de sa part, tout en évitant, autant que les exemples cités, l’orientation abstraite qui s’arrêterait à une analyse superficielle des signes de l’amour. Ce qui est à retenir de l’orientation concrète donnée par Jésus à la pratique de la charité, c’est que celle-ci doit se montrer attentive aux besoins réels : non seulement dans l’ordre de l’aide matérielle, mais aussi, là où il faudrait aller à la rencontre de besoins psychologiques, montrer une attention particulière à ceux qui s’enfoncent dans la solitude ou la dépression, ne pas hésiter à offrir consolation, encouragement, soutien décidé, à ceux qui en ont besoin. Telles sont, parmi tant d’autres, les questions qui peuvent orienter aujourd’hui la prise de conscience de ce que nous vivons — ou de ce que nous ne vivons pas assez — dans tous ces domaines de l’attention charitable à Jésus et à ses frères. Ce qui nous est demandé, ce sont finalement des choses fort simples, mais qui exigent de notre part une victoire sur l’égocentrisme, en remarquant clairement l’attente que peuvent éprouver à notre égard des personnes avec qui nous partageons de façon habituelle la vie et les activités, puis les autres personnes qu’il nous arrive de rencontrer, mais à l’égard desquelles nous avons à exercer un rôle de témoignage et, jusqu’à un certain point, la prise en charge qu’attend de nous envers eux le Seigneur Jésus. Le premier point que nous relevons dès lors, à la lecture de cette page évangélique, c’est donc l’importance que revêt aux yeux de Jésus notre façon concrète d’agir et de parler à ceux qui expriment envers nous une attente fraternelle. Un second point lui est directement lié. Dans le passage concernant le jugement dernier, que nous avons cité plus haut, Jésus 43


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affirme l’identification entre ce que nous avons fait « à l’un de ces petits et de ses frères » et ce que nous avons fait à son égard. Cette réponse est donnée aussi bien à ceux qui ont pratiqué la charité fraternelle qu’à ceux qui l’ont en quelque sort méprisée : « C’est à moi que vous l’avez fait (…) ; c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. » Il y a donc, conformément à la parole de Jésus, un lien direct entre notre attitude envers nos frères et notre relation au Seigneur. Ne faut-il pas avouer que cette affirmation est de nature à nous interroger, très profondément ? N’est-il pas fréquent que notre manière d’agir et de réagir à l’égard d’autrui soit telle que nous n’oserions même pas penser que c’est envers Jésus que nous agissions ? Affrontons cependant cette question : comment pouvonsnous identifier à Jésus ceux qui nous tendent la main, ceux qui mendient notre attention ou notre parole de réconfort ? Jésus n’est-il pas celui à qui nous nous adressons lorsque nous sommes dans la peine et le besoin ? Les récits évangéliques des miracles faits par Jésus ne sont-ils pas à ce sujet suffisamment éloquents ? Les aveugles, les sourds, les boîteux, les lépreux ne s’adressentils pas à Jésus pour recevoir son aide et bénéficier des pouvoirs que miséricordieusement il est prêt à exercer à l’égard de l’homme malade, infirme et misérable ? Voir Jésus dans le petit qui attend notre assistance, n’est-ce pas en quelque sorte inverser les rôles, en nous reconnaissant capables de venir au secours du Seigneur lui-même ? Qui est donc le Sauveur : Jésus ou nous ? Et, si nous le reconnaissons comme notre Sauveur, comment voir en lui celui qui nous expose ses besoins et son attente à notre égard ? C’est ici, peut-être, que notre conception du salut pourrait être en partie modifiée, et jusqu’à un certain point notre conception de Dieu. C’est un fait : dans son Fils Jésus, nous concevons Dieu avant tout comme chargé de puissance, comme capable de dompter la mer et les flots, de multiplier les pains et de guérir 44


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tous les maux dont souffrent les hommes. Tous trouvent en lui la guérison de leurs maux ; par sa puissance Jésus a transformé leur vie et les a sauvés. N’est-ce pas cette forme d’espérance que font naître et se développer en nous tant de récits évangéliques, et tant de textes annonciateurs de salut ? Mais Jésus ne s’est-il pas manifesté également à nous comme celui qui, avant tout, a choisi d’épouser notre condition humaine et de vivre une vie semblable à la nôtre ? Alors même qu’il guérit nos infirmités et triomphe de nos maladies, ne se montret-il pas comme celui qui les prend à bras-le-corps, s’y plongeant en quelque sorte avec nous ? Tel est en effet le message que nous recueillerons bientôt à la lecture du verset qui achève le récit des premiers miracles de Jésus, et qui reprend un texte du prophète Isaïe : « Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » (Mt 8, 17). Quant au salut dont nous parle l’évangile, ne faut-il pas le comprendre avant tout comme un salut spirituel, dont les guérisons offrent le signe ? Telle est la première description qui nous est faite du ministère de Jésus : « On lui présenta tous les malades atteints de divers maux et tourments, des démoniaques, des lunatiques, des paralytiques, et il les guérit » (Mt 4, 24). Jésus guérit l’homme de toutes ses maladies, mais avant tout, il triomphe des puissances du mal en lui. Un épisode est particulièrement éloquent à ce sujet : celui de l’introduction auprès de Jésus d’un paralytique étendu sur une civière. La guérison première que lui offre Jésus est exprimée par ses premières paroles : « Aie confiance, mon enfant, tes péchés sont remis » (Mt 9, 2). Et c’est pour garantir en quelque sorte le salut ainsi offert que Jésus déclare ensuite : « Lève-toi, prends ton lit et va-t’en chez toi » (v. 6). Nous aurions tort, dès lors, d’attendre uniquement de l’action de Jésus, notre Sauveur, des bienfaits physiques ou matériels. C’est notre cœur que, tout d’abord, il guérit et sauve. Lorsqu’il envoie les Douze en mission, il fait d’eux des artisans du 45


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même salut, de la même libération ; il leur confie un pouvoir s’exerçant dans la libération spirituelle des hommes : « Ayant appelé à lui ses douze disciples, Jésus leur donne pouvoir sur les esprits impurs, de façon à les expulser et à guérir toute maladie et toute infirmité » (Mt 10, 1). Si le combat dans lequel Jésus est engagé est donc avant tout un combat spirituel, la libération ou le salut qu’il nous apporte est donc nécessairement avant tout une libération ou un salut spirituel. Voilà ce que Jésus obtient en secouant notre indifférence, en nous arrachant à notre égoïsme et à notre repliement sur nous-mêmes. Et n’est-ce pas justement ce qu’il accomplit lorsque, sous les traits du pauvre ou du malheureux qui nous implore, sous les traits de la personne harassée ou fatiguée, il vient vers nous pour mendier de notre cœur une intervention généreuse et charitable ? Si nous vivions sans rencontrer quiconque dans le besoin, dans la difficulté ou dans la lassitude, ne risquerions-nous pas de laisser notre existence se dérouler dans l’égoïsme et la satisfaction facile ? Mais voici que Jésus est là sous le visage de l’homme blessé, injustement persécuté, sous celui d’une personne malade pour laquelle la vie peu à peu n’est plus que blessure. « C’est à moi que vous l’avez fait. » C’est bien Jésus qu’alors nous accueillons. C’est lui qui nous invite à sortir de notre autosatisfaction ou du monde de la facilité dans lequel les autres ont peu de place. Mais si le pauvre et l’indigent sont exclus de ma vie, c’est à Jésus lui-même qu’est refusée la place qu’il mendie. Dans la personne de Jésus, Dieu ne se présente donc pas nécessairement sous les traits de celui qui dispose du pouvoir de tout transformer. Il est dans doute plus important que, dans nos existences où tant de personnes hésitent à forcer la porte de notre cœur, nous soient retirées l’autosatisfaction et la douce quiétude de celui qui croirait pouvoir mettre entre parenthèses la supplication ou le gémissement du malheureux ou du ma46


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lade. Par grâce, Jésus vient ainsi nous sauver, en nous ouvrant au mystère de la charité, toujours à redécouvrir et jamais pleinement assimilé. Un autre point mérite d’être souligné dans le passage évangélique que nous méditons. Il est notable en effet que, dans son dialogue avec ceux qu’il approuve, les mettant à sa droite, aussi bien qu’avec ceux qu’il réprouve en les rangeant à sa gauche, Jésus se rende compte que sa présence dans le pauvre et l’indigent n’a pas été repérée. C’est ce qu’énoncent les longues questions des uns et des autres : « Alors les justes lui répondront : Seigneur quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t’accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir ? » Ces questions posées par les justes sont reprises un peu plus loin par ceux que le Seigneur condamne : ni les uns ni les autres n’ont eu une claire conscience qu’en agissant avec autrui, c’est au Seigneur luimême qu’ils offraient leur engagement aussi bien que leur négligence. Ce qui sans doute nous étonne, c’est que les justes aient agi inconsciemment. Mais ce qui importe davantage, c’est qu’en agissant de la sorte à l’égard des pauvres, des malheureux, des prisonniers, etc., ils aient montré à Jésus leur affection et l’attention qu’ils portent à sa personne à travers les autres. Curieusement, ils ont servi Jésus, mais sans savoir que c’était lui. Il y a là de quoi nous faire comprendre que, plus que ce que nous savons, plus que ce que nous pensons, plus que ce dont nous sommes conscients, ce qui décide de l’orientation de notre vie, c’est ce que nous faisons. Jésus veut nous stimuler d’abord, non pas à le reconnaître explicitement en tous ceux qui souffrent, mais à nous comporter à leur égard de la façon qui convient à leur situation, à leur besoin, c’est-à-dire à agir effectivement comme nous aurions agi si nous nous étions trouvés devant Jésus, même si nous ne réalisons pas que nous sommes effectivement devant lui. Les deux préceptes de la cha47


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rité — envers Dieu et envers le prochain — ne sont-ils pas inséparables ? Si bien que la justesse de notre comportement envers autrui implique indissociablement une attitude correcte de notre cœur à l’égard de Dieu et de son Fils Jésus. On s’interroge parfois — très justement — sur la manière dont Jésus peut être reconnu comme Sauveur universel. Ne doit-on pas admettre que beaucoup de personnes ne le connaissent pas ou ne voient pas en lui la présence de Dieu qui nous sauve ? Le texte de l’évangile de saint Matthieu que nous sommes en train de considérer ne répond-il pas de manière claire et particulièrement ouverte à cette question ? Nous l’avons souligné en commençant notre lecture : le Fils de l’homme se présente ici comme le Juge universel, c’est-à-dire comme le Juge non seulement des chrétiens mais de tous les hommes. Comment se réalise cette ouverture à l’humanité tout entière ? Précisément en fondant ultimement le jugement sur la pratique de l’amour et en comprenant celui-ci comme la manière d’agir à l’égard de tous les nécessiteux. Si le texte souligne qu’en toute personne humaine, c’est Jésus lui-même que nous rencontrons, il met par là suffisamment en lumière que l’identification avec Jésus de tout homme qui attend l’engagement de notre amour est loin de requérir de notre part une conscience claire. Si nous y réfléchissons simplement, reconnaître Jésus en la personne qui nous demande maintenant notre aide ou en toute présence suppliante ou souffrante, cela ne nous inciterait-il pas de manière exceptionnelle à nous rendre plus disponibles, plus effacés, plus secourables ? Il y aurait dans une telle prise de conscience de quoi nous réveiller de notre torpeur ou de nos habitude. En tout cas, le chrétien qui a centré sa vie sur le Christ ne peut rester insensible ou distrait si son esprit est éveillé à reconnaître la présence de Celui vers qui tend son espérance et à qui répond sa volonté d’aimer. 48


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Certes, comme chrétiens, il est utile de nous remémorer le discours de Jésus et de l’entendre nous révéler combien sa présence sur nos routes est une présence souvent inaperçue mais cependant salutaire. C’est précisément parce que ce souvenir et cette prise de conscience peuvent susciter en nous une fidélité plus grande à la loi de l’évangile qu’au soir de sa vie, alors qu’il nous entretenait sur les critères du jugement qu’il aurait à poser sur nous, Jésus a voulu éclairer davantage à nos yeux divers modes de sa présence en nos vies.



Tr o i s i è m e j o u r n é e

Première méditation

« Heureux êtes-vous ! » (Mt 5, 1-12)

Nous l’avons dit déjà au début de cette retraite : l’évangile de saint Matthieu nous offre cinq grands discours, qui peuvent en structurer la lecture. Le premier de ces discours, qui traverse les chapitres 5 à 7 de l’évangile, est habituellement appelé le discours sur la montagne. Ayant déjà considéré une partie de ce discours dans les deux méditations de la première journée, nous allons maintenant fixer notre attention sur le début de ce discours. Souvenonsnous du contenu des deux premiers chapitres et de l’attention qu’ils prêtent à certains événements de la vie cachée du Seigneur. Nous avons évoqué aussi les chapitres 3 et 4 : Jésus, lors de son baptême, se manifestant avec humilité au milieu des pécheurs, a aussi été désigné par le Père comme son « Fils bienaimé », alors que l’Esprit, sous la forme d’une colombe, reposait sur lui. Les tentations au désert ont ensuite conduit Jésus à affirmer la voie qu’il entend suivre dans sa mission. C’est comme un résumé de cette mission qu’évoque alors, de manière très succincte, la fin du chapitre 4, avant que Jésus n’appelle à sa suite ses quatre premiers disciples : « Il parcourait toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, proclamant la bonne nouvelle du Royaume, et guérissant toute maladie et toute langueur parmi le peuple. » Ce texte décrit d’une part l’enseignement et la prédication que comporte la mission de Jésus, et, d’autre part, la manifestation de cette mission dans des gestes de puissance. C’est l’alternance entre l’enseignement de Jésus 51


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(concentré particulièrement dans ses discours) et son action de salut au bénéfice de l’humanité que nous offre désormais l’évangile. Désormais, nous écouterons d’abord une partie de l’enseignement de Jésus, et nous assisterons ensuite à telle ou telle manifestation de son action et, parfois, à des débats avec les personnes qui l’approchent ou l’entourent. Prenons à présent, au chapitre 5, le début du discours sur la montagne, la proclamation des béatitudes. Mais, avant de l’écouter, rappelons comment est situé l’ensemble du discours : « Voyant les foules, il gravit la montagne et, quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui et, prenant la parole, il les enseignait en disant… » Dès le début, Matthieu nous propose de regarder Jésus comme celui qui enseigne les foules, ayant auprès de lui ses disciples. Son enseignement est destiné à tous les hommes, il veut rejoindre l’humanité tout entière. Cet enseignement, par ailleurs, est donné du haut de la montagne. Nous savons que la montagne, dans l’Ancien Testament, est le lieu par excellence de la rencontre et de l’alliance entre Dieu et l’homme. Moïse a été invité à gravir la montagne pour recevoir de Dieu les tables de la Loi. Jésus est donc sur la montagne en ce début de son ministère pour prononcer un premier grand discours. Il prolonge de la sorte ce qui a été commencé dans l’Ancien Testament, car il veut offrir à l’homme la charte définitive de l’alliance. Prolongeant l’acte de Yahvé donnant à Moïse les tables de la Loi, il offre désormais à l’homme la nouveauté de sa loi de vie. Ce faisant, comme il l’affirme, il ne détruit pas la Loi mosaïque, mais l’accomplit en l’intégrant et la dépassant : « Ne croyez pas que je suis venu abolir la Loi, je ne suis pas venu abolir mais accomplir » (Mt 5, 17). Et, cette affirmation décisive, Jésus l’explicite : « Vous avez entendu…, et moi je vous dis. » Jésus se présente dès lors à nous comme celui qui approfondit et renouvelle la Loi ancienne. Désormais notre vie reçoit à partir de lui et en lui une lumière nouvelle, qui nous introduit dans l’alliance définitive avec Dieu. 52


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Jésus parle, il nous parle et nous enseigne en disant : « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des cieux est à eux. » Heureux ! Telle est la première parole qui sort de la bouche de Jésus en ce discours inaugural. Par ce mot, Jésus prétend rencontrer l’attente radicale qui habite le cœur de l’homme, l’attente du vrai bonheur, de la vraie béatitude. Heureux ! Dieu en son Fils n’est pas d’abord celui qui veut nous imposer des exigences d’ordre moral. Nous parlions tout à l’heure de la Loi ; nous savons que, déjà pour les Juifs, la Loi que Dieu offre à son peuple est une loi de vie. Si Dieu donne à son peuple une loi, c’est pour le libérer des entraves qu’il peut mettre au déploiement de la vraie vie. Cette vie, Jésus l’énonce ici en termes de bonheur, de béatitude : « Bienheureux êtesvous ! » Ce bonheur, nous pouvons le recevoir dans la mesure où, dans notre vie, nous laissons s’établir une harmonie profonde avec Dieu, avec les autres et avec le monde. La béatitude dont parle Jésus est une expérience d’harmonie, d’accord, d’unité profonde. Et ce sont les différents aspects de cette communion que Jésus suggère dans la seconde partie de chaque béatitude : « Heureux…, car le Royaume des cieux est à eux. » Être heureux, cela veut dire : découvrir que Dieu nous rend participants du Royaume, que nous vivons notre vie terrestre non seulement comme citoyens d’une nation ou d’un peuple, mais comme appartenant déjà au Royaume que Dieu est en train d’édifier, et qui est le rassemblement de tous les hommes avec lui et en lui, pour partager ensemble la joie d’aimer. « Heureux car ils posséderont la terre », énonce la deuxième béatitude. Cette terre était, pour le peuple élu, la terre promise, c’est-à-dire le lieu où tous pourront habiter et exister en paix. Heureux sommes-nous, dès lors, parce que la terre que nous habitons n’est pas une terre étrangère, mais la terre qu’ensemble nous recevons de Dieu. Nous y rencontrons Dieu, et tous les autres à partir de lui et en lui. « Heureux, dit la troisième 53


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béatitude, car ils seront consolés. » Notre bonheur s’exprime en effet dans l’accueil de la consolation qui vient de Dieu. « Heureux, dit la béatitude suivante, car ils seront rassasiés. » Le bonheur que Dieu nous promet se traduit dans le rassasiement de nos attentes les plus profondes. Les promesses explicitées dans la première et la dernière béatitude de Jésus sont au présent ; dans les autres, elles sont exprimées au futur. « Heureux, dit la première béatitude, car le Royaume des cieux est à eux. » Et la huitième lui fait écho au verset 10 : « Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux. » Tandis que les autres béatitudes s’énoncent au futur : « Heureux les doux car ils posséderont la terre. Heureux les affligés car ils seront consolés… » Ainsi est évoquée la situation qui est la nôtre, à la fois déjà visités par Dieu, déjà rejoints par lui et comblés par lui, et d’autre part toujours en attente, encore en route vers l’accomplissement du Royaume qui nous est offert. Nous vivons ainsi notre condition d’hommes et de chrétiens, illuminés par la parole de Jésus, en étant déjà ouverts au don qui nous est fait, au don que Dieu lui-même nous fait, don de sa présence et de son amour, et en même temps, en route vers l’accomplissement définitif du don de Dieu. Jésus révèle par ailleurs dans les béatitudes sur quoi s’édifie le bonheur qu’il nous promet, à quelle condition il peut être éprouvé et accueilli. Ce serait prendre les choses par un biais erroné que d’entendre ces paroles de Jésus comme si elles voulaient avant tout définir les conditions qu’il faut vérifier pour accéder au bonheur. Le discours de Jésus serait dès lors essentiellement un discours de type moral, ou, plus précisément, moralisateur. On pourrait le traduire de la sorte : si tu veux être heureux, si tu veux entrer dans le royaume des cieux, il faut que tu aies une âme de pauvre. Cette expression : « il faut » (ou encore, « tu dois ») exprimerait une sorte de condition morale pour réaliser notre bonheur. Or ce n’est pas ainsi qu’il faut 54


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entendre le discours de Jésus. Il y a beaucoup plus de générosité et de gratuité dans le don de Dieu. Non pas qu’il n’y ait pas d’exigences morales dans notre vie ; mais elles surgissent à partir d’une rencontre, à partir de la prise de conscience d’un don qui nous est fait. Jésus nous adresse en fait un discours de révélation. Plutôt que de nous dire : si tu veux être heureux, tu dois te faire une âme de pauvre, Jésus nous dit : regarde où se trouve le bonheur ; tu le découvres en fixant les yeux sur moi, et en découvrant en moi cette âme de pauvre, liée à l’expérience du vrai bonheur. Et après avoir fixé ton regard sur moi, ne peux-tu déjà découvrir que, dans la mesure où tu entres dans la vraie expérience de la pauvreté, tu touches aussi à quelque chose du vrai bonheur ? Révélation, dès lors, proposée d’abord dans la personne de Jésus ; mais aussi, déjà inscrite dans le chemin de notre vie. Le bonheur dont nous parle la première béatitude peut être énoncé au présent, comme nous l’avons souligné, car il jaillit de la présence déjà actuelle de Jésus, ou encore il est la semence que nous vérifions déjà en nous du vrai bonheur, si nous vivons à l’image de Jésus. Car il est, lui, le pauvre, et, dès lors, c’est en lui que le Royaume déjà s’accomplit, ce Royaume qui nous est offert. Il est aussi, lui, le doux, celui qui s’est désigné comme « doux et humble de cœur ». C’est en lui, dès lors, que nous découvrons le bonheur de qui habite la terre du Fils. Il est, lui, celui qui se laisse affliger, c’est-à-dire celui qui se laisse toucher par ce qui peut blesser ou désoler le cœur de l’homme. Il est ainsi ouvert à la consolation offerte par Dieu. Nous pouvons donc fixer notre regard sur Jésus, et ainsi découvrir ce qu’il veut réaliser dans nos vies, ce qu’il est effectivement déjà en train de réaliser. « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des cieux est à eux. » Que signifie le terme « âme » ? Traduit également en français par « esprit », il renvoie ainsi à l’attitude du « cœur », 55


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dans le sens habituel de l’Écriture, où il signifie le centre le plus profond de la personne. Voici, dès lors, comment pourrait s’expliciter la première béatitude : celui qui, au fond de lui-même, au cœur le plus profond de sa vie, vit comme un pauvre, celui-là découvre le bonheur d’accueillir le don de Dieu, le don du Royaume. Bien sûr, parler du cœur de pauvre, ce n’est pas parler d’une chose abstraite, car l’esprit et le cœur renvoient à ce qu’il y a de plus central en l’homme. La pauvreté au cœur de nous-mêmes doit également se traduire dans le concret de l’existence. On ne peut en effet avoir une âme de pauvre et être comblé de tout. L’âme de pauvre suppose une certaine manière de se situer en face des autres, en face du monde et en face de Dieu, rejetant toute attitude possédante, toute attitude de riche. La pauvreté, telle que Jésus l’évoque, est avant tout une dépossession intérieure, la dépossession de sa propre vie : renoncement à posséder ses propres sécurités, ses propres assises, à construire à partir de soi. Jésus vit sa vie en qualité de Fils de Dieu. Voyez au début du chapitre 4, dans le récit des tentations au désert, comment Jésus répond aux invitations du tentateur. Refusant de se considérer lui-même comme l’origine de sa mission, Jésus, dans chacune de ses réponses, s’en remet à la volonté du Père. Jésus le Fils veut accomplir ce que le Père lui offre et lui confie. Telle est la racine la plus profonde de la pauvreté de Jésus. Mais sa pauvreté s’explicite aussi dans sa relation aux autres, auxquels il manifeste disponibilité, capacité d’admiration, d’émerveillement. Jésus vit également sa vie en renonçant à ce qu’ont parfois d’absolu les sécurités terrestres, il vit radicalement libre à l’égard des biens de ce monde. Il va de ville en ville, de village en village, en ne se laissant guider que par les exigences de sa mission, lui qui n’a pas « une pierre où reposer la tête ». Jésus est ainsi le pauvre qui suscite en nous un désir de plus grande pauvreté, qui nous invite à ne pas posséder nos vies, à ne pas nous posséder nous-mêmes, 56


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mais à nous abandonner à Dieu, nous remettant entre ses mains et en même temps, disponibles à l’égard des autres. « Heureux les doux car ils posséderont la terre. » Nous l’avons rappelé : Jésus dit lui-même (au chapitre 11 de notre évangile) : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur. » En quoi consiste la douceur de Jésus qu’il unit à son humilité ? Regardons l’attitude de celui qui veut dominer, imposer ses prétentions, guidé qu’il est par son appétit de pouvoir, soucieux de réaliser ses propres vues. Considérons au contraire l’attitude de celui qui accueille autrui et ne nourrit pas le désir de tout plier à sa propre volonté, mais qui se laisse au contraire modeler, éduquer et former par l’expérience et l’ensemble de ses rencontres. Il y a une force du doux qui se montre supérieure à la force de ceux qui comptent sur leur propre puissance et leur propre énergie. La force du doux inclut ainsi une capacité d’adaptation à la réalité en accueillant celle-ci et en l’assumant humblement. « Heureux les affligés car ils seront consolés. » Le terme « affligés » ne renvoie pas seulement à l’épreuve d’une certaine tristesse, ou d’une certaine désolation ; il désigne davantage ceux qui acceptent de se laisser toucher, ceux qui se montrent vulnérables plutôt que de durcir leur cœur. Il s’agit donc ici de ceux qui refusent d’endurcir leur cœur, de ceux qui se laissent rejoindre par la misère des autres, qui épousent les afflictions des autres. Heureux, dès lors, ceux qui vivent leur vie, en étant disponibles à tous les mouvements, à toutes les motions et émotions qui peuvent les rejoindre, comme Jésus pleurant devant la tombe de son ami Lazare, ou encore devant la ville de Jérusalem, et avouant sa propre affliction au moment de son agonie et de sa passion. Celui qui porte en soi une richesse intérieure, jaillissant de sa vie et de la rencontre des autres, celui-là, plutôt que de compter sur sa propre force, s’ouvre à la consolation de Dieu. « Heureux les affamés et assoiffés de la justice. » La justice n’est pas à comprendre ici au sens de la justice sociale. En son sens 57


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biblique, la justice évoque en tout premier lieu la fidélité de Dieu à son dessein de salut. Les affamés de justice sont donc ceux qui veulent à tout prix apporter leur part à cette œuvre de salut. Mais, peut-on ajouter, au projet de salut de Dieu appartient aussi l’instauration, dans les rapports entre les hommes, d’une authentique justice. Car ce que Dieu veut réaliser dans l’histoire humaine, ce sont des relations fondées sur le respect mutuel et une juste répartition des biens, des droits et devoirs. La faim et la soif de la justice de Dieu incluent dès lors aussi le désir de voir se réaliser le plan de Dieu sur sa création. Jésus nous dit que ceux qui œuvrent à l’instauration de la justice seront rassasiés. Non pas rassasiés tout de suite et pleinement, mais assurés de rencontrer, dans leur effort même pour collaborer à cette justice de Dieu, des moments où commence à s’accomplir la justice entre les hommes. « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. » Il s’agit de ceux qui sont prêts à pardonner non seulement sept fois, comme le propose Pierre à Jésus (Mt 18, 21), mais qui sont prêts à pardonner toujours. Heureux donc sont ceux qui ne se durcissent pas le cœur à l’égard de ceux qui peuvent les avoir blessés, mais qui se déclarent toujours prêts à repartir à neuf. Ceux-là, en effet, vivent quelque chose du mystère de Dieu. Dieu n’est-il pas fondamentalement miséricorde ? Son amour ne peut nous rejoindre pleinement que comme miséricorde puisque devant lui nous nous découvrons infidèles à l’amour, et donc pécheurs. Mais Jésus nous invite à découvrir le bonheur qui consiste à nous laisser prendre dans la miséricorde de Dieu au point de devenir, nous aussi, capables de vraie miséricorde. Dans un monde où règnent la méconnaissance ou le rejet mutuel et le péché sous toutes ses formes, nous pourrions alors accueillir en nous la gratuité du pardon de Dieu, et rayonner à notre tour cet amour gratuit.

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« Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. » Avec le mot « cœur », nous retrouvons ce que la première béatitude appelait « âme ». Il s’agit donc à nouveau de ce qu’il y a de plus profond en chaque personne humaine. Vivre la pureté au plus profond de soi-même, c’est vivre avec droiture, avec transparence, avec vérité. C’est par le fait même éviter tout ce qui est tordu, ou retors, tout ce qui n’est pas vrai. Ceux qui vivent purement leur relation à Dieu et aux autres, ceux-là voient Dieu là où il se livre, aussi bien dans la création que dans les personnes et les événements : qui a le cœur pur reconnaît et accueille partout la présence de Dieu. « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. » Dans notre monde fait d’incompréhensions ou d’exclusion entre les hommes, gangrené par la guerre, à tous les niveaux où s’expriment les relations entre les hommes, Jésus nous indique la possibilité de faire la paix en nous et entre nous, pour devenir des artisans de paix. Il nous encourage à refaire la communauté, à construire la communion partout où elle risque d’être brisée, à réconcilier les personnes en guerre en aidant les adversaires à mieux se comprendre, à se respecter et à s’accueillir mutuellement. Ceux qui vivent dans le désir de rétablir partout l’unité et la communion, ceux-là font l’expérience de ce qu’est notre condition de fils de Dieu. Car être fils de Dieu, c’est se découvrir membres d’une seule et unique famille, où tous les enfants doivent vivre dans la paix et dans la reconnaissance mutuelle, en accueillant le don de la vie que chacun reçoit du Père. Puisque les béatitudes, comme nous l’avons souligné au départ, se réalisent pleinement dans la vie de Jésus, c’est sa personne qui doit, dès lors, mobiliser notre regard de façon à découvrir en lui l’artisan de paix, le cœur pur, le miséricordieux qui nous inspire la nouveauté de notre conduite et nous fait entrer dans l’expérience du bonheur. 59


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« Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux. » Ici, plus clairement encore que dans les autres béatitudes, c’est à partir de Jésus qu’il nous faut commencer notre contemplation et notre réflexion. Jésus, qui est venu pour rétablir la justice de Dieu et la justice entre les hommes, a été incompris et rejeté. Il a été l’objet d’une persécution qui l’a conduit jusqu’à la mort. Dès lors, entrer dans la voie qu’il nous trace et qu’évoquent les béatitudes, c’est comprendre qu’il existe une possibilité de ne pas être accueilli ; c’est accepter d’être l’objet de persécutions et de rejets. Mais Jésus nous affirme qu’il y a, au cœur même de l’incompréhension, une expérience du bonheur, de béatitude ; car dans cet effacement de toute expérience humaine positive, voici que nous est indiquée l’entrée dans le Royaume de Dieu. En accompagnant Jésus dans sa Pâque, dans son mystère de mort et de résurrection, comment ne découvririons-nous pas la source même du bonheur ? Chacune des béatitudes nous dit quelque chose de cette Pâque de Jésus, du passage nécessaire par la mort pour entrer dans la vraie vie. En d’autres termes, les béatitudes nous disent comment il nous faut mourir de tant de manières pour avoir accès au don de la vraie vie qui vient de Dieu. Parce que mourir de la sorte est parfois difficile, nous n’allons pas jusqu’au bout de l’expérience de la bonne nouvelle de Jésus et donc de l’expérience de la béatitude offerte par Dieu. À son terme, le discours des béatitudes prend une forme quelque peu différente : énoncé jusqu’ici en troisième personne, voilà qu’il s’énonce à la deuxième personne, comme pour nous faire comprendre qu’il s’agit bien de nous. Jésus ne se contente pas d’énoncer des vérités universelles, des principes impersonnels. Dans les béatitudes, il s’agit réellement de lui et de nous. Car le bonheur qui est le sien nous est donné aussi à nous : « Heureux êtes-vous quand on vous insulte et qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement contre vous toutes sortes d’infamies à cause 60


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de moi. » Les mots « à cause de moi », qui terminent ce verset, soulignent la vérité que nous avons voulu mettre en lumière dès le début de notre lecture. C’est en Jésus, en effet, que toutes les béatitudes s’accomplissent ; c’est en Jésus, et en vertu de notre union avec lui que nous pouvons éprouver ce qu’il nous promet. Ainsi en est-il de toutes les béatitudes : la pureté dont elles nous parlent est la pureté de Jésus en nous ; la miséricorde est la miséricorde de Jésus en nous. C’est grâce à Jésus que nous pouvons vivre les béatitudes et qu’elles deviennent en nous réalités divines. « Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. C’est bien ainsi qu’on a persécuté les prophètes, vos devanciers. » Dans la vie des prophètes, a commencé à se réaliser ce qui doit se réaliser pleinement en Jésus. Il nous revient de prolonger ce qui s’est inscrit dans sa vie. Car Jésus est venu pour révéler la plénitude du mystère auquel nous avons part ; c’est désormais en nous qu’il veut continuer à vivre. Vivre son existence de Fils bienheureux, en nous incitant à pénétrer à notre tour dans l’expérience des béatitudes.



Deuxième méditation

Les premiers récits de guérison (Mt 8, 1-17)

Entre les discours de Jésus, l’évangile de Matthieu nous propose des récits où il est question de la vie, des actions, des rencontres et, parfois, de certaines controverses dans lesquelles le Seigneur se trouve engagé. C’est ce que nous trouvons par exemple dans les chapitres 8 et 9, après le grand discours sur la montagne. Les actions de Jésus qui nous sont ici rapportées sont des actions où il intervient avec puissance pour guérir, c’est-àdire pour « sauver » les personnes qui recourent à lui. Dans ces deux chapitres nous sont racontés ce que nous appelons volontiers des « miracles », c’est-à-dire des actions par lesquelles Jésus communique le salut de Dieu. Lisons le début du chapitre 8 : « Quand il fut descendu de la montagne, des foules nombreuses se mirent à le suivre. » Ainsi nous est-il demandé de comprendre que la parole de Jésus n’est pas seulement une parole prononcée et entendue. Ce dont il s’agit aujourd’hui comme hier, ce n’est pas seulement de recevoir dans notre tête l’enseignement de Jésus : « Les foules se mirent à le suivre. » La parole de Jésus se révèle ainsi comme une parole qui suscite la vie en éveillant le mouvement. C’est une parole qui entre dans l’existence pour la mobiliser. Au chapitre 4, l’évangéliste offrait une première image du ministère de Jésus : « Il parcourait toute la Galilée, enseignant dans les synagogues, proclamant la bonne nouvelle du Royaume et guérissant toute maladie et toute langueur. » Tels sont constamment les deux aspects du ministère de Jésus : d’une part, ses ensei63


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gnements, sa parole, et d’autre part, les guérisons, son action salutaire à l’égard de l’homme. L’enseignement, nous venons précisément de l’entendre ; maintenant, ce sont les actions de Jésus qui nous sont rapportées : des actions qui sont d’abord — et nous nous limiterons aux trois premiers des dix signes posés par le Seigneur dans ces deux chapitres — des gestes de guérison. Le texte que nous nous proposons de lire maintenant couvre les 17 premiers versets du chapitre 8. Dans les actions de guérison réalisées par Jésus en cette première partie du chapitre 8, le Seigneur se présente à nous comme celui qui suscite la vie dans une humanité malade et blessée. Susciter la vie, c’est d’abord guérir, remettre sur pied, redonner une capacité d’engagement et de réelle disposition de soi. L’homme qui accueille ainsi Jésus, accepte d’abord d’être guéri par lui, et se laisse transformer par lui pour pouvoir cheminer à sa suite. Ainsi, après avoir évoqué les foules qui se mettent à suivre Jésus, l’évangile nous propose quelques actions du Seigneur qui redonne force et vitalité à l’humanité blessée pour la rendre capable de se laisser mobiliser par la parole du Seigneur. Nous lirons trois récits de guérison en fixant notre attention d’une part sur la situation de chacune des personnes guéries par l’intervention de Jésus et d’autre part, sur la façon dont elles abordent le Seigneur, sur l’expression de leur prière, au moins dans le récit des deux premières guérisons. Nous serons attentifs aussi à l’action même de Jésus et nous découvrirons dans les deux derniers versets du passage que nous abordons comment Jésus entre dans notre humanité malade et blessée pour la sauver. * Évoquons d’abord les trois personnes guéries par Jésus : un lépreux, l’enfant d’un centurion qui s’approche de Jésus et finalement la belle-mère de Pierre. Un lépreux : il s’agit ici d’un 64


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membre du peuple d’Israël, du peuple de la promesse. C’est lui que Jésus guérit d’abord. Puis l’enfant d’un centurion romain ; quelqu’un donc du dehors, et Jésus le guérit lui aussi. Enfin, la belle-mère de Pierre, qui fait partie de son entourage immédiat. Nous voyons ainsi que l’acte de guérir de Jésus veut atteindre tout le monde ; il ne se ferme à personne et ne se réserve à aucun groupe. Il est guérison offerte à tous ceux qui se disposent à le recevoir. Abordons maintenant le premier récit : celui de la rencontre de Jésus avec le lépreux. « Voici qu’un lépreux s’approcha et se prosterna devant lui en disant : “Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier.” Il étendit la main et le toucha en disant : “Je le veux, sois purifié.” Et aussitôt sa lèpre fut purifiée et Jésus lui dit : “Garde-toi d’en parler à personne, mais va te montrer au prêtre et offre le don prescrit par Moïse, ce leur sera une attestation.” » Dans la conception d’Israël, le lépreux est marqué d’une impureté légale. Voilà pourquoi il s’adresse à Jésus en lui disant : « Tu peux me purifier » et pourquoi Jésus lui répond : « Je le veux, sois purifié ». Nous sommes donc en face d’une maladie qui est source d’exclusion. Le lépreux est mis en marge de la vie du peuple ; on ne l’approche pas, on ne le touche pas, il ne peut être mêlé ni à la vie sociale, ni à la vie cultuelle du peuple, et il ne peut pas prendre part au service de la synagogue ni se rendre au temple ; il est donc en quelque sorte exclu de l’histoire de grâce qui habite le peuple de la promesse, retranché de l’histoire de l’alliance avec Dieu qui donne cohésion à son peuple. Voilà donc quelqu’un qui est dans l’impossibilité de vivre pleinement au grand jour sa participation à la vie des hommes et de célébrer avec les autres membres du peuple sa relation à Dieu. La lèpre est donc ici comme le symbole d’une situation qui peut atteindre de tant de manières bon nombre d’hommes, et nous-mêmes aussi. Ne pouvons-nous parfois éprouver quelque forme de rejet ou quelque difficulté de relation ? ; ne nous 65


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arrive-t-il pas en certaines circonstances de nous sentir marginalisés, de constater que d’autres le sont ? Ainsi découvronsnous que la lèpre dont parle l’évangile est clairement présent dans l’histoire que nous vivons. Or, c’est cette histoire que Jésus est venu habiter : c’est dans cette histoire qu’il veut exercer ses gestes de salut. Le lépreux se présente à Jésus et lui exprime sa prière : « Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier. » « Seigneur » marque l’attitude profonde de respect avec laquelle il s’approche de Jésus, reconnaissant en lui son Seigneur. Car il dépend de Jésus, comme il l’exprime immédiatement, pour le mal dont il est affligé : « Si tu le veux », le lépreux reconnaît ainsi sa dépendance de la volonté de Jésus, il reconnaît en lui le pouvoir, la capacité de transformer sa vie : « Tu peux me purifier ». Par ces mots, il reconnaît en Jésus celui qui peut le faire sortir de la situation d’exclusion dans laquelle il se trouve et qui peut restaurer sa capacité de relation à Dieu et aux autres. Mais il sait aussi qu’il ne peut pas disposer lui-même de ce pouvoir. Ce n’est pas à lui de décider ce que Jésus doit faire. « Si tu le veux » : comment mieux reconnaître que sa prière est radicalement dépendante de celui auquel il l’adresse, en confessant que c’est de sa bienveillance qu’il dépend, et en se refusant d’exercer sur lui le moindre droit ? Tel serait le cas si sa demande prenait cette forme : puisque tu peux me purifier, comment pourrais-tu ne pas le faire, ou faire autre chose ? Souvent, malheureusement, l’homme s’adresse ainsi à Dieu, en se mettant en quelque sorte à sa place, en croyant saisir mieux que lui ce qu’il doit faire et comment il lui convient d’agir. N’est-ce pas ainsi que les hommes raisonnent ? Comment, déclarent-ils par exemple, peut-on encore croire en Dieu s’il n’intervient pas, s’il n’empêche pas tel ou tel dommage ? Le raisonnement est clair : puisque Dieu pourrait agir, il est entendu qu’il doit le faire ; sinon nous ne croyons plus en lui. Mais telle n’est pas l’attitude 66


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du lépreux, qui s’en remet pleinement à la volonté de Jésus, sans aucun sentiment d’arbitraire. S’en remettre à Dieu, prier le Seigneur Jésus, c’est être sûrs que Dieu veut notre bien et qu’il le connaît mieux que nous-mêmes. Dieu sait ce qui nous convient, et c’est en fonction de cela qu’il intervient dans notre vie. « Et Jésus étendit la main, le toucha en disant : je le veux, sois purifié. » Les récits de miracles sont toujours proposés dans l’évangile de façon extrêmement sobre et concise. Car la parole de Jésus est une parole créatrice et novatrice ; il suffit pour lui de la prononcer pour qu’elle atteigne son effet. Jésus touche le lépreux que tout homme devait maintenir à distance, il lui parle. Et, à partir du contact avec Jésus, voici le lépreux libéré et réintégré dans la société humaine. Guéri par Jésus de sa lèpre, il peut retrouver le contact avec autrui et toute forme de relation avec ses semblables ; il peut désormais avec eux célébrer Dieu au cœur de sa vie. Aussitôt sa lèpre est purifiée. Et Jésus lui dit : « Garde-toi d’en parler à personne. » On rencontre des recommandations semblables dans l’évangile au terme d’autres récits de miracles. C’est que Jésus veut éviter d’être compris de façon erronée ou maladroite. Il ne veut pas se présenter comme « faiseur de miracles », comme quelqu’un qui multiplie à l’envi les gestes de puissance, simplement pour attirer l’attention sur le caractère merveilleux de ses actions. En fait, Jésus est venu réaliser dans la vie des hommes ce à quoi ils sont réellement disponibles, ce à quoi les ouvre leur foi. C’est bien la foi de cet homme qui permet à l’action de Jésus de transformer sa vie. Propager inconsidérément le récit de sa guérison pourrait donner à Jésus le visage d’un homme puissant, désireux de répondre à la soif de merveilleux qui existe dans le cœur de l’homme. Mais la mission de Jésus s’insère en fait dans une histoire de salut qui prévoit, dans le cas où un lépreux est guéri, une démarche d’action de grâce de la part de celui dont Dieu 67


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lui-même a pris pitié : « Va te montrer aux prêtres, et offre le don qu’a prescrit Moïse. » Jésus a agi comme envoyé de Dieu, et ce qu’il propose dès lors au lépreux, c’est de reconnaître Dieu comme son bienfaiteur et de lui exprimer sa gratitude, à lui, le Dieu bon qui l’a réinstauré dans sa capacité normale de relation humaine, dans sa capacité de vie sociale et de vie religieuse célébrée en commun. * « Comme il était entré à Capharnaüm, un centurion s’approcha de lui en disant : Seigneur, mon enfant vit dans la maison, atteint de paralysie et souffrant atrocement. Il lui dit : je vais aller le guérir. » C’est donc maintenant un centurion romain qui vient supplier Jésus. Lui aussi adresse à Jésus une prière, qui exprime sa foi profonde. Cette foi nous apparaîtra plus clairement encore si nous continuons notre lecture. En fait, cet homme se contente de dire à Jésus la situation dans laquelle il se trouve : situation de souffrance et de misère. Mon enfant, déclare-t-il, vit chez nous atteint de paralysie et souffre atrocement. Si le lépreux était retranché de la vie sociale, y compris de la vie religieuse de son peuple, l’enfant paralysé nous offre l’image de quelqu’un qui ne sait plus se mouvoir, dont les forces de vie ne peuvent plus dès lors s’exprimer librement. Voilà qui suggère une menace apparemment décisive pour la vie de cet enfant, et en tout cas pour sa capacité d’exprimer l’élan de la vie. Il y a, peut-on dire, en lui un combat déclaré entre la vie elle-même et ce qui menace de la détruire. À peine interpellé, Jésus dit sa disponibilité à se rendre au chevet de l’enfant : « Je vais aller le guérir », montrant par là non seulement qu’il est celui qui peut transformer notre vie, mais aussi qu’il est celui qui prend la peine de se déplacer pour aller vers qui souffre. Jésus est celui qui est venu partager nos souffrances et habiter notre monde blessé. La proximité qu’il a choi68


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sie avec tous les hommes est la source de ses gestes de guérison. « “Seigneur, reprit le centurion, je ne mérite pas que tu entres sous mon toit, mais dis seulement un mot et mon enfant sera guéri. Car moi, qui ne suis qu’un subalterne, j’ai sous moi des soldats ; et je dis à l’un : va, et il va ; à un autre : viens et il vient, et à mon serviteur : fais ceci et il le fait.” Entendant cela, Jésus fut dans l’admiration et dit à ceux qui le suivaient : “En vérité, je vous le dis, chez personne je n’ai trouvé une telle foi en Israël.” » Le centurion s’adresse à Jésus en lui disant sa foi et en professant une confiance totale en sa seule parole. Il n’est pas nécessaire, déclare-t-il, que Jésus se déplace pour accomplir l’œuvre de Dieu, sa parole suffit. Cet homme, en effet, sait quel est le pouvoir de la parole, lui qui, dans l’exercice de l’autorité, n’a qu’à parler pour que ce qu’il demande se réalise. Si Jésus est investi d’une réelle autorité sur la vie de l’homme, comme le centurion le croit, sa parole est suffisante pour que se réalise ce qu’il a décidé. Telle est la profondeur de la foi que Jésus découvre avec émerveillement dans le cœur du centurion. En reconnaissant à la parole de Jésus une telle autorité, n’a-t-il pas pressenti quelque chose du mystère même de Jésus, lui qui est la Parole de Dieu ? C’est bien par la parole de Jésus, en effet, que Dieu réalise ce qui est bon pour l’homme et ce qu’il veut accomplir en lui et pour lui. « Eh bien, je vous dis que beaucoup viendront du levant et du couchant pour prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux tandis que les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures et là seront les pleurs et les grincements de dents. » Sans nous attarder beaucoup sur ce passage, ce que nous pouvons y relever, c’est l’ouverture universelle du Royaume de Dieu, qui commence à se réaliser par la présence même de Jésus. La foi qui introduit dans ce Royaume n’est pas liée à l’appartenance au peuple de la Promesse : « Je n’ai trouvé nulle part une telle foi en Israël. » La foi jaillit en fait du cœur de l’homme, à partir de la façon dont il se situe devant Dieu. Le 69


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centurion, qui n’est pas un membre du peuple d’Israël, se situe devant Jésus et, à travers lui, devant Dieu, d’une façon qui exprime la vigueur de sa foi. « Puis il dit au centurion : va, qu’il t’advienne selon ta foi ; et l’enfant fut guéri sur l’heure. » Jésus confirme par les mots qu’il prononce l’importance de la foi, que nous venons de souligner, dans l’accomplissement même du miracle. Il faut que l’homme soit disposé à accueillir l’action de Dieu pour que celle-ci puisse le visiter et transformer sa vie. C’est donc à partir de la foi du père que, dans ce récit, l’enfant est guéri. * Une troisième guérison est évoquée très brièvement à la suite de ce récit : c’est la guérison de la belle-mère de Pierre. « Entré dans la maison de Pierre, Jésus vit la belle-mère alitée avec la fièvre. Il lui toucha la main, la fièvre la quitta, elle se leva et elle le servait. » Dans ce récit, tout dialogue a disparu ; tout se réalise avec une sorte d’immédiateté, cette immédiateté caractéristique de la relation de Jésus avec les siens. La belle-mère de Pierre n’est ni atteinte de la lèpre ni paralysée ; mais l’évangile nous dit qu’elle est alitée avec la fièvre. C’est donc sa vie elle-même qui semble attaquée par des forces adverses, et l’évangile nous la décrit comme gisant là, couchée, sorte d’image de l’humanité vouée à la mort : cette humanité que Jésus vient visiter pour lui redonner la vie. « Il lui toucha la main, la fièvre la quitta, et elle se leva et elle le servait. » « Elle se leva » : tel est le mot utilisé par l’Écriture pour décrire la résurrection de Jésus lui-même. À l’humanité habitée et menacée par les forces de mort, Jésus vient donc offrir sa puissance de vie, la faisant entrer dès maintenant dans sa résurrection. Jésus redonne vie à la belle-mère de Pierre, mais pour quoi faire ? Pour servir. « Et elle le servait » : la vie que Jésus nous donne, c’est une vie appelée à s’exprimer dans le service, puisque lui-même est venu vivre parmi nous la vie du serviteur. 70


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« Suivre Jésus », comme le disait le premier verset de ce chapitre 8, cela signifie se mettre au service de Dieu et de ses frères. * Ainsi sommes-nous introduits à l’affirmation décisive des versets 16 et 17. Le verset 17 cite en effet un verset du prophète Isaïe au chapitre 53, où il est précisément question du serviteur de Yahvé. « Le soir venu, on lui présenta beaucoup de démoniaques. Il chassa tous les esprits d’un mot, et il guérit tous les malades, afin que s’accomplit l’oracle d’Isaïe le prophète : “Il a pris nos infirmités et il s’est chargé de nos maladies.” » Après avoir évoqué brièvement trois rencontres personnelles, voici donc que l’évangile nous parle de façon plus générale de l’action de Jésus. Evoquer les démoniaques, c’est dire clairement que Jésus est venu combattre l’adversaire qui tient l’homme au pouvoir de la maladie, de la souffrance et de la mort. « On lui présenta des démoniaques, il chassa les esprits. » Jésus vient restaurer l’humanité en lui communiquant l’esprit de vie qui l’habite et qui doit vaincre définitivement l’esprit de mort qui menace constamment de triompher de la vie. « Il guérit tous les malades », prouvant ainsi que son action est appelée à rejoindre non seulement les personnes déjà rencontrées, mais aussi toutes celles qui, aujourd’hui encore, se présentent pour obtenir de lui la guérison, pour qu’en elles aussi la vie triomphe de la mort. Mais que fait Jésus lorsqu’il triomphe de la sorte ? Devonsnous le voir comme quelqu’un qui disposerait de certains pouvoirs le mettant en quelque sorte au-dessus de l’humanité bénéficiaire de ses gestes de puissance ? Est-ce bien ainsi qu’il nous faut comprendre les actions de Jésus, ses interventions en faveur de l’homme ? Déjà, en se présentant au baptême de Jean, Jésus avait choisi de marquer avant tout sa solidarité avec le peuple des hommes pécheurs. En venant vivre parmi nous, Jésus a voulu partager 71


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notre condition, assumer notre fragilité et notre misère. « Il a pris sur lui, comme le dit le texte, nos infirmités ; il s’est chargé de nos maladies. » C’est en se confrontant aux pouvoirs de mort qui nous menacent que Jésus a choisi de vaincre et d’assurer le triomphe de la vie. Jésus se présente dès lors à nos yeux comme celui qui vient assumer avec nous les difficultés, les obstacles et la souffrance que nous avons à affronter, afin que nous n’y succombions pas, mais qu’accueillant sa présence à nos côtés, nous apprenions de lui à reconnaître, fût-ce à travers nos échecs apparents, combien la vie est finalement toujours la plus forte, si nous la laissons s’éclairer au mystère de Jésus. Reprenant les récits de guérison, contemplons dès lors Jésus qui entre dans la vie du lépreux, se faisant en quelque sorte lépreux avec lui pour vaincre toute forme de lèpre. Contemplons-le qui entre dans l’histoire du centurion et à l’intérieur de sa douleur à cause de la paralysie de son fils, de sorte qu’en la portant avec lui, il puisse également la vaincre. Contemplonsle enfin entrant dans la maladie de la belle-mère de Pierre pour se lever avec elle, et vivre cette vie de service dans laquelle il l’entraîne et dans laquelle il veut nous entraîner tous. Demandons au Seigneur de pouvoir le découvrir comme celui qui entre dans nos vies, pour tout y assumer, et ainsi transformer nos existences en restaurant en nous tout ce qui est malade et paralysé.


Quatrième journée

Première méditation

Le discours de mission (Mt 9, 35–10, 16)

Nous abordons le deuxième discours que nous offre l’évangile de saint Matthieu : le discours de mission, qui se trouve au chapitre 10. Nous commencerons cependant notre lecture dès le verset 35 du chapitre 9, et nous la prolongerons jusqu’au verset 16 du chapitre 10. Le verset 35 du chapitre 9 nous offre une nouvelle description très large, mais générale du ministère de Jésus, semblable, par exemple, à la description proposée en fin du chapitre 4 : « Jésus parcourait toutes les villes et les villages, enseignant dans leurs synagogues, proclamant la bonne nouvelle du Royaume et guérissant toute maladie et toute langueur. » Chaque fois que le ministère de Jésus est décrit de manière globale, on y retrouve tout à la fois l’enseignement, la proclamation de la Bonne Nouvelle, et son ministère de guérison, de restauration de la vie humaine. Jésus vient pour refaire l’homme, pour le remettre debout ; et il vient aussi pour éclairer l’humanité et pour lui faire connaître l’amour dont elle est l’objet de la part de Dieu. C’est cela qui nous est à nouveau rappelé ici, tout en attirant notre attention sur l’universalité impressionnante du ministère de Jésus : « Jésus parcourait toutes les villes et les villages. » « À la vue des foules, il en eut pitié, car ces gens étaient las et prostrés comme des brebis qui n’ont pas de berger. Alors, il dit à ses disciples : “La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa mois73


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son.” » Ce que l’évangile propose maintenant à notre attention, c’est la façon dont Jésus porte son regard sur les foules. Il n’est pas seulement engagé dans des actions comme annoncer la bonne Nouvelle, s’occuper des malades, il communie d’abord à toute la réalité humaine. Et cette communion, il la vit à partir du regard qu’il porte sur les foules. Un regard aimant, compatissant, en fonction duquel il s’engage. L’évangile ne nous dit-il pas qu’il porta sur les foules un regard de pitié, c’est-à-dire un regard qui le fait pénétrer à l’intérieur de ce que vivent les hommes ? Et si Jésus pénètre à l’intérieur de la vie humaine, c’est pour se laisser toucher par elle, par ce que vivent les hommes évoqués ici par le terme de « foules ». Voyons-y une nouvelle indication de la large ouverture que connaît le ministère du Seigneur. Jésus est celui qui porte un regard de pitié sur tous les hommes, sur l’humanité d’aujourd’hui comme sur celle d’hier. Qu’est-ce donc qui suscite cette pitié en Jésus ? Ces gens sont « las et prostrés comme des brebis qui n’ont pas de berger ». Jésus voit s’étaler sous ses yeux une humanité désemparée qui ne sait où aller ni à qui s’adresser pour lui indiquer la route. Ce qui manque tragiquement, c’est un berger pour guider le troupeau. Mais Jésus est venu remplir ce rôle. Déjà l’Ancien Testament utilisait cette image du berger. En particulier, dans le chapitre 34 d’Ezéchiel, après avoir fustigé la négligence des pasteurs d’Israël, Yahvé déclare vouloir prendre lui-même soin de son troupeau. C’est par Jésus qu’il assume cette tâche. Jésus s’attribuera luimême le titre de « bon berger » (Jn 10, 11). Il est désormais celui qui conduit le troupeau que lui a confié le Père. Et le travail est immense, il dépasse ce que Jésus, dans son humanité, peut accomplir. Situé dans l’espace et le temps, dans lesquels se déploie l’histoire des hommes, il voit l’humanité qui a besoin d’être conduite. Jésus, répétons-le, a pitié des hommes lorsqu’il se voit confronté à l’immense difficulté qu’éprouve l’humanité à trouver sa route. 74


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Telle est la raison pour laquelle il déclare à ses disciples : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. » L’image de la moisson à engranger vient s’ajouter à celle du troupeau à guider. Ouvrier par excellence dans l’engagement qu’il a pris pour notre salut, Jésus éprouve le besoin et le désir d’y associer d’autres ouvriers. Il s’adresse tout d’abord aux disciples qu’il a invités à le suivre, pour qu’ils se mobilisent au service de la mission avec lui et après lui. Ils engrangeront la moisson et assumeront la responsabilité du troupeau à guider. Mais si c’est du Père que Jésus a reçu la mission d’engranger la moisson et de veiller sur le troupeau, c’est au Père aussi dès lors qu’il faut demander de continuer à veiller sur le troupeau et à se soucier de la moisson. C’est en quelque sorte sur toute l’humanité et sur l’humanité de tous les temps que Jésus pose son regard ; c’est pour elle qu’il invoque le Père et qu’il nous invite à l’invoquer avec lui. Si le Père est l’auteur de la vie donnée à tous les hommes, comment pourrait-il ne pas se soucier de cette vie, comment pourrait-il l’abandonner ? C’est au maître de la moisson qu’il nous faut confier ce que nous découvrons, ce que nous percevons comme besoins et comme indigence au cœur de l’humanité : « Priez le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers. » Le chapitre 10 de l’évangile de Matthieu, qui fait suite à cette invitation, s’ouvre dès lors sur le choix fait par Jésus des Douze, qu’il investit de son propre pouvoir. Nous pouvons certes, aujourd’hui encore, répondre à l’invitation de Jésus et entrer dans la prière qu’il partage avec nous : demander que le Père qui a soin de ses enfants puisse solliciter aujourd’hui encore des hommes et des femmes disposés à se donner tout entiers pour prendre soin en son nom de son troupeau. Nous pouvons aussi nous découvrir inscrits dans cette prière de Jésus, en prenant conscience de la responsabilité que déjà il nous a confiée pour le bien du troupeau. Découvrons 75


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donc que le Père lui-même continue à nous confier la mission d’abord confiée à son Fils et que celui-ci a voulu partager avec nous. « Ayant appelé à lui ses douze disciples, Jésus leur donna pouvoir sur les esprits impurs de façon à les expulser et à guérir toute maladie et toute langueur. » L’évocation des douze disciples apparaît ici pour la première fois dans l’évangile de Matthieu. Ce sont des personnes dont l’évangéliste énumère ensuite les noms. Parmi ceux qui suivent déjà le Seigneur, quelques-uns sont appelés à une proximité plus grande. Nous avons rappelé l’appel des quatre premiers disciples au chapitre 4. Au chapitre 9, l’évangile offrait le récit de l’appel de Matthieu lui-même. Entre-temps Jésus a continué à en appeler d’autres. Finalement, ils sont douze, cités nommément, que Jésus veut investir, en leur conférant le pouvoir sur les esprits impurs. Jésus les introduit de la sorte dans le combat qu’il a déjà commencé pour libérer l’humanité réduite à l’esclavage du péché. Il leur faut se laisser mobiliser pour ce combat que Jésus veut continuer avec eux et qu’il poursuit aujourd’hui encore avec nous. Les noms des douze apôtres, dit le texte, sont les suivants : « Le premier, Simon, appelé Pierre, et André son frère. Puis Jacques, le fils de Zébédée et Jean son frère, Philippe et Barthélemy, Thomas et Matthieu le publicain, Jacques, le fils d’Alphée et Thaddée, Simon le Zélote et Judas Iscariote, celui-là même qui l’a livré. Ces douze, Jésus les envoya en mission avec les prescriptions suivantes. » Parce qu’il faut des ouvriers pour la moisson, Jésus en désigne quelques-uns qui reçoivent une responsabilité particulière à cet égard. Chacun existe pour Jésus avec son nom propre. Jésus a appelé Matthieu ; André et Simon ; Jacques et Jean ; il a appelé les autres ; et les voici, chacun fort de sa relation personnelle avec lui. Tous ceux qui reçoivent quelque responsabilité à exercer dans l’Église du Seigneur ne peuvent l’exercer en vérité qu’en s’appuyant sur leur relation personnelle au Seigneur lui-même. 76


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Chacun des douze noms porte donc en soi le condensé d’une histoire que l’évangile ne nous décrit que sommairement, ou même pas du tout. L’un ou l’autre des Douze sont en effet parfois évoqués dans quelques passages du récit évangélique, mais le nom de certains n’apparaît qu’ici. Quelles sont les prescriptions que Jésus leur donne ? Peut-être vaut-il la peine de souligner tout d’abord que le discours de mission dans l’évangile de Matthieu, contrairement à ce qui est relaté par l’évangile de Marc et l’évangile de Luc, n’est pas suivi du récit de la mission accomplie par les disciples eux-mêmes. Lorsque le discours se termine, au verset 42 du chapitre 10, le texte continue, au chapitre 11 : « De la sorte, il advint, quand Jésus eut achevé de donner ses consignes à ses douze disciples, qu’il partit de là pour enseigner. » L’évangile de Matthieu nous rapporte un discours de Jésus adressé à ses disciples, mais un discours qui se contente de définir en quoi doit consister la mission, sans que pour autant celleci soit elle-même décrite. Ce n’est qu’au terme de l’évangile, dans les derniers versets du chapitre 28, que Jésus ressuscité les enverra de nouveau. Nous devrons bien sûr y revenir. Jésus leur dit : « Ne prenez pas le chemin des païens, et n’entrez pas dans une ville des Samaritains. Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » Comment faut-il comprendre cette prescription de Jésus aux siens ? Faut-il donc éviter de porter l’évangile à telle ou telle section de l’humanité, pour le réserver aux seules brebis perdues de la maison d’Israël ? Pour éclairer rapidement cette question, il suffit de nous référer au passage auquel nous venons de faire allusion et qui clôture l’évangile de saint Matthieu. Jésus y dit à ses disciples, avant de les quitter : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Il n’y a donc pas, dans l’optique de l’évangile de Matthieu, une conception retreinte de la mission confiée par Jésus. On peut sans doute considérer que le texte du chapitre 10 ne concerne qu’un moment initial dans 77


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le déploiement de cette mission. Jésus, en d’autres termes, ne peut commencer sa mission qu’à partir de l’endroit où il se trouve, à l’intérieur de l’histoire où il surgit comme étant le Messie d’Israël et, parce que Messie d’Israël, Messie de tous les hommes, envoyé à toute l’humanité. Si nous essayons d’accueillir ces paroles de Jésus en y découvrant un sens qui nous rejoigne aujourd’hui encore, nous pourrions sans doute les traduire comme suit : commencez la mission là où vous vous trouvez. Comment en effet pourrait-on faire autrement ? On peut ajouter sans doute qu’il s’agit, dans la mission confiée aux Douze, de construire le nouvel Israël de Dieu, cet Israël qui n’est plus seulement l’Israël ancien et géographiquement défini, mais toute l’humanité appelée par Jésus à l’Alliance avec Dieu. La mission que Jésus nous confie aujourd’hui consiste donc à construire le peuple de Dieu, sans nous laisser entraîner sur d’autres chemins qui nous égareraient comme l’ont été en leur temps les Samaritains, ou dans des voies apparentées à celles des « païens », c’est-à-dire en acceptant quelque compromission avec les voies du paganisme. Le chemin que Jésus trace pour la mission part toujours de l’endroit où on se trouve pour construire, à partir de là, le peuple de Dieu, le « nouvel Israël ». « Chemin faisant, proclamez que le Royaume des cieux est tout proche, guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons. » À lire ce texte, il est clair que la mission confiée aux disciples est de manière très précise la mission accomplie par Jésus lui-même. En premier lieu, la proclamation et l’enseignement : « Proclamez que le Royaume des cieux est tout proche. » Ensuite, une mission de guérison ; et ce sont précisément des gestes déjà posés par Jésus qu’on retrouve maintenant dans la description de la mission qu’il confie aux Douze : « Guérissez les malades [comme la belle-mère de Simon], ressuscitez les morts [comme la fille de Jaïre], purifiez les lépreux [comme l’a montré le premier geste de puissance posé par Jésus], 78


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expulsez les démons [comme Jésus l’a fait avec les deux démoniaques gadaréniens]. » Il n’y a donc qu’une seule mission, celle de Jésus. Le Père a en effet confié au Fils la mission de rassembler les enfants de Dieu dispersés, par sa parole et par ses œuvres. À la suite de Jésus, nous sommes invités à collaborer à la construction du peuple de Dieu, c’est-à-dire, à la construction du Royaume. « Chemin faisant, proclamez que le Royaume des cieux est tout proche. » La proximité du Royaume a été annoncée dès le début de l’évangile par Jean Baptiste, et cette proximité a pris le visage de Jésus. C’est sa venue parmi les hommes qui est effectivement la venue du Royaume : en lui, ce Royaume s’accomplit ; en lui l’humanité commence à être rassemblée ; en lui les hommes peuvent être réconciliés avec Dieu et réconciliés les uns avec les autres. Viennent alors quelques autres recommandations de Jésus à ceux qu’il envoie en mission. Une première recommandation souligne le caractère de gratuité qui doit définir la mission : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Ne vous procurez ni or ni argent, ni menue monnaie pour vos ceintures ni besace pour la route, ni deux tuniques ni sandales ni bâton, car l’ouvrier mérite sa nourriture. » Entrer dans la mission de Jésus, c’est entrer dans l’univers de la grâce, et donc de la gratuité. La grâce est le don que Dieu fait par excellence à ses enfants ; et c’est en se découvrant bénéficiaire de ce don qu’on peut aussi se découvrir appelé à le partager avec d’autres. Le mouvement de partage du don reçu ne peut se déployer avec cohérence que dans la mesure où il se déploie dans la gratuité. Bénéficier d’un don, n’est-ce pas normalement être invité à le communiquer à d’autres, à le partager avec eux ? Le don dont il est question ici est avant tout la parole de Dieu, l’annonce de l’évangile, et ces gestes de sollicitude, d’attention et de guérison que Jésus veut continuer à poser à travers nous. Si nous partageons la sollicitude de Jésus pour 79


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son peuple, et son désir d’annoncer l’amour du Père, nous sommes par le fait même pris dans le mouvement de la grâce qui vient du cœur de Dieu pour se déployer vers les hommes. Nous comprenons dans cette lumière combien la dimension de gratuité appartient à la nature même de ce que nous avons à vivre et à communiquer : vivre de la grâce de Dieu en étant témoins de cette grâce et dispensateurs du don de Dieu. Nous ne pouvons plus dès lors trouver ailleurs qu’en la parole de Dieu la sécurité et l’assurance dont nous avons besoin. Lorsque nous vivons la mission reçue de Dieu, notre assurance ne se trouve plus ni dans l’or ou l’argent, ni dans ce que nous emporterions avec nous, ni dans les instruments que nous pourrions utiliser et dans les moyens d’apostolat auxquels il nous arrive de recourir. Bien sûr, tout cela peut être mis au service du Royaume, mais ne constitue que des moyens soumis au mouvement essentiel de la mission, à ce mouvement qui consiste en la communication de la grâce et en l’annonce de la Parole. Jésus touche ensuite un autre aspect de la mission à venir : le caractère de liberté qui lui appartient : « En quelque ville ou village que vous entriez, faites-vous indiquer quelqu’un d’honorable, et demeurez-y jusqu’à ce que vous partiez. En entrant dans cette maison, saluez-la. Si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle, si elle ne l’est pas, que votre paix vous soit retournée. Et si quelqu’un ne vous accueille pas et n’écoute pas vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville et secouez la poussière de vos pieds. En vérité je vous le dis, au jour du jugement, il y aura moins de rigueur pour les pays de Sodome et de Gomorrhe que pour cette villelà. » La mission doit se vivre dans la liberté car elle s’accomplit dans une relation de personne à personne, et il n’y a de relation de personne à personne que fondée sur la liberté. Il ne s’agit donc pas d’un programme de propagande ou de publicité, par lequel on essaierait de racoler toutes les personnes disposées à se laisser convaincre. La mission se développe à partir d’une 80


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relation intime avec Dieu, où on accueille personnellement le don de Dieu et où on communique personnellement à d’autres ce même don. Voilà ce qui explique les paroles de Jésus : faites-vous indiquer quelqu’un, allez chez lui et demeurez dans cette maison jusqu’à ce que vous partiez. Une fois accueilli, vivez cette relation interpersonnelle au nom de Dieu, engagez-vous dans toute relation qui s’ouvre au don de la paix de Dieu. La mission accomplie au nom de Jésus doit déboucher sur un accueil commun de la paix, fondement nécessaire de toute relation vraie. C’est dans la paix de Dieu que se fonde et que se déploie toute vraie relation personnelle, toute relation réellement constructrice du Royaume. Mais, puisque la mission confiée par Jésus s’accomplit en liberté, elle est aussi nécessairement une mission vécue dans la vulnérabilité. Jésus, qui est la Parole de Dieu offerte librement aux hommes, sait que sa parole peut être acceptée aussi bien que rejetée. Jésus nous enseigne dès lors que la mission à laquelle nous sommes invités à collaborer peut nous entraîner dans la même vulnérabilité : « Si quelqu’un ne vous accueille pas et qu’on n’écoute pas vos paroles, sortez de cette maison et de cette ville. » Ce qui veut dire qu’il ne faut pas nous accrocher comme s’il s’agissait de convaincre malgré tout ou d’imposer le message du Seigneur. S’il nous faut librement entrer chez autrui, en portant la Parole, il nous faut aussi pouvoir sortir de chez lui, le cas échéant. « Sortez de cette maison ou de cette ville, secouez la poussière de vos pieds. » N’y voyons pas un geste de mépris, mais l’expression de la liberté de l’apôtre, qui sait que Dieu l’envoie mais qui n’est pas sûr du « succès » de sa mission et qui ne doit pas s’en préoccuper outre mesure. De toute manière, déclare Jésus, ce n’est pas à nous de juger ; ce n’est pas notre jugement qui importe, mais le jugement de Dieu, car Dieu seul sait finalement ce qui se passe dans le cœur de l’homme ; il sait, par exemple, qu’un refus peut reposer sur une incompréhension aussi bien 81


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que sur une fermeture. S’il ne nous appartient pas de prononcer quelque jugement que ce soit, il nous revient en revanche de parler librement, en trouvant bien sûr ce qu’il convient de dire aussi bien que la force nécessaire pour recommencer, au même endroit ou en un autre. Voilà ce que Jésus reprend d’une autre manière dans le dernier verset du texte en nous plongeant en quelque sorte au milieu d’une ménagerie. « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, soyez donc prudents comme des serpents et candides comme des colombes. » En parlant de loups et de brebis, de serpents et de colombes, ce texte définit à la fois la situation et le comportement de l’apôtre. Nous l’avons déjà dit : sa situation est une situation de grande vulnérabilité. À la manière des brebis, il ne lui revient donc pas de sortir ses crocs et ses griffes, pas plus d’ailleurs que de montrer les dents. Loin de recourir à la violence, il lui faut être témoin de la parole offerte en toute liberté et dès lors livrée à la liberté des auditeurs, sans pouvoir exclure même une réponse violente. C’est bien ce qu’évoque l’expression : être des brebis au milieu des loups. Cela ne peut troubler ni déconcerter l’apôtre. Mais comment rester brebis au milieu des loups ? Jésus répond en offrant deux conseils qui devraient nous inspirer : la prudence du serpent et la candeur de la colombe. La prudence du serpent : n’entendons pas ici une manière retorse d’agir et de parler, car ce n’est vraisemblablement pas ce qui a frappé Jésus en voyant le serpent qui serpente. Il y puise plutôt une invitation à agir avec prudence en mesurant quand et comment parler, en dosant aussi les étapes successives qui peuvent rythmer notre approche ou notre contact. Nous n’y arriverons qu’en apprenant à profiter de notre expérience et de celle des autres, en évitant de foncer sans nous rendre compte de ce que nous faisons. La prudence dont nous parlons ici est certes une humaine ; mais il convient de l’utiliser au service de l’évangile afin que 82


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l’annonce du message puisse être aussi profitable que possible. Si notre prudence, comme nous le disions, ne peut consister en une manière retorse d’agir, c’est en particulier parce qu’elle doit s’accompagner de la candeur des colombes, c’est-à-dire de la transparence, de la droiture et de la vérité que symbolise la colombe. L’apôtre ne peut biaiser ni chercher des voies détournées ; il lui faut au contraire proclamer avec simplicité, avec humilité et avec vérité l’évangile de Jésus. Comme Jésus luimême qui a toujours parlé en toute vérité et en toute droiture.



Deuxième méditation

Sagesse du monde et sagesse de Dieu (Mt 11, 16-30)

Au terme du discours de mission, Jésus part pour « enseigner et prêcher dans leurs villes ». Or voici que Jean Baptiste, de sa prison, veut interroger Jésus sur la nature messianique de sa mission : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » (11, 3). La manière humble et profondément humaine dont Jésus accomplit sa mission a en effet de quoi laisser perplexe celui qui annonçait l’avènement du Messie, le voyant venir pour prononcer un jugement qui tombe du ciel, à la verticale sur l’histoire des hommes. Jésus répond à la question de Jean Baptiste en évoquant les signes messianiques qui accompagnent sa mission. Et il en profite pour reconnaître au précurseur une place unique dans l’histoire du salut, car en lui s’accomplit la prophétie de Malachie : « Voici que je vais envoyer mon messager, pour qu’il fraye un chemin devant moi » (Mal 3, 1). Ici s’inscrit le texte que nous parcourons à présent et qui englobe les versets 16 à 30 du chapitre 11 de l’évangile. Nous pouvons le diviser en deux parties. La première propose la fausse sagesse du monde, que Jésus dénonce parce qu’elle est fermée à l’annonce de l’évangile. La seconde, au contraire, définit la vraie sagesse qui n’est autre que la sagesse de Dieu même communiquée par Jésus. Le débat dans lequel s’exprime l’opposition entre ces deux sagesses est un débat dans lequel nous sommes pris nous aussi. Commençons donc la lecture : « À qui vais-je comparer cette génération ? Elle ressemble à des gamins qui, assis sur les places 85


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publiques, en interpellent d’autres en disant : nous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé, nous avons entonné un chant funèbre et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine. Jean vient en effet, ne mangeant ni ne buvant et l’on dit qu’il est possédé ; vient le Fils de l’homme mangeant et buvant et on dit : voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs. Justice a été rendue à la sagesse par ses œuvres. » Jésus commence sa réflexion par un dicton : « Nous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé ; nous avons entonné un chant funèbre et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine. » Il applique le dicton à ce qui vient d’être vécu par ses auditeurs. Une première expérience de la proximité de Dieu s’est offerte à eux à travers Jean Baptiste ; sa prédication ressemblait en quelque sorte au chant funèbre dont parle le dicton : « Nous avons entonné un chant funèbre et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine. » Elle était en effet bien funèbre, la prédication sévère de Jean. Lui, qui ne mangeait ni ne buvait, a provoqué ses auditeurs à une austérité qui permette une conversion et un changement radical. Si Jean parlait de la nécessité de transformer sa vie, c’est qu’il transformait lui-même profondément la sienne, en se rendant au désert pour y vivre comme un homme séparé du monde, parce que, dans ce monde, l’homme peut si aisément se perdre. Jean parle, souligne Jésus, mais on ne l’écoute pas ; on prend au contraire distance par rapport à ses paroles, pour le juger sur les apparences. Ne peut-on pas, chuchotaient-ils, dire que Jean Baptiste exagère ? Car on ne vit pas comme cela lorsqu’on est un homme. C’est réellement un possédé dont on ne sait ce qu’il a dans la tête et ce qui le meut. C’est ainsi que l’être humain se défend contre ce qui est cependant une intervention de Dieu, offerte à travers la vie et les paroles de son envoyé. Il s’enferme alors dans sa suffisance et va jusqu’à prononcer un jugement décisif sur le Baptiste comme sur tout chose et toute personne, refusant de la sorte de se laisser rejoindre par l’interpellation 86


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radicale exprimée par Jean, et par quelque interpellation que ce soit. Si Jésus parle de « cette génération », on ne peut ignorer que sa question se pose effectivement à toute génération, y compris la nôtre. Il est tellement facile en effet de ne se laisser rejoindre par rien, de se protéger contre toute forme de provocation qui exigerait de nous un pas de plus, voire même un profond changement. Proclamer et répéter avec suffisance notre propre jugement, n’est-ce pas nous débarrasser de ce qui menace de devenir gênant ? Continuons notre lecture : après Jean Baptiste, voici que Jésus est venu, lui, le « Fils de l’homme ». Il a choisi de se mêler à la vie des hommes, comme en témoigne sa démarche vers le Jourdain pour y recevoir le baptême. L’option de Jésus est de tout partager avec l’homme. Pour ceux qui l’observent, il semble vivre une vie qu’à un certain niveau, on ne pourrait guère distinguer de l’existence commune des hommes : le Fils de l’homme apparaît « mangeant et buvant ». Puisqu’il se mêle aux autres, que pourrait-on attendre de lui que n’offriraient pas aussi bien tous les autres ? « Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs. » Car, en plus de ne pas se distinguer des autres hommes, il semble prendre plaisir à tenir compagnie à ceux qui vivent une vie les éloignant de la fidélité à la Loi. La parole de Jésus n’a réellement pas grand-chose à offrir, elle ne peut qu’ignorer la vraie profondeur de l’existence humaine… On le voit : ceux qui réagissent de la sorte ont choisi de se protéger contre le message de Jésus ; ils se sont calfeutrés en eux-mêmes, refusant de laisser la parole de Jésus rejoindre leur cœur. Leur option est à nouveau celle de la suffisance. Telle est bien la sagesse du monde, toute pénétrée d’ellemême et des principes qui la guident, quitte à les modifier lorsqu’il semble souhaitable de les faire changer. Laissons Jésus nous interpeller nous aussi sur les connivences qu’il pourrait 87


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détecter en nous avec cette fausse sagesse du monde. Laissonsle rejoindre cet endroit de nous-mêmes où nous refusons de nous laisser percer à jour par la Parole de Dieu. Telle est la question essentielle : nous laisserons-nous remettre en cause devant les signes de la présence de Dieu, devant les manifestations de l’amour de Dieu pour nous ? La manière d’échapper à tout questionnement, c’est évidemment de tout considérer comme déjà entendu, comme déjà classé. Tout peut donc rester en place (la place que nous lui avons accordée), et notre vie peut continuer à se dérouler dans une sorte de répétition où ne se présente jamais rien de neuf. La nouveauté de Dieu lui-même devient ainsi incapable de se manifester à nous et de nous secouer. Que répond Jésus à l’attitude qu’il vient de contester ? Il se contente de déclarer : « Justice a été rendue à la sagesse par ses œuvres. » La sagesse ici évoquée par Jésus n’est plus, bien sûr, la fausse sagesse du monde, mais la vraie sagesse de Dieu. Comment cette sagesse divine peut-elle se défendre contre la fausse sagesse ? Comment peut-elle résister à ce qui menace constamment de la miner, sinon par les œuvres qu’elle réalise ? Et c’est de ces œuvres que Jésus veut maintenant parler. C’est au nom des œuvres accomplies par la sagesse de Dieu que Jésus entend interpeller ceux qui en ont été les témoins, et en particulier ceux qui ne se sont pas laissé toucher par les signes, cependant multipliés à leur profit. « Alors il se mit à invectiver contre les villes qui avaient vu ses plus nombreux miracles mais qui n’avaient pas fait pénitence. Malheur à toi, Chorazin, malheur à toi, Bethsaïde, car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et Sidon, il y a longtemps que sous le sac et dans la cendre, elles se seraient repenties. Aussi bien je vous dis que pour Tyr et Sidon, au jour du jugement, il y aura moins de rigueur que pour vous. Et toi, Capharnaüm, crois-tu que tu seras élevée jusqu’au ciel ? Jusqu’à l’Hadès tu descendras, car, si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd’hui. Aussi 88


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bien je vous le dis, pour le pays de Sodome il y aura moins de rigueur au jour du jugement que pour toi. » Partant des œuvres qu’il a multipliées dans les villes qui entourent le lac de Génésareth, à savoir Chorazin, Bethsaïde, Capharnaüm, Jésus prononce des paroles qui, dans sa bouche, sont terribles. Au début de son enseignement, nous avons entendu Jésus proclamer : « Bienheureux êtes-vous… », et voici qu’il proclame maintenant : « Malheur à toi ». Tel est bien le débat dans lequel nous sommes engagés. Si nous nous fermons au bonheur qui vient de Dieu, voilà que nous nous enfermons dans notre propre malheur. En quoi consiste ce malheur ? Il consiste précisément à refuser de voir et de reconnaître la visite de Dieu, en fermant les yeux sur ce que Jésus est en train de faire, en ignorant volontairement ses gestes de bonté et de puissance, exprimés par exemple dans la guérison du lépreux, dans la guérison du fils du centurion, et dans toutes les guérisons affirmées dans l’évangile, même si le texte ne s’étend pas davantage sur leur récit. Lorsqu’il pose tous ces gestes, Jésus se manifeste comme le signe vivant de la bonté de Dieu pour nous, de l’amour qu’il nous porte. Comment donc pouvez-vous avoir le cœur tellement fermé et les yeux tellement incapables de voir que vous ne reconnaissiez pas la façon dont Dieu vous aime, dont il vous visite et dont il agit envers vous ? Telle est la fausse sagesse dont nous avons parlé et dont nous parle ce texte : une sagesse renfermée sur elle-même, purement humaine, à la vue courte, qui ne peut apporter au cœur de l’homme qu’insatisfaction. Car celui qui se laisse guider par ses propres désirs, par sa propre représentation du monde et par ses propres raisons, celui qui ne sort pas de son petit monde et qui ne se laisse pas bousculer par la façon dont Dieu y intervient, c’est à cet homme que Jésus s’adresse et c’est lui qu’il déclare malheureux. Certes, Jésus parle des villes entourant le lac de Galilée, mais il parle aussi bien des hommes vivant ailleurs et appartenant à d’autres générations, et 89


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donc aussi à la nôtre. Il y a en effet beaucoup de manières par lesquelles Dieu aujourd’hui peut nous parler et intervient dans nos existences. À nous de percevoir qu’il est ainsi à l’œuvre et qu’il cherche à se faire reconnaître par nous, qu’il nous demande notre collaboration et qu’il veut susciter notre adhésion. Face à l’action de Dieu, ce qui peut fermer le cœur de l’homme, c’est sa sagesse trop courte, la sagesse qui tend à l’enfermer en luimême. Mais il est une autre sagesse, en laquelle Jésus nous fait pénétrer, et qui est évoquée dans la suite du texte. « En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir. Tout m’a été remis par le Père, et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler. » Il s’agit dans ces versets d’une nouvelle manière de voir et de comprendre, d’une autre manière de se situer et de vivre. Cette manière, cependant, est effectivement inaccessible à ceux qui s’enferment dans les certitudes de leur propre raison : « Je te bénis d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents. » Jésus parle ici de l’homme qui n’a que sa propre sagesse et sa propre intelligence auxquelles tout soumettre, à la lumière desquelles tout juger. Jésus constate que cette sagesse-là se ferme aisément à la révélation de Dieu et, dès lors, à la vraie connaissance, à la vraie sagesse. Comment pouvons-nous avoir accès à la vraie intelligence des choses, à la vraie perception du monde et de Dieu ? En nous laissant d’abord introduire par Jésus dans l’attitude qui a été la sienne et dans laquelle il veut nous faire entrer, la voie révélée aux tout-petits. Il a déjà été question, au début de ce chapitre 11 de l’évangile, du « plus petit ». Après avoir répondu à la question des disciples de Jean, comme nous l’avons rappelé, Jésus continue à parler du Baptiste, et déclare, au verset 11 : « En vérité, 90


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je vous le dis, parmi les enfants des femmes, il n’y en a pas eu de plus grand que Jean Baptiste, et cependant le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui. » Le Royaume des cieux renverse donc la perspective qui est souvent la nôtre sur les choses ou les personnes : il ne s’agit plus de s’imposer comme le plus grand mais de choisir l’attitude du plus petit. Lorsque Jean annonçait la venue de Jésus, il parlait de lui en termes de force : « Celui qui vient derrière moi est plus fort que moi. » Il comprenait sa mission en termes de puissance. Or Jésus désigne maintenant le lieu de la vérité — lieu dans lequel il se propose de nous introduire — comme le lieu de la petitesse. Car le petit, « le plus petit », c’est d’abord Jésus lui-même (« le plus petit du Royaume des cieux est plus grand que lui » !) Si Jésus convoque les tout-petits à la révélation de Dieu, c’est parce qu’il ne peut effectivement communiquer la connaissance qu’il a de son Père qu’à ceux qui acceptent de le suivre dans le lieu de sa petitesse. C’est le lieu de la petitesse qui situe Jésus et nous situe nous-mêmes face au Père. Le texte que nous lisons maintenant nous transmet la prière fervente de Jésus, une prière de louange par laquelle il reconnaît la grandeur et la bonté du Père : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre. » Jésus sait, et il l’énonce pour nous, quelle est la vraie grandeur de la personne humaine, lorsqu’elle se reconnaît objet, avec Jésus, de l’amour du Père, lorsqu’elle découvre que toute sa vie consiste en définitive à accueillir le don de Dieu, et à s’en remettre totalement à lui. L’homme doit se savoir assez petit pour s’abandonner entre les mains du Père. Mais voici qu’en vivant de la sorte, l’homme entre dans une connaissance au sens biblique du terme, c’est-à-dire dans une pénétration du secret de l’autre et dans la communion à sa réalité profonde. « Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler. » Nous ne pouvons recevoir en vérité la révélation de Jésus, ce qu’il nous dit au cœur, que si nous apprenons à être fils avec 91


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lui et comme lui. Et si nous nous présentons devant Dieu dans l’attitude filiale de Jésus, nous nous sentons percés par le regard d’amour du Père. La connaissance personnelle qu’a de nous le Père nous rejoint ainsi au plus profond de nous-mêmes ; et nous sommes, par Jésus, introduits à notre tour à la connaissance du Père. Ainsi découvrons-nous la splendeur de l’amour de Dieu et sa grandeur insondable. Plutôt que de nous laisser enfermer dans la sagesse bien courte du monde, Jésus nous invite à entrer peu à peu dans la sagesse infinie de Dieu. Et l’homme n’a jamais fini d’entrer dans cette sagesse, Dieu n’ayant jamais fini de l’instruire en lui donnant part à la connaissance que le Fils a de son Père. « Tel a été ton bon plaisir », dit Jésus en s’adressant au Père. Ce n’est pas d’une sorte de conquête qu’il s’agit ; pas question de faire effort pour pénétrer plus avant dans cette connaissance. Il s’agit plus simplement de s’ouvrir toujours davantage au bon plaisir du Père, celui qui nous regarde comme les fils de sa complaisance et qui met son bon plaisir à se communiquer à nous et à nous accueillir dans la relation mutuelle d’amour où se joue notre histoire avec lui. Ayant ainsi désigné le lieu de la vraie sagesse, Jésus nous invite à ouvrir largement notre cœur pour accueillir cette sagesse qu’il veut nous communiquer. « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai. Prenez mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez soulagement pour vos âmes. Oui, mon joug est aisé et mon fardeau léger. » De quel genre de connaissance relève donc notre communion filiale à Dieu ? D’une connaissance qu’on ne reçoit pleinement qu’à l’école de Jésus. Et que peut-on apprendre à l’école de Jésus ? Y enseigne-t-on une loi pesante et exigeante, qui risquerait parfois d’écraser nos vies ? Nous avons dit, en introduisant le premier discours de Jésus, qu’il s’agissait alors pour lui de nous offrir sa Loi de vie, en reprenant à son compte le mouvement par lequel Dieu a offert le Décalogue à Moïse et, 92


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à travers lui, au peuple de l’Alliance. Jésus nous offre maintenant une loi qui va plus loin, parce qu’elle se fonde sur la rencontre vécue avec lui et sur la révélation de Dieu qu’il nous apporte. Cette loi de vie n’est évidemment pas un joug pesant, un fardeau que nous serions incapables de porter. La loi de Jésus est au contraire enracinée dans le mouvement même de l’amour. Car Jésus est venu pour nous révéler et nous offrir sa loi d’amour. Il nous demande, aujourd’hui encore, d’y entrer. Nous mettre à l’école de Jésus, c’est découvrir en nous le mouvement de la vie qui vient de lui, mouvement de la connaissance de Dieu et de la connaissance des hommes à travers la perception de ce qu’est la réalité de l’amour. Jésus nous parle ainsi non pas comme un maître qui voudrait imposer, qui chercherait à faire valoir à nos dépens la force écrasante d’une connaissance qui nous échappe. Au contraire, il se désigne comme celui qui est doux et humble de cœur. C’est dans un cœur à cœur avec lui que se déploie la connaissance qu’il veut partager avec nous. C’est en nous laissant éveiller à l’amour par le cœur doux et humble de Jésus que nous pouvons recevoir de lui la connaissance qu’il a du Père, que nous pouvons accueillir sa loi d’amour. Entrer dans la loi d’amour qui est la loi de l’évangile, c’est précisément découvrir que Dieu n’est pas celui qui nous écrase mais bien plutôt celui qui nous soulage. « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai. » Mais — nous le savons — l’incompréhension de l’évangile est fréquente aujourd’hui encore. N’arrive-t-il pas souvent de le comprendre comme un poids trop lourd pour les hommes ? Or, nous venons de le rappeler : ce que se propose l’évangile de Jésus, c’est de susciter en nous le mouvement de l’amour. Certes, nous savons la difficulté que tous nous éprouvons à l’écouter vraiment et à l’écouter jusqu’au bout. Mais, lorsque nous avons l’impression de ployer sous ses exigences, n’est-ce pas que nous 93


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avons voulu nous mesurer nous-mêmes à l’ampleur de ce qu’il nous demande ? Il n’est certes pas inouï que nous nous découvrions inadéquats à mettre en œuvre la Parole de Jésus, puisqu’aussi bien il nous invite à l’imiter, lui, le Fils par excellence, dont l’amour est égal à celui du Père. Or le Père dont nous parle Jésus et qu’il nous fait connaître aime tous ses enfants d’un amour infini ; jamais il ne se décourage d’aimer. Notre ingratitude même et toutes les formes de notre égoïsme et de notre orgueil ne peuvent l’empêcher de nous aimer. C’est précisément ici que se trouve la réponse à nos faiblesses et à nos infidélités, puisqu’aucune d’elles ne peut empêcher Dieu de nous aimer. Sa miséricorde est à la dimension de son amour puisqu’elle se confond avec lui ; la seule chose qu’il nous demande finalement, c’est de ne pas le rejeter. Telle est donc la sagesse et la connaissance de Dieu qu’offre Jésus : sagesse des petits, sagesse des saints, qui comprennent leur vie comme une vie engendrée par Dieu et constant objet de son amour — loin de la prétention de la fausse sagesse refusant ce qui la dépasse et opposant sa suffisance à toute manifestation de Dieu.


Cinquième journée

Première méditation

Le discours en paraboles (Mt 13, 1-23)

Nous abordons la lecture du troisième discours contenu dans l’évangile de saint Matthieu : il s’agit du discours en paraboles, qui coïncide avec le chapitre 13. Nous nous limiterons à la première parabole, avec l’introduction qui la précède et l’explication que Jésus en donne, c’est-à-dire les versets 1 à 23, tout en élargissant le contexte : de la fin du chapitre 12, versets 46 à 50 à la fin du chapitre 13, versets 53 à 58. Nous disions que la parole de Jésus est une parole soumise à la liberté de l’homme et donc fréquemment objet de contradiction : une parole qui peut être reçue mais qui peut aussi être rejetée, une parole qui rassemble mais qui peut aussi diviser. Ceux qui accueillent la parole de Jésus forment ensemble une nouvelle famille, dont sa parole est le fondement. C’est ce que Jésus lui-même affirme à la fin du chapitre 12 : « Comme il parlait encore aux foules, voici que sa mère et ses frères se tenaient dehors, cherchant à lui parler. À celui qui l’en informait, Jésus répondit : qui est ma mère et qui sont mes frères ? Et, tendant la main vers ses disciples, il dit : voici ma mère et mes frères, car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère. » Jésus vient révéler un lien entre les hommes qui n’est plus seulement le lien « de la chair et du sang », mais qui est le lien établi par la Parole de Dieu, donc par la foi et l’obéissance à cette Parole, par la réponse qui lui est donnée, par l’adhésion à la volonté de Dieu qu’elle propose. D’une part donc, Jésus envoie 95


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les siens — comme on l’a vu dans le second discours —, et d’autre part, il rassemble. Et ce rassemblement ne peut se fonder que sur l’adhésion libre de l’homme à la parole qui lui est offerte. Nous trouvons par ailleurs, un texte assez semblable à la fin du chapitre 13, après les paraboles que contient ce chapitre. Il ne s’agit plus immédiatement de la famille de Jésus, mais des personnes de son entourage, qui, comme lui, habitent Nazareth. Nous lisons, au verset 53 : « Il advint, quand il eut achevé cette parabole, que Jésus partit de là et, s’étant rendu dans sa patrie, il enseigna les gens dans leur synagogue, de telle façon qu’ils étaient frappés et qu’ils disaient : d’où lui vient cette sagesse et ces miracles, celui-là n’est-il pas le fils du charpentier, n’a-t-il pas pour mère la nommée Marie, et pour frères Jacques, Joseph, Simon et Jude, et ses sœurs ne sont-elles pas toutes chez nous ? » (Nous savons que ces termes de frères et de sœurs sont à comprendre, dans la société juive, dans un sens plus large que celui qui nous est habituel.) « Ils étaient choqués à son sujet, mais Jésus leur dit : un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, dans sa maison, et il ne fit pas là beaucoup de miracles à cause de leur manque de foi. » Les liens de voisinage dont il est question ici peuvent être très lâches, et ils ne sont pas nécessairement significatifs des nouvelles relations que Jésus vient établir : des liens d’adhésion à sa parole et d’accueil des signes qu’il accomplit en remplissant sa mission. Jésus est celui qui, par sa parole, à la fois rassemble et établit une sorte de division entre les hommes. C’est ce qui va s’éclairer maintenant à travers le discours que nous propose le début du chapitre 13. « En ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s’assit au bord de la mer, et des foules nombreuses s’assemblèrent auprès de lui, si bien qu’il monta dans une barque et s’assit, et toute la foule se tenait sur le rivage, où il leur parla de beaucoup de choses en paraboles. » Jésus poursuit ici son ministère d’enseignement, non plus du haut de la montagne, mais au bord de la mer. Et les foules, comme en tant d’autres endroits de l’évan96


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gile, se pressent autour de lui. Pour pouvoir s’adresser aux foules, maintenant qu’il ne peut prendre la distance que lui permettait le flanc de la montagne, Jésus monte dans une barque. Et le voilà qui parle aux foules devant lui, « en paraboles ». La parabole proposée au début du chapitre 13 est la première ; elle introduit en même temps tout le discours parabolique de Jésus, qui vise à faire comprendre ce que veut dire parler en paraboles, et comment l’homme peut se situer en face de la parole de Jésus, lorsqu’elle est proposée en parabole. Quand Jésus monte dans la barque, il perçoit immédiatement le destin réservé à cette Parole : offerte à tous, elle peut être accueillie ou non. Jésus perçoit comment la Parole va rencontrer, des terrains de développement propices ou non. Voilà qui va inspirer son message même, dans lequel il évoquera, en quelque sorte, la situation qu’il est lui-même en train d’éprouver. Nous avons eu l’occasion d’évoquer cette double sagesse que Jésus rencontre chez les hommes, l’une purement humaine et l’autre, inspirée par Dieu, à laquelle ils acceptent de s’ouvrir. Les mêmes attitudes se retrouvent en face du don qu’est la Parole de Dieu : ce don s’offre et se heurte à la liberté des hommes. Jésus est dans une relation tellement directe à la volonté humaine que sa vie elle-même en dépend : il peut être accueilli ou rejeté par l’homme. Ne disait-il pas dans le discours de mission que l’apôtre peut être accueilli ou au contraire se voir fermer la porte ? C’est de cela que Jésus veut parler : des portes qui restent closes, de celles qui s’ouvrent et de celles qui ne permettent pas d’aller au cœur de la maison. Ne cherchons pas plus loin maintenant la signification de cette parabole, car Jésus va s’en charger lui-même un peu plus loin. « Il disait : “Voici que le semeur est sorti pour semer.” » C’est bien cela que vit Jésus : il est, lui, le semeur ; et il est aussi la semence que le Père veut répandre dans la terre. « Et comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin, et les oiseaux sont venus tout 97


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manger. » La parole que Jésus adresse, son enseignement, son annonce de la Bonne Nouvelle, c’est pour Jésus la semence qu’il veut jeter en terre. Mais il découvre que parfois les oiseaux viennent immédiatement manger cette parole. « D’autres sont tombés sur des endroits rocheux où il n’y avait pas beaucoup de terre. Ils ont levé, parce qu’il n’y avait pas de profondeur de terre, mais une fois le soleil levé, ils ont été brûlés, et, faute de racines, ils se sont desséchés. » Voilà une autre terre que Jésus a devant lui, une terre où les racines ne peuvent pas s’accrocher. « D’autres sont tombées sur les épines, les épines ont monté et les ont étouffées. » Une autre situation encore que Jésus expérimente : celle où la parole se voit étouffée sans pouvoir se développer, sans trouver un espace où mûrir. « D’autres sont tombés sur la bonne terre et ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. Entende qui a des oreilles. » Jésus rencontre finalement cette autre possibilité : une réponse accueillante, positive, dans une bonne terre qui permet à la parole de porter du fruit, et un fruit abondant, qui peut aller jusqu’à cent, soixante ou trente pour un. Et Jésus conclut en invitant à accueillir la parole qu’il vient de prononcer, d’entendre ce qu’il vient de dire : « Entende qui a des oreilles. » Mais voilà que, immédiatement après, les disciples interrogent Jésus, pour arriver à comprendre le sens de la parole adressée à la foule. « Les disciples, s’approchant, lui dirent : “Pourquoi leur parles-tu en paraboles ? — C’est que, répondit-il, à vous il a été donné de connaître le mystère du Royaume des cieux, tandis qu’à ces gens-là, cela n’a pas été donné. Car, à celui qui a, on lui donnera, il aura du surplus, mais celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera enlevé. C’est pour cela que je leur parle en paraboles, parce qu’ils voient sans voir et ils entendent sans entendre ni comprendre. Ainsi s’accomplit pour eux la prophétie d’Isaïe qui disait : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas, vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. C’est que l’esprit de ce peuple s’est épaissi, ils 98


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se sont bouché les oreilles, ils se sont fermé les yeux, de peur que leurs yeux ne voient et que leurs oreilles n’entendent, que leur esprit ne comprenne, qu’ils ne se convertissent et que je ne les guérisse.” » La question posée à Jésus par ses disciples concerne directement la raison des paraboles : pourquoi Jésus parle-t-il ainsi, pourquoi utilise-t-il des paraboles ? Avant même d’entrer dans la réponse de Jésus, ne pouvons-nous pas nous rappeler ce qui nous a été dit à propos des signes, qui sont les gestes de Jésus ? Si ces gestes posés par Jésus sont des signes offerts à leurs bénéficiaires comme à ceux qui assistent à l’événement, n’est-il pas clair que ces signes peuvent être accueillis ou rejetés, qu’ils peuvent être compris ou rester incompris ? Rappelons-nous les réactions vives de Jésus, au chapitre 11, à propos de Chorazin, de Bethsaïde et de Capharnaüm. S’il en est ainsi des œuvres de Jésus, comment nous étonner qu’il en soit de même de sa parole ? La parole de Jésus — nous l’avons souligné déjà — est une parole de révélation. Elle ne se situe donc pas seulement dans le prolongement d’autres paroles humaines : le sens dont elle est porteuse est toujours au-delà de ce que, immédiatement, on peut en comprendre. Il est possible de comprendre superficiellement ce que dit Jésus, sans accueillir la révélation qui s’y livre. On peut aussi, au contraire, étant accueillant à l’égard de cette parole, pénétrer à l’intérieur du sens qu’elle révèle. Ce que nous disons maintenant à propos du troisième discours de Jésus, nous pouvions déjà l’énoncer en quelque sorte à propos du premier discours sur la montagne. Lorsque Jésus proclame : « Bienheureux les pauvres, le Royaume des cieux est à eux », ne peut-on le comprendre de façon qui ne suscitera qu’une réaction négative ? Comment soutenir que le misérable fait l’expérience d’un bonheur qu’ignore l’homme riche ne manquant de rien ? Quant au Royaume des cieux, où le situer, comment en reconnaître la réalité ? 99


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Il convient toutefois de le souligner : le troisième discours de Matthieu s’appuie sur le caractère symbolique de réalités naturelles et d’activités humaines qui renvoient à différents aspects du Royaume de Dieu. On peut penser que, pendant les trente années de son séjour à Nazareth, Jésus aura appris à reconnaître, à travers tant d’éléments de son expérience quotidienne, une image symbolique de la présence et de l’action de son Père dans la nature comme à travers le travail humain. Ce que Jésus veut enseigner à ses disciples, c’est à découvrir le mystère de Dieu et de son action symbolisé dans tant d’aspects de l’existence. C’est à un regard aiguisé que Jésus nous invite dans ses paraboles. Certes, en face de ses discours, l’homme est convié à réagir librement : ou bien il essaie de comprendre, de saisir et d’accueillir ce que Jésus veut dire à travers les mots et les phrases qu’il prononce, ou bien il se ferme, n’entre pas dans l’intimité de sa parole et ne l’accueille pas. Voilà ce que Jésus explique, en répondant à la question de ses disciples : « Pourquoi leur parles-tu en paraboles ? » Il leur dit : « À vous, il a été donné de connaître le mystère du Royaume des cieux, mais à ces gens-là, cela n’est pas donné. » Qui donc a donné aux disciples ce qui n’a pas été donné aux autres ? Certes, c’est Dieu qui donne de comprendre ou de ne pas comprendre ; toutefois, ce qui est donné est en relation avec la façon même dont l’homme écoute, dont il voit, dont il cherche à comprendre ce qui lui est dit. Il serait erroné de croire que Jésus justifie une sorte de « partialité » de Dieu. Certes, le don de Dieu est toujours gratuit ; mais ce n’est pas sans raison que l’esprit se ferme à son message. Dans la réponse à la question des disciples, Jésus leur dit : en me suivant, ne voyez-vous pas que vous entrez progressivement dans une manière de comprendre qui n’est pas donnée à tous ? Parce que vous êtes avec moi, voici qu’à travers les mots que je dis, vous découvrez peu à peu le mystère que je révèle. Bien sûr, Jésus leur expliquera la parabole qu’il vient de proposer — comme s’il voulait, sur un exemple, les stimuler à aller 100


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au-delà des images utilisées. Ainsi, peu à peu, dans la mesure où ils ouvriront l’oreille, ils comprendront et saisiront mieux la portée de ses paroles et de son message. Ce qui conduit Jésus à conclure : « À celui qui a, on lui donnera, il aura du surplus, mais celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera enlevé. » Telle est en effet la loi qui régit l’adhésion de la liberté : si celle-ci est donnée, elle conduit toujours plus loin ; si l’homme adhère à Jésus, il comprendra toujours mieux ce que Jésus veut lui dire. Au contraire, si l’homme se ferme au don de Dieu qui lui est fait en Jésus, il perdra peu à peu même ce qu’il croyait savoir, ce qu’il croyait comprendre. Dans le prolongement de cette réflexion, Jésus entend expliciter la raison de son enseignement parabolique : « Parce qu’ils voient sans voir, ils entendent sans entendre ni comprendre. » Jésus découvre donc dans le cœur des hommes qu’il a devant lui une sorte de blocage, une sorte de refus qui les empêche d’accueillir vraiment son enseignement. S’ils entendent ce que dit Jésus, ils ne l’entendent pas vraiment, car ils ne l’entendent pas du fond d’eux-mêmes, du fond de leur cœur, ils ne laissent donc pas cette parole pénétrer en eux. Ainsi s’accomplit pour eux, continue Jésus, la prophétie d’Isaïe ; et il cite longuement le passage du chapitre 6 d’Isaïe : « Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas, vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. C’est que l’esprit de ce peuple s’est épaissi. Ils se sont bouché les oreilles, ils ont fermé les yeux, de peur que leur yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur esprit ne comprenne, qu’ils se convertissent et qu’ils ne guérissent. » La cécité et la surdité des gens à l’égard de la révélation de Jésus n’est pas d’ordre physique : c’est l’esprit du peuple qui s’est épaissi ; ce sont les auditeurs de Jésus qui délibérément se sont bouché les oreilles et ont fermé les yeux. Quant à ceux qui écoutent la parole et la reçoivent, le mouvement de leur cœur consiste à entrer dans la conversion opérée par Jésus, à accueillir la guérison qu’il leur offre. 101


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Ce dont il est question ici, c’est certes, en premier lieu, de paraboles. Mais il s’agit finalement de la façon dont l’homme est appelé en toute circonstance à se situer face à la parole de Dieu. Voilà pourquoi on peut considérer que cette première parabole est une sorte de parabole fondatrice dans laquelle est manifesté ce qui se passe à l’égard de tout discours de Jésus. Il s’agit de la façon dont l’homme entre ou non dans les paraboles et dans l’ensemble de l’enseignement que Jésus nous livre dans son évangile. Il s’agit aussi, plus largement encore, des paroles que Dieu continue à adresser à chacun de nous à travers toute notre vie, dans la même situation de liberté humaine. Si notre cœur est ouvert à Dieu, si nous sommes disponibles à son action, n’importe quel événement ou geste que nous percevons suffit à nous faire entrer un peu plus dans le mystère de Dieu. Il nous suffit parfois d’entendre un mot ou une phrase, ou encore de lire un passage d’un livre, pour que nous nous découvrions plus disponibles à l’appel de Dieu. Il suffit d’être informés de certains événements pour nous sentir en communion avec le travail que Dieu opère dans l’univers… Mais si, au contraire, notre esprit n’est pas ouvert à Dieu, si nous sommes fermés à son message et si nous nous maintenons à la superficie extérieure du monde, voilà que tout se présente à nous comme des paraboles fermées dont rien ne nous révèle le sens. Toute la question qui se pose à nous ne consiste-t-elle pas dès lors à nous laisser tellement guider par la parole de Dieu que tout ce qui se passe dans notre vie personnelle comme dans la vie du monde nous mette en relation avec Dieu et nous fasse vivre plus profondément avec lui, en nous sentant provoqués à renouveler notre accueil et à approfondir notre engagement envers lui ? C’est bien cela que Jésus évoque lorsqu’il parle de la double situation des disciples à qui il est donné de connaître les mystères du Royaume et de « ces gens-là » à qui cela n’est pas donné. 102


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Le texte continue, d’ailleurs, avant d’aborder l’explication offerte par Jésus de la parabole : « Quant à vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient, heureuses vos oreilles parce qu’elles entendent. En vérité, je vous le dis, beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité voir ce que vous voyez, et ils ne l’ont pas vu ; entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu. » En quoi consiste donc la situation privilégiée des disciples ? Essentiellement en ceci : ils sont en face de Jésus, et ils peuvent donc tout voir en Jésus et à partir de Jésus, tout entendre à partir de la parole de Jésus, à l’intérieur de cette parole. Être dociles à la parole de Dieu, au point de la découvrir partout qui nous interpelle, n’est-ce pas ce qui nous est donné dans la mesure où nous sommes dans une relation intime avec le Seigneur Jésus et où nous le découvrons, lui, au travail en toute chose ? Bienheureux, certes, sommes-nous si nous nous rendons compte que sa présence est là où, pour d’autres, elle reste cachée et scellée. Nos yeux voient ce que les prophètes ont désiré voir, c’est-à-dire le Messie envoyé par Dieu pour sauver le monde. Jésus propose alors l’explication de la parabole du semeur. « Écoutez donc, vous, la parabole du semeur. Quelqu’un entend-il la parole du Royaume sans la comprendre, arrive le mauvais qui s’empare de ce qui a été semé dans le cœur de cet homme, tel est celui qui a été semé au bord du chemin. » Jésus explique, l’un après l’autre, les différents sorts réservés par les auditeurs à la semence jetée en terre. Le premier est celui de la semence tombée au bord du chemin, où elle est immédiatement enlevée. Il s’agit de ceux qui écoutent la parole sans la comprendre, en lui restant fermés, de telle sorte que tout leur reste totalement étranger et inintelligible. Puis il y a la semence « qui a été semée sur les endroits rocheux, c’est l’homme qui, en entendant la parole, l’accueille aussitôt avec joie, mais il n’a pas de racine en lui-même, il est l’homme d’un moment. Survient une tribulation ou une persécution à cause de la parole, aussitôt il succombe. » Dans ce cas, la semence tombée en 103


« HEUREUX ÊTES-VOUS »

terre commence à pousser, mais elle n’a pas de racines. L’homme peut parfois se situer ainsi face à la parole de Dieu. Il peut l’accueillir avec joie : « C’est extraordinaire ce que Jésus nous dit, quel message éblouissant ! Qui aurait pu l’imaginer ? » La joie de l’homme semble alors causée réellement par la parole. Mais c’est l’homme d’un moment, il ne permet pas à cette parole d’aller jusqu’au fond de lui-même, de toucher son cœur, de changer sa vie, de modifier son existence, et d’être ainsi source d’une vie renouvelée. Cet homme ne peut s’ouvrir à une vie renouvelée parce qu’il y a en lui une inconstance radicale, une sorte d’opportunisme lié au moment où il se trouve. La parole est belle lorsqu’il l’entend, mais ensuite il entend autre chose, passe à d’autres discours, s’intéresse à d’autres affaires. « Il est l’homme d’un moment. Survienne une tribulation à cause de la parole, aussitôt il succombe. » Il suffit qu’on lui dise : je ne crois rien de ce que tu dis, et le discours qu’il tenait sur Jésus, la parole de Dieu et le message de l’évangile est par lui remis en question parce qu’il se laisse ballotter au rythme des circonstances. Il y a encore cette autre possibilité pour la parole, de se laisser étouffer par toutes sortes d’intérêts divergents : « Celui qui a été semé dans les épines, c’est celui qui entend la parole, mais le souci du monde et la séduction de la richesse étouffe cette parole qui demeure sans fruit. » Il s’agit cette fois d’un cœur qui n’est pas libre, qui ne peut dès lors se laisser réellement habiter par la parole de Dieu, orienter par elle. Cette personne ne veut pas que la parole de Dieu établisse l’ordre en soi et pénètre dans tous les recoins de son être, en remettant toute chose à sa place. Cet homme se laisse happer par le souci du monde et la séduction de la richesse, c’est-à-dire par toutes sortes de préoccupations concernant le travail et diverses obligations, au lieu de se laisser pénétrer par la parole. Ces préoccupations en arrivent finalement à remplir tout l’espace de l’univers intérieur. La parole n’a donc pas de possibilité de se développer sans être bientôt étouffée. 104


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Reste à envisager la dernière possibilité : celle de l’accueil positif, heureux et fructueux de la parole. « Celui qui a été semé dans la bonne terre, c’est celui qui entend la parole et la comprend, celuilà porte du fruit, tantôt cent, tantôt soixante, tantôt trente. » Si notre vie est vraiment disponible à la parole de Dieu, telle que nous l’enseigne l’évangile, si elle est attentive à ce que cette parole nous enseigne à chaque instant, nous faisant par le fait même communier à la présence de Jésus, voilà que la parole désormais porte un fruit abondant, car elle réalise en nous ce que Dieu désire réaliser dans notre vie. Évitons toutefois de nous demander si les fruits que, par sa grâce, nous réussissons à produire, doivent être évalués à trente, soixante ou cent pour un. Il ne nous appartient pas de le calculer ni même de le connaître. La seule chose dont nous sommes sûrs, c’est que nous devons nous laisser prendre radicalement et totalement par la Parole, de telle sorte qu’elle gouverne, autant que possible, notre vie.



Deuxième méditation

La foi en Jésus et le renoncement à nous-mêmes (Mt 16, 13-26)

Nous abordons maintenant le chapitre 16 de l’évangile en nous concentrant sur les versets 13 à 26. Après les paraboles du chapitre 13, qui évoquent toutes l’un ou l’autre aspect du Royaume de Dieu, le chapitre 14 a rapporté l’histoire de la condamnation et de l’exécution de Jean Baptiste. Au cœur du drame que vit Jésus, face à la liberté humaine capable d’un accueil mais aussi de rejet, voici que la destinée de Jean Baptiste vient projeter une sombre lumière. En Jean Baptiste s’anticipe en quelque sorte la destinée même de Jésus ; en lui se vérifie une fois encore l’histoire dramatique des prophètes, finalement rejetés, voire condamnés à mort. En affrontant la liberté de l’homme, Jésus entre à son tour dans le drame qu’anticipe l’exécution de Jean Baptiste ; il entre déjà dans son mystère pascal. Et celui-ci sera explicitement évoqué dans le texte que nous abordons maintenant. D’autres épisodes sont rapportés dans les chapitre 14 et 15 et au début du chapitre 16 : plusieurs miracles de Jésus, plusieurs controverses avec ceux qui s’opposent à son enseignement. Au milieu des miracles où le Seigneur manifeste sa présence et ce qu’il peut être pour l’homme — deux multiplications des pains, la marche sur les eaux et diverses guérisons — prennent place les débats sur certaines pratiques et plusieurs paroles qu’il a prononcées. 107


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Nous arrivons au chapitre 16, verset 13, qui rapporte un événement central dans le développement de l’évangile de saint Matthieu, parallèlement à ce que proposent les autres évangiles synoptiques. Pierre va exprimer à Jésus sa profession de foi. « Arrivés dans la région de Césarée de Philippe, Jésus posa à ses disciples cette question : “Au dire des gens, qu’est le Fils de l’homme ?” Ils dirent : “Pour les uns, Jean Baptiste, pour les autres Elie, pour d’autres encore Jérémie ou l’un des prophètes.” » Jésus s’est donc arrêté un moment pour faire en quelque sorte le point avec ses disciples. Il les interroge tout d’abord sur ce qu’ils entendent dire, sur ce que d’autres croient reconnaître dans l’enseignement et dans les actions du Seigneur. Dans la question, Jésus se désigne lui-même par les termes de « Fils de l’homme ». C’est une expression qu’il utilise volontiers et qui renvoie au chapitre 7 du livre de Daniel, où le Fils de l’homme est chargé par Dieu, l’Ancien des jours, d’exercer l’empire sur toutes les nations, dans un royaume qui n’a pas de fin. Jésus en use pour signifier que c’est en lui que doit s’instaurer le Royaume de Dieu. La réponse nous dit comment Jésus est compris par ceux qui sont ouverts à son enseignement, accueillants à l’égard de sa parole. On le voit s’inscrire dans la suite des prophètes. Dieu, en effet, a guidé et visité son peuple, lui montrant son attention et sa bienveillance. Dieu, à travers lui, parle à son peuple. Cependant, Jésus ne s’arrête pas là, mais il interroge les apôtres sur ce qu’eux-mêmes pensent de lui. « Mais pour vous, leur dit-il, qui suis-je ? Simon répondit : tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » La question est à présent posée à ceux qui ont suivi de plus près Jésus, à ceux qui ont partagé davantage sa vie, ses pérégrinations, et qui ont bénéficié de son enseignement et de ses actions de chaque jour. Jésus leur demande ce qu’ils ont découvert de sa personne. Question qui est posée à chacun de nous. Question qui met en cause, non pas seulement une interprétation théo108


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rique de la personne de Jésus, mais l’attitude personnelle à son égard : « Qui suis-je ? » Voilà qui engage la manière de se situer en face de Jésus et donc d’orienter se vie à partir de lui et en fonction de lui. La réponse de Pierre est, comme nous l’annoncions en introduisant la lecture de ce passage, une profession de foi. Conformément à l’interrogation posée maintenant par Jésus, Pierre ne répète plus ce qu’il a entendu des gens ; il répond désormais en son nom personnel, et désigne Jésus comme quelqu’un qui n’est plus seulement inséré dans la lignée des prophètes, mais qui mérite le titre de Christ et de Fils du Dieu vivant. Que devons-nous entendre sous ces mots : « le Christ » ? Le mot dit : « celui qui a reçu l’onction de Dieu », ce que dit également le mot Messie, qui vient de l’hébreu et correspond exactement au mot Christ, dont l’origine est grecque. Messie, ou Christ, cela veut dire : celui qui a reçu de Dieu l’onction pour réaliser le salut promis par Dieu à son peuple. Toute l’histoire du peuple d’Israël n’est-elle pas orientée vers le jour où Dieu manifestera sa puissance en accomplissant définitivement le salut promis à son peuple ? Il le fera en lui envoyant le Christ Messie. Simon Pierre et, à travers lui, les disciples, reconnaissent en Jésus celui qui est le Messie annoncé. Non plus seulement quelqu’un qui viendrait s’inscrire dans la liste des prophètes et après lequel pourrait en venir un autre, mais quelqu’un en qui s’achève toute l’attente d’Israël, quelqu’un en qui se réalise la promesse de Dieu au peuple avec qui il a voulu faire alliance. Dire avec Simon Pierre : « Tu es le Christ », c’est donc dire : moi, en te recevant, je reçois pleinement le don de Dieu. Il n’y a désormais personne d’autre à attendre. Si, après un prophète vient un autre prophète, après le Christ, il n’y a pas d’autre Christ. Jésus est ainsi reconnu comme celui qui est l’objet de toute l’espérance traversant l’histoire du peuple de l’Alliance. Jésus est la vérité dernière que Dieu dit à l’homme, sa révélation 109


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dernière. Jésus est celui dont les gestes sauveurs disent l’action même de Dieu à l’égard des hommes. « Tu es le Fils du Dieu vivant » : ces paroles nous introduisent à l’intérieur de la relation vivante qui unit Jésus à Dieu. En Jésus se découvre, aux yeux de Pierre et des apôtres, celui qui est le Fils même de Dieu, celui en qui Dieu lui-même se donne et se révèle, celui en qui nous découvrons, par le fait même, notre propre filiation divine. Ainsi donc Jésus se révèle à Pierre et aux disciples comme étant le Fils de Dieu. Si nous faisons nôtres les paroles prononcées par Pierre, nous professons à notre tour que Jésus est celui de qui nous attendons tout, celui qui nous introduit dans une relation nouvelle avec Dieu, une relation dont il est lui-même le principe et qui nous unit à Dieu comme un fils peut être uni à son père. En réponse, Jésus lui dit : « Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car cette révélation t’est venue non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux. » Jésus célèbre en quelque sorte la profession de foi de Pierre : il n’a pu la prononcer qu’à partir d’une révélation dont l’origine ne se trouve pas dans sa simple expérience humaine (« la chair et le sang » de celui qui est désigné comme « fils de Jonas »). Dieu seul, le « Père qui est dans les cieux » a pu faire naître dans le cœur et sur les lèvres de Pierre cette adhésion à la révélation de son Fils. Dans l’évangile de saint Jean, Jésus déclare semblablement : « Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire » (Jn 6, 44). Seul le Père peut révéler aux fils que nous sommes qu’ils sont en Jésus visités et aimés. Nous nous retrouvons donc dans le mouvement que nous suggérait la lecture précédente, où il nous était dit que « nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler ». Ici s’ajoute cette autre affirmation, tout aussi incontestable : « Personne ne connaît le Fils si ce n’est le Père et celui à qui le Père veut le révéler. » Connaître Jésus comme Pierre maintenant le 110


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connaît, seul le Père peut le communiquer à des hommes. C’est en quelque sorte la génération de Dieu se réalisant en nous qui nous permet de découvrir en Jésus le principe de la filiation qui nous est offerte. Pierre reconnaît et nous invite à reconnaître en Jésus celui qui nous révèle qui nous sommes par la grâce de Dieu, et celui qui nous révèle dès lors qui est Dieu pour nous, puisqu’en Jésus, son Fils, il se manifeste comme notre Père. « Eh bien, moi je te dis : tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle. » Le mot « Église » qui est ici utilisé n’a pas la signification précise que nous lui accordons aujourd’hui. Il désigne en fait un rassemblement, une communauté en train de se constituer. L’Église sera, on le sait, constituée définitivement par la venue de l’Esprit, mais elle commence à naître et à se manifester dans l’histoire à partir de la foi de Pierre et des apôtres. Et c’est sur cette foi de Pierre et des apôtres que le Christ veut constituer sa communauté, l’Église rassemblée pour anticiper en quelque sorte le Royaume de Dieu. Voici que le Royaume commence à prendre forme, par le rassemblement en communauté de foi de ceux qui reconnaissent Jésus et qui professent leur foi en lui. Quant aux « portes de l’Hadès » aux forces de mort et de péché, elles ne pourront rien contre cette communauté établie sur la foi en Jésus. Le roc sur lequel elle repose est ce roc que Jésus désigne ici à travers le nom donné à « Simon, fils de Jonas » : « Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église. » Les psaumes aiment nous parler de Dieu lui-même comme du roc solide sur lequel repose notre foi. Dans cette lumière, nous pouvons dire que notre foi est solide et capable de résister, parce qu’elle est établie sur le roc qu’est Dieu. En se tournant vers Pierre, Jésus lui déclare : ta foi en moi est appelée à être désormais le roc sur lequel s’établit la communauté des croyants. « Je te donnerai les clefs du Royaume de Dieu. Quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur 111


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la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié. » Il y a, dans cette communauté de foi qui commence à naître, dans cette Église qui attend encore d’être fondée définitivement par la venue de l’Esprit, un pouvoir réellement divin. Dieu, qui vient rassembler les hommes en son Fils, continuera à les rassembler dans son Église, corps du Christ. Le pouvoir donné par Dieu à son Fils habite l’Église pour qu’elle serve de médiation à l’établissement du Royaume des cieux. Jésus est venu pour établir le Royaume de Dieu, pour rassembler tous les hommes en Dieu et pour Dieu, et cela doit se continuer, sur le chemin que parcourra l’histoire, dans son Église. Ce que l’Église dit, ce qu’elle prononce, ce qu’elle lie ou délie, c’est-à-dire ce qu’elle permet et ce qu’elle interdit, ce qu’elle condamne ou ce qu’elle absout, tout cela n’est pas fait en son propre nom, mais au nom de Dieu même. Voici donc que se profile devant nos yeux la réalité dans laquelle nous vivons, qui n’est autre que la réalité de l’Église du Christ, fondée sur la foi des apôtres que nous professons aujourd’hui. C’est cette foi qui nous introduit à l’intérieur de la communauté croyante, dont nous partageons la vie ; c’est cet acte de foi qui nous fait exister à l’intérieur de la communauté rassemblée par Jésus, au nom de Jésus. « Alors il ordonna aux disciples de ne dire à personne qu’il était le Christ. » Nous avons rencontré une recommandation semblable après le miracle de la guérison du lépreux. Il s’agit à nouveau ici de couper court à toute ambiguïté. Dire que Jésus est le Christ et le Fils de Dieu, c’est affirmer en effet quelque chose qui peut être interprété de façons diverses. Le Messie est attendu au temps de Jésus dans des perspectives très variées. Pour certains, il s’agit d’un Messie politique appelé à se mettre à la tête de son peuple pour venger Israël de ses ennemis. Dire que Jésus est le Christ, c’est alors affirmer une vérité qui peut aisément donner le change. C’est uniquement dans la mesure où on découvre de l’intérieur le mystère de Jésus que cette affirmation est porteuse 112


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de sa vérité, que l’on sait ce qu’on dit en disant qu’il est le Messie, Fils de Dieu. C’est au contact prolongé de Jésus que Pierre et ceux qui ont vécu avec lui ont découvert qu’il était le Christ. Et, même s’ils l’ont découvert suffisamment pour énoncer leur foi en lui, ils ne l’ont pas encore pleinement découvert. C’est ce que démontre la suite de l’évangile, dès le texte suivant. « À dater de ce jour, Jésus commença de montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué, et le troisième jour ressusciter. » La même séquence se retrouve dans les trois évangiles synoptiques : après la profession de foi de Pierre, Jésus commence à parler de sa passion, de sa mort et de sa résurrection. Car c’est à partir du moment où l’homme est suffisamment accroché à Jésus, pourrait-on dire, à partir du moment où il a mis en lui une confiance indéfectible, établissant sur lui sa foi en Dieu même, qu’il peut être peu à peu initié au mouvement pascal qui traverse la vie de Jésus et qu’il est appelé à partager. La loi à laquelle obéit la vie de Jésus n’est autre, en effet, que celle du mystère pascal. À partir du moment où les disciples croient suffisamment en lui, le reconnaissant comme le Messie, Jésus peut les introduire peu à peu au drame dans lequel il les entraîne. Ils doivent aller à Jérusalem, c’est-à-dire non seulement affronter les controverses dans lesquelles déjà Jésus ne cesse de se débattre, mais encore affronter les autorités du peuple d’Israël (les anciens et les grands-prêtres), et cela non pas pour être reconnu d’elles, mais pour être méconnu et pour être condamné. Tel était le drame annoncé par les prophètes, et notamment dans les chants du Serviteur souffrant. C’est donc en n’étant pas reconnu comme le Messie que Jésus vérifiera les prophéties messianiques. Ce discours est évidemment pour les disciples un discours neuf, jamais entendu. Pour nous, qui connaissons la suite de l’histoire, il est facile de reconnaître dans la résurrection la lumière qui éclaire tout ce qui la précède. Mais pour 113


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Pierre et les autres, entendre Jésus leur dire qu’il va à Jérusalem pour être tué, voilà le scandale devant lequel ils se trouvent. Pierre, qui vient de reconnaître le Messie, ne peut accepter ces nouvelles paroles de Jésus. « Pierre, le tirant à lui, se mit à le morigéner en disant : Dieu t’en préserve, Seigneur, non, cela ne t’arrivera point. Mais lui, se détourant, dit à Pierre : passe derrière moi, Satan, tu me fais obstacle, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes. » C’est bien la difficulté à laquelle l’homme se heurte lorsqu’il veut entrer dans l’Évangile de Jésus, dans la logique qui traverse sa vie, dans le mouvement pascal de son existence. Il y a — nous le savons — une résistance fondamentale qui surgit alors en l’homme, une difficulté qu’il lui faut vaincre s’il veut s’en remettre à la Parole de Jésus. On voudrait, certes, trouver une autre voie pour éviter celle qui se profile alors dans notre esprit. Ne serait-il pas possible de « ressusciter » sans mourir ? Ne serait-il pas possible d’inventer une autre voie de salut ? C’est bien ainsi que Pierre s’oppose au discours de Jésus. Et Jésus, qui vient de lui dire : celui qui parle en toi, c’est le Père lui-même, lui dit maintenant : celui qui parle en toi, c’est Satan. Tu n’es plus maintenant ouvert à la pensée de Dieu, mais tu penses comme un homme pécheur. Ce bref passage nous propose un profil contrasté de la relation de Pierre à Jésus. Pierre, qui nous introduit dans la foi est aussi Pierre qui nous fait comprendre combien la foi en nous est une histoire difficile, combien elle peut être minée de l’intérieur, et se réduire, parfois à notre insu, à des visées trop purement humaines. Faut-il nous en étonner ? Ne sommes-nous pas fréquemment tentés de réduire notre foi en Jésus à un élément parmi d’autres de notre petite histoire, de cette histoire que nous projetons selon nos vues, selon nos désirs, selon notre manière de concevoir la vie, plutôt que de nous laisser entraîner dans la grande histoire de Jésus, dans l’histoire de sa Pâque ? 114


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Mais Jésus, maintenant, élargit son discours et s’adresse à tous ses disciples : « Alors Jésus dit à ses disciples : si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et qu’il se charge de sa croix et qu’il me suivre. Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera. Que servira-t-il à l’homme de gagner le monde entier s’il perd sa propre vie, ou que pourra donner l’homme en échange de sa propre vie ? » Le discours de Jésus s’adresse à nouveau à nos libertés. Car notre adhésion ne peut être qu’une adhésion libre ; il n’y a rien en elle d’imposé ni d’écrasant. Jésus ne dit pas : il vous faut mourir ; il dit : « Si quelqu’un veut venir à moi… ». Il se propose ainsi à nous comme celui qui dispose de la vérité et veut la partager avec nous, celui qui nous fait découvrir le vrai chemin de l’homme, celui qui nous enseigne ce qu’est pour l’homme que de vivre, de mourir et d’aimer. Jésus nous permet d’entrer à l’intérieur de ce mystère qu’il nous révèle. Mais l’homme peut aussi ne pas accepter de suivre la voie que Jésus lui ouvre… Écoutons ce que Jésus propose à celui qui se met à sa suite : « Qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. » Suivre Jésus implique donc un passage nécessaire par le renoncement à soi-même, c’est-à-dire par toutes sortes de morts qui permettent d’entrer dans la vraie vie. Porter la croix avec Jésus est source de salut. Toutes les croix — celles qui nous sont imposées et celles que nous acceptons — à condition de les vivre, fûtce inconsciemment, avec Jésus, exprimant notre union avec lui, sont pour nous sources de salut et de vie. Pour nous, mais pas seulement pour nous. Car ainsi Jésus nous associe à ce grand mystère du salut universel, qu’il est venu réaliser parmi nous et avec nous. Jésus nous interroge dès lors sur la manière dont nous entendons notre rapport à notre propre vie. Il y a une manière très humaine de se rapporter à sa vie, c’est de vouloir la protéger, la « sauver », la garder, en exerçant une relation possessive à sa vie : 115


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qu’à ma vie personne ne s’avise de toucher. Mais c’est ainsi qu’il arrive à l’homme de perdre sa vie. Vouloir protéger sa vie, c’est en effet ne pas vivre vraiment, c’est s’empêcher de vivre, c’est se fermer à toutes les possibilités de vie qui sont en soi. Si nous concevons notre rapport à notre vie comme un rapport dans lequel il s’agit avant tout de protéger notre vie contre tout ce qui pourrait la menacer, voilà que nous la réduisons à ce petit monde sur lequel nous régnons, refusant de nous engager dans le monde de Dieu, monde de l’amour sans limite. Il y a une autre manière de se rapporter à sa vie : plutôt que de vouloir la sauver, accepter de la perdre. La perdre, cela veut dire : la donner, la laisser prendre, ne pas la posséder soi-même mais l’offrir à Dieu et aux autres : « Qui perdra sa vie… ». Notre relation à notre vie doit s’exprimer dans l’offrande, dans la dépossession, dans le don. C’est bien ainsi que Jésus lui-même a vécu sa vie. Et vivre ainsi à cause de Jésus, en étant entraîné par lui, en nous laissant comme fasciner par la manière dont Jésus a vécu sa propre vie, voilà qui nous permet de trouver la vraie vie, de découvrir ce que c’est que vivre, et de la découvrir toujours plus profondément. « Qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera. » C’est comme s’il y avait pour nous une recherche toujours à reprendre, et qui se réalise dans la mesure même où nous perdons notre vie. Nous cherchons la vie, mais il faut la perdre pour la trouver. Et c’est dans la mesure où nous continuons à la perdre que nous la trouverons davantage. Voilà ce que Jésus nous dit de notre vraie relation à la vie, laquelle s’éclaire à partir du mystère pascal. Jésus termine en soulignant qu’il s’agit là de la question essentielle, et non d’une question secondaire. C’est bien là la question, car elle porte sur le tout : « Que pourra donner l’homme en échange de sa propre vie ? » Qu’y a-t-il donc en dehors de la vie ? La question qui porte sur notre vie, sur notre relation à notre vie, est donc la question totale que nous avons à affronter : « Que servira116


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t-il à l’homme de gagner le monde entier… ? » Jésus nous demande d’affronter cette question, non pas comme une question passagère. Notre vie est elle-même la réponse à cette question. En nous parlant de son chemin de mort et de résurrection, Jésus veut nous introduire dans ce qui est la loi authentique de la vie. En acceptant qu’il nous y introduise, nous pourrons découvrir cette loi de la vie, qui consiste à la trouver en la perdant.



Sixième journée

Première méditation

La communauté chrétienne (Mt 18, 1-22)

Nous abordons à présent le quatrième discours de Jésus dans l’évangile de saint Matthieu. On le trouve au chapitre 18, et on le désigne habituellement comme le discours sur la communauté, ou sur l’Église. Essayons de faire le point à partir de que qui a été précédemment l’objet de notre prière. Il s’agissait de la profession de foi de Pierre et de la réponse de Jésus reconnaissant, dans la foi de Pierre, la foi de la communauté assemblée à laquelle nous donnons le nom d’Église : « Sur cette pierre je bâtirai mon Église. » L’Église est faite d’hommes rassemblés au nom de Jésus, parce qu’ils croient en lui et sont prêts à l’accompagner sur son chemin pascal. En annonçant sa passion, Jésus invitait en effet les siens à le suivre : « Si quelqu’un veut venir à ma suite… » Au début du chapitre 17, alors que les apôtres — et Pierre en premier — semblaient n’avoir pas enregistré l’annonce de sa résurrection, voici que Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et est transfiguré devant eux sur la montagne, pour leur faire comprendre que son chemin de souffrance et de mort est en même temps la voie où se manifeste la gloire du Christ, le Fils de Dieu. Au chapitre 18, nous voici en face d’une question posée par les apôtres. Puisque Jésus est en train d’édifier son « Église », en rassemblant ceux qui croient en lui, la question se pose de savoir comment va s’organiser cette communauté. Lorsque les hommes doivent vivre et agir ensemble, n’est-il pas nécessaire que chacun sache la place qui lui revient ? Il y a donc une ordon119


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nance précise à introduire dans le groupe, dans la communauté. D’où jaillit la question des apôtres : « À ce moment les disciples s’approchèrent de Jésus et lui dirent : qui est donc le plus grand dans le Royaume des cieux ? » Une question qui s’exprime en termes de supériorité : « Qui est le plus grand ? » Si nous vivons ensemble, ce qui importe, c’est que chacun trouve sa place sur l’échelle sociale. Comment dès lors va-t-on désigner et reconnaître celui qui prendra la première place, et comment les autres vont-ils ensuite recevoir ou découvrir leur place ? « Qui est le plus grand dans le Royaume des cieux ? » Dans la communauté que nous allons former, quelle est la loi désignant le plus grand ou le premier ? Lisons maintenant les versets qui suivent, jusqu’au verset 5, pour nous laisser instruire par le geste et les paroles de Jésus qui offrent une réponse à cette question des apôtres. « Il appela un petit enfant ; le plaçant au milieu d’eux il dit : “En vérité, si vous ne retournez pas à l’état des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, celui-là est le plus grand dans le Royaume des cieux. Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille.” » Avant de dire quoi que ce soit, Jésus répond par un geste significatif : il appelle un petit enfant, et le place au milieu d’eux. L’enfant, dans la société juive du temps, est celui qui n’a pas encore une place reconnue dans la société, celui qui ne compte pas. Nous savons comment, notamment lors de la multiplication des pains, l’évangile s’exprime pour indiquer le nombre de personnes rassemblées : cinq mille hommes, « sans compter les femmes et les enfants ». L’enfant est encore celui qui n’a pas droit au chapitre. C’est quelqu’un en qui on ne pourrait trouver la réponse à la question que viennent de poser les disciples : qui est le plus grand ? Qui oserait jamais penser à un enfant comme réponse à cette question ? Et pourtant Jésus met l’enfant au milieu. Comme pour inviter ses disciples à ne pas réfléchir à leur communauté de façon pure120


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ment humaine, et pour mettre dans une autre lumière le rassemblement qu’ils vivent en son nom. Dans la communauté que fonde Jésus, le petit doit être au milieu. Est au milieu — nous le savons — celui vers lequel convergent les regards, celui qui tient la place centrale, celui qui, dès lors, est pris davantage en considération, celui autour duquel les autres trouvent leur place. Par le geste qu’il vient de faire, Jésus montre donc qu’il s’agit, dans la communauté des croyants, de donner la place centrale à celui qui ne compte pas, à celui qui spontanément serait exclu. Jésus pose par là une exigence radicale à son Église, à toute communauté qui vit en son nom : si cette communauté se fonde sur l’exclusion, elle n’est pas animée par l’Esprit du Seigneur. Elle ne se rend pas compte que tout le dynamisme qui la traverse doit tendre au contraire à contrecarrer constamment la loi d’exclusion qui régit les rapports entre les hommes. Celui qui risquerait de ne pas trouver sa place, c’est celui-là qu’il faut introduire dans le cercle, c’est celui-là qui doit être pris maintenant en considération. Nous nous rendons compte de l’exigence, que nous ne parvenons jamais à rejoindre pleinement, de ce geste de Jésus, et combien cependant c’est cette loi qui donne sa vérité à notre réponse fondée sur notre foi commune en lui. Et lorsque je parle ici de communauté ecclésiale, je parle bien sûr de l’Église dans son ensemble, mais aussi de toute réalité et de toute communauté d’Église, de toute paroisse, de toute communauté chrétienne, de toute communauté religieuse, de toute famille chrétienne. Par la pente normale des choses et par les rapports de force qui, trop souvent, régissent les relations entre les hommes, il y a toujours l’une ou l’autre menace d’exclusion, ou une menace de considérer comme personne sans importance l’un ou l’autre des membres d’un groupe humain, fût-il un groupe de croyants. Voilà pourquoi Jésus déclare : la loi qui doit unifier le groupe est une loi opposée à toute forme d’exclusion. Ainsi celui qui risque 121


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d’être exclu doit être mis ou remis au milieu. Quelle attention cela suppose-t-il de notre part ! Car la question de savoir qui est maintenant parmi nous le « petit enfant » est une question qu’on ne résout pas une fois pour toutes. Si on pouvait le faire, cela supposerait qu’on puisse désigner une fois pour toutes celui qu’on risque de laisser de côté. Ce serait, en un sens, dire : nous formons une communauté, et je sais bien quel est le petit qu’il faut mettre au milieu. Mais lorsqu’on a fini de mettre ce petit au milieu, on est forcé de constater qu’il y en a désormais un autre qui est laissé pour compte. Il faut donc renouveler constamment son regard et son attention. C’est en se maintenant constamment en éveil qu’on pourra relever à tout instant si quelqu’un risque de ne pas avoir la place qui lui revient, s’il risque d’être oublié, écrasé, exclu, incompris, négligé ou oublié. En mettant le petit au milieu, Jésus nous dit comment aiguiser constamment notre attention et quelle loi doit ordonner notre être-ensemble. En lisant le verset 5, nous découvrons ce qui se vit ainsi en profondeur : « Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille. » En d’autres termes, si le plus petit, si l’exclu et le méprisé se trouvent au centre, voici que Jésus lui-même est au centre. Comment être rassemblés au nom de Jésus sinon précisément en étant rassemblés autour de celui qui est maintenant le plus petit, puisque Jésus se présente à nous comme tel ? Jésus nous dicte ainsi la condition pour qu’il soit réellement au centre de nos communautés : il faut que le plus petit occupe précisément cette place centrale. C’est ainsi que Jésus est au milieu de nous. Ce faisant, il donne à notre communauté la loi de sa vérité, et il nous introduit aussi chacun dans la vérité de sa vie. C’est ce que Jésus énonce dans les phrases qui précèdent : « En vérité, je vous le dis, si vous ne retournez à l’état des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. Quiconque se fera petit 122


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comme ce petit enfant-là, celui-là est le plus grand dans le Royaume des cieux. » Il ne s’agit donc pas d’adopter une attitude quelque peu suffisante à l’égard du « pauvre petit » qu’il faut bien reconnaître. Ce serait alors avec un air de supériorité que nous mettrions au centre celui qui, de toute manière, n’est quand même rien ou pas grand-chose à nos propres yeux. Mais puisqu’il s’agit de reconnaître Jésus, il s’agit aussi de reconnaître, à partir de Jésus, où se trouve notre propre vérité. Ainsi, en mettant le petit au centre, nous sommes invités à découvrir que c’est bien là ce que nous sommes, nous aussi. Accéder à notre vérité, c’est découvrir que nous sommes, nous aussi, petits à l’image de Jésus. « Si vous ne retournez à l’état des enfants », énonce Jésus, nous indiquant par là qu’il s’agit d’accepter une véritable conversion. De par la loi de la vie et des rapports de force que j’évoquais tout à l’heure, nous risquons toujours de nous laisser prendre par la conviction que la croissance et l’expérience de la vie nous autorisent à pouvoir en imposer aux autres, à nous montrer les plus grands, à chercher à être en tout les premiers, à avoir toujours raison. Il faut lutter contre cette conviction pour accéder à notre vérité proclamée par Jésus lorsqu’il nous révèle notre vérité dans le petit, dans l’enfant. Jésus n’est-il pas lui-même devant son Père comme l’enfant qui accueille ? Il nous invite à retourner à l’état de l’enfant pour être, nous aussi, en attitude d’accueil, et nous disposer ainsi à entrer dans le Royaume de Dieu. Ce Royaume, Jésus est en train de l’anticiper dans la construction de son Église, la communauté de ceux qui croient en lui. Tel est le paradoxe qu’il nous propose : la grandeur s’y transforme en petitesse. « Être le plus grand dans le Royaume des cieux », cela suppose qu’on se fasse petit, comme « ce petit enfant-là », comme celui qui compte pour rien. Jésus en vient ainsi, conduit par la question des apôtres, à une réflexion globale sur ce qu’est la communauté qu’il veut ras123


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sembler. Prenons le texte qui va du verset 6 au verset 10. Jésus y parle du scandale puis du mépris. « Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une des meules que tournent les ânes et d’être englouti en pleine mer. Malheur au monde à cause des scandales. Il est fatal, certes, qu’il arrive des scandales, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive. Si ta main ou ton pied sont pour toi une occasion de péché, coupe-les et jette-les loin de toi. Mieux vaut pour toi entrer dans la vie manchot ou estropié, que d’être jeté avec tes deux mains et tes deux pieds dans le feu éternel. Et si ton œil est pour toi une occasion de pécher, arrache-le et jettele loin de toi. Mieux vaut pour toi entrer borgne dans la vie que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne du feu. Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits, car, je vous le dis, leurs anges aux cieux voient constamment la face de mon Père qui est aux cieux. » En continuant à réfléchir à partir de ce petit que Jésus a mis au centre, et donc à partir de toute personne devant qui nous serions tentés de nous sentir supérieurs, ou sur laquelle nous pouvons exercer un certain pouvoir, Jésus nous invite à réfléchir à ce que pourrait être l’exercice de ce pouvoir. Ne pourraitil abriter le scandale ou le mépris ? Que faut-il entendre par ces paroles de Jésus : « Malheur à cause des scandales ; il est fatal qu’il arrive des scandales » ? Si Jésus parle de fatalité, c’est parce que l’homme est pécheur ; quant au scandale dont il est question, il n’est rien d’autre que la possibilité qui réside en nous d’être source de mort pour les autres. Le scandale, nous avons à nous le figurer comme la possibilité d’être un obstacle pour les autres, en entendant par là tout ce qui s’oppose au mouvement de la vie, de la vraie vie, dans le cœur des autres. Et Jésus nous dit : cela est possible, il est même fatal que parfois nous le vivions. Ainsi sommes-nous invités par Jésus à nous rendre compte que nous ne sommes pas les seules personnes impliquées dans nos actions, nos paroles et toute notre conduite. On ne vit pas sa vie 124


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tout seul, et on a un impact sur les autres. Or cela peut s’accomplir en faveur de la vie tout autant qu’en faveur de la mort. Être source d’un scandale pour un autre, cela veut dire faire obstacle en lui à la croissance de la vie, à la force de la vie, et donc inscrire en lui un germe de mort. Et si nous y réfléchissons quelque peu, ne constatons-nous pas qu’il en est souvent ainsi ? Le mot que je dis, la phrase que j’énonce, le geste que je fais, la réaction qui est la mienne, ma façon d’agir ou de ne pas agir, tout cela a une répercussion sur les autres. Porter le scandale, c’est causer dans l’autre une sorte de déficit de la vie : lui apporter le découragement ou le scepticisme, l’enclore en lui-même ou faire naître en lui des réactions moins bonnes ; tout cela est scandale pour mon frère ; tout cela est pour le petit devant lequel je me situe maintenant, une cause de mort plutôt qu’une cause de vie. Bien sûr, il faut reconnaître que le Seigneur nous donne également la possibilité d’être pour les autres une cause de vie. Car nous pouvons dire la parole qui convient, édifier en l’autre l’élan de la vie, soutenir en lui une vie qui, en ce moment, chancelle ou est menacée. Jésus nous invite à y réfléchir, parce que cela fait partie du quotidien de la communauté, de la réalité habituelle de nos rencontres et de notre vie ensemble. Pour souligner l’importance de ce qu’il vient de dire, Jésus affirme, en utilisant des paroles très fortes : il vaudrait mieux pour toi perdre la vie : « Malheur à l’homme par qui le scandale arrive ; il serait préférable de se suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes, et d’être englouti en pleine mer. » Tu vas à l’encontre de la vie qui est en toi, tu es donc en train de tuer ta propre vie ; il vaudrait mieux perdre ta vie précaire et passagère que de menacer la vraie vie en toi et dans les autres. Et puisque c’est à travers tout ton corps, à travers les organes qui te sont donnés pour agir, ta main, ton pied, ta langue, que tu rejoins l’autre, il vaudrait mieux couper ta main, ton pied ou ta langue lorsque tu vois qu’ils sont porteurs de mort pour l’autre. 125


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Si ta parole est une parole qui blesse, ou qui détruit, il vaudrait mieux te couper la langue que de l’utiliser de la sorte. Et si ta main ou ton pied sont là pour empêcher ton frère de grandir, d’exister, ou lui font obstacle, il vaudrait mieux perdre ta main ou ton pied. Jésus nous invite ainsi à regarder la vraie vie comme étant plus importante que la vie mortelle et passagère qui est la nôtre. Ce qui se vit pour développer la vraie vie, voilà qui est décisif, voilà sur quoi il faut porter notre attention. Mieux vaut pour toi entrer borgne dans la vraie vie, que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne du feu. Après avoir parlé du scandale, Jésus évoque encore d’autres attitudes que nous pourrions avoir dans la relation avec autrui, à savoir toutes sortes de suffisance et de mépris : « Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits. » Regarder l’autre de haut, le juger à partir de notre propre grandeur, de notre propre excellence, mépriser l’autre, c’est de nouveau détruire la vérité de notre relation, et d’une relation que ne suffit pas à définir notre rapport mutuel. Car, comme dit Jésus, « leurs anges dans les cieux voient constamment la face de mon Père qui est aux cieux ». Si tu comprends ce qu’est l’autre, ce qu’est chacun de ces petits, tu prendras conscience que chacun a une relation directe au Père, que chacun est aimé par lui, qu’il est enveloppé de sa tendresse, si tu prends conscience de cela, comment peux-tu mépriser l’autre en qui réside la présence de l’amour de Dieu ? Tu ne peux vivre toi-même dans l’amour que si tu rejoins l’amour là où le Père te le montre, Lui qui aime infiniment toute personne humaine. Puis Jésus parle de la brebis égarée dans un contexte différent de celui que l’on trouve chez saint Luc, où cette parabole met en scène la miséricorde du Père. Dans le contexte d’une réflexion sur la communauté, l’accent n’est pas mis ici sur la façon dont Dieu va à la recherche du pécheur ; il s’agit plutôt de la façon dont nous, membres de la communauté, avons à nous préoc126


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cuper de celui qui s’égare. « À votre avis, si un homme possède cent brebis et qu’une d’elles vienne à s’égarer, ne va-t-il pas laisser les quatre-vingt dix-neuf autres sur les montagnes, pour s’en aller à la recherche de l’égarée ? S’il parvient à la retrouver, en vérité, je vous le dis, il y aura plus de joie pour elle que pour les quatre-vingt dix-neuf qui ne se sont pas égarées. Ainsi, votre Père qui est aux cieux ne veut pas qu’un seul de ces petits ne se perde. » Dans ce passage, Jésus nous invite à comprendre combien chacun a un prix inestimable. Ce n’est pas parce que quatre-vingt-dix-neuf sur cent sont sauvés qu’il faut être satisfait ; il faut encore se poser la question du centième. Et non pas seulement se poser la question, mais aller à la recherche du centième, essayer de voir ce qui peut être fait en faveur du centième. De la sorte, on entre dans le souci qu’a Dieu de chacun des ses enfants. « Votre Père ne veut pas qu’un seul de ces petits ne se perde. » Vivre cela, c’est épouser l’amour de Dieu pour chacun de ses enfants, et la joie qu’il a de les retrouver tous. Entrons dans cette joie de Dieu, faisons nôtre cette joie en ramenant celui qui s’égare. Cela signifie que dans la communauté, il convient d’être attentif à ce qui peut être bon et salutaire pour chacun. Nous traverserons brièvement les trois thèmes qui suivent. Dans les versets 15 à 18 est proposé le thème de la correction fraternelle. Sans entrer dans le détail de la question, nous pouvons comprendre comme suit, me semble-t-il, la réflexion proposée par Jésus. « Si ton frère vient à pécher [il ne s’agit pas de savoir ce qu’il a fait pour moi ou contre moi, il s’agit de savoir ce que lui-même est en train de vivre dans sa relation à Dieu, et éventuellement le drame dans lequel il pourrait être plongé], reprends-le, et s’il t’écoute tu auras gagné ton frère. » Il faut ici rappeler ce qui a été dit du scandale et du mépris : tu ne vis pas seul ; tu dois te sentir touché par ce que vit ton frère et te demander ce que tu peux faire pour lui. Que faire lorsqu’il est en difficulté, lorsqu’il risque de sombrer ? Certes, il n’est pas 127


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toujours possible de faire une démarche qui soit pleinement accueillie. S’il ne m’est pas possible d’intervenir moi-même, peut-être puis-je trouver l’une ou l’autre personne qui serait plus aisément écoutée. « S’il ne t’écoute pas, prends avec toi un ou deux autres. » Je traduirai ainsi cette recommandation : essaie de trouver quelqu’un qui puisse avoir sur lui un peu plus d’autorité ou d’influence et dont la parole puisse être plus aisément reçue. Et si cela, de nouveau, n’aboutit à rien, « s’il refuse de les écouter, dis-le à la communauté ». Peut-être pourrions-nous traduire comme suit ce conseil : parles-en à celui qui a la responsabilité de la communauté. Peut-être lui-même, en fonction de ses responsabilités, trouvera-t-il la manière d’intervenir et d’aider. « Et s’il refuse d’écouter même la communauté, qu’il soit pour toi comme le païen ou le publicain. » Cela signifie : si finalement, en essayant de faire tout ce qu’il est possible de faire, tu vois que tu n’aboutis à rien, aie l’âme en paix, tu as fait ce que tu avais à faire, tu peux continuer désormais à faire pour lui ce que tu fais pour tout homme qui n’appartient pas à ta communauté, le païen ou le publicain ; tu peux prier pour lui et le confier à Dieu. « En vérité je vous le dis, tout ce que vous lierez sur la terre sera tenu au ciel pour lié, tout ce que vous délierez sur la terre sera tenu au ciel pour délié. » Jésus nous dit en d’autres termes : ce que vous vivez ainsi, comprenez que cela a un poids d’éternité, devant Dieu, que ce n’est pas seulement une affaire d’hommes. Il ne s’agit pas seulement de vos petites histoires, mais de quelque chose de beaucoup plus profond : il s’agit du chemin de la charité et du chemin du salut pour chacun. Ce que vous vivez de la sorte, comprenez que cela se vit déjà devant Dieu. Aux versets 19 et 20, une recommandation nous est donnée sur la prière en commun. Jésus nous dit que nous pouvons éprouver sa présence, et nous découvrir réunis par lui lorsque nous nous réunissons pour nous adresser ensemble à notre Père 128


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du ciel ; car comment pourrions-nous, ensemble, nous tourner vers notre Père du ciel, sinon en vertu de la présence de Jésus au milieu de nous, qui nous ouvre à la réalité de notre filiation ? Prier ensemble le Père, c’est donc prier avec Jésus, et éprouver la foi qu’il nourrit à l’égard de son Père, sachant que le Père nous regarde et nous exauce. « Cela leur sera compté par mon Père qui est aux cieux. » Je termine par un mot sur les deux versets suivants, qui parlent du pardon des offenses. Pierre demande à Jésus s’il y a lieu de pardonner plusieurs fois. « Combien de fois mon frère pourrat-il pécher contre moi et combien de fois devrai-je lui pardonner, jusqu’à sept fois ? » Dans sa générosité, Pierre est prêt à répéter plusieurs fois le pardon. Mais il lui fixe tout de même une limite, car il faut que l’autre comprenne que ce n’est pas toujours à la même personne qu’il revient de faire le premier pas et de s’humilier ! Faut-il donc aller jusqu’à sept fois ? « Jésus lui dit : “Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.” » Ce qui veut dire : toujours. Telle est la loi du pardon pour toute communauté chrétienne. Si n’y est pas inscrit le pardon mutuel, comment cette communauté peut-elle vivre et résister ? Comment une communauté chrétienne pourrait-elle maintenir sa cohérence et la force de son témoignage si elle ne vivait pas constamment et explicitement ce pardon donné et ce pardon reçu ?



Deuxième méditation

Arrivée de Jésus à Jérusalem (Mt 21, 1-22)

Comme les deux autres évangiles synoptiques, l’évangile de saint Matthieu décrit la montée de Jésus à Jérusalem. Après la profession de foi de Pierre et l’annonce de sa Pâque (passion, mort et résurrection), Jésus s’est mis en route, continuant à prodiguer ses enseignements, à répondre aux questions qui lui sont posées à propos du Royaume et à donner des directives sur l’existence chrétienne et la manière de vivre en communauté, comme nous venons de le lire. De même que dans les récits de Marc et de Luc, Jéricho représente pour Jésus la dernière étape avant l’arrivée à Jérusalem : Jésus y guérit deux aveugles (un seul, selon Marc et Luc). Puis le voici aux portes de la Ville Sainte. Le texte que nous allons maintenant commenter raconte trois épisodes : l’entrée messianique à Jérusalem, l’expulsion des vendeurs du temple, et la « condamnation » du figuier stérile. On sait que le récit de l’entrée de Jésus à Jérusalem se propose comme l’accomplissement d’une prophétie du prophète Zacharie. Essayons d’en comprendre la portée. Jésus est arrivé, nous dit l’évangile, tout près de la ville, près de Bethphagé, au mont des Oliviers. C’est alors qu’il envoie deux de ses disciples au village pour réquisitionner une ânesse ou un ânon. Il leur suffira de répondre à toute question posée ou à toute interpellation : « Le Seigneur en a besoin. » Tout semble donc prêt, ou même préparé, pour que puisse s’accomplir la prophétie de Zacharie annonçant l’entrée du Messie dans sa ville. « Cela est arrivé pour 131


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que s’accomplisse ce qu’a dit le prophète. » Il nous faut essayer de comprendre le sens de cette prophétie, et ce que signifie son accomplissement par Jésus. Ecoutons l’annonce de Zacharie, en reproduisant le texte, quelque peu modifié, qu’en donne l’évangile de saint Matthieu : « Dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, humble et monté sur une ânesse et sur un ânon, le petit d’une bête de somme. » Le texte de Zacharie 9, 9-10 continue en présentant la figure d’un messie désarmé : « Tressaille d’allégresse, fille de Sion ! Pousse des acclamation, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi s’avance vers toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne — sur un ânon tout jeune. Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. Sa domination s’étendra d’une mer à l’autre et du Fleuve jusqu’aux extrémités du pays » (Za 9, 9-10). Si Jésus entre à Jérusalem en tant que Messie, il ne comprend pas sa mission comme l’affrontement armé de troupes ennemies. Son messianisme est tout pénétré d’humilité et de simplicité. Et s’il est vrai que le texte parle de la « domination » qu’il va établir, il s’agit pour lui d’initier un règne de paix. Prince de la paix, Jésus entre dans la ville, pressé, plus encore que ne pouvait le percevoir le prophète Zacharie, par la nécessité de faire régner dans l’humanité, tellement gangrenée par des projets de conquête, une ère de paix et d’accueil mutuel. Jésus est en même temps habité par une certitude intérieure, qui s’est déjà exprimée plusieurs fois au cours de son voyage vers Jérusalem : les autorités juives auxquelles il doit se présenter pour leur faire ratifier sa mission messianique, le rejetteront et le condamneront. Mais il y a là pour lui un passage obligé s’il veut être témoin de la fidélité de Dieu. Il sait par ailleurs que son rejet par les autorités religieuses du peuple juif ne fera que confirmer sa mission messianique, telle que celle-ci fut anticipée et décrite par les prophètes. 132


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Comment comprendre les sentiments qui animent le cœur de Jésus en ce moment décisif ? Son cœur déborde de la joie annoncée par le prophète, car il se prépare à mener jusqu’au bout la mission que lui a confiée le Père. Il est par ailleurs conscient de ce que sera désormais l’enchaînement inévitable des événements : Jérusalem est le terme de son pèlerinage terrestre. S’il y entre, c’est donc qu’il accepte de suivre jusqu’au bout la destinée annoncée par le livre d’Isaïe et les chants du Serviteur de Yahvé. Il devra certes, dans les jours qui viennent, s’engager dans une série de débats et de contestations de la part de ceux qui se ferment à son message. Il s’y engagera, comme toujours, le cœur en paix, avec droiture et vérité. Ce à quoi il renonce de façon définitive conformément à l’annonce de Zacharie, c’est à toute violence et à tout combat mené par les armes. Le voilà désarmé, entrant à Jérusalem pour y réaliser jusqu’au bout l’œuvre que seul l’amour lui inspire. Humblement, comme l’annonçait Zacharie, il accomplit son entrée messianique dans la ville sainte. Il y trouve, pour l’accueillir, non pas les chefs religieux ou des leaders politiques, mais la foule des petits dont l’âme communie à la sienne. Ils sont là, étendant leurs vêtements sur la route pour honorer celui en qui ils reconnaissent l’envoyé de Dieu. Ils agitent aussi des branches sur son passage pour exprimer les sentiments qui les habitent et ils crient : « Hosanna au Fils de David ! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient. Hosanna au plus haut des cieux ! » Cependant, l’évangéliste ne veut pas que la célébration de cette entrée messianique, aux dimensions certainement limitées, s’efface en quelque sorte dans la multiplicité des événements journaliers et perde de son importance. Aux yeux de la foi, ce qui s’est passé ce jour-là est plein d’enseignement. Et le trouble qui s’est imprimé dans l’esprit de certains suffit à en souligner l’importance. Ainsi en a-t-il été déjà pour la naissance de Jésus, lorsque les mages se présentèrent à Jérusalem : « À cette 133


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nouvelle, le roi Hérode fut troublé et tout Jérusalem avec lui » (Mt 2, 3). Parce que l’entrée à Jérusalem ne peut être rangée parmi les simples faits divers, Matthieu nous dit qu’elle fut source d’« émoi dans toute la ville » (v. 10). Mais voilà que « le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée » (v. 11) pénètre dans le temple. L’épisode qui est ici rapporté a parfois suscité de l’étonnement. Comment expliquer, chez celui qui vient de se présenter en toute humilité à la population de Jérusalem, ce qu’on pourrait définir comme un déchaînement de violence ? Essayons de comprendre ce que nous décrit l’évangile. La scène est certainement haute en couleurs, mais elle veut mettre en lumière avant tout l’opposition radicale de Jésus à l’activité qui se déroule dans l’enceinte du temple. Pour le Seigneur, habité par un tel amour et un tel respect de son Père, le temple ne peut être transformé en un lieu de trafic qu’au prix d’une radicale perversion et d’un mépris de Dieu. Venant accomplir l’alliance de Dieu avec son peuple et avec l’humanité, Jésus est profondément marqué par ce qui définit le cœur même de sa mission. L’alliance que Dieu offre aux hommes, il en est profondément conscient, est une alliance qui se définit par un amour totalement gratuit, appelé à devenir réciproque. Et voici que la réponse attendue des hommes se présente au contraire mêlée à l’appât du gain, à la recherche d’un profit personnel. C’est la nature même du temple qui est ainsi pervertie. Jésus dénonce des pratiques mercantiles et intéressées, qui dénaturent la prière et son élan gratuit vers Dieu. Les paroles qui accompagnent l’action de Jésus sont cependant suffisamment cinglantes : « Il leur dit : “Ma maison sera appelée maison de prière ; mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits !” » La première affirmation de Jésus renvoie au prophète Isaïe : « Ma maison sera appelée maison de prière pour tous les peuples » (Is 56, 7). Elle met en évidence, dans le texte prophétique, une destination universelle du culte rendu à Yahvé, mais elle sou134


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ligne aussi assez clairement que la prière ne peut composer avec d’autres activités dans lesquelles l’homme cherche son propre profit. Quant à la seconde affirmation de Jésus, elle renvoie au prophète Jérémie : « Cette maison sur laquelle mon nom a été proclamé, la prenez-vous donc pour une caverne de bandits ? » (Jr 7, 11). Il vaut la peine de citer les versets précédents : « Pouvez-vous donc commettre le vol, le meurtre, l’adultère, prêter de faux serments, brûler des offrandes à Baal, courir après d’autres dieux qui ne se sont pas occupés de vous, puis venir vous présenter devant moi dans cette Maison où mon nom a été proclamé et dire : « Nous sommes sauvés ! », et puis continuer à commettre toutes ces horreurs ? » (Jr 7, 9-10). Ce que Jésus revendique avec toute l’impétuosité de son cœur filial, blessé par ces agissements, c’est la cohérence entre ce qu’on exprime à Dieu et la manière d’agir, totalement opposée à ces déclarations. Dieu serait-il donc à ce point absent de nos vies qu’on prétende le reconnaître et l’honorer tout en agissant à l’encontre de ses commandements ? Ce que cette page nous rappelle, à nous aussi, c’est qu’il n’y a pas de vraie louange de Dieu, d’adoration vraie du Seigneur, si l’agir humain est perverti par la recherche de profits égoïstes, par le désir de s’affirmer et de l’emporter sur les autres, si les pratiques de la vie quotidienne sont totalement contraires à l’honneur dû à Dieu. Quel témoignage tirer de notre propre conduite ? S’inscrit-elle dans le droit fil de l’enseignement reçu puis partagé ? Toute scission entre le culte soi-disant rendu à Dieu et les attitudes adoptées à l’égard du prochain est inconciliable avec l’évangile de Jésus. Regardons la scène décrite par l’évangile et, plutôt que de nous demander comment Jésus a pu ainsi se mettre en colère, apprenons de lui qu’en face de réalités ou de comportements intolérables, il peut y avoir de « saintes colères ». C’est ce qui se vérifie lorsque le respect et l’amour de Dieu sont en jeu, comme lorsque l’injustice, la violence ou le mépris révèlent leur force de destruction. Nous ne sommes pas 135


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les témoins d’un Dieu qu’on honorerait par le simple fait de le chercher là où il réside ou en se contentant d’offrir en son honneur quelque sacrifice. Le Dieu de Jésus Christ que nous annonçons exige la cohérence de la vie avec la foi professée. Mais voici que le temple, une fois purifié, devient un lieu d’accueil pour ceux qui, lors de l’installation de David à Jérusalem, étaient des exclus : « Tu n’entreras ici qu’en écartant les aveugles et le boîteux » (2 Sm 5, 6). N’étaient-ils pas déjà exclus du sacerdoce lévitique ? « Quiconque a une infirmité, ne doit pas s’approcher, que ce soit une aveugle ou un boîteux… » (Lv 21, 18). Or, après l’action de Jésus pour purifier le temple et le rendre à la vérité du culte dû à Dieu, « des aveugles et des boiteux s’avancèrent vers lui dans le temple, et il les guérit ». Ses ennemis, qui croient devoir veiller sur le respect du temple et qui ne voient en Jésus qu’un gêneur s’opposant au fonctionnement « normal » des choses sont heurtés par les réactions des gens simples à l’action de Jésus : « Voyant les choses étonnantes qu’il venait de faire et ces enfants qui criaient dans le Temple : “Hosanna au Fils de David”, les grands prêtres et les scribes furent indignés, et ils lui dirent : « Tu entends ce qu’ils disent ? » Jusqu’à ce moment qui précède de peu son exode terrestre, Jésus reste un signe de contradiction : la sagesse des petits perçoit plus directement la vérité et la qualité de son être, la rectitude et la bonté de ses paroles et de ses actes. Aussi Jésus peut répondre à l’objection des princes des prêtres et des scribes en citant le psaume 8 et en insistant sur la qualité de la connaissance des « tout-petits » : « Jésus leur dit : “N’avezvous jamais lu ce texte : Par la bouche des tout-petits et des nourrissons tu t’es préparé une louange ?” Puis il les planta là et sortit de la ville pour se rendre à Béthanie, où il passa la nuit. » Les deux épisodes que nous venons d’évoquer sont suivis par un troisième récit, plus énigmatique : celui de la « malédiction » du figuier stérile. Le figuier est un arbre très répandu en Palestine ; sa présence et sa prospérité sont un signe de la faveur 136


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divine, et on peut l’utiliser pour décrire l’ère de la paix messianique : « Ils demeureront chacun sous sa vigne et son figuier, et personne pour les troubler » (Mi 4, 4). Mais, en retour aussi, la destruction du figuier tient une grande place dans les menaces des prophètes (par ex. Jr 5, 17 ; Ha 3, 17). C’est dans ce contexte qu’il faut lire les versets 18 à 22 du chapitre 21 de l’évangile de Matthieu. « Comme il rentrait en ville de bon matin, il eut faim. Voyant un figuier près du chemin, il s’en approcha mais n’y trouva rien que des feuilles. Il lui dit alors : “Jamais plus tu ne porteras de fruit !” » Il n’est guère aisé de pénétrer la signification de cet épisode. Comment Jésus peut-il exiger d’un figuier qu’il lui procure des fruits lorsque ce n’est pas la saison des figues ? Comment peut-il le punir de ne pas être capable de rassasier sa faim ? La question de fond est sans doute celle d’une réelle stérilité malgré les apparences trompeuses. Le figuier, image d’Israël, se présente plein de promesses, mais se révèle vite incapable de répondre à l’attente de Dieu. L’attente de Dieu, voilà la faim que Jésus éprouve en pénétrant à nouveau dans la ville où ne cesse de se célébrer le mystère de l’Alliance. Est-il acceptable que Jésus, l’envoyé de Dieu, ne trouve rien pour calmer sa faim ? En visitant son peuple, Jésus ne trouve que des feuilles sans fruits. N’est-il pas normal dès lors que Jésus déclare ce qu’il vient de vérifier : Dieu, qui a envoyé son Fils pour accomplir la promesse faite à son peuple ne peut que constater l’inconséquence dans laquelle s’enferme celui-ci, incapable de répondre positivement à l’attente de celui qui le visite ? Que la parole prononcée par Jésus soit une parole exprimant l’engagement de Dieu (de la même manière que ses paroles prononcées en chaque récit de miracle), le texte de saint Matthieu en offre immédiatement le gage : « Et à l’instant même le figuier devint sec. » Cette autorité manifeste de Jésus suscite l’interrogation des disciples, alors que Jésus les invite à pénétrer avec plus d’audace dans l’univers de la foi. 137


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« À cette vue, les disciples étaient tout étonnés. “Comment en un instant le figuier est-il devenu sec ?” Jésus leur répondit : “En vérité, je vous le déclare, si vous avez une foi qui n’hésite point, non seulement vous ferez ce que je viens de faire, mais même si vous dites à cette montagne : Soulève-toi et jette-toi dans la mer, cela se fera.” » Jésus situe clairement l’action qu’il vient de poser dans la perspective de son union à Dieu qui coïncide avec le cœur même de sa personne, mais d’une union que nous avons à poursuivre nous aussi et qui n’est rien d’autre que le fruit de notre foi. L’expérience que Jésus est en train de vivre depuis qu’il est entré à Jérusalem pour s’y faire reconnaître comme le roi-messie provoque la foi des hommes et la met en question. C’est le manque de foi qui inspire à ses adversaires une opposition décidée au plan de Dieu et à la révélation qu’il donne de lui-même en son Fils. La réponse stérile à l’Alliance de Dieu a été symbolisée par l’absence de figues. Croire, n’est-ce pas trouver son point d’appui en dehors de soi-même, en celui en qui on croit ? L’Écriture est remplie d’invitations à croire, à mettre sa foi en Dieu. Et Jésus, entré à Jérusalem, perçoit toujours plus vivement que sa confrontation avec les autorités religieuses du peuple juif l’affronte effectivement à leur manque de foi, puisqu’ils ont choisi de s’en remettre à leur trop courte sagesse, et de se défaire de lui comme d’un gêneur insupportable. Jésus sait sa vie accrochée en quelque sorte à la volonté de son Père par une adhésion de foi indéfectible, et il laisse le Père accomplir en lui ce qu’il désire. Il sollicite de notre part une foi plus ferme et plus décidée. Car si nous nous abandonnons à lui dans la foi, le Père entend accomplir pleinement son œuvre en nous aussi. Et, pour marquer la force irrésistible de la foi, non seulement Jésus nous assure que nous pourrons accomplir des actions semblables à celle qu’il vient de poser, mais il affirme que la foi en Dieu ira jusqu’à nous faire déplacer des montagnes. 138


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Il n’est pas nécessaire de nous arrêter au sens littéral de cette expression, car il est peu vraisemblable que Dieu veuille nous transformer en déplaceurs de montagnes. Mais les montagnes peuvent évidemment signifier des obstacles apparemment infranchissables. N’est-ce pas ce que la foi peut nous rendre capables de dépasser ? Jésus nous en a donné l’exemple tout au cours de sa mission et, après lui, ceux qui ont vécu d’une foi forte ont reçu de lui la possibilité de relativiser les difficultés et de les vaincre lorsque cela était lié à l’accomplissement du service divin. N’est-ce pas ainsi que Jésus achève sa réflexion ? « Et tout ce que vous demanderez dans une prière pleine de foi, vous l’obtiendrez. » La foi n’est donc pas une force qui nous habiterait et qui nous permettrait de dépasser les limites actuelles de notre action, une force décuplant nos possibilités. Car la foi, de par sa nature, rompt le cercle qui nous fait trouver en nous-mêmes la force d’agir et d’accomplir. Nous l’avons dit : la foi consiste à mettre notre assurance dans le Seigneur en qui nous croyons. Et c’est en le priant, comme nous dit cette dernière affirmation de Jésus, que nous nous disposons à recevoir de lui ce qu’il est seul à pouvoir nous donner. Arrivé à Jérusalem, Jésus sait qu’il doit s’en remettre au Père pour que s’accomplisse, à travers tous les obstacles qu’il rencontrera, la mission reçue. Tant de montagnes sembleront, au jour de l’affliction, se dresser devant lui ; mais dans la foi il les écartera de sa route, confiant en celui à qui filialement, il offre l’infini de sa foi.



Septième journée

Première méditation

L’Eucharistie pascale de Jésus (Mt 26, 20-29)

Nous abordons maintenant le chapitre 26 de l’évangile de saint Matthieu ; nous nous limiterons aux versets 20 à 29. Jésus est à Jérusalem et, selon ce qu’il a annoncé à ses apôtres, c’est pour y être saisi, condamné et mis à mort. Nous allons contempler la célébration par Jésus et les Douze de la Pâque. Le début du chapitre 26 indique clairement la perspective pascale de l’événement : « Il advint, quand Jésus eut achevé tous ces discours, qu’il dit à ses disciples : la Pâque, vous le savez, tombe dans deux jours, et le Fils de l’homme va être crucifié. » Les premiers mots soulignent à leur manière que nous touchons ici au terme des événements racontés par l’évangile : « Quand Jésus eut achevé tous ces discours ». Dans l’évangile de Matthieu en particulier, structuré autour de cinq grands discours, évoquer leur fin, n’estce pas annoncer le terme même de l’histoire terrestre de Jésus ? Par ailleurs, Jésus met explicitement son chemin de passion et de mort dans la perspective de la célébration de la Pâque. Pâque était pour le peuple élu la fête principale de l’année. On y célébrait l’alliance du peuple avec Dieu. Pâque veut dire passage, et le passage que célébrait le peuple élu était dans sa mémoire celui de la terre de servitude à la terre promise, à la terre de liberté. La Pâque célébrée lors de la sortie d’Égypte s’était inscrite dans la mémoire du peuple pour lui rappeler constamment la présence de Dieu qui le libère et lui donne sa liberté en le constituant comme peuple de Dieu. Cette Pâque était, et est 141


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encore, actualisée chaque année dans la mémoire du peuple d’Israël pour célébrer la conduite de Dieu qui s’est manifestée à lui à ce moment décisif de son histoire. Cette année-là, Jésus célèbre la Pâque avec les Douze, mais il l’éclaire d’une manière nouvelle. Car le passage que désormais Jésus nous invite à vivre avec lui, c’est celui qui s’accomplit dans sa mort et sa résurrection : passage du péché à la grâce. Puisque la Pâque est célébrée « quand Jésus eut achevé tous ses discours », ne sommes-nous pas invités à comprendre que les discours évangéliques trouvent leur achèvement dans la nouvelle Pâque de Jésus, célébrée avec ses apôtres, et qui anticipe sa mort et sa résurrection ? Comme nous l’avons souligné à diverses reprises, le ministère de Jésus est un ministère de parole et d’action — son action éclaire ses paroles, de même que ses paroles éclairent ses actions. Voyons donc à présent comment les paroles prononcées deviennent pleinement vie et source d’une vie nouvelle. C’est bien dans la Pâque de Jésus que se vérifie la vérité dernière des béatitudes et de la loi de renoncement et de vie qu’elles proposent, et qui est fondamentalement une loi de charité. Le discours de mission, c’est dans la Pâque de Jésus qu’il trouve également son point d’accomplissement. Jésus a été envoyé aux hommes par le Père, il est celui qui au nom de Dieu a accompli sa mission parmi nous et qui nous mobilise pour continuer cette mission. Mais c’est dans sa Pâque que nous en célébrons l’accomplissement. Jésus a prononcé le discours en paraboles et nous avons vu que celles-ci nous indiquent qu’aussi bien ses paroles que ses actions sont des signes dont il nous faut découvrir le sens profond. Mais y a-t-il un signe dans lequel s’accomplisse de façon plus décisive ce sens profond que le signe de Jésus nous offrant sa vie pour que nous vivions ? La Pâque de Jésus n’est-elle pas la parabole à la lumière de laquelle s’éclairent toutes les autres paraboles, et toutes les paroles de révélation du Fils de Dieu ? 142


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Jésus a aussi adressé à ses apôtres un discours communautaire ; n’est-ce pas dans sa Pâque que Jésus fonde la communion définitive de tous ceux qu’il veut rassembler en lui ? N’est-ce pas en recevant le don fait par Jésus dans sa Pâque que nous découvrons combien nous sommes par lui aimés et rassemblés dans un seul corps, au sein duquel il nous revient, à notre tour, de nous donner les uns aux autres ? Jésus a enfin prononcé le discours eschatologique où il nous révèle que notre vie se joue en définitive devant Dieu et dans un dialogue avec lui. N’est-ce pas en allant à sa Pâque qu’il nous introduit dans ce dernier dialogue de l’homme avec Dieu où il revient à chacun de l’accueillir jusqu’au bout en lui livrant sa vie ? Ainsi voyons-nous la portée de cette phrase très simple par laquelle commence le chapitre 26 : « Quand Jésus eut achevé ces discours, il dit à ses disciples : la Pâque tombe dans deux jours. » C’est bien à la lumière de la Pâque, que Jésus va célébrer en la transformant de l’intérieur, que ses discours prennent leur sens dernier et définitif. Nous retrouvons Jésus aux versets 20-21, au moment où il est attablé avec les Douze. « Le soir venu, il était à table avec les douze et, tandis qu’il mangeait il dit : en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera. » Nous sommes ainsi introduits dans la Pâque de Jésus comme dans le drame où il est livré. Qu’il soit livré et qu’il se livre, voilà ce qui va être affirmé à maintes reprises dans les deux chapitres qui nous parlent de sa passion et de sa mort. Il est livré par Judas aux Juifs, il est livré par les Juifs aux païens, et Pilate le leur livre pour qu’il soit mis en croix. Jésus est livré : l’énoncé de cette vérité ne nous fournit cependant encore qu’une première approche de ce que vit Jésus dans sa passion. Jésus est livré : ainsi est évoquée la dimension de passivité de cette passion dont les hommes se présentent comme les protagonistes : Jésus doit subir la passion que les hommes lui infligent. 143


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Mais, en parlant de son être-livré, Jésus nous conduit aussi à ce qui est la source de cette livraison, si nous pouvons parler ainsi. Le lecteur la rencontre un peu plus loin lorsque l’évangile rapporte les paroles et les actions du Seigneur au cours du dernier repas pris avec les Douze : « Il prit le pain, le rompit et le leur donna : “Prenez et mangez.” Puis, prenant une coupe, il la leur donna en disant : “Prenez et buvez-en tous.” » Jésus est livré parce qu’il se donne, comme il l’énonce clairement dans l’évangile de saint Jean : « Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne » (Jn 10, 18). C’est donc le don que Jésus fait de lui-même qu’il faut avant tout découvrir, y compris dans le récit de la passion, où Jésus semble pourtant s’enfoncer de plus en plus dans une sorte de passivité impressionnante. Car cette passion où il se montre passif envers ces hommes qui s’acharnent sur lui est d’abord sa passion d’amour à leur égard. Si nous voulons l’exprimer de façon plus juste encore : c’est le Père qui nous donne son Fils, et le Fils qui se livre en un acte de confiance totale au Père qui nous le donne. Jésus vient donc d’énoncer cette parole : « L’un de vous me livrera. » Et voici que s’exprime la réaction des Douze qui sont à table avec lui. « Fort attristés, ils se mirent chacun à lui dire : serait-ce moi, Seigneur ? » On peut comprendre la tristesse des apôtres en entendant Jésus annoncer la trahison dont il est l’objet, surtout lorsqu’il s’agit d’une trahison qui ne provient pas de quelqu’un de l’extérieur, d’un adversaire du dehors, mais perpétrée par « l’un de vous », par un des amis de Jésus. Mais ce n’est pas seulement la tristesse qu’éveille en eux la parole de Jésus : celle-ci suscite en eux une question qui jaillit de leur cœur : « Serait-ce moi, Seigneur ? » Question bien profonde que celle-là, puisqu’elle manifeste chez les proches de Jésus, la conscience de porter en soi la capacité de le trahir. Chacun est mis à la question par la parole de Jésus. Chacun ne peut recevoir d’assurance suffisante que de la réponse qu’il attend de Jésus. Ce 144


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n’est pas en nous que nous pouvons trouver une parfaite assurance concernant notre amour pour lui, la sécurité dont nous avons besoin pour écarter l’hypothèse de la trahison : cette assurance ne peut venir que de la parole que Jésus nous adresse, une parole où il nous renouvelle sa confiance, nous rassurant sur l’authenticité de notre propre amour. « Il répondit : “Quelqu’un qui a plongé avec moi la main dans le plat, voilà celui qui va me livrer.” » L’expression « celui qui a plongé avec moi la main dans le plat » ne fait qu’accentuer le fait qu’il s’agit d’un des Douze, car cette expression désigne quelqu’un qui partage l’intimité et la vie de Jésus en partageant avec lui le repas. Au moment où Jésus va se donner, nous voici en face de cette vérité profonde qu’il nous faut porter avec lui lorsque nous célébrons le mémorial de son don, à savoir que Jésus se donne à l’homme infidèle, à l’homme indocile, à l’homme incapable d’aimer. Et Jésus continue : « Le Fils de l’homme s’en va, selon ce qui est écrit de lui, mais malheur à cet homme-là par qui le Fils de l’homme est livré. Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître. » Le Fils de l’homme s’en va ! Nous nous rappelons comment, après la profession de foi de Pierre, Jésus déclara aux siens qu’il devait aller à Jérusalem. Le voilà maintenant à Jérusalem ; mais il rappelle aux siens que le chemin sur lequel il est engagé le conduit plus loin, le conduit à la mort, et à travers la mort le conduit finalement au Père. « Le Fils de l’homme s’en va. » Et pour nous, qui nous laissons instruire par la parole de Jésus, il nous faut comprendre que ce chemin est aussi celui sur lequel il continue à cheminer avec nous. Nous aussi, il nous faut aller là où nous conduit le Fils de l’homme, sur le chemin qui conduit au don total et qui débouche finalement, à travers la mort, sur la communion totale avec le Père Comme nous l’avons souligné en parlant de la livraison de Jésus, le chemin qu’il emprunte ne fait pas de lui avant tout le 145


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jouet des décisions humaines. Il y a, certes, un niveau où les choses semblent se présenter ainsi ; Jésus apparaît, y compris dans le récit évangélique, comme celui dont décident les autres. Mais, à travers cela et en cela même, quelque chose s’écrit dans l’histoire humaine qui vient du cœur de Dieu : « selon ce qu’il est écrit de lui ». C’est donc à partir du cœur de Dieu avant tout qu’il nous faut lire la passion de Jésus, en cherchant à comprendre ce que, en vertu de son amour, Dieu par son Fils inscrit dans notre histoire. Car, si notre histoire est bien sûr le fruit du péché de l’homme, elle est davantage encore le fruit de la passion d’amour dont témoigne pour nous le Fils de Dieu. « Malheur à cet homme-là par qui le Fils de l’homme est livré, mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître. » Lorsque nous lisons cette phrase, nous pouvons croire que Jésus y prononce un jugement définitif sur Judas. Mais ce n’est pas l’intention de Jésus de nous introduire dans le secret de la destinée éternelle de Judas. Jésus nous parle, comme toujours, de nous-mêmes, nous aidant à tirer de la trahison de Judas la leçon qui peut nous aider et interpeller. Nous avons vu tout à l’heure que chacun des Douze, lorsque Jésus prédit sa trahison, est invité à se mettre en question. Ce qu’il nous faut découvrir, en notre vie destinée par l’amitié de Jésus à la béatitude, c’est la possibilité de malheur qui peut aussi l’habiter. L’adhésion au bonheur qui se déploie en nous lorsque nous adhérons à Jésus et que nous nous laissons prendre avec lui dans sa Pâque, peut se retourner en malheur si nous nous séparons volontairement du Fils de l’homme, si d’une manière ou d’une autre, nous le livrons. Livrer le Fils de l’homme, le trahir, lui être infidèle, c’est aller à l’encontre de la loi de la vie ; c’est entrer en contradiction avec le mouvement qui naît en chacun le jour de sa naissance. Quelle est donc la loi de la vie, sinon de vivre et de donner la vie, sinon de respecter la vie ? En d’autres termes, Jésus nous encourage à être fidèles au 146


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mouvement de la vie en nous, à reconnaître que, si nous vivons, si nous sommes nés, c’est pour être porteurs de vie et pour adhérer finalement à lui qui est notre vie. « À son tour, Judas, celui qui allait le livrer, lui demanda : seraitce moi, Rabbi ? Tu l’as dit, répond Jésus. » Après les autres, Judas pose lui aussi la question. La réponse mérite d’être relevée, parce que, à deux autres endroits dans le récit de la Passion, Jésus fera la même réponse. Une première fois face au grand prêtre Caïphe lorsqu’il sera sommé par lui de répondre à la question décisive (26, 64) : « “Je t’adjure par le Dieu vivant de dire si tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Jésus lui dit : “Tu l’as dit, d’ailleurs je vous le déclare… ». La seconde foi devant Pilate, au début de son interrogatoire (27, 11), il lui faut affronter cette question : « “Tu es le roi des Juifs ?” Jésus répliqua : “Tu le dis.” » Le récit de la passion, qui est habité de plus en plus par le profond silence de Jésus, même alors qu’il se trouve accusé et qu’on attendrait de lui une réponse, ce récit met ainsi par trois fois dans la bouche de Jésus cette affirmation « tu l’as dit ». Il me semble que nous pouvons cueillir cette phrase de Jésus pour éclairer le procès dans lequel il est engagé. « Tu l’as dit : essaie d’être fidèle à ce que tu dis et à ce que tu vois. Il y a en effet beaucoup plus dans ce que tu dis et dans ce que tu vois que ce que tu veux admettre. Tu prends si facilement distance par rapport à ce que tu vois et à ce que tu sais, et tu le transformes dès lors en question. C’est comme si tu voulais te protéger en face de la vérité, cette vérité que tu touches et qu’au fond de toi-même tu peux connaître mais que tu ne consens à énoncer qu’en la transformant en question. C’est ainsi que, sans peut-être le vouloir, tu prends distance par rapport à la vérité. En ce qui nous concerne, Jésus nous demande d’accueillir la lumière qui nous est donnée, la parole de vérité qui nous habite, et de ne pas nous éloigner d’elle en la transformant en question : crois à ce que tu dis, à ce que tu vois, à la lumière qui t’est donnée. Laisse-toi 147


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éclairer et guider par cette lumière, par la vérité qui t’est donnée et qui est en toi la lumière de Dieu. » « Or, tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples en disant : prenez, mangez, ceci est mon corps. » Le repas a commencé, et voici que Jésus prolonge la Pâque ancienne par le sacrement de sa Pâque. Dans sa Pâque, Jésus nous sauve en se donnant au Père et en se donnant à nous, devenant principe de notre réconciliation avec Dieu, transformant notre détresse en histoire de grâce et en histoire d’amour. Jésus anticipe ici, dans le signe où il s’exprime et qu’il nous laisse, le don qu’il nous fait de lui-même : « Il prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples. » Portons notre regard sur le mouvement de don venant de Jésus sur les siens. Il est celui qui, en donnant le pain, se donne et donne sa vie pour que nous vivions. Et il invite les siens à accueillir ce don qui leur est offert : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. » Au mouvement qui vient de Jésus vers nous doit donc correspondre de notre part un mouvement qui nous fait accueillir, « prendre » le don qu’il nous offre, un mouvement qui nous fait le manger, pour qu’il pénètre en nous et qu’ainsi nous devenions des membres de ce corps, dans lequel il rassemble tous ceux qui croient en lui et qui vivant de sa vie, doit grandir jusqu’à la fin des temps. En se donnant à nous, Jésus nous assimile à lui, nous faisant entrer dans la vérité de sa vie, et transformant notre vie en la sienne. « Puis, prenant une coupe, il rendit grâce et la leur donna en disant : buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés. » Ici se répète le même mouvement par rapport à la coupe. Jésus « rendit grâce », affirme le texte. Dans l’attitude filiale qui définit toute sa vie, sachant que tout lui est donné par le Père et que le Père lui-même lui inspire le partage qu’il fait avec nous de sa vie, le Fils rend grâce au Père, aussi bien pour sa propre vie que pour la vie donnée aux disciples et, à travers eux, à tous les 148


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hommes. C’est donc aux hommes que nous sommes que Jésus se livre pour que tous nous accueillions davantage le don sans repentance qu’il nous fait de sa propre vie. « Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’alliance. » Nous avons rappelé que la Pâque célébrait l’alliance de Dieu avec son peuple. Voici désormais qu’en Jésus s’accomplit l’alliance définitive grâce à laquelle nous sommes pour toujours réconciliés avec Dieu par le don d’amour de son Fils. Cette alliance n’est plus seulement conclue avec le peuple de la promesse, car le sang de Jésus, comme dit le texte, va être répandu pour une multitude, c’est-à-dire pour tous les hommes. En le recevant, en nous laissant habiter par ce don qu’il est lui-même, nous voici donc à notre tour transformés en un don qui doit s’offrir à tous les hommes. Le mouvement de la Pâque de Jésus est un mouvement par lequel il se livre, mais qui nous entraîne nous aussi à une livraison de nous-mêmes à nos frères, pour que tous soient rejoints par le mouvement de la vie qui vient du cœur de Dieu, si bien que tous puissent vivre de cette vie nouvelle dans laquelle les péchés sont remis grâce à l’amour sans limite que nous a témoigné le Fils. Si nous nous laissons transformer par lui, voici que le péché en nous est effacé. Et nous passons d’un univers où non seulement les hommes doutent d’eux-mêmes — « Serait-ce moi, Seigneur ? » —, mais aussi doutent les uns des autres, à l’univers où Jésus se fait principe d’union et de communion entre tous. Nous entrons de la sorte dans l’univers de la grâce, dont la loi n’est autre que l’amour de charité. « Je vous le dis, termine Jésus, je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne, jusqu’à ce que je le boive avec vous de nouveau dans le Royaume de mon Père. » Jésus qui se donne à nous et qui veut se donner à tous, est celui qui, avant tout, se donne au Père, se livre au Père, celui qui nous conduit avec lui vers le Père. C’est ainsi que le mouvement qui traverse la vie de Jésus est essentiellement le mouvement de la Pâque. Jésus est venu édifier le 149


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Royaume nouveau dans la communion avec le Père ; et il nous offre à tous la communion avec lui pour que nous entrions également avec lui dans le Royaume du Père. Le Royaume de Dieu, que Jésus a annoncé depuis le début de sa mission publique, ce Royaume qui a été au centre de sa prédication et auquel il nous faut collaborer, nous avons à le découvrir dans les signes qui nous en sont donnés partout. Il nous faut le construire ensemble, il commence dès maintenant tout en ayant valeur d’éternité. C’est en lui que se réalise dès maintenant notre communion définitive avec Dieu. Le Royaume du Père, accomplissement que nous attendons encore, nous est déjà donné. Le don du corps et du sang de Jésus sont le signe de ce don. En recueillant le don du corps et du sang de Jésus, nous recevons le don du Père. En Jésus nous sommes réconciliés avec le Père, et nous sommes unis dans une relation d’amour qui ne s’achèvera que dans l’éternité.


Deuxième méditation

La mort de Jésus en croix (Mt 27, 32-56)

Prenons maintenant le chapitre 27 de saint Matthieu, aux versets 32 à 56. Il s’agit du récit rapportant la dernière partie de la passion de Jésus, à savoir ce qui se passe à l’approche de sa mort et même après sa mort. Si nous comparons le récit de la passion aux autres péricopes de l’évangile, nous sommes frappés de constater que le récit de la passion nous propose, dans chacun des évangiles, un chemin ininterrompu : du début à la fin, nous suivons, à travers les différents épisodes qui nous sont relatés, le chemin de Jésus allant à la mort. Cependant, ici, nous nous limiterons à évoquer la phase finale du récit de la passion, à partir du verset 32. Avant cela, Matthieu, comme les autres évangélistes, parle de l’arrestation de Jésus à Gethsémani, après la prière adressée à son Père au jardin ; puis Jésus comparaît successivement devant le Sanhédrin, c’est-à-dire l’autorité juive, et ensuite devant Pilate, l’autorité romaine. Notre lecture rejoint maintenant Jésus au moment où il vient d’être condamné à mort par Pilate et où il se met en route vers le Calvaire. « En sortant, ils trouvèrent un homme de Cyrène, nommé Simon, et le requirent pour porter sa croix. » Jésus sort de la ville, nous dit l’évangile : le voilà donc mis au ban de son peuple, rejeté, exclu ; c’est en dehors de la ville sainte qu’il vivra ses derniers moments ; c’est là qu’il accomplira sa Pâque pour toute l’humanité. Mais un homme est réquisitionné, un homme de Cyrène, nommé Simon, qui portera la croix derrière Jésus. De cet homme, on ne sait pas 151


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grand chose ; mais l’appel inattendu qui le rejoint ce jour-là, l’a tiré pour toujours de l’anonymat. Peut-il y avoir une vocation plus noble que celle-là, de porter la croix avec Jésus ? Nous avons entendu le Seigneur nous parler, au chapitre 16, de ce que doit être notre propre chemin : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il prenne sa croix. » Mais on peut comprendre cela d’une façon un peu accidentelle : comme si l’histoire était faite de multiples croix qui s’entrecroisent et qui ont chacune leur petite intrigue distincte de toute autre. Voir les choses de de la sorte, ce n’est pas encore pénétrer au plus profond de ce qu’est l’histoire du salut, l’histoire définitive des hommes. Les événements se multiplieraient simplement et s’additionneraient, comme si toutes les croix se juxtaposaient l’une à l’autre, chacune appartenant exclusivement à celui qui la porte ! Ce n’est pas ce qui s’est passé ce jour-là, de façon inopinée, pour Simon de Cyrène ; ce n’est pas non plus ce qui se passe aujourd’hui pour nous. En portant derrière Jésus la croix pesante qui en quelque sorte les unit, voici que Simon se met à partager la croix avec Jésus. Et n’est-ce pas à cela qu’est conduite finalement toute personne appelée à porter la croix ? Car sous les nombreuses croix qui doivent être portées par les hommes, n’est-ce pas la croix même de Jésus que nous sommes tous appelés à reconnaître ? Toute croix qui voudrait rester totalement dissociée de la croix de Jésus ne deviendrait-elle pas un témoignage rendu en faveur d’une histoire absurde, d’une histoire dominée par la mort ? Si nous considérons nos épreuves comme des croix et si nous nous fermons sur elles, n’y voyant que nos propres épreuves avec lesquelles nous avons à nous débrouiller seuls, voilà que nous empêchons ces croix de trouver leur propre lieu, d’entrer dans leur véritable lumière, c’est-à-dire de se découvrir comme étant chaque fois une part de la croix qui sauve le monde. Il y a certes bien des manières d’unir nos croix à la croix de Jésus, y compris sans en être explicitement conscients. 152


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« Arrivés à un lieu dit Golgotha, c’est-à-dire lieu du Crâne, ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel, il en goûta et n’en voulut point boire. Quand ils l’eurent crucifié, ils se partagèrent ses vêtements en tirant au sort, et, s’étant assis, ils restèrent là à le garder. » Jésus est arrivé au lieu où il va être mis en croix ; il reçoit la boisson qui est habituellement destinée aux condamnés, pour atténuer leurs souffrances en les assoupissant. Jésus refuse d’en boire, manifestant sans doute par là qu’il est disposé à entrer sans réserve au cœur de la souffrance, qu’il est prêt à l’assumer tout entière sans chercher en rien à l’éviter. S’il est venu parmi nous — comme nous l’avons découvert déjà dans le récit des premiers miracles —, c’est pour assumer nos souffrances, pour porter dans son propre cœur nos détresses. Jésus a ainsi décidé de se laisser conduire jusqu’au creux de la souffrance humaine, la vivant fraternellement en frère aîné venu tout partager avec nous. Si nous comprenons qui est Jésus et ce qu’il veut être pour nous, il n’y a plus moyen de vivre quelque souffrance que ce soit comme si elle nous plongeait dans la solitude, nous coupant des autres, nous conduisant à nous replier sur nousmêmes. La souffrance est le lieu où Jésus est volontairement entré, où il continue à entrer : elle est le lieu que Jésus continue à visiter, qu’il continue à habiter pour qu’avec lui et par lui soit vécue, soit vaincue toute souffrance. Vient ensuite le partage des vêtements, sur lequel nous ne nous arrêterons pas. Il nous est dit que, s’étant assis, « ils restèrent là à le garder ». Ce mot, qui pourrait être utilisé dans tant de contextes et avec tant de significations différentes, « garder Jésus », n’est-ce pas aussi ce que nous désirerions : garder la présence de Jésus. Mais on peut garder celui qu’on aime parce qu’on ne désire pas le perdre ; on peut garder celui dont on a peur parce qu’on s’en méfie ; on peut garder celui qui représente pour nous une menace parce qu’on peut ainsi s’en prémunir. Jésus est celui qui se laisse garder de tant de manières suivant les divers senti153


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ments qui peuplent le cœur des hommes. Comment désironsnous garder le Seigneur ? « Ils placèrent aussi au-dessus de sa tête le motif de sa condamnation, ainsi libellé : celui-ci est Jésus ; le Roi des Juifs. Alors sont crucifiés avec lui deux brigands, l’un à droite, l’autre à gauche. » Le « motif de la condamnation » devrait énoncer le crime commis. Mais ce crime consiste plutôt en la prétention exprimée par Jésus d’être le roi des Juifs. C’est bien la remarque exprimée par les Juifs à Pilate selon l’évangile de saint Jean (19, 21-22). Il ressort que Jésus a été crucifié pour s’être prétendu le Roi des Juifs. Ce qui nous renvoie à la question déjà évoquée : quel est le Royaume que Jésus a prétendu établir ? Rien d’autre que celui qu’on attendait du Messie. Mais c’est ici que se glisse l’ambiguïté et éventuellement le malentendu. Du temps de Jésus en effet, l’attente messianique était orientée dans des voies diverses. Pour beaucoup, dans cette situation politique peu glorieuse de l’occupation romaine, le messie attendu devait libérer Israël. D’autres attendaient du messie des avantages matériels ou encore des manifestations extraordinaires — attente encore bien actuelle. Au début de son ministère, Jésus a dû affronter, à travers les tentations auxquelles il fut soumis (cf. Mt 4, 1-11) ces visions humaines, trop humaines, du messianisme. En parlant du Royaume de Dieu, il introduit ceux qui l’écoutent dans une attente et une exigence proprement spirituelle, qu’il définit dans ses discours à partir de la proclamation des béatitudes. Là où il rencontre, cependant, l’incompréhension la plus rude, c’est quand il commence à parler du sort qui lui est réservé. Humainement, son discours est incompréhensible et inacceptable, et Pierre le lui fait bien savoir. Mais Jésus n’est pas venu instaurer un royaume de cette terre. « Roi des Juifs », il est venu réaliser de la part de Dieu, conformément au message des prophètes, un rassemblement des hommes en Dieu par la force de l’amour. Et cette instauration suppose un affrontement sans merci avec le péché 154


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et les forces de division. C’est parce qu’en lui l’amour n’est pas entamé mais se montre capable de vaincre le péché et la mort, qu’il est porteur d’espérance pour tous les hommes, comme l’annonçait en particulier le prophète Isaïe. Le royaume que Jésus est venu instaurer — nous le voyons de façon particulière à l’heure qui semble être celle de l’échec —, ne peut être fondé que sur un amour sans borne, sur un amour que rien ne peut désormais limiter ni détruire, un amour qui s’affirme à l’égard de ceux-là mêmes qui s’acharnent à vouloir le détruire. À l’heure de l’échec apparent, nous voulons reconnaître en Jésus notre roi. Quant aux deux brigands qui sont mis en croix à droite et à gauche de Jésus, si nous les regardons, c’est pour épouser un regard neuf sur ce que peuvent être les chemins des hommes et leurs manières de vivre. Ces deux hommes connaissent sans doute le motif de leur condamnation, ils savent vraisemblablement que leurs actions ont mérité la mort. Mais, de les voir à côté de Jésus et de voir Jésus partager leur sort et leurs souffrances, cela ne nous suggère-t-il pas que, malgré les outrages que ces bandits réservent au Seigneur (la chose est affirmée un peu plus bas), ils sont entrés dans une forme de partage et de similitude avec Jésus, y compris là où nous serions tentés de ne plus voir en eux que l’homme perdu mis au ban de la société. Mais dans le sort cruel qui leur est réservé, n’y a-t-il pas une communion concrète avec Jésus, et ne peut-on reconnaître également en eux la présence du salut que Jésus apporte et qu’il apporte pour tous ? « Les passants l’injuriaient en hochant la tête en disant : toi qui détruis le sanctuaire et en trois jours le rebâtis, sauve-toi toi-même si tu es fils de Dieu, et descends de la croix. Pareillement les grands prêtres se gaussaient et disaient avec les scribes et les anciens : il en a sauvé d’autres et il ne peut se sauver lui-même. Il est Roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui. Il a bien dit : je suis Fils de Dieu. Même les brigands, crucifiés avec lui, 155


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l’outrageaient de la sorte. » Nous venons de parler d’un échec sur lequel semble déboucher finalement la vie de Jésus. Et c’est bien ce que nous entendons dans tant de quolibets qui lui sont adressés. Les paroles prononcées reprennent bien des affirmations de Jésus au cours de sa vie publique, dans le contenu de sa prédication, mais elles les reprennent pour s’en gausser. Car ces affirmations prononcées par les passants, par les grand prêtres, les scribes et les anciens, évoquent ce qui a été au cœur de la mission de Jésus pour arriver à conclure que cette mission n’a conduit à rien, que Jésus n’a pu aboutir qu’à la condamnation et à la mise à mort au milieu de deux brigands. Détruire le sanctuaire, n’est-ce pas, à travers l’image du Temple qui nous est ainsi rappelée, toute une dimension de la mission de Jésus qui se donne à comprendre ? Jésus est venu pour être le véritable Temple de Dieu, pour être celui en qui Dieu réside et se donne tant que les hommes voudront communier à sa présence. Les passants parlent de la destruction du temple, mais comment peuvent-ils aussi inconsidérément vouer à la dérision l’affirmation de Jésus maintenant vouée : « En trois jours je le rebâtirai » ? « Sauve-toi toi-même ! » Jésus s’est présenté comme le Sauveur. Venu pour apporter le salut, il s’est penché avec tant d’attention et de bonté sur ceux qu’il rencontrait et qui attendaient de lui un geste de miséricorde et de bienveillance. Jésus n’a pas hésité à multiplier ces gestes. Mais comment, déclarent-ils, peut-il être le Sauveur, s’il est incapable de se sauver lui-même ? Comment croire à un Fils de Dieu — puisque Jésus a prétendu être reconnu comme tel — qui périt aussi lamentablement, cloué à une croix ? Est-ce bien ainsi que se manifeste sa filiation divine ? Il est « roi d’Israël », ce Roi des Juifs dont nous venons de parler, mais son royaume semble bien ne pas avoir un avenir très brillant puisqu’il débouche apparemment sur la mort ignominieuse de celui qui l’annonce. 156


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Jésus doit donc affronter toutes ces paroles de dérision touchant sa relation aux hommes et sa relation à Dieu, sa vraie mission de Sauveur venant accomplir l’attente de l’humanité et la réconciliant avec son Père. Comment Jésus peut-il nous inviter à compter sur Dieu si sa confiance est trompée à ce point — « Que Dieu le délivre maintenant s’il s’intéresse à lui » ? Nous ne pouvons en rester à ces paroles qui blessent Jésus au cœur et qui semblent mettre en cause l’essentiel même de sa mission. Car il nous faut nous rappeler plus précisément aussi d’autres : « Celui qui perd sa vie, celui-là la sauve. » N’est-ce pas finalement par fidélité radicale à sa mission, par fidélité à ce qu’a énoncé sa parole, que Jésus est là devant nous comme celui qui perd sa vie, lamentablement, pourrait-on dire, renonçant à faire quoi que ce soit pour se défendre ? Nous l’avons vu : ce qu’il faut comprendre avant tout dans le mouvement de Jésus s’effaçant dans la mort, c’est la générosité de celui qui se donne. Jésus perd sa vie parce qu’il la donne, parce qu’il veut faire de sa vie, jusqu’au bout, d’une façon extraordinaire, un acte d’amour. Celui que nous regardons ainsi est donc celui qui nous introduit dans le seul véritable salut pour l’homme. C’est ainsi que l’homme — et en tout premier lieu l’homme Jésus — compte sur Dieu, car il se dépossède de sa propre vie pour la recevoir pleinement de Dieu. Et le texte continue en nous introduisant dans un épisode essentiel de l’histoire des hommes, qui en est pour toujours le centre. Matthieu évoque d’abord les ténèbres précédant le moment de la révélation de Dieu. « À partir de la sixième heure, l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure. Et, à la neuvième heure, Jésus clama dans un grand cri : “Eli, Eli, lamma sabbactani”, c’est-à-dire : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’astu abandonné ?” Certains de ceux qui se tenaient là disaient en l’entendant : “Il appelle Elie, celui-ci.” Aussitôt l’un d’eux courut prendre une éponge qu’il imbiba de vinaigre et, l’ayant mise au bout d’un 157


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roseau, il lui donna à boire. Mais les autres lui dirent : “Laisse, que nous voyions si Elie va venir le sauver.” » Il y eut donc tout d’abord trois heures de ténèbres, au terme desquelles Jésus prend la parole. Les mots qu’il prononce et qui ont souvent été repris, nous devons essayer de les comprendre, pour nous efforcer d’entrer dans ce qu’a été sans doute le terme du chemin sur lequel s’est avancé Jésus. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ces paroles disent l’expérience de Jésus à ce moment. Mais elles ne disent certainement pas que Jésus se verrait privé de toute relation à Dieu, sans accès auprès de lui. L’évangile nous livre en effet une prière de Jésus adressée à Dieu. C’est sa relation à Dieu que Jésus exprime. C’est comme si, dans sa volonté de vivre une totale solidarité avec l’humanité pécheresse (au point de ne pouvoir se dissocier de quelque réalité humaine que ce soit), Jésus percevait la distance infranchissable entre le péché et la sainteté de Dieu. L’abandon dont il parle, c’est l’abandon de l’homme qui se ferme à Dieu et refuse de se référer à lui ; Jésus entre délibérément dans cet abandon de l’humanité éloignée de Dieu et détournée de lui. La solidarité de Jésus avec les hommes va jusqu’à assumer à cette heure leur abandon. Mais si Jésus assume et fait sien cet abandon, il le vit en un mouvement dans lequel s’exprime toute sa foi dans le Père qu’il aime. Jésus, certes, a bien interrogé son Père : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais il entame par là, on le sait, le psaume 22, qui débouche sur l’affirmation d’une espérance sans borne. Jésus vit, au sein de l’abandon — lui-même résultant de sa solidarité radicale avec l’humanité pécheresse — une espérance infinie en Dieu son Père, une espérance assez forte pour assumer cet abandon luimême. Sautons rapidement les quelques versets suivants, pour arriver au verset 50 : « Jésus poussa de nouveau un grand cri et rendit l’esprit. » Après le cri adressé par Jésus à son Père au moment de 158


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son abandon, il y a maintenant ce grand cri condensant toute sa parole et tout son élan vers le Père, à qui il rend l’esprit. Jésus offre sa vie au Père par amour, et ainsi nous sauve. « Et voilà que le voile du sanctuaire se déchira en deux. » Après le moment de ténèbres qui culmine dans la mort de Fils de Dieu, voici que, dans une sorte de fulguration, l’évangile de saint Matthieu nous propose une théophanie, une manifestation de la présence et de l’action de Dieu : le voile du sanctuaire se déchire en deux de haut en bas, « la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent, ils sortirent du tombeau après la résurrection, rentrèrent dans la ville et se firent voir à bien des gens ». Qu’est-ce qui est ainsi évoqué ? Tout d’abord la déchirure du voile du sanctuaire. Nous savons que, dans le temple, le voile barrait l’accès au Saint des Saints, c’est-à-dire à ce lieu où Dieu était censé résider, ayant mis sa tente au cœur de son peuple. Parce qu’il n’y a pas pour l’homme d’accès direct à Dieu, l’accès au saint des saints doit rester voilé ; mais c’est ce voile qui maintenant est déchiré. À partir de la mort de Jésus, en effet, il n’y a plus la même distance entre Dieu et l’homme. Dans la Pâque de Jésus, Dieu se donne en transparence, comme celui qui se livre à l’homme sans réserve et sans retour. Voilà pourquoi le voile du sanctuaire se déchire ; l’homme est ainsi mis face à face devant Dieu, alors qu’il voit son Seigneur mourir sur la croix. « La terre trembla », comme si la création tout entière était ébranlée dans ses fondements, alors que meurt le Fils de Dieu crucifié ; mais ébranlée pour resurgir ensuite avec lui à une vie nouvelle. « Les tombeaux s’ouvrirent, de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent. » Cette évocation est pour nous quelque peu énigmatique. Nous devons sans doute la lire en référence au texte d’Ezéchiel sur les ossements desséchés (chapitre 37), en comprenant que, si Jésus est le centre de l’histoire et si, dans sa Pâque, l’histoire trouve le pivot autour duquel elle tourne, tous 159


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sont sauvés par sa mort. Il s’agit certes de tous ceux qui viendront après lui, de tous ceux qui vivent aujourd’hui ; il s’agit aussi de tous ceux qui ont vécu avant lui et qui par lui désormais retrouvent vie. Jésus est au cœur de l’histoire pour que, tous, nous vivions. Saint Matthieu nous donne à entendre que tous ceux qui, sans Jésus et sans sa Pâque, auraient été définitivement voués à la mort, grâce à lui et par lui, sont désormais habités par la vie qui vient de Dieu. « Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d’une grande frayeur et dirent : vraiment celui-ci était Fils de Dieu. » Après le temps des ténèbres, et le temps de manifestation de Dieu, auteur du salut, voici maintenant que, dans le récit évangélique, la présence de Dieu est reconnue et accueillie par ceux qui se trouvent près de la croix. La manifestation de Dieu, en effet, les saisit au plus profond d’eux-mêmes et leur fait dire : « Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu. » Il s’agit du centurion et de ceux qui regardent. La frayeur qui les envahit est une sorte d’expérience de la grandeur incommensurable du Dieu de toute sainteté qui, dans la mort de Jésus, manifeste à jamais la proximité de celuici à ceux que le Père lui a donnés. Tournons notre regard vers la croix, en accompagnant par notre attention celles dont nous parle le dernier verset du texte : « Il y avait là de nombreuses femmes qui regardaient à distance, celles-là même qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, qui le servaient, entre autres Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée. » Nous pouvons regarder la croix avec ces femmes, dont l’évangile nous dit qu’elles regardaient à distance. Ceux qui sont là, au moment de la mort de Jésus, ce ne sont pas les Douze qui ont participé avec Jésus au dernier repas : ce sont ces femmes, nombreuses, selon l’évangile, qui cite quelques noms. Si elles sont nombreuses, ce n’est pas parce qu’elles auraient été conduites par la curiosité, mais parce 160


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qu’elles ont chacune une histoire personnelle avec Jésus, une histoire qui les a amenées à le suivre, à se donner à lui, à se laisser gagner par sa parole, à se laisser transformer l’esprit et le cœur par son enseignement et ses gestes de miséricorde. Elles se sont attachées au Seigneur, et elles sont là, devant la croix de Jésus, comme devant l’énigme la plus inexplicable, devant la mort de celui qui venait apporter la vie. Mais elles regardent, de ce regard qui commence la contemplation de l’Église dans sa mémoire, et celle-ci ne cessera désormais à travers les siècles de porter son regard sur la croix de Jésus. Car telle est la manière dont vit l’Église, en priant son Seigneur et en s’adressant à lui à ce moment décisif où il donne sa vie pour ceux qu’il aime, c’està-dire sur la croix. Les femmes regardent à distance, nous dit l’évangile ; et nous aussi, sans doute, c’est à distance que nous pouvons regarder, une distance qui ne doit rien au désir de nous éloigner, de nous dissocier, mais qui est au contraire la distance du respect et de l’adoration. Car comment nous mettre en face de la croix du Christ, sinon en découvrant le mystère qui s’y révèle et devant lequel nous ne pouvons que rester muets et adorer, pour entrer dans la communion avec le Dieu qui se livre ainsi à nous ?



Huitième journée

Première méditation

Jésus, le Crucifié, est ressuscité (Mt 28, 1-10)

Laissons-nous habiter par le message de la résurrection. Pour nourrir notre prière, l’évangile de saint Matthieu nous propose la lecture du chapitre 28. Nous prendrons d’abord la première partie de ce chapitre, les dix premiers versets. Si la résurrection de Jésus ne fondait pas la certitude sur laquelle s’est établie notre vie, il aurait été impossible de lire l’évangile comme nous l’avons lu depuis le début de cette retraite. L’histoire de la vie de Jésus serait l’histoire d’un événement passé, juste capable de nourrir notre mémoire, mais nous n’aurions pas pu la lire comme l’expérience de notre rencontre avec quelqu’un qui maintenant s’adresse à nous et actualise pour nous son message. C’est la résurrection de Jésus, affirme saint Paul, qui est le fondement de notre foi, et comme la vraie prière ne peut jaillir que de la foi, la prière que nous avons vécue ces jours-ci est une prière qui nous met en relation avec le Christ ressuscité. Le Christ, lorsqu’il apparaît après sa résurrection, rappelle son histoire à ceux à qui il apparaît, il leur montre les signes de sa passion et de sa mort, il renvoie aux paroles qu’il a prononcées. C’est donc en obéissant au Christ ressuscité que nous lisons l’évangile et que nous le recevons comme le message qu’aujourd’hui encore Jésus adresse à ceux qui croient en lui. Parfois on s’interroge sur les apparents désaccords qui existent entre les quatre évangiles à propos des apparitions de Jésus. La manifestation de la résurrection du Christ trouve son premier signe dans le tombeau vide, puis dans les apparitions de Jésus à 163


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diverses personnes. Pour y comprendre quelque chose, peut-être suffit-il de se référer à ce que nous disions précédemment du récit de la passion : c’est un récit continu, les événements s’y succèdent l’un après l’autre, parce que la vie de Jésus est alors inscrite dans le temps de nos histoires. Mais Jésus ressuscité n’est plus enserré par le temps de l’histoire humaine ; il la visite, certes, mais à partir de l’au-delà de Dieu. Il ne s’agit donc plus d’événements qui s’enchaînent l’un à l’autre : il s’agit plutôt de rencontres plurielles vécues par Jésus avec telle personne, puis avec telle autre, sans qu’on puisse tracer le chemin qui va de l’une à l’autre : Jésus n’a pas effectivement un chemin à parcourir pour aller d’une personne à l’autre. Ce que les évangiles nous offrent pour soutenir notre foi, ce sont différentes expériences, différentes rencontres avec le Christ ressuscité. Commençons donc notre lecture par les événements qui ont suivi le sabbat pascal. « Comme le premier jour de la semaine commençait à poindre, Marie de Magdala et l’autre Marie vinrent visiter le sépulcre. » Les premiers mots du récit nous renvoient au début même du récit biblique. Le premier jour de la semaine : n’est-ce pas ainsi que commence la création de Dieu, répartie dans le récit proposé par la Genèse sur une semaine ? Mais maintenant la semaine est accomplie, nous sommes au-delà du jour du sabbat. Or le récit de la Genèse parle du sabbat comme du jour où Dieu s’est reposé au terme de sa création : représentation imagée, bien sûr, mais qui nous invite à comprendre combien le jour du sabbat célèbre la création accomplie par Dieu. Or, voici maintenant qu’après le sabbat se présente un nouveau premier jour. Dieu recommence en quelque sorte le travail de sa création. En son Fils ressuscité, Dieu reprend sa création pour la renouveler et la fonder en lui, en lui donnant part à la vie que communique son Fils ressuscité. Notre vie est donc désormais inscrite dans la nouvelle semaine qui commence avec la résurrection de Jésus. 164


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Nous voyons les deux femmes, Marie de Magdala et l’autre Marie, qui viennent visiter le sépulcre. Elles sont restées chez elles après l’ensevelissement du Seigneur, avant que ne commence le grand sabbat ; et voici que, le sabbat terminé, elles retournent au lieu du sépulcre. Si nous essayons de comprendre ce que cela implique pour elles, sans prétendre entrer dans les sentiments précis qui peuvent les animer, nous découvrons que la sépulture accordée à Jésus n’a pas pour elles mis un terme définitif à leurs liens avec lui. Quelque chose continue, quelque chose les habite encore qui les fait marcher vers le sépulcre, vers ce lieu où Jésus a été déposé. Sans qu’elles puissent dire encore comment cette histoire pourrait continuer, il y a dans leur démarche l’assurance d’un lien avec Jésus qui n’est pas rompu par sa mort. « Et voilà qu’il se fit un grand tremblement de terre. L’ange du Seigneur descendit du ciel et vint rouler la pierre sur laquelle il s’assit. » Nous nous rappelons comment, au moment de la mort de Jésus, saint Matthieu nous parlait d’un tremblement de terre qui secouait la création tout entière, ébranlée par l’événement de la mort du Fils de Dieu. Mais ce tremblement de terre se répète au moment de la résurrection de Jésus, comme si Dieu voulait ainsi rejoindre au plus profond d’elle-même la création qui sort de ses mains. À partir des profondeurs de la création, quelque chose est en train de bouger, qui est le signe d’une vie jaillissant à nouveau de Dieu. Dieu reprend sa création et la secoue pour y faire germer une semence nouvelle, qui est le don de la vie offert à tous en mémoire de la résurrection de Jésus. Et nous voyons « l’ange du Seigneur ». Lorsque l’Écriture parle de l’ange du Seigneur, elle nous manifeste avec discrétion la présence du Seigneur lui-même : présence discrète, mais en même temps présence puissante du Seigneur à sa création. Non seulement la terre tremble, mais la pierre du sépulcre est roulée. Il y a, dans la description qui nous est proposée, une invitation à 165


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porter notre regard sur la réalité de la mort et sur ce qu’elle est pour Dieu. La mort est pour nous, lorsque nous la regardons seulement avec nos yeux humains, le dernier mot, l’achèvement d’une vie, et il n’y a plus guère qu’à obturer l’espace dans lequel le corps a été déposé par une pierre qui scelle une histoire définitivement achevée. Or, voici que la pierre du sépulcre est roulée par Dieu. Dieu vient secouer notre terre en déplaçant avec puissance la pierre de tous les sépulcres, en bousculant le pouvoir de la mort et en se jouant en quelque sorte de lui. Et nous reviennent peut-être à l’esprit les évocations des psaumes : les monstres marins, les profondeurs de l’abîme, « Léviathan que tu fis pour t’en rire ». Dieu se joue de la puissance de la mort et affirme son pouvoir de triompher de la mort. « L’ange du Seigneur s’assied sur la pierre du sépulcre. » Il nous est bon de nous représenter cette scène, pour que notre foi en soit rendue plus forte, pour que nous réalisions plus clairement que, devant Dieu, la mort est vaincue définitivement. Car il est le Dieu de la vie, le Dieu des vivants ; ce qu’il désire, c’est que l’homme vive et que soient enlevées toutes les pierres qui bouchent nos sépulcres. « Il avait l’aspect de l’éclair et sa robe était blanche comme neige. » L’aspect de l’éclair, la blancheur de la robe, voilà des éléments de description qui nous renvoient à la présence et à l’action de Dieu. Il est là, cet ange, dans sa blancheur éclatante, comme celui qui révèle la splendeur de Dieu ; et c’est Dieu dès lors qui nous invite à nous mettre en adoration devant lui, en reconnaissant son pouvoir sur la mort, en reconnaissant qu’il est celui qui ressuscite son Fils et en lui, nous ressuscite tous. Car Dieu surgit comme l’éclair, Dieu révèle sa gloire dans la splendeur dont il est vêtu. « À sa vue, les gardes tressaillirent d’effroi et devinrent comme morts ; mais l’ange prit la parole et dit aux femmes : ne craignez point, vous. Je sais bien que vous cherchez Jésus, le crucifié : il n’est 166


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pas ici car il est ressuscité comme il l’avait dit. Venez voir le lieu où il gisait, et, vite, allez dire à ses disciples qu’il est ressuscité d’entre les morts. Et voilà qu’il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez. Voilà, je vous l’ai dit. Quittant vite le tombeau, tout émues et pleines de joie, elles coururent porter la nouvelle à ses disciples. » J’ai préféré reproduire l’ensemble de ce texte, parce que, en le lisant jusqu’au verset 8, nous nous rendons compte que l’événement qui vient de nous être rapporté peut susciter deux réactions totalement opposées : la réaction des gardes, qui tressaillent d’effroi et deviennent comme morts, et la réaction des femmes, « tout émues et pleines de joie », qui courent porter la nouvelle. Devant la résurrection de Jésus, il y a aujourd’hui encore tant de réactions possibles, tant de manières de se situer ! Peut-être, pour bien des hommes, la réaction se caractérise-t-elle par une certaine froideur et un manque d’intérêt, ou encore par une ignorance profonde. Mais, pour ceux qui se ferment, la réaction devant la mort reste une réaction d’effroi. Au lieu de se laisser rejoindre par le courant de la vie qui se manifeste dans la résurrection de Jésus, l’action puissante de Dieu ne devient-elle pas aussi pour certains comme une menace de mort, interdits qu’ils sont devant une réalité qu’ils ne réussissent pas à intégrer dans leur compréhension de la réalité ? L’homme peut être ainsi tenté de s’exclure du don de la vraie vie ; il peut en tout cas tenter de se maintenir à distance ! Les femmes, au contraire, se laissent rejoindre par ce don inattendu d’une vie plus forte que la mort, d’une vie triomphant pour toujours du pouvoir de la mort. « L’ange prit la parole et dit aux femmes : ne craignez point, vous. Je sais bien que vous cherchez Jésus, le crucifié ; il n’est pas ici, car il est ressuscité comme il l’avait dit. » Au lieu de se sentir interdites et de s’éprouver coupées en quelque sorte du pouvoir de la vie, les voilà qui accueillent les paroles de l’ange : « Ne craignez point. » La résurrection de Jésus n’est pas pour elles source d’ef167


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froi, de terreur et de crainte. Elle est désormais dans leur cœur une présence qui bannit toute crainte. Si Jésus est ressuscité, que pourrions-nous craindre désormais ? Il n’y a plus à craindre le pouvoir de la mort, il n’y a plus à craindre les puissances de mort qui peuplent notre histoire et qui continuent à régner et renouvellent aujourd’hui en quelque sorte la passion et la mort du Fils bien-aimé, à travers les tortures et les mépris dont sont victimes tant de ses frères. Il n’y a pas à craindre, car Dieu a triomphé de la mort ; la mort est définitivement vaincue en Jésus ressuscité. « Je sais que vous cherchez Jésus, le crucifié. » Ce qui a conduit les femmes au sépulcre, c’est bien, comme nous l’avons dit, leur recherche de Jésus. Jésus était apparemment perdu, mais cependant elles continuaient à le chercher là où il avait été déposé, dans le tombeau, dans le sépulcre. Ce Jésus qu’elles cherchent, ce n’est certes pas une personne qui n’aurait de consistance que dans leur esprit ; c’est le Jésus qui a traversé la mort, Jésus le crucifié. La recherche qui doit traverser nos vies, c’est la recherche de celui dont nous savons qu’il a été mis à mort, condamné comme un scélérat, et crucifié sans pitié, ce Jésus qui est en même temps celui qui a vaincu la mort. Tel est le message de la résurrection qui pour la première fois est annoncé aux femmes comme une réalité accomplie : « Il n’est pas ici, car il est ressuscité comme il l’avait dit. » « Comme il l’avait dit. » Nous l’avons exposé tout à l’heure, le message de la résurrection annoncé au nom de Jésus renvoie aux paroles qu’il a jadis prononcées et dont à présent seules les femmes peuvent accueillir tout le sens. Jésus a certes annoncé qu’il allait à Jérusalem pour être mis en croix et ressusciter le troisième jour. Mais comment ces derniers mots pouvaient-ils revêtir tout leur sens dans l’esprit des apôtres, engagés qu’ils étaient avec lui dans une histoire vécue comme une série d’étapes successives et provisoires ? Que pouvait bien dire pour 168


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eux : « Ressusciter d’entre les morts » ? Et voici que maintenant ces mots s’éclairent aux yeux des femmes en s’affirmant comme le gage de la vérité annoncée par Jésus, comme garant du caractère définitif des paroles et de toute la vie du Seigneur. « Être ressuscité », cela signifie dès lors pour Jésus que le chemin parcouru au cours de son existence terrestre n’a été en définitive que le chemin vers la vraie vie. Peuvent alors leur revenir à l’esprit les mots prononcés par Jésus lorsqu’il les interpellait : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ; qui perd sa vie, celui-là la sauve. » Ces paroles n’étaient pas des paroles qui enferment dans la mort. Car Jésus ne nous demande pas de perdre notre vie simplement pour la perdre, mais parce que c’est à travers le chemin où nous la perdons qu’en définitive nous la sauvons. C’est en suivant ce chemin marqué par sa mort et par toutes les morts unies à la sienne que nous nous ouvrons à notre tour à la vraie vie. Dieu, créateur de la vie, est celui qui nous fait vivre à jamais. Jésus est au milieu de nous comme celui qui nous fait découvrir la puissance de la vie plus forte que la mort, de la vraie vie à laquelle l’homme n’accède finalement qu’à travers la mort, à travers toutes les formes de mort à lui-même qu’il est appelé à accueillir. « Venez voir le lieu où il gisait, et vite allez dire à ses disciples qu’il est ressuscité d’entre les morts ; voilà qu’il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez. » Les femmes reçoivent maintenant une annonce tout à fait claire, déterminée, sûre, de la résurrection de Jésus, « ressuscité d’entre les morts ». Ce Jésus ressuscité d’entre les morts est celui qui, désormais, précède l’homme dans la vie définitive qui lui est promise. Ce n’est pas dès lors que Jésus s’effacerait à ce moment de l’histoire humaine, en ayant désormais fini avec les hommes. Comme si nos sentiments pouvaient s’exprimer ainsi : « Jésus a été mis à mort, il est ressuscité ; tant mieux pour lui ! Mais il n’est plus maintenant avec nous, notre histoire ne l’intéresse plus, puisqu’il a fini la sienne. » Ce n’est certes pas 169


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ainsi que parle l’ange, qui déclare au contraire : « Il vous précède en Galilée. » Pour les disciples et pour les femmes qui ont été conquis par la prédication de Jésus, la Galilée est le lieu par excellence où s’est déroulée leur vie, le lieu en effet où ils ont rencontré Jésus. C’est là encore qu’il les attend, là qu’il veut les accueillir dans la réalité concrète de leur vie. C’est bien ainsi que Jésus ressuscité se manifeste : là où il se laisse reconnaître dans le concret de la vie. Ce qui est dit aux femmes, c’est que Jésus les y précède. N’est-il pas en effet toujours celui qui nous précède et qui nous attend où nous devons aller ? Le rencontrer, c’est donc nous rendre compte qu’il est déjà là où il veut partager avec nous la conduite de notre vie. Dans l’évangile, cet accompagnement de Jésus prend plusieurs formes : Jésus peut nous inviter à le suivre comme il le fit avec ses disciples. Mais nous le voyons aussi suivre à son tour ceux qui l’appellent, par exemple le père qui avait perdu son enfant (Mt 9, 19). Ainsi Jésus parfois nous suit et parfois nous précède, parce que le monde est désormais le monde qui est pénétré de sa présence. La Galilée, notre Galilée à tous, est maintenant le lieu habité par Jésus. Car, ressuscité, il habite l’univers et il nous attend partout où nous allons. « C’est là que vous le verrez. » Certes, notre rencontre avec Jésus ressuscité ne répète pas celle qui fut promise alors aux apôtres, car ils devaient en ces tempslà être peu à peu initiés à la découverte de la nouvelle forme de présence de Jésus. Ils l’avaient connu comme le Seigneur qui cheminait sur leurs routes, et ils doivent maintenant s’habituer peu à peu à une nouvelle forme de présence, qui n’est plus enserrée dans l’espace et le temps de leur histoire. Car ressuscité, Jésus habite tout le temps et tout l’espace de l’histoire humaine. C’est ainsi qu’à notre tour nous pouvons le voir et le reconnaître, comme celui qui se manifeste à nous à travers tant de signes, comme nous l’avons suggéré lorsque par exemple nous avons parlé des paraboles. 170


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« Quittant vite le tombeau, tout émues et pleines de joie, elles coururent porter la nouvelle à ses disciples. » Nous voyons ainsi les femmes réagissant au message qui leur a été annoncé, non pas dans l’effroi et comme mortes (telle était la description qui était faite des gardes), mais rejointes au plus profond de leur cœur ouvert à Dieu, émues au plus profond d’elles-mêmes et envahies par la joie. Cette joie qui les habite est la joie même qu’a Dieu de se communiquer à elles, la joie qu’a Dieu de pouvoir se donner aux hommes sans limite, sans compter, partout et toujours. Elles découvrent en elles la joie de Dieu et en deviennent responsables. Nous les voyons en effet, non pas seulement visitées par cette joie, mais se découvrant investies d’une mission et d’une responsabilité : courir porter la nouvelle aux disciples. Car la joie est par nature communicative, elle ne renferme pas l’homme en lui-même, son désir est d’exploser en se donnant à d’autres. Nous voyons aussi les femmes courir, non pas marcher posément, car elles n’ont de cesse que de pouvoir porter la nouvelle aux disciples. Voilà qui désormais envahit l’esprit et le cœur des hommes : communiquer la bonne nouvelle de la résurrection de Jésus, tellement différente de toutes les autres nouvelles qui s’engouffrent dans les oreilles humaines. C’est dans la lumière du Christ ressuscité qui illumine nos vies que toutes les nouvelles que nous échangeons entre nous trouvent finalement leur sens dernier, et nous pouvons dès lors en pénétrer jusqu’au bout la signification. « Et voici que Jésus vint à leur rencontre. Je vous salue, dit-il, et elles de s’approcher et d’étreindre ses pieds en se prosternant devant lui. » Ce n’est plus seulement la parole de l’ange qui leur rappelle maintenant ce que Jésus leur a dit, et leur a promis ; c’est maintenant Jésus lui-même, en personne, qui est là devant elles, Jésus qui les précède, Jésus qui vient à leur rencontre. Jésus leur manifeste ainsi sa proximité — car, nous précéder, ce n’est pas pour 171


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Jésus creuser une distance ente lui et nous, mais c’est pouvoir être déjà là où nous pouvons le rencontrer. Jésus est celui qui va à la rencontre de l’homme, qui veut vivre sa vie avec les hommes, s’étant fait toujours l’Emmanuel, Dieu avec nous, comme l’ange l’annonçait à Joseph lorsqu’il lui communiquait la nouvelle de la naissance du Fils de Dieu (Mt 1, 23). Voilà ce qui s’accomplit de manière définitive en Jésus ressuscité. L’évangile nous décrit les femmes non seulement s’approchant de Jésus, mais aussi étreignant ses pieds. En se prosternant devant lui, elles manifestent tout le respect qu’elles ont pour leur Seigneur, qui désormais leur révèle qu’il est plus grand encore que celui qu’elles avaient découvert et reconnu. Elles se prosternent et adorent ; mais il y a encore en elles comme une dernière crainte à dépasser. Elles étreignent ses pieds parce qu’elles craignent de le perdre, elles ont peur qu’il se dérobe encore. Cette question surgit assez spontanément dans l’esprit de l’homme lorsqu’il fait l’expérience de Dieu, lorsqu’il rencontre le ressuscité et que l’idée se glisse facilement en lui qu’il pourrait le perdre. « Et Jésus leur dit : “Ne craignez point. Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent partir pour la Galilée, là ils me verront.” » Il faut nous libérer de cette dernière crainte. Faire l’expérience de Dieu, c’est ne pas nous inquiéter du lendemain, nous demandant s’il sera encore là demain ; c’est être sûr que nous le rencontrerons demain puisqu’il est là aujourd’hui. La certitude de sa présence est une certitude qui, désormais, doit remplir toute notre histoire. Celui qu’aujourd’hui nous connaissons, c’est celui qui, demain, sera encore avec nous. « Ne craignez point. » Et parce qu’il est avec nous, voici que la responsabilité dont il nous investit n’est autre que la responsabilité de construire avec lui le Royaume, Royaume de la fraternité universelle. Le mot de « frères » que Jésus emploie en leur disant : « Allez annoncer à mes frères », nous le trouvons par exemple aussi dans l’évangile de 172


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saint Jean lorsque Jésus ressuscité charge Marie-Madeleine de cette mission. Nous avons lu dans un autre passage de l’évangile selon saint Matthieu : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? Ce sont ceux-là qui font la volonté de mon Père qui est aux cieux. » Nous parlions alors de la constitution de la famille des enfants de Dieu. Mais c’est maintenant que peut se constituer en vérité cette famille. Par son passage à travers la mort et par sa résurrection, Jésus devient le frère universel, non plus seulement celui qui pouvait dire à ses disciples : « Allez aux brebis perdues de la maison d’Israël », parce qu’il était encore à ce moment soumis aux limites du temps et de l’espace à l’image de tous les hommes, mais celui qui désormais se prépare à les envoyer partout. Il est en effet celui qui veut rejoindre tous les hommes. Lorsqu’il dit « mes frères », il s’agit bien sûr des disciples que peuvent rejoindre les femmes, mais ce sont aussi tous les hommes appelés à faire partie de la fraternité ecclésiale. Jésus est bien celui qui veut rejoindre tous les hommes en se révélant à eux comme celui qui les introduit dans le mystère de la fraternité, et par là, dans le mystère de la filiation. Le Royaume de Dieu qu’il établit en nous, parmi nous et à travers nous, c’est le Royaume qui nous fait tous fils de Dieu et par là nous rend tous frères et sœurs en lui.



Deuxième méditation

« Je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 16-20)

Le début du chapitre 28 parle de la résurrection de Jésus et de sa manifestation aux femmes. L’évangile selon saint Matthieu, comme les autres évangiles d’ailleurs, nous raconte en premier lieu l’apparition de Jésus à des personnes déterminées, car ce qui nous relie à Jésus, c’est d’abord une relation personnelle inscrite dans notre histoire. Vient ensuite le récit de l’apparition de Jésus à ce qu’on peut considérer comme le premier noyau de l’Église, à savoir le groupe des Douze, devenu le groupe des Onze disciples : Jésus est aussi celui qui rassemble la communauté ecclésiale et la fonde comme lieu de communion. Le récit de la rencontre de Jésus avec les Onze, voilà ce que nous lirons en abordant les derniers versets du chapitre 28, c’està-dire la fin de l’évangile. Notre prière, tout en nous mettant sereinement et dans l’action de grâce en contact avec Jésus ressuscité, nous invitera aussi à regarder le mystère de l’Église, dans lequel Dieu nous engage à la vie avec son Fils. C’est à l’intérieur de l’Église, qui a reçu la mission d’annoncer l’évangile, que nous sommes rejoints par lui et qu’il se communique à nous. « Quant aux onze disciples, ils se rendirent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait donné rendez-vous. Et quand ils le virent, ils se prosternèrent. D’aucuns cependant doutèrent. S’avançant, Jésus leur dit ces paroles : tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur terre ; allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à 175


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observer tout ce que je vous ai prescrit. Voici que je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde. » L’Église, qui est maintenant proposée à notre contemplation, est celle dont nous parlions déjà précédemment, lorsque nous entendions les paroles de Jésus aux femmes, les envoyant annoncer aux frères la nouvelle de la résurrection. L’Église est en effet constituée par l’annonce de la résurrection de Jésus, une annonce essentiellement fraternelle, puisqu’elle renvoie à la présence parmi nous de celui qui est le frère universel et qui nous constitue — nous le disions — comme sa famille, nous qui sommes les membres de son corps. Nous voici donc maintenant avec les Onze disciples, ceux que Jésus a investis d’une mission particulière dès le chapitre 10 de l’évangile. Nous les voyons se rendre en Galilée, le lieu de leur vie commune avec Jésus, le lieu de rencontre avec lui, le lieu de l’expérience du Seigneur, le lieu aussi de leur propre histoire. Et c’est au lieu même de leur première rencontre que Jésus veut confirmer leur appel et les envoyer pour la mission qui devient désormais une mission partagée avec tous ceux qu’il rassemble. Il peut être éclairant, pour comprendre ce contexte, de rappeler quelques passages de l’évangile selon saint Matthieu où Jésus se trouve sur la montagne. Cela éclairera la dernière manifestation de Jésus. La montagne, nous l’avons rencontrée au début du chapitre 5, lorsque Jésus y prononçait son premier discours. Nous la trouvons encore un peu plus loin, lorsqu’il nous est dit que Jésus se retire dans la montagne pour prier (14, 23) : « Quand il eut renvoyé les foules, il gravit la montagne à l’écart pour prier. » Nous la retrouvons toujours comme le lieu où, au chapitre 15 (v. 29), Jésus, ayant enseigné les foules, multiplie les pains : « Étant parti de là, Jésus vint au bord de la mer de Galilée, il gravit la montagne, et là, il s’assit. » C’est dans ce contexte qu’il exprime la pitié de la foule qui, depuis trois jours, l’écoute sans manger. Nous avons enfin une mention de la montagne au cha176


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pitre 17 (v. 1), dans la description de la transfiguration du Seigneur : « Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l’écart sur une haute montagne. » En introduisant le premier discours de Jésus sur la montagne, nous avons renvoyé brièvement à l’histoire de Moïse rencontrant Dieu sur la Montagne du Sinaï. La montagne est donc en toute occasion le lieu de la rencontre avec Dieu. Il s’agit bien de cela pour les Onze qui vont en Galilée retrouver le Christ ressuscité, leur Seigneur, en qui désormais ils reconnaissent de manière définitive le Fils de Dieu, envoyé par son Père, et en qui dès lors il nous est donné à notre tour de rencontrer Dieu. Celui que rencontrent les Onze ce jourlà est celui qui se donne à rencontrer aussi bien dans la prière (14, 23) que dans la parole (5, 1) ou encore dans le don du pain (15, 29). Il est aussi le Seigneur qui transfigure nos vies (17, 1), les ouvrant à une présence qui n’est pas toujours immédiatement reconnue. Dans notre Galilée, nous sommes en quelque sorte invités à nous rendre sur la montagne, c’est-à-dire à rencontrer le Seigneur dans la prière, dans l’écoute de sa parole, dans le don qu’il nous fait du pain de vie, et ainsi comme celui qui ne cesse de venir transfigurer nos vies. « Quand ils le virent, ils se prosternèrent, d’aucuns cependant doutèrent. » Une double réaction est ainsi exprimée par les disciples, une double réaction à laquelle peut-être nous ne nous attendrions pas. Nous penserions volontiers que, sachant Jésus vivant, ressuscité, ils expriment tous la même réaction, heureux de le recevoir quand il se manifeste, tous se prosternant devant lui, tous le reconnaissant comme le Seigneur. Mais le récit nous dit que « d’aucuns cependant doutèrent ». Telle est bien, si nous y réfléchissons, l’histoire de l’Église, qui dès ce moment commence son propre déroulement, où la foi en Jésus ressuscité est toujours, chez certains, menacée par le doute, une foi fréquemment vécue à travers des questions, des hésitations, parfois des 177


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désarrois, ou des difficultés à comprendre. En venant visiter ses disciples, ce premier noyau de son Église, Jésus rencontre à la fois une Église qui l’adore comme son Seigneur, mais aussi une Église qui reste, d’une manière apparemment invincible, habitée par le doute. « Gens de peu de foi », avait dit Jésus, reconnaissant que la foi qui vit au cœur des siens est une foi parfois vacillante, une foi souvent remise en question. L’évangile dit que Jésus, alors, s’avance et leur parle. Il leur parle tout d’abord du pouvoir qui lui a été donné au ciel et sur la terre, de ce pouvoir qu’il désire leur transmettre. Lors du discours de mission, nous avons vu Jésus confier aux siens le pouvoir qu’il avait lui-même exercé dans les chapitres précédents. Ici à nouveau, Jésus rappelle le pouvoir qui lui appartient parce qu’il lui a été donné. Il le fait d’une façon beaucoup plus solennelle : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. » Comment comprendre ce pouvoir de Jésus : s’agirait-il d’un pouvoir s’exerçant au même niveau que tous les pouvoirs terrestres ? Le texte déclare clairement qu’il ne s’agit pas de cela. Si le pouvoir de Jésus s’exerce sur la terre, il ne s’exerce sur la terre qu’à partir du ciel : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. » Il ne s’agit donc pas d’une autorité qui viendrait se mêler aux autorités terrestres ; il s’agit de l’autorité que le Fils bienaimé reçoit du Père pour pouvoir rassembler tous les siens et ainsi édifier le Royaume de Dieu. C’est sur la terre, certes, que commencent à se rassembler tous les enfants de Dieu ; c’est avec les hommes qui ont chacun leur histoire qu’il s’agit de réaliser le Royaume des cieux, et non de construire quelque autre royaume. Voilà pourquoi le pouvoir qui s’exerce au nom de Jésus n’est pas un pouvoir terrestre (quelles qu’aient pu être dans le passé les erreurs de l’Église à ce sujet) mais le pouvoir — qui va être bientôt précisé — de construire le Royaume de Dieu. Comment ? Jésus l’explicite quelque peu en exposant aux siens comment ils auront à exercer le pouvoir qui leur est maintenant 178


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confié : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père… » « Allez donc… » Il faut peut-être écouter avec plus d’attention que de coutume cette première invitation de Jésus. L’Église qu’il entend constituer n’est pas un territoire qu’il faudrait administrer et défendre et qui serait défini par ses frontières. La société qu’il fonde peut s’édifier sans limites et s’étendre au-delà des frontières dans lesquelles on pourrait vouloir l’enfermer. L’Église est habitée par la force et le dynamisme de l’Esprit de Jésus, qui est un Esprit désireux de rejoindre toute les nations, par nature universel, et tentant sans relâche de dépasser toutes les divisions entre les hommes, au point de ne se définir par aucune détermination nationale ou culturelle. L’Église n’est pas fondée sur l’appartenance à une nation ou une race ; elle est, au contraire, de par le mouvement exigeant de l’Esprit qui la constitue, appelée à rejoindre les hommes partout où ils se trouvent. Il est important de bien comprendre ceci : l’Église ne vit que dans la mesure où elle se sait en mission, où elle s’éprouve envoyée partout où vivent les hommes, partout où il y a une réalité humaine à reconnaître, à comprendre, à éclairer de l’intérieur pour l’aider à s’ouvrir au mystère de Dieu. Lorsque l’Église est trop occupée de ses problèmes internes, lorsqu’elle se laisse trop mobiliser par des débats intérieurs, n’est-ce pas un signe qu’elle n’obéit plus suffisamment au mouvement qui, au contraire, la porte vers les hommes, vers l’humanité tout entière, pour être porteuse auprès de cette humanité, du message de salut ? « De toutes les nations, faites des disciples. » Ce beau mot de « disciples » indique une faculté particulière de l’homme, celle de se laisser enseigner (discere, en latin, veut dire « apprendre »). L’homme est capable d’apprendre, il est capable de recevoir des messages de vérité ; d’une vérité qui ne concerne pas seulement tel ou tel aspect secondaire de son existence, mais, davantage 179


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encore, la vérité qui éclaire toute sa vie, la vérité de Dieu. Voilà ce qui est visé lorsqu’il s’agit de « faire des disciples » au nom de Jésus : il s’agit avant tout d’enseigner la vérité sur l’homme et la vérité sur Dieu. Et c’est à travers ce contact vivant de disciple à disciple que l’Église continue à se construire à travers les siècles. Chacun a reçu le message dont il vit, et à chacun il revient de le transmettre, car c’est ensemble qu’ainsi nous nous laissons enseigner par le Seigneur : en accueillant et en transmettant. Nous sommes au service de la vérité, et nous nous offrons au don de la vérité de Dieu. Faire des disciples, c’est aussi « baptiser au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Comment devons-nous comprendre cela, sans réduire ces paroles à une recommandation de Jésus nous enseignant le geste rituel et les mots accompagnant le baptême ? Bien sûr, on peut trouver dans le symbolisme du baptême toute la réalité dont Jésus veut ici nous parler. Être baptisé, c’est être plongé (le verbe grec d’où vient le mot baptême signifie effectivement « plonger ») dans le mystère du Dieu révélé par Jésus : le Dieu Père, Fils et Esprit Saint. C’est que l’existence humaine ne peut se mesurer seulement à son aune terrestre, aux réalités immédiates qui occupent l’attention des hommes dans le quotidien. Il y a, au creux même de l’existence humaine, une ouverture de l’homme à la paternité de Dieu ; il y a, dans le cœur de l’homme, une possibilité de reconnaître le Fils qui lui a été donné pour qu’en lui tous les chrétiens et, à travers eux, tous les hommes, deviennent fils et frères ; il y a enfin en l’homme une capacité de se laisser mouvoir par l’Esprit qui, en lui, suscite et opère l’action de Dieu. « Baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », c’est donc ouvrir l’homme à ce qui est dès à présent sa destinée, une vie qui se vit dans la communion avec Dieu et dans la relation personnelle à chacune des personnes divines. Et les relations entre les hommes se déploient, elles aussi, à partir de cette relation première avec Dieu. 180


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S’il s’agit de baptiser les hommes, c’est donc pour que toute l’existence humaine en soit transformée. Aussi Jésus ajoute-t-il : « … leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit ». Nous venons de réfléchir sur la condition du disciple, sur la capacité qu’a l’homme d’apprendre. Mais ce qu’il s’agit d’apprendre (la vérité sur l’homme et sur Dieu que nous venons d’évoquer) n’est pas une vérité d’essence exclusivement théorique, mais une vérité qu’on peut qualifier de « pratique ». Il s’agit d’accueillir, énonce Jésus, « ce que je vous ai enseigné », en apprenant une manière de vivre et de s’engager, une manière d’inscrire humblement sa vie dans la fidélité à une parole reçue. Jésus nous enseigne par son évangile à transformer notre vie en nous demandant d’être témoins d’une fidélité authentique à son exemple et à son enseignement. « Apprenant à observer » : cela peut certes passer par des discours, mais cela passe aussi et d’abord par le témoignage de la vie. Ce qui importe, c’est que ceux qui sont rejoints par la parole évangélique puissent en être marqués profondément, que tous ceux qui appartiennent au corps du Seigneur soient fidèles à l’évangile de Jésus, cet évangile appris et observé dans une constante disponibilité du cœur sans crainte pour la remise en question à laquelle il nous provoque. Jésus termine son bref enseignement par une promesse : « Voici que je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde. » Si Jésus peut nous confier la mission qu’il nous confie, comme personnes et comme Église, c’est parce qu’il reste présent à chacun de nous dans l’Église. Nous pouvons donc compter sur lui, parce que c’est sa mission que nous continuons à exercer dans le monde d’aujourd’hui, avec lui et à partir de lui. Par sa résurrection et par le don de l’Esprit, Jésus ne cesse pas d’être avec nous, il devient au milieu de nous et à nos côtés une présence plus immédiate et plus universelle : « pour toujours, jusqu’à la fin du monde » et « dans toutes les nations ». C’est au-delà de 181


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tous les temps et de tous les lieux que Jésus se rend présent. Jésus ressuscité est celui qui peut être désormais présent à tous les siens, là où ils sont, et à quelque siècle qu’ils appartiennent. Jésus est avec nous, avec les siens, pour toujours et partout. Nous terminerons donc notre réflexion en nous souvenant que la désignation de Jésus comme l’Emmanuel, « Dieu avec nous », nous la trouvons déjà au chapitre premier de l’évangile de saint Matthieu. Nous pouvons repasser dès lors dans cette lumière, qui nous vient du début et de la fin de l’évangile, les différents textes que nous avons parcourus et qui illustrent chacun à sa manière l’affirmation de Jésus : « Je suis avec vous. » Jésus est avec nous comme celui qui apprend à centrer sur Dieu tout l’élan de notre vie, au point d’enlever de notre cœur toute inquiétude. Jésus est avec nous pour nous faire découvrir la vérité de notre vie ; la limite que nous mettons parfois à nos engagements à son service, et notre inadéquation à la loi de l’amour fraternel. Jésus nous a ensuite rejoints pour faire résonner à nos oreilles l’appel des béatitudes qui préfigurent déjà dans nos vies notre identification anticipée au mystère pascal. Jésus nous est ensuite apparu comme celui qui n’hésite pas à rejoindre les hommes dans leur existence menacée et blessée de tant de manières ; il se livre sans crainte à ses frères, il se laisse marquer au plus profond de son être par leurs souffrances et leurs épreuves. Nous avons ensuite prêté l’oreille au discours de mission par lequel Jésus envoie ses apôtres travailler au service de l’annonce évangélique, communiquant celle-ci tout autant par le dépouillement de la vie que par la conviction de l’enseignement. Puis nous avons entendu le Seigneur se tourner vers son Père et le bénir pour la révélation qu’il donne aux plus petits : Jésus est avec nous comme celui qui nous introduit à la vraie sagesse dont nous parlions, cette sagesse qui consiste à connaître le Fils et à connaître par lui le Père qu’il veut bien nous révéler. Après cela nous avons entendu Jésus nous parler en paraboles, 182


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et aujourd’hui il continue à nous ouvrir l’esprit et le cœur à toutes les paraboles, plus précisément à toutes les paroles porteuses d’un message qui nous rejoint ; c’est Jésus qui nous permet de comprendre les signes de Dieu dans notre vie et tout autour de nous. Notre prière s’est alors tournée vers Pierre qui, au nom des Douze, affirmait sa foi en Jésus. C’est lui, Jésus, qui reste aujourd’hui celui en qui nous pouvons mettre toute notre foi, reconnaissant qu’il est celui qui nous sauve et qui nous introduit dans la familiarité avec Dieu, au cœur de notre filiation divine. Nous avons ensuite entendu le Seigneur nous parler de la façon de vivre en communauté, en mettant au centre le plus petit ; nous le savons : Jésus a choisi d’être lui-même le plus petit, et c’est ainsi que constamment il nous invite à la conversion. Il est avec nous comme celui qui habite notre prière lorsque nous sommes rassemblés en son nom. Il est avec nous lorsque nous apprenons à nous pardonner les uns aux autres. Et puis, Jésus, nous l’avons vu pénétrer à Jérusalem comme le messie attendu et méconnu, s’étonnant de ne pas rencontrer une foi bien forte, s’efforçant de purifier le temple pour le maintenir fidèle à sa vocation de « maison de prière ». Quand nous avons lu le texte évangélique rapportant l’institution de l’eucharistie, nous avons découvert à nouveau combien Jésus est celui qui nous rassemble dans son corps pour se donner à nous et faire que nous vivions tous de sa vie. Nous avons également contemplé le Seigneur dans sa mort, car Jésus a voulu être avec nous comme celui qui donne sa vie jusqu’au bout, pour que, transformant ainsi nos souffrances, nos passions et nos morts quotidiennes au contact des siennes, nos croix soient illuminées par sa croix et fassent partie de sa croix. Et ainsi, en entendant Jésus nous affirmer qu’il est avec nous, c’est tout l’évangile qui fait à nouveau résonner à nos oreilles le message du Fils de Dieu ; ce message que nous pouvons lire et comprendre à partir du Christ ressuscité, car c’est ainsi que 183


« HEUREUX ÊTES-VOUS »

nous l’avons reçu depuis le début. C’est Jésus ressuscité, en effet, qui nous a accompagnés dans notre lecture et qui a éclairé pour nous le sens des Écritures. Quand Jésus nous dit qu’il est avec nous, il ne veut pas dire qu’il est avec nous de temps en temps, quand peut-être il nous arrive d’avoir des signes plus évidents de sa présence. Il ne nous dit pas qu’il vient de temps en temps nous visiter, mais il nous dit qu’il est toujours avec nous, aussi bien demain qu’aujourd’hui, et ainsi chaque jour. C’est donc dans la foi en Jésus ressuscité que nous sommes invités à marcher et à réaliser la mission qu’il nous a confiée, en sachant qu’il est avec nous, en nous fortifiant constamment dans cette certitude et en ne nous laissant pas prendre par le doute dont parlait le verset de ce dernier texte de l’évangile selon saint Matthieu. Lorsque Jésus nous assure qu’il est avec nous jusqu’à la fin du monde, cela veut dire pour chacun de nous : jusqu’à la fin de sa vie, et pour l’Église tout entière : jusqu’à la fin des temps. Nous pouvons remercier le Seigneur de la présence qu’il nous offre et sur laquelle nous savons pouvoir compter. Nous pouvons lui demander la grâce d’oser miser toute notre vie sur lui et sur la certitude qu’il éveille en nous : la certitude que tout ce que nous avons à vivre, c’est de lui que le recevons, c’est en lui que nous pouvons le vivre, et c’est à lui que nous pouvons l’offrir.




Table des matières

Présentation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 PREMIÈRE JOURNÉE

Première méditation Dieu : notre trésor, notre lumière, notre maître (Mt 6, 19-24) . . . . . 11 Deuxième méditation La confiance dans la Providence paternelle de Dieu (Mt 6, 25-34) . 23 DEUXIÈME JOURNÉE

Première méditation La parabole des dix vierges et la parabole des talents (Mt 25, 1-30). 31 Deuxième méditation Le jugement dernier : la charité fraternelle (Mt 25, 31-46) . . . . . . . . 41 TROISIÈME JOURNÉE

Première méditation « Heureux êtes-vous ! » (Mt 5, 1-12) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 Deuxième méditation Les premiers récits de guérison (Mt 8, 1-17) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 QUATRIÈME JOURNÉE Première méditation Le discours de mission (Mt 9, 35–10, 16) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Deuxième méditation Sagesse du monde et sagesse de Dieu (Mt 11, 16-30) . . . . . . . . . . . . 85 CINQUIÈME JOURNÉE

Première méditation Le discours en paraboles (Mt 13, 1-23) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 187


TABLE DES MATIÈRES

Deuxième méditation La foi en Jésus et le renoncement à nous-mêmes (Mt 16, 13-26) . . 107 SIXIÈME JOURNÉE

Première méditation La communauté chrétienne (Mt 18, 1-22) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 Deuxième méditation Arrivée de Jésus à Jérusalem (Mt 21, 1-22) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 SEPTIÈME JOURNÉE

Première méditation L’Eucharistie pascale de Jésus (Mt 26, 20-29) . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 Deuxième méditation La mort de Jésus en croix (Mt 27, 32-56) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 HUITIÈME JOURNÉE

Première méditation Jésus, le Crucifié, est ressuscité (Mt 28, 1-10) . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 Deuxième méditation « Je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 16-20) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

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Achevé d’imprimer le 30 novembre 2005 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)



Simon DECLOUX

« Heureux êtes-vous ! »

« Heureux

Voici une retraite de huit jours à l’école de saint Matthieu qui surprendra par la simple clarté de son déroulement, mais aussi par la nouveauté de ses interprétations.

êtes-vous ! »

Le père Simon Decloux, s.j., après avoir été provincial en Belgique et assistant général à Rome, est depuis quelques années attaché, au CongoKinshasa, à la formation de jeunes Africains, religieux et prêtres. Il est l’auteur de plusieurs écrits philosophiques et spirituels, dont le récent L’Esprit Saint viendra sur toi, Retraite de huit jours à l’écoute de saint Luc, Namur, Fidélité, 2002.

« Heureux êtes-vous ! »

La lecture linéaire du premier évangile inspire et tonifie ; elle permet surtout de prier un texte que l’on croyait connaître et qui découvre son actualité.

Simon DECLOUX

Simon DECLOUX

9 782873 563271

fidélité

idélité ffidélité

ISBN 2-87356-327-3 Prix TTC : 13,95 €

Retraite de huit jours à l’école de saint Matthieu

fidélité


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