Le récit du pèlerin

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Le récit du pèlerin Iñigo est issu d’une famille de chevaliers basques (nord de l’Espagne). Comme tous ses contemporains, il était chrétien, mais il ne prenait pas vraiment l’évangile au sérieux dans toute sa radicalité. Jusqu’en 1521, il vécut dans la société des grands d’Espagne, menant la vie de cour des nobles de son temps. C’est en 1521 que Dieu fit irruption dans sa vie, avec discrétion mais profondément. En cette année-là, les armées françaises assiègent la forteresse de Pampelune commandée par Iñigo. Au cours de l’affrontement, un boulet de canon vient fracasser la jambe du courageux soldat. Sitôt le chef tombé, la résistance faiblit et les Français emportent la victoire. Reconduit à son château natal, Iñigo y passe plusieurs mois de convalescence. C’est l’heure de Dieu. Des années plus tard, il raconte lui-même sa conversion dans un récit où il aime se nommer le Pèlerin.

Le récit du pèlerin Autobiographie

Le récit du pèlerin

Autobiographie de saint Ignace de Loyola (1491-1556)

Ignace de Loyola

Ignace de Loyola

ISBN 13 : 978-2-87356-352-3 Prix TTC : 9,95 €

ISBN 13 : 978-2-7067-0458-1 Prix TTC : 9,95 €

9 782873 563523

9 782706 704581

fidélité

S ALVATOR

fidélité / S ALVATOR

Vie spirituelle

fidélité / S ALVATOR



Ignace de Loyola

Le récit du pèlerin Autobiographie

Traduction d’A. Thiry, s.j.

/ S ALVATOR Namur – Paris


Dans la même collection : Brèves rencontres, Willy Gettemans, 2002. La compassion, Henri Nouwen, 2003 (2e éd. 2004). Sous mon figuier, Jacques Patout, 2004. Ce Dieu caché que nous prions, Gaston Lecleir, 2004. Dans le feu du buisson ardent, Mark Ivan Rupnik, 2004. Chemin de croix au Colisée, André Louf, 2005. Le récit du pèlerin, Ignace de Loyola, 2006.

Pour la Belgique : © Éditions Fidélité, 61, rue de Bruxelles, 5000 Namur, fidelite@catho.be ISBN 10 : 2-87356-352-4 – ISBN 13 : 978-2-87356-352-3 Dépôt légal : D/2006/4323/16

Pour la France : © Éditions Salvator, 103, rue N.-D.-des-Champs, 75006 Paris ISBN 10 : 2-7067-0458-6 – ISBN 13 : 978-2-7067-0458-1 Dépôt légal : août 2006 Imprimé en Belgique


Note de l’éditeur Voici à nouveau Le récit du pèlerin dans la traduction du père Thiry. Cette édition est abrégée afin de rejoindre un large public. Le texte de saint Ignace est présenté intégralement, mais les notes ont été réduites et l’introduction du père Thiry a été omise. Tout l’apparat critique a été également retiré. Nous avons dû sacrifier toute cette richesse pour mettre à la disposition du plus grand nombre le texte luimême. Celui-ci garde en effet — nous le croyons — tout son sens et toute sa valeur d’initiation au «pèlerinage» chrétien. Le texte même du Récit est enrichi de treize additions marginales de Gonçalves da Cámara. On sait que ce dernier les rédigea progressivement et on peut suivre leur développement sur les divers manuscrits. Nous les avons insérées dans le texte même, en les distinguant cependant par un procédé typographique. La numérotation est celle introduite par l’édition latine des Bollandistes de 1731. Les notes se trouvent à la fin de chaque chapitre.



Introduction

Ouvrir le Récit du pèlerin, c’est, apparemment, plonger dans un univers où tout semble dépassé : les cadres de la vie quotidienne, le type de relations sociales, les représentations de Dieu et du monde surnaturel, les références morales, la conception du monde : ce dont Ignace fait le récit se passe au début du XVIe siècle… Pourtant, si nous lisons dans la Bible le combat de Jacob avec l’Ange, si nous retrouvons chez Platon la figure de Socrate, si nous ouvrons une biographie de saint François d’Assise ou de sainte Thérèse d’Avila, ou les Confessions de saint Augustin, nous rencontrons l’homme de toujours face à sa liberté, face à Dieu, cherchant à répondre de lui-même. Voilà ce que l’on trouvera dans le Récit du pèlerin et cela suffit à le rendre actuel. Il y a cependant davantage : Ignace — on le sait sans doute – a composé un petit guide à l’intention de ceux qui désirent découvrir Dieu et son Christ, qui désirent progresser dans la conversion chrétienne : ce sont les Exercices spirituels. Ce petit guide, vieux de quatre cent cinquante ans, s’est révélé, de cette époque à nos jours, un chemin sûr pour aider à se prendre en main face à Dieu et aux autres, pour apprendre à discerner sa voie propre,


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à s’engager librement dans une vie humaine responsable, illuminée par l’Evangile. Or, le cheminement des Exercices spirituels s’éclaire lorsqu’on découvre dans le Récit du pèlerin comment Ignace fit lui-même l’expérience concrète des pistes qu’il nous propose : le sens de Dieu, le Christ, centre de l’histoire, le jeu des mouvements intérieurs qui agitent la sensibilité et la conscience et des pistes pour y voir clair, la manière de prendre des décisions justes et généreuses, de relire sa vie, de prier… En outre, le récit qu’Ignace fait de son expérience fait comprendre comment s’est formée d’appel en appel, la Compagnie de Jésus et pourquoi les éléments constitutifs de la formation et de la vie des jésuites comportent encore aujourd’hui des temps de désert, des étapes de service des plus pauvres, des temps d’étude : moyens qui permirent à Ignace de découvrir Dieu au cœur du réel, de se rendre disponible à tous les besoins rencontrés, de répondre avec toute sa liberté aux appels du Seigneur. La préface du père Nadal, secrétaire de saint Ignace, ainsi que celle du père Cámara des souvenirs du Pèlerin, expliqueront au lecteur comment le père Ignace, après bien des sollicitations, accepta finalement de confier à ses compagnons le récit de son pèlerinage : il le fera sans retour complaisant sur lui-même, sans étalage de sentiments. Pour léguer ce testament aux siens, Ignace va faire ce qu’il recommande dans les Exercices : relire l’expérience, relire les circonstances et les rencontres, peser l’importance des appels et des résistances,


INTRODUCTION

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remercier pour les combats menés, pour les pardons reçus, les décisions prises sous la conduite de l’Esprit, et toutes les visites de Dieu. Le Récit est moins une autobiographie qu’un testament. A ses compagnons qui le lui demandent, Ignace lègue la relecture d’une expérience fondatrice qui pourra les aider à garder vive conscience de ce que Dieu demande et des dispositions d’esprit et de cœur nécessaires pour lui répondre. On ne s’étonnera donc pas du réalisme de cet homme qui note, avec une égale attention, les grands moments intérieurs de lutte ou d’illumination et les décisions pratiques d’ouvrir des maisons pour les orphelins ou les prostituées qui veulent changer de vie. Tout nous est occasion d’entendre les appels du Christ et d’y répondre : ce récit est un précieux testament. Jean Charlier, s.j.



Préface du père Nadal 1

Notre père Ignace m’avait dit, ainsi qu’à d’autres pères, qu’il avait demandé à Dieu de lui accorder trois grâces avant de quitter cette vie : la première, que l’institut de la Compagnie fût confirmé par le Siège apostolique ; la deuxième, qu’il en fût de même pour les Exercices spirituels ; la troisième, qu’il pût écrire les Constitutions 2. Me souvenant de cela, et voyant qu’il avait tout obtenu, je craignais qu’il ne fût appelé à une vie meilleure. Or, comme je savais que les saints fondateurs d’ordres monastiques laissaient d’ordinaire à leur fils, en guise de testament, les conseils qu’ils jugeaient utiles à leurs progrès dans la vertu, je guettais l’occasion favorable pour demander la même faveur au père Ignace. En 1551 3, un jour que je me trouvais avec le père Ignace, il me dit : « J’étais maintenant plus haut que le ciel ! » Il avait eu, je crois, une extase ou un ravissement, comme cela lui arrivait souvent. Avec toute la vénération que j’avais pour lui, je lui demande : « Qu’était-ce, Père ? » Mais lui de détourner la conversation. Estimant que le moment était opportun, je lui demande et le supplie de bien vouloir nous exposer comment le Seigneur l’avait dirigé depuis le début de sa conversion, afin que cette relation

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puisse nous tenir lieu de testament et de paternelle instruction. « Car, lui dis-je, comme vous avez obtenu les trois choses que vous désiriez voir réalisées avant votre mort, nous craignons que vous ne soyez bientôt appelé au ciel. » Le père s’excusa, invoquant ses occupations. Il ne pouvait, disait-il, accorder son temps ou son attention à ce travail. Il ajouta toutefois : « Célébrez trois messes à cette intention, Polanco 4, Ponce 5 et vous ; après avoir prié, venez me dire ce que vous en pensez. – Père, disje, nous penserons la même chose que maintenant. » Mais il reprit avec une très grande douceur : « Faites ce que je dis. » Nous célébrâmes les messes, nous lui rapportâmes le même avis, il promit de s’exécuter. L’année suivante, rentrant une seconde fois de Sicile pour être envoyé en Espagne, je demandai au père s’il avait fait quelque chose. « Rien du tout », me dit-il. Revenant d’Espagne en 1554, je lui pose la même question : il n’y avait pas touché. Alors, mû par je ne sais quelle impulsion, j’insistai de nouveau, mais en tout cas avec fermeté, je dis au père : « Voilà bientôt quatre ans que je vous supplie, non seulement en mon nom, mais aussi en celui des autres pères, de nous exposer comment le Seigneur vous a formé dès le début de votre conversion ; car cela, nous en sommes sûrs, serait de la plus grande utilité et pour nous et pour la Compagnie. Mais comme je vois que vous ne nous exaucez pas, j’ose vous assurer de ceci : si vous nous accordez ce que nous


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désirons si ardemment, nous nous appliquerons à bien user de cette faveur ; si vous ne le faites pas, nous ne nous laisserons pas abattre pour autant et nous garderons la même confiance dans le Seigneur que si vous aviez tout écrit. » Le père ne répondit rien ; mais le jour même, à ce que je crois, il appela le père Louis Gonçalves 6 et commença à lui raconter les faits que ce dernier, qui a une excellente mémoire, mettait ensuite par écrit. Ce sont là les Acta Patris Ignatii qui sont maintenant en circulation. Le père Louis fut électeur à la première Congrégation générale et y fut élu assistant du père général Lainez 7. Plus tard, il fut précepteur et directeur du roi Sébastien de Portugal. Ce père est d’une piété et d’une vertu insignes. Le père Gonçalves écrivit son texte, partie en espagnol et partie en italien, selon les secrétaires dont il disposait. Le père Annibal du Coudret le traduisit en latin ; c’est un père très savant et pieux. Tous deux, l’auteur et le traducteur, sont encore en vie.

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Notes de la Préface du père Nadal 1. Jérôme Nadal naquit à Palma dans l’île de Majorque en 1507. Les premiers rapports qu’il eut avec saint Ignace et les premiers compagnons à Paris lui laissèrent un sentiment de défiance. Il n’entra dans la Compagnie qu’en novembre 1545 à Rome. Il mourut à Rome en 1580. Ses fonctions lui permirent de pénétrer dans l’intimité de saint Ignace ; il est un de ses témoins les plus avertis et les plus fidèles. 2. La Compagnie de Jésus fut approuvée officiellement par Paul III le 27 septembre 1540 ; le livre des Exercices fut approuvé par le même pape le 31 juillet 1548, saint Ignace écrivit les Constitutions de son Ordre de 1547 à 1550. 3. Probablement en 1552, car Nadal résida en Sicile durant toute l’année 1551. 4. Le père Jean Polanco entra dans la Compagnie en 1541. Il aida saint Ignace dans la rédaction des Constitutions. 5. Le père Ponce Cogordan fut nommé en 1549 procureur de la maison professe de Rome. 6. Le père Louis Gonçalves da Camara, Portugais, fut appelé à Rome par saint Ignace en 1553 comme ministre de la maison professe. Il eut ainsi l’occasion de l’entretenir souvent. Outre la rédaction du Récit du pèlerin, on lui doit un Mémorial où il a consigné la relation des menus faits de la vie de saint Ignace pendant les mois de janvier à octobre 1555. 7. Le père Jacques Lainez, Espagnol, fut un des premiers compagnons de saint Ignace. Il fut théologien du pape au concile de Trente. Il succéda à saint Ignace comme second supérieur général de l’ordre.


Préface du père Louis Gonçalves da Cámara

En 1553, un vendredi matin, le 4 août, veille de Notre-Dame-des-Neiges, comme le père se trouvait dans le jardin attenant à ce qu’on appelle la maison ou les appartements du Duc, je commençai à lui rendre compte de certains points de ma vie spirituelle. Entre autres, je lui parlai de vaine gloire. Comme remède, le père me conseilla de rapporter souvent toutes choses à Dieu, de m’efforcer de lui offrir tout ce qu’il y avait de bon en moi, le reconnaissant pour sien, et de lui en rendre grâce. Tout cela, il me le dit d’une manière qui me consola tellement que je ne pus retenir mes larmes. Le père me raconta alors comment il avait été harcelé, deux ans durant, par cette tentation. Ainsi, lorsqu’il s’embarquait à Barcelone, il n’osait dire à personne qu’il partait pour Jérusalem ; et de même en d’autres occasions du même genre. Il ajouta combien depuis lors, il avait à cet égard senti de paix en son âme. Une ou deux heures plus tard, nous allâmes dîner. Comme Maître Polanco et moi étions à table avec lui, notre père nous dit que Maître Nadal et d’autres pères de la Compagnie lui avaient demandé une faveur et qu’il n’avait jamais pris de décision à ce sujet. Mais,

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après la conversation qu’il avait eue avec moi, s’étant recueilli dans sa chambre, il avait eu tant de dévotion et s’était senti si incliné à leur donner satisfaction qu’il s’était tout à fait décidé. Il disait cela d’une manière qui indiquait bien que Dieu lui avait montré, par une vive lumière, qu’il devait le faire. Il s’agissait de raconter tout ce qui s’était passé en son âme jusqu’à présent. Il avait aussi décidé que ce serait à moi qu’il s’en ouvrirait. Le père était à cette époque très malade. Bien qu’il n’ait jamais eu l’habitude de se promettre un seul jour de vie – au contraire, quand quelqu’un disait : « Je ferai cela d’ici quinze jours, ou d’ici huit jours », le père, comme surpris, ne manquait pas de dire : « Comment, vous croyez vivre si longtemps ? » – cette fois-ci cependant, il dit qu’il espérait vivre trois ou quatre mois encore, pour terminer cette affaire. Le lendemain je lui demandai quand il voulait que nous commencions. Il me répondit de lui rappeler la chose chaque jour – je ne sais plus pendant combien de jours – jusqu’à ce qu’il y soit disposé. Mais comme ses occupations ne lui en laissaient pas le temps, il en vint à me demander de le lui rappeler tous les dimanches. Au mois de septembre, je ne me souviens plus quel jour, le père m’appela et commença à me raconter toute sa vie, les légèretés de sa jeunesse 1, clairement, distinctement et de façon très circonstanciée. Il m’appela ensuite deux ou trois fois au cours du même mois et parvint dans son récit au début de son séjour à Manrèse, comme on le voit au changement d’écriture.


PRÉFACE DU PÈRE LOUIS GONÇALVES DA CÁMARA

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Dans sa manière de raconter, le père, comme en toute chose, procède avec tant de clarté qu’il semble rendre le passé présent à son interlocuteur. Il n’y avait aucune question à lui poser, parce qu’il n’oubliait rien d’important pour la compréhension de son récit. Sans rien en dire au père, j’allais immédiatement mettre tout par écrit : je notais d’abord quelques points de ma propre main, puis je les développais pour en arriver à ce texte. Je me suis efforcé de ne pas écrire un seul mot que je n’aie entendu de la bouche du père. Là où je crains avoir failli, c’est lorsque, pour ne pas m’écarter des paroles du père, je n’ai pu bien rendre la force de certaines d’entre elles. Comme il a été dit plus haut, j’ai commencé à écrire ces choses en septembre 1553. Depuis lors et jusqu’à l’arrivée du père Nadal, le 18 octobre 1554, le père s’excusait toujours, invoquant quelque infirmité ou diverses affaires qui lui survenaient. Il me disait : « Quand telle affaire sera terminée rappelez-le moi. » L’affaire terminée, je le lui rappelais, et il me répondait « Maintenant nous sommes occupés par telle autre ; mais dès qu’elle sera terminée, rappelez-le moi. » A son retour, le père Nadal fut très heureux d’apprendre que le travail était en train ; il me recommanda d’importuner le père, me répétant plusieurs fois qu’en nulle autre chose le père ne pouvait faire plus de bien à la Compagnie et que c’était vraiment fonder la Compagnie 2. Lui-même en parla au père à plusieurs reprises.

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Le père me dit de le lui rappeler quand serait terminée l’affaire de la dotation du Collège 3. Cela fait, il me dit d’attendre que soit terminée celle du Prêtre Jean 4 et que le courrier soit parti. Le 9 mars, nous reprîmes le récit. Peu après, la santé du pape Jules III donna de sérieuses inquiétudes ; il mourut le 23. Le père différa la suite du récit jusqu’à l’élection d’un nouveau pape, mais à peine celui-ci était-il élu qu’il tomba malade et mourut – c’était Marcel II. Le père alors ajourna l’affaire jusqu’à l’élection de Paul IV. Ensuite, à cause des grandes chaleurs et de ses nombreuses occupations, il fut toujours empêché jusqu’au 21 septembre, date à laquelle il commença à être question de m’envoyer en Espagne. Aussi je pressai vivement le père d’exécuter la promesse qu’il m’avait faite. Il me donna rendez-vous pour le 22 septembre au matin, à la Tour Rouge 5. Quand j’eus fini de dire ma messe, je me présentai chez lui pour demander si l’heure lui convenait. Il me dit d’aller l’attendre à la Tour Rouge afin d’être là quand il y arriverait. Je compris que je devrais l’attendre longtemps. Et tandis que je me trouvais sous une galerie avec un frère qui m’avait demandé quelque chose, le père survint. Il me reprit parce que j’avais manqué à l’obéissance en ne l’attendant pas à l’endroit fixé, et il ne voulut rien faire ce jour-là. Là-dessus, nous nous mettons à insister vivement auprès de lui. Il revint à la Tour Rouge où il dictait tout en marchant, comme il avait toujours fait. Moi, pour observer son


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visage, je m’approchai peu à peu de lui. Le père me dit : « Observez la Règle. » Et comme, n’en tenant pas compte, je m’approchais de nouveau – cela m’arriva deux ou trois fois – il m’en fit la remarque et partit. Enfin, par la suite, il revint encore à la Tour Rouge pour achever de me dicter ce qui est écrit ici. Mais comme j’étais depuis longtemps occupé aux préparatifs de mon voyage – ce fut la veille même de mon départ que le père me parla pour la dernière fois sur ce sujet – je n’ai pu terminer à Rome la rédaction définitive. A Gênes, comme je n’avais pas de secrétaire espagnol, je dictai en italien en me basant sur les notes que j’avais emportées de Rome et je terminai ce travail en décembre 1555.


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Notes de la Préface du père Gonçalves da Cámara 1. Cette partie du Récit manque dans les textes que nous possédons. Le rédacteur l’aura sans doute omise par discrétion. 2. Cette idée que la vie de saint Ignace est le fondement de la Compagnie a été souvent développée par Nadal. 3. Il s’agit de la dotation du Collège romain. 4. Cette appellation de Prêtre Jean désigne l’empereur d’Éthiopie à qui un Patriarche latin allait être envoyé à la demande du roi de Portugal. 5. Bâtiment annexe à l’ancienne maison professe de Rome.


Chapitre 1

La conversion (1521–1522)

Le blessé de Pampelune Jusqu’à l’âge de vingt-six ans, il s’adonna aux vanités du monde 1 ; il se plaisait particulièrement au métier des armes, dans un grand et vain désir d’y gagner un nom 2. C’est ainsi qu’il se trouva un jour dans une forteresse assiégée par les Français 3. Tous ses compagnons, voyant clairement l’impossibilité de la défense, étaient d’avis de se rendre contre promesse de la vie sauve ; mais il fit valoir tant de raisons près de l’alcade qu’il le persuada de résister, malgré le sentiment de tous les officiers ; ceux-ci, grâce à son énergie et à ses efforts, reprirent courage. Quand vint le jour où l’on attendait l’attaque d’artillerie, il se confessa à l’un de ses compagnons d’armes 4. La canonnade avait déjà duré un bon moment, quand une bombarde l’atteignit à la jambe et la brisa toute. Comme le boulet était passé entre les deux jambes, l’autre fut aussi grièvement blessée 5. Lui tombé, les défenseurs de la forteresse se rendirent aussitôt aux Français. Ceux-ci, après s’être rendus maîtres de la place, traitèrent le blessé avec tous les égards de

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l’amitié et de la courtoisie. Après un séjour de douze ou quinze jours à Pampelune, ils le transportèrent chez lui en litière. Comme il allait très mal, on appela de différents côtés tous les médecins et chirurgiens. Ils jugèrent qu’il fallait recasser la jambe et remettre les os à leur place. Pour avoir été mal rajustés la première fois, disaient-ils, ou pour s’être démis durant le voyage, ils n’étaient pas à leur place et, dans ces conditions, la guérison n’était pas possible. On recommença donc cette boucherie. Pendant cette opération, comme au cours de toutes celles qu’il avait déjà subies et qu’il dut subir par la suite, jamais il ne dit mot et ne donna d’autre signe de douleur que de serrer fortement les poings. Cependant il allait toujours plus mal ; il ne pouvait plus manger, et déjà apparaissaient les autres symptômes qui d’ordinaire annoncent la mort. A l’approche de la Saint-Jean, comme les médecins gardaient très peu d’espoir, on lui conseilla de se confesser. Il reçut les derniers sacrements en la vigile des Saints Apôtres Pierre et Paul. Les médecins déclarèrent que s’il ne se sentait pas mieux avant minuit, on pouvait le tenir pour perdu. Le malade avait toujours eu de la dévotion à saint Pierre, et c’est au milieu de cette nuit même que Notre Seigneur permit qu’il commençât à se trouver mieux ; l’amélioration fut si rapide qu’au bout de quelques jours on le jugea hors de danger.


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Déjà les os commençaient à se ressouder les uns aux autres ; mais sous le genou, un os en chevauchait un autre, ce qui raccourcissait la jambe. Il était si proéminent que c’était chose déplaisante à voir. Ne pouvant le souffrir, parce qu’il était déterminé à suivre le monde 6 et estimait qu’il en serait enlaidi, il s’informa auprès des chirurgiens des possibilités de le couper. Ils lui répondirent que c’était possible, mais que les souffrances surpasseraient tout ce qu’il avait connu, car il était déjà guéri et l’opération prendrait du temps. Néanmoins il résolut de s’imposer ce martyre de son propre gré, et malgré son frère aîné qui s’en effrayait et disait qu’il n’oserait, quant à lui, affronter pareille douleur. Le blessé la supporta avec son endurance habituelle. On fit une incision dans la chair, on coupa l’os proéminent et on employa tous les moyens pour que la jambe ne restât pas si courte ; on lui appliqua quantité d’onguents et on l’étira au moyen d’appareils qui le martyrisèrent de longs jours.

Les deux esprits Mais Notre Seigneur lui rendit la santé. Il allait très bien et son état général était excellent, à ceci près qu’il ne pouvait se tenir bien ferme sur la jambe, ce qui le forçait à rester au lit. Comme il s’adonnait volontiers à la lecture de ces livres mondains et menteurs qu’on appelle romans de

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chevalerie, se sentant dispos, il en demanda quelques-uns pour passer le temps. Mais dans toute la maison, on n’en trouva pas un seul de ceux qu’il avait coutume de lire ; on lui apporta donc une Vita Christi et un livre sur la vie des saints en espagnol 7. Il y faisait de fréquentes lectures et éprouvait un certain attrait pour ce qu’on y racontait. Quand il s’interrompait, il réfléchissait tantôt à ce qu’il avait lu, tantôt aux choses du monde qui, auparavant, retenaient habituellement sa pensée. Parmi toutes les idées vaines qui lui venaient à l’esprit, il en était une qui exerçait un tel empire sur son cœur et l’envahissait tellement qu’il y rêvait deux, trois ou quatre heures sans s’en apercevoir. On imaginait ce qu’il avait à faire au service d’une certaine dame, les moyens qu’il prendrait pour gagner le pays qu’elle habitait, les vers, les déclarations qu’il lui adresserait, les faits d’armes qu’il accomplirait à son service. Sa présomption était telle qu’il ne voyait pas combien c’était irréalisable ; car cette dame n’était pas d’une noblesse ordinaire : ni comtesse, ni duchesse, mais d’un rang plus élevé encore. Notre Seigneur cependant venait à son secours et, à ces pensées, en faisait succéder d’autres, nées de ses lectures. En effet, en lisant la vie de Notre Seigneur et des saints, il se prenait à penser et à se dire en lui-même : « Et si je faisais ce que fit saint François et ce que fit saint Dominique ? » Il songeait aussi à bien des choses qui lui paraissaient bonnes et il envisageait toujours des entre-


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prises difficiles et pénibles. A se les proposer, il avait le sentiment qu’il lui serait facile de les réaliser. Toutes ces réflexions revenaient à se dire : « Saint Dominique a fait ceci, donc je dois le faire ; saint François a fait cela, donc je dois le faire. » Ces considérations elles aussi duraient tout un temps, puis d’autres occupations les interrompaient et les pensées mondaines évoquées plus haut lui revenaient à l’esprit ; à elles aussi il s’arrêtait longuement. Ces pensées si diverses se succédèrent longtemps en lui. Qu’il s’agît des prouesses mondaines qu’il désirait accomplir ou de celles que son imagination lui suggérait de faire pour Dieu, il s’attardait toujours à celles qui se présentaient à lui, jusqu’à ce que, pris de fatigue, il les abandonnât et s’occupât d’autre chose. Il y avait pourtant cette différence : à penser aux choses du monde il prenait grand plaisir, mais lorsque, par lassitude, il les laissait, il restait sec et mécontent ; au contraire, à la pensée de se rendre nu-pieds à Jérusalem, de ne manger que des herbes et de se livrer à toutes les autres austérités qu’il voyait pratiTelle fut sa première quées par les saints, non seulement réflexion sur les choses il trouvait de la consolation sur le de Dieu et plus tard, moment 8, mais il restait content et quand il fit les joyeux après l’avoir abandonnée. Il Exercices, c’est de là n’y faisait pourtant pas attention et qu’il tira ses premières ne s’arrêtait pas à peser cette diffélumières sur la diversité des esprits. rence, jusqu’au jour où ses yeux

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s’ouvrirent quelque peu 9 et où il commença à s’étonner de cette diversité et se mit à y réfléchir. Son expérience l’amena à voir que certaines pensées le laissaient triste, d’autre joyeux, et peu à peu il en vint à se rendre compte de la diversité des esprits dont il était agité, l’esprit du démon et l’esprit de Dieu 10. N’ayant pas tiré peu de lumière de ces lectures, il se mit à réfléchir plus sérieusement à sa vie passée et à la grande obligation qu’il avait d’en faire pénitence 11. Et c’est alors que lui vint le désir d’imiter les saints. Il ne faisait pas attention à leur situation particulière, mais se promettait seulement de faire, avec la grâce de Dieu, ce qu’ils avaient fait. Mais son seul désir était, comme on l’a dit plus haut 12, d’aller à Jérusalem dès qu’il serait guéri en s’imposant toutes les disciplines et toutes les abstinences que peut souhaiter un cœur généreux et enflammé de Dieu.

La décision 10

Et déjà les rêveries se perdaient dans l’oubli, chassées par les saints désirs 13 qu’il avait et qui furent confirmés 14 par la vision que voici. Une nuit qu’il ne dormait pas, il vit clairement une image de Notre Dame avec le Saint Enfant Jésus. A cette vue, il reçut pendant un espace de temps notable une extrême consolation. Il en garda une telle nausée de toute sa vie passée, spéciale-


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ment des choses de la chair, qu’il lui semblait qu’on avait effacé de son âme toutes les images qui jusque-là y étaient gravées. Ainsi, de ce jour jusqu’au mois d’août de 1553 où ces choses sont écrites, jamais plus il ne leur donna le moindre consentement 15. On peut juger à cet effet que la vision vint de Dieu, bien que lui n’osât pas en décider et n’affirmât rien de plus que ce qui précède 16. Son frère, comme toutes les autres personnes de la maison, remarquèrent à son extérieur le changement qui s’était opéré en son âme. Pour lui, sans s’inquiéter de rien, il persévérait dans ses lectures et dans ses bons propos. Et tout le temps qu’il passait auprès des siens, il le consacrait à parler des choses de Dieu, faisant ainsi du bien à leurs âmes. Comme il goûtait beaucoup ces livres, l’idée lui vint d’en extraire, sous forme de résumé, les choses les plus importantes de la vie du Christ et des saints. Il se mit à écrire un livre avec beaucoup de Lequel comprenait soin – il commençait en effet à se environ trois cents lever et à circuler dans la maison. pages in-quarto, Il écrivait les paroles du Christ en entièrement écrites. rouge, celles de Notre Dame en bleu. Le papier était lisse et rayé, et tout était bien calligraphié, parce qu’il avait une très belle écriture. Il passait une partie de son temps à écrire, l’autre à prier. Sa plus grande consolation était de regarder le ciel et les étoiles, ce qu’il faisait fréquemment et pendant longtemps, parce qu’il sentait alors en lui un très vif élan

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pour servir Notre Seigneur 17. Il pensait souvent à sa résolution et aurait désiré être déjà tout à fait guéri pour se mettre en route. Et lorsqu’il considérait ce qu’il ferait à son retour de Jérusalem pour vivre toujours dans la pénitence, il envisageait de se retirer à la chartreuse de Séville sans dire qui il était, pour qu’on fit moins de cas de lui, et de n’y manger que des herbes. Mais quand, à d’autres moments, il se remettait à penser aux pénitences qu’il désirait faire en allant par le monde, son désir de la chartreuse se refroidissait ; il craignait de ne pouvoir y donner libre cours à la haine qu’il avait conçue contre lui-même. Cependant, il chargea un domestique de la maison qui allait à Burgos, de s’informer de la règle de la chartreuse, et les renseignements qu’il en reçut lui plurent. Mais pour la raison qui a été dite plus haut, et parce qu’il était tout absorbé par le voyage qu’il comptait bientôt entreprendre, tandis que cette question ne devait être réglée qu’après son retour, il ne s’y arrêtait guère. Au contraire, se sentant déjà quelques forces, il estima qu’il était temps de se mettre en route. Il dit à son frère 18 : « Monsieur, Son frère et quelques vous savez que le duc de Nájera personnes de la maison soupçonnaient qu’il n’ignore pas que je suis rétabli 19. Il voulait opérer quelque serait bon que j’aille à Navarrete. » grand changement En effet, le duc s’y trouvait alors. dans sa vie. Son frère le mena dans une chambre, puis dans une autre et, très ému, se mit à le supplier de ne pas aller à sa perte et de considérer quelles espé-


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rances on fondait sur lui, ce qu’il pouvait devenir, et il avança d’autres arguments de ce genre qui tous visaient à le détourner du bon désir qu’il avait. Mais sa réponse fut telle que, sans s’écarter de la vérité pour laquelle il avait déjà un respect scrupuleux, il réussit à quitter son frère.


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Notes du chapitre 1 1. Iñigo de Loyola naquit très probablement en 1491 au château de Loyola, situé près d’Azpeitia, dans la province de Guipuzcoa. Il appartenait à une famille de treize enfants et était le cadet des huit fils. Il reçut au baptême le nom d’Iñigo qu’il abandonna plus tard pour celui d’Ignace, en l’honneur de saint Ignace d’Antioche pour qui il nourrissait une vive dévotion. Au sortir de l’enfance, sans doute en 1506, il prit du service à Arevalo parmi les pages de Jean Velázquez de Cuéllar, trésorier général du royaume de Castille. C’est ainsi qu’avec la maison de son maître, il était contraint de suivre la cour dans ses déplacements. En 1517, Iñigo s’engage comme gentilhomme dans la suite de son parent Antoine Manrique de Lara, duc de Nájera, vice-roi de Navarre. Il s’y distingue par ses vertus militaires et aussi, en 1521, lors des troubles en Guipuzcoa, par ses dons diplomatiques. La chute de Pampelune que raconte le Récit eut lieu en 1521. Lors de sa conversion définitive à Dieu, Iñigo avait donc l’âge de trente ans et non de vingt-six, comme il est dit dans ce texte. 2. Ignace décrira plus tard cet idéal mondain : « Les gens du monde, qui se conduisent par les sentiments que le monde leur inspire, aiment et poursuivent avec beaucoup d’ardeur les honneurs, la réputation, l’éclat d’un grand nom parmi les hommes. » 3. Au printemps 1521, François Ier, profitant d’une concentration de toutes les troupes navarraises en Castille, agitée par le soulèvement des Communiers, lança douze mille hommes sur la Navarre. La ville de Pampelune ouvrit ses portes aux Français commandés par André de Foix. Seule la citadelle de la ville opposa de la résistance. 4. Il va sans dire que cette sorte de confession, assez en usage chez les chevaliers du Moyen Age au moment du combat, n’avait pas de caractère sacramentel.


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5. Ce fut le lundi de Pentecôte, 20 mai 1521, qu’Ignace fut blessé. 6. L’expression « suivre le monde » signifie pour saint Ignace poursuivre l’idéal mondain, décrit plus haut, au lieu que l’idéal contraire s’exprime par la formule évangélique : « suivre le Christ ». 7. Les livres que saint Ignace a lus durant sa convalescence furent la Vie du Christ écrite par le chartreux Ludolphe de Saxe et traduite en castillan par Ambroise Montesino ; ensuite, la Légende dorée de Jacques de Voragine, dans une édition castillane présentée par le cistercien Gauberto M. Vagad. 8. Saint Ignace n’entend pas généralement par « consolation » un simple soulagement apporté à la tristesse et à l’affliction. L’emploi du terme est très fréquent dans le Récit. Voir les nos 10, 11, 18, 19, 20, 21, 26, 28, 29, 33, 41, 43, 44, 47, 48, 75, 79, 83, 95, 98. 9. Saint Ignace décrit son itinéraire spirituel comme un passage de l’aveuglement à une lumière toujours plus vive (nos 14 et 30), comme un arrachement à des rêves où il se complaisait (nos 6, 8, 10, 25) pour s’éveiller toujours davantage à la pleine réalité spirituelle qu’est l’Amour rédempteur au travail dans le monde et le combat spirituel où il entraîne. 10. Saint Ignace consignera plus tard dans le livret des Exercices le fruit de son expérience des motions divines. 11. L’esprit dans lequel saint Ignace a pratiqué les pénitences rapportées dans le Récit sera avant tout un esprit d’amour plutôt que de réparation proprement dite. Sans doute la considération de sa vie passée lui fait un devoir d’en faire pénitence (no 9), mais le désir de s’égaler aux saints dans leurs exploits héroïques (nos 7, 8, 9, 12) l’emportera chez lui dès le début et le conduira à mettre toujours à l’avant-plan le bon plaisir de Dieu (no 144). Plus tard les nécessités de l’apostolat le contraindront à passer de plus en plus d’une pénitence extérieure à une pénitence intérieure, plus exigeante encore.


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12. Voir no 8. 13. Bien qu’il n’ignore pas la fragilité de ces grands désirs, saint Ignace y verra toujours la marque d’un cœur généreux. 14. Les termes « confirmation », « confirmer » font partie du vocabulaire propre à saint Ignace pour exprimer les expériences de sa vie spirituelle. Ils renvoient à l’expérience de discernement spirituel qui consiste à découvrir les attraits de la grâce dans une âme, la direction que le Saint-Esprit lui imprime, pour la suivre. Ainsi dans ce passage, nous voyons que saint Ignace a d’abord senti une grande diversité de pensées et de sentiments ; il en était agité au point de ne pouvoir se résoudre à choisir entre la voie des prouesses humaines et celle de l’héroïsme des saints. Ensuite, il a discerné de quels esprits il était ainsi ballotté ; il a reconnu l’action divine, il s’est décidé à imiter les saints et à partir pour Jérusalem. Finalement, ces saints désirs, encore fragiles, se trouvent confirmés par une grâce extraordinaire, la vision de Notre Dame et du Saint Enfant Jésus. Ce rythme ternaire se retrouve souvent dans la vie de saint Ignace (voir nos 10, 29, 41, 42, 99, 100). Il apparaît bien qu’on ne peut réduire cette confirmation à l’affermissement de la volonté ou à la facilité d’exécution, bien que ces éléments en fassent partie, mais qu’il s’agit d’un don divin qui garantit la décision prise et apporte à l’âme la lumière et la certitude dont elle a besoin pour les entreprises auxquelles elle est appelée. Cette confirmation pourra se produire sous des formes bien différentes selon le degré d’avancement de celui qui la sollicite ; elle ne se produira pas toujours sous forme de « sentiments intérieurs », mais aussi par des intermédiaires humains : le supérieur, le confesseur, le directeur de retraite ou d’autres personnes spirituelles (no 37) ou par l’intermédiaire des événements. 15. On ne peut s’autoriser de ce texte pour affirmer que dans la suite Ignace ne subit plus aucune tentation.


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16. Cette formule embarrassée par laquelle saint Ignace proteste de son objectivité dans le récit d’une grâce reçue se retrouve équivalemment au terme de beaucoup de récits semblables (voir les nos 27, 29, 44, 97, 98, 99, 100). 17. On peut rapprocher ce passage du psaume 19 : « Cœli enarrant gloriam Dei. » Il semble qu’en contemplant le ciel, saint Ignace contemplait l’amour créateur et rédempteur à l’œuvre dans le monde, amour qui l’appelait au service du Royaume. 18. Le frère dont il est ici question est Martin Garcia. Celui qui accompagnera Ignace (no 13) s’appelait Pero Lopez ; il était curé d’Azpeitia. 19. Antoine Manrique de Lara, duc de Nájera, vice-roi de Navarre de 1516 à 1521, au service duquel Ignace se trouvait quand il fut blessé.



Chapitre 2

Le chevalier de Dieu (1522)

L’honneur de Notre Dame Il partit donc monté sur une mule. Un autre de ses frères voulut l’accompagner jusqu’à Oñate. En chemin, il persuada ce dernier de faire avec lui Du jour où il quitta le une veillée à Notre-Dame de Arándornaine familial, il se zazu 1 ; il y fit oraison pour obtenir donna chaque nuit la de nouvelles forces pour son discipline. voyage. Il laissa son frère à Oñate chez une sœur qu’il allait visiter, et lui-même fut à Navarrete. Le souvenir lui revint de quelques ducats qu’on lui devait chez le duc ; il jugea bon de les recouvrer et écrivit à cet effet un billet au trésorier. Celui-ci répondit qu’il n’avait pas d’argent. Le duc l’apprit et déclara que l’argent pouvait manquer pour tout autre, mais non pour Loyola ; il avait l’intention, s’il voulait bien l’accepter, de lui offrir une bonne lieutenance, eu égard au crédit qu’il s’était acquis dans le passé. Il toucha l’argent et en fit remettre une partie à certaines personnes envers lesquelles il se sentait obligé, et disposa du reste pour faire restaurer et

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orner avec soin une image de Notre Dame qui était en mauvais état. Il renvoya alors les deux serviteurs qui l’accompagnaient et, monté sur sa mule, partit seul pour Montserrat. Chemin faisant, il lui arriva une aventure qu’il sera bon de rapporter pour que l’on comprenne comment Notre Seigneur en agissait avec cette âme encore aveugle, bien qu’animée d’un grand désir de le servir selon toutes les lumières qu’elle pourrait avoir. C’est ainsi qu’il décida de faire de grandes pénitences, non Il avait une telle plus tellement pour expier ses aversion de ses péchés péchés que pour être agréable à passés et un tel désir Dieu et lui plaire. Quand il se rapde faire de grandes pelait une pénitence que les saints choses pour l’amour de avaient faite, il se proposait de la Dieu que, sans 2 présumer du pardon de faire aussi, et plus encore , et c’est ses péchés, il ne s’en dans ces pensées qu’il trouvait toute préoccupait pourtant sa consolation. Il ne s’inquiétait pas beaucoup dans les d’aucune chose intérieure, ne pénitences qu’il se sachant même pas ce qu’étaient proposait de faire. l’humilité, la charité, la patience et la discrétion qui règle et mesure ces vertus. Son intention était uniquement d’accomplir de grandes œuvres extérieures parce qu’ainsi avaient fait les saints pour la gloire de Dieu 3, sans s’inquiéter des circonstances propres à chacun d’eux. Sur la route donc, un Maure le rejoignit qui montait un mulet. Ils lièrent conversation et en vinrent à par-


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ler de Notre Dame. Le Maure disait qu’il admettait bien que la Vierge ait conçu sans l’homme, mais qu’elle fût restée vierge dans son enfantement, il ne le pouvait croire ; il alléguait pour cela les motifs d’ordre naturel qui lui venaient à l’esprit. Le Pèlerin 4 eut beau lui donner quantité de raisons, il ne put le faire changer d’avis. Sur quoi le Maure prit si rapidement les devants qu’il le perdit de vue et resta tout pensif, songeant à ce qui venait de se passer entre eux. Il eut alors quelques mouvements intérieurs qui soulevèrent du mécontentement en son âme, car il lui semblait ne pas avoir fait son devoir. Il ressentit aussi de l’indignation contre le Maure, car il estimait avoir mal agi en le laissant tenir de tels propos sur Notre Dame. Il se croyait obligé d’en venger l’honneur. L’envie lui vint de rattraper le Maure et de lui donner quelques bons coups de poignard pour ce qu’il avait dit. Longtemps il lutta contre ce désir, mais à la fin il resta indécis sur ce qu’il devait faire. Le Maure, qui avait pris les devants lui avait dit qu’il allait à un endroit situé un peu plus loin, tout proche de la grand-route, sans pourtant qu’elle le traversât. Fatigué d’examiner le meilleur parti à prendre, et ne sachant à quoi se déterminer, il prit la décision suivante : il laisserait aller sa mule la bride sur le cou, jusqu’à la bifurcation ; si la mule prenait le chemin du village, il rechercherait le Maure et le frapperait de son poignard ; si elle suivait la grand-route, il le laisserait en paix. Il fit comme il avait résolu, mais Notre Seigneur

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voulut que la mule suivît la grand-route et non le chemin du village ; celui-ci n’était pourtant éloigné que de trente à quarante pas, et le chemin qui y conduisait était large et en bon état. Arrivé à un gros bourg avant Il acheta aussi une 5 paire d’espadrilles, Montserrat , il voulut y acheter le mais n’en chaussa vêtement qu’il avait décidé de qu’une seule; non par porter pour aller à Jérusalem. Il originalité, mais il acheta donc de la toile à faire des avait une jambe sacs, grossièrement tissée et fort bandée et assez mal rêche ; puis il en fit faire un long en point. Et chaque soir, bien qu’il vêtement qui lui tombait jusvoyageat à cheval, il qu’aux pieds. Il se procura aussi un la trouvait enflée; bourdon et une petite calebasse, aussi crut-il nécessaire et mit le tout devant l’arçon de sa de porter une selle. chaussure à ce pied.

Les armes de Jésus Christ 17

Il reprit sa route vers Montserrat, rêvant comme toujours aux exploits qu’il aurait à accomplir pour l’amour de Dieu. Et comme il avait l’esprit rempli des histoires d’Amadis de Gaule et d’autres livres du même genre, l’idée lui vint de les imiter 6. C’est ainsi qu’il résolut de faire une veillée d’armes, toute une nuit, sans s’asseoir ni se coucher, mais tantôt debout, tantôt à genoux devant l’autel


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de Notre Dame de Montserrat, où il avait décidé d’abandonner ses habits pour revêtir les armes de Jésus Christ. Ayant donc quitté ce bourg, il chemina en songeant comme d’habitude à ses projets. Arrivé à Montserrat, après avoir fait oraison et s’être entendu avec le confesseur, il fit par écrit une confession générale qui dura trois jours 7. Il convint aussi avec lui qu’on garderait sa mule et qu’on suspendrait son épée et son poignard dans l’église à l’autel de Notre Dame. Ce fut le premier homme à qui il fit part de sa détermination, car jusqu’alors il ne l’avait révélée à aucun confesseur. La veille de Notre-Dame de mars 1522, il s’en fut, à la nuit tombée, le plus discrètement possible, trouver un pauvre. Se dépouillant de tous ses vêtements, il les lui donna et revêtit l’habit de ses désirs. Il alla s’agenouiller devant l’autel de Notre Dame 8, et, son bourdon à la main, passa toute la nuit, tantôt à genoux, tantôt debout, et partit au point du jour pour ne pas être reconnu. Il ne prit pas le chemin qui va droit à Barcelone, où il aurait rencontré beaucoup de gens qui l’auraient reconnu et lui auraient fait honneur 9, mais il obliqua vers un bourg appelé Manrèse, où il voulait passer quelques jours dans un hôpital. Il voulait aussi noter certaines choses dans son livre 10 qu’il gardait avec grand soin et emportait avec beaucoup de consolation 11. Il était déjà à une lieue de Montserrat, quand il fut rejoint par un homme qui courait après lui et lui demanda s’il avait bien donné ses vêtements à un cer-

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tain pauvre, comme celui-ci le prétendait. Il répondit que oui et ses yeux se remplirent de larmes, par compassion pour le malheureux auquel il avait donné ses habits, car il devina qu’on lui avait causé des ennuis, le prenant pour un voleur. Mais il avait beau fuir l’estime des gens, il ne put séjourner longtemps à Manrèse sans qu’on ne racontât des choses extraordinaires, à la suite de ce qui s’était passé à Montserrat ; et les dires dépassèrent vite la réalité : il avait renoncé à tant de revenus, etc.


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Notes du chapitre 2 1. Aránzazu, sanctuaire situé à quatre lieues au sud de Loyola. C’était une dévotion très populaire que cette veillée des pèlerins qu’il ne faut pas confondre avec la veillée d’armes des chevaliers dont il sera question plus loin (no 18). 2. Cette volonté de progrès incessant est une des caractéristiques les plus marquées de la spiritualité de saint Ignace. Voir nos 36 et 69. 3. Cette passion de la gloire de Dieu, qui domine toute la vie de saint Ignace, est étroitement liée au sentiment de respect et d’adoration qu’il éprouve pour la volonté de la Divine Majesté. Aussi bien les expressions « pour le service de Dieu » (nos 21, 27, 60,79, 82) et « pour l’amour de Dieu » (nos 17, 60, 69) sont-elles très voisines chez lui de l’expression si fréquente : « pour la gloire de Dieu » (nos 14, 36, 57, 85). 4. Tel est le titre que saint Ignace se donnera désormais dans ce récit. Titre qui n’a rien d’accidentel si l’on se souvient de l’importance du pèlerinage de Jérusalem dans sa vie. 5. Le monastère bénédictin de Montserrat est situé à trente-cinq kilomètres à l’est de Barcelone. Le sanctuaire de la Vierge attenant au monastère était et demeure un des lieux de pèlerinage les plus fréquentés d’Espagne. 6. Probablement saint Ignace se rappela-t-il l’adoubement du fils aîné d’Amadis de Gaule et d’Oriane, tel qu’il est écrit dans le roman d’Amadis de Gaule, 1. IV, c. 52. 7. Cette durée n’a rien qui puisse étonner. A cette époque en effet, la première confession des novices, à leur entrée en religion, durait plus longtemps encore. 8. Il s’agit cette fois de la véritable veillée d’armes dont le rituel propre est inspiré par la cérémonie de l’investiture du chevalier.


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La prière se prolongeait toute la nuit, le chevalier devait se tenir à genoux aussi longtemps que ses forces le lui permettaient ; par manière de repos, il pouvait parfois se tenir debout, jamais assis. Cette veillée ne se faisait qu’une fois dans la vie, la nuit même qui précédait la consécration du jeune guerrier au service de son souverain. Elle devait nécessairement être précédée de la confession et suivie de la communion. Ignace a voulu revêtir les armes de Jésus Christ le jour de l’Annonciation qui commémore l’anéantissement du Verbe se faisant chair. 9. Parmi la suite nombreuse qui accompagnait le pape élu Adrien VI en partance pour Rome. 10. De ces notes naquirent progressivement les Exercices. Cf. nos 9 et 99. 11. Au sortir de Montserrat, Ignace rejoignit une riche et pieuse veuve de Barcelone, Agnès Pascual qui regagnait sa propriété de Manrèse après un pèlerinage. Elle montrera toujours à Ignace la plus grande bienveillance. Son fils a laissé une relation de cette première entrevue et de celles qui suivirent.




Chapitre 3

Manrèse (mars 1522 – février 1523)

Combats spirituels Chaque jour, il demandait l’aumône à Manrèse 1. Il ne mangeait pas de viande et ne buvait pas de vin, bien qu’on lui en offrit. Les dimanches, il ne jeûnait pas, et si on lui donnait un peu de vin, il le buvait. Et parce que selon l’habitude du temps, il avait été très attentif à soigner ses cheveux qui étaient fort beaux, il décida de les laisser pousser au gré de la nature sans les peigner, sans les couper et sans les couvrir de quoi que ce soit, ni le jour ni la nuit. Pour la même raison, il laissait pousser les ongles de ses pieds et de ses mains, car il en avait aussi pris un soin exagéré 2. Pendant son séjour dans cet hôpital, il lui arriva souvent en plein jour de voir en l’air, près de lui, une chose qui lui donnait beaucoup de consolation, car elle était extraordinairement belle 3. Il n’en discernait pas bien la nature, mais il lui semblait en quelque sorte qu’elle avait la forme d’un serpent, avec beaucoup de points qui brillaient comme des yeux, mais n’en étaient pas. Cette vue lui donnait beaucoup de plaisir et de conso-

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lation. Plus il la voyait, plus augmentait la consolation ; et quand elle disparaissait, il en était attristé. Jusqu’alors il avait toujours vécu pour ainsi dire dans le même état d’âme, dans une allégresse qui ne se démentait pas, mais sans avoir aucune connaissance des choses intérieures et spirituelles. Pendant le temps que dura cette vision, ou un peu avant qu’elle ne commençât, car elle dura bien des jours – il lui vint une pensée tenace qui le tourmenta, lui représentant la difficulté de sa vie 4. C’était comme si on lui avait dit au fond de l’âme : « Comment pourras-tu supporter cette existence pendant les septante ans qui te restent à vivre ? » Mais à cette suggestion qu’il sentait venir de l’ennemi, il répondit intérieurement avec une grande force : « Ah, misérable ! Peux-tu, toi, me promettre une seule heure de vie ? » Et il vainquit ainsi la tentation et retrouva la paix. Ce fut la première tentation qui lui vint après ce qui a été dit plus haut 5. Il la vainquit alors qu’il entrait dans une église où il entendait tous les jours la grand-messe, vêpres et complies 6. Tous ces offices étaient chantés, et il y trouvait grande consolation ; à la messe, il lisait d’ordinaire la Passion, vivant toujours dans le même état d’âme. Mais peu après cette tentation, il commença à connaître en son âme une grande instabilité. Tantôt il se sentait si veule qu’il ne trouvait pas de goût à prier, ni à entendre la messe, ni à faire aucune autre oraison : tantôt, c’était tellement et si subitement le contraire, qu’il avait l’impression qu’on lui avait enlevé la tristesse


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et la désolation comme on enlève une cape des épaules de quelqu’un. Il commença alors à s’inquiéter de ces alternatives qu’il n’avait jamais éprouvées auparavant. Il se demandait à lui-même : « Quelle est donc cette nouvelle vie que nous commençons maintenant ? » A cette époque cependant, il s’entretenait quelquefois avec des personnes spirituelles qui lui faisaient confiance et recherchaient sa conversation ; car, bien qu’il n’eût aucune connaissance des choses spirituelles, il montrait toutefois dans sa façon de parler beaucoup de ferveur et une grande volonté d’aller de l’avant dans le service de Dieu. Il y avait alors à Manrèse une femme avancée en âge et non moins avancée dans le service de Dieu ; elle était connue comme telle dans bien des régions d’Espagne, si bien qu’une fois, le Roi catholique l’avait appelée pour lui faire quelques communications. Cette femme, s’entretenant un jour avec le nouveau soldat du Christ, lui dit : « Oh, plaise à mon Seigneur Jésus Christ qu’il veuille un jour vous apparaître ! » Mais lui, prenant grossièrement la chose, en fut stupéfait : « Comment Jésus Christ pourrait-il m’apparaître à moi ? »

Scrupules Il continuait à se confesser et à communier chaque dimanche selon son habitude 7. Mais en cela même, il fut fortement travaillé par les scrupules. En effet, bien

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que sa confession générale de Montserrat eût été faite avec beaucoup de soin et tout entière par écrit, comme on l’a dit, il lui semblait parfois n’avoir pas accusé certaines choses, et cela le tourmentait beaucoup. Il avait beau s’en confesser, il ne se trouvait pas satisfait. Aussi se mit-il à chercher des hommes spirituels qui le guériraient de ses scrupules. Mais rien ne l’aidait. Enfin, un docteur de la cathédrale, homme très spirituel, prédicateur en cette église, lui dit un jour en confession de mettre par écrit tout ce dont il pourrait se souvenir. Il le fit, mais après la confession, les scrupules lui revinrent chaque fois plus subtils, de sorte qu’il en était très éprouvé. Il savait bien que ces scrupules lui faisaient grand tort et qu’il serait bon de s’en débarrasser, mais il ne pouvait en venir à bout. Il pensait quelquefois que le remède serait que son confesseur lui ordonnât au nom de Jésus Christ de ne plus se confesser d’aucune chose passée, et il désirait recevoir cet ordre, mais n’osait le proposer à son confesseur. Mais sans qu’il le lui dît, le confesseur en vint à lui commander de ne plus revenir sur le passé, à moins qu’il ne s’agît d’une chose très claire. Mais comme tout lui paraissait très clair il ne tira aucun profit de cet ordre. Aussi restait-il toujours tracassé. Il habitait alors une petite chambre que les Dominicains lui avaient donnée dans leur monastère. Il était fidèle à ses sept heures d’oraison à genoux, à se lever tous les jours à minuit, et à tous les autres exercices dont on a déjà parlé. Mais en tout ceci il ne trouvait aucun


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remède à ses scrupules qui le tourmentaient depuis bien des mois. Une fois qu’il en était très accablé, il se mit en prière et dans sa ferveur commença à crier tout haut vers Dieu : « Secourez-moi, Seigneur, car je ne trouve de remède ni chez les hommes ni en aucune créature ; si je croyais pouvoir le trouver, il n’est peine qui serait grande à mes yeux. Montrez-moi vous-même, Seigneur, où je puis le trouver, et même s’il me faut suivre un petit chien pour qu’il me le donne, je le ferai. » Occupé de ces pensées, il était en butte à de fréquentes tentations qui le poussaient violemment à se jeter par un grand trou qui se trouvait dans sa chambre, près de l’endroit où il faisait oraison. Mais reconnaissant que se tuer était un péché, il se remettait à crier : « Seigneur, je ne ferai rien qui vous offense. » Et il répétait ces paroles et celles qui précèdent à plusieurs reprises. Ainsi lui revint à l’esprit l’histoire d’un saint qui, pour obtenir de Dieu une chose qu’il désirait beaucoup, resta de nombreux jours sans manger jusqu’à ce qu’il l’eût obtenue 8. Après y avoir réfléchi assez longtemps, il finit par décider d’en faire autant : il ne mangerait ni ne boirait, tant que Dieu ne l’aurait pas secouru ou qu’il ne se sentirait tout proche de la mort. Car s’il se voyait in extremis, au point de devoir mourir à bref délai s’il ne mangeait, il était décidé à demander alors du pain et à le manger. Comme si à cette extrémité il pourrait encore le demander et le manger.

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Ceci se passait un dimanche après la communion. De toute la semaine, il ne prit pas une bouchée, sans manquer cependant de faire ses exercices habituels, d’aller aux offices divins, de faire son oraison à genoux, même à minuit, etc. Mais vint le dimanche suivant, où il devait aller se confesser. Comme il avait l’habitude de dire à son confesseur le détail de tout ce qu’il faisait, il lui dit aussi que cette semaine il n’avait rien mangé. Le confesseur lui ordonna de rompre ce jeûne. Bien qu’il se sentît encore des forces il lui obéit et il fut ce jour-là et le lendemain délivré de ses scrupules. Mais le troisième jour, un mardi, pendant son oraison, il commença à se souvenir de ses péchés ; et ainsi, de fil en aiguille, il passait de l’un à l’autre et se croyait obligé de les confesser une nouvelle fois. Cependant, au bout de ses réflexions, il lui vint un suprême dégoût de la vie qu’il menait, avec de fortes envies de l’abandonner. Là-dessus, le Seigneur permit qu’il s’éveillât comme d’un rêve. Comme il avait déjà, grâce aux leçons que Dieu lui avait données, quelque expérience de la diversité des esprits, il se mit à considérer par quel moyen cet esprit était venu en lui. Il résolut ainsi, en toute lucidité, de ne plus confesser aucune faute passée ; et, à partir de ce jour, il fut libéré de ses scrupules, tenant pour certain que Notre Seigneur dans sa miséricorde avait voulu l’en délivrer 9.


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Apaisement Outre ses sept heures d’oraison, il s’occupait à aider dans les voies spirituelles quelques âmes 10 qui venaient le trouver, et il consacrait tout ce qui lui restait de temps libre à songer aux choses de Dieu, à ce qu’il avait médité ou lu 11 pendant la journée. Mais quand il allait se coucher, il avait souvent de grandes lumières et de grandes consolations spirituelles qui lui faisaient perdre une bonne partie du temps qu’il avait destiné au sommeil, et ce n’était déjà pas beaucoup. Après y avoir réfléchi plusieurs fois, il en vint à se dire qu’il avait pour s’entretenir avec Dieu les heures qu’il s’était fixées et en plus tout le reste du jour. A la suite de quoi, il commença à se demander si ces lumières venaient du bon esprit 12, et il arriva à la conclusion qu’il valait mieux les laisser et consacrer au sommeil le temps qui lui était destiné. C’est ce qu’il fit. Il continuait à ne pas manger de viande. C’était une décision ferme qu’il ne songeait nullement à modifier. Or, un beau matin, après son lever, il vit de la viande toute prête à être mangée. Il la vit comme des yeux du corps, sans en avoir eu précédemment le désir. A cela s’ajouta une forte inclination de la volonté à en manger désormais. Et bien qu’il se rappelât sa résolution antérieure, il ne pouvait hésiter, il n’y avait qu’un parti à prendre : il devait manger la viande. Il en fit ensuite le récit à son confesseur, qui lui dit d’examiner si peut-

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être ce n’était pas une tentation. Mais lui, tout bien considéré, n’eut jamais aucun doute à ce sujet.

A l’école de Dieu

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A cette époque Dieu le traitait exactement comme un maître d’école traite un enfant : il l’instruisait. Et que la raison en soit sa rudesse et grossièreté d’esprit, ou le fait qu’il n’avait personne pour l’enseigner, ou la ferme volonté que Dieu lui avait donnée de le servir, pour lui, il était clair, et il en fut toujours ainsi, que c’était bien de cette façon que Dieu le traitait. Bien plus, s’il en doutait, il penserait offenser Sa Divine Majesté. On peut en voir quelque chose dans les cinq points qui suivent. Premièrement. Il avait beaucoup de dévotion à la Très Sainte Trinité ; aussi adressait-il chaque jour une prière aux Trois Personnes séparément. Comme il priait encore la Très Sainte Trinité, il en vint à se demander comment il pouvait faire quatre prières à la Trinité. Mais cette pensée, comme chose de peu d’importance, ne le tourmentait guère. Un jour qu’il récitait les heures de Notre Dame sur les marches du monastère, son entendement commença à s’élever 13. Ce fut comme s’il voyait la Très Sainte Trinité, figurée par trois touches de clavier. Il lui en venait tant de larmes et de sanglots qu’il ne pouvait se dominer. Se joignant, ce matin-là, à une procession qui sor-


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tait du monastère, il ne put retenir ses larmes 14 jusqu’au dîner ; et après le repas, il ne pouvait s’empêcher de parler de la Très Sainte Trinité avec une foule de comparaisons de toute espèce et avec beaucoup de joie et de consolation. En sorte que, sa vie durant, lui est restée cette impression de sentir une grande dévotion quand il fait oraison à la Très Sainte Trinité 15. Deuxièmement. Une fois, il lui fut donné de voir en son entendement, avec grande joie spirituelle, comment Dieu avait créé le monde ; il lui semblait voir une chose blanche d’où jaillissaient quelques rayons et dont Dieu tirait de la lumière. Mais ces choses, il ne savait pas les expliquer, et ne se souvenait pas très bien des connaissances spirituelles que Dieu imprimait alors en son âme 16. Troisièmement. A Manrèse encore, où il resta presque un an, après que les consolations divines eurent commencé et qu’il vit le fruit qu’il faisait 17 en traitant avec les âmes, il abandonna les excès auxquels il s’était livré auparavant. Dès lors il se coupa les ongles et les cheveux. D’autre part, toujours dans la même localité, un jour qu’il entendait la messe dans l’église du monastère, il vit des yeux intérieurs, au moment où l’on élevait le Corps du Seigneur, des rayons blancs qui venaient d’en haut. Et bien qu’après tant d’années, il ne puisse bien l’expliquer, en tout cas, il vit clairement dans son esprit, comment Jésus Christ Notre Seigneur se trouvait dans ce Très Saint Sacrement.

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Quatrièmement. Pendant l’oraison, souvent et longuement, il voyait des yeux intérieurs l’humanité du Christ, et la figure, qui lui apparaissait, était comme un corps blanc, ni très grand ni très petit, mais il n’en distinguait pas les membres. Il vit cela à Manrèse bien souvent ; s’il disait vingt ou quarante fois il ne croirait pas mentir. Il le vit aussi une fois à Jérusalem, et une autre fois qu’il allait à Padoue 18. Il a vu aussi Notre Dame, sous une forme semblable, sans distinction de parties. Ces visions le confirmèrent et lui donnèrent une telle assurance dans la foi, que bien souvent il s’est dit à luimême que, n’y eût-il pas d’Ecritures pour nous enseigner ces vérités de la foi, il serait prêt à mourir pour elles, uniquement pour ce qu’il avait vu alors 19. Cinquièmement. Un jour, il allait par dévotion à une église située à un peu plus d’un mille de Manrèse ; je crois qu’elle s’appelle Saint-Paul. Le chemin longe la rivière. Il allait ainsi, tout entier à ses dévotions, et s’assit un moment face à la rivière qui coulait dans le fond. Comme il était assis à cet endroit, les yeux de son entendement commencèCela se passa de manière à lui laisser rent à s’ouvrir. Ce ne fut pas une une telle lumière dans vision, mais il comprit et connut l’entendement, qu’il beaucoup de choses, aussi bien lui semblait être un d’ordre spirituel que du domaine de autre homme et la foi et des lettres ; et cela dans une posséder une autre telle lumière que tout lui paraissait intelligence que celle qu’il avait auparavant. nouveau. On ne peut bien explici-


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ter les points particuliers qu’il comprit alors, bien qu’ils fussent nombreux. Mais il reçut dans son entendement une grande clarté, en sorte que s’il considère tout le cours de sa vie jusqu’à soixante-deux ans passés, et s’il recueille tous les secours qu’il a reçus de Dieu et toutes les choses qu’il a apprises, même à les prendre ensemble, il ne croit pas que cela atteigne ce qu’il reçut en cette seule circonstance 20. Cela dura un bon moment, puis il alla s’agenouiller devant une croix qui était proche pour rendre grâces à Dieu. Là, il eut cette vision qui s’était souvent présentée à lui et qu’il n’avait jamais comprise, à savoir cette chose dont on a parlé plus haut 21, qui lui semblait si belle et qui avait un grand nombre d’yeux. Mais il vit bien, là devant la croix, qu’elle n’avait pas une couleur aussi belle que d’habitude ; et il comprit très clairement, et en pleine conformité de volonté, que c’était le démon. Et dans la suite encore, il lui apparut souvent et longuement. Mais lui, en signe de mépris, le chassait du bourdon qu’il avait habituellement à la main.

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Devant la mort Au cours d’une maladie à Manrèse, une très forte fièvre le conduisit au seuil de la mort ; il lui paraissait clair qu’il allait bientôt rendre l’âme. A ce moment lui

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vint une pensée qui lui disait qu’il était un juste. Cela lui donna tant à faire qu’il ne faisait que la repousser et lui opposer ses péchés d’autrefois ; et cette idée le fatiguait plus que la fièvre elle-même. Mais il avait beau faire, il n’en pouvait venir à bout. Quand il fut un peu soulagé de sa fièvre et ne fut plus sur le point d’expirer, il se mit à interpeller à grands cris quelques dames qui étaient venues le visiter : pour l’amour de Dieu, si elles le voyaient encore une fois à l’article de la mort, qu’elles lui crient de toutes leurs forces qu’il était un pécheur et qu’il se rappelle les offenses qu’il avait faites à Dieu. Une autre fois, comme il venait par mer de Valence en Italie 22, par une forte tempête, le gouvernail du navire se brisa. La situation devint même si critique qu’à son jugement et à celui de beaucoup d’autres qui étaient sur le bateau, on ne pouvait, par des moyens naturels, échapper à la mort. A ce moment, comme il s’examinait avec soin et se préparait à mourir, il ne pouvait éprouver de crainte pour ses péchés ni redouter sa condamnation, mais il ressentait une grande confusion et souffrait beaucoup parce qu’il jugeait n’avoir pas bien employé les dons et les grâces que Dieu Notre Seigneur lui avait communiqués. Une autre fois, en 1550, il se trouva fort mal d’une très grave maladie qui, à son jugement et à celui de beaucoup d’autres, devait être la dernière. En cet instant, à la pensée de la mort, il éprouvait tant d’allégresse et de consolation spirituelle de devoir mourir, qu’il fon-


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dait en larmes, et cela devint si fréquent qu’il évitait de penser à la mort pour ne pas éprouver si intensément cette consolation. L’hiver venu, il tomba gravement malade ; et pour le soigner, la Municipalité le plaça dans la maison du père d’un certain Ferrera, qui fut plus tard au service de Balthazar de Faria. Il y fut soigné avec beaucoup de sollicitude, et à cause de la vénération que de nombreuses dames de la société avaient déjà pour lui, elles venaient le veiller la nuit. Remis de cette maladie, il en resta cependant très affaibli et sujet à de fréquentes douleurs d’estomac. Tant pour ces raisons que parce que l’hiver était très froid, ces personnes le décidèrent à se vêtir, à se chausser et à se couvrir la tête. Ainsi elles lui firent accepter deux manteaux gris, de drap fort grossier, et un bonnet de même étoffe, une espèce de béret. A cette époque, il y avait longtemps qu’il était très avide d’entretiens spirituels et de trouver des personnes qui en fussent capables.

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Notes du chapitre 3 1. Ignace y était descendu le 25 mars au soir. Il comptait n’y rester que peu de jours, le temps de noter quelques réflexions spirituelles dans son précieux cahier. Il voulait au plus tôt gagner Barcelone et la Terre Sainte. Outre les raisons spirituelles, il fut retenu à Manrèse par sa santé, par la peste qui interdit l’accès de Barcelone et sans doute aussi par le retard du pape élu Adrien VI, alors en Espagne, à gagner Rome. Ignace, en effet, avant de s’embarquer pour Jérusalem, désirait recevoir la bénédiction du Souverain Pontife, comme c’était l’usage. 2. Saint Ignace tirera plus tard les conclusions de son expérience des pénitences excessives. 3. Les pénitences excessives auxquelles saint Ignace se livra au début de son séjour à Manrèse ruinèrent sa santé et provoquèrent même chez lui quelques troubles psychologiques. Elles expliquent certaines visions compensatrices qu’il eut alors (nos 19, 27) et dont il finit par reconnaître qu’elles venaient du mauvais esprit. 4. Réminiscences de la vie de saint Onuphre, lue dans la Légende dorée. 5. Voir no 8. 6. Cette inclination personnelle de saint Ignace pour le culte liturgique persista durant toute sa vie. En 1554, il confiera au père Ribadeneira : « Si je suivais mon goût et mon inclination, j’établirais le chœur et le chant dans la Compagnie ; je ne le fais point parce que Dieu Notre Seigneur m’a fait comprendre que telle n’est pas sa volonté, et qu’il ne veut pas se servir de nous par le chœur, mais dans d’autres choses de son service. » 7. C’est la première fois qu’apparaît l’usage fréquent de la confession et de la communion. Dès à présent, l’aspect unitif de la vie spirituelle d’Ignace est centré sur l’Eucharistie, son aspect purgatif, sur la confession. Sa piété et sa mystique apparaissent comme


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essentiellement sacramentaires et dès cette époque, celles d’un homme d’Eglise. Plus tard, Ignace et les compagnons se feront les promoteurs de l’usage fréquent de la Pénitence et de l’Eucharistie. 8. Ce trait est rapporté avec de légères variantes dans la vie de saint André, de la Légende dorée. Saint Ignace aimera toujours à associer prière et pénitence. 9. Ces expériences spirituelles sont à la source des « Règles sur les scrupules », que saint Ignace a consignées dans les Exercices. 10. C’est désormais par cette expression « aider les âmes », que saint Ignace désignera les diverses formes de son apostolat, marquant par là l’humilité et la discrétion qui conviennent à l’apôtre. Voir nos 45, 50, 70, 98. 11. C’est à Manrèse qu’Ignace apprit à connaître et à goûter le livre de L’imitation de Jésus Christ. Il prit l’habitude d’en lire chaque jour un passage et de le recommander à toutes les personnes avec qui il conversait. 12. Cf. Luc 11, 13. 13. Cette médiation mariale avant une illumination est notable. 14. C’est la première manifestation de ce don des larmes qui gardera une si grande importance durant tout le cours de la vie d’Ignace (nos 33, 98, 100, 101) et dont on ne voit pas d’exemple équivalent dans la littérature spirituelle catholique. 15. Le père Lainez rapporte qu’à ce moment, Ignace commença même à écrire un livre sur la Sainte Trinité. Ajoutons d’ailleurs que cette dévotion était traditionnelle en terre d’Espagne. 16. Ignace déclarera à maintes reprises ne plus se souvenir du détail des grâces reçues. Voir no 96. 17. « Faire du fruit » : cette expression familière à saint Ignace est la traduction littérale des paroles évangéliques rapportées par saint


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Matthieu (3, 8 ; 3, 10 ; 7, 17-l9) et saint Luc (3, 8-9 ; 6, 43 ; 13, 9). Voir nos 57, 88. 18. Voir no 41. Cf. nos 44, 48, 52, 96, 99. 19. Il est difficile de déterminer la nature exacte de ces faveurs. Le bon juge qu’est le père de Guibert y souligne deux traits : la très grande pauvreté de l’élément imaginatif de ces visions et la richesse de contenu que trente ans après, saint Ignace leur attribuait encore. Selon lui, cette richesse serait inexplicable si nous étions en présence de simples visions imaginatives, même d’origine préternaturelle. L’objet de telles visions, en effet, n’est atteint par l’intelligence qu’à travers les formes imaginatives et dans la mesure où ces formes sont aptes à le manifester. Or, les images rapportées par saint Ignace ne pouvaient lui manifester sur la Trinité que les vérités les plus rudimentaires. A plus forte raison, l’importance donnée à ces visions serait-elle inexplicable si l’on voulait y voir de simples hallucinations visuelles au contenu le plus indigent. Il faut donc admettre que dès Manrèse… les grâces reçues par saint Ignace furent en réalité de hautes lumières intellectuelles infuses directement par Dieu dans son intelligence et que les images notées par lui sont simplement le contrecoup de ces lumières dans une âme naturellement imaginative, mais encore très pauvre en images symboliques adaptables à cet ordre de connaissances (cf. de Guibert, p. 13-14). 20. Cette illumination eut lieu pendant le mois d’août 1522, à ce qu’il semble. 21. Voir no 19. 22. Voir no 91.




Chapitre 4

Le pèlerin de Jérusalem (février 1523 – Carême l524)

Dispositions d’âme Le moment approchait où il avait pensé partir pour Jérusalem 1. Aussi au début de 1523, il partit pour Barcelone où il voulait s’embarquer. Bien que certains se fussent offerts à l’accompagner, il voulut voyager sans compagnon, car l’essentiel pour lui était d’avoir Dieu seul pour refuge. Un jour, on insista beaucoup pour qu’il prît un compagnon, puisqu’il ne savait ni l’italien ni le latin. On lui disait combien cela l’aiderait et on louait beaucoup cette manière de voyager. Il répondit que même s’il s’agissait du fils ou du frère du duc de Cardona, il n’irait pas en sa compagnie. Il désirait en effet pratiquer trois vertus : la charité, la foi et l’espérance 2. Et s’il avait un compagnon, lorsqu’il aurait faim, c’est de lui qu’il attendrait le secours ; et s’il tombait, c’est de lui qu’il espérerait l’aide pour se relever ; et à cause de cela, c’est en lui aussi qu’il mettrait sa confiance et son affection. Or, cette confiance, cette affection et cette espérance, c’est en Dieu seul qu’il voulait les mettre, et ce qu’il exprimait ainsi correspondait bien aux sentiments de son cœur.

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Dans cet esprit, il désirait non seulement s’embarquer seul, mais sans aucune provision. Il se mit à traiter des conditions de son embarquement et il obtint du propriétaire du navire d’être transporté gratuitement, puisqu’il n’avait pas d’argent, sous réserve cependant d’apporter sur le bateau un peu de biscuit pour son entretien ; autrement, on ne l’accepterait pour rien au monde. Quand il voulut acheter le biscuit, il lui vint de grands scrupules : « Est-ce là ton espérance et ta foi que Dieu ne te manquerait pas ? » et cela avec tant de force qu’il en fut très tourmenté. Enfin, ne sachant que faire, car de part et d’autre il voyait de bonnes raisons, il résolut de s’en remettre au jugement de son confesseur. Il lui déclara donc combien il était désireux de suivre la voie de la perfection et de faire ce qui contribuerait le plus à la gloire de Dieu, et quelles étaient les raisons qui le faisaient hésiter à emporter des provisions. Le confesseur décida qu’il demanderait le nécessaire et l’emporterait avec lui. Comme il s’était adressé à une dame, elle s’enquit de la destination pour laquelle il voulait s’embarquer. Il hésita quelque temps ne sachant s’il le dirait. En fin de compte, il n’osa rien lui dire, sinon qu’il allait en Italie et à Rome. Elle, comme effrayée, de lui dire : « C’est à Rome que vous voulez aller ? Ceux qui y vont, je ne sais trop en quel état ils reviennent ! » Elle voulait dire qu’on faisait peu de profit spirituel à Rome. La raison pour laquelle il n’osa avouer qu’il allait à Jérusalem, fut la


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crainte de la vaine gloire 3. Cette crainte le harcelait tellement qu’il n’osait jamais dire ni de quel pays ni de quelle famille il était. Enfin, s’étant procuré le biscuit, il s’embarqua ; mais sur la plage, il s’aperçut qu’il avait encore cinq ou six blancs, reste de ce qu’il avait reçu en mendiant aux portes – car c’était sa manière de vivre – et il les laissa sur un banc qui était là, près du rivage. Il s’embarqua après avoir séjourné à Barcelone un peu plus de vingt jours. Avant son départ, tandis qu’il était encore dans Barcelone, il recherchait, selon son habitude, des personnes spirituelles, même si elles vivaient en ermites loin de la ville, pour s’entretenir avec elles. Mais ni à Barcelone ni à Manrèse, pendant tout le temps qu’il y passa, il ne trouva personne qui pût l’aider autant qu’il le désirait, exception faite de cette femme de Manrèse, dont il a été question plus haut, celle qui lui avait dit prier Dieu que Jésus Christ lui apparût. Seule cette femme lui semblait entrer plus avant dans les choses spirituelles. Aussi, après son départ de Barcelone, perdit-il totalement ce souci de chercher des personnes spirituelles 4.

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Sur les routes d’Italie Ils eurent en poupe un vent si fort qu’ils passèrent de Barcelone à Gaète en cinq jours et cinq nuits, mais tous eurent grand-peur devant la violence de la tempête.

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Dans toute la région, on craignait la peste. Mais lui, sitôt débarqué, se mit en route pour Rome. Parmi les voyageurs qui avaient pris le même bateau, une femme avec sa fille, habillée en garçon, et un jeune homme se joignirent à lui ; ils le suivaient parce qu’ils mendiaient aussi. Arrivés à une ferme, ils y trouvèrent un grand feu et de nombreux soldats à l’entour ; ceux-ci leur donnèrent à manger et beaucoup de vin à boire ; ils les pressaient tant qu’ils semblaient bien vouloir les enivrer. Puis ils les séparèrent, logeant la mère et la fille en haut dans une chambre et le Pèlerin avec le jeune homme dans une étable. Vers minuit, il entendit qu’on poussait en haut de grands cris. Se levant pour voir ce qui se passait, il trouva la mère et la fille en bas dans la cour. Tout éplorées, elles se plaignaient qu’on voulait leur faire violence. Cela souleva en lui une telle indignation qu’il se mit à crier : « Voilà qui est intolérable », et autres semblables protestations. Il parla avec tant de force que tous les gens de la maison en restèrent abasourdis et que personne ne lui fit le moindre mal. Le garçon s’était déjà enfui, et tous trois se remirent en marche dans la nuit. Ils parvinrent à une ville toute proche, dont ils trouvèrent les portes fermées 5. Ne pouvant entrer, tous trois passèrent la nuit dans une église qui se trouvait là et dans laquelle il pleuvait. Au matin, on refusa de leur ouvrir la ville. A l’extérieur, ils ne trouvèrent aucune aumône, bien qu’ils se fussent rendus à un château qu’on voyait à proximité. Là, le Pèlerin se sentit mal, suite aux fatigues


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de la traversée et du reste. Hors d’état de continuer son chemin, il resta sur place tandis que la mère et la fille partaient pour Rome. Ce même jour, beaucoup de gens sortirent de la ville. Comme le Pèlerin savait que la châtelaine de l’endroit allait y venir, il se mit sur son chemin ; il lui dit qu’il n’était pas malade mais affaibli, et lui demanda de le laisser entrer dans la ville pour y chercher quelque secours. Elle le permit facilement. S’étant mis à mendier, il reçut beaucoup de quatrini 6. Après s’être refait pendant deux jours, il reprit la route et atteignit Rome le dimanche des Rameaux. Là, tous ceux qui lui parlaient, apprenant qu’il n’avait pas d’argent pour aller à Jérusalem, entreprirent de le détourner de son voyage. En effet, disaient-ils avec force raisons, il était impossible de trouver passage sans argent. Mais il ne pouvait hésiter ; il avait en son âme la ferme conviction qu’il trouverait bien le moyen d’aller à Jérusalem. Après avoir reçu la bénédiction du pape Adrien VI 7, il partit pour Venise huit ou neuf jours après Pâques. Il emportait cependant six ou sept ducats qu’on lui avait donnés pour passer de Venise à Jérusalem. Il les avait acceptés cédant quelque peu à la crainte qu’on lui avait inspirée de ne pouvoir faire la traversée autrement. Mais deux jours après son départ de Rome, il reconnut avoir cédé à la défiance ; il regrettait beaucoup d’avoir accepté ces ducats et se demandait s’il ne serait pas bon de s’en défaire.

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Finalement, il décida de les distribuer largement à ceux qu’il rencontrait et qui étaient d’ordinaire de pauvres gens. Ainsi fut fait. Si bien qu’à son arrivée à Venise, il n’avait plus sur lui que quelques quatrini dont il eut besoin cette nuit-là. Pendant son voyage à Venise, à cause des mesures prises contre la peste, il dormait sous les portiques. Se levant un matin il se trouva nez à nez avec un passant qui, à sa vue, fut pris de peur et s’enfuit aussitôt ; il avait dû lui paraître bien pâle. Cheminant de la sorte, il arriva à Chioggia et, avec les quelques compagnons qui s’étaient joints à lui, il apprit qu’on ne les laisserait pas entrer à Venise. Les autres décidèrent d’aller à Padoue pour s’y faire délivrer un certificat de bonne santé ; il partit avec eux. Mais il ne put les suivre parce qu’ils marchaient très vite et, à la tombée de la nuit, ils le laissèrent en pleine campagne. Comme il se trouvait là, le Christ lui apparut de la manière dont Il lui apparaissait habituellement et qui a été décrite plus haut 8. Il le réconforta beaucoup. Ainsi consolé le Pèlerin arrive le lendemain matin à la porte de Padoue, et sans contrefaire un certificat comme, je crois, l’avaient fait ses compagnons, il entre sans que les gardes lui demandent rien. Il en fut de même à la sortie. Ses compagnons en furent extrêmement étonnés. Ils venaient de se procurer un certificat pour aller à Venise, ce dont il ne se soucia pas.


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Embarquement et traversée A leur arrivée, la police vénitienne s’approcha de la barque pour les examiner tous un par un, du premier au dernier ; il fut le seul à être omis. A Venise, il vivait d’aumônes et dormait sur la place Saint-Marc. Mais il ne voulut jamais se rendre au palais de l’ambassadeur impérial, et il ne se mettait pas spécialement en peine de chercher comment faire la traversée. En son âme, il était absolument certain que Dieu ne manquerait pas de lui procurer le moyen d’aller à Jérusalem, et cela lui donnait tant d’assurance que tous les arguments et toutes les craintes qu’on lui opposait ne pouvaient l’en faire douter. Un jour, un riche Espagnol l’aborda et lui demanda ce qu’il faisait et où il voulait aller. Informé de son intention, il l’emmena dîner chez lui et le retint quelques jours jusqu’à ce que tout fût prêt pour le départ. Dès Manrèse, le Pèlerin avait pris l’habitude, quand il mangeait avec d’autres, de ne jamais parler à table, sinon pour répondre brièvement ; mais il écoutait ce qu’on disait, recueillant certaines choses dont il pourrait prendre occasion pour parler de Dieu, et c’est ce qu’il faisait après le repas. C’est la raison pour laquelle cet homme de bien et toute sa famille s’affectionnèrent tellement à lui, qu’ils voulurent le garder et le forcèrent à rester chez eux. Son hôte le conduisit chez le Doge de Venise pour qu’il lui parlât 9 ; plus exactement, il lui obtint entrée

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et audience. Le Doge, l’ayant entendu, ordonna qu’on le prît à bord du navire des gouverneurs qui se rendaient à Chypre. De nombreux pèlerins étaient arrivés cette année-là pour Jérusalem, mais la plupart étaient retournés chez eux à cause de la situation nouvelle, créée par la prise de Rhodes. Cependant treize d’entre eux se trouvaient sur le navire des pèlerins qui partit le premier, et il en restait huit ou neuf pour celui des gouverneurs. Celui-ci allait appareiller quand notre Pèlerin fut gravement atteint par les fièvres ; elles le malmenèrent quelques jours, puis le quittèrent. Le navire partait le jour même où il avait pris médecine. Ses hôtes demandèrent au docteur s’il pouvait s’embarquer pour Jérusalem ; il répondit que si c’était pour aller s’y faire enterrer, il le pouvait bien. Il s’embarqua tout de même, partit ce jour-là et vomit tellement qu’il se sentit fort soulagé 10. Ce fut le début de son rétablissement. Sur le bateau, il se commettait ouvertement des obscénités et des turpitudes qu’il reprenait avec sévérité. Les Espagnols qui étaient du voyage lui conseillèrent de s’en abstenir, parce que les gens de l’équipage parlaient de l’abandonner dans une île. Mais Notre Seigneur permit qu’on arrivât rapidement à Chypre où, laissant ce bateau, les passagers se rendirent par voie de terre à un autre port appelé Les Salines 11, éloigné de dix lieues. Ils montèrent sur le navire des pèlerins où


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lui n’apporta d’autres provisions que son espérance en Dieu, comme il l’avait fait sur le précédent. Pendant tout ce temps, Notre-Seigneur lui apparaissait souvent et lui donnait beaucoup de consolations et de forces. Il croyait voir un objet rond et grand qui paraissait en or ; et c’est bien ce qui lui était représenté 12.

Le sacrement de Jérusalem Après avoir quitté Chypre, tous arrivèrent à Jaffa. Montés sur de petits ânes, selon l’usage, ils prirent la route de Jérusalem. Deux milles avant l’arrivée, un Espagnol, noble, semble-t-il, appelé Diego Manes, dit avec grande dévotion à tous les pèlerins que devant parvenir bientôt à l’endroit d’où l’on pourrait voir la Ville Sainte, il serait bon de s’y préparer intérieurement et d’avancer en silence. L’idée parut bonne à tout le monde et chacun commença à se recueillir. Un peu avant d’arriver à l’endroit d’où l’on voyait la ville, ils mirent pied à terre à la vue des moines qui les attendaient avec la croix. Quand il aperçut la Cité, le Pèlerin ressentit une grande consolation ; d’après ce que dirent les autres, elle fut générale, accompagnée d’une allégresse qui ne semblait pas d’ordre naturel. Cette même dévotion, il l’éprouva toujours en visitant les Lieux Saints.

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Son ferme propos était de rester à Jérusalem pour y visiter constamment ces Lieux Saints. Il avait aussi l’intention, outre cette dévotion, d’aider les âmes et, à cet effet, il apportait des lettres de recommandation pour le gardien. En les lui remettant, il lui dit son intention de rester là par dévotion, mais non pas son second dessein, de vouloir faire du bien aux âmes. En effet, il n’en disait rien à personne ; l’autre, au contraire, il l’avait souvent manifesté. Le gardien lui répondit qu’il ne voyait pas comment il pourrait rester, car la maison était dans un tel besoin qu’elle ne pouvait entretenir les moines. Pour ce motif, il avait décidé d’en renvoyer quelques-uns en Occident avec les pèlerins. Le Pèlerin répondit qu’il n’attendait rien de la maison, sinon qu’on entendît sa confession de temps en temps quand il viendrait la faire. Le gardien lui dit alors que dans ces conditions cela pourrait se réaliser, mais qu’il fallait attendre l’arrivée du Provincial (c’était, je crois, le supérieur majeur de l’ordre dans le pays), qui était alors à Bethléem. Cette promesse rassura le Pèlerin, et il se mit à écrire des lettres à des personnes spirituelles de Barcelone. Il en avait déjà écrit une 13 et était en train d’écrire la seconde, la veille du départ des pèlerins, lorsqu’on vint l’appeler de la part du Provincial, qui était arrivé, et du gardien. Le Provincial lui dit avec bonté comment il avait appris sa bonne intention de rester en ces Lieux Saints, qu’il y avait bien réfléchi et que son expérience de cas


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semblables lui faisait juger que cela ne convenait pas. Beaucoup en effet avaient eu le même désir, mais un tel avait été capturé, tel autre était mort ; et ensuite l’ordre était obligé de racheter les captifs. En conséquence, il devait se préparer à partir le lendemain avec les pèlerins. Il répondit à cela que sa résolution était bien arrêtée et qu’il estimait ne devoir y renoncer pour rien au monde ; il lui donnait poliment à entendre que, malgré son avis défavorable, aucune crainte ne lui ferait abandonner sa résolution à moins d’y être tenu sous peine de péché. Là-dessus, le Provincial dit qu’ils avaient reçu autorité du Siège apostolique pour faire partir ou obliger à rester qui bon leur semblerait et excommunier qui refuserait de leur obéir, et que dans le cas présent, ils jugeaient qu’il ne devait pas rester, etc. Comme il voulait lui montrer les bulles en vertu desquelles ils pouvaient l’excommunier, le Pèlerin répondit que ce n’était pas nécessaire ; il croyait leurs Révérences et puisqu’elles en jugeaient ainsi, avec l’autorité qu’elles possédaient, il leur obéirait. Ceci réglé, comme il s’en retournait, il lui vint un vif désir d’aller visiter une fois encore avant son départ le mont des Oliviers, puisque ce n’était pas la volonté de Notre Seigneur qu’il restât en ces Lieux Saints 14. Il est au mont des Oliviers une pierre de laquelle Notre Seigneur monta aux cieux, et on y voit aujourd’hui encore les empreintes de ses pieds ; c’était cela qu’il voulait revoir.

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Ainsi, sans rien dire et sans prendre de guide – or, ceux qui vont sans un Turc pour les guider courent un grand danger – il laissa les autres pèlerins et s’en alla seul au Mont des Oliviers. Mais les gardes ne voulaient pas le laisser entrer. Il leur donna un canif de l’écritoire qu’il avait sur lui. Après avoir fait sa prière avec une intense consolation, il eut le désir d’aller à Bethphagé. Là, il se rappela qu’il n’avait pas bien regardé de quel côté était le pied droit et de quel côté le gauche 15. Il y retourna et donna, je crois, ses ciseaux aux gardes pour pouvoir entrer. Quand on sut au monastère qu’il était parti sans guide, les moines firent diligence pour le rechercher. C’est ainsi que, descendant du mont des Oliviers, il tomba sur un « chrétien de la ceinture 16 » au service du monastère. Celui-ci, armé d’un grand bâton et manifestement très fâché, faisait mine de le frapper. Venant à lui, il le saisit vivement par le bras. Le Pèlerin se laissa emmener sans résistance, mais le brave homme ne le lâcha pas un instant. A faire ce chemin, ainsi tenu par le « chrétien de la ceinture », il reçut de Notre Seigneur grande consolation parce qu’il lui semblait voir continuellement le Christ au-dessus de lui et jusqu’à son arrivée au monastère cette consolation perdura toujours avec grande intensité.


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Le chemin du retour Les pèlerins partirent le lendemain, et arrivés à Chypre, se répartirent en différents navires. Il y avait dans le port trois ou quatre bateaux à destination de Venise ; l’un était turc, un autre très petit ; le troisième, luxueux et puissant, appartenait à un riche Vénitien. C’est au capitaine de ce dernier que des pèlerins demandèrent de bien vouloir prendre le Pèlerin à bord. Apprenant qu’il n’avait pas d’argent, le capitaine refusa, bien qu’il eût été sollicité par beaucoup de gens qui lui faisaient l’éloge du passager, etc. Il répondit que si c’était un saint, il n’avait qu’à passer comme saint Jacques, ou quelque chose de semblable. Ces mêmes personnes obtinrent très aisément ce qu’elles voulaient du patron du petit navire. Ils partirent un matin par bon vent. L’après-midi survint une tempête qui sépara les navires les uns des autres. Le plus grand alla sombrer près de ces mêmes îles de Chypre, les hommes seuls furent sauvés ; le bateau turc se perdit corps et biens dans la tourmente ; le plus petit eut beaucoup à souffrir mais enfin toucha terre en Pouilles. On était au plus fort de l’hiver ; il faisait extrêmement froid et il neigeait. Le Pèlerin ne portait d’autres vêtements que des chausses de grosse toile qui lui allaient jusqu’aux genoux, laissant les jambes nues, des souliers, un pourpoint d’étoffe noire tout déchiré aux épaules et une pèlerine courte et râpée.

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Il arriva à Venise à la mi-janvier de l’année 1524. Depuis Chypre, il était resté en mer tout le mois de novembre, de décembre et une partie de janvier. A Venise, l’un des deux hôtes qui l’avaient accueilli dans leur maison avant son départ pour Jérusalem, le retrouva et lui fit l’aumône de quinze ou seize giulii 17 et d’un morceau d’étoffe, qu’il plia et replia pour le mettre sur son estomac parce qu’il faisait très froid.

Nouvelle orientation

février 1524

Depuis que le Pèlerin avait compris que la volonté de Dieu était qu’il ne restât pas à Jérusalem, il rentrait continuellement en lui-même pour se demander quid agendum 18. En fin de compte, il se sentait davantage incliné à étudier quelque temps afin de pouvoir aider les âmes, et il décida d’aller à Barcelone 19. Il partit donc de Venise pour Gênes. Un jour, à Ferrare, tandis qu’il faisait ses dévotions dans l’église principale, un pauvre lui demanda l’aumône ; il lui donna un marquete, la valeur de cinq ou six quatrini ; ensuite, il en vint un second auquel il donna une autre pièce de monnaie qui valait un peu plus ; au troisième, n’ayant plus que des giulii, il en donna un. Les pauvres, voyant qu’il faisait l’aumône, ne cessaient de venir, et ainsi s’épuisa tout ce qu’il avait. Enfin, beaucoup de pauvres vinrent ensemble s’adresser à lui ; il les pria de lui pardonner, il n’avait plus rien.


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Il partit ainsi de Ferrare pour Gênes. En chemin, il rencontra quelques soldats espagnols qui lui réservèrent bon accueil pour la nuit. Ils furent effrayés de le voir suivre ce chemin, parce qu’il l’obligeait à passer à peu près au milieu des armées française et impériale ; ils lui demandèrent de quitter la grand-route et d’en prendre une autre plus sûre qu’ils lui indiquaient. Mais il ne suivit pas leur conseil. Allant droit son chemin, il tomba sur un village incendié et détruit 20, si bien que jusqu’au soir il ne trouva personne qui lui donnât de quoi manger. Mais au coucher du soleil, il atteignit un bourg fortifié. Les hommes de garde l’arrêtèrent aussitôt le prenant pour un espion. Ils le mirent dans un local tout près de la porte et commencèrent à l’examiner comme on fait habituellement avec un suspect. A toutes leurs questions il répondit qu’il ne savait rien. Ils le déshabillèrent alors et examinèrent jusqu’à ses souliers et toutes les parties de son corps, pour voir s’il ne portait pas quelque lettre. Ne pouvant rien tirer de lui par aucun moyen, ils le lièrent pour le conduire au capitaine qui, lui, saurait bien le faire parler. Il demanda de revêtir sa pèlerine pour y aller, mais ils refusèrent de la lui donner et l’emmenèrent, en ne lui laissant que les chausses et le pourpoint dont on a parlé plus haut 21. Chemin faisant, le Pèlerin eut comme une représentation du Christ emmené, bien que ce ne fût pas une vision comme les autres. On le conduisit par trois

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longues rues ; il allait sans aucune tristesse, mais au contraire, joyeux et content. Il avait l’habitude, par dévotion, de s’adresser à tout le monde à la deuxième personne 22, car c’est ainsi que parlaient le Christ et les Apôtres, etc. Comme il allait par ces rues, il lui passa par la tête qu’il vaudrait mieux laisser cette habitude pour la circonstance et appeler le capitaine « Sa Seigneurie », et ceci parce qu’il craignait un peu les tortures auxquelles on pourrait le soumettre, etc. Mais reconnaissant que c’était une tentation : « Puisqu’il en est ainsi, dit-il, je ne l’appellerai pas Sa Seigneurie, je ne lui ferai pas de révérence et je ne lui tirerai pas mon chapeau. » Ils arrivent à la résidence du capitaine, et on le laisse dans une salle basse. Peu après, le capitaine lui adresse la parole. Mais lui, sans aucune marque de politesse, répond en peu de mots et en les espaçant sensiblement les uns des autres. Le capitaine le prit pour un fou et dit à ceux qui le lui avaient amené : « Cet homme n’a pas sa raison, rendez-lui ses effets et mettez-le à la porte. » A peine sorti du palais, il rencontra un Espagnol qui habitait là ; celui-ci l’emmena chez lui et lui donna de quoi mettre fin à son jeûne, et tout ce qu’il lui fallait pour la nuit. Parti le lendemain matin, il marcha jusqu’au soir. Il fut alors aperçu par deux soldats qui étaient dans une tour ; ils descendirent pour mettre la main sur lui. Ils le conduisirent au capitaine qui était français. Celui-ci lui


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demanda entre autres choses d’où il était, et apprenant qu’il était de Guipuzcoa, il lui dit : « Je suis, moi, d’un pays tout proche du vôtre » – il devait être des environs de Bayonne – et il ajouta aussitôt : « Emmenez-le, donnez-lui à souper et traitez-le bien. » Durant son voyage de Ferrare à Gênes, le Pèlerin eut encore d’autres aventures ; mais enfin, il arriva à Gênes où il fut reconnu par un Biscayen du nom de Portundo, à qui il avait parlé jadis, quand il servait à la cour du Roi Catholique. Celui-ci le fit embarquer sur un navire qui allait à Barcelone ; il y courut grand danger d’être pris par André Doria qui leur donna la chasse, car il était alors du parti français 23.


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Notes du chapitre 4 1. Ignace, en effet, devait ordonner son voyage de manière à gagner Venise au début de l’été, époque à laquelle partait la Navis peregrina pour la Terre Sainte. 2. Il faut souligner le caractère théologal que prend désormais le pèlerinage. Il marque un net progrès spirituel sur le caractère de prouesse héroïque qu’il avait d’abord revêtu. 3. Voir à ce sujet la préface de Gonçalves da Camara. 4. Pendant les deux premières années de sa conversion, dès qu’il entendait parler de quelqu’un qui fût insigne et réputé pour sa sainteté, il allait à lui, beaucoup moins dans l’espoir de retirer grand profit de cette visite que pour voir si son esprit était en accord avec le sien. Mais après deux ans, il ne rendit plus aucune visite dans ce but à personne. En abandonnant ces contacts, saint Ignace réalisa son projet d’avoir Dieu seul pour refuge. Voir no 35. 5. Sans doute Fondi dont les Colonna étaient seigneurs. 6. Menue monnaie. 7. Il ne s’agit pas d’une audience particulière, mais d’une bénédiction reçue avec un groupe de pèlerins de Jérusalem. C’était la coutume des pèlerins de Jérusalem de solliciter la permission et la bénédiction du Saint-Père ; le concile de Vienne de 1311 en avait même fait un devoir. 8. Voir no 29. 9. Le Doge André Gritti (1455–1538). 10. Ignace partit le 14 juillet 1523. Sur son pèlerinage en Terre Sainte, nous possédons des détails intéressants rapportés dans les journaux de deux de ses compagnons de route, l’un du fondeur de cloches zurichois Pierre Füssli, l’autre du strasbourgeois Philippe Hagen.


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11. Larnaca. 12. Ce passage est d’une lecture difficile, car la ponctuation des manuscrits est incertaine et aucune copie ne présente un texte grammaticalement correct. 13. Il s’agit sans doute de la lettre perdue dont eut connaissance Ribadeneira, premier biographe du saint, et qui était une relation du pèlerinage. 14. Le mystère de l’Ascension retient à ce moment toute l’attention d’Ignace. Il cherche, en effet, la route à suivre pour répondre à la mission du Christ qui envoie ses disciples par toute la terre. 15. Il y a peut-être ici plus qu’un trait émouvant de la dévotion d’Ignace à tout ce qui touche la Personne du Verbe incarné. Peutêtre cherche-t-il aussi à savoir vers quelle partie du monde le Seigneur était tourné lorsqu’il envoyait les disciples ? 16. On appelait de ce nom les chrétiens syriens qui servaient au couvent du mont Sion. Les visites des pèlerins étaient strictement réglées et se faisaient sous la protection des troupes turques. Outre les environs de la Ville Sainte, les pèlerins visitèrent Bethléem, Jéricho et le Jourdain. A la fin de leur séjour, leur situation fut assez pénible. En effet, une compagnie de janissaires était entrée dans la ville et témoignait de dispositions fort hostiles. Elle tenta même de pénétrer de force dans le couvent du mont Sion. D’où l’inquiétude des religieux quand ils apprirent qu’Ignace s’était rendu seul au mont des Oliviers. 17. Le giulio était une monnaie d’argent valant la dixième partie d’un écu romain. Elle était ainsi nommée à cause du pape Jules II. 18. « Que faut-il faire ? » En latin, dans le texte. 19. On voit qu’à cette époque saint Ignace ne songeait pas à la fondation d’un ordre religieux. Les études qu’il va entreprendre le conduiront au sacerdoce. Mais lui-même ne fournit aucun indice


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qu’il en eût alors conscience. La seule idée qui le conduisait était celle de l’apostolat ; il voulait étudier pour aider les âmes. 20. Il s’agit des guerres de Charles Quint et de François Ier pour la possession du duché de Milan. 21. Voir le no 49. 22. Littéralement : « il avait l’habitude de dire “vous” ». Mais on sait que la politesse requérait l’emploi de la troisième personne. 23. L’amiral gênois André Doria servit d’abord sous les ordres de François Ier ; après la défaite de Pavie en 1525, il passa au service du pape Clément VII ; enfin, en 1528, il se rangea au parti de l’empereur Charles Quint et de l’Espagne.


Chapitre 5

Premières études (1524–1527)

L’écolier de Barcelone (Carême 1524 – mars 1526) Arrivé à Barcelone, il fit part de son intention d’étudier à Isabelle Roser 1 et à un certain Maître Ardévol 2 qui enseignait la grammaire. Tous deux approuvèrent le projet ; lui, s’offrit à l’instruire gratuitement ; elle, à fournir ce qui serait nécessaire à sa subsistance. Le Pèlerin connaissait à Manrèse un moine de l’ordre de saint Bernard, homme très spirituel, et c’est auprès de lui qu’il désirait demeurer pour étudier et pouvoir mieux s’adonner aux choses spirituelles et au bien des âmes. C’est pourquoi il répondit qu’il accepterait leur offre, s’il ne trouvait pas à Manrèse les avantages qu’il espérait. Mais s’y étant rendu, il apprit que ce moine était mort. Il revint donc à Barcelone et se mit à étudier avec beaucoup de zèle. Mais une chose le gênait beaucoup ; quand il voulait apprendre par cœur, comme c’est souvent nécessaire dans les débuts de la grammaire, de nouvelles lumières lui survenaient, avec un goût renouvelé pour les choses spirituelles. C’était au point qu’il n’ar-

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rivait pas à mémoriser ; il avait beau s’en défendre, il ne pouvait chasser ces pensées. Il réfléchissait souvent à tout cela et il se disait en lui-même : « Ce n’est ni quand je me mets à prier, ni quand je suis à la messe, que ces lumières me viennent si vives. » Il comprit ainsi peu à peu que c’était une tentation. Et après avoir prié, il se rendit à Sainte-Marie de la Mer 3, près de la maison de son maître, à qui il avait demandé de bien vouloir l’entendre quelques instants en cette église. Quand ils furent assis, il lui exposa fidèlement tout ce qui se passait en son âme, et le peu de progrès qu’il avait fait jusqu’alors pour ce motif. Il voulait cependant lui faire une promesse : « Je vous promets, dit-il, de ne jamais manquer un de vos cours pendant ces deux années, tant que je trouverai à Barcelone assez de pain et d’eau pour vivre. » Et comme il prit cet engagement avec beaucoup de fermeté, jamais plus il n’éprouva ces tentations. Les maux d’estomac qui l’avaient saisi à Manrèse et à cause desquels il avait mis des souliers avaient disparu ; il n’en souffrait plus depuis son départ pour Jérusalem. C’est pourquoi le désir lui vint, pendant qu’il étudiait à Barcelone, de reprendre ses anciennes pénitences. Il commença par faire un trou dans les semelles de ses souliers et il l’élargissait peu à peu, si bien qu’à l’arrivée des froids, il ne lui restait plus de ses chaussures que la partie supérieure. Au terme de deux années d’études pendant lesquelles, à ce qu’on lui disait, il avait fait de grands pro-


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grès, son maître lui dit qu’il était désormais à même d’entrer à la Faculté des arts, et lui conseilla de se rendre à Alcala. Lui, cependant, se fit encore examiner par un docteur en théologie qui lui donna le même conseil.

Apostolat et procès d’Alcala (mars 1526 – juin 1527) Il partit donc pour Alcala, seul, bien qu’il eût déjà, me semble-t-il, quelques compagnons 4. Arrivé là, il se mit à mendier et à vivre d’aumônes. Il vivait de la sorte depuis dix à douze jours quand un ecclésiastique et quelques personnes qui l’accompagnaient, l’ayant vu demander l’aumône, se mirent à rire de lui et à lui lancer de ces injures qu’on adresse d’ordinaire aux mendiants qui se portent bien. Le directeur du nouvel hôpital de Antezana, qui passait à ce moment, fut visiblement peiné de ce qu’il voyait ; il appela le Pèlerin et l’emmena à l’hôpital, où il lui donna une chambre et tout le nécessaire. Il étudia à Alcala environ un an et demi. Comme il était arrivé à Barcelone pendant le carême 1524 et qu’il y avait étudié deux ans, c’est en 1526 qu’il vint à Alcala. Il y étudia la Logique de Soto, la Physique d’Albert et le Maître des sentences 5. Il s’y occupait aussi à donner les Exercices spirituels et à expliquer le catéchisme ; le fruit qui se faisait ainsi

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contribuait à la gloire de Dieu. Beaucoup de personnes parvinrent à une grande connaissance et un goût très vif des choses spirituelles. D’autres éprouvaient diverses tentations. L’une, par exemple, voulant se donner la discipline ne pouvait le faire, comme si on lui retenait la main. D’autres faits semblables suscitaient des commentaires dans le public, surtout Me souvenir de la peur à cause du grand concours de qu’il éprouva lui-même peuple qui se produisait partout où une nuit. il donnait le catéchisme 6. Dès son arrivée à Alcala, il fit la connaissance de don Diego de Eguía 7 qui habitait chez son frère, imprimeur en cette ville, et qui disposait d’abondantes ressources. Tous deux l’aidaient de leurs aumônes à secourir les pauvres, et l’imprimeur hébergeait chez lui les trois compagnons du Pèlerin. Un jour que celui-ci venait lui demander de l’aide pour parer à quelque besoin, don Diego lui dit qu’il n’avait pas d’argent, mais il lui ouvrit un coffre, où il serrait divers objets, et lui donna de belles pièces de literie de diverses couleurs, des chandeliers et autres choses du même genre. Le Pèlerin les enveloppa dans un drap, mit le tout sur ses épaules et s’en fut soulager les pauvres. Comme il a été dit plus haut, on parlait beaucoup dans le pays de ce qui se passait à Alcala, et chacun le rapportait à sa façon. Cela parvint jusqu’à Tolède aux oreilles des inquisiteurs 8. Quand ils arrivèrent à Alcala, leur hôte en informa le Pèlerin, ajoutant que ceux-ci


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les traitaient d’ensayalados 9 et même d’illuminés 10, à ce que je crois, et allaient les soumettre à la torture. En effet, ils ouvrirent aussitôt une enquête et un procès sur leur vie, puis, comme ils n’étaient venus que pour cela, ils retournèrent à Tolède sans les avoir convoqués. Ils laissèrent le soin du procès au vicaire Figueroa, qui est aujourd’hui à la cour de l’Empereur. Quelques jours plus tard, le vicaire les appela. Il les informa qu’une enquête et un procès avaient été faits sur leur manière de vivre par les inquisiteurs, qu’on n’avait trouvé aucune erreur, ni dans leur doctrine ni dans leur vie, et qu’ils pouvaient donc sans aucun empêchement continuer d’agir comme auparavant. Toutefois, comme ils n’étaient pas religieux, il ne convenait pas qu’ils portassent tous le même habit. Il serait donc bon, et il leur en donnait l’ordre, pour deux d’entre eux – il désignait le Pèlerin et Arteaga – de teindre leurs vêtements en noir, pour deux autres, Calixte et Cáceres, en brun clair ; Juanico, un jeune Français, pouvait rester comme il était. Le Pèlerin dit qu’ils obéiraient. « Je me demande, ajouta-t-il toutefois, à quoi servent ces enquêtes. Tout dernièrement un prêtre a refusé la communion à un tel, parce qu’il communiait tous les huit jours ; et à moi aussi on m’a fait des difficultés. Nous voudrions bien savoir s’ils ont trouvé en nous quelque hérésie. — Non, dit Figueroa, car s’ils en trouvent, ils vous brûleront.

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— Et vous aussi, ils vous brûleront, dit le Pèlerin, s’ils vous trouvent hérétique. » Ils firent teindre leurs vêtements comme on le leur avait enjoint. Au bout de quinze à vingt jours, Figueroa donna ordre au Pèlerin de ne pas aller pieds nus, mais de porter des chaussures. Il s’exécuta tout simplement comme il faisait toujours quand on lui donnait un ordre de ce genre. Quatre mois plus tard, Figueroa fit une nouvelle enquête à leur sujet 11. Outre les motifs allégués les autres fois, je crois que la raison en était aussi, qu’une dame mariée et de qualité avait une A ce que m’a dit dévotion particulière pour le PèleBustamante. rin. Pour ne pas être reconnue, elle venait à l’hôpital alors qu’il faisait encore presque nuit, et voilée, comme c’est la coutume à Alcala de Henares. En entrant, elle retirait son voile et se rendait à la chambre du Pèlerin. Mais cette fois-ci non plus on ne leur fit rien ; on ne les convoqua même pas après le procès et on ne leur dit quoi que ce soit. A quatre mois de là, alors que le Pèlerin logeait déjà hors de l’hôpital, un alguazil se présente à sa porte, l’appelle et lui dit : « Venez un peu avec moi. » Et l’ayant mis en prison, il le quitte sur ces mots : « Vous ne sortirez pas d’ici jusqu’à nouvel ordre. » C’était en été ; comme il n’était pas étroitement gardé, beaucoup de monde venait le visiEntre autres à M. 12 ter. Il expliquait le catéchisme et qui était son confesseur.


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donnait les Exercices comme lorsqu’il était libre. Il ne voulut jamais prendre ni avocat ni avoué, bien que beaucoup lui eussent offert leurs services. Il se souvient spécialement de Doña Teresa de Cardenas qui le fit visiter et lui proposa à plusieurs reprises de le tirer de là. Mais il n’accepta rien, répondant toujours : « Celui pour l’amour de qui je suis entré ici, m’en tirera bien si c’est pour son service. » Il resta dix-sept jours en prison sans être interrogé et sans savoir pourquoi. Figueroa vint alors l’examiner sur beaucoup de points, jusqu’à lui demander s’il faisait garder le sabbat, et aussi s’ils connaissaient deux personnes, une certaine dame et sa fille. Il répondit que oui. Et si avant qu’elles ne partent il en avait su quelque chose ; il répondit non, à cause du serment qu’il avait prêté. Le Vicaire alors, tout joyeux, lui posa la main sur l’épaule et lui dit : « Eh bien, voilà pourquoi on vous a amené ici. » Parmi toutes les personnes qui l’avaient pris pour guide, il y avait une dame et sa fille, veuves toutes deux ; la fille, très jeune et fort jolie. Elles étaient entrées fort avant dans les voies spirituelles, cette dernière surtout, à tel point que, sans égard à leur noblesse, elles s’étaient rendues à pied à la Véronique de Jaén 13, je me demande même si elles ne mendiaient pas, et toutes seules. Cela fit grand bruit à Alcala. Le docteur Ciruelo, qui était un peu leur protecteur, pensa que c’était le prisonnier qui leur avait donné cette idée, et c’est pourquoi il le fit arrêter.

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Quand celui-ci eut entendu le Vicaire, il lui demanda : « Voulez-vous que je vous parle un peu plus longuement de cette affaire ? — Oui, dit-il. — Eh bien, reprit le prisonnier, sachez que ces deux femmes ont insisté à plusieurs reprises auprès de moi. Elles voulaient aller par le monde entier servir les pauvres tantôt dans tel hôpital, tantôt dans tel autre. Je les en ai toujours détournées, vu la jeunesse et la beauté de la fille, etc. Je leur ai dit que si elles voulaient visiter les pauvres, elles pouvaient le faire à Alcala et accompagner le Très Saint Sacrement. » L’entretien terminé, Figueroa s’en alla avec son notaire, emportant le procès-verbal de tout ce qu’on avait dit. A cette époque, Calixte était à Ségovie. Lorsqu’il apprit l’emprisonnement du Pèlerin, il arriva immédiatement, bien qu’à peine remis d’une grave maladie, et vint partager sa prison. Mais le Pèlerin lui dit qu’il ferait mieux d’aller se présenter chez le vicaire. Celuici lui fit bon accueil, mais lui dit qu’il allait l’envoyer en prison, et qu’il devait y rester jusqu’au retour des deux femmes, pour voir si elles confirmeraient ses déclarations. Calixte passa quelques jours en prison, mais le Pèlerin, voyant que cela nuisait à sa santé, qui n’était pas encore tout à fait rétablie, le fit libérer par l’entremise d’un docteur dont il était grand ami. Quarante-deux jours s’écoulèrent depuis son entrée en prison jusqu’à son élargissement. Les deux dévotes


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étant alors revenues, le notaire vint à la prison lui lire la sentence 14 : il était libre, mais ses compagnons et lui devaient s’habiller comme les autres étudiants, et puisqu’ils n’avaient pas fait d’études, ils ne devaient plus parler des choses de la foi pendant quatre ans, le temps de s’instruire davantage. A la vérité, le Pèlerin était bien celui qui en savait le plus, et pourtant ses connaissances n’avaient guère de fondement ; c’était d’ailleurs la première chose qu’il disait chaque fois qu’on l’interrogeait. Cette sentence le laissa un peu hésitant sur ce qu’il avait à faire, car, estimait-il, on lui fermait la porte de l’apostolat sans lui donner d’autres motifs que son manque d’instruction. Finalement il décida d’aller voir l’archevêque de Tolède, Fonseca, et de remettre l’affaire entre ses mains. Il partit d’Alcala et rencontra l’archevêque à Valladolid 15. Il lui raconta fidèlement ce qui se passait et lui dit que, tout en n’étant plus sous sa juridiction et n’étant donc plus obligé d’observer la sentence, il ferait en cela ce qu’il ordonnerait. Il lui parlait à la deuxième personne comme il faisait pour tout le monde. L’archevêque lui fit bon accueil, et apprenant qu’il désirait se rendre à Salamanque, lui dit qu’il avait là des amis et un collège, et que tout était à sa disposition. De plus il lui fit remettre, en sortant, quatre écus.

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A son arrivée à Salamanque, comme il priait dans une église, une dévote le reconnut pour un membre du groupe. En effet, ses quatre compagnons se trouvaient déjà dans la ville depuis bien des jours. Elle lui demanda son nom et le conduisit chez eux. Lorsqu’à Alcala on avait décrété qu’ils devaient s’habiller comme des étudiants, le Pèlerin avait répondu : « Quand vous nous avez ordonné de faire teindre nos habits, nous l’avons fait ; mais maintenant, ce que vous nous demandez là, nous ne pouvons le faire, car nous n’avons pas de quoi en acheter d’autres. » C’est ainsi que le Vicaire lui-même les avait pourvus de vêtements, de bonnets et de tout ce qu’il fallait à des étudiants. Ainsi vêtus ils avaient quitté Alcala. A Salamanque, le Pèlerin se confessait à un père Dominicain du couvent de Saint-Etienne. Dix ou douze jours après son arrivée, ce confesseur lui dit : « Les pères de la maison voudraient vous parler. — Au nom de Dieu, soit, répondit-il. — Eh bien, reprit le confesseur, il faudrait que vous veniez dîner ici dimanche, mais je vous préviens, ils voudront apprendre de vous bien des choses. » Il vint donc le dimanche avec Calixte. Après le repas, le sous-prieur – le prieur était absent – le confesseur et un autre père encore, à ce que je crois, se rendirent avec


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eux dans une chapelle. Le sous-prieur, très affable, commença par dire combien les renseignements qu’ils possédaient sur leur vie et sur leurs mœurs étaient bons, qu’ils allaient prêchant à la manière apostolique 16, mais qu’ils seraient heureux d’avoir plus de détails sur tout cela. Il demanda d’abord quelles études ils avaient faites. « De nous tous, répondit le Pèlerin, c’est moi qui ai étudié le plus. » Et il leur détailla clairement les quelques études qu’il avait faites et leur peu de fondement. Le sous-prieur répondit : « Que prêchez-vous ? — Nous, dit le Pèlerin, nous ne prêchons pas ; nous nous contentons de parler familièrement des choses de Dieu, par exemple, après les repas, avec les quelques personnes qui nous ont invités. — Mais, reprit le moine, quelles sont ces choses de Dieu dont vous parlez ? Voilà ce que nous voudrions savoir. — Nous parlons, dit le Pèlerin, tantôt d’une vertu, tantôt d’une autre, en la louant ; tantôt d’un vice, tantôt d’un autre, en le blâmant. — Vous n’avez pas fait d’études, dit le moine, et vous parlez des vices et des vertus ; or, on ne peut en parler que de deux façons, par science ou par le Saint-Esprit. Ce n’est pas par science, c’est donc par le Saint-Esprit. » Et c’est ce que vous Ici le Pèlerin réfléchit un instenez du Saint-Esprit tant, car cette manière d’arguque nous voudrions bien connaître. menter ne lui plaisait pas. Après

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un moment de silence, il dit qu’il était inutile de parler davantage de ces questions. Le moine insista : « Aujourd’hui où courent tant d’erreurs d’Erasme et de bien d’autres 17, qui ont trompé le monde, vous refusez donc d’expliquer ce que vous enseignez. » Le Pèlerin répondit : « Père, je n’en dirai pas plus long, sinon devant mes supérieurs qui peuvent m’y obliger. » Précédemment, le moine avait demandé pourquoi Calixte s’était présenté dans cet accoutrement : il portait un court sarrau, un grand chapeau sur la tête, un bourdon à la main et des espèces de bottes qui lui venaient jusqu’à mi-jambes. Et comme il était très grand, il en avait l’air d’autant plus dégingandé. Le Pèlerin lui raconta qu’ils avaient été emprisonnés à Alcala, qu’on leur avait ordonné de s’habiller comme des étudiants et que son compagnon avait, pendant les grandes chaleurs, donné sa soutane à un ecclésiastique indigent. Alors le moine grommela entre ses dents pour laisser entendre que cela ne lui plaisait pas : « Charitas incipit a seipsa 18 ». Mais revenons à notre récit. Le sous-prieur, ne pouvant rien tirer de plus du Pèlerin, reprit : « Très bien, restez ici, nous saurons bien tout vous faire dire. » Là-dessus tous les moines se retirèrent avec une certaine précipitation. Le Pèlerin avait demandé auparavant s’ils devaient rester dans la chapelle ou bien ailleurs, et le sous-prieur avait répondu : « Dans la cha-


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pelle ». Les moines firent alors fermer toutes les portes et se mirent en rapport, semble-t-il, avec les juges. Cependant tous deux restèrent trois jours dans le couvent sans que rien ne leur fût communiqué de la part de la justice. Ils prenaient leurs repas au réfectoire avec les moines, et leur chambre était presque toujours pleine de religieux qui venaient les voir. Et toujours le Pèlerin parlait des sujets qui lui étaient habituels. Aussi y eut-il désormais parmi eux une certaine divergence d’opinions, car beaucoup se montraient favorables. Au bout de ces trois jours vint un huissier qui les conduisit en prison. On ne les mit pas en bas avec les malfaiteurs, mais en haut, dans une chambre vétuste et inhabitée qui était fort sale. On les attacha tous deux à une même chaîne, chacun par un pied. La chaîne était fixée à un pilier qui se dressait au milieu de la chambre ; elle pouvait avoir dix à treize palmes de longueur 19 ; et chaque fois que l’un voulait faire quelque chose, il fallait que l’autre l’accompagnât. De toute la nuit ils ne dormirent pas. Le lendemain, lorsqu’on apprit en ville leur incarcération, on leur envoya à la prison de quoi dormir et tout le nécessaire en abondance. Beaucoup de monde venait les visiter, et le Pèlerin continuait ses entretiens sur Dieu, etc. Le bachelier Frias vint les interroger chacun séparément 20. Le Pèlerin lui remit tous ses papiers, c’est-à-dire les Exercices 21, pour examen. Il leur demanda s’ils avaient des compagnons ; ils répondirent que oui et don-

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nèrent leur adresse. Aussitôt des hommes partirent sur l’ordre du bachelier et ramenèrent à la prison Cáceres et Arteaga, mais non Juanico. Ce dernier, par la suite, se fit moine. Ils ne les mirent pas en haut avec les deux autres, mais en bas avec les détenus ordinaires. Ici moins que jamais, le Pèlerin ne voulut prendre d’avocat ni d’avoué. Quelques jours après, il eut à comparaître devant quatre juges, les trois docteurs Sanctisidoro, Paravinhas et Frias ; le quatrième était le bachelier Frias. Tous avaient déjà vu les Exercices. Ils lui posèrent une foule de questions, non seulement sur les Exercices, mais aussi sur la théologie, par exemple, comment il comprenait les articles sur la Trinité et sur le Saint Sacrement. Il fit d’abord sa déclaration préliminaire 22. Néanmoins, sur l’ordre des juges, il parla, et de telle manière qu’ils n’eurent rien à reprendre. Le bachelier Frias, qui pendant cet interrogatoire s’était toujours montré plus difficile que les autres, lui posa aussi un cas de droit canon. Il fut obligé de répondre à tout, bien qu’il commençât invariablement par répéter qu’il ignorait l’opinion des docteurs sur ces questions. Ensuite, on lui fit expliquer le premier commandement à sa façon habituelle. Il se mit à le faire, s’y arrêta si longuement et dit tant de choses sur ce premier commandement qu’ils n’eurent pas envie de lui en demander davantage. Avant cela, dans leurs questions sur les Exercices, ils insistèrent beaucoup sur un seul point, qui se trouve en leur début : quand une


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pensée est-elle péché véniel et quand est-elle péché mortel 23 ? Et cela, parce qu’il tranchait ces questions sans avoir fait d’études. Il répondit : « Si c’est la vérité ou non, à vous de le voir ; et si ce n’est pas la vérité, condamnezle. » Finalement, ils se retirèrent sans rien condamner. Parmi tous ceux qui venaient lui parler à la prison, il y eut un jour don Francisco de Mendoza, qui est maintenant cardinal de Burgos, accompagné du bachelier Frias. Il lui demanda familièrement comment il se portait en prison et si cela lui pesait d’être détenu. Le Pèlerin répondit : « Je vous dirai ce que j’ai dit tantôt à une dame qui exprimait sa compassion de me voir prisonnier. Je lui disais : Vous montrez par là que vous ne désirez pas être prisonnière pour l’amour de Dieu. La prison vous semble-t-elle un si grand mal ? Pour moi, je vous le dis, il n’y a pas tant de barreaux et de chaînes à Salamanque, que je n’en désire davantage pour l’amour de Dieu. » Or, il arriva à cette époque que tous les captifs s’évadèrent de la prison ; mais les deux compagnons qui étaient avec eux ne s’enfuirent pas. Quand, le lendemain matin, on les retrouva, eux seuls et nul autre, derrière les portes grandes ouvertes, tout le monde en fut très édifié et cela fit grand bruit par la ville. On leur donna aussitôt pour prison tout un palais qui était à proximité. Vingt-deux jours après leur arrestation, on les convoqua pour entendre le jugement. Celui-ci portait qu’il n’y avait aucune erreur ni dans leur vie ni dans leur doctrine, qu’ils pouvaient donc continuer à vivre comme

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auparavant ; ils pouvaient enseigner le catéchisme et parler des choses de Dieu, à condition de ne jamais déterminer si tel acte est péché mortel ou véniel, tant qu’ils n’auraient pas étudié quatre ans de plus. Après la lecture de l’arrêt, les juges leur témoignèrent beaucoup de sympathie, comme s’ils voulaient le leur faire accepter. Le Pèlerin dit qu’il ferait tout ce que la sentence prescrivait, mais qu’il ne l’accepterait pas. Car sans le condamner en rien, on lui fermait la bouche de sorte qu’il ne pouvait plus aider le prochain selon ses moyens. Et le docteur Frias, qui s’en montrait très affecté, eut beau insister ; le Pèlerin se borna à répéter qu’il ferait ce qu’on lui ordonnait tant qu’il serait sous la juridiction de Salamanque. Ils furent immédiatement libérés. Recommandant la chose à Dieu, il se mit à réfléchir à ce qu’il devait faire ; il voyait de grandes difficultés à rester à Salamanque. En effet, lui défendre de définir ce qui était péché mortel ou véniel, c’était à ses yeux lui fermer la porte de l’apostolat 24. C’est ainsi qu’il décida d’aller poursuivre ses études à Paris. A Barcelone, quand il s’était demandé s’il étudierait et combien de temps, son unique préoccupation était de savoir si, après ses études, il entrerait en religion ou s’il irait ainsi de par le monde. Et quand il envisageait d’entrer dans un ordre religieux, il sentait aussitôt le désir de choisir un ordre déchu et peu réformé ; car s’il entrait en religion, c’était pour y souffrir davantage ; il pensait aussi que Dieu peut-être leur viendrait en aide.


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Et Dieu lui donnait la ferme confiance qu’il supporterait facilement tous les affronts et toutes les injures qu’on lui ferait 25. A Salamanque, au temps de son emprisonnement, il n’avait pas perdu ces désirs de faire du bien aux âmes, de commencer pour cela par étudier, de réunir quelques hommes animés du même idéal et de garder les compagnons qu’il avait déjà. Ayant décidé d’aller à Paris, il convint avec eux qu’ils l’attendraient sur place ; luimême irait voir s’il pouvait trouver un moyen de les faire étudier. Beaucoup de personnes de marque insistèrent vivement auprès de lui pour qu’il ne partît pas ; mais elles ne purent le convaincre. Moins de quinze à vingt jours après sa sortie de prison, il partit seul, emportant quelques livres sur un petit âne. Arrivé à Barcelone, tous ceux qui le connaissaient lui déconseillèrent de passer en France, à cause des graves conflits du moment 26. Ils lui citaient des exemples très précis, jusqu’à lui dire qu’on mettait les Espagnols à la broche ; mais il n’éprouva jamais la moindre peur.

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Notes du chapitre 5 1. Isabelle Roser fit la connaissance de saint Ignace lors du premier séjour de celui-ci à Barcelone. Dans cette ville, elle fut sa grande bienfaitrice durant tout le temps de ses études et elle lui continuera ses secours durant le séjour parisien. En 1543, elle vint à Rome avec deux compagnes et, en 1545, elle obtint de prononcer ses vœux de religion sous l’obédience de la Compagnie. A la suite de certaines difficultés, elle fut déliée de ses vœux et saint Ignace obtint du Souverain Pontife que son ordre fût désormais déchargé de toute direction de religieuses soumises à son obédience. 2. Le bachelier Jérôme Ardévol occupa la chaire de grammaire de l’Estudio General de Barcelone durant l’année 1525-1526, au temps où Ignace en suivait les cours. Auparavant, Ardévol avait été le répétiteur d’Ignace et l’avait dirigé dans ses études dès son retour à Barcelone. 3. Sainte-Marie de la Mer, la grande église de Barcelone, située près du port. 4. Dès Barcelone, Ignace s’adjoignit quelques compagnons : Calixte de Sa, Jean de Arteaga et Lope de Cáceres. 5. Cette simple énumération indique le désordre qui va régner dans les études d’Ignace. 6. Des phénomènes curieux s’étaient produits parmi les dévotes qui se réunissaient autour d’Ignace : évanouissements, vomissements, scènes d’hystérie… On comprend dès lors l’intervention de l’autorité ecclésiastique. Au cours du procès, Ignace reconnaîtra les faits. Il en attribuera la cause à ce que ces personnes adoptaient une vie meilleure et renonçaient à leurs habitudes coupables. 7. Don Diego de Eguía demeurait chez son frère Miguel, imprimeur à Alcala. Diego et son frère Esteban entrèrent plus tard dans la Compagnie. Diego y fut quelque temps le confesseur de saint Ignace.


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8. Les inquisiteurs avaient délégué le licencié Alfonso de Mejía et le docteur Carrasco qui, sans convoquer les prévenus, remirent toute l’affaire aux mains du vicaire général de l’archevêque de Tolède, Figueroa. 9. Ensayalados, littéralement « vêtus de sarraux ». 10. Les Illuminés, ou Alumbrados, constituaient une secte dont les origines sont encore mal connues. Leur doctrine est difficile à déterminer. Il semble que pour eux la perfection ait consisté dans l’anéantissement de la volonté propre devant la Volonté divine, c’est-à-dire dans la passivité absolue. Le phénomène de l’extase marquait le point culminant de la vie religieuse en mettant l’âme en contact direct avec l’essence divine et en la rendant par là incapable de pécher. D’où un relâchement moral qu’on devine et un mépris appuyé pour les formes extérieures du culte et de la prière, et pour les œuvres de miséricorde. Ignace niera plus tard avoir jamais eu le moindre contact avec eux. 11. Le second procès commença le 6 mars 1527, à peu près quatre mois après la sentence de Figueroa rendue le 21 novembre 1526. 12. M. signifie sans doute Miona. Nous savons, en effet, que le prêtre portugais Manuel Miona fut confesseur d’Ignace à Alcala et plus tard encore à Paris. En 1545, il entra dans la Compagnie de Jésus. 13. Grégoire XI avait fait don du précieux voile de Véronique à Nicolas de Biedma, évêque de Jaén en Andalousie. 14. La sentence fut rendue le 1er juin 1527. 15. L’archevêque se trouvait à Valladolid pour le baptême de Philippe II qui naquit le 21 mai 1527. 16. Le terme de vita apostolica a d’abord désigné la pauvreté communautaire de certains ordres à l’imitation de la première communauté de Jérusalem avant de renvoyer à un genre de vie imitant le travail apostolique des Douze.


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17. Partisans et adversaires d’Erasme se disputaient alors dans la péninsule. 18. Sic. « La charité commence par soi-même. » En latin dans le texte. 19. Un peu plus de trois mètres. 20. Le bachelier Martin Frias, vicaire de l’évêque de Salamanque et visiteur du diocèse. 21. C’est le premier témoignage sur les Exercices comme œuvre écrite. 22. Voir no 62, fin. 23. On voit qu’à cette époque, saint Ignace expliquait avant tout ce que nous appelons la « première semaine des Exercices ». 24. Ainsi saint Ignace en vint peu à peu à songer au cycle complet des études cléricales et à comprendre que l’apostolat qu’il voulait poursuivre ne pouvait être qu’un apostolat sacerdotal. 25. Ces hésitations marquent bien que saint Ignace ne songeait pas encore à fonder un ordre, en dépit des compagnons qu’il s’était adjoints. Finalement, le vœu de stabilité qui faisait partie intégrante de l’ancienne institution monacale l’écartera de cette forme de vie religieuse et l’amènera à concevoir plus tard une forme nouvelle qui lui permettrait d’aider les âmes « en allant par le monde ». Formule qui fait écho à la parole évangélique en Marc 16, 15. 26. Les guerres entre Charles Quint et François Ier avaient repris. L’épouvantable sac de Rome par les troupes impériales, conduites par le connétable de Bourbon, date de cette année 1527.




Chapitre 6

L’université de Paris (février 1528 – avril 1535)

La pauvreté Il partit donc pour Paris, seul et à pied, et y arriva vers le mois de février. Selon le calcul Ce fut pendant son qu’il me fit, c’était en 1528 ou ernprisonnement à 1527. Il logeait avec d’autres EsAlcala que naquit le pagnols et allait suivre les cours Prince d’Espagne, ce d’humanités à Montaigu 1. En qui permet de dater effet, comme on l’avait poussé trop tous les événements, rapidement dans les études, il se même antérieurs. trouvait manquer de base 2. Il étudiait avec les enfants, suivant le programme et la méthode de Paris. Dès son arrivée, un marchand lui avait remis vingtcinq écus contre une lettre de change de Barcelone. Il en confia la garde à l’un des Espagnols de sa pension ; mais celui-ci les dépensa en peu de temps et n’avait pas de quoi les rembourser. Aussi, passé le Carême, il n’en restait déjà plus rien au Pèlerin, tant pour en avoir dépensé lui-même une partie que pour la raison dite

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plus haut. Il fut contraint de mendier et même de quitter la maison où il était. Il fut recueilli à l’hôpital Saint-Jacques, au-delà des Innocents. Cela présentait un gros inconvénient pour les études, car l’hôpital était à une bonne distance du collège de Montaigu et, pour trouver porte ouverte, il devait rentrer sur le coup de l’angélus et ne pas sortir avant le jour. Aussi, ne pouvait-il très bien suivre les cours 3. Un autre inconvénient était de demander l’aumône pour sa subsistance. Il y avait déjà près de cinq ans qu’il n’avait plus été pris de maux d’estomac ; aussi commença-t-il à se livrer à de plus grandes pénitences et abstinences. Après quelque temps de cette vie d’hôpital et de mendicité, se rendant compte qu’il faisait peu de progrès dans les lettres, il en vint à se demander ce qu’il devait faire. Comme il voyait que dans les collèges certains étudiants étaient au service de régents et avaient le temps d’étudier, il décida de chercher un emploi. Il faisait en lui-même cette considération et ce projet qui lui donnaient de la consolation : il imaginait que son maître serait le Christ, qu’à l’un des étudiants il donnerait le nom de saint Pierre, à un autre celui de saint Jean et ainsi pour chacun des apôtres. « Et quand le maître me donnera un ordre, je penserai que c’est le Christ qui me le donne ; et quand un autre me donnera un ordre, je penserai que c’est saint Pierre qui me le donne. » Il prit beaucoup de peine pour trouver un emploi ; il en parla


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au bachelier Castro, à un chartreux qui connaissait beaucoup de professeurs, à d’autres encore, mais personne ne put jamais lui trouver une place. Enfin, comme il ne trouvait pas de solution, un moine espagnol lui dit un jour qu’il vaudrait mieux aller chaque année en Flandre et y perdre deux mois, peutêtre même moins, pour en rapporter de quoi pouvoir étudier toute l’année. Il recommanda la chose à Dieu et le moyen lui parut bon. Mettant à profit ce conseil, il rapportait chaque année de Flandre de quoi vivre tant bien que mal. Une fois même, il passa en Angleterre et recueillit plus d’aumônes que les autres années 4.

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Heurs et malheurs de l’apostolat A son premier retour de Flandre, il se mit à consacrer plus de temps aux conversations spirituelles et il donna les Exercices presque en même temps à trois personnes : à savoir, à Peralta, au bachelier Castro, qui était en Sorbonne, et à un Biscayen du nom d’Amador qui était à Sainte-Barbe 5. Tous trois changèrent notablement leur façon de vivre, et donnèrent bientôt à des pauvres tout ce qu’ils possédaient, même leurs livres. Ils se mirent à demander l’aumône dans Paris et s’en furent loger à l’hôpital Saint-Jacques, où le Pèlerin avait été autrefois et qu’il avait quitté pour les raisons exposées plus haut 6.

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Cela provoqua de grands remous dans l’université, car les deux premiers étaient gens considérés et très connus. Aussitôt les Espagnols livrèrent bataille aux deux maîtres ; mais ne pouvant les convaincre avec tous leurs arguments et toutes leurs raisons de revenir à l’université, ils vinrent un jour à l’hôpital, nombreux et armés, et les en tirèrent. Les ayant emmenés à l’université, ils conclurent avec eux l’accord suivant : les deux maîtres termineraient d’abord leurs études, ensuite, ils poursuivraient leurs desseins 7. Le bachelier Castro vint plus tard en Espagne, prêcha quelque temps à Burgos et se fit chartreux à Valence. Peralta partit pour Jérusalem à pied, en pèlerin. C’est ainsi qu’il fut arrêté en Italie par un capitaine de ses parents, qui trouva moyen de l’amener au pape et obtint qu’il lui donnât l’ordre de retourner en Espagne. Ces événements ne se passèrent pas immédiatement, mais quelques années plus tard. A Paris, surtout parmi les Espagnols, on murmurait fort contre le Pèlerin et Notre Maître de Gouveia l’accusait d’avoir tourné la tête à Amador, élève de son collège. Aussi prit-il la résolution suivante : la première fois qu’il viendrait à Sainte-Barbe, il lui ferait donner « une salle 8 », comme séducteur des étudiants. L’Espagnol, en compagnie duquel le Pèlerin avait habité au début et qui avait dépensé son argent sans le lui rembourser, partit pour l’Espagne par Rouen. Pendant qu’il y attendait un bateau il tomba malade. Le Pèlerin


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eut connaissance de son état par une lettre qu’il en reçut. Le désir lui vint d’aller le visiter et de l’aider, pensant aussi qu’en cette conjoncture, il pourrait le gagner à l’idée de quitter le monde pour se consacrer tout entier au service de Dieu 9. Pour obtenir ce résultat, il voulut faire les vingt-huit lieues qui séparent Paris de Rouen à pied, déchaussé, sans boire ni manger 10. En faisant oraison là-dessus il se sentait tout craintif. Finalement il se rendit à Saint-Dominique et là, il résolut d’y aller dans les conditions qu’on a dites et déjà la grande crainte qu’il avait eue de tenter Dieu s’était dissipée. Le lendemain matin, jour de son départ, il se leva de bonne heure ; et tandis qu’il commençait à s’habiller, il lui vint une telle appréhension qu’il lui semblait presque impossible de se vêtir. En dépit de cette répugnance, il sortit de la maison et de la ville avant qu’il ne fit tout à fait jour. Cependant la crainte le tenait toujours ; elle persista jusqu’à Argenteuil, bourgade à trois lieues de Paris sur la route de Rouen, où se trouve, dit-on, la tunique de Notre Seigneur. Il dépassa la bourgade dans cet état d’angoisse et tandis qu’il gravissait une côte, le mal commença à se dissiper et il lui vint une grande consolation et un grand élan spirituel, avec une telle allégresse qu’il se mit à crier au milieu des champs, à parler avec Dieu, etc. Ce soir-là, après avoir couvert quatorze lieues, il logea avec un pauvre mendiant dans un hôpital ; le lendemain, il s’en fut loger dans une grange ; le troisième jour, il atteignait Rouen. Pendant tout ce

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temps, il était demeuré sans boire ni manger et nu-pieds, comme il l’avait décidé. A Rouen, il réconforta le malade et l’aida à s’embarquer pour l’Espagne. Il lui remit des lettres et l’adressa aux compagnons qui se trouvaient à Salamanque, c’està-dire Calixte, Cáceres et Arteaga. Pour n’avoir plus à reparler de ces compagnons, voici quelle fut leur destinée. Lorsque le Pèlerin était à Paris, il leur écrivait souvent, comme convenu, et leur disait les difficultés qu’il rencontrait à les y faire venir étudier. Il imagina pourtant d’écrire à Doña Eleonore de Mascarenhas 11 pour qu’elle aidât Calixte en lui remettant des lettres de recommandation pour la cour du roi de Portugal, et lui permît ainsi d’obtenir l’une des bourses que le roi donnait pour Paris. Doña Eleonore remit les lettres à Calixte, lui fit don d’une mule pour le voyage et de quatrini pour ses dépenses. Calixte se rendit à la cour du roi de Portugal, mais finalement ne vint pas à Paris. Il préféra revenir en Espagne d’où il se rendit aux Indes de l’Empereur 12 avec une personne pieuse. Ensuite, après son retour en Espagne, il repartit de nouveau aux mêmes Indes. Cette fois, il s’en revint riche en Espagne et fit à Salamanque l’étonnement de tous ceux qui l’avaient connu auparavant. Cáceres retourna à Ségovie, sa patrie, où il commença à mener un genre de vie tel qu’il semblait avoir oublié son premier dessein. Arteaga devint commandeur. Dans la suite, alors que


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la Compagnie était déjà établie à Rome, il reçut un évêché aux Indes. Il écrivit au Pèlerin qu’il le cédait à un membre de la Compagnie ; et sur sa réponse négative, il partit pour les Indes de l’empereur, après avoir été sacré évêque et y mourut dans d’étranges circonstances. En effet, lors d’une maladie, il avait deux flacons d’eau pour se rafraîchir ; l’une contenait une eau prescrite par le médecin, l’autre de l’eau de Soliman, un poison. On lui donna par erreur le poison, qui le tua. Le Pèlerin revint de Rouen à Paris, et apprit qu’à la suite de ce qui s’était passé avec Castro et Peralta, on avait fait grand bruit autour de son cas, et que l’inquisiteur l’avait fait demander. Il ne voulut pas attendre davantage et alla trouver l’inquisiteur. Il lui dit qu’il avait appris qu’on le recherchait et qu’il était prêt à tout ce qu’il voudrait. Cet inquisiteur était Notre Maître Ory, frère de saint Dominique 13. Il le priait cependant d’être expéditif, parce qu’il avait l’intention d’entrer au cours des Arts à la SaintRemi, et qu’il voudrait que ces choses fussent terminées d’abord, pour mieux pouvoir s’appliquer à ses études. Mais l’inquisiteur ne le rappela point ; il lui dit seulement qu’on lui avait effectivement parlé de ses faits et gestes, etc.

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Années de philosophie et de théologie Peu de temps après vint la Saint-Remi, qui se fête le 1er octobre. Il entra au cours des Arts 14, sous un maître 15

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appelé Jean Pena, et il le fit avec le désir de garder les compagnons 16 qui avaient décidé de servir le Seigneur, mais de ne plus en recruter d’autres, afin de pouvoir étudier plus commodément. Dès qu’il commença à suivre les leçons de la faculté, les mêmes tentations qui lui étaient venues alors qu’il étudiait la grammaire à Barcelone recommencèrent à l’assaillir. Pendant les cours, il ne pouvait fixer son attention à cause des nombreuses pensées pieuses qui lui survenaient. Voyant que de cette manière il faisait peu de progrès dans les lettres, il alla trouver son maître et lui promit de ne jamais manquer d’écouter tout son cours, tant qu’il pourrait trouver du pain et de l’eau pour son entretien. Cette promesse faite, toutes ces dévotions qui lui venaient hors de propos le quittèrent, et il progressa tranquillement dans ses études. A cette époque, il était en relation avec maître Pierre Favre et Maître François Xavier qu’il gagna dans la suite au service de Dieu par le moyen des Exercices 17. Pendant cette période d’études, on ne le persécutait plus comme auparavant. A ce propos, le docteur Frago 18 lui dit un jour qu’il s’étonnait de la tranquillité dont il jouissait et que personne ne lui causât d’ennui. Il lui répondit : « C’est pour la bonne raison que je ne parle à personne des choses de Dieu ; mais après le cours, nous reprendrons nos habitudes. » Pendant cet entretien un moine vint prier le docteur


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Frago de bien vouloir lui trouver un logement, parce que là où il avait sa chambre, il y avait beaucoup de décès qu’il attribuait à la peste. Elle commençait en effet à sévir à Paris. Le docteur Frago et le Pèlerin voulurent aller voir la maison et prirent avec eux une dame qui s’y entendait très bien ; celle-ci, ayant pénétré dans la maison, affirma que c’était la peste. Le Pèlerin voulut aussi entrer. Il trouva un malade, le réconforta en touchant sa plaie de la main, et lorsqu’il l’eut un peu consolé et encouragé, il repartit seul. Et sa main commença à lui faire mal ; il lui semblait avoir la peste, et cette imagination était si vive qu’il ne put en triompher, jusqu’à ce que, d’un brusque mouvement, il porta la main à la bouche, l’y tourna et retourna en disant : « Si tu as la peste à la main, tu l’auras aussi à la bouche. » Cela fait, cette imagination disparut ainsi que la douleur de la main. Mais lorsqu’il rentra au collège Sainte-Barbe où pour lors il avait sa chambre et suivait les cours, les pensionnaires du collège, qui savaient qu’il était entré dans la maison empestée, le fuirent et ne voulurent pas le laisser entrer. Il fut ainsi contraint de rester quelques jours dehors. Il est d’usage à Paris que les artiens de troisième année, pour devenir bacheliers, « prennent une pierre 19 », comme ils disent ; et parce que cela coûte un écu, bon nombre d’étudiants pauvres ne peuvent le faire. Le Pèlerin se demandait s’il convenait de la prendre. Comme il était très hésitant et irrésolu, il décida de remettre la chose entre

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les mains de son maître et, sur son conseil, il la prit. Toutefois, il ne manqua pas de gens pour le critiquer ; à tout le moins un Espagnol qui le remarqua. A Paris, dès cette époque, il souffrait fort de l’estomac, et tous les quinze jours il avait des crampes qui lui duraient une bonne heure et lui donnaient la fièvre. Une fois même, il arriva que cette crise dura seize ou dix-sept heures. Plus tard, alors qu’il avait déjà terminé le cours des Arts 20, étudié quelques années la théologie et gagné les compagnons 21, la maladie allait toujours en s’aggravant. Il ne pouvait trouver aucun remède, bien qu’il en essayât beaucoup. Les médecins disaient que seul l’air natal était encore capable de le guérir. Les compagnons lui donnaient aussi le même conseil et ils insistèrent beaucoup. A cette époque-là, tous étaient fixés sur ce qu’ils avaient à faire, c’est-à-dire aller à Venise et à Jérusalem, et dépenser leur vie pour le bien des âmes. Si permission ne leur était pas donnée de rester à Jérusalem, ils retourneraient à Rome et se présenteraient au Vicaire du Christ, afin d’être employés là où celui-ci jugerait que cela contribuerait davantage à la gloire de Dieu et au bien des âmes 22. Ils avaient aussi décidé d’attendre pendant une année l’occasion de s’embarquer à Venise. S’il n’y avait pas pendant cette année de bateau pour le Levant, ils seraient déliés du vœu de Jérusalem et iraient se présenter au pape, etc. Le Pèlerin se laissa finalement convaincre par les


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compagnons, d’autant plus que ceux qui étaient espagnols avaient encore quelques affaires à régler qu’il pourrait arranger. Ils convinrent donc qu’il irait régler leurs affaires quand il serait rétabli et qu’il passerait ensuite à Venise où il les attendrait. Cela se passait en 1535 et, selon ce qu’ils avaient convenu, les compagnons devaient partir en 1537, le jour de la conversion de saint Paul 23. Cependant, à cause des hostilités qui s’étaient déclenchées, ils partirent en novembre 1536. Au moment de partir, le Pèlerin apprit qu’on l’avait dénoncé à l’inquisiteur et qu’on lui avait intenté un procès. A cette nouvelle, voyant qu’on ne le convoquait pas, il alla trouver l’inquisiteur, lui dit ce qu’il avait appris, et ajouta qu’il était sur le point de partir pour l’Espagne et qu’il avait des compagnons ; il le priait de bien vouloir rendre la sentence. L’inquisiteur répondit que c’était exact quant au fait de l’accusation, mais que la chose lui paraissait sans importance. Il désirait seulement voir son livre des Exercices. Après l’avoir lu, il le loua beaucoup et pria le Pèlerin de lui en donner une copie ; ainsi fut fait. Néanmoins ce dernier insista de nouveau afin qu’on poursuivît le procès jusqu’à la sentence. Comme l’inquisiteur se dérobait, il revint accompagné d’un notaire et de témoins et fit dresser procès verbal de toute cette affaire 24.

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Notes du chapitre 6 1. Le collège de Montaigu fut fondé au XIVe siècle par l’archevêque de Rouen, Aycelin de Montaigu. Il reçut une nouvelle impulsion à la fin du XVe siècle de son principal Jean Standonck et du successeur de celui-ci, Noël Beda. Erasme y avait enseigné la Bible. Mais la révolte protestante amena Beda à prendre une attitude de combat à l’égard des humanistes. Telle était l’atmosphère lorsqu’Ignace y recommença ses humanités. 2. Ignace avait bien dû reconnaître que l’exercice habituel des œuvres apostoliques n’était pas compatible avec les études qu’il s’était assignées. Il exprima plus tard son point de vue en déclarant que les études requièrent l’homme tout entier et en mesurant strictement les exercices de piété de ses étudiants. 3. Le règlement des classes de Montaigu portait, en effet, que les cours commençaient à quatre heures du matin. 4. En 1528 et 1529, Ignace se rendit à Bruges et à Anvers où il rencontrait de riches marchands espagnols ; l’année suivante, il se rendit à Londres. Ses bienfaiteurs eurent alors si bonne opinion de lui qu’ils lui envoyèrent dans la suite leurs aumônes à Paris pour lui épargner le déplacement. Ses amis d’Espagne en faisaient autant. Les ressources devinrent même assez abondantes pour suffire à l’entretien d’un second étudiant. C’est lors d’un voyage à Bruges qu’Ignace rencontra l’illustre humaniste Vivès. 5. Amador de Elduayen, originaire du diocèse de Pampelune, étudiait alors au collège Sainte-Barbe. Ce collège avait été fondé en 1460 pour les étudiants de tout pays et surtout pour les Espagnols. Depuis 1526, il était sous le patronage de Jean III de Portugal et régi par le docteur portugais Diego de Gouveia. Celui-ci prit fort mal la transformation d’Amador. Pedro de Peralta devint plus tard chanoine de Tolède et jouit de la réputation d’un grand prédicateur.


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Juan Castro retourna plus tard en Espagne et se fit moine à la Chartreuse de Val de Cristo, près de Ségorbe. Ignace ira l’y visiter en 1535. Voir no 90. 6. Voir no 74. 7. Ce second essai de formation d’une équipe apostolique échoua comme avait échoué celui de Salamanque. 8. C’est ainsi que l’on désignait la peine des verges qui constituait une sanction imposée publiquement aux étudiants séditieux. En fait saint Ignace n’y sera pas soumis. On donnait à Paris le titre de « Notre Maître » aux professeurs de théologie. 9. A partir de cet endroit, le texte original est écrit en italien. 10. La distance de Paris à Rouen est de 140 km. 11. Doña Eleonora Mascarenhas appartenait à la noblesse portugaise ; elle vint en Espagne comme dame d’honneur de l’impératrice Isabel et fut plus tard gouvernante de Philippe II et du prince Don Carlos. Elle demeura toujours une grande bienfaitrice de la Compagnie. Saint Ignace lui adressa plusieurs lettres. 12. L’Amérique latine. 13. Maître Mathieu Ory, o.p., prieur du couvent de Saint-Jacques, avait été nommé inquisiteur à Paris par le pape Clément VII avec la charge de combattre l’hérésie protestante. 14. A cette époque, le cours des Arts durait trois ans et demi. Chacune de ces trois années avait son régent. Les élèves s’appelaient summulistes, logiciens, physiciens, noms tirés du principal de leurs occupations successives. Aristote demeure alors le maître incontesté que les professeurs s’honorent de commenter. Selon le règlement du cardinal d’Estouteville (1452), si la dialectique est un grand point des études, elle n’est pas tout ; la métaphysique, l’éthique doi-


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vent y avoir une part notable, avec quelques éléments de mathématique et de cosmographie. 15. « Sous un maître » est une expression technique du temps. 16. Ici, comme dans le reste du Récit, Ignace nommera ceux qu’il s’est adjoints dans son apostolat les compagnons et non ses compagnons. Cette appellation est trop continue pour ne pas révéler une intention. A ses yeux, ceux qu’il a gagnés au service de Dieu ne sont pas ses compagnons, ce ne sont pas des « Iniguistes », ce sont déjà les compagnons de Jésus, les appelés de l’unique Seigneur de qui relève toute vocation (voir nos 41, 57, 69, 79, 84, 85, 87, 89, 90, 93, 95, 96, 97, 98). 17. Evénement capital, mais trop connu des siens pour qu’Ignace y insiste ici. Pierre Favre était né d’humbles parents à Villaret, en Haute-Savoie, en 1506. Après une jeunesse d’une rayonnante pureté, il vint étudier à Paris. Au moment où il achevait ses études de philosophie, Ignace y débutait. Leur commun maître, le docteur Pena conseilla à Ignace de recourir à l’aide bienveillante de Pierre qui se prêta volontiers au rôle de répétiteur. De caractère instable, il ne tarda pas à se mettre à l’école d’Ignace dans les voies spirituelles et trouva peu à peu la paix. Il devait se montrer plus tard un apôtre humain et très compréhensif, « le ministre du Christ consolateur ». C’est un des Jésuites qui ont le plus profondément pénétré dans l’esprit de saint Ignace. Il a laissé un Mémorial, journal spirituel des dernières années de sa vie, qui témoigne d’un don éminent d’oraison apostolique. François de Xavier, né en 1506 au château de Xavier, en Navarre, arriva à Paris en même temps que Favre et prit ses grades aux mêmes époques. Il nourrissait alors de grandes ambitions intellectuelles. Aussi Ignace ne trouva pas facilement crédit auprès de lui. Il finit par le gagner en amenant de nombreux élèves autour de la chaire de philosophie, récemment obtenue par Xavier au collège de Beauvais. Xavier était définitivement conquis en 1532.


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18. Jérôme Frago, Aragonais, professeur d’Ecriture Sainte en Sorbonne et maître d’Ignace et de Xavier. 19. Coutume universitaire dont la signification n’est pas éclaircie. Il semble qu’il s’agisse de l’examen pour l’obtention du grade de bachelier ès arts que le candidat passait assis sur une pierre. 20. Le cycle des études de saint Ignace à Paris se répartit comme suit : grammaire et humanités, de février 1528 jusqu’au Carême 1529 ; cours des Arts ou de philosophie pendant les années 1529–1530 ; 1530–1531 ; 1531–1532 ; d’octobre 1532 jusqu’à Pâques 1533, il s’appliqua aux exercices littéraires requis pour l’obtention du titre de maître ès arts. De 1533 jusqu’au mois d’avril 1535, il étudia la théologie. C’est au début de 1535 qu’il conquit le titre de maître ès arts. 21. D’autres compagnons se joignirent à Ignace à cette époque. Ainsi Jacques Lainez, né à Almazan en 1512, et Alphonse Salmeron, né à Tolède en 1515. Ils avaient été touchés par les rumeurs qui couraient sur Ignace dans l’université d’Alcala. Le désir de connaître cet homme étrange fut un des motifs qui les décidèrent à se rendre à Paris. Après peu de temps, ils rallièrent l’équipe. C’était en 1532 ou 1533. Peu de mois auparavant, le portugais Simon Rodrigues avait été envoyé à l’université de Paris comme boursier du roi et s’était offert, lui aussi, à Ignace. Enfin, Nicolas Alfonso, dit Bobadilla, du nom de sa ville natale, attiré à Paris par le désir d’apprendre les langues savantes, se mit à cette époque en rapport avec Ignace et fut gagné à son idéal. 22. Ignace donne ici brièvement la substance des vœux qu’avec six compagnons il émit à Montmartre le 15 août 1534. Le programme de vie que se proposaient alors ceux qui ne formaient encore qu’une simple équipe apostolique comprenait d’abord le vœu de chasteté, ensuite, le vœu de pauvreté, avec cette restriction que pendant le temps des études sacerdotales, ils ne renonceraient pas à la faculté de posséder, mais, après leur ordination, s’interdiraient de recevoir des honoraires pour la célébration de la messe et pour les autres


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ministères. L’idée d’un apostolat sacerdotal est donc acquise à cette époque. Leur programme comprenait en outre – c’est le point retenu par saint Ignace dans le Récit – la promesse d’aller à Jérusalem et de s’y employer aux œuvres apostoliques. Ignace avait donc gagné les compagnons à son idéal de vie palestinienne, auréolée de l’espérance du martyre. La dévotion personnelle d’Ignace au Christ n’avait cessé de croître depuis les temps de Loyola et de Manrèse, et il n’avait pas renoncé au rêve d’une vie apostolique là-même où le Christ avait vécu. Il lui faudra les indications divines les plus nettes pour se détacher de cette dévotion un peu matérielle aux Lieux Saints. Il ne semble pas d’ailleurs que les compagnons fussent tous également séduits par la perspective d’un séjour définitif à Jérusalem. Aussi bien le vœu de Montmartre envisageait un recours au Souverain Pontife au cas où il n’y aurait pas de passage pour la Terre Sainte un an durant. Ce recours marque une étape dans le développement de l’idée d’apostolat chez saint Ignace. Il souligne le caractère ecclésiastique de sa piété et de son zèle. Sa vocation, il le sait, l’associe à l’œuvre que le Christ ne cesse pas d’accomplir en son Eglise par l’Esprit Saint. Sans doute son instinct spirituel le pousse-t-il à vivre et à mourir sur la terre où Jésus a vécu et est mort. Néanmoins, par la prévision d’un recours au pape, il entend se soumettre à l’avance à toutes les conduites de Dieu. Seule l’autorité peut, à ses yeux, garantir l’authenticité de sa mission à la suite du Christ : « Nous nous sommes soumis au jugement et à la volonté du Souverain Pontife parce que nous savions qu’il possédait une plus grande connaissance de ce qui convient à toute la chrétienté. » Ce qui amène Ignace à se tourner vers le pape pour en recevoir ses ordres de mission, c’est donc la seule certitude de foi qu’il est vraiment le Vicaire du Christ sur la terre. Aucune réaction intentionnelle à l’hérésie protestante ne se fait jour en son esprit. Mais il est permis de mesurer la profondeur de sa foi quand on songe à l’état du Siège Romain à cette époque (voir no 36). Certes, Paul


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III fut un pape réformateur, mais l’origine de sa fortune, sa jeunesse et son népotisme n’étaient pas ignorés. 23. Le 25 janvier. Ils partirent en fait le 15 novembre 1536. 24. On ne possède plus ce document, mais un autre document daté de 1537 nous en rappelle le souvenir ; Thomas Laurent, o.p., inquisiteur à Paris, y affirme que son prédécesseur, Valentin Liévin, reconnut l’innocence d’Ignace et lui rendit un témoignage très élogieux. L’insistance d’Ignace à demander la poursuite du procès jusqu’à sa conclusion est caractéristique de sa manière. Non qu’il ait aucun goût pour la chicane. Mais il craint tout ce qui pourrait diminuer l’efficacité de son apostolat, offusquer la pureté du témoignage que Dieu l’invite à rendre. Voir les nos 81, 93, 98.



Chapitre 7

Jérusalem ou Rome Retour au pays (avril – octobre 1535) Cela fait, il monta sur un petit cheval que les compagnons lui avaient acheté, et s’en fut seul vers sa patrie. En route, il se porta beaucoup mieux. En arrivant dans la Province 1, il quitta la grand-route et prit celle de la montagne qui était plus solitaire. Après y avoir cheminé un peu, il vit deux hommes armés qui venaient à sa rencontre. Or, cette route était assez mal famée à cause des assassins. Peu après l’avoir croisé, les hommes revinrent sur leurs pas, le suivant à vive allure et il fut pris de peur. Cependant, il leur adressa la parole et apprit qu’ils étaient des serviteurs de son frère 2, envoyés à sa recherche. En effet, il paraît que la nouvelle de son arrivée était parvenue de Bayonne en France où le Pèlerin avait été reconnu. Les serviteurs prirent alors les devants et il les suivit par le même chemin. Un peu avant d’arriver au domaine familial il les retrouva. Ils venaient à sa rencontre et insistèrent beaucoup pour le conduire à la maison de son frère ; mais ils ne purent l’y contraindre. Il s’en alla donc à l’hôpital

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et, à l’heure qui lui convenait, se mit à mendier dans les environs. Dans cet hôpital il entretint les nombreuses personnes qui venaient le visiter des choses de Dieu et, par sa grâce, il fit beaucoup de fruit. Dès son arrivée, il prit la résolution d’enseigner chaque jour le catéchisme aux petits enfants ; mais son frère y répugnait beaucoup, affirmant que personne ne viendrait. Il répondit qu’un seul enfant lui suffirait. Mais, dès le début, beaucoup de gens vinrent l’écouter, y compris son frère. Outre le catéchisme, il prêchait aussi les dimanches et jours de fêtes pour être utile aux âmes qui venaient de plusieurs milles afin de l’entendre et pour les aider. Il s’efforça aussi de réprimer quelques abus, et, avec l’aide de Dieu, ordre fut mis à l’un ou l’autre. Ainsi pour ce qui est du jeu, il obtint qu’il fût prohibé efficacement, après avoir gagné à ses vues celui qui rendait la justice. Il y avait encore un autre dérèglement. Dans ce pays, les jeunes filles vont toujours sans voile et ne se couvrent la tête qu’au moment du mariage. Or, il y en a beaucoup qui deviennent concubines de prêtres et d’autres hommes et leur restent fidèles comme si elles étaient leurs femmes. Et c’est chose si commune que les concubines n’éprouvent pas la moindre honte à dire qu’elles se sont couvert la tête pour un tel, et tout le monde les connaît pour ce qu’elles sont. De cet usage découlent de grands maux. Le Pèlerin persuada le gouverneur d’édicter une loi : toute femme qui se couvrirait la tête pour un


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homme dont elle ne serait pas l’épouse serait châtiée par la justice. De cette manière, l’abus commença à disparaître. En faveur des pauvres, il fit rendre une ordonnance pour que l’on pourvût officiellement et régulièrement à leurs besoins. Il en fit rendre une autre pour qu’on sonnât trois fois l’angélus, le matin, le midi et le soir, afin que le peuple fît sa prière comme à Rome. Bien qu’au début il eût joui d’une bonne santé, il tomba ensuite gravement malade. Lorsqu’il fut guéri, il décida de partir pour arranger les affaires dont il avait été chargé par les compagnons et de faire le voyage sans quatrini, ce dont son frère, humilié de ce qu’il voulait partir à pied, s’irrita très fort. Le soir venu, le Pèlerin finit par condescendre à ceci : il irait à cheval avec son frère et sa parenté jusqu’à la frontière de la province. Mais quand il fut sorti de la province, il mit pied à terre, sans rien accepter, et s’en fut vers Pampelune. De là, il gagna Almazan, patrie du père Lainez, ensuite Siguenza, puis Tolède, et de Tolède il vint à Valence. Et dans toutes ces régions qui étaient les patries de ses compagnons, il ne voulut rien accepter, bien qu’on lui offrît avec beaucoup d’insistance des dons importants. A Valence, il s’entretint avec Castro qui était chartreux. Puis, comme il voulait s’embarquer pour Gênes, ses amis de Valence le prièrent d’y renoncer parce que Barberousse 3, à ce qu’on disait, croisait au large avec beaucoup de galères, etc. Et bien qu’on lui racontât beaucoup d’histoires à faire peur, rien cependant ne put le faire hésiter.

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Il s’embarqua sur un grand navire et essuya la tempête dont il a été question plus haut 4, lorsqu’on a dit que par trois fois il fut sur le point de mourir.

Attente en Vénétie

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Arrivé à Gênes, il prit le chemin de Bologne, sur lequel il eut beaucoup à souffrir, une fois surtout qu’il perdit sa route et s’engagea sur un sentier qui longeait une rivière coulant en contrebas. Plus il avançait, plus le sentier devenait étroit et il le devint à ce point qu’il ne lui fut plus possible ni d’avancer, ni de reculer. Il commença alors à progresser en rampant, et fit ainsi un bon bout de chemin, en proie à une grande peur, car à chaque mouvement il pensait tomber dans la rivière. Ce fut la plus grande fatigue et le plus grand effort physique qu’il connut jamais ; mais à la fin il en réchappa. A l’entrée de Bologne, il tomba d’un petit pont de bois, et tandis qu’il se relevait couvert de fange et d’eau, il fit rire tous les gens qui se trouvaient là. Entrant à Bologne, il se mit à mendier, mais il ne reçut pas un seul quatrino bien qu’il cherchât par toute la ville. Il fut quelque temps malade à Bologne, puis il se rendit à Venise, toujours de la même manière. En ce temps-là, à Venise, le Pèlerin se consacrait à donner les Exercices et à d’autres conversations spirituelles. Les personnes les plus en vue auxquelles il les


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donna furent : Maître Pierre Contarini 5, Maître Gaspar de Doctis et un Espagnol nommé Rosas. Il y avait encore là un autre Espagnol, le bachelier Hoces 6 qui fréquentait beaucoup le Pèlerin ainsi que l’évoque de Cette 7. Et bien qu’il eût un certain désir de faire les Exercices, il ne le mettait toutefois pas à exécution. Finalement il résolut de le faire. Après le troisième ou quatrième jour, il découvrit son sentiment au Pèlerin : il lui avoua sa crainte qu’on ne lui enseignât, dans les Exercices, une doctrine erronée, d’après ce qu’on lui avait dit. Pour cette raison il avait apporté avec lui des livres afin d’y recourir au cas où on voudrait le tromper. Cet homme tira grand profit des Exercices, et finalement décida de suivre le genre de vie du Pèlerin. Et ce fut lui aussi qui mourut le premier 8. A Venise, le Pèlerin souffrit encore d’une autre persécution, car bien des gens racontaient qu’il avait été brûlé en effigie en Espagne et à Paris. La chose alla si loin qu’on fit un procès dont l’issue lui fut favorable. Les neuf compagnons arrivèrent à Venise au début de 1537. Là, ils se séparèrent pour servir dans divers hôpitaux. Après deux ou trois mois, ils s’en allèrent tous à Rome recevoir la bénédiction pour le voyage de Jérusalem. Le Pèlerin n’y alla pas à cause du docteur Ortiz 9 et du nouveau cardinal Théatin 10. Les compagnons revinrent de Rome avec un billet de deux à trois cents écus qui leur furent donnés en aumône pour passer à Jérusalem ; ils ne voulurent les prendre que sur billet. Dans la

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miCarême 1537


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suite, ne pouvant aller à Jérusalem, ils les rendirent à ceux qui les leur avaient donnés. Les compagnons revinrent à Venise comme ils en étaient partis, c’est-à-dire à pied et en mendiant, mais divisés en trois groupes et de telle manière qu’ils étaient toujours de nationalités diverses. A Venise, ceux qui n’étaient pas prêtres furent ordonnés 11, et ce fut le nonce à Venise, plus tard cardinal Verallo, qui leur en donna l’autorisation. Ils furent ordonnés ad titulum paupertatis 12, tous faisant vœu de chasteté et de pauvreté. En cette année-là, il n’y eut pas de passage pour le Levant, les Vénitiens ayant rompu avec les Turcs. Eux donc, voyant que l’espoir de la traversée s’éloignait, se répartirent sur le territoire vénitien, avec l’intention d’attendre pendant une année, ainsi qu’ils l’avaient décidé. Si l’année s’achevait sans leur offrir la possibilité de partir, ils se rendraient à Rome. Il échut au Pèlerin d’aller à Vicence avec Favre et Lainez. Là, ils trouvèrent en dehors de la ville une maison qui n’avait ni portes ni fenêtres 13. Ils dormaient sur un peu de paille qu’ils avaient apportée. Deux d’entre eux allaient habituellement demander l’aumône en ville, deux fois par jour, mais la recette était si maigre, qu’ils avaient à peine de quoi se nourrir. D’ordinaire ils mangeaient un peu de pain cuit, quand ils en avaient, et c’était celui qui restait à la maison qui se chargeait de la cuisson. Ils passèrent ainsi quarante jours ne faisant autre chose que prier.


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Au bout des quarante jours, arriva Maître Jean Codure et tous décidèrent de se mettre à prêcher 14. Ils se rendirent tous quatre en différentes places où, le même jour et à la même heure, ils commencèrent leurs prédications, criant très fort au début et appelant le peuple de leurs bonnets. Ces prêches firent beaucoup de bruit dans la ville ; de nombreuses personnes furent touchées de dévotion, et les secours matériels nécessaires leur vinrent aussi avec plus d’abondance. Durant son séjour à Vicence, au rebours de ce qui s’était passé à Paris, le Pèlerin eut beaucoup de visions spirituelles, des consolations nombreuses et presque continuelles. Durant tous ces voyages, et surtout à Venise, lorsqu’il s’apprêtait à recevoir l’ordination sacerdotale et qu’il se préparait à dire la messe, il reçut de grandes visites surnaturelles, semblables à celles qu’il avait eues habituellement à Manrèse. Tandis qu’il était encore à Vicence, il apprit qu’un des compagnons 15 qui se trouvait à Bassano était malade et près de mourir. En ce moment, il se trouvait lui-même pris de fièvre. Néanmoins, il se mit en route, et il marchait si vite que Favre, son compagnon, ne pouvait le suivre. Et durant ce voyage, il reçut de Dieu l’assurance, et il le dit à Favre, que le compagnon ne mourrait pas de cette maladie-là. Et de fait, à leur arrivée à Bassano, le malade fut très réconforté et guérit rapidement. Ils retournèrent ensuite tous à Vicence ; et tous les dix y restèrent pendant un certain temps ; quelques-uns

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d’entre eux allaient demander l’aumône dans les villages autour de Vicence.

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fin oct. 1537

mi-nov. 1537

Quand l’année se fut écoulée, comme la traversée s’avérait impossible, ils décidèrent d’aller à Rome, cette fois avec le Pèlerin. Lors du Et moi qui écris ces voyage précédent, en effet, les choses, je dis au deux personnages qu’il craignait Pèlerin, quand il me les s’étaient montrés très bienracontait, que Lainez, veillants envers les compagnons. d’après ce que j’avais entendu dire, les Ils allèrent à Rome, divisés en rapportait avec d’autres trois ou quatre groupes. Le Pèlerin détails. Il me répondit se trouvait avec Favre et Lainez, et que tout ce que disait pendant le voyage il fut très spéLainez était vrai, car cialement visité de Dieu. personnellement il ne se Il avait décidé après son ordinarappelait pas tous les détails, mais qu’il était tion de rester un an sans dire la certain, lorsqu’il fit le messe, se préparant et priant la récit, de n’avoir dit que Madone de bien vouloir le mettre la vérité. Il me fit la avec son Fils. Et un jour qu’il se même réponse à propos trouvait dans une église à faire oraid’autres choses. son – c’était à quelques milles avant d’arriver à Rome – il ressentit un tel changement dans son âme et il vit si clairement que Dieu le Père le mettait avec


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le Christ, son Fils, qu’il n’oserait jamais douter que Dieu le Père le mettait alors avec son Fils 16. Sur le chemin de Rome, il dit ensuite aux compagnons qu’il voyait les fenêtres fermées, voulant dire qu’ils auraient à y rencontrer de nombreuses contrariétés. Il dit aussi : « Il faut nous tenir fort sur nos gardes et n’engager de conversation qu’avec des femmes de noble naissance. » Et à ce propos, plus tard à Rome, Maître François (Xavier) confessait une femme et la visitait parfois pour traiter de choses spirituelles. Par la suite, celle-ci tut trouvée enceinte, mais le Seigneur permit la découverte du coupable. La même chose survint à Jean Codure avec une de ses filles spirituelles, surprise avec un homme. De Rome, le Pèlerin se rendit au Mont-Cassin pour donner les Exercices au docteur Ortiz. Il y resta quarante jours, pendant lesquels il vit le bachelier Hoces qui entrait au ciel 17 ; il en versa beaucoup de larmes et en reçut grande consolation spirituelle. Il le vit si clairement que s’il disait le contraire, il aurait l’impression de mentir. Du Mont-Cassin il emmena avec lui François Estrada 18. De retour à Rome, il s’employait à aider les âmes. Tous demeuraient encore à la vigne 19. Lui donnait les Exercices spirituels à plusieurs personnes en même temps, dont l’une vivait à Sainte-Marie Majeure et l’autre au Ponte-Sixto 20. Puis les persécutions commencèrent. Michel se mit à causer des ennuis au Pèlerin et à en dire du mal 21.

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Celui-ci les fit appeler par-devant le gouverneur. Au préalable il avait montré à ce dernier une lettre de Michel dans laquelle celui-ci louait beaucoup le Pèlerin. Le gouverneur interrogea Michel et l’affaire se termina par son bannissement de Rome. Ce furent ensuite Mudara et Barreda qui commencèrent leurs persécutions 22. Ils disaient que le Pèlerin et ses compagnons avaient été chassés d’Espagne, de Paris et de Venise. A la fin, en présence du gouverneur de Rome et du légat 23 qui s’y trouvait alors, tous deux avouèrent qu’ils n’avaient rien à reprocher aux compagnons, ni pour les mœurs, ni pour la doctrine. Le légat ordonna alors que l’on fit silence sur toute cette affaire, mais le Pèlerin s’y refusa disant qu’il désirait une sentence définitive, ce qui ne plut ni au légat, ni au gouverneur, ni même à ceux qui s’étaient d’abord montrés favorables au Pèlerin. Quelques mois plus tard, le pape rentra enfin à Rome. Le Pèlerin va lui parler à Frascati et lui expose les motifs de sa conduite. Le pape prend la chose en mains et ordonne de rendre une sentence qui fut favorable, etc. Avec le concours du Pèlerin et des compagnons, on établit à Rome quelques œuvres pies comme celles des Catéchumènes, de Sainte-Marthe, des Orphelins, etc. Maître Nadal pourra raconter le reste.


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Notes du chapitre 7 1. C’est le Guipuzcoa qui est ainsi désigné. 2. Martin Garcia. 3. Le corsaire Barberousse II Cheredin, chef de l’escadre de Soliman II, que Charles Quint avait récemment délogé de Tunis. 4. Voir no 33. 5. Pierre Contarini, noble clerc vénitien, procureur de l’Hospice des Incurables. Il devint plus tard évêque de Baffo, à Chypre. Il intervint chaleureusement en faveur de la Compagnie naissante auprès du cardinal Gaspard Contarini. Il n’était pourtant pas son proche parent, car il appartenait à la branche des Contarini dagli Scrigni alors que le cardinal appartenait à celle des Contarini della Madonna dell’Orto. 6. Le bachelier Diego de Hoces, né à Málaga, se joignit très tôt à saint Ignace. 7. Le texte italien porte Cette qui est sans doute dérivé de Cepta ou Septa, nom latin de Ceuta. Mais la leçon reste malgré tout douteuse. Certains auteurs pensent, avec raison nous semble-t-il, qu’il faut lire Chete et qu’il s’agit de la ville de Chieti dont le cardinal Carafa, futur Paul IV, fut évêque. 8. Il mourut à Padoue en 1538 tandis qu’il prêchait avec le père Jean Codure. 9. Pierre Ortiz avait suscité des difficultés à Ignace lorsqu’il était régent à Montaigu (voir nos 77 et 78). Plus tard devenu ambassadeur de Charles Quint à Rome, il témoigna la plus grande amitié à Ignace et aux compagnons et les introduisit auprès du pape. Il fit les Exercices sous la direction d’Ignace en 1538. Voir no 98. 10. Jean-Pierre Carafa, surnommé le cardinal Théatin, parce qu’il avait fondé l’ordre des Théatins avec la collaboration de saint Gaé-


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tan de Thiene, avait eu avec saint Ignace des rapports difficiles au temps où il séjournait à Venise. 11. Ignace reçut les ordres mineurs le 10 juin, le sous-diaconat le 15, le diaconat le 17 et la prêtrise le 24 juin 1537. Lainez, Xavier, Salmeron, Rodriguez, Bobadilla et Codure reçurent la prêtrise le même jour. Ce fut l’évêque d’Arbe, Mgr Negusanti de Fana qui les ordonna, après qu’ils eurent renouvelé leurs vœux devant le nonce Jérôme Verallo. 12. L’ordination sacerdotale peut se faire à divers titres juridiques : ad titulum beneficii patrimonii, sufficientis litteraturae, paupertatis. Ignace et les compagnons choisirent d’être ordonnés ad titulum paupertatis et sufficientis litteraturae. 13. C’était un couvent abandonné, San Pietro in Vivarolo. 14. Les compagnons se rassemblèrent à Vicence en septembre 1537. Au début d’octobre, les nouveaux prêtres célébrèrent leur première messe après des mois de préparation. Ignace résolut d’attendre une année entière avant de célébrer. Peut-être, comme on l’a suggéré, espérait-il encore offrir sa première messe en Palestine ? En fait, il attendit pendant un an et demi et célébra pour la première fois le jour de la Noël 1538 à Rome, en la basilique Sainte-Marie Majeure, ad praesepe Domini. 15. Il s’agissait de Simon Rodrigues. 16. Cette célèbre vision, appelée vision de la Storta, du nom du carrefour où elle se produisit selon une tradition qui remonte au moins à 1636, tient dans la vie de saint Ignace une place exceptionnelle. On l’a justement comparée à la stigmatisation de saint François d’Assise sur l’Alverne. Elle marque chez saint Ignace une expérience toute nouvelle d’union avec la Sainte Trinité et d’association et de conformation au Christ crucifié. Voici un témoignage de Lainez auquel Ignace renvoie son confident, tel qu’il le donna dans une instruction spirituelle de 1559, donc plus de vingt ans après la vision : « Comme nous étions en


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chemin sur la route de Sienne à Rome, il arriva que notre père ressentit beaucoup de consolations spirituelles surtout dans la Sainte Eucharistie ; il recevait celle-ci quotidiennement par le ministère de maître Favre ou par le mien qui célébrions chaque jour la messe, ce qu’il ne faisait pas. Il me dit alors qu’il lui semblait que Dieu le Père avait gravé dans son cœur ces mots : « Je vous serai propice à Rome. » Comme notre père ne savait pas le sens de ces mots, il observa : « Je ne sais ce qui nous arrivera. Peut-être serons-nous crucifiés à Rome. » Puis une autre fois, il me dit qu’il lui avait semblé voir le Christ chargé de sa croix et à côté de lui le Père qui disait : « Je veux que tu le prennes comme compagnon. » Et Jésus accueillit la demande et dit : « Je veux que tu nous serves. » Ce qui lui donna tant de dévotion au Nom de Jésus qu’il voulut nommer son groupe Compagnie de Jésus. » 17. Voir no 92. Ignace entendait la messe lorsqu’au Confiteor, aux mots omnibus sanctis, il eut une vision. Il aperçut Hoces resplendissant au milieu des saints et des anges. Une immense consolation envahit son cœur et, pendant toute la messe, il ne fit que pleurer de dévotion. Ces sentiments le tinrent plusieurs jours si fort qu’il ne pouvait retenir ses larmes. 18. Espagnol, originaire de Duenas, dans le diocèse de Palencia. Ce fut la première recrue d’Ignace à Rome. 19. Première résidence des compagnons à Rome, d’octobre 1537 à Pâques 1538. 20. Le moment était venu de prendre une décision définitive sur le genre de vie de l’équipe sacerdotale. Se disloquerait-elle au gré des missions reçues ou fallait-il instituer un lien durable entre ses membres ? Ce fut l’objet de la Deliberatio primorum Patrum durant le carême 1539 qui, après l’offrande au Souverain Pontife de novembre 1538, va décider de la fondation d’un nouvel ordre religieux et, dans la vie des compagnons, mettre désormais au premier plan l’obéissance non seulement au pape, mais à un supérieur élu parmi eux.


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21. Michel Landivar, dit Navarro, qui avait été au service de Xavier à Paris. 22. L’occasion s’en trouva être la prédication d’un moine augustin nommé Mainardi dont la doctrine dangereuse et suspecte d’hérésie fut prise à partie par les Compagnons. Les deux prêtres nommés dans le texte voulurent la défendre en calomniant les défenseurs de l’orthodoxie. 23. Le gouverneur de Rome était Benedetto Conversini, évêque de Bertinore ; le légat était Jean-Vincent Carafa, cousin du futur pape Paul IV. Paul III se trouvait alors à Nice où il travaillait au rapprochement de Charles Quint et de François Ier. De retour à Rome, il reçut le Pèlerin à Frascati à la fin du mois d’août. Enfin, le 15 novembre 1538, le gouverneur prononçait la sentence.


Dernières confidences

Ce récit achevé le 20 octobre, je questionnai le Pèlerin, sur les Exercices et les Constitutions, désirant savoir comment il les avait écrits. Il me dit qu’il n’avait pas composé tous les Exercices en une fois. Mais quand il observait dans son âme des choses qu’il trouvait utiles, il lui semblait qu’elles pourraient l’être également pour d’autres. Il les mettait alors par écrit ; l’examen de conscience par exemple par le procédé des lignes, etc. Il me dit en particulier que les élections avaient été tirées de cette diversité d’esprit et de pensées qu’il avait connue à Loyola, alors qu’il souffrait encore de la jambe 1. Il ajouta qu’il me parlerait des Constitutions dans la soirée. Le même jour, avant le souper, il m’appela avec l’air de quelqu’un qui est plus recueilli qu’à l’ordinaire. Il me fit une espèce de protestation dont le fond était de montrer la simplicité d’intention avec laquelle il avait raconté ces choses, disant qu’il était bien certain de n’avoir exagéré en rien. Il avait beaucoup offensé Notre Seigneur depuis le moment où il avait commencé à le servir, mais il n’avait jamais consenti à aucun péché mortel. Au contraire il croissait toujours en dévotion,

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c’est-à-dire en facilité à trouver Dieu, et maintenant plus que jamais ; à toute heure où il voulait trouver Dieu, il le trouvait 2. Maintenant encore il avait de nombreuses visions, surtout de celles dont il a été parlé plus haut, où il voit le Christ comme un soleil, ce qui lui arrivait souvent lorsqu’il parlait de choses importantes, et le faisait venire in confirmatione 3. Quand il disait la messe, il avait aussi beaucoup de visions. Lorsqu’il rédigeait les Constitutions, il en avait aussi très fréquemment. Et maintenant il peut l’affirmer d’autant plus facilement qu’il écrivait chaque jour ce qui se passait en son âme et qu’il l’avait désormais par écrit. C’est ainsi qu’il me montra une très grosse liasse de notes dont il me lut une bonne partie. Elles concernaient pour la plupart des visions qu’il avait en confirmation de quelque point des Constitutions 4. Il voyait tantôt Dieu le Père, tantôt les trois Personnes de la Trinité, tantôt la Madone qui intercédait et d’autres fois confirmait 5. Il me parla en particulier de certains points en délibération sur lesquels il s’arrêta quarante jours, en disant chaque matin la messe et chaque fois avec beaucoup de larmes. Il s’agissait de savoir si les églises auraient un revenu et si la Compagnie pourrait en bénéficier. Sa manière de procéder lorsqu’il rédigeait les Constitutions, était de dire chaque jour la messe, de présenter à Dieu le point qu’il traitait et de faire oraison là-dessus. Et toujours il faisait oraison et disait la messe avec larmes.


DERNIÈRES CONFIDENCES

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J’aurais aimé voir tous ces papiers sur les Constitutions, et je lui demandai de me les laisser quelque temps ; il s’y refusa.


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LE RÉCIT DU PÈLERIN

Notes des Dernières confidences 1. Il s’agit des règles établies par saint Ignace dans les Exercices pour le choix d’un état de vie. 2. Cette « découverte de Dieu », à ce moment de la vie d’Ignace, signifie une perception mystique de la présence divine, non une simple ferveur de dévotion ; elle est aussi distincte de la grâce ; elle suppose cette union habituelle à Dieu dans le fond de l’âme qui est le propre de la contemplation intellectuelle infuse. La facilité à « trouver Dieu » dont parle saint Ignace à cet endroit semble bien marquer le sommet de sa vie mystique. 3. En latin dans le texte. Cf. no 3. 4. On sait qu’une partie de ces papiers a échappé à la destruction à laquelle les destinait saint Ignace. Ils constituent ce qu’on appelle son Journal spirituel et couvrent la période qui va du 2 février 1544 au 27 février 1545. Ce fragment donne une idée de la vie spirituelle d’Ignace dans la dernière partie de sa vie. Il permet non seulement de se rendre compte de l’épanouissement de la piété trinitaire du saint s’exprimant avant tout dans l’offrande du sacrifice de la messe, mais aussi de la manière dont il rédigeait ses Constitutions « in Domino », ne cessant de consulter Dieu dans la prière, docile aux diverses motions de l’Esprit Saint, et implorant d’en haut la confirmation des décisions prises. 5. Dans la piété d’Ignace, la Vierge Marie apparaît d’abord comme la Dame dont l’honneur lui est cher par-dessus tout (nos 13-15), ensuite, dès Manrèse (no 28) et de plus en plus, comme la Médiatrice qui intercède pour que nous soyons associés à son Fils.


Table des matières

Note de l’éditeur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Préface du père Nadal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Notes de la Préface du père Nadal . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 Préface du père Louis Gonçalves da Cámara. . . . . . . . . . 13 Notes de la Préface du père Gonçalves da Cámara . . . . . . 18 Chapitre 1. – La conversion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Le blessé de Pampelune . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Les deux esprits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 Notes du chapitre 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 Chapitre 2. – Le chevalier de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 L’honneur de Notre Dame . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Les armes de Jésus Christ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 Notes du chapitre 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Chapitre 3. – Manrèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Combats spirituels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Scrupules . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Apaisement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 A l’école de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 Devant la mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Notes du chapitre 3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56


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LE RÉCIT DU PÈLERIN

Chapitre 4. – Le pèlerin de Jérusalem . . . . . . . . . . . . . . . 61 Dispositions d’âme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 Sur les routes d’Italie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 Embarquement et traversée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Le sacrement de Jérusalem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Le chemin du retour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Nouvelle orientation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74 Notes du chapitre 4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78 Chapitre 5. – Premières études . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 L’écolier de Barcelone . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 Apostolat et procès d’Alcala . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Les prisons de Salamanque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 Notes du chapitre 5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 Chapitre 6. – L’université de Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 La pauvreté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Heurs et malheurs de l’apostolat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Années de philosophie et de théologie . . . . . . . . . . . . . . 109 Notes du chapitre 6 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 Chapitre 7. – Jérusalem ou Rome . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Retour au pays. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Attente en Vénétie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124 « Je vous serai propice à Rome » . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128 Notes du chapitre 7 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131

Dernières confidences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Notes des Dernières confidences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138

Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139





Achevé d’imprimer le 20 juilet 2006 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)



Le récit du pèlerin Iñigo est issu d’une famille de chevaliers basques (nord de l’Espagne). Comme tous ses contemporains, il était chrétien, mais il ne prenait pas vraiment l’évangile au sérieux dans toute sa radicalité. Jusqu’en 1521, il vécut dans la société des grands d’Espagne, menant la vie de cour des nobles de son temps. C’est en 1521 que Dieu fit irruption dans sa vie, avec discrétion mais profondément. En cette année-là, les armées françaises assiègent la forteresse de Pampelune commandée par Iñigo. Au cours de l’affrontement, un boulet de canon vient fracasser la jambe du courageux soldat. Sitôt le chef tombé, la résistance faiblit et les Français emportent la victoire. Reconduit à son château natal, Iñigo y passe plusieurs mois de convalescence. C’est l’heure de Dieu. Des années plus tard, il raconte lui-même sa conversion dans un récit où il aime se nommer le Pèlerin.

Le récit du pèlerin Autobiographie

Le récit du pèlerin

Autobiographie de saint Ignace de Loyola (1491-1556)

Ignace de Loyola

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