Ignace de Loyola,
Sur la route des saints
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François Xavier, Pierre Favre
Ignace de Loyola, Il y a 500 ans, le 7 avril 1506, François Xavier naissait en Navarre, et Pierre Favre, le 13 avril, en Savoie ; Ignace de Loyola, lui, s’est éteint il y a 450 ans, à Rome, le 31 juillet 1556. Ils se sont rencontrés à l’université de Paris au début de ce turbulent XVIe siècle. Ils étaient amis. Ils voulurent le rester « dans le Seigneur ». Ainsi est née la Compagnie de Jésus, l’ordre des Jésuites. François ira jusqu’au Japon, Pierre parcourra l’Europe, et Ignace résidera à Rome. 2006, une année jubilaire pour la famille ignatienne. Cet ouvrage est dû aux talents conjugués des pères André Cnockaert et Dominique Bertrand, et du frère Roland Francart, tous trois jésuites.
Un toit pour le Christ Ignace de Loyola, François Xavier, Pierre Favre
François Xavier, Pierre Favre
Sur la route des saints
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Editions Fidélité 61, rue de Bruxelles BE-5000 Namur
fidélité
ISBN : 2-87356-328-1 Prix TTC : 5,95 €
9 782873 563288
fidélité
Sur la route des saints
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Ignace de Loyola François Xavier Pierre Favre Dom Alejandro Magnet (†)
Préface de Daniel Sonveaux, s.j., Provincial de la Province Belge méridionale
fidélité 2005
Dans la même collection : Le Frère Mutien Claude La Colombière, … Vincent de Paul, … Monseigneur Romero Damien le lépreux Saints et Bienheureux de Belgique Dominique Pire Julienne de Cornillon Catherine de Sienne Marie de Jésus Julie Billiart Marcellin Champagnat Dom Marmion Juan Diego François Xavier Lambert Louis Conrardy Alberto Hurtado Ignace de Loyola, François Xavier, Pierre Favre
Cum permissu superiorum
Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Photo de couverture : Portrait d’Ignace (D.R.).
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61, rue de Bruxelles • BE-5000 Namur fidelite@catho.be Dépôt légal : D/2005/4323/23 – ISBN : 2-87356-328-1 Imprimé en Belgique
Ignace de Loyola Aux origines de la Compagnie de Jésus Paris, 1525-1536 : Les compagnons de Sainte-Barbe C’est à Paris qu’ils se sont rencontrés, Ignace, Pierre, François et quelques autres ; à Paris qu’a grandi leur affection mutuelle, qu’une amitié s’est forgée « pour la vie ». Ils y étaient venus d’horizons très divers pour étudier à l’une des universités les plus prestigieuses de leur temps. Celle-ci portait un nom que porte encore la première Université de Paris : la Sorbonne, d’après Robert de Sorbon qui, plus de deux siècles auparavant, avait fondé un de ses premiers « collèges ». La Sorbonne était réputée à travers toute l’Europe pour ses professeurs éminents et pour sa méthode d’études : la « manière parisienne » qu’Ignace introduira plus tard dans ses écoles. Une université, à l’époque, n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Elle se composait d’un certain nombre de « collèges ». La plupart des étudiants y vivaient à domicile, comme aujourd’hui dans un internat. Avec les professeurs qui y enseignaient et y vivaient aussi à résidence, ils formaient une communauté : on mangeait ensemble dans un grand réfectoire, on priait et chantait ensemble dans la chapelle du « collège ». Pour le progrès dans leurs études, les étudiants étaient suivis par des répétiteurs qu’on appelait « régents ». Chacun de ces collèges portait soit un nom de saint, soit celui de son fondateur, soit encore le nom d’une ville ou d’une abbaye ; quelquefois de la région d’où ses étudiants étaient originaires : Collège de Beauvais, Collège de Cambrai, Collège de Montaigu, Collège Sainte-Geneviève, Collège Lombard, Col3
lège de Sorbon, Collège Sainte-Berbe (pour Sainte-Barbe, dans le français de l’époque). La rue principale, le long de laquelle beaucoup de ces collèges se trouvaient, s’appelle encore la rue des Ecoles. Et le quartier, situé sur la rive gauche de la Seine, à l’ombre de Notre-Dame, est encore appelé aujourd’hui « la rive gauche » ou le « Quartier latin ».
François et Pierre En 1525 étaient arrivés dans cette ville deux jeunes gens d’origine très différente. Ils s’étaient inscrits tous deux au collège Sainte-Barbe et avaient été logés dans la même chambre, l’un devenant, comme disent de nos jours les étudiants, le « maquisard 1 » de l’autre. Ils n’ont que dix-neuf ans. Le premier s’appelle François de Jassu y Jabier. Il est basque, d’une famille noble de Navarre, alliée au roi de France. Lorsqu’il était enfant et déjà orphelin de père, la tour et les fortifications du château familial avaient été détruites sur ordre du roi de Castille, après une défaite subie par les Français et leurs alliés du royaume de Navarre. Ses deux frères ont récemment combattu du côté du roi de France à Pampelune, aidant ce roi à reconquérir le Royaume de Navarre. Un vaillant capitaine qui s’appelait Iñigo de Loyola avait voulu les en empêcher, mais il avait été gravement blessé en défendant la citadelle. L’autre s’appelle Pierre Favre. Il est fils de paysan et originaire de la Savoie, un pays de haute montagne à l’est du lac d’Annecy, au sud-est de Genève. Saint François de Sales, 1. Expression en usage parmi les étudiants congolais faisant chambre commune.
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qui aura plus tard cette région comme diocèse, dira de ce compatriote qu’il était né dans un petit village — Le Villaret — situé entre « nos plus rudes montagnes ». Enfant, Pierre y avait fait paître le troupeau de son père mais, intelligent et désireux d’étudier, on lui avait accordé d’aller à l’école. Un oncle chartreux était ensuite intervenu et lui avait obtenu des lettres de recommandation pour aller étudier à Paris. Il y serait étudiant boursier pauvre, partageant la chambre d’un étudiant payant pension complète. C’était, disent ses contemporains, un garçon studieux et sérieux mais aussi fort charmant et aimable. Nous dirions aujourd’hui qu’il était très sympathique. François, pour sa part était plutôt joyeux luron. Il préférait de loin l’ambiance estudiantine à l’austérité studieuse des cours et des études en chambre. Il aimait les virées nocturnes dans les cabarets et les compétitions sportives sur l’île Saint-Louis qui, derrière Notre-Dame, servait, à l’époque, de terrain de jeu aux étudiants. Mais Pierre avait trop de charme pour ne pas plaire à son compagnon de chambrée. D’origine et de tempérament si divers, ils devinrent très vite de bons camarades et bientôt de vrais amis. Ils vivaient ainsi depuis deux ans, ensemble dans la même chambre d’étudiant, lorsqu’un beau jour on leur ajouta un nouveau compagnon pour le moins assez original.
Iñigo — Ignace Il n’est pas improbable qu’ils aient déjà entendu parler de ce curieux personnage. Il s’appelait Iñigo Lopez de Loyola. Basque comme François, il appartenait à l’autre camp politique ; celui des familles nobles, alliées au roi de Castille, et donc ennemies du roi « de France et de Navarre ». Il avait 5
quinze ans de plus que les deux compagnons de chambrée et déjà une vie derrière lui, bien remplie d’expériences et d’aventures. L’éducation qu’il avait reçue était celle que recevait à l’époque un jeune noble qui se destinait à combattre pour son roi et à le servir, en temps de paix, comme courtisan ou diplomate. Il avait appris surtout comment manier les armes, comment être élégant avec les dames, danser avec les demoiselles et leur faire, comme on dit, « la cour ». Mais le destin avait frappé ce jeune homme ambitieux qui se croyait appelé à un avenir héroïque au service du roi de Castille ; prédestiné à conquérir les cœurs des dames les plus nobles. Six ans auparavant, il avait cru que son heure était venue d’entrer dans la gloire. Commandant chargé de défendre la forteresse de Pampelune contre une invasion du roi de France, il avait, quand tout était perdu, continué à résister. Jusqu’à ce qu’un boulet de canon lui brisât les deux jambes. Les Français eux-mêmes avaient été tellement impressionnés par son courage qu’ils lui firent l’honneur de l’escorter jusqu’à sa demeure ancestrale… où un autre Roi – Jésus Christ — l’attendait ! Ce fut un pénible calvaire de quinze jours, par monts et par vaux, au bout duquel il arriva en piteux état dans la Casa Torre familiale, la « Maison Tour », près du village d’Azpeitia, au cœur du Guipuzcoa basque. Là il allait dans un premier temps s’acharner sur une jambe mal remise qui l’empêcherait désormais de mettre de belles bottes de gentilhomme et, qui plus est, ferait de lui un estropié, un boiteux. Suivirent de longs mois de souffrance, d’ennui, de confrontation avec lui-même et avec les sentiments contradictoires qui l’agitaient. D’une part il y avait l’attrait du succès dans le monde, mais d’autre part s’imposait de plus en plus un attrait irrésistible de Jésus Christ qu’il apprit à mieux connaître en lisant dans deux livres pieux que sa belle-sœur 6
lui avait donnés : une vie de Jésus et une vie des grands saints comme saint Antoine l’ermite, saint Dominique et saint François d’Assise. Il sortit finalement de cette retraite forcée avec une légère claudication mais avec un cœur et un esprit complètement transformés. Désormais, il mettra son désir de briller au service d’un Roi très différent de celui qu’il avait servi jusqu’alors : Jésus Christ, Roi qui nous appelle « à conquérir le monde pour la plus grande gloire de Dieu ». Dans un premier temps, il décide de se faire pèlerin. Il partira en Palestine. Il accomplira son service là même où ce Roi avait jadis vécu, marché, et enseigné ceux qui choisissaient de le suivre. Il consacrera sa vie à la « conversion des infidèles » et mourra, s’il le faut, en martyr… Cela se passe en 1521, l’année où, près de deux mille kilomètres plus au nord, dans la ville de Worms, en Allemagne, un jeune moine du nom de Martin Luther se sépare de l’Eglise romaine. Luther s’obstinait à vouloir réformer l’Eglise, Ignace commençait par réformer sa propre vie. En route pour Barcelone, où il va s’embarquer pour l’Italie et la Terre Sainte, il s’arrête à l’abbaye bénédictine de Montserrat. Il veut se confesser et déposer ses armes de chevalier aux pieds de Notre Dame, la nouvelle Dame de son cœur. Il y restera près d’un an, vivant en mendiant et ermite près de Manrèse, à l’ombre du Montserrat, montagne aride et escarpée, et près d’une petite rivière, le Cardoner, le long de laquelle il recevra sa plus grande lumière 2. De longs mois 2. Expérience fondamentale connue sous le nom d’« illumination du Cardoner ». Plus de trente ans après l’expérience, Ignace en souligne encore l’importance en insistant curieusement sur son caractère intellectuel : « Les yeux de son entendement commencèrent à s’ouvrir… il comprit et connut de nombreuses choses… spirituelles (mais aussi) concernant la foi et les lettres… il reçut une si grande clarté dans son entendement […] de sorte que dans tout le cours de sa vie, jusqu’à soixante-deux ans passés… il ne lui semble pas avoir reçu autant que cette seule fois » (Récit du pèlerin).
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de retraite, de pénitence et de prière durant lesquels il apprend que la sainteté ne se conquiert pas à force d’obstination volontaire mais se reçoit de la grâce et de l’amour de Dieu. Qu’à cette grâce il faut se rendre disponible en se mettant à l’écoute de Jésus : « Toujours apprendre à mieux le connaître afin de mieux l’aimer et de le suivre, afin de découvrir ce que Dieu veut vraiment que je fasse de ma vie. » Ainsi l’y invite la lecture de l’Imitation de Jésus Christ, un bestseller de l’époque. C’est là aussi qu’il se met à consigner dans un petit cahier le fruit de son expérience, de sa prière et de ses intuitions. Car il veut également « aider les âmes », c’està-dire aider d’autres personnes à se réformer de la même manière, en mettant de l’ordre dans leur vie, en lui donnant un sens qui l’orientait vers Dieu. Ces « exercices », dira-t-il plus tard, sont une « manière de préparer et de disposer l’âme, pour écarter de soi tous les attachements désordonnés et puis, quand on les aura écartés, de chercher et de trouver la volonté divine dans l’organisation de (sa) vie. » Le voyage programmé à Jérusalem aura finalement lieu un an plus tard que prévu : de février 1523 à février 1524, date de retour du pèlerin à Barcelone. Car une fois de plus, il fait l’expérience qu’une autre volonté que la sienne conduira désormais sa vie. En septembre 1523, il est à Jérusalem. Les temps sont difficiles. Les relations avec les Turcs, maîtres de la Palestine, sont exécrables. Les Franciscains, gardiens des lieux saints, ne permettent à aucun pèlerin de se mouvoir librement, encore moins de rester. Durant tout leur séjour, les pèlerins sont gardés sous la surveillance étroite des frères franciscains. Malgré ses astuces, Iñigo ne parvient pas à y échapper. Alors qu’il essaie de se soustraire à la surveillance pour aller voir les empreintes laissées par Jésus sur la montagne, lors de son ascension au ciel, il est rattrapé, conduit de force au bateau et réexpédié en Occident… 8
Mais il n’est pas homme à laisser tomber les bras. Déjà sur le chemin de retour, de nouveaux projets se font jour dans son esprit, en vue du meilleur service de ce Roi qu’il a choisi de suivre. L’ancien homme d’action a découvert qu’un bagage intellectuel est indispensable au service de son nouveau Seigneur. Surtout s’il veut atteindre, dans son zèle de réformateur d’hommes, des hommes influents dans l’Eglise et dans le monde, et travailler au « salut des âmes » sans être inquiété par l’Inquisition. Il retournera donc sur les bancs de l’école pour y apprendre le latin, la langue des intellectuels de l’époque. Il a trente-trois ans ! D’abord à Barcelone, ensuite dans les universités castillanes d’Alcala et de Salamanque, il perfectionne ses connaissances « ès Grammaire et Lettres latines ». Mais entretemps, ce cœur bouillonnant du zèle des âmes ne peut s’empêcher de s’entretenir avec d’autres de son expérience spirituelle. Ce qui est très mal vu dans un pays et des villes universitaires où rodent les idées nouvelles et subversives en provenance d’Allemagne, où foisonnent aussi toutes sortes de sectes d’illuminés. De 1525 à septembre 1527, il fait plusieurs séjours en prison et doit par quatre fois se présenter devant un tribunal ecclésiastique ! Comment, dans ces conditions, faire des études sérieuses ? Il décide donc d’aller étudier ailleurs, loin des tracasseries de l’Inquisition espagnole. C’est ainsi qu’il arrive à Paris en septembre 1527. Pierre et François y sont depuis deux ans et Pierre est déjà bachelier ès Lettres. Ignace s’inscrit au collège de Montaigu, de l’autre côté de la rue, en face du collège Sainte-Barbe. Il prend logis à l’hôpital des pauvres et continue de vivre en mendiant dans les rues de Paris. Il serait étonnant que François et Pierre n’aient pas eu vent de l’étrange comportement de ce vieil étudiant basque du collège d’en face, qui se faisait docilement insulter et moquer en rue comme le plus vi9
lain des mendiants. Cet original au nom barbare d’Iñigo ou Eneko, qui se fait appeler désormais d’un nom latin Ignatius ; nom qui n’avait rien de commun avec son nom basque, mais faisait bien dans ce milieu international où l’on parlait latin. Montaigu était un collège exigeant pour les études. Ignace est resté suffisamment réaliste pour comprendre rapidement que la mendicité n’est pas le mode de vie idéal d’un étudiant désirant faire des progrès. Pratique et entreprenant, il profite de ses vacances pour aller à Bruges, en Flandres, rendre visite aux riches marchands espagnols. En 1531, il poussera même jusqu’à Londres. Il revient de ces voyages la bourse si bien garnie qu’il peut aider aussi d’autres étudiants pauvres. L’argent devient un moyen non pas pour s’attirer des amitiés opportunistes, mais une occasion supplémentaire de prouver son affection à ceux qui sont attirés par le rayonnement naturel de sa personnalité. Ceux qui l’ont côtoyé à l’époque disent de lui « qu’il avait les yeux qui riaient » et qu’il était toujours prêt à leur rendre service soit en partageant avec eux son argent et ses provisions, soit en cherchant pour eux des places rémunérées d’enseignant et de répétiteur.
Ignace, Pierre, François… et quelques autres… C’est donc ce curieux personnage qui fait irruption un beau soir, ou un beau matin, dans la chambre de nos deux amis. Afin d’obtenir un diplôme de bachelier ès Arts, il a décidé de traverser la rue et de prendre logis au collège SainteBarbe. Nous sommes en octobre 1529. Il a trente-huit ans. Ses deux compagnons avec lesquels il partagera la chambre en ont chacun vingt-trois. Ils sont déjà beaucoup plus avancés dans leurs études. Le maître, sous la conduite duquel 10
Ignace devra étudier, décide d’ailleurs de le confier à Pierre Favre pour qu’il soit son répétiteur. Le déclic de sympathie mutuelle entre Ignace et Pierre fut presque immédiat. Voici comment Pierre parlera plus tard de cette rencontre mémorable, dans son journal intime : Le 10 janvier 1529, à vingt-trois ans, je devins bachelier ès Arts… Cette année-là, Iñigo entra au collège SainteBarbe, dans la même chambrée que nous… Que soit à jamais bénie cette rencontre, ménagée par la souveraine Providence… car après qu’elle eut elle-même disposé que j’instruirais ce saint homme, il s’ensuivit des relations d’abord superficielles, puis intimes avec lui, et ensuite une vie en commun où nous avions, à deux, la même chambrée, la même table et la même bourse. Il finit par être mon maître en matière spirituelle, me donnant règle et méthode pour m’élever à la connaissance de la volonté divine ; nous en vînmes à ne faire plus qu’un de désir et de volonté, dans la ferme résolution de mener la vie que nous menons aujourd’hui… (M. no 10). Ignace mettra par contre cinq ans à gagner la confiance de François, basque comme lui mais son « ennemi navarrais ». Pierre était, avons-nous dit, un jeune homme sympathique mais Ignace, lui, avait l’art de s’attirer des amitiés et de les fonder en profondeur. Comme en témoigne Pierre. Il émanait de sa personne un rayonnement indéniable qui inspirait confiance à quelqu’un souhaitant vivre d’une manière moins superficielle et cherchant à donner à sa vie un fondement solide. Dans ce milieu étudiant où les relations superficielles se nouaient et se dénouaient au rythme des nuits de beuveries 11
et de plaisirs faciles, Ignace réunissait autour de lui des compagnons qui établissaient entre eux des liens d’amitié plus solides, basés sur d’autres valeurs que les réjouissances estudiantines dans les cabarets et sur les terrains de sport. Plus âgé que ses compagnons d’études, il était homme de bon conseil qui parlait d’expérience. Pour ces jeunes gens, loin de chez eux, dans un milieu très différent de celui dans lequel ils avaient grandi, il était un soutien, une sorte de grand frère. Un frère aîné qui avait déjà parcouru le monde ; qui connaissait la vie. Il avait vécu à la cour de puissants fonctionnaires d’Etat, il avait été chargé de missions diplomatiques, avait commandé à des soldats, avait fait preuve de bravoure en défendant une forteresse, avait été un grand blessé, était allé à Jérusalem ! Il avait de quoi entretenir ces jeunes gens pendant les moments de détente ! Et avec ça il ne fallait pas le prendre pour un dévot ou un pieux illuminé. Il savait aussi jouir de la vie ! Plus tard à Rome, Ignace égayera un compagnon malade et déprimé en allant exécuter dans sa chambre une danse basque au rythme endiablé… Les compagnons de Paris racontent comment, à l’initiative d’Ignace, ils se rejoignaient dans leurs chambres, chacun apportant de quoi manger et boire pour la circonstance. Ils se souviendront plus tard comment ils partaient en excursion et allaient pique-niquer en pleine campagne en dehors des murs de la ville, à Saint-Germain-des-Prés ou sur la butte de Montmartre ; comment ils traversaient en barque la Seine pour aller encourager François dans ses compétitions sur l’île Saint-Louis… C’est ainsi finalement qu’Ignace réussira, en diplomate infatigable, à gagner au service du Christ, François de Jassu y Jabier. Entre-temps, le groupe s’agrandit. Il est rejoint par un jeune Portugais, du nom de Simon Rodriguez. Ce dernier était arrivé à Sainte-Barbe en 1527. Il n’avait que dix-sept ans ! Il habitait à l’étage inférieur. Grand, enjoué et même, à 12
ce qu’on dit, espiègle, il était bon camarade. Mais une conversation avec Ignace, au hasard d’une rencontre sur le palier, donne à sa vie une autre tournure. Deux jeunes gens viennent encore s’ajouter. Ils sont originaires de Castille. A Alcala, ils ont entendu parler d’Iñigo et sont venus à Paris pour se mettre sous sa direction. L’un répond au nom de Diego Laynez. Il a vingt et un ans. Il est d’origine juive. Son ami, Alphonse Salmeron, petit génie de dix-sept ans, sera le benjamin du groupe. Les deux nouveaux arrivés reconnaissent Ignace en pleine rue, à cause du signalement qui leur avait été donné à Alcalá. Ignace s’arrange pour les faire inscrire aussi à Sainte-Barbe. Finalement, pour clore la série des premiers sept compagnons, qui se diront « amis dans le Seigneur », s’ajoute encore un Castillan du nom de Nicolas Bobadilla. En 1533, à vingt-cinq ans, celui-ci arrive à Paris, désireux de se perfectionner en langues ; mais il est sans le sou. Quelqu’un lui conseille de s’adresser à Ignace qui lui trouve un poste d’enseignant. De ce premier groupe, Diego Laynez témoigne : Pendant l’année, à certains jours fixés, nous allions prendre le repas les uns chez les autres, en apportant chacun nos provisions… Je crois que tout cela, auquel il faut ajouter de fréquentes visites mutuelles pour réchauffer notre ardeur, nous aida beaucoup à tenir bon. On aimerait savoir de quoi ils s’entretenaient entre eux, durant ces rencontres. L’Europe était en pleine ébullition, tant militaire que religieuse. Les idées nouvelles « protestantes » s’infiltraient partout avec une grande rapidité et le milieu parisien en était infecté. En 1527, un étudiant y est brûlé sur le bûcher « pour hérésie ». Il n’est pas étonnant que nos amis aient souvent à la bouche le mot de « réforme ». 13
Curieusement, on ne perçoit pourtant chez eux aucune trace de critique négative des milieux d’Eglise ni des discussions doctrinales qui allaient bientôt creuser le fossé entre l’Eglise romaine et la réforme protestante de Luther et de Calvin. On n’en perçoit les échos que de manière indirecte et toujours sur fond de conversion personnelle. Ignace entraîne ses compagnons à assister à la messe, à communier et à se confesser régulièrement. Mais il les marquera surtout en donnant à chacun en son temps ses Exercices spirituels de trente jours : afin qu’ils apprennent à « aimer davantage et à se distinguer au service total » de leur Seigneur et Roi. François sera le dernier à les faire, en septembre 1534. Après les vœux de Montmartre ! Cette année 1534 fut en effet décisive. Le 15 août, au petit matin, les amis traversent la Seine et les rues déjà animées du Paris de la rive droite. Ils sortent de la ville par la porte Montmartre et gagnent, à travers les vignes, la petite chapelle des martyrs, en haut de la colline. Pierre Favre, qui est le plus avancé dans les études et a été ordonné prêtre récemment, dit la messe. A la communion il se retourne et, à tour de rôle avant de recevoir l’hostie, chacun promet de vivre après ses études en pauvreté et chasteté évangéliques, et fait vœu de partir à Jérusalem en pèlerinage. Comme les temps sont incertains, et qu’Ignace est aussi prévoyant qu’obstiné dans ses désirs…, ils y ajoutent que, au cas où il leur serait impossible d’aller à Jérusalem, ils iront à Rome pour se mettre à la disposition de celui qui représente le Christ sur terre. Comme le dira Favre, le successeur de Pierre sur le siège de Rome connaît mieux que quiconque les besoins de l’Eglise du Christ et il pourra les envoyer « où il jugera qu’ils rendront le meilleur et le plus grand service ». Après la cérémonie ils font ensemble un joyeux déjeuner sur l’herbe en partageant, avec leurs provisions, leurs rêves d’avenir. 14
Entre-temps, comme le dit Diego Laynez, « le Seigneur (les) aida dans (leurs) études, pour y faire des progrès satisfaisants. ». En mars 1535 Ignace accède au titre de « Maître ès Arts ». Les compagnons parleront toujours de lui en utilisant ce titre, plein de respect pour leur aîné : maître Ignace. Muni de son diplôme, maître Ignace fait sans tarder contrôler ses Exercices spirituels sur leur orthodoxie et se voit enfin lavé de tout soupçon d’hérésie, par les docteurs de la si respectable université de Paris ! Mais déjà en avril, à peine six mois après les vœux de Montmartre, Ignace doit quitter Paris. Les médecins lui conseillent d’aller respirer l’air natal pour guérir de violentes crises de bile qui le font souffrir, conséquence de ses excès de pénitence à l’époque de son séjour à Manrèse. Il confie le groupe aux soins de son ami Pierre dont il dira plus tard qu’il a le mieux compris les Exercices et qu’il les donne parfaitement. Rendez-vous est pris au printemps de 1537 à Venise, le port d’où partaient les bateaux pour la Terre Sainte. Le charme attrayant de Pierre remplace efficacement maître Ignace. Simon Rodriguez est d’avis qu’il possédait l’art « d’attirer vivement à l’amour de Dieu tous ceux qui l’abordaient ». Et en effet, trois nouveaux étudiants rejoignent le groupe : Claude Jaÿ, fils de fermier savoyard comme Pierre lui-même, Pasquier Brouay, dit aussi Paschase Broët, un vigoureux paysan de Picardie, région du Nord de la France, et Jean-Baptiste Codure, fils d’un notaire d’une petite ville de Provence ; il apporte au groupe d’amis toute la saveur de l’esprit provençal.
Italie, Rome, 1537-1541 : Compagnons de Jésus Le petit groupe de neuf quitte Paris pour le rendez-vous de Venise plus tôt que prévu, en novembre 1536. Une guerre 15
entre le roi de France et l’Empereur, qui était aussi roi d’Espagne, semble imminente. Les Castillans parmi les amis ne sont plus en sécurité à Paris. Pierre décide d’avancer le départ. Cela les obligera de voyager en hiver. Mille sept cents kilomètres à parcourir ! Ils le feront à pied en cinquante jours. Les routes, infestées de soldats, sont si peu sûres qu’ils décident de ne laisser parler que ceux qui maîtrisent la langue des soldats qu’ils rencontrent. Ils franchissent les Alpes au cœur de l’hiver. Diego Laynez témoignera plus tard qu’ils ont fait alors l’expérience à la fois du froid, de la faim et du danger de mort. Ce fut, dira-t-il, « une route de la pauvreté et de la croix du Christ ». En janvier 1537, ils arrivent à Venise où Ignace les attend déjà. Son séjour au pays natal a été bref. Refusant d’habiter sous le toit ancestral, il a pris logis à l’hôpital des pauvres du village d’Azpeitia. Il s’est occupé des malades, a donné le catéchisme aux enfants et a réparé auprès des habitants les mauvais souvenirs qu’avait laissés son comportement de gentilhomme volage. Il a réglé aussi quelques affaires de famille, car il a dû considérer qu’il partait pour ne plus revenir. Il a même essayé de remettre sur le droit chemin un de ses frères prêtres qui vivait en concubinage. Comme quoi la nécessité de la réforme, il la vivait au quotidien dans sa propre famille… On peut s’imaginer la joie des retrouvailles à Venise ! Les voyages, à l’époque, étaient longs et périlleux : le bateau d’Ignace avait failli sombrer dans une tempête durant la traversée d’Espagne en Italie ! Les moyens de communication étaient plutôt lents et rares. Avaient-ils seulement eu des nouvelles d’Ignace durant cette longue séparation ? Mais la joie est ternie par une ombre : Ignace a cherché en vain un capitaine prêt à les prendre sur son bateau. Venise est en conflit avec le Grand Turc et celui-ci bloque toute navigation en Mé16
diterranée. On ne prévoit pas de départ pour le ProcheOrient avant longtemps. Ils n’en abandonnent pas pour autant leur rêve de partir en Terre Sainte. En attendant ils rendent service dans divers hôpitaux et ceux qui ne sont pas encore prêtres se font ordonner. Sauf le cadet, Salmeron, qui a bien l’instruction mais pas encore l’âge requis pour le sacerdoce. Ils se dispersent ensuite par petits groupes à différents endroits d’Italie du Nord, pour faire une retraite et se préparer en priant à célébrer dignement leur première eucharistie. En septembre1537, ils se retrouvent tous réunis dans la ville de Vicenze au nord-ouest de Venise. Comme aucun départ pour la Terre Sainte n’est annoncé, ils décident de se disperser de nouveau sur différentes villes universitaires de l’Italie afin d’y faire du travail sacerdotal et de rendre service dans les hospices des pauvres et des malades. C’est alors qu’ils se posent une question qui aura son importance pour l’avenir du groupe : « Lorsqu’on nous demande qui nous sommes, comment allons-nous nous présenter ? » L’idée de former un nouvel institut religieux ne leur vient même pas à l’esprit. Ce sont leurs liens d’amitié qui les unissent. Ils diront donc qu’ils sont « compagnons de Jésus », qu’ils appartiennent à la Compania de Jesus. Il n’y a dans ce choix de nom aucune résonance militaire. Ils se présentent comme, « un groupe d’amis dans le Seigneur ». Ce qu’ils étaient devenus à Paris ; des amis liés par un seul lien indéfectible : celui de leur attachement à Jésus Christ qui a daigné les rassembler autour de maître Ignace. Mais l’annexe conditionnelle du vœu de Montmartre apparaît également. Ignace, Pierre Favre et Diego Lainez se rendront à Rome en éclaireurs. Sur le chemin de Rome, Ignace fait une expérience prémonitoire. Avant d’entrer dans la ville, il se retire quelques instants dans une petite 17
église pour y confier au Seigneur ce qu’il considère comme un moment important dans sa vie : l’entrée dans la Ville éternelle. Tout d’un coup, il lui semble voir le Christ portant sa croix et entendre le Père s’adresser à son Fils par ces paroles : « Je veux que tu prennes cet homme à Ton service » ; puis le Christ, s’adressant à Ignace lui dit : « Je veux que tu nous serves. » Cette expérience d’Ignace, connue sous le nom de « vision de la Storta », est pour lui ce que la transfiguration sur le mont Tabor fut pour les trois intimes parmi les apôtres. En sortant de la chapelle de la Storta, il a la conviction inébranlable que ses prières ont été exaucées et que son désir de cheminer avec le Christ sur la route de Jérusalem, c’est à Rome qu’il se réalisera, avec ses compagnons. C’est là que prendra corps sa devise : En todo amar y servir. A ce moment, les événements se précipitent. A Pâques 1538, tous se trouvent réunis à Rome. Ils ont compris qu’ils peuvent faire une croix sur leur projet palestinien, même si Ignace mettra du temps à oublier son rêve ! Par fidélité à leur engagement de Montmartre, ils doivent donc se mettre à la disposition du pape. Le pape du moment, Paul III, les reçoit en novembre. Ce groupe de « prêtres réformés », diplômés de Paris, qui viennent si généreusement lui offrir leur service, l’impressionne et l’intrigue. Ce n’est pas si mal venu ! Paul III a de quoi se faire des soucis avec ce qui se passe dans une bonne partie de l’Europe où les idées de Luther et de Calvin font de plus en plus d’adeptes. Il s’empresse de profiter de l’aubaine. Alors, les amis prennent conscience à la fois de la force des liens d’amitié qui les unissent et de la fragilité humaine de ces liens devant la dispersion qu’entraînera leur engagement au service du pape. Beaucoup d’éléments étaient susceptibles de briser la cohésion du groupe : sa composition était d’une grande diversité dans les origines et les ra18
cines culturelles de chacun. Ils étaient, comme ils le disent eux-mêmes, « de cultures très différentes et partagés en opinions et avis divergents ». Leur amitié résistera-t-elle à la dispersion dès lors qu’ils s’offrent, comme ils l’expriment, « au vrai et légitime Vicaire du Christ sur terre pour qu’il dispose d’(eux) et (les) envoie là où il jugera que (leur) ministère sera plus fécond, soit chez les Turcs, soit aux Indes, soit chez les hérétiques ou parmi tout autre peuple fidèle ou infidèle… » ? Qu’est-ce qui est préférable, se demandent-ils : « Etre si unis les uns aux autres et si étroitement liés ensemble en un seul corps qu’aucune séparation physique même très considérable ne pourra nous séparer, ou le contraire ? » Le contraire, c’est-à-dire s’en aller chacun au gré des missions que leur confiera le pape. Deux d’entre eux sont déjà sollicités. Le groupe « d’amis dans le Seigneur » va-t-il « maintenir avec eux un lien d’entente mutuelle ou les laisser s’en aller sans garder avec eux plus d’attaches qu’avec des étrangers à notre compagnie » ? Ignace voulait qu’on se mette sans tarder à réfléchir à ce problème. Mais des événements graves, extérieurs à leur amitié, viennent retarder le débat. L’hiver 1538-1539 fut d’une extrême rigueur à Rome. Avec toutes les conséquences que cela entraînait : famine, épidémies, criminalité. Durant des mois, les compagnons sont pris par l’organisation de secours aux pauvres : fournir nourriture, chauffage et logis convenable. Leur petit groupe, lui-même ne disposant que de peu de ressources et d’un logis précaire, prend en charge durant ces mois quelque quatre cents nécessiteux ; au grand étonnement des cardinaux et de l’aristocratie romaine qui viennent vérifier sur place le zèle de ces nouveaux prêtres. Ce qu’on appellera la « délibération des premiers pères » ne commence qu’à la mi-mars. Elle dure plusieurs semaines. Trop de questions sont à l’ordre du jour. Il ne suffit pas de 19
décider de rester unis. Comment rester unis sans que quelqu’un devienne le responsable du groupe, le « supérieur » de qui les autres recevront des ordres auxquels il faudra obéir ? Jusque-là, ils n’en ont ressenti aucun besoin. Ils vivent de consensus amical. Faut-il maintenant demander au pape de leur permettre de former une nouvelle institution religieuse avec ses règles et son organisation particulières ? Devront-ils se soumettre à une vie conventuelle avec repas, prières et célébrations eucharistiques en commun à diverses heures bien précises de la journée, comme il était de coutume dans la vie des couvents ? Pour cette « délibération » importante, Ignace impose une démarche méthodique. On l’appellera plus tard le « discernement communautaire ». Chacun se fait d’abord une opinion personnelle dans la prière. Ensuite, tous se mettent ensemble pour s’écouter mutuellement en ayant bien prié le Seigneur pour la réussite de l’échange. Chacun expose son opinion, « en s’imaginant qu’il est étranger au groupe ». Ce sera un gage de plus grande objectivité. Le résultat est impressionnant. Malgré la grande diversité d’opinions qui se manifestait au début de la délibération, le résultat est obtenu à l’unanimité : Nous finîmes par trancher affirmativement. Puisque le Seigneur, pensions-nous, avait daigné, dans sa clémence et sa miséricorde, nous rassembler, pauvres hommes venus de pays divers aux coutumes si différentes, pour nous unir étroitement, nous ne devions pas briser l’union de ce groupement qui était l’œuvre de Dieu, mais plutôt l’affermir et la rendre stable en sorte que nous ne ferions qu’un seul corps.
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Le 24 juin, on met fin à la délibération. Ignace résumera tout dans un premier document qui sera présenté à l’approbation du pape. Quand ce document est remis au pape en septembre suivant, on dit que celui-ci s’exclama : « Voilà le doigt de Dieu. » Mais on n’était pas au bout de ses peines ! Des cardinaux discuteront longtemps ce texte qui, d’une manière révolutionnaire, rompt avec beaucoup de règles jugées jusque-là indispensables à la vie religieuse, notamment la prière du chœur et la clôture. Les compagnons n’habiteront pas dans des abbayes ou des couvents, ils vivront dans des « maisons », pas très différentes de n’importe quelle maison familiale. Ils ne seront tenus qu’à très peu d’exercices communautaires « afin que leur liberté apostolique ne soit pas entravée ». Le dernier problème faillit tourner à la catastrophe. Une fois l’institut approuvé par le pape, il faut élire un supérieur !… Cela ne se fait qu’en avril 1541. Ceux parmi les compagnons qui sont encore à Rome consacrent trois journées à la prière avant la réunion. Plusieurs compagnons, notamment François Xavier et Pierre Favre, sont déjà partis en mission mais ils ont laissé en partant leur bulletin de vote. Neuf bulletins de vote sur dix désignent Ignace. Ignace refuse. Il n’avait lui-même désigné personne, déclarant qu’il obéirait à celui qui récolterait la majorité des voix, « en m’excluant moi-même », avait-il bien spécifié ! On est pratiquement sûr qu’il pensait qu’on allait élire Pierre Favre. On repasse au vote quinze jours plus tard. Le nom d’Ignace ressort de l’urne mais il refuse encore ! Certains commencent à s’énerver et un d’entre eux, Diego Laynez, menace de s’en aller !… Mais Ignace reste inébranlable. Il accepte finalement de s’en remettre au conseil de son confesseur, un capucin. Ce fut ce disciple de Saint François d’Assise qui trancha la question en disant : si tu t’opposes, tu agis contre le Saint-Esprit ! Le ca21
pucin connaissait son pénitent ! C’était bien, pour Ignace, la seule chose à ne pas faire… On était le mardi de la semaine de Pâques 1541. Le vendredi de cette semaine, un petit groupe de six parmi les premiers compagnons se rend tôt le matin à Saint-Paul-hors-lesMurs. Dans une chapelle latérale dédiée à la Vierge, Ignace célèbre l’eucharistie. Avant de communier, il lit à haute voix la formule des vœux et, après lui, chaque compagnon présent fait de même. Le jeune Pedro Ribadineira, qui sera le premier biographe d’Ignace, assiste à l’événement. Voici comment il décrit l’ambiance à la fin de la cérémonie : Après la messe… ils se groupèrent devant le maître-autel. Tous les cinq se dirigèrent vers Iñigo, et Iñigo alla audevant de chacun, l’embrassa et lui donna le baiser de paix, non sans grande émotion, affection et larmes. Gageons qu’ils avaient tous à l’esprit un certain matin de quinze août sur la colline de Montmartre, sept ans plus tôt. Tout était désormais en place pour commencer une longue histoire qui, à travers maintes péripéties dramatiques, dure encore jusqu’à nos jours.
Rome, 1541-1556 : Compagnie de Jésus Ignace a cinquante ans ; pèlerin, qui a roulé sa bosse en Europe et en Méditerranée, du Guipuzcoa basque à Rome en passant par Pampelune, Montserrat, Barcelone, Venise, Jérusalem, Salamanque, Paris, Bruges et Londres… Désormais, il sera un pèlerin sédentaire. Mis à part un bref voyage à pied vers la fin de sa vie pour aller conseiller une de ses pénitentes dans le Royaume de Naples, il ne quittera plus Rome jusqu’à 22
sa mort, quinze ans plus tard. Ces années, il les passe dans une petite chambre d’une maison modeste, alors que la basilique Saint-Pierre n’est qu’en construction. Pourtant, il ne perd rien de son zèle apostolique et de son étonnant savoirfaire diplomatique acquis au service du roi de Castille. S’il faut réformer l’Eglise, c’est à Rome qu’il faut commencer ! Il parcourt souvent en claudiquant les rues étroites et animées des quartiers pauvres de la ville. Et il n’a pas les yeux dans sa poche quand il s’agit de découvrir les misères et les dépravations qui sévissent à l’ombre des palais des princes de la Renaissance : les nombreux orphelins traînant leur faim dans les rues, les mendiants, malades ou estropiés, errant à travers la ville ou agglutinés près des portails des églises, les jeunes filles qu’on prostitue aux portes des cabarets. C’est surtout le grand nombre de prostituées qui le préoccupe. A l’époque, une prostituée qui voulait sortir de sa condition était condamnée à demeurer le reste de sa vie enfermée dans un couvent. Ignace décide de fonder la maison Sainte-Marthe où l’on aidera ces jeunes filles à se réinsérer dignement dans la vie. Elles pourront choisir : devenir une bonne mère de famille ou se faire religieuse à part entière dans une vie conventuelle librement consentie. Mais pour fonder une telle œuvre, il faut de l’argent ! Ignace n’a rien perdu de son art pour obtenir que des personnes délient le cordon de leur bourse au profit d’une bonne œuvre. Il n’a pas perdu non plus tout l’acquis de son éducation de jeune noble à la cour des grands commis d’Espagne. Ses adresses préférées sont les demeures des cardinaux et des dames de l’aristocratie romaine. Avec un grand talent de stratège et d’excellent organisateur, il fonde une « Compagnie de la Grâce ». En peu de temps celle-ci compte cent soixante-dix membres cotisants. La liste de ceux-ci comprend les noms les plus prestigieux de l’aristocratie romaine ; à com23
mencer par l’épouse du prince Ottavio Farnese, Marguerite de Parme, la propre fille de l’empereur Charles Quint. Le premier biographe d’Ignace décrit non sans humour, le spectacle — « délicieux », dit-il — d’un Ignace clopinant à travers les ruelles insalubres, en route pour la maison SainteMarthe… accompagné d’une courtisane qu’il vient d’arracher à son métier. Tout cela ne se fait pas sans susciter suspicions et médisances… Mais Ignace n’en a cure. « Quand il a une idée dans la tête, il ne l’abandonne pas facilement », fera remarquer un jour un des compagnons de la première heure. L’ancien commandant de la forteresse de Pampelune a gardé le sens de la bravoure qui lui faisait faire face à l’ennemi ! En plus de ce que nous appelons aujourd’hui des activités sociales, Ignace consacre son temps à catéchiser les enfants et les jeunes qui traînent dans la rue. Il les rassemble, parfois péniblement, près d’un marché où ils sont en train de chaparder autour des étalages. Quand les jeunes sont trop turbulents, il s’adresse aux adultes. Il ne peut s’empêcher de parler de Celui dont son cœur déborde : que tous Le connaissent et apprennent à L’aimer toujours davantage ! Souvent il s’attire des moqueries à cause de son parler inimitable, composé d’un mélange impossible d’italien, d’espagnol et… de français 3 ! Mais il est le dernier à s’en émouvoir : « Il ne se troublait même pas quand les gamins lui jetaient des pommes à la figure », dit un témoin de ce zèle apostolique des premiers temps à Rome. Mais maître Ignace sera avant tout, dans le silence et la solitude de sa petite chambre de travail, celui qui pose la base de l’institution. Il consacre la plus grande partie de son temps à rédiger les Constitutions. Et il sera surtout celui qui 3. Un de ses biographes signale qu’il aurait commencé un jour une prédication en disant « aujourdi », croyant qu’il s’exprimait en bel italien…
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réalise le rêve si fortement exprimé lors de la délibération de 1539 : celui qui soude l’amitié de tous alors qu’ils deviennent de plus en plus nombreux et sont envoyés en mission aux quatre coins du monde. « Pour l’union des membres entre eux et avec la tête, écrit-il dans les Constitutions, le lien principal est l’amour de Dieu notre Seigneur. » Ancrer cet « amour du Seigneur » dans la vie des compagnons sera une constante de ses préoccupations. Il introduit comme mode principal de gouvernement la correspondance ! Quelle que soit la force des liens qui ont uni des personnes, ils ne peuvent que se relâcher si on perd le contact. La communication épistolaire des compagnons entre eux et « avec la tête » sera le grand principe du gouvernement d’Ignace. A son grand ami Pierre, qui se trouve en Allemagne en 1542, il écrit à ce propos une lettre étonnamment sévère. Il lui reproche de mélanger dans ses lettres les détails confidentiels et les nouvelles générales. Il veut qu’il écrive d’abord une lettre « principale » de nouvelles générales, qui puisse être lue par tout le monde, afin de favoriser l’union des cœurs. Et il faut que cette lettre soit bien composée ! Que Pierre prenne exemple sur Ignace lui-même : Moi je m’oblige à écrire deux fois une lettre principale pour qu’un certain ordre y règne… Celle-ci, je l’ai écrite deux fois de ma main. A plus forte raison, chacun des membres de la Compagnie doit faire de même. Car vous ne devez écrire qu’à une seule personne et moi, je dois écrire à tout le monde. Je puis vous dire : l’autre soir, nous avons calculé que les lettres que nous envoyons actuellement dans toutes les directions s’élèvent à deux cent cinquante. Vous vous dites trop occupés. Je crois que je ne le suis pas moins qu’un autre – et j’ai moins de santé. 25
Cette brève saute d’humeur en 1542, à l’égard du bon Pierre Favre, nous donne une idée de la rapidité avec laquelle le nouvel ordre religieux est en train de se répandre. Ces « pèlerins prêtres réformés », au zèle apostolique contagieux et novateur, semblent répondre à une aspiration qui vit dans le cœur de beaucoup de jeunes mais aussi dans celui de beaucoup d’adultes déjà prêtres, mécontents de la situation générale de l’Eglise. En Allemagne, le jeune Pierre Canisius, brillant étudiant originaire de Nimègue au Pays-Bas, tombe sous le charme de Pierre Favre. L’Espagnol Jeronimo Nadal, condisciple parisien qui n’avait pas voulu à l’époque se joindre au groupe des « amis dans le Seigneur », se décide finalement à faire le pas, impressionné par les lettres enthousiastes que François Xavier envoie à partir de l’Inde. Il deviendra un des meilleurs interprètes de l’esprit d’Ignace et des Constitutions. Bien que certains cardinaux réussissent un moment à limiter le groupe à soixante membres, le nombre de compagnons dépasse bientôt le millier ! L’effet que fait cette jeune Compagnie sur les hommes influents de l’époque n’est pas moindre. Très vite on les demande partout. Le pape a besoin de théologiens pour le clergé dont l’absence de formation intellectuelle a des conséquences désastreuses. Les rois et les princes les sollicitent auprès du pape, notamment pour les terres nouvelles qu’Espagnols et Portugais sont en train d’ouvrir à l’Occident. Encore avant la mort d’Ignace, beaucoup de compagnons sont envoyés en Inde et en ExtrêmeOrient, d’autres sont déjà présents sur le continent africain, à la recherche du « prêtre Jean » en Ethiopie ou dans le Royaume du Mani Kongo, au nord de l’actuel Angola ; d’autres encore sont partis vers le Nouveau Monde… Tout cela demande une correspondance suivie pour répondre aux problèmes qui surgissent, se rendre compte de la bonne marche des choses et veiller à maintenir « l’union 26
des cœurs ». A sa mort, Ignace laissera quelque six mille huit cents lettres, dont un grand nombre sont destinées aux compagnons. En 1547, Ignace prend une initiative apparemment anodine mais promise à un grand avenir. En Espagne, le duc de Gandie, François de Borgia 4, est parmi ceux qui apprécient beaucoup cette nouvelle compagnie de prêtres réformés. Il a appris à la connaître par l’intermédiaire de son épouse conquise par le charme de Pierre Favre, de passage à Barcelone. Le duc vient de fonder une école et une université. Il demande à Ignace quelques compagnons pour y enseigner. La Compagnie pourra y envoyer aussi ses jeunes afin qu’ils y reçoivent une formation « humaniste » au contact des grands auteurs de l’antiquité. A cette époque, en effet, l’Europe n’est pas seulement en effervescence religieuse. Ses savants se mettent passionnément à l’étude des langues anciennes et de la culture antique gréco-romaine. Ils en découvrent l’immense richesse humaine contenue dans des chefs-d’œuvres littéraires, que les moines copistes du Moyen Age ont heureusement sauvegardés. Ignace accède à la demande du duc de Gandie, bien que jusqu’alors il n’eût jamais songé à ce secteur comme terrain apostolique pour les compagnons. Mais jadis, sur les bords du Cardoner, Dieu lui avait fait la grâce d’illuminer son esprit et son intelligence de sorte qu’il « comprit et connut de nombreuses choses, aussi bien… spirituelles que concernant la foi et les lettres ». Cette grâce dont il témoigne dans sa biographie, et qui a marqué sa vie d’une manière indélébile, l’a préparé à ce ministère apostolique parfaitement inscrit dans l’esprit de l’époque. C’est probablement l’intuition du 4. Il entrera dans l’Ordre, après la mort de son épouse et deviendra le troisième supérieur général.
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Cardoner qui l’avait conduit à se mettre aux études à son retour de Jérusalem. C’est elle encore qui a dû le convaincre de l’importance de la formation intellectuelle et théologique pour la réforme du clergé. C’est elle enfin qui le rend apte à trouver une réponse adéquate aux demandes nombreuses qui affluent de toute part en faveur de la formation du clergé mais surtout aussi de l’éducation de la jeunesse. A sa mort, on comptera déjà trente-trois de ces institutions d’enseignement à la fois profane et religieux, répandues à travers toute l’Europe et déjà sur d’autres continents. A Rome il y en a deux. En 1551 est fondé le Collège romain. Ignace fait simplement afficher au mur de la maison qui l’abritera : « Ecole de grammaire, d’humanités et d’instruction chrétienne : enseignement gratuit ». C’est l’origine de l’Université pontificale grégorienne. Un an plus tard, il fonde le Collège germanique, spécialement destiné à la formation de prêtres allemands : un clergé solide, bien formé moralement et intellectuellement, est la réponse d’Ignace à l’influence grandissante de la réforme luthérienne dans ces contrées. L’année de sa mort, Ignace écrit à Philippe II, roi d’Espagne : « La prospérité en pays chrétien comme dans le monde entier dépend de l’éducation qu’on aura donnée aux jeunes. » Entre-temps, il continue son pèlerinage intérieur. Quelques pages de son journal intime de l’époque, miraculeusement sauvées des flammes, lèvent un peu le voile sur la profondeur insoupçonnée de sa vie intime. Elles révèlent en effet avec quelle intensité il vivait lui-même l’aventure spirituelle à laquelle il introduisait ceux qui se mettaient à l’école de ses Exercices pour apprendre à « trouver Dieu en toutes choses », à se mettre à la recherche constante de « ce que Dieu veut que je fasse de ma vie » ; et à discerner cette volonté par l’écoute des « motions intérieures ». L’aventure 28
spirituelle commencée jadis dans sa chambre de convalescent de la Casa Torre de Loyola, et ensuite dans son expérience de Manrèse, le pousse à toujours « aimer davantage » et à faire coïncider sa vie avec la volonté de Dieu. Dynamique de la grâce qui le conduit finalement à l’union parfaite des volontés dans l’intimité même de la vie trinitaire. Un des compagnons du moment, frappé par sa présence de plus en plus silencieuse et l’émotion ardente qu’il lit dans son regard, témoigne : Au début de sa conversion, (notre père) n’avait qu’un désir : parler de choses spirituelles. Plus tard il abandonna ce désir. Il choisit une autre voie : vivre seul avec Dieu seul. Ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait exact. Car toute l’intensité de cette vie d’intimité avec les Personnes divines passera dans les Constitutions. Dès lors celles-ci sont plus qu’un document juridique réglant le fonctionnement d’une institution religieuse. Quelqu’un les désignera plus tard comme « le droit codifié dans lequel a pris corps la Loi intérieure de l’amour, exprimée dans les Exercices ». La rédaction de ce document fondateur qu’Ignace achève en 1549 est indissociable de sa vie de prière. Comme en témoigne plus tard un compagnon qui l’avait vu au travail : « Pour la rédaction des Constitutions, voici sa manière de faire : chaque jour il célébrait la messe, et proposait à Dieu la question en cours… » Les quelques feuilles conservées de son journal intime nous apprennent la suite : à l’instar de ce qui se passait jadis dans la chambre de Loyola, c’est par le discernement de ses motions intérieures qu’il se mettait à l’écoute de la volonté de Dieu concernant la question qui le préoccupait. Ainsi, lorsqu’il examine le mode de vie qu’au29
ront à adopter les communautés et l’attitude que devront avoir les compagnons à l’égard des biens matériels : Messe du jour. Dimanche 10 février. – Parcouru les élections et fait oblation de ne rien posséder, avec grande dévotion et ému jusqu’aux larmes… Avant, pendant et après la messe, grande dévotion et larmes, et toujours porté à ne rien posséder, demeurant en paix dans l’oblation faite, après avoir senti une grande lumière dans la réflexion… Le soir […] paix intérieure et tranquillité d’âme, rassuré et affermi dans le sentiment que l’élection était bonne. Malgré les grâces extraordinaires dont la prière d’Ignace est manifestement gratifiée, elle est profondément enracinée dans sa vie et ses préoccupations concrètes. Un compagnon la définira plus tard en employant une expression qui deviendra emblématique de la spiritualité ignacienne : être contemplatif dans l’action. … en toutes choses, actions, conversations, il sentait et contemplait la présence de Dieu avec un sens très délicat pour ce qui est spirituel : il était contemplatif dans l’action, ce qu’il exprimait habituellement par ces mots : il faut trouver Dieu en toutes choses. Quant à nous, nous voyions avec une profonde admiration et une douce consolation comment cette grâce, cette lumière, répandait son éclat sur son visage, comment elle se manifestait dans la prudence et la sûreté de ses actes, bien plus comment elle se communiquait à nous mystérieusement. Peu de formules expriment aussi bien ce qui est au cœur de l’intuition et de l’expérience ignaciennes. Ignace y re30
vient constamment dans ses lettres aux compagnons ; que ce soit aux supérieurs, aux jeunes pères en formation ou aux pères formés, souvent accablés de travail. A Simon Rodriguez, qui veut augmenter les temps de prière pour les pères et les étudiants de sa Province du Portugal — il veut même introduire des prières nocturnes —, il écrit : « Moi, pour ma part, je m’efforce de me recueillir à chaque instant, comme les bons anges, me semble-t-il, ont toujours leur but devant les yeux, pour réaliser la volonté de Dieu. » Cette volonté de Dieu ne doit pas être cherchée dans des excès de solitude et de prières nocturnes. Il faut « trouver Dieu en toutes occupations et travaux » et il faut s’y « exercer » sans relâche : S’exercer à chercher Dieu de diverses manières et garder vivant l’esprit de dévotion en toute action, se tenir en toutes choses proche de Notre Seigneur, par exemple, en conversant, en marchant, en regardant, en écoutant, en mangeant, en travaillant et en tout ce qu’on fait, puisqu’il est vrai que la divine Majesté est présente en tout. Cette prière-là coïncide avec le don de soi total et sans réserve à Dieu, à travers le service qu’on rend à ses frères, en particulier aux chers compagnons à l’égard de qui sa charge de supérieur lui confère des responsabilités spéciales de sollicitude paternelle. Dans les Constitutions, il définit quelque part le profil d’un supérieur. Après une longue et minutieuse énumération des qualités qu’il lui souhaite, il termine ainsi : « A défaut de toutes les qualités, au moins voit-on en lui une grande bonté… » Cet homme qui aimait, après une journée de travail, se rendre sur la terrasse en haut de la maison pour y contem31
pler, ému jusqu’aux larmes, l’immensité du firmament parsemé d’étoiles, n’était vraiment pas le meneur d’hommes austère et le froid organisateur tel qu’amis et ennemis le présentent parfois. Certes il était resté l’homme des grands désirs dont « la force d’âme » lui permettait « de supporter les faiblesses de beaucoup et d’entreprendre de grandes choses au service de Dieu notre Seigneur », mais il ne manquait jamais « de la tendresse qu’il (devait) à ses subordonnés ». Il a aussi appris à orienter sa vie affective ardente entièrement vers Dieu et vers ceux qui étaient désormais confiés à sa responsabilité de supérieur. En todo amar y servir, « aimer en tout et servir », est une autre expression qui résume à merveille sa spiritualité et sa personne. La santé d’Ignace ne s’était jamais vraiment remise des excès de pénitence et de mortification aux premiers temps de sa conversion quand il vivait en ermite à Manrèse. Durant ces années romaines, elle se détériore inexorablement, le forçant régulièrement à garder le lit où à prendre quelques jours de repos à la campagne. A la fin de l’année 1550, il est même si gravement malade qu’il pense que sa fin est proche. Mais il considère que ses trois vœux les plus chers ont été exaucés : sa Compagnie ainsi que ses Exercices ont reçu l’approbation du pape et il a pu achever la rédaction des Constitutions. Sentant sa tâche accomplie, il décide de déposer sa charge de supérieur général : Tout bien considéré, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, mon seul Dieu et mon Créateur, je dépose et abdique simplement et absolument la charge que j’exerce. Je demande et je prie en Notre Seigneur avec toute mon âme… qu’on veuille bien accepter mon offre si justifiée en sa divine Majesté.
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Mais « les fils rejettent en bloc la demande de leur père », dit un de ses biographes. Ignace se soumet sans un mot, et, dès le lendemain, se remet au travail « en expédiant, comme de coutume, un paquet de lettres importantes ». Durant les années qui suivent, l’extension que prend l’Ordre alourdit sa charge considérablement. Malgré sa santé précaire son travail ne cesse de s’intensifier. Pour la période de gouvernement précédant 1549, neuf cent vingt lettres ont été conservées. Pour les années qui suivent, il y en a six mille six cent quarante et une ! On est frappé par la grande diversité de cette correspondance. Citons à ce propos un de ses récents biographes : Ignace rédige de longues épîtres sur l’obéissance, sur la façon de s’adonner aux humanités, sur la mystique et ses contrefaçons, sur un projet d’expédition navale contre la menace turque (!). Il écrit à des princes et à de grandes dames, à de petites gens et à de généreux bienfaiteurs ; il console des frères accablés, et, quand il le faut, il maintient la discipline religieuse par des reproches cinglants. Il est inexorable envers son secrétaire, tant que les lettres ne sont pas parfaitement au point et transcrites sans faute. Au courant de l’année 1556, une fatigue croissante et les ennuis de santé s’aggravant font pressentir à Ignace l’approche de sa mort. Le 30 juillet, il se sent assez mal pour sortir de sa réserve et demander à son secrétaire de faire venir un médecin. Le secrétaire ne s’en affole pas. Il a l’habitude des problèmes de santé d’Ignace. Il est déjà tard et il y a ce soir encore beaucoup de lettres à préparer pour la poste du lendemain. L’appel d’un médecin pourra bien attendre demain. Le lendemain matin, on trouve Ignace agonisant. Le 33
secrétaire se précipite alors demander au pape sa bénédiction in articulo mortis, « à l’article de la mort ». Mais à son retour, Ignace a déjà rendu l’âme. Il est allé chanter sa plus belle prière, celle qui accompagne comme « oblation », dans ses Exercices, la « contemplation pour obtenir l’amour » : Prends tout, Seigneur. Tout ce que je suis, Tout ce que je possède, Tu me l’as donné. Je te le rends… Donne-moi Ton amour et Ta grâce Cela seul me suffit. « Que ésta me basta », conclut-il en castillan… André Cnockaert, s.j. Kinshasa
François Xavier Les quatre saisons de l’apôtre A six jours d’intervalle, en avril 1506, naissaient dans le Royaume de Navarre et dans le Duché du Savoie, deux garçons qui vécurent quinze ans d’aventures communes et devinrent de grands amis : François de Jassu y Xavier et Pierre Favre. Si le premier est le jésuite le plus connu dans le monde, l’autre est resté dans l’ombre. Les cinq cents ans de leur naissance à tous deux nous feront peut-être mieux connaître le bienheureux Pierre Favre et son activité pastorale européenne. Pour notre part, nous nous attacherons à dresser le portrait de François Xavier, l’apôtre de l’Asie, en quatre étapes comme en autant de saisons. Xavier n’a pas fini de nous étonner. Il nous révèle le dessein de Dieu qui laisse l’homme libre mais le conduit quand il se laisse faire. Jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, Xavier a tout fait pour devenir chanoine de la cathédrale de Pampelune et poursuivre une carrière politico-religieuse. Mais la rencontre de Pierre Favre d’abord, d’Ignace de Loyola ensuite, à qui il résista durant quatre ans, le compagnonnage de sept autres étudiants parisiens de diverses nationalités enfin, auront infléchi sa route. Après douze années d’études universitaires, qui ne lui serviront qu’au Japon (il le dit lui-même dans ses lettres), et trois ans en Italie, ce que nous avons appelé son printemps européen, le voilà désigné au pied levé pour la mission d’Orient. On a calculé qu’il a passé le tiers de ses derniers onze ans en traversées, un autre tiers à attendre les vents favorables, et un tiers en apprentissage des langues et en évangélisation directe. Il s’est attaqué à trois langues en 35
trois régions très différentes, sous trois climats : tropical, équatorial et tempéré. Il aurait été ambigu de dire « l’été indien ». Nous avons préféré parler de l’été de la langue tamoule en pays des moussons. Puis l’automne de la langue malaise sous l’équateur des alizés et des typhons. Enfin l’hiver bien réel du Japon si contrastant par rapport aux climats chauds précédents. Xavier fut confronté aussi à trois religions : l’islam, l’hindouisme et le bouddhisme. Il n’y était pas préparé et il a réagi en homme de son temps : le dialogue interreligieux balbutiait encore. Ambassadeur du pape dans les territoires « au-delà de la Mer Rouge et du Gange », Xavier a négligé la Thaïlande (Siam), le Cambodge, le Viêt-Nam (Champa), les Philippines et la Corée parce qu’il est resté dans le sillage des marchands portugais. Il a de fait visité toutes les cités-forteresses créées par ceux-ci, à l’exception d’Ormuz (où il enverra des jésuites). Au centre du Japon, il a été le premier européen à atteindre la capitale Miyako, l’actuelle Kyoto. Xavier nous a laissé un impressionnant paquet de lettres qui ont circulé en Europe et sont à l’origine de plusieurs vocations comme celle de Jérôme Nadal. On peut en lire de larges extraits dans les nombreux livres qu’on lui a consacrés. Que la lecture de ce chapitre sans prétention vous donne le goût d’en savoir plus sur celui qui est à l’origine d’un prénom fréquemment porté aujourd’hui et sur la Compagnie de Jésus qui essaie de rester fidèle à ses origines.
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Le printemps européen : 1506-1541 Don Juan de Jassu, père de Xavier, docteur de l’université de Bologne en 1470, est conseiller et trésorier du roi Jean III de Navarre. Doña Maria de Azpilcueta, sa mère, qui possède le château de Javier (ou Xavier), est de sang royal d’Aragon et parle basque. Ils ont déjà cinq enfants quand naît François le Mardi saint 1506. Une de ses sœurs, Madeleine, sera abbesse d’un couvent de clarisses et priera beaucoup pour son petit frère. Une autre sœur, Anne, aura un petit-fils, Jérôme, missionnaire au nord de l’Inde auprès du Grand Mogol, l’Empereur Akbar (1556-1605). Xavier restera dix-neuf ans en Navarre. Il a neuf ans quand le château est partiellement détruit par les Espagnols et que meurt son père. Il n’a que quinze ans quand ses deux frères aînés assiègent, avec l’armée française, la forteresse de Pampelune, défendue par un capitaine basque du Guipuzcoa, Ignace de Loyola, âgé de trente ans, au service des Espagnols. En septembre 1525, Xavier arrive à Paris, au collège Sainte-Barbe. Il désire devenir Docteur à la Sorbonne et l’état sacerdotal lui paraît le meilleur pour faire carrière. Un an plus tard, c’est la rencontre du timide Pierre Favre, le savoyard, qui vient partager sa chambre. De suite, ils se lient d’amitié. Enfin, trois ans plus tard, en septembre 1529, un troisième étudiant est désigné pour cette même chambrée : chauve, claudiquant et mal habillé, c’est Ignace-lepèlerin ! Tout l’oppose à Xavier, y compris leurs options politiques. Si le courant passe entre Ignace et Pierre, la résistance de Xavier au même Ignace durera quatre ans, jusqu’au moment où Pierre rentre en Savoie, en 1533. Quand Pierre revient, Xavier est acquis aux idées d’Ignace et ce premier groupe de trois va réussir à former le noyau d’un 37
ordre international qu’Ignace avait vainement essayé de réunir en Espagne. Pierre est ordonné prêtre le 30 mai 1534, mais ne célébrera sa première messe que le 22 juillet. Le 15 novembre 1536, les neuf compagnons quittent Paris, Ignace les attendant à Venise où ils doivent embarquer pour Jérusalem. A pied, dans la neige, en évitant les armées françaises et espagnoles en guerre, ces pèlerins de langue franco-espagnole arrivent à Venise en passant par la Lorraine, l’Alsace, la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche. Cette traversée des Alpes en hiver, beaucoup de jésuites la feront à leur tour, comme saint Jean Berchmans, quatre-vingts ans plus tard. Mais cette épreuve ne peut supporter la comparaison avec ce que Xavier subira au Japon à la fin de sa vie.
La première messe de Xavier La joie de revoir Ignace le 6 janvier dans la Cité des Doges est assombrie par une mauvaise nouvelle : les Turcs, alliés des Français, ne laissent partir aucun bateau pour la Terre Sainte. Ce printemps vénitien sera l’occasion d’appliquer les vœux de Montmartre : logement et service dans les hôpitaux. Xavier gardera toute sa vie cette manière de résider dans les villes, ainsi à Lisbonne, Mozambique, Goa, Malacca ou Ternate. Les novices jésuites d’aujourd’hui font encore obligatoirement un mois « d’expériment » en milieu hospitalier et de nombreux prêtres en chaque Province sont volontiers aumôniers d’hôpitaux ou en relation avec des handicapés. Six compagnons doivent être ordonnés prêtres. Trois le sont déjà et Alphonse Salmeron, le cadet, est encore trop jeune. Ils vont à Rome auprès du pape pour lui demander d’être ordonnés « au titre de la pauvreté volontaire et de la science suffisante ». Ils renouvellent d’abord leurs vœux en 38
présence de l’ambassadeur du pape à Venise et reçoivent le sacerdoce des mains d’un évêque croate, le 24 juin 1537. Puis pendant quarante jours, Xavier et Salmeron vivent en ermites dans une hutte. Alors seulement Xavier célèbre sa première messe à Vicence. Ignace, lui, attendra Noël 1538, car il espérait toujours la célébrer à Bethléem.
Le grand départ C’est à Bologne, avec Nicolas Bobadilla, que Xavier terminera cette année 1537. Sa première mission de prédication se fait dans la ville même où avait étudié son père. A Pâques 1538, il est rappelé à Rome où il devient le secrétaire d’Ignace, qui compte bien le garder auprès de lui. En effet, le pape et les Rois catholiques demandent des jésuites pour différentes missions. Ainsi Pierre Favre qui enseigne l’Ecriture Sainte à Rome de novembre 1537 à mai 1539, est mandé par le pape à Parme jusqu’en septembre 1540. Ignace aurait ensuite voulu l’envoyer faire des fondations en Espagne, mais le pape l’expédie en Allemagne pour dialoguer avec les protestants. En mars 1540, le pape demande deux Compagnons pour le roi du Portugal. Ignace désigne Rodriguez et Bobadilla. Mais ce dernier, immobilisé par une sciatique, sera remplacé sans crier gare par Xavier qui fait ses adieux à Ignace. Ils ne devaient plus se revoir. Douce obéissance. Accompagnant l’ambassadeur du roi du Portugal, il passe à Parme, pensant faire ses adieux à Pierre Favre. Malheureusement celui-ci est justement parti à Brescia, et l’ambassadeur ne permet pas le détour. Mais un des résultats de la prédication du Savoyard fut l’entrée dans la Compagnie d’Antonio Criminale, premier martyr jésuite en Inde. Par le Mont Cenis, Lyon, 39
Avignon, le Pays Basque où il salue le frère d’Ignace, Xavier atteint Lisbonne fin juin, où l’attend Rodriguez. Il lui faudra attendre encore neuf mois avant d’embarquer, finalement sans Rodriguez, retenu pour le Portugal. Il aura exactement trente-cinq ans, le 7 avril 1541 quand il quitte Lisbonne. Pour sa préparation à la Mission, Xavier aura passé dix-neuf ans en Navarre, douze ans à Paris, trois ans en Italie, trois mois de Rome à Lisbonne et neuf mois dans la capitale portugaise.
L’été tamoul des moussons : 1541-1545 L’ambassadeur du pape s’appelle nonce apostolique. C’est la nomination qu’a reçue Xavier. Il est aussi l’envoyé spécial du roi Jean III du Portugal. Avant d’embarquer, il refuse les services d’un serviteur, recommandé « pour tenir son rang ». Il lavera lui-même son linge sur le bateau, soignera les malades, selon son habitude, et leur distribuera même la nourriture qu’il reçoit à la table du gouverneur de Goa qui a pris la mer avec lui. Parmi ces malades, il y a des prisonniers envoyés aux bagnes de Mozambique et d’Ormuz. Ne pouvant partir avec un autre jésuite, Xavier est cependant accompagné par un prêtre diocésain italien, Paul de Camerino (appelé Messire Paul dans la correspondance), et par un laïc portugais François Mansilhas, qui sera son successeur en pays tamoul. Ils deviendront tous les deux jésuites plus tard, mais Mansilhas ne le restera pas. La traversée est longue et pénible. Les vents sont absents dans le Golfe de Guinée, puis les alizés (vents d’est) entraînent le Santiago vers le Brésil, pour enfin passer le Cap des Tempêtes (ou de Bonne Espérance) et relâcher dans l’île de Mozambique, près de cinq mois après le départ de Lis40
bonne. Là, il faut attendre que la mousson change de direction, c’est-à-dire sept mois supplémentaires, jusqu’en février 1542. Xavier loge à l’hôpital et soigne les malades. Cette île africaine, c’est encore le Portugal en miniature. Fin février, le Gouverneur décide de partir pour Goa sur un plus petit bateau, le Coulam, venu à sa rencontre. Nouvelle escale à Melinda (Kenya actuel) où il aperçoit des mosquées et des Musulmans. Dernier arrêt à l’île de Socotora (appartenant aujourd’hui au Yémen), au large de la Somalie, où vit encore une communauté de chrétiens nestoriens (ou chaldéens), sans prêtres. Xavier est tenté d’y rester, mais le gouverneur hâte le départ. De Goa il leur enverra des prêtres. Enfin, le 6 mai, c’est l’arrivée à Goa, forteresse portugaise prise sur l’islam.
Mission en pays tamoul Dans la mentalité de Xavier et de l’Européen du XVIe siècle, l’Inde est entièrement musulmane, mais il doit rester un peu partout, du Golfe Persique à la Chine, des chrétiens dits « de saint Thomas », des communautés chrétiennes qui préexistaient à l’expansion de l’islam en Asie. Il en rencontrera de fait à Cranganore. Les prédications du nonce apostolique ne semblent pas toucher la société mixte lusitano-indienne de Goa, passablement corrompue. Si les chrétiens européens en Asie ne montrent pas l’exemple, comment apporter l’Evangile aux païens ? On lui fait part alors de l’existence d’une tribu de pêcheurs, au sud de l’Inde, baptisés il y a huit ans, puis abandonnés. Ces pauvres, de la caste la plus basse avant les intouchables, n’ont-ils pas plus besoin de lui que les bourgeois de Goa, sourds et aveugles à sa prédication ? Comme l’apôtre 41
Paul, il secoue la poussière de ses souliers et prend le bateau pour la Côte de la Pêcherie, en pays tamoul. Il n’emporte avec lui qu’un bréviaire, un indispensable parasol, et un morceau de cuir pour réparer ses sandales. Mais il lui faut d’abord apprendre la langue et faire traduire les prières essentielles avec l’aide d’interprètes. Il a vite compris que l’islam et l’hindouisme qu’il rencontre là-bas proposent à leurs adeptes des prières en arabe et en sanscrit, langues qui ne sont pas parlées par ces populations. Xavier gagne la confiance des pêcheurs Paravers (trente villages sur la côte sud-est) et les protège contre leurs belliqueux voisins, les Vadagars ou Badages, et contre les marchands portugais âpres au gain. Il reprochera au vice-roi des Indes de faire passer le commerce avant l’évangélisation. Il visite aussi des villages tamouls au nord du Sri Lanka (Ceylan) et multiplie des interventions diplomatiques tant à Goa qu’à Colombo, à Cochin ou à Tuticorin. Il évangélise aussi quarante villages du Travancore (côte sud-ouest). Partout il laisse sur place des clercs tamouls formés au collège Saint-Paul de Goa. Cochin, 15 janvier 1544 : Aux jésuites de Rome (no 20) La grâce et l’amour du Christ notre Seigneur soient toujours en notre aide et en notre faveur. Amen. Voici deux ans et neuf mois que je suis parti du Portugal, et depuis lors c’est la troisième fois que j’écris. […] Messire Paul de Camerino, François Mansilhas et moi-même sommes en très bonne santé. Paul est à Goa au Collège de SainteFoi, avec charge des étudiants de cette maison. François et moi, nous sommes chez les chrétiens du Cap Comorin. Voici plus d’un an que je suis avec ces chrétiens ; sachez qu’ils sont nombreux et que beaucoup s’y adjoi42
gnent chaque jour. […] Comme nous ne pouvions nous comprendre mutuellement, leur langue naturelle étant le tamoul et la mienne le basque, je réunis les plus instruits d’entre eux et cherchai des gens qui comprennent notre langue et la leur. Après de longs jours de réunion et beaucoup de travail, nous avons traduit les prières, du latin au tamoul, à commencer par la manière de faire le signe de la croix en confessant que les Trois Personnes sont un seul Dieu ; ensuite le Credo, les commandements, le Pater, l’Ave Maria, le Salve Regina et la confession générale. Après les avoir traduites en leur langue et apprises par cœur, je circulais dans le village, une clochette à la main, rassemblant tous les enfants et les hommes que je pouvais. Puis, une fois réunis, je les instruisais deux fois par jour. En l’espace d’un mois, je leur enseignais les prières, de telle façon que les enfants enseignent à leurs parents, à tous les gens de la maison et aux voisins, ce qu’ils avaient appris. Les dimanches, je réunissais tous les gens du village, hommes et femmes, grands et petits, pour réciter les prières en leur langue. Ils en montraient un grand plaisir et venaient avec une grande joie. […] A cette époque, affluaient des gens qui me demandaient d’aller chez eux réciter des prières sur les malades, et d’autres qui venaient me trouver avec leurs maladies ; aussi, à réciter seulement les évangiles, sans faire autre chose, et à enseigner les enfants, baptiser, traduire les prières, satisfaire aux demandes, etc. Bref, ils ne me laissaient aucun loisir ; et encore il y avait les morts à enterrer. Ainsi, rien qu’à contenter la dévotion de ceux qui m’appelaient et venaient me chercher, j’étais occupé à l’excès. […] Des foules manquent à devenir chrétiennes en ces régions, faute de personnes qui s’adonnent à de si pieuses et saintes choses. Souvent la pensée me saisit d’aller dans 43
les écoles de chez vous en criant à pleine voix, comme un fou, et surtout à l’Université de Paris […] : combien de millions de païens se feraient chrétiens s’il y avait des ouvriers ! […] Mes récréations dans ce pays sont de me souvenir de vous, mes frères bien-aimés, et du temps où, par la grande miséricorde de Dieu notre Seigneur, je vous ai connus et j’ai parlé avec vous. […] Votre frère très aimant dans le Christ. François. Comment comprendre le succès d’une mission aussi rapide ? Il y a d’abord son sourire, sa première approche, son amitié offerte, son logement et sa nourriture semblables à ceux qu’il évangélise. Puis il y a sa prière. Cette conformité entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, cette transparence et cette simplicité, voilà le succès de Xavier. Hugues Didier, dans sa Petite Vie de saint François Xavier (p. 45) rapproche la méthode de Xavier de celle du père Nobrega, jésuite portugais, fondateur en 1553 des Réductions du Paraguay (qui ont commencé au Brésil). L’un a-t-il inspiré l’autre ? Il est clair que Xavier bouleverse un ordre social, celui des castes. Il aura les brahmanes pour ennemis, surtout quand les nouveaux baptisés briseront les statues des dieux hindous. Au nord du Sri Lanka, six cents chrétiens seront massacrés de la même manière. Premiers martyrs tamouls.
Un premier arrêt Pour la première fois, Xavier a besoin de s’arrêter. D’une part, il est troublé par ce massacre et par l’absence de réaction des autorités portugaises, d’autre part, on l’appelle plus à l’est, en pays malais. Il règle ses affaires puis passe quatre mois de réflexion et de prière auprès du tombeau présumé 44
de l’apôtre saint Thomas, à Méliapour, actuellement dans le faubourg de Madras (actuellement Chennai). Il vit dans la petite maison du curé du lieu, le père Coelho, qu’il seconde en son ministère. Il y rencontre aussi un marchand portugais, Jean de Eiro, qui se confesse et donne tout ce qu’il possède aux pauvres. Avec lui il embarquera pour les forteresses les plus éloignées des Portugais : Malacca, Amboine et Ternate. Xavier n’a passé que deux ans et trois mois en pays tamoul, mais quelle moisson ! Il la confie à François Mansilhas, qui vient d’être ordonné prêtre. D’autres jésuites viendront plus tard avec science et méthode, comme les Italiens Robert de Nobili, arrivé en Inde en 1606, et Joseph Beschi, auteur de la première grammaire tamoule en 1732. Xavier aura ouvert la voie, il peut aller plus loin, explorer d’autres chemins. Aujourd’hui encore, en Inde (plus d’un milliard d’habitants), les chrétiens du Tamil Nadu et du Kerala sont plus nombreux (malgré un faible pourcentage : environ 7 %) que dans les autres Etats (moyenne de la République indienne : 3 %).
L’automne malais des alizés : 1545-1549 Reposé et réconforté par la grâce de saint Thomas, Xavier cingle maintenant vers l’est, vers ce comptoir portugais sur la route des épices, Malacca, actuellement en Malaisie. Il y arrive en septembre 1545. Il ne se doute pas que c’est là qu’il rencontrera deux ans plus tard un Japonais, comme si ce séjour malais n’était qu’une parenthèse, un tremplin pour le Japon. Malacca, sous l’équateur, est pire que Goa sous le tropique : encore plus de laisser-aller et de corruption, encore plus de fermeture à l’Evangile. Xavier fait traduire en malais 45
les prières essentielles, comme il l’avait fait en tamoul. Il loge à l’hôpital, soigne les malades, entend les confessions, célèbre la messe. Il est le seul prêtre de la ville ! La nuit, il passe dans les tavernes pour essayer de convertir marins et soldats. On lui parle de la Chine où des marchands portugais ont accosté au péril de leur vie. Plusieurs sont en prison dans le port de Canton. Xavier aborde un autre monde, non seulement par la langue et les vents, par les forêts impénétrables et les volcans nombreux, par les fréquents tremblements de terre, mais par une population plus primitive et en partie touchée par l’islam. Le 1er janvier, il quitte Malacca pour Amboine (Ambon) dans les Moluques du Sud, les îles des épices. Ce commerce lucratif, notamment pour le clou de girofle, le Portugal et l’Espagne veulent se l’approprier alors qu’il est aux mains des musulmans. Le capitaine de Ternate, Antonio Galvao, dix ans avant l’arrivée de Xavier, avait baptisé lui-même les habitants de plusieurs îles jusqu’au sud des Philippines. Mais bien que situé sur le même méridien, l’archipel philippin est soumis à l’autorité espagnole (depuis le Mexique), tandis que l’Indonésie portugaise passe sous contrôle hollandais au début du XVIIe siècle, exception faite du Timor oriental, en majorité chrétien. A Amboine, de fait, Xavier confesse des marins espagnols égarés, prisonniers des Portugais. Il visite aussi sept villages chrétiens et écrit de longues lettres en Europe et en Inde. En effet, ce périple en Insulinde, il le fait seul, et il supplie Rome, Lisbonne et Goa de lui envoyer des compagnons. En juillet, il est dans l’île de Ternate, centre du girofle, dans les Moluques du Nord. Enfin, il passe quatre mois encore plus au nord, dans l’île du More (Morotai), peuplée de Papous animistes et anthropophages. On lui déconseille d’y aller mais son sourire et sa manière de vivre les désarment. 46
Amboine, 10 mai 1546. Aux jésuites de Rome (no 55) Très chers frères dans le Christ. […] Nous sommes arrivés à une ville du nom de Malacca, où le roi du Portugal tient une forteresse. […] Au bout de trois mois et demi, les vents favorables […] se mirent à souffler. […] Je décidai de partir pour une autre forteresse du roi, nommée Maluco (ou Ternate), qui est la dernière de toutes. […] De l’autre côté de Maluco est un pays nommé Le More (ou Morotai). […] Il s’y fit, voici bien des années, un grand nombre de chrétiens. La mort des prêtres qui les avait baptisés, les laissa dans l’abandon et l’ignorance. Ce pays est très dangereux, car ses habitants, pleins de perfidie, mêlent souvent le poison à la nourriture et à la boisson. Voilà pourquoi il ne se trouve personne pour y aller s’occuper des chrétiens. […] Beaucoup de mes amis et fidèles m’ont sollicité de ne pas me rendre dans un pays aussi dangereux. Voyant qu’ils ne pouvaient m’en détourner, ils m’offraient beaucoup d’antidotes contre les poisons. Quant à moi, je les remerciai vivement de leur amour et bienveillance, mais ne voulais pas m’alourdir d’une crainte qui m’était étrangère, car j’avais mis toute mon espérance en Dieu et je ne voulais rien en perdre. Aussi me suis-je abstenu de prendre les antidotes qu’ils m’offraient avec tant d’amour et de larmes. Je leur ai demandé d’avoir, dans leurs prières, continuel souvenir de moi ; c’est bien le remède le plus sûr qu’on puisse trouver en fait de contrepoison. […] Afin de ne jamais vous oublier, pour vous avoir continuellement et spécialement en mémoire, et pour ma grande consolation, sachez, frères très chers, que j’ai découpé vos noms, écrits de vos propres mains, sur les lettres que vous m’avez écrites ; 47
unis aux vœux de ma profession, je les porte continuellement sur moi, en raison des consolations que j’en reçois. A Dieu notre Seigneur, je rends grâces d’abord, et ensuite à vous, Frères et Pères très doux, puisque Dieu vous a rendus capables de me consoler tellement quand je porte vos noms sur moi. Et puisque nous nous reverrons bientôt dans l’autre vie, plus à loisir que dans celle-ci, je n’en dis pas davantage. Votre tout petit frère et fils, François. En janvier 1547, il est de retour à Ternate, où il a le temps de rédiger la Petite Somme de Doctrine chrétienne, son seul livre. En mai, il est à Amboine et en juillet, à Malacca. Trois jésuites l’y attendent, avec le courrier. Il apprend ainsi la mort de son ami Pierre Favre, à Rome, le 1er août 1546. Il va former ses compagnons pour la mission malaise. Tous iront dans les Moluques où ils subiront des persécutions, et même le martyre pour deux d’entre eux. Le reste du temps se passe en confessions et prédications, services à l’hôpital et au prochain. On retiendra sa participation à la levée d’une flotille contre les pirates d’Achin et sa prédiction que la victoire appartiendrait aux Portugais. Xavier se trouve donc toujours à Malacca en décembre. Au sortir d’une messe, un japonais, nommé Anjirô, le salue et lui raconte son histoire. Accusé d’avoir tué un homme, il a quitté le Japon grâce à un marchand portugais qui lui parle du Nonce Apostolique à Malacca. Il y est arrivé en décembre de l’année précédente, mais Xavier est quelque part dans les Moluques. Il veut retourner dans son pays, mais une tempête en décide autrement, et sur les côtes de la Chine, un autre marchand portugais lui assure que Xavier est revenu à Malacca depuis juillet. Comme saint Paul rêvant d’un Macédonien qui l’appelle à traverser la mer, Xavier ressent l’appel du Japon où l’Evangile n’a jamais encore été annoncé. Mais An48
jirô n’est pas un rêve, il est là devant lui. Xavier ne précipite rien, ne baptise pas le japonais sur le champ : priorité à l’évêque de Goa. Il interroge Anjirô sur son pays, la religion, les mœurs, la politique. L’autre lui donne des réponses exactes et inexactes. Ces dernières seront désastreuses pour cette première mission au Japon. Dans les exactes, on retiendra que les Japonais sont « curieux de tout », civilisés, mettant l’honneur avant la richesse, et non touchés par l’islam. Mais Anjirô connaît mal sa religion, une des trente-cinq variétés du bouddhisme, et la politique de son pays où l’Empereur est inexistant, chaque « duc » ayant autorité absolue sur son territoire. Xavier quitte Malacca en décembre 1547. Anjirô le suit avec le commerçant portugais qui l’avait sauvé du Japon. Poussé par les vents, Xavier débarque à Cochin le 13 janvier 1548, où se trouve là justement l’évêque de Goa, avec qui il a une entrevue. C’est un franciscain, responsable du plus grand et plus peuplé diocèse du monde. Son vicaire général, un laïc vient d’être empoisonné. Dans une lettre au roi du Portugal, Xavier ne tarit pas d’éloges sur l’Evêque de Goa et sur le vice-roi, qui vivent en chrétiens, contrairement aux Portugais ou aux Indiens convertis. Cochin, 20 janvier 1548. Aux jésuites de Rome (no 59) Très chers Pères et Frères dans le Christ Jésus. […] A Malacca, des marchands portugais, tout à fait dignes de foi, m’ont donné beaucoup de détails sur des îles récemment découvertes, appelées « îles du Japon ». A leur avis, il s’y ferait beaucoup de fruits dans la croissance de notre sainte foi, plus qu’en aucune autre région de l’Inde, car c’est un peuple très désireux d’apprendre […]. Un japo49
nais était venu avec ces marchands portugais. Il s’appelle Anjirô. Il était venu à ma recherche, car les Portugais qui étaient allés de Malacca au Japon lui avaient parlé de moi. […] J’ai demandé à Anjirô si, au cas où j’irais dans son pays avec lui, les gens du Japon se feraient chrétiens. Il m’a répondu que les gens de son pays ne se feraient pas chrétiens tout de suite. Il m’a dit qu’ils me poseraient d’abord beaucoup de questions, qu’ils verraient ce que je leur répondrais et ce que moi, j’en comprendrais et surtout si je vis conformément à ce que je dis. […] Au cours du voyage de Malacca en Inde, nous avons couru de grands dangers causés par de fortes tempêtes, les plus violentes que j’ai jamais vues en mer, durant trois jours et trois nuits. […] Tout ce que nous avons pu jeter à la mer, nous l’avons fait pour sauver nos vies. Au plus fort de la tempête, je me suis recommandé à Dieu notre Seigneur, en commençant par prendre d’abord pour protecteurs sur la terre tous les membres de la bénie Compagnie de Jésus et tous ceux qui lui sont dévoués. […] Je n’ai pas omis de prendre pour protecteurs tous les saints de la gloire du paradis, en commençant d’abord par ceux qui en cette vie appartenaient à la Compagnie de Jésus, en premier lieu l’âme bienheureuse du Père Favre, puis toutes les autres […]. Comme j’étais en un péril total, je me suis confié à tous les anges […], patriarches, prophètes, apôtres, évangélistes, martyrs, confesseurs, vierges, et tous les saints du ciel. Pour être plus assuré d’obtenir le pardon de mes péchés infinis, j’ai pris pour protectrice la glorieuse Vierge Notre Dame, puisque, là où elle se trouve dans le ciel, Dieu notre Seigneur lui accorde tout ce qu’elle lui demande. Ayant enfin mis toute mon espérance dans les mérites infinis de la mort et de la passion de Jésus Christ, notre Rédempteur et Seigneur, 50
et fort de toutes ces faveurs et toutes ces aides, je me suis trouvé aussi consolé durant cette tempête, et peut-être davantage, que je ne l’ai été après en avoir été sauvé. […] Le plus petit serviteur des serviteurs de la Compagnie du Nom de Jésus, François. Le 22 janvier, Xavier quitte Cochin pour Manappad, sur la Côte de la Pêcherie où il rassemble les cinq jésuites en apostolat dans le Sud. Il arrive à Goa le 6 mars, mais c’est pour repartir immédiatement pour Bassein, au nord de Bombay, où se trouve le vice-roi. Intense activité diplomatique pour préparer ce voyage au Japon, dont le point d’orgue sera le baptême des trois premiers japonais, le 20 mai, dimanche de Pentecôte, en la cathédrale de Goa. Le 6 juin, le vice-roi meurt dans les bras de Xavier. Avant de partir au Japon, il fait encore deux séjours sur la Côte de la Pêcherie et à Cochin, il s’occupe aussi du collège Saint-Paul et des nouveaux jésuites arrivés d’Europe. Parmi eux, le père Gaspard Barzée, néerlandais de Zélande, le père Côme de Torrès, catalan de Barcelone, et le frère Juan Fernandez, castillan de Cordoue. C’est avec ces deux derniers et les trois Japonais baptisés que Xavier quitte Goa le 15 avril 1549, soit seize mois après la rencontre d’Anjirô. Il vient d’avoir quarante-trois ans et il se lance dans de nouvelles aventures.
L’hiver japonais : 1549-1552 De Goa à Kagoshima, la ville d’Anjirô, dans l’île de Kyushu, Xavier passe cinq mois de navigation, une escale à Malacca, une tempête en Mer de Chine, sous la conduite plutôt hasardeuse d’un capitaine chinois surnommé Ladrao, ce 51
qui veut dire « pirate », qui confie la direction du bateau à une idole honorée d’encens. Le 15 août, quinzième anniversaire de son engagement à Montmartre, Xavier aborde un archipel inconnu. Jusque-là, le Japon était connu comme une seule île et non quatre grandes îles. Le point commun avec les Moluques, c’est le volcanisme et aussi les tremblements de terre. Mais le climat est beaucoup plus froid, surtout l’hiver. Pour Xavier, le Japon est peuplé de « blancs » sans contact avec l’islam : une aubaine pour l’évangélisation. Et si les seigneurs locaux, les « ducs », sont favorables au commerce avec les Portugais, pourquoi pas à l’annonce de l’Evangile ? Xavier et ses compagnons seront les premiers à offrir à l’Europe une description de ce « nouveau monde ». A la fin du XVIe siècle, les Shoguns (dictateurs militaires) fermeront pour deux siècles le Japon à toute influence étrangère. Le christianisme sera persécuté, mais non éradiqué. Un petit reste, du côté de Nagasaki (non loin de Kagoshima), aura perduré, non sans martyrs. Au lendemain de la dernière guerre, en 1949, les 400 ans de l’arrivée de Xavier donneront lieu à des cérémonies grandioses, le reliquaire de son bras, venu de Rome, mobilisant les foules en procession. Après le baptême de toute la famille d’Anjirô, les trois jésuites vont saluer le duc pour obtenir l’autorisation d’annoncer l’Evangile. Avec l’aide d’Anjirô, ils traduisent les prières essentielles, comme Xavier l’avait fait avec le tamoul et le malais. Mais la population de Kagoshima, si elle est curieuse, n’est pas prête à changer de religion. Face au bouddhisme qui lui semble moins incompatible avec le christianisme que l’islam ou l’hindouisme, Xavier a tout à apprendre. Il discute éthique et philosophie avec les « bonzes », mais il est trahi par les choix linguistiques douteux d’Anjirô. Xavier n’a pas le temps matériel d’apprendre le japonais et il en connaît moins que le Frère Fernandez, plus doué. C’est de nouveau le style 52
de vie de ce « bonze d’Occident » qui convaincra quelques centaines de Japonais qui demandent le baptême. Kagoshima, 5 novembre 1549. Aux jésuites de Goa (no 90) […] Dieu nous a conduit au Japon, où nous désirions tant aborder, le 15 août 1549, fête de Notre-Dame. […] Nous sommes arrivés à Kagoshima, ville d’Anjirô, où tout le monde, ses parents et les autres, nous a reçus avec grande amabilité. […] Soyez prêts, car il ne serait pas étonnant que d’ici à deux ans j’écrive à un bon nombre d’entre vous de venir au Japon. Disposez-vous donc à acquérir une grande humilité […] Cette humilité intérieure, vous en aurez besoin partout et plus encore en ces contrées-ci, bien plus que vous ne pensez. […] Je vous supplie donc de vous établir totalement en Dieu pour toutes vos affaires, sans vous fier à votre pouvoir ou à votre savoir, ni à l’opinion humaine. […] Croyez-moi, vous qui viendrez en ces régions, vous aurez l’occasion d’éprouver ce que vous valez. Quelle que soit votre rapidité à gagner et acquérir beaucoup de vertus, estimez qu’elles ne seront pas superflues. […] En allant parler au duc qui résidait à cinq lieues de Kagoshima, Anjirô emporta avec lui une très pieuse image de Notre-Dame, que nous avions amenée avec nous. A sa vue, le duc se réjouit de façon étonnante : il se mit à genoux devant l’image du Christ notre Seigneur et de Notre-Dame ; il l’adora avec un grand respect et une grande révérence et ordonna à tous ceux qui se trouvaient en sa compagnie de faire de même. Ils la montrèrent ensuite à la mère du duc qui fut émerveillée de la voir et qui en éprouva un vif plaisir. […] Si nous savions parler la langue, nous aurions déjà fait beaucoup de fruits. Ici, jus53
qu’à présent, la conversion ne provoque pas l’étonnement. Et comme beaucoup d’entre eux savent lire et écrire, ils apprennent vite les prières. […] Pour l’instant, nous sommes au milieu d’eux comme des statues. Ils parlent et s’entretiennent abondamment de nous, mais nous, faute de comprendre la langue, nous nous taisons. Pour le moment, il nous suffit d’être comme des petits qui apprennent à parler, et plaise à Dieu que nous les imitions par la simplicité et la pureté du cœur ! […] J’achève ma lettre sans pouvoir venir à bout de vous exprimer le grand amour que j’ai pour vous tous ensemble et pour chacun en particulier […] Que Dieu notre Seigneur vous donne de sentir, à l’intime de l’âme, sa très sainte volonté, et la grâce pour l’accomplir parfaitement. Votre frère très aimant dans le Christ, François. Comme il a dialogué avec les sultans tamouls et malais, Xavier veut rencontrer d’autres ducs et surtout l’empereur dans sa capitale Miyako, l’actuelle Kyoto. En août 1550, il part avec le frère Fernandez et un Japonais converti, nommé Bernard, pour Hirado et Yamagushi. De novembre à janvier 1551, c’est l’aller-retour pour la capitale, dans la neige et l’extrême pauvreté de nourriture et de logement. Voyage inutile, puisque la ville est en pleine guerre civile et qu’il n’y a plus d’autorité impériale sur le pays depuis un siècle. Encore les mauvaises indications d’Anjirô ! Pendant ce temps, le Duc de Yamagushi a changé d’avis : plus d’annonce de l’Evangile. Xavier change alors de méthode : il s’habille de soie et se présente avec des cadeaux comme ambassadeur. Le duc est séduit et veut offrir une somme d’argent à Xavier, qui refuse. Cela le grandit encore aux yeux du duc. Après un autre essai au royaume du Bungo, Xavier décide de rentrer à Goa. Un autre projet l’habite, après 54
ce demi-échec japonais. En Chine, il y a un empereur qui a autorité dans un pays bien centralisé. Les Chinois sont observés par les Japonais qui leur ont déjà emprunté leur écriture, leur culture, leur religion. Si les Chinois deviennent chrétiens, les Japonais suivront ! Le père Côme de Torrès sera le successeur de Xavier pour la mission du Japon, qui ne comptera jamais plus de neuf jésuites jusqu’en 1563. Parmi eux, le frère Luis de Almeida se distinguera par sa maîtrise de la langue et ses actions sociales.
En route vers la Chine Xavier quitte le Japon en novembre. En décembre, au large de la Chine, il rencontre Diego Pereira, un marchand portugais chrétien, qui lui offre de participer à cette première approche de la Chine. Il met son bateau, le Santa Cruz, à la disposition de Xavier, et dépense une fortune pour des cadeaux pour l’empereur. Tout marche trop bien. A Malacca, le 27 décembre, Xavier apprend par une lettre d’Ignace écrite deux ans plus tôt qu’il est nommé Provincial de l’Inde. A-t-il encore le droit d’aller en Chine ? Sa décision est prise, mais il doit faire vite. Ses forces diminuent et il sent qu’il ne reviendra peut-être pas. L’entreprise est insensée : entrer en Chine malgré tous les interdits, pénétrer à la cour de l’empereur, faire libérer tous les Portugais en prison à Canton, et surtout annoncer l’Evangile. A Cochin, fin janvier, il s’informe sur la situation des chrétiens Paravers et du Travancore. A Goa, il nomme le père Barzée recteur de Saint-Paul et procède en trois mois à une réforme de la Province. Le 17 avril 1552, il vient d’avoir quarante-six ans, il s’embarque à bord du Santa Cruz. Pereira 55
s’est fait nommer ambassadeur du Portugal pour la Chine. L’accompagnent aussi un jeune jésuite nommé Alvaro Ferreira, un interprète bénévole, un serviteur tamoul et Antoine le Chinois, qui a passé dix ans à Goa et ira sur les traces de Xavier à l’île du More, de 1553 à 1556. Le premier obstacle survient à Malacca, où le gouverneur, un des fils de Vasco de Gama, bloque le Santa Cruz durant trois mois. Il ne supporte pas qu’un commerçant soit nommé ambassadeur en Chine, alors que cet honneur lui reviendrait. Sur les instances de Xavier, il laisse finalement partir le bateau, mais sans Pereira ni les cadeaux. A l’ouest de Macao, qui ne sera occupé par les Portugais qu’en 1557 (jusqu’en 1997), se trouve l’île quasi déserte de Sancian (ou Sang-ch’uan Tao), à dix kilomètres du continent et cinquante de Canton. Les bateaux portugais ont l’habitude d’y faire escale. Xavier y arrive en août, après une escale à Singapour du 21 au 22 juillet. Il loge dans une hutte et espère qu’un marchand chinois le conduira à Canton. Rendez-vous est pris, mais le Chinois ne vient pas. Xavier désespère. Trois nouveaux mois d’attente. S’il ne peut entrer en Chine maintenant, il imagine d’accompagner l’ambassade annuelle du roi du Siam. Et de Chine, il pourrait rentrer par voie de terre en Europe (la route de la soie), en passant par Jérusalem, la promesse de Montmartre. Il s’en remet à son Maître et Seigneur. Si Dieu l’a conduit jusqu’ici, via l’Inde, les Moluques et le Japon, c’est que sa volonté est d’ouvrir la Chine à l’Evangile. Mais Xavier ne sera pas son instrument. Tandis qu’il prie à Sancian, en Italie centrale, le 6 octobre, naît un petit garçon, Matteo Ricci, qui trente ans plus tard sera admis en Chine, comme jésuite et astronome, mandarin en 1595, et à la cour de Pékin en 1602.
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Sancian, 22 octobre 1552. Au Père François Perez à Malacca (no 131) Par la miséricorde et la bonté de Dieu, le navire de Diogo Pereira et nous tous, équipage et passagers, nous sommes arrivés sains et saufs au port de Sancian, où nous avons trouvé beaucoup d’autres bateaux marchands. Ce port est à trente lieues de Canton. De nombreux commerçants de cette ville se trouvaient là pour trafiquer avec les Portugais […]. Il a plu à Dieu notre Seigneur qu’un honorable habitant de Canton s’offre à m’y transporter, pour deux cents cruzados […]. Le péril que nous courrons est double, aux dires des gens du pays. Le premier, c’est que notre transporteur, après avoir encaissé l’argent, ne nous abandonne sur quelque île déserte ou ne nous jette à la mer, pour n’être pas dénoncé au gouverneur de Canton. Quant au second, c’est que, une fois parvenus à Canton et menés en présence du gouverneur, celui-ci n’ordonne de nous maltraiter ou de nous emprisonner, tant est inouïe notre démarche. […] Que le Christ notre Seigneur nous donne son aide et faveur. Amen. Tout vôtre dans le Christ, François. Trahi par les marchands et les militaires, loin de ses frères dont il porte les signatures en médaillon sur son cœur, Xavier agonise. Cent fois il aurait pu être martyr. Cent fois il aurait pu périr dans les tempêtes. Cent fois il aurait pu succomber aux maladies tropicales, à la froidure nippone, aux tremblements de terre, aux typhons. Mais ici, c’est de soif qu’il meurt. Soif de faire connaître le Dieu d’Amour, son Seigneur, à un plus grand nombre de personnes. Soif d’apporter la Bonne Nouvelle encore plus loin. Soif de ne plus pouvoir revoir et encourager les milliers de baptisés dans 57
l’immense territoire qui lui était confié. Il a renvoyé le jeune jésuite et l’interprète est parti lui aussi. Le serviteur tamoul est indifférent, seul Antoine le chinois assiste Xavier jusqu’au bout.
Le printemps éternel Il rêvait d’un nouveau printemps, un printemps chinois. Il lui sera donné un printemps éternel. Il meurt à l’aube du 3 décembre 1552. On l’enterre dans l’île de Sancian, mais le Santa Cruz est toujours là. On ramène finalement son corps, intact, à Malacca, le 22 mars 1553, en triomphe. On l’y enterre à nouveau. Mais Pereira veut l’emmener à Goa. Ce qu’il fait le 16 mars 1554. Le corps est toujours intact. Il repose dans l’Eglise du Bon-Jésus. Le 3 novembre 1614, son bras droit est détaché et envoyé à Rome. Sept mois après sa mort, le 28 juin 1553, une lettre d’Ignace lui ordonne de revenir en Europe. La lenteur du courrier de l’époque rendait difficile l’obéissance immédiate. Ignace meurt à Rome le 31 juillet 1556. Ignace et Xavier sont canonisés en même temps, le 12 mars 1622. Ce jour a été précédé d’une neuvaine qu’on célèbre encore aujourd’hui sous le vocable « neuvaine de la grâce » ou « neuvaine à saint François Xavier ». Au début du XXe siècle, Xavier est proclamé patron de l’Œuvre de Propagation de la Foi et patron des Missions. Des dix fondateurs jésuites, Xavier est le plus connu, celui dont le nom a été donné à de très nombreuses paroisses et collèges. En philatélie, il est représenté beaucoup plus souvent que n’importe quel autre jésuite.
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Une abondante correspondance Xavier a écrit au moins deux cents lettres. On en a conservé cent huit plus vingt-neuf documents, datés de 1535 à 1552, pour la plupart des copies, sauf trente-trois originaux dont huit de sa main. Le père O’Malley en parle ainsi : « Xavier adressera en Europe des lettres qui électriseront ses frères et bien d’autres, au récit des immenses voyages et des nouvelles concernant les lieux étranges où il travaille. Cette correspondance crée l’image populaire d’un Xavier prototype d’un missionnaire zélé et non critique — une image contredite par la conscience de plus en plus claire qu’il développe des problèmes qui attendent les Européens impatients d’annoncer le christianisme aux cultures non occidentales, surtout à une culture aussi fière et ancienne que la culture japonaise » (Les premiers jésuites. 1540-1565, Pais-Montréal, DDB-Bellarmin, p. 50). Et le père Paul Lebeau renchérit : « [Xavier] était […] généreusement mais aveuglément tributaire de la théologie héritée du Moyen Age occidental, qui vouait à l’enfer tous ceux qui n’avaient pas reçu le baptême en bonne et due forme. Sa conscience évangélique s’éveilla cependant peu à peu lorsqu’il se rendit compte que cet effort frénétique d’évangélisation constituait en fait une complicité involontaire à l’exploitation coloniale de ces populations déshéritées. Cette prise de conscience s’exprime avec une indignation croissante dans les lettres qu’il envoie à […] Ignace […] et surtout au roi Jean III du Portugal, qui avait mis à sa disposition les moyens matériels de sa mission. Premier éveil historiquement repérable de ce qu’on appellera plus tard une théologie de la libération » (dans un article du bulletin de l’archevêché de Malines-Bruxelles, Pastoralia, février 2002).
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Conclusion Xavier modèle pour aujourd’hui ? S’il fut résistant à l’idéal de pauvreté évangélique que lui proposait Ignace, Xavier, une fois décidé, maintenait le cap. Disponible pour partir immédiatement au bout du monde, attentif aux appels à aller toujours plus loin, il n’hésitait pas à prendre le temps de la traduction, de l’organisation pastorale, de la réflexion et de la mise en place de ses successeurs. A tous, il donnait son sourire, son amitié profonde ; il partageait sa foi, sa prière ; il était au service du plus pauvre, des malades. Pour la nourriture, le logement et le transport, il vivait en conformité avec ce qu’il enseignait. Par respect de l’autre, il apprenait sa langue et s’informait sur sa religion. Son humilité et sa bienveillance lui ont ouvert des portes tamoules, malaises et japonaises. Il a vécu intensément ces onze ans et demi d’apostolat asiatiques. On a estimé qu’il avait parcouru quatre-vingt mille kilomètres en mer… à la moyenne de soixante par jour ! Il a ouvert des portes et inauguré une méthode d’apostolat que reprendront d’autres jésuites, comme le père José de Anchieta, basque, qui débarque au Brésil en 1553. Prions-le pour que le Maître envoie de nouveaux ouvriers pour sa moisson aujourd’hui, tant en Europe que dans les pays lointains. Et prions avec lui la prière qui lui est attribuée. Mon Dieu, je t’aime. Ce n’est pas pour le ciel que je t’aime, ni parce que je crains l’enfer. A la croix, ô Jésus, tu m’as pressé sur ton cœur. Tu as enduré les clous, le coup de lance, le comble de la honte, des douleurs sans nombre, la sueur et l’angoisse, la mort… tout cela pour moi, à ma place, pour mes péchés. Alors, ô Jésus très 60
aimant, pourquoi donc ne pas t’aimer d’un amour désintéressé, oubliant le ciel et l’enfer, non pour être récompensé, mais simplement comme tu m’as aimé ? C’est ainsi que je t’aime, ainsi que je t’aimerai : uniquement parce que tu es mon Roi, uniquement parce que tu es mon Dieu. Amen. Fr. Roland Francart, s.j. Bruxelles
Pierre Favre Comment nous connaissons Pierre Favre Depuis cinq siècles, tous ceux qui ont voulu mieux connaître et faire connaître Pierre Favre ont eu à leur disposition une bonne documentation de première main. La pièce la plus importante qui n’a pas cessé d’être utilisée, surtout depuis son édition à la fin du XIXe siècle, est le Mémorial des désirs et des bonnes pensées du Père Maître Pierre Favre, compagnon de saint Ignace, une sorte de journal spirituel. Une abondante correspondance entre lui, Ignace, les autres compagnons et nombre d’amis nous renseigne aussi de près sur les neuf dernières années de sa vie. De plus, bien des témoignages contemporains nous sont restés à son sujet. Il y a tout particulièrement ceux que lui rendent les membres du petit groupe des amis d’Ignace, et Ignace lui-même dans sa propre autobiographie. Il y a enfin les anciennes enquêtes en vue de la béatification dès la fin du XVIe siècle. Voilà qui est déjà significatif et de deux manières. Le souvenir de Pierre Favre, jusqu’à la fin du XIXe siècle, s’est donc transmis discrètement mais largement par l’amitié. Et ce souvenir est précisément celui d’un homme qui a eu une existence marquée humainement et religieusement par la même amitié. Ainsi la mémoire qu’on a de lui et son existence même est-elle marquée, baignée de cette charité conquérante. On n’entre chez Pierre Favre, hier et aujourd’hui, que par la porte de l’amitié qu’il a si intensément vécue. De fait, dès sa première mission, à Parme, en 1541, voici comment il décrit sa façon de travailler à Ignace — c’est la première lettre entre eux deux qu’on ait conservée : 63
Nous allons bien, et en travaillant dans la vigne du Seigneur autant que nous le pouvons et plus que nous le pouvons : telle est la moisson, aussi bien en prédications qu’en confessions et en communions, avec un fruit qui va croissant. J’ai, qui font les Exercices, deux chevaliers qui sont des notables de la région. Les localités du comté ont été fortement mises en branle, lors de mes deux tournées… (Fabri Monumenta, p. 12). Combien d’autres fois lisons-nous le même écho d’allégresse communicative dans la correspondance ! Mais il faut aussi replacer brièvement cette personnalité si ouverte dans la société dont il a épousé tant d’aspects. Toutes les périodes de l’histoire, quand on se penche sur elles, sont complexes, lumineuses et ténébreuses à la fois, sans que la christianisation du monde, jusqu’au XVIe siècle et au nôtre, ait changé fondamentalement cet état de chose. L’Eglise, elle-même, participe du reste à ces changements de climat social. Le temps où vécut Pierre Favre (1506-1546) n’échappe pas à la règle. La fin du Moyen Age a été une mauvaise période pour la société — c’est-à-dire pour l’Europe — comme pour l’Eglise. S’y accumulent en effet les reprises de la grande peste, la guerre de Cent ans (achevée seulement en 1449), la chute de Constantinople (1453), le Grand schisme où deux puis trois lignées papales se sont affrontées (1378-1417), mais avec des conséquences qui continuent à se manifester dans l’incapacité à mener la réforme de l’Eglise. La fin du XVe siècle et le début du XVIe apparaissent dès lors comme un véritable printemps. C’est la seconde Renaissance qui n’est plus seulement italienne, mais largement européenne, en Angleterre, en Espagne, en France, dans les Pays-Bas et la Bourgogne, dans la 64
Rhénanie qui détient encore en ces années le quasi-monopole de l’imprimerie. La démographie est vigoureuse. L’or et l’argent circulent dans une paix à peine troublée par les descentes des Français en Italie, et la banque internationale prospère. Les arts sont florissants, architecture, peinture, sculpture : songeons à Chambord (1519) et à Saint-Pierre de Rome (rebâti à partir de 1506) ; songeons à Léonard de Vinci (14521519, mort en France), Jérôme Bosch (1450/1460-1516), Albrecht Dürer (1471-1528), Michel-Ange (1475-1564). Et tant d’autres. La littérature et la pensée ne sont pas en reste, de l’Italie à l’Angleterre, en passant par l’Espagne, la France, les Pays-Bas. Citons comme simples rappels : deux Italiens, Jean Pic de La Mirandole (1468-1494), Nicolas Machiavel (14691527) ; un Espagnol, Jean de Valdès (fin du XVe siècle-1541) ; des Français, Guillaume Budé (1467-1540), Jacques Lefebvre D’Etaples (1450-1537), François Rabelais (1494-1553) ; un Néerlandais, Didier Erasme (1469-1536) ; un Anglais, Thomas More (1478-1535). Avec ces quatre derniers noms, nous rejoignons le grand courant qui marque l’époque, l’humanisme évangélique. C’est une vaste tentative, qui gagne toute l’Europe, pour renouveler, réformer l’Eglise par un retour à la culture antique et à la foi des Pères de l’Eglise en deçà du Moyen Age. Tout le monde en est imprégné, lors même que les armes reprennent leur fracas entre les princes chrétiens, François Ier et Charles Quint — et dès lors s’instaure une inimitié qui a duré cinq siècles, entre la France et l’Allemagne jusqu’aux guerres mondiales du XXe siècle. Et voilà que l’immense espoir humaniste se heurte à partir de 1517 à la figure de Martin Luther (1483-1546) et aux réformateurs, Jean Calvin en particulier (1509-1564), qui ont, plus ou moins, marché sur ses brisées. Le printemps érasmien s’assombrit pour toujours. La ré-
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forme de l’Eglise, au centre des ruptures européennes, ne passera pas par ce chemin. Homme de relation, Pierre Favre a vibré à ces aspirations et à ces drames. Il n’a en rien jugé que ceux-ci ne devaient pas toucher sa prière la plus intime. Voici en effet ce qu’il note dans le Mémorial le 15 juin 1542 pour la date du 19 novembre 1541 : Le jour de sainte Elisabeth, reine de Hongrie, je ressentis beaucoup de dévotion à voir se présenter à moi huit personnes dont je désirais vraiment garder le souvenir, afin de prier pour elles sans considérer leurs défauts. C’était le Souverain Pontife, l’Empereur, le roi de France, le roi d’Angleterre, Luther, le Grand Turc, Bucer et Philippe Mélanchton. Cela fut occasionné par ce que j’éprouvai intérieurement en constatant la façon dont on jugeait souvent ces hommes, et il m’en venait une sorte de compassion qui était accompagnée du bon esprit (Mémorial, p. 130-130). Pierre Favre est donc aussi un homme immergé, de l’intérieur, au niveau de la compassion, en son époque, toute son époque, ici résumée en huit « personnes » parmi les plus importantes, très justement choisies et ressenties.
Le temps de la formation Comment Pierre Favre est-il devenu l’homme engagé pour les autres qui continue à nous séduire ? Il se l’explique à lui-même pour lui-même, sans pour autant vouloir le cacher à qui que ce soit, dans les trente-trois premiers numéros du Mémorial, qui en comprend quatre cents qua66
rante-trois. Ces « confessions » écrites à la manière de saint Augustin, couvrant les trente-six premières années de la vie (1506-1542), ont été conçues comme une introduction au journal spirituel qui constitue le principal de l’ouvrage. Elles sont une manière de faire le point dans l’action de grâces au moment où, revenant en Allemagne pour la seconde fois, Pierre se sait affronté de plein fouet au choc triomphant de la réforme protestante. C’est bien de la formation totale d’un apôtre qu’il est question en ces pages qui sont d’une très haute densité historique, littéraire et spirituelle. Sont relatés selon cette orientation les dix années d’enfance paysanne, les neuf années d’écolier et de collégien (1516-1525), les onze années d’étudiant à Paris (1525-1536) et les premiers pas dans la Compagnie de Jésus (1536-1542). Pierre Favre ne craint pas de reconnaître que sa formation a été longue, car il en connaît bien la profonde qualité humaine et spirituelle. Ces trente-trois numéros ont été la base de toutes les biographies du bienheureux. Nous ne nous arrêterons pas ici à leur détail, souvent raconté, préférant typer par quelques contours appuyés comment Pierre Favre a été conduit vers sa pleine maturité pour les quatre dernières années de sa vie (1542-1546) et à jamais. Au sujet du fils de paysans très croyants, avec un oncle et un cousin chartreux, en cette Savoie où Genève est encore la tête d’un beau diocèse fervent (la ville ne passera aux protestants que dans les années 1530), il faut noter trois traits. Il a une solidité rurale. Mais, très jeune, il est saisi par l’amour des lettres au point de pleurer la nuit dans la crainte que ses parents le retiennent aux champs toute sa vie. Il montre bien vite, une fois mis sur cette voie, qu’il est doué et bûcheur. Enfin, troisièmement, un indéniable appel intérieur l’habite, qui ne fait que croître à l’école des Thônes, et 67
surtout au collège, très réputé dans la région, de La Roche, sous l’évangélique férule du « Maître Pierre Velliard » : L’enseignement d’un tel maître et l’exemple de sa vie nous faisaient grandir, nous tous ses élèves, dans la crainte de Dieu. Ainsi, vers l’âge de douze ans, certaines impulsions de l’Esprit Saint me portèrent à m’offrir au service de Dieu notre Seigneur, si bien qu’un jour, pendant les vacances, dans un champ où j’aidais parfois à garder les troupeaux, plein de joie et avec un grand désir de la pureté, je promis à Dieu notre Seigneur de garder la chasteté à jamais (Mémorial, p. 108). C’est le « désir immodéré d’étudier » qui l’aide à passer le cap d’une adolescence non exempte de troubles concernant précisément la sexualité. Une grande ambition intellectuelle et ses succès le poussent. Il n’a pas de mal à entrer avec une bourse au collège Sainte-Barbe à Paris, la duchesse de Savoie aidant — car celle-ci est fille du roi du Portugal, le protecteur du collège. C’est, à l’époque, un des instituts les plus renommés de l’université et tout à fait ouvert à l’humanisme évangélique. L’étudiant a passé près d’un quart de sa vie dans la trépidante capitale. Pierre réussit donc brillamment son parcours. Il est bachelier puis maître ès Arts en quatre ans, et dans un bon rang. Il s’achemine alors, durant sept ans, vers le doctorat en théologie. Il a beaucoup lu en grec, spécialement Aristote, et en latin. Mais sa vie spirituelle n’en est pas simplifiée pour autant. Sa sensualité, sans actes graves, reste vive. Il est porté sur la bonne chère. Il est incertain sur son avenir. Prêtre ? Docteur ? C’est dans cet état de troubles accrus qu’il rencontre Ignace de Loyola entré en 1529 à Sainte-Barbe et devenu 68
son compagnon de chambre, une chambre que partage aussi François Xavier. Quel trio ! Le vieil étudiant met plus de quatre ans à pacifier ces deux rudes « pâtes d’homme », si différentes l’une de l’autre : l’un se perd dans ses introspections, l’autre dans l’extraversion sportive et mondaine. Ces quatre ans ont permis aux deux étudiants de faire en quelque sorte — « dans la vie » comme on dit aujourd’hui — la « Première semaine des Exercices ». Dans ce premier temps de la célèbre méthode, qui en comporte quatre, le candidat à la vie spirituelle apprend qui est Dieu, ce qu’est son propre péché, ce qu’est la miséricorde sans limite trouvée dans le Christ Jésus, avec les premiers rudiments du discernement des esprits ; le tout est couronné par une confession générale de toute la vie, selon une pratique fréquente au Moyen Age, mais dont on peut user encore aujourd’hui dans les retraites. C’est seulement en 1534, après quelques mois passés sagement au pays, que Pierre, tout comme François, fait pour de bon l’expérience des trente jours. Voici l’événement le plus marquant de la grande retraite du Savoyard. En ce qui regarde la nourriture, j’eus beaucoup à lutter et je ne pus parvenir à la paix qu’au moment où je fis les Exercices : je passai alors six jours sans rien manger et sans boire, sauf une fois un peu de vin en communiant (Mémorial, p. 113). Ignace lui-même a été frappé par ce qui s’est passé au cours de ce jeûne. Il s’en souvient dans ses confidences des dernières années : Favre fit les Exercices dans le faubourg Saint-Jacques, dans une maison à main gauche, en un temps où la 69
Seine se passait en charrette, tant elle était gelée. Et, bien que le Père [Ignace] fût toujours attentif à regarder si les lèvres se plissaient pour savoir si le retraitant ne prenait rien, quand il examina Favre, il trouva que celui-ci n’avait rien mangé, qu’il dormait en chemise sur des bûches qu’on lui avait apportées pour faire du feu, qu’il n’avait jamais fait de feu, et qu’il faisait ses méditations dans une petite cour couverte de neige. Quand le Père apprit cela, il lui dit : « Je pense et tiens pour certain qu’en tout ceci vous n’avez point péché et que vous avez même beaucoup mérité. Je reviendrai vous voir avant une heure et je vous dirai ce que vous devez faire. » Le Père se rendit alors dans une église voisine pour faire oraison ; et son désir était que Favre restât sans manger autant de temps qu’il en avait passé lui-même [sept jours entiers], ce pour quoi il en manquait peu. Mais, bien qu’il eût ce désir, il n’osa pas le lui permettre après avoir fait oraison ; et il revint donc lui faire du feu et lui préparer sa nourriture (Mémorial de G. Da Câmara, p. 216-217). Quel échange au plus haut niveau, tout concret, de l’accompagnement fraternel ! Que d’éléments de compréhension y ont été recueillis sur les besoins réels du corps, sur l’obéissance au maître spirituel, sur la force de l’oraison de discernement, sur les mérites véritables qui rendent l’homme juste ! On a là, en un raccourci étonnant, ce que fut la formation de Pierre Favre, au plus profond de lui-même. Beaucoup d’autres événements formateurs ont rendu impérissables les années parisiennes, puis italiennes, puis romaines qui ont suivi. Dès 1534, dès le printemps, Pierre Favre est ordonné sous-diacre, diacre et prêtre. Le 15 août, il y a ce qui scelle entre les dirigés d’Ignace — ils sont cinq maintenant — leur compagnonnage pour toujours : c’est le vœu dit 70
de Montmartre, puisque c’est dans ce sanctuaire parisien qu’ils ont promis à Dieu de partir ensemble en Terre Sainte une fois finies les études de tous, ou sinon de se remettre à la discrétion du pape. Pierre donne à son tour les Exercices. Pour raffermir sa santé dans sa contrée natale, en Espagne, Ignace laisse pour un temps le groupe à lui-même, cependant qu’il s’accroît de deux nouveaux. Pierre est désigné pour diriger l’équipe, à Paris, puis vers Venise où le rendez-vous est fixé avec le « Père ». De là, on embarquera, si Dieu veut, vers Jérusalem. La fraternité se noue en des liens de plus en plus profonds, à travers partages, épreuves et prière commune. Mais c’est une fraternité volontairement et complètement immergée dans les rapports les plus étroits avec le monde ambiant. Le Mémorial relate : Pendant ce voyage, Dieu notre Seigneur nous accorda tant de bienfaits qu’il serait impossible de les décrire. Nous voyagions à pied, à travers la Lorraine et l’Allemagne où nombreuses étaient les villes déjà luthériennes et zwingliennes, telles Bâle, Constance, etc. ; l’hiver était très froid et très rigoureux ; la France et l’Espagne étaient en guerre ; mais le Seigneur nous délivra et nous préserva de tous ces périls. Nous arrivâmes à Venise en bonne santé et dans la joie de l’esprit (Mémorial, p. 117-118). Si l’on en croit son introduction à son Mémorial, Pierre Favre a encore beaucoup de choses à expérimenter pour être vraiment à pied d’œuvre. Résumons cette fin de l’apprentissage qui est, désormais, indissolublement personnel et communautaire. Il y a l’atermoiement du projet de Terre Sainte, la remise du groupe au pape Paul III, trop heureux d’avoir à sa disposition des prêtres bons à tout faire pour ses missions, la dispersion qui dès lors menace les « dix amis dans le Christ » 71
et les conduit à fonder leur compagnonnage en une Compagnie de Jésus, l’approbation enfin, pleine de suspenses, par le pape. Le tout est ainsi résumé : J’aurai donc toujours, comme chacun des compagnons, à rendre grâces au Maître de la moisson universelle de l’Eglise catholique, c’est-à-dire au Christ Jésus notre Seigneur, qui, par la voix de son vicaire sur terre (ce qui est le plus clair des appels) a trouvé bon de nous indiquer comment il voulait nous employer à son service pour toujours (Mémorial, p. 121). Dans les deux années qui suivent, Favre fait ses premières armes dans les missions du pape auxquelles les compagnons se sont engagés à obéir par un vœu spécial qui s’ajoute aux trois vœux traditionnels de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Il fait sa profession par un courrier qu’il envoie d’Allemagne à Ignace qui a été élu « préposé général ». Il devient enfin le pèlerin de l’Europe éclatée politiquement et religieusement. Tel est en effet son périple : l’Italie du Nord (Parme et ses environs, dix-huit mois), l’Allemagne (Worms, Spire et Ratisbonne dans les grandes assises de la discussion entre catholiques et protestants, dix mois), l’Espagne (autour de Madrid, sept mois), et, à nouveau, l’Allemagne rhénane et les Pays-Bas (un séjour de deux ans, à Mayence, Cologne et Louvain), pour repartir, cette fois en bateau, pour la péninsule ibérique et de là à Rome. Et nous ne devons pas oublier, dans la suite de ces séjours éclatés, le fil des voyages à pied livrés à tous les hasards. A ce sujet, relevons ce petit tableau si caractéristique : [En France] nous fûmes arrêtés et incarcérés environ sept jours. Et là, il est bon de ne jamais oublier la grande fa72
veur que nous fit notre Seigneur en nous délivrant si gratuitement de ceux qui nous tenaient prisonniers et en nous accordant la grâce de nous entretenir avec eux pour le profit de leurs âmes, au point que leur chef lui-même voulut se confesser et s’adressa à moi. Ainsi les sentiments de cordialité que par ailleurs notre Seigneur nous inspirait pour tout le monde, ne se trouvèrent ni retenus, ni assombris, ni troublés à leur égard (Mémorial, p. 129). En ces allées et venues, Favre parfait sa formation au plus profond par l’enracinement de sa confiance en Dieu, par la pratique d’une disponibilité sans cesse renouvelée et par la mise au point de sa méthode pastorale : celle-ci est entièrement fondée sur les Exercices spirituels de saint Ignace qu’il propose sous toute sorte de formes à tous ceux et à toutes celles qui s’aident de lui pour renouveler leur vie chrétienne.
Les missions impossibles Dix-sept ans pour faire un profès de la Compagnie sous l’étoile du quatrième vœu de l’obéissance au pape pour les missions ! Dix-sept ans d’expériences tellement contrastées, avec le Père Ignace comme guide spirituel et des compagnons de la trempe de François Xavier, de Jacques Laynez, Alphonse Salmeron, Simon Rodrigues, Nicolas Bobadilla, Claude Jay, Paschase Broët : des Espagnols, des Savoyards, un français, un portugais, et qui attachent la plus grande importance au fait que, de la façon la plus imprévisible, ils forment un groupe d’autant plus fraternel qu’il est international. On l’a vu, Favre a tenu à se rappeler cette formation providentielle au moment où il revient en Allemagne pour la seconde fois. Le moment est donc venu d’affronter avec lui ce 73
qu’ont été les tâches qui lui ont été confiées. Au besoin, si nécessaire, nous reviendrons en arrière de ce point de vue des engagements d’évangélisation, puisque, aussi bien, Pierre Favre n’a pas attendu le second séjour en Rhénanie pour vivre l’obéissance apostolique. A ce sujet, il faut bien insister sur ce point : rien, en ce domaine, n’a jamais été facile. A divers niveaux, tout y a même pris, et de plus en plus, la figure de murs d’airain à traverser. La première difficulté est précisément la mobilité qui caractérise la vie des compagnons de la première décennie — et, grâce à Dieu, pour une bonne part, aussi celle de leurs successeurs ! François Xavier en est le champion. Juste après lui, Favre s’inscrit au palmarès. Changer ainsi de pays, cela veut dire apprendre les langues. Favre parle et écrit couramment les parlers romans, français, espagnol, italien. Mais il ne se mettra jamais ni à l’allemand ni au néerlandais et souffrira de cet obstacle à la prédication et au dialogue. Plus douloureux : où qu’il passe et sans pouvoir s’attarder, notre envoyé se fait des amis, et ceux-ci peinent à le voir partir toujours trop tôt. Pendant des années, bien peu transpire de l’arrachement que ces séparations représentent pour lui jusqu’à cette plainte dans l’avant-dernière lettre conservée de lui à saint Ignace (expédiée de Madrid, le 6 mars 1546). On va du reste être édifié par sa manière de tourner, y compris par l’humour, une lassitude perceptible en un détachement accompli : L’année durant laquelle, selon ce que Votre Révérence nous avait écrit, il était bon que nous demeurions en cette cour [du futur Philippe II, à Madrid] va peu à peu vers sa fin. Que V. R. voie si elle commande quelque chose pour orienter autrement notre vie ou pour chercher un lieu de résidence en l’une ou l’autre contrée. Je ne dis 74
pas ceci pour fuir les embarras que nous avons en la cour, principalement concernant le logement que le Prince [Philippe] n’ordonne pas de nous attribuer. Bien plutôt, ce serait pour ma part une joie de ne jamais m’arrêter en aucun lieu, mais d’être toute ma vie un pèlerin d’un lieu à l’autre dans le monde. Plût ainsi au Seigneur que la Compagnie fût semée dans toutes les parties importantes ou moins importantes du monde et que j’eusse à être visiteur général ou, sans ce titre, que V.R. m’ordonnât d’avoir à aller en toute cité ou tout lieu où doit se rendre la Compagnie ou une partie de celle-ci ! Je serais alors comme quelqu’un qui se prépare des résidences ou les désire sous le mode d’être partout sans résidence ni repos (Fabri Monumenta, p. 397-398). Un mois après, le 10 avril, Pierre Favre annonce à Simon Rodrigues — le cher ami dans le Christ, qui dirige une importante concentration de compagnons au Portugal — qu’il est appelé comme théologien du légat du pape Jules III au concile de Trente. La mobilité des premiers compagnons est intimement liée à l’obéissance concernant les missions, laquelle se surajoute à l’obéissance religieuse proprement dite non sans la remodeler intérieurement. C’est ainsi que les diverses destinations dans lesquelles Pierre Favre s’est rendu ont dépendu directement du pape, Ignace transmettant les ordres et les étoffant, si l’on peut dire, d’objectifs parallèles : ces derniers tournent toujours autour de l’aide spirituelle à apporter en quelque lieu que ce soit aux « âmes » et de l’implantation de la Compagnie dans de nouvelles régions. Aussi l’obéissance touchant les missions concerne à la fois un objectif précis (en général accompagner tel ou tel personnage important, ambassadeur, légat) et laisse une li75
berté de manœuvre très large. C’est cette conjonction qui est le secret d’un meilleur service de la gloire de Dieu. Elle est d’un maniement constamment délicat, parce qu’il faut sans cesse joindre le maximum de rigueur pour se conformer aux objectifs poursuivis par le pape et le maximum d’initiative pour tout le reste. De plus, en vue de maintenir très fortement l’unité de cette équipe qui ne cesse d’être à nouveau dispersée par les ordres du souverain pontife, une organisation serrée de la correspondance a été mise au point dès les premières dispersions : toutes les semaines un rapport vers Rome pour les compagnons qui sont en Italie, tous les ans des Indes. En échange, Rome envoie régulièrement les nouvelles de tous à tous. Cela a été une condition de survie, et Ignace y a tenu comme à l’obéissance elle-même dont elle est une immédiate conséquence. Et tous y tiennent. Fabre y tient. On le voit, ce qui est sans cesse en jeu, et de façon très pratique dans ce type d’obéissance, c’est continuellement la conciliation de la fidélité à l’ordre premier, selon l’intention du mandant, avec la créativité la plus large et la cohérence la mieux assurée par tous avec tous. En même temps, l’état de la poste à l’époque fait qu’à certains moments, à cause des délais d’acheminement, ordre et contrordre s’annulent. Voici l’un de ces moments de haute tension entre tous ces aspects de la mission à distance. Nous sommes en décembre 1543. Le second séjour en Rhénanie dure déjà depuis dix-huit mois, mois de rudes et intenses labeurs dans un climat religieux difficile (nous y reviendrons). Relayé par le pape et Ignace, Jean III du Portugal veut que Favre accompagne sa fille Marie lors de ses noces avec le prince d’Espagne. Il est donc désigné par l’instance suprême. Mais l’arrêt hivernal de la navigation le stoppe à Anvers, et il 76
tombe gravement malade à Louvain. Cependant, le légat de Jules III auprès de l’empereur, Jean Poggio, intervient fortement pour que le départ n’ait pas lieu, la situation en Allemagne requérant le maintien du jésuite sur les lieux. Voici comment Pierre ouvre son cœur à Ignace, le 6 décembre, sur cet imbroglio : Le 12 du mois précédent, j’ai reçu une lettre de Sa Seigneurie [Poggio qui est au camp aux armées de l’empereur en Rhénanie], où il me disait qu’il attendait instamment un pouvoir du pape pour me retenir et que Mgr Révérendissime de Sainte-Croix [Marcel Cervin, futur pape Marcel II] le lui avait promis par lettre. Depuis lors, à la Saint André [30 novembre], il m’envoya dire par un de ses secrétaires que la dépêche était arrivée, à savoir, la lettre de Sa Sainteté [Jules III] dont la teneur l’autorisait à me retenir dans ces pays selon ce qu’il avait lui-même pensé. Moi, jusqu’à présent, je n’ai lu ni même vu la lettre. Malgré tout, je ne laisse pas d’être encore perplexe, voyant d’une part l’ordre de Votre Révérence et, d’autre part, apprenant une volonté contraire de Sa Sainteté. De même je m’étonne que cette lettre de Sa Sainteté nous soit parvenue sans que V. R. l’ayez su, d’autant plus que l’intermédiaire est Mgr Révérendissime de Sainte-Croix [un grand ami de saint Ignace] : celui-ci m’avait de fait écrit une lettre en réponse à la mienne du 18 octobre où elle semblait ne rien savoir de mon obédience pour le Portugal. Le moins que l’on puisse dire, surtout étant donné les intérêts en jeu, est qu’on est là en face d’un mur. Voici comment Favre le traverse :
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Je vous dis tout ceci non pas parce que je suis en train de chanter dans mon âme l’une ou l’autre partition, mais pour que V. R. sache ce qui se passe au plus secret en elle. Et il conclut : Si dans la lettre qui est entre les mains de Mgr Poggio s’entendait clairement la parole de Sa Sainteté, je ne pourrais faire moins que de rester par ici tant que je n’ai pas la réponse de V. R. Voilà pourquoi je la supplie de par l’amour de Jésus Christ de vouloir faire diligence pour m’envoyer une réponse avec la décision, en s’informant bien des tenants et aboutissants de cette affaire (Fabri Monumenta, p. 228-229). La réponse n’est pas venue, alors que la lettre est certainement arrivée à Ignace. Il est fort possible que celui-ci, en guide spirituel avisé — on l’a apprécié lors du jeûne de Paris —, ait dans ce cas voulu laisser son disciple abandonné, en sa libre obéissance, à la pure confiance en Dieu sans la consolation qui viendrait d’un intermédiaire, fût-ce le père Ignace lui-même. Mais le mur le plus épais est précisément, face à la démoralisation des catholiques, la montée irrésistible du luthéranisme en Allemagne en ces années où l’on ne parvient pas à réunir le concile tant attendu. Les protestants réussissent à rédiger leur Confession de foi dès 1530, c’est-à-dire leur interprétation du Credo, lors de la diète impériale d’Augsbourg. Quinze années vont être nécessaires pour que, à travers d’extrêmes complications politiques et religieuses, l’assemblée catholique pour la réforme de l’Eglise soit inaugurée à Trente le 13 décembre 1545, et ceci en l’absence des protestants. Durant ce tragique laps de temps, les affaires 78
ne cessent de se dégrader, précisément au moment où Favre accomplit son second séjour sur les lieux les plus touchés. Il revient constamment sur le drame dans son Mémorial et dans ses lettres, soit qu’il décrive à l’adresse d’Ignace et des jésuites de Rome des faits de plus en plus alarmants, soit qu’il réfléchisse sur la gravité du mal, soit qu’il prie et fasse prier. D’Espagne, où il a été à nouveau envoyé, il suit les épreuves endurées par ceux qu’il a laissés là-bas, dont Pierre Canisius, tout récemment entré, par les Exercices faits sous la direction de Favre, dans la Compagnie. Tous ces écrits constituent un dossier trop peu utilisé sur ces graves événements. Laissant de côté le journal des faits, nous en extrayons une prière et une évaluation qui datent des derniers mois de la vie du jésuite. Elles ont une valeur de testament concernant la réforme de l’Eglise si mal en point. On peut le dire, c’est un testament d’« espérance contre toute espérance » (Rm 4, 18). Voici, parmi bien d’autres, une trace de l’orientation constante de son oraison dans le sens que nous venons d’indiquer. C’est une page du Mémorial qui est datée du 30 avril 1545 : Le dernier jour d’avril, jour de la fête de sainte Catherine de Sienne, je célébrai l’office de la messe pour le succès de ce concile de Trente tant souhaité [il a déjà été convoqué]. […] Je demandais que le Seigneur daignât pourvoir aux intérêts de ce concile pour son Eglise. J’avais devant les yeux les besoins des pécheurs, auxquels il serait plus facile de se convertir si les ministres des sacrements et de la parole de Dieu étaient réformés ; de même que la détresse de tous les affligés, qui gagnerait à ce que la charité, aujourd’hui déclinante, retrouvât sa vigueur. Je voyais les malades espérer du secours et les défunts, à 79
présent trompés dans leur pieuse attente, se tourmenter à la pensée que les héritiers de leurs biens et les ministres de l’Eglise ne remplissaient pas leurs devoirs. Et beaucoup d’autres bienfaits que l’on peut espérer de ce concile s’offraient ainsi à mes désirs (Mémorial, p. 421). On le lit, ce que Favre retient dans sa fervente intention, c’est non pas un simple retour au bercail des protestants, mais, à l’occasion du schisme qui est en train de se perpétrer, il désire la réforme réelle de l’Eglise dans ses ministères les plus largement humains et sociaux. On a là un des traits constants de son diagnostic : c’est la faiblesse spirituelle et le manque de charité vraie des catholiques qui font le lit de l’hérésie. C’est jusqu’à ces deux points qu’il faut mener la réforme et donc prier pour le concile. Une telle orientation conduit aux conseils que Pierre Favre a envoyés à son compagnon des premières années de Paris, Jacques Laynez, en partance pour Trente, où il devait lui aussi se rendre. Il s’agit de « la façon de traiter avec les hérétiques ». Laynez s’était tourné vers lui comme vers le spécialiste de la question. Nous sommes le 6 mars, cinq mois avant la mort de Favre à Rome. A cette date, celui-ci est encore à Madrid. De ce document qui comprend huit points, nous tirons la première, la deuxième et la septième « façon » de procéder : La première est que celui qui désirerait réussir avec les hérétiques de ce temps doit veiller à avoir une grande charité envers eux et à les aimer en vérité, rejetant de son esprit toutes les considérations qui ont pour effet que l’on se refroidit dans l’estime que l’on a d’eux. La deuxième est qu’il faut les gagner, pour qu’ils nous aiment et nous aient dans leur esprit comme leur appar80
tenant. Cela s’obtient en communiquant familièrement avec eux en des points qui nous sont communs à nous et à eux, nous gardant de toute argumentation où une partie apparaît comme enfonçant l’autre. Il faut en effet communiquer plutôt sur les sujets qui unissent que sur ceux qui apparaissent comme manifestant de la diversité dans la compréhension. Celui qui ne saurait parler avec eux de rien d’autre que du moyen de vivre droitement, des vertus, de l’oraison, de la mort, de l’enfer et d’autres choses semblables qui servent à l’amendement de la vie aussi des païens, cet homme-là réussirait mieux avec eux qu’un autre, quel qu’il soit, plein d’autorité pour les confondre (Mémorial, p. 138). L’étonnant est que Pierre Favre ne s’y prend pas autrement avec les catholiques, tellement menacés eux-mêmes moins de ne plus croire que de ne plus vivre de leur foi. C’est bien ainsi, en effet, qu’il envisage la fidélité du petit groupe qui s’est formé autour de lui à Parme, lors de son premier envoi par le pape. Le « missionnaire » n’y va pas de main morte. Voici en effet le premier moyen préconisé : D’abord, tous les soirs avant d’aller dormir, à genoux, vous mettrez dans la mémoire les quatre réalités dernières, la mort, le jugement, l’enfer, et le paradis et demeurerez sur chacune l’espace de trois Notre Père et de trois Je vous salue Marie. Ensuite, immédiatement, vous ferez l’examen de votre conscience ; vous considérerez premièrement les biens reçus du Seigneur Dieu et lui en rendrez grâce et, de l’autre côté, vous reconnaîtrez les péchés que vous aurez commis ce même jour, avec douleur et ferme propos de les confesser même au confesseur dans le temps prévu (Fabri Monumenta, p. 41). 81
La faille universelle est là : ne pas vivre de la foi. La réforme doit opérer là, pour tous. Comment, dans la force de l’Esprit saint, Trente y est parvenu au plus haut niveau serait une tout autre question à traiter. Ce qui est sûr, c’est que, s’il y a eu une réussite de ce concile, à travers les vicissitudes humaines et religieuses du XVIe siècle et des siècles qui ont suivi jusqu’aux conciles du Vatican, c’est que celui-ci s’est bel et bien placé en cette faille-là pour cette réforme-là. Voilà donc trois difficultés rencontrées par Pierre Favre pour agir dans son temps au service de l’Evangile : la mobilité s’opposant à l’enracinement, l’obéissance en ses cas limites, l’affadissement de la foi vécue comme cause récurrente des troubles de l’Eglise. Il fallait les évoquer dans leur rudesse par respect de ce qu’a été la vie de ce compagnon, qui ne fut pas tellement différente de celle de ses frères, fondateurs avec Ignace de la Compagnie de Jésus. Et les considérer effectivement comme des murs permet de saisir sur le vif quelle intensité spirituelle n’a pas été stoppée par eux mais s’y est manifestée.
Le Dieu qui aide à aider Il reste donc, en cette brève présentation du bienheureux Pierre Favre, à évaluer quelle était la force spirituelle qui l’animait. Le Mémorial, en son développement principal qui suit les « confessions » déjà utilisées ci-dessus, correspond pleinement à ce que nous cherchons maintenant. De fait, dans le prologue de toute l’œuvre, l’auteur lui assigne ce but : En 1542, au jour octave du Corps du Christ notre Seigneur, entra en moi un désir particulier de commencer 82
désormais ce que j’ai omis de faire jusqu’à présent, par pure négligence et paresse : écrire, pour en garder le souvenir, quelques-unes des grâces que le Seigneur m’aurait données de sa main dans la prière, pour m’avertir de la conduite à tenir, ou en vue de la contemplation, du discernement et de l’action, ou pour toute autre manière de progresser en esprit. Ainsi, du paragraphe 34 au paragraphe 433 de l’ouvrage, Favre cesse de relire son passé, pour se livrer jour après jour à la mise au net des grâces dans le moment présent. Cela va durer trois ans et sept mois, avec des périodes de plus grande fidélité à la résolution prise et des périodes où rien n’est consigné par écrit, celles par exemple des grands déplacements à pied à travers l’Europe. Comme nous l’avons déjà suggéré, c’est affronté au « mur » de la poussée du luthéranisme en Allemagne que Pierre Favre a jugé nécessaire de recourir pour lui-même à ce moyen préconisé dans les Exercices, la « relecture de l’oraison ». Celle-ci est un moyen pour le retraitant de mieux reconnaître en lui-même les deux mouvements structurants de la vie spirituelle que sont les « consolations » et les « désolations ». Il faut citer ici la définition de l’une et de l’autre donnée dans son livret par saint Ignace de Loyola : J’appelle consolation spirituelle quand se produit dans l’âme quelque motion intérieure par laquelle l’âme en vient à s’enflammer dans l’amour de son Créateur et Seigneur ; et ensuite quand elle ne peut plus aimer aucune chose créée sur la face de la terre, mais seulement dans le Créateur de toutes ces choses […] Enfin, j’appelle consolation tout accroissement d’espérance, de foi et de charité, et toute allégresse intérieure qui appelle et attire 83
aux choses célestes et au salut propre de l’âme, en lui donnant repos et paix dans son Créateur et Seigneur. Et voilà, au paragraphe suivant, la « désolation » : J’appelle désolation tout le contraire de la précédente règle, comme, par exemple, obscurité de l’âme, trouble en elle, motions vers les choses basses et terrestres, absence de paix venant de diverses agitations qui poussent à un manque de confiance : sans espérance, sans amour, l’âme se trouvant toute paresseuse, tiède, triste et comme séparée de son Créateur et Seigneur (Exercices spirituels, p. 322-325). On a là, en toute sorte de pensées possibles, le matériau même du Mémorial : les « consolations » et les « désolations » qu’entraînent lesdites pensées. Quant à ce qui brasse utilement ce matériau — le prologue du Mémorial, nous l’avons lu, n’oublie pas d’utiliser le terme —, c’est le « discernement » de ce qui s’y passe. Tel que l’auteur le définit et le pratique, le discernement n’est pas une technique de prudence supérieure. C’est ni plus ni moins se laisser aider par Dieu dans le jeu des « consolations » et des « désolations » pour la connaissance de ce qui est à décider tant dans le domaine de la prière que dans celui de l’action. Nous sommes donc assurés de trouver dans la seconde et plus importante partie du Mémorial ce qui agit au centre de la force spirituelle, qui nous est apparue si manifeste : c’est Dieu même, Dieu sans intermédiaire qui aide Pierre Favre à se donner de toute sa personne à la rencontre et à l’aide des frères humains de son temps ; car sa sollicitude s’étend, nous l’avons reconnu dès le début de ce portrait, aux petits 84
comme aux grands et sur tout l’éventail politique, social et religieux qui va du Grand Turc, Soliman, au pape Paul III, en passant par les chefs de la réforme protestataire. Constatons ce travail de Dieu sur les deux versants, le négatif — vers la « désolation » — et le positif — vers la « consolation » —, du tempérament de notre bienheureux. S’il y a une constante dans le Mémorial, c’est que Pierre Favre ne s’attribue rien à lui-même dans son progrès spirituel sinon ses faiblesses. Et encore ! car il y a manière et manière de reconnaître les faiblesses personnelles. Il y a une manière désolée et une manière consolée de se dégoûter de soi-même. Découvrons sur deux exemples comment, se remémorant ses oraisons, Favre passe de l’une à l’autre. Voici une des premières notations dans ce sens, environ trente jours après la décision de s’engager dans la relecture des oraisons (21 juillet 1542) : Après la messe, comme je n’éprouvais pas le goût spirituel que je souhaitais, il me vint un autre désir : que notre Seigneur voulût bien me visiter en secret, m’apportant remède aux défauts cachés de mon intelligence, de ma mémoire, de ma volonté et de ma sensibilité, et m’accordant les vertus et les dons cachés auxquels je ne pense jamais et dont j’ai sans doute un plus grand besoin que de ceux dont je me reconnais dépourvu (Mémorial, p. 153). L’analyse, comme le plus souvent, est fine et précise. Elle fait ressortir à la fois un approfondissement de la connaissance des faiblesses — ce qui pourrait être attristant — et le passage d’un manque ressenti avec douleur — « je n’éprouvais pas ce goût spirituel » qui fût le contentement d’un désir vécu en Jésus venant de Jésus. Il y a donc deux motifs de 85
se laisser abattre. Mais justement en ce point, à sa manière à lui, tout à fait originale, Pierre Favre s’exclame avec Paul : « C’est donc de grand cœur que je me vanterai surtout de mes faiblesses […] car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (1 Co 11, 9-10). Evidemment, cette force ne peut naître et renaître que dans et par le Seigneur. Il n’y a que Dieu seul qui puisse aider sans supprimer la faiblesse du croyant mais en vivifiant, dans la faiblesse, la confiance en lui-même dans la conscience du croyant : alors, avec Paul, Pierre est à même de se réjouir même dans ses manques toujours mieux ressentis. Est bien significatif, dans le même sens, le dernier paragraphe du Mémorial. Celui-ci pourrait donner à penser que Pierre Favre n’a guère progressé en presque trois ans. Certains ont tiré argument de cette finale bien abrupte pour diagnostiquer une lacune accidentelle du manuscrit. Cela n’est pas sûr du tout, si l’on considère le genre littéraire de ces notations au jour le jour, et si l’on mesure le progrès spirituel réel selon la dynamique du jeu des désolations et des consolations et non à l’aune de je ne sais quelle avancée rectiligne dans la perfection chrétienne. Lisons dans cet esprit le no 433 — nous sommes en janvier 1546, juste avant le dernier grand voyage de Madrid à Rome et à la mort : Aux premiers jours de cette nouvelle année, je sentis se renouveler mes déficiences : l’expérience nouvelle que j’en avais me conduisait à une reprise nouvelle. Je sentis surtout que j’avais besoin d’une nouvelle sorte de recueillement intérieur : je devais changer d’attitude au dehors et devenir plus recueilli, plus unifié, si je voulais trouver et retenir l’Esprit du Seigneur, qui sanctifie, redresse et consacre. Avant tout, c’était plus de silence et plus de solitude qu’il me fallait. Je sentis aussi durant ces jours, par 86
l’expérience des tentations que j’avais besoin d’une grâce abondante pour résister au sentiment de ma pauvreté et aux diverses tentations nées de mes craintes, de mon indigence et de ma pénurie (Mémorial, p. 4287-429). Il est bien vrai que le « missionnaire » semble s’enfoncer dans le sentiment de la « pénurie » qui est sienne. Et il n’est pas certain qu’il ne soit pas descendu, jusqu’au 1er août de la même année, jour de sa mort, encore plus intensément dans la conscience de cette pénurie. Mais peu importe ! Ou plutôt, à l’inverse, qu’elle est bienfaisante l’expérience de la « pénurie », si elle est le lieu de rencontre avec Jésus qui renouvelle tout. Le « renouvellement » n’est-il pas, de fait, bien engagé dans cette dernière note du Mémorial ? Le mot « nouveau » revient cinq fois en une dizaine de lignes. Pierre Favre a su toujours davantage, et jusqu’au bout de sa route, qu’il est aidé à la mesure même du non qu’il porte avec lui, pourvu qu’il porte ce refus en lui-même du bonheur de l’Evangile comme sa croix. Il y aura des « désolations » jusqu’au bout, mais Pierre Favre sait trouver en Dieu celui qui se sert de ces « désolations » mêmes pour le renouveler. Sur le versant du oui, tout, évidemment, serait à citer, pourvu qu’on suive bien le « relecteur » Pierre Favre dans la vérité de ses revues d’oraison : celles-ci aboutissent toujours à Dieu comme origine de toutes les pensées, mais plus encore de celles qui « donnent repos et paix dans le Créateur et Seigneur » (Exercices spirituels, p. 224). Je ne citerai ici qu’un texte et je dirai, après l’avoir donné à lire, pourquoi je l’ai choisi comme illustration majeure du oui de Dieu au cœur du oui de Favre, cette action de grâces, cette bénédiction qui fait penser à celle du début de l’Epître aux Ephésiens (1, 3-14).
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Béni soit le Seigneur, qui par des voies si infinies, et puisque nous sommes incapables d’y accéder d’un bond, nous élève peu à peu à une parfaite connaissance et à un parfait amour de lui. Mais auparavant, combien faut-il de craintes, combien faut-il de dégoûts, de refus et de répugnances pour ces choses inférieures où il n’est pas de paix, bien qu’elles soient des moyens pour monter jusqu’à l’amour de Dieu et pour y entrer tout à fait ? Mais l’homme qui parvient jusque-là « entre et sort » et « trouve les pâturages à l’intérieur et à l’extérieur » (Jn 10, 6) ; quand il a trouvé le chemin nouveau qu’inaugure l’amour, il peut « rentrer dans son pays » (Mt 2, 12, les « mages »), d’où ils étaient sortis par un chemin de craintes et de dangers afin d’obtenir l’amour du Dieu Très-Haut. Avant cet amour, il ne pouvait que s’élever et regarder plus haut ; mais après être entré dans ce cœur à cœur avec Dieu, il peut croître sans cesse dans cet amour, découvrant chaque jour davantage le mystère de Dieu, et descendre aussi avec plus d’assurance vers ses frères, pour les voir, pour les écouter, etc. (Mémorial, p. 164-165). Pourquoi donc avoir choisi ce texte ? Voici cinq motifs qui se renforcent les uns les autres. 1. C’est un beau passage du Mémorial, où l’expression littéraire accomplie est le signe d’un contentement spirituel réel, d’une « consolation ». Ce n’est pas toujours le cas. Il arrive que la forme plus embarrassée de tel ou tel paragraphe soit aussi le signe d’une incertitude intérieure ou extérieure. 2. Ce n’est pas un point d’orgue ; il n’exprime pas un tournant stratégique dans le discours. C’est un simple moment heureux dont la relecture heureuse entre dans la dynamique générale des désolations et des consolations qui va se poursuivre. 88
3. Précisément, ces désolations — « Mais auparavant, combien faut-il de craintes… ? » — sont rappelées comme le point de départ de la montée dans l’amour de Dieu ; et leur utilité est rappelée — elles sont malgré tout « des moyens… ». 4. L’amour dans lequel l’« homme entre » n’est pas une bulle indicible, ineffable, où se perdre, mais un « cœur à cœur », dans une véritable relation de respect et de plénitude, où il se retrouve lui-même toujours davantage. 5. Mais surtout, la montée spirituelle vers Dieu, parvenue au « cœur à cœur » redescend vers les frères et sœurs en humanité, pour « les voir, les écouter, etc. ». La vie spirituelle ne se perd pas en Dieu, pour Favre, disciple d’Ignace. Elle est une collaboration commencée et continuée avec Dieu pour élargir le « cœur à cœur » à l’humanité concrète des frères et sœurs humains. Nous cherchions à découvrir l’origine de la force spirituelle pour la mission qui animait Pierre Favre. C’est Dieu, Dieu qui l’aidait à aider, qui l’aimait pour l’aider à aimer. Une telle découverte aura du mal à se refermer en un simple savoir historique : « Ainsi a vécu le bienheureux. » Car le bienheureux va continuer à aider ses amis, les conviant, comme il le fait discrètement depuis cinq siècles, à la divinisation du « cœur à cœur ». Dominique Bertrand, s.j. Lyon
Table des matières Ignace de Loyola. Aux origines de la Compagnie de Jésus . . . . 3 François Xavier. Les quatre saisons de l’apôtre . . . . . . . . . . . . 35 Pierre Favre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
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Achevé d’imprimer le 15 novembre 2005 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).
Ignace de Loyola,
Sur la route des saints
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François Xavier, Pierre Favre
Ignace de Loyola, Il y a 500 ans, le 7 avril 1506, François Xavier naissait en Navarre, et Pierre Favre, le 13 avril, en Savoie ; Ignace de Loyola, lui, s’est éteint il y a 450 ans, à Rome, le 31 juillet 1556. Ils se sont rencontrés à l’université de Paris au début de ce turbulent XVIe siècle. Ils étaient amis. Ils voulurent le rester « dans le Seigneur ». Ainsi est née la Compagnie de Jésus, l’ordre des Jésuites. François ira jusqu’au Japon, Pierre parcourra l’Europe, et Ignace résidera à Rome. 2006, une année jubilaire pour la famille ignatienne. Cet ouvrage est dû aux talents conjugués des pères André Cnockaert et Dominique Bertrand, et du frère Roland Francart, tous trois jésuites.
Un toit pour le Christ Ignace de Loyola, François Xavier, Pierre Favre
François Xavier, Pierre Favre
Sur la route des saints
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