Contes de Noël

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Onze contes originaux pour nous faire entrer dans la magie de Noël. Lus ou racontés en famille, joués en paroisse ou à l’école, ils invitent petits et grands à se laisser toucher par la grâce d’un moment unique.

Louis Escoyez

Contes de Noël

Louis Escoyez est ingénieur de formation. Père et grand-père d’une nombreuse famille, il est membre de divers mouvements d’Eglise. Il a publié Cris et louange aux éditions Fidélité en 2005.

ISBN 978-2-87356-385-1 Prix TTC : 5,95 €

9 782873 563851

Contes de Noël

Louis Escoyez

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Contes de NoĂŤl



Louis Escoyez

Contes de NoĂŤl


© Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • 5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be Dépôt légal : D/2007/4323/28 ISBN : 978-2-87356-385-1 Illustrations : © Sylviane Verhaegen Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique


Une sombre nuit de Noël La peur paralysante de Dieu est une des grandes tragédies de notre humanité. Henri Nouwen

e froid de la nuit s’insinuait sous la porte d’entrée du hall brillamment éclairé. Les hivers étaient encore rigoureux à cette époque et, cette année en particulier, il se montrait agressif : le thermomètre frôlait les moins dix. Devant le miroir Louis XVI, le cartel de bronze indiquait quatre heures trente-cinq, mais depuis longtemps son mécanisme ne fonctionnait plus. L’appel des cloches à la messe de minuit sonnait clair dans l’air desséché par le gel. Il devait être onze heures trente. Dans le vestiaire, Léon s’escrimait à boutonner jusqu’au col son manteau en poil de chameau ; il avait déjà enfilé ses gants, ce qui ne lui facilitait pas la chose. Le dernier bouton refusait obstinément de s’insérer dans la boutonnière : l’écharpe en cachemire, nouée sous le menton volontaire de son propriétaire, formait obstacle. Léon sentait pourtant ses efforts aboutir quand une quinte de toux provenant de l’étage provoqua en lui

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un mouvement d’impatience qui annihila cet espoir. Que Marie souffrît de bronchite en cette veillée de Noël mettait Léon hors de lui. Non seulement la fête de famille avait dû être annulée, mais que Dieu puisse empêcher une de ses fidèles d’assister à la solennité de son propre anniversaire, il ne l’admettait pas. La discussion avait été serrée : Marie, alitée et fiévreuse, craignait de rester seule ; Léon avait peur de manquer à son devoir de chrétien. Son frère aîné avait annoncé son arrivée pour le matin suivant, il ne lui restait donc qu’une possibilité : la messe de minuit. Il avait bien quelques scrupules à délaisser sa femme, mais la crainte de déplaire à Dieu était la plus forte. Le verglas reléguait la voiture au garage et l’église n’était distante que d’un kilomètre. Il irait à pied. Léon était resté sportif, une marche en pleine nuit d’hiver ne l’effrayait pas. Au contraire, il se flattait d’être encore capable, la soixantaine bien passée, d’accomplir cette performance. Dans le secret de son inconscient, il se réjouissait de le montrer aux autres paroissiens. Léon regarda sa montre et renonça à boutonner son manteau plus avant. Il choisit un feutre clair, s’en coiffa, prit dans la main gauche son gros missel relié de cuir fin et, dans la droite, une canne solide pour assurer son équilibre sur les trottoirs glissants. La porte à peine entrouverte, il reçut en plein visage une bourrasque de fin grésil, coupant comme du verre. Il renonça à la canne qu’il repoussa rageusement ; elle

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chut sur le dallage et, dans son énervement, Léon l’abandonna au milieu du hall. Alors, la main droite serrée contre la poitrine pour assurer la fermeture de son col, il sortit. La porte claqua. Marie était seule. Les premiers pas de Léon sur les dalles givrées furent plus délicats qu’il ne l’avait imaginé, les souliers vernis, malgré leurs semelles de crêpe, étaient loin d’être adaptés à cet exercice. Il aurait dû chausser ses moon-boots, mais Léon ne se voyait pas pénétrer ainsi dans la nef éclairée : qu’aurait-on dit de lui ? Bientôt il bénit le ciel d’être resté souple car, plus d’une fois, les inégalités verglacées mirent à mal son équilibre. Dans les rues désertes, Léon s’efforçait de paraître digne et respectable. Mais, la tête enfoncée dans les épaules, les joues couperosées, les oreilles écarlates, les lunettes embuées, son manteau givré, ses escarpins et les revers du pantalon souillés de neige suscitaient plus la pitié que l’admiration. Les cloches s’étaient tues ; elles reprendraient leur appel à minuit moins le quart. Le silence n’était troublé que par le crissement des pas de Léon et le sifflement du vent dans les branches. Le froid le prenait à la gorge et son haleine se condensait en un fin brouillard qui, peu à peu, garnissait de brillantes stalactites la moustache qu’il portait courte et soigneusement taillée. Parfois, les trottoirs dégagés ou sablés lui permettaient un regard rapide vers les maisons qui bordaient la route. Ici, il apercevait une famille achevant le repas de fête ; là, des couples dansaient devant le

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sapin et des bribes de musique lui parvenaient. Les propriétaires de quelques maisons, âgés sans doute, n’avaient pas déneigé les trottoirs, et une veilleuse derrière les rideaux fermés de l’étage laissait deviner leur solitude inquiète. Léon se sentait heureux et fier d’être l’un des rares paroissiens du quartier à avoir autant de courage et de détermination. Rue de la Cure, en face du 21, là où la silhouette de l’église Saint-Antoine commence à se détacher sur le ciel, l’état du trottoir était lamentable : visiblement, les jeux d’enfants avaient tassé la neige et le déblaiement ultérieur avait été effectué très négligemment. Léon ne put éviter la glissade, et le portillon de bois auquel il tenta de s’accrocher céda sous son poids. Il s’étala dans un jardinet, le missel lui échappa des mains et un flot d’images mortuaires se répandit autour de lui. Léon se sentit affreusement vexé dans cette position ridicule, couché de tout son long devant une maison minable ; pour comble de malheur, trois paires d’yeux goguenards le dévisageaient. Il sentit la colère l’envahir. Rageusement, il se mit à genoux, cherchant à rassembler les images échappées du missel. La porte de la maison s’ouvrit, laissant échapper de joyeuses bouffées d’une chanson de Noël. Le père de famille, alerté par ses trois rejetons, apparut sur le seuil. « Vous êtes-vous fait mal, monsieur ? Pouvons-nous faire quelque chose ? Allez ! les garçons, aidez monsieur à ramasser ses images ! » Ils ne se le firent pas

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dire deux fois et se lancèrent à la poursuite de celles que le vent commençait à disperser. Pendant que le père donnait un coup de main à Léon pour se relever et lui rendre une allure plus respectable, les trois garnements prenaient un plaisir non déguisé à détailler les visages compassés et les atours démodés de ses défunts. Léon ne décolérait pas. « Les empressements de cet inconscient exacerbent le ridicule de mon état ; il aurait mieux fait d’entretenir son trottoir, et ces galopins qui se moquent de ma famille ne devraient-ils pas être au lit à cette heure ? » Le maître de maison lui proposa de rentrer un instant pour que sa femme recouse la poche de son manteau arrachée dans la chute et l’invita à boire un petit remontant. Léon refusa sans ménagement : « Je ne bois jamais avant la messe, j’ai trop de respect pour la sainte hostie ! — Comme il vous plaira ! lui répondit le père de famille. Moi, j’aime fêter Noël dans la joie et un petit verre d’alcool peut y aider, n’est-ce pas ? » Le cloches se remettaient à sonner quand Léon reprit sa route ; il boitait légèrement, une hanche le faisait souffrir, et il marmonnait : « Moi qui ai multiplié les sacrifices et les efforts durant toute ma vie, comment puis-je être si mal récompensé ? » L’assurance d’accumuler ainsi des mérites pour la vie éternelle le rasséréna un peu, mais la crainte d’arriver en retard à la messe le tenaillait et ses scrupules se réveillèrent. Dans les rues proches de Saint-Antoine, la municipalité avait fait répandre du sel. Léon put marcher plus rapidement. Il dépassa même des petits groupes

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joyeux qui confluaient vers l’église ; il ne pouvait éviter de répondre aux saluts échangés, mais c’était sans cœur. Le parvis était encombré de gens battant la semelle pour se débarrasser de la neige qui collait à leurs chaussures ; pour n’avoir pas pris cette précaution élémentaire Léon manqua s’étaler une seconde fois. L’église tout illuminée fleurait bon l’encens et la résine, mais il ne s’en aperçut pas ; il cherchait des yeux « sa » chaise, celle qu’il affectionnait, là, près du premier pilier. Un peu à l’écart de la foule, il s’y sentait si bien ! Elle n’était pas occupée. Comme une dame entre deux âges s’avançait dans cette direction, il hâta le pas, la bouscula un peu et, sans s’excuser, prit possession de la chaise. Il était essoufflé, mais heureusement à temps… Léon se secoua et brossa d’un revers de la main son chapeau enneigé, arrosant ses voisins par la même occasion. Il rabattit son col, refit avec soin le nœud de son écharpe, retira ses gants, les lissa entre ses paumes et les posa sur son chapeau, devant lui. Alors seulement, il observa le chœur garni de sapins et la crèche grandeur nature qui y était disposée. Suivant la tradition villageoise, l’Enfant-Jésus manquait et serait apporté par des enfants au moment du Gloria. Léon appréciait particulièrement les traditions, le faste des ornements et les chants qui lui rappelaient son enfance. Portant enfin le regard sur ses voisins, il fut surpris de trouver, juste devant lui, la famille témoin de sa

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chute. Les trois gamins turbulents, les joues rosies par la bise, se chamaillaient sous le regard conciliant de leur père ; la mère portait dans les bras un bébé endormi. « Comment ont-ils pu être là avant moi ? » se dit-il. Mais il n’attacha pas d’importance à ce petit mystère et se concentra sur la cérémonie qui commençait. Au moment voulu, le prêtre invita tous les enfants à rejoindre le fond de l’église. La sacristine y organisait la procession qui devait apporter l’Enfant-Jésus à la crèche. Des enfants de chœur, en aube brodée d’or, ouvraient la marche avec les luminaires ; derrière eux, des enfants de tous âges, engoncés dans leurs vêtements d’hiver, portaient ou des moutons de plâtre ou de grosses gerbes de blé ; en fin de cortège, l’aîné des trois garnements arborait fièrement l’Enfant-Jésus ; ses deux frères, un peu jaloux, le suivaient de près, portant des flambeaux. En approchant des trois marches du chœur, un des frères vit, traînant sur le sol, le lacet d’une bottine de l’aîné et il mit le pied dessus. Le porteur de l’EnfantJésus perdit l’équilibre et lâcha sa charge. Il s’étala sur les éclats de la statuette brisée. Les enfants pouffèrent de rire. Léon était consterné. « Quel manque de respect pour le Seigneur ! » Devant l’embarras du curé, le père des enfants proposa son propre bébé pour tenir le rôle de celui dont on fêtait l’anniversaire ce soir, et c’est ainsi que la petite Valentine fut couchée dans la crèche entre le bœuf et l’âne. C’était une enfant charmante qui, ré-

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veillée, se mit à sourire et à gazouiller doucement jusqu’à la fin de la messe. Jamais l’église Saint-Antoine n’avait eu une aussi belle crèche ; les parents du bébé reçurent beaucoup de compliments, malgré les facéties de leurs garçons, poursuivies jusqu’à ce qu’ils s’endorment sur leurs chaises. Le retour de Léon ne fut pas moins périlleux et pas plus joyeux ! Il marmonnait entre les dents : « Quelle triste nuit de Noël ! » L’état des trottoirs n’était pas meilleur, mais il les parcourut sans nouvelle chute. Du portail, il aperçut avec étonnement de la lumière au salon. Aurait-il oublié d’éteindre le lustre avant son départ ? Non, derrière les voilages, il aperçut la silhouette de Marie. « Comment n’est-elle pas au lit ? » Inquiet, il tourna la clef dans la serrure. Marie était devant lui, portant un plateau avec deux tasses ; elle souriait. Elle lui dit : « Tu sais, Jules, celui qui vit dans la caravane au bout de la rue, je l’ai vu passer, il était frigorifié. Alors je lui ai fait signe, il est entré et nous avons passé une heure très agréable ensemble… Depuis son arrivée, je vais beaucoup mieux… et toi ? » Léon répondit : « J’ai rarement connu un Noël aussi sombre. Tout était contre moi ce soir… »



Un Noël lumineux e même soir, Jules prenait, lui aussi, le chemin du centre du village. Emmitouflé dans un manteau râpé, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, une grosse écharpe tricotée protégeant son visage, il abordait, avec moins de difficultés que Léon, la neige durcie et le verglas, grâce à ses grosses godasses de montagne reçues du CPAS. Il fuyait sa caravane glaciale où les flocons de neige, poussés par la bise, se glissaient sous la porte. La bouteille de gaz alimentant le chauffage était vide et il n’avait pas la possibilité de la remplacer : le gérant du camping n’aurait plus fait crédit à celui qui lui devait encore le loyer de décembre. Tout en marchant, il marmonnait entre ses dents : « Qu’ai-je fait à la société pour qu’elle me traite si mal ? Comment puis-je être tombé si bas ? » Son histoire lui revenait, lancinante. Au départ d’une situation honorable confortable, d’une vie familiale sans histoire, il avait consécutivement perdu son boulot, sa femme, conduite au suicide par une dépression profonde, et ses deux enfants qui le jugeaient responsable de ses échecs professionnels comme de la mort de leur mère.

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Il niait cette responsabilité et accusait Dieu d’être injuste. Quelle raison pouvait-il avoir de l’amener à cette solitude misérable ? Jamais il n’en sortirait… Avant de décider de quitter la caravane, il avait enfilé tous ses habits et s’était enroulé dans toutes ses couvertures, mais rien n’y faisait ; il n’avait cessé de grelotter et le ressassement de ses rancunes ne le réchauffait pas. Alors, effrayé par l’appréhension de mourir de froid sur place, il avait quitté son fauteuil pour rejoindre, malgré la tempête et le gel, un petit café sur la place de l’église où il était très (trop ?) connu et d’où il ne serait pas rejeté, il en avait l’expérience. Il lui fallait à tout prix la chaleur d’un poêle ! Jules approchait de la place et les cloches de l’église finissaient de briser le silence de la nuit, quand il aperçut sur le trottoir d’en face un polichinelle ridicule, la bosse enfouie sous un manteau de luxe, le chapeau garni d’une épaisse couche de neige, la démarche chaloupée… ; Jules pouffa de rire quand il vit l’homme s’étaler dans un jardinet enneigé. Pour rien au monde, il n’aurait porté secours à ce bourgeois, les quatre fers en l’air dans son costume de fête. Pour une fois qu’un de ces égoïstes n’avait pas le dessus, pourquoi ne pas savourer cette innocente vengeance ? Hélas ! le spectacle prit fin rapidement : le propriétaire du jardinet sortit de la maison et, avec ses trois gamins, vint lui porter secours. Curieusement, le polichinelle ne sembla pas leur en être reconnaissant. Plus bougon que jamais, les vêtements fripés et tachés de neige, il reprit le chemin de l’église.

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Jules poursuivit aussi le sien sans joie ; le spectacle de l’humiliation de l’autre l’avait bien amusé, mais pas réjoui, et il était plus gelé que jamais. Approchant du café, il s’aperçut avec horreur qu’il avait oublié que c’était la veille de Noël et que la tenancière, bonne chrétienne, souhaitait assister aux offices. Pour Jules, le parcours avait été difficile et l’effort l’avait à peine réchauffé. Vous pouvez deviner son état d’esprit à la vue du café sans lumière… Dieu était décidément contre lui ! « Noël, c’est réservé aux riches, à l’abri dans leurs maisons bien chauffées. » Ces privilégiés, il en avait aperçu quelques-uns derrière des fenêtres bien closes, achevant un repas où rien ne manquait. Lui, même une boisson chaude auprès d’un poêle encore tiède lui était refusée. Seul, grelottant, il n’avait que le droit d’insulter en silence ces bourgeois égoïstes dans leur cocon et l’abondance de leurs certitudes. « Qu’ils remercient leur Dieu ! » Jules, lui, ne pouvait croire au Dieu de son enfance : Il se montrait si cruel en ce jour de Noël… Les flonflons, les guirlandes multicolores, les étalages de fêtes avivaient ses blessures. Cette comédie commerciale qui caricature maintenant les Noëls de son enfance l’exaspérait. Puisque la ville refusait son secours à celui que la misère l’accable, il reprit le chemin de sa tanière glaciale, bête féroce prête à mordre tout qui passerait à sa portée. Passant devant la plus belle maison de la rue, son regard fut attiré par une silhouette féminine que le voilage d’une fenêtre à l’étage laissait deviner. La

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dame paraissait souffrante et, malgré la distance, on percevait de furieuses quintes de toux. Surpris, Jules s’était arrêté sous un réverbère, hypnotisé par la silhouette en ombre chinoise. Les flocons de neige continuaient à tomber et striaient curieusement le spectacle. Quel fut donc son étonnement, quand, écartant les tentures, la dame souffrante lui fit signe d’approcher. Il fut encore plus étonné de sa propre attitude : il se vit marcher instinctivement jusqu’au perron. Est-ce le froid et l’appréhension de retrouver sa caravane mal chauffée, est-ce cette démarche si inattendue qui l’a poussé ? Il ne sait… En d’autres circonstances, jamais il n’aurait accepté l’humiliation de se trouver si démuni, si sale, dans un intérieur luxueux ; mais aujourd’hui, il passe la porte sans réticence. Sur le carrelage du hall, une canne git devant lui, comme pour lui barrer le passage. La dame, voyant son geste de recul instinctif, lui dit : « Ne vous en faites pas, monsieur, mon mari est parti en hâte et a dû mal ranger cette canne. » Et elle l’introduisit au salon. L’heure qui suivit s’écoula pour Jules comme un rêve. Malgré ses bottines usées et pleines de neige qu’il osait à peine poser sur les tapis, malgré l’incongruité de sa présence dans ce salon, il se sentit curieusement en confiance. Pourquoi ouvrit-il son cœur ? Pourquoi raconta-t-il sa vie à cette inconnue, cette vie qui lui faisait honte et dont il ne parlait jamais ? Est-ce le grog bouillant et les petits biscuits ? Jamais il ne pourra oublier cette heure où il s’est senti

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écouté : le silence de son interlocutrice était si éloquent… Et elle l’avait appelé « Monsieur » ! Il sera toute sa vie reconnaissant à cette dame de l’avoir laissé repartir libre, de ne pas avoir voulu le protéger. Réchauffé en son cœur comme en son corps, Jules reprit gaillardement le chemin de sa caravane. La solitude ne l’effrayait plus. Quel rêve, cette lumineuse soirée de Noël, mais était-ce un rêve ? Non, la chaleur retrouvée en est la preuve ! Les deux cents mètres jusqu’à la caravane furent parcourus sans mal. Trois marches verglacées précédaient la porte de cette caravane. Jules les aborda gaillardement, il manqua la première marche et tomba la tête en avant. Le temps de la chute lui parut très long : en une fraction de seconde, toute sa vie défila devant ses yeux. Au moment où il revoyait sa dernière soirée, sa tempe heurta un parpaing. Un mal indescriptible lui déchira le crâne. Éblouissement… ! Quelle lumière… ! Au même moment, Léon rentrait chez lui. Est décédé en cette nuit de Noël, Jules VANKEIRSBLICK mieux connu sous le nom de Julot du camping. À la demande des paroissiens, une messe de funérailles sera célébrée ce mardi 30 décembre, à 10 heures, en l’église Saint-Antoine.


La Noël du Père Noël lbert marche d’un pas hésitant. Le liseré blanc de son capuchon écarlate encadre un visage à peine moins coloré. La bise de décembre est en partie responsable de cette carnation, mais les petits péquets avalés en catimini y sont aussi pour quelque chose : « Il faut bien se réchauffer, n’est-ce pas, Madame ? » Depuis sa mise à la retraite comme maître d’hôtel, Albert est, chaque année en décembre, Père Noël professionnel… Saint Nicolas aussi, en novembre. Les deux derniers mois de l’année sont ceux que le vieux célibataire préfère, ceux où sa solitude est temporairement mise à l’écart. Il adore le contact avec les enfants, lui à qui la vie n’a pas permis d’en avoir. Les tenir sur les genoux, ne fût-ce qu’un instant, lui réchauffe le cœur. Il est hypnotisé par leur regard tout à la fois craintif et plein d’émerveillement. « Oui, madame, c’est vraiment dommage que ce ne soit pas Noël toute l’année ! » Comme il officiait aujourd’hui à deux pas de chez lui, il avait quitté son logement, tout costumé, et

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maintenant il y revient dans ses beaux habits rouges. Dans l’escalier, il a un moment d’inquiétude : « Pourvu que le gamin du premier ne me surprenne pas comme ce matin ! » Il avait été facile de justifier sa présence par une visite matinale à la famille du second, mais comment expliquer son retour ? Albert est le seul occupant du troisième et dernier étage. Alors, il évite tout bruit, ses bottes de feutre effleurent à peine les marches… Ouf ! Le passage délicat est franchi et il peut reprendre son souffle. « Trois étages à monter, c’est beaucoup, à mon âge ! Croyez-moi, madame ! » murmure-t-il dans sa barbe. Cette interlocutrice virtuelle qu’il a créée à l’image d’une ancienne cliente est, en temps ordinaire, sa seule et discrète confidente. « À qui d’autre voudriez-vous que je parle ? N’est-ce pas, madame ? » L’appartement d’Albert est organisé et entretenu avec ordre et méthode… professionnellement. La capeline dégrafée glisse de ses épaules sur un cintre qui l’attend, la barbe fleurie rejoint son carton, les bottes s’alignent pour sécher contre le radiateur. Les pantalons bouffants attendront un coup de fer réparateur sur la table à repasser. Demain, tout sera rangé pour un an… ou presque. Nous sommes effectivement le 24 décembre. Cette soirée, il la redoute, elle lui paraîtra terriblement longue, car elle met fin à quelques semaines de bonheur. Pour Albert, l’Avent commence juste après Noël ! Il a quand même voulu que cette soirée solitaire soit festive et a prévu un souper spécial… aussi, se di-

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rige-t-il vers la cuisine pour y réchauffer le navarin d’agneau préparé hier avec amour. De sa vie professionnelle Albert a gardé le goût de la bonne chère et, cette année, il s’est même payé une bouteille millésimée de Gevrey-Chambertin qui chambre dans son panier d’osier, sur le buffet. Il compte la décanter avec soin. Les préparatifs l’enchantent plus que le repas lui-même. Il dresse pour lui seul la table comme jadis : nappe blanche, vaisselle de fête, serviette en cornet. La musique des couverts qui s’entrechoquent le réjouit. Il a sorti du frigo les six marennes qui feront l’entrée et s’apprête à les ouvrir quand la sonnerie du téléphone retentit. Albert sursaute : elle est si inhabituelle, cette sonnerie, le soir… Il est inquiet : serait-il arrivé quelque chose à Jacques, son neveu… ? Il le voit rarement, mais c’est le seul lien familial qui lui reste. Après une hésitation, il se dirige sans se presser vers cette sonnerie qui l’énerve. « Excusez-moi, monsieur, de vous déranger si tard », dit une voix féminine où se mêlent inquiétude et énervement. « Je suis la directrice du foyer de l’Arche, rue Chassart. J’ai appris, il y a à peine une demi-heure, que le bénévole qui devait jouer le rôle du Père Noël chez nous, ce soir, s’est cassé la jambe. J’ai donné plusieurs coups de téléphone, mais en vain ; on m’a cité votre nom et l’on m’a dit que vous seriez peut-être prêt à nous rendre ce grand service… » Albert hésite, il se tait. La directrice entend sa respiration au bout du fil. « Voilà bien quelque chose à quoi je ne m’attendais pas… Que fe-

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riez-vous, madame, à ma place ? Bien sûr, le repas de réveillon est foutu… mais jouer les prolongations ne me déplairait pas… Des enfants handicapés, c’est neuf pour moi… mais ne pas être seul un soir de Noël, c’est tentant… » Alors Albert s’entend répondre à la directrice : « Peut-être, mais croyez-vous que j’en serai capable ? Je n’ai jamais fait le Père Noël pour des handicapés… — Vous verrez, lui dit-elle pleine d’espoir, ces enfants ont une telle joie intérieure et une telle confiance dans les adultes que vous serez conquis. Je suis sûre que vous réussirez. » Et Albert accepte. La rémunération promise lui fait moins plaisir que l’invitation à souper. « Un repas simple mais soigné »… sans marennes, sans navarin, sans Gevrey-Chambertin, mais un repas en compagnie ! Albert s’habille en vitesse, range son déguisement dans une valise et se retrouve dans l’escalier avec des sentiments mélangés. Dans quelle aventure s’engaget-il ? Une demi-heure de trajet en tram et quelques dizaines de mètres à pied l’amènent à l’adresse indiquée : une grande maison de maître à bel étage. Des branches de houx et quelques rubans la décorent. Il gravit les trois marches du perron et sonne. La porte s’ouvre immédiatement et la directrice introduit notre Albert par les sous-sols où les enfants n’ont pas accès. En quelques mots, le rôle qu’il aura à jouer lui est décrit. Quand, quelques minutes plus tard, Albert, dans la splendeur de son déguisement, pénètre dans la salle de séjour, tous les enfants l’attendent, pleins d’impa-

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tience ; ils sont assis soit par terre, soit dans leur chaise roulante et le silence s’établit rapidement. Le père Noël s’avance alors vers eux, suivi de la directrice qui porte un grand panier plein paquets joliment emballés, il se penche, embrasse longuement chaque enfant et lui tend un cadeau. Les gestes des petits sont parfois maladroits, mais les yeux sont brillants. Ils semblent plus intéressés par l’échange des regards que par les présents. Albert n’en revient pas : si souvent il a été blessé par la hâte d’enfants qui viennent le voir et s’échappent sitôt la friandise ou le cadeau en main. Il est profondément ému et s’attarde, s’appliquant à donner le plus de chaleur humaine possible à cette rencontre. Quelle joie ! Le dernier enfant est une fillette atteinte de mongolisme profond. Elle est assise devant une petite table avec une assiette à peine entamée. Ni le cadeau ni le baiser du Père Noël n’éclairent son visage buté et sombre. Craindrait-elle que, profitant de sa distraction, la monitrice assise à ses côtés ne lui fasse avaler une cuillérée de cette nourriture qu’elle refuse de manger ? Albert ne peut détacher son regard du visage si triste de l’enfant. Mais, juste avant de la quitter, il perçoit dans les yeux de la fillette un éclair, une lumière étrange qu’il ne peut décrypter. Quelques minutes plus tard, méconnaissable dans ses habits civils, Albert rejoint le groupe des enfants qui se dirigent vers la salle à manger où trône une grande crèche en plâtre. Il voit que la fillette a été poussée en bout de table et que la monitrice s’éver-

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tue, toujours en vain, à la faire manger. Pour rejoindre la place que la directrice lui a réservée à sa droite, Albert doit se glisser tout contre la crèche dont il admire la beauté dans la simplicité. L’Enfant-Jésus de plâtre le fixe avec un regard où il lui semble reconnaître celui, obstiné, de la fillette de tantôt. Albert est intrigué, d’autant plus qu’il y perçoit aussi cette lumière étrange comme un éclair de complicité. Il se détourne, un peu intrigué, et s’assied. Le repas commence. Peu après, un geste d’énervement échappe à la monitrice excédée et la fillette pique une violente colère. Elle se débat en gestes nerveux mal contrôlés. L’assiette violemment heurtée glisse sur la table… devant Albert. La monitrice s’excuse et veut reprendre l’assiette, mais Albert s’en saisit, se lève, s’approche de l’enfant qui s’est un peu calmée et le regarde. Elle ouvre la bouche et accepte la cuillerée qu’Albert lui présente, puis les suivantes, jusqu’à ce que l’assiette soit vide. Le visage de la fillette reflète, en miroir déformant, le sourire du vieil homme. Cette soirée se termine dans la joie et la sérénité. Depuis cette veillée de Noël, Albert vient chaque jour au foyer et donne les repas à Juliette. Il est adopté par tous. Il est devenu « oncle Albert » pour Juliette et tous les enfants.



Joyeux Noël ! ’odeur charnue du bouillon embaume le petit appartement où Mathilde s’affaire. « Ces hottes de cuisine à bon marché ne permettent pas de cuisiner sans que tout l’appartement soit parfumé », se ditelle. Elle a gardé un souvenir si éblouissant du consommé que sa grand-mère préparait à base de viande, d’os à moelle, de légumes frais et de cosses de pois grillées que, gourmande, elle a voulu l’offrir à ses amis en cette veille de Noël. Mariée depuis deux ans à peine, c’est la première fois que Mathilde reçoit. Gaston et elle ont invité deux couples, amis de longue date et, eux aussi, jeunes mariés. Huîtres et champagne sont hors de prix pour eux, aussi est-ce sur le soin de la préparation que mise la maîtresse de maison. Toasts à point, mousse de foie de canard achetée à une vente de Noël et confit d’oignons reçu de belle-maman, feront une entrée de fête. Pour le plat principal, Mathilde a cuit hier un poulet qu’elle servira froid avec une garniture soignée, mayonnaises multicolores, gelée concassée, salade délicieusement assaisonnée. Six ramequins de crème renversée attendent au frigo d’être démoulés pour le dessert.

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Mathilde chante, elle est heureuse, tout est prêt. Ce sera une belle fête. Gaston ne devrait plus tarder. Elle enlève son tablier de cuisinière et se redonne un coup de peigne quand le téléphone sonne. « Qui cela pourrait-il être, à cette heure ? Sans doute encore une de ces publicités agaçantes… » Au cours d’une veillée de Noël, c’est peu probable. « Allô ! Mathilde ? C’est Marie. Tu ne le sais pas encore, mais je reviens de chez le gynéco… j’attends un bébé… » Sans lui laisser le temps de poursuivre, Mathilde, qu’un tel événement chez elle remplirait de joie, se répand en félicitations. Marie subit le flot ininterrompu que Mathilde débite. « Oh ! Marie, comme c’est gentil de m’avertir la première. Nous aurons une belle raison de plus pour fêter Noël, ce soir. » Étonnée de ne pas recevoir de réaction enthousiaste, Mathilde entend son amie répondre : « Pour ce soir, hélas… il y a un petit problème… le docteur me recommande de rester alitée quelques jours. » Oubliant son dépit, Mathilde qui n’a pas perçu la gêne de son amie, fait écho à la joie de son amie Marie : « Oh ! ce n’est rien, je comprends si bien, jouis de ton plaisir d’être mère, nous fêterons cela à quatre avec Georges et Clémence et… l’année prochaine nous nous retrouverons pour Noël avec le bébé qui, je l’espère, ne sera pas le seul… » Mathilde repose très lentement le combiné du téléphone et, à ce moment seulement, prend conscience de l’étendue de sa déception. Elle se réjouissait tant de ce petit dîner à six… maintenant l’harmonie de la table, deux couverts en moins, sera toute bouleversée.

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Elle se hâte de retirer deux places et de répartir joliment les quatre dernières, car Gaston et les deux autres invités pourraient arriver d’un moment à l’autre. D’ailleurs, elle croit entendre dans l’escalier le pas lourd de son mari. La clef tourne dans la serrure et Gaston, tout souriant, pousse la porte. « Retire tes godasses, elles sont pleines de boue », dit-elle. Et elle court l’embrasser. Très vite, Gaston sent que Mathilde est perturbée, mais il se trompe sur la cause de ce malaise : « Qu’y a-t-il, chérie… ? Oui, je suis en retard, mais si tu savais le temps qu’il fait ce soir, tu m’excuserais. La pluie et la neige sont chassées par le vent, on ne voit rien…, demain, à coup sûr, les journaux relateront énormément d’accidents. Allez, je me dépêche, il faut me faire beau en ton honneur… » Mathilde lui fait part du contretemps. « Tu n’es pas en retard, Gaston, mais tu seras déçu : Les Carlier sont dans l’impossibilité de venir à notre veillée de Noël. C’est en fait une bonne nouvelle, ils attendent un bébé, mais Marie doit rester couchée quelques jours et ils ne seront pas ici ce soir. J’étais juste en train de retirer leurs couverts à table. » Gaston, déjà sur le chemin de la douche, se retourne. « Ça, pour une nouvelle… ! Enfin, réjouissons-nous que ce soit pour une si bonne raison. Prenons-en notre parti ! Cela sera moins gai à quatre, mais ce n’est qu’un petit sacrifice… » Une demi-heure plus tard, fins prêts, côte à côte dans le canapé, ils attendent leurs invités. La télé qu’ils

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ont allumée pour tuer le temps, débite des images niaises ou de mauvais goût, comme souvent en ces soirées dites « de fête ». Vers neuf heures, énervés, ils ne la supportent plus et marchent de long en large de plus en plus inquiets. Chez Georges et Clémence, seule la voix synthétique du répondeur répète à chaque essai : « Monsieur et madame Dumont ne peuvent vous répondre pour l’instant… — Je ne comprends pas, dit Mathilde pour la dixième fois, ils ne sont jamais en retard, pas sans avertir en tout cas… » Gaston ne répond pas et son silence agace son épouse. « Tu ne crois pas qu’il faudrait appeler la police ? » dit-elle. Un grognement lui répond. « Essaie encore une fois. » Et Mathilde se dirige vers le téléphone. Elle n’a pas le temps de le saisir qu’il se met à sonner ; elle décroche et entend : « Ici les urgences de l’hôpital Sainte-Élisabeth. Nous avons un patient qui vous demande. » Immédiatement, Georges, qui a pris le combiné des mains de l’infirmière, poursuit d’une voix hachée : « Nous avons eu un accident… ce n’est pas grave… Clémence a une légère commotion… J’ai un gros hématome à la jambe… C’est peut-être cassé… On va faire une radio… En tout cas, pour ce soir, c’est foutu… Excusez-nous… C’est la fatalité… Demain, je vous rappelle… » Et, visiblement fatigué, il raccroche. Mathilde n’a rien pu dire, elle est assommée. Gaston, qui a tout entendu, la regarde hébété. Ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Le maquillage de Mathilde a coulé.

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Gaston a subitement une idée : « Dis, Mathilde, Paul & Marie sont seuls, ils n’ont pas de repas de Noël ; si nous leur faisions la surprise de sonner chez eux et de partager avec eux ce que tu as préparé pour nous tous… ? — Par ce temps ? — Oh ! Tu sais, le break a de bons pneus neige et c’est mon métier d’être sur les routes… Et puis, ils n’habitent pas loin. » Un sourire s’épanouit sur le visage ravagé de son épouse qui ne se fait pas prier. Pendant que Mathilde se refait une beauté, Gaston a emballé sommairement les différents plats et les a chargés dans le coffre du break avec un carton de vin. Mathilde, qui descend après lui, emmitouflée dans son écharpe, lui glisse : « Je n’avais jamais pensé sortir ce soir, et encore moins dans la camionnette d’un traiteur ! Enfin à la guerre comme à la guerre… On va tout de même bien s’amuser. » Le temps ne s’est pas amélioré et la température a même sérieusement baissé, la neige gelée s’accumule en petites congères au coin des rues, Gaston roule lentement, ce qui laisse à son épouse le temps de contempler les décorations multicolores secouées par le vent. Rares sont les piétons. Des tentures occultent presque toutes les fenêtres. Parfois, on aperçoit une silhouette sombre qui se détache derrière les voilages d’un intérieur éclairé. Peut-être guette-t-elle aussi un invité retardataire… Il n’a fallu que dix minutes à Gaston pour rejoindre l’immeuble où Marie et Paul ont leur appartement. Curieusement, au deuxième, les fenêtres ne

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sont pas éclairées… « Leur living est bien devant ? demande Mathilde. — Évidemment, mais peut-être Marie est-elle au lit et comptent-ils manger dans leur chambre ? » répond Gaston qui s’approche de la sonnette. Aucune réaction. Un deuxième essai n’est pas plus fructueux. « À vingt-deux heures, ils ne dorment sûrement pas, un soir de Noël… » pensent Gaston et Mathilde qui doivent se rendre à l’évidence : Paul & Marie ne sont pas chez eux ! Gaston est furieux, il ne conçoit pas que de vrais amis puissent leur monter un tel bateau. « Ils n’ont quand même pas inventé cette naissance… ! Auraient-ils choisi de fêter Noël ailleurs ? » Mathilde ne comprend pas et se sent trahie par Marie. Derrière son volant, Gaston est songeur, il ne peut croire à cette trahison. Il rappelle à sa femme combien la mère de Marie est possessive. « Sans doute, à la nouvelle de la naissance de son premier petit-enfant, aura-t-elle exigé que sa fille passe cette veillée chez elle… » Gaston & Marie sont blessés par cette comédie : « Pourquoi ne leur ont-ils pas fait confiance et dit la vérité ? » Le moteur que Gaston n’a pas arrêté ronronne tristement. Et ils reprennent la route sans but. Rentrer chez eux, ils n’y pensent même pas, décharger cette nourriture qui maintenant les rebute, c’est trop leur demander, alors ils roulent lentement, enfilent des routes inconnues, tournent à gauche ou à droite sans savoir pourquoi. Sans parler, perdus dans leur tristesse, ils regardent sans les voir les stries de neige

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qui hachurent un paysage à peu près désert. Ils aboutissent sur la grand-place où un sapin tout enguirlandé tire sur ses amarres, se contorsionnant sous les rafales. Aux terrasses des cafés soigneusement clos, quelques chaises gisent retournées parmi des papiers cadeau, le contenu d’une poubelle que le vent a renversée et quelques paquets de neige sale. Un groupe de dîneurs repus quitte déjà un restaurant bondé. Plus loin, les étalages de quelques magasins éclairent le trottoir désespérément vide. Le clinquant factice de cette joie commerciale excède le couple blessé par l’accumulation de ses déceptions. « Si on rentrait ? Je ne peux plus supporter l’atmosphère de cette ville », dit subitement Mathilde. « On y va ! » répond Gaston dans un soupir. Et il s’engage dans une rue étroite qui doit les ramener vers leur appartement. Dans cette rue bordée de hautes maisons, il y a curieusement un peu plus d’animation. Des gens, âgés pour la plupart, se dirigent vers le portail d’une église dont l’éclairage fait tache sur les pavés luisants. L’une ou l’autre voiture roule lentement, cherchant à se parquer. Le break de Gaston est freiné par ces manœuvres et il n’est pas loin de s’énerver. « Dis, Gaston, tant qu’on y est, si nous faisions comme eux… ? Tous ces gens vont à la messe de Noël, sûrement… Cela ne pourrait pas nous faire du tort. » Cinq minutes plus tard, ils pénètrent à leur tour dans la petite église qui embaume le sapin. La cérémonie les déçoit : nombreuses chaises vides, chants folkloriques balbutiés par une chorale

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de voix hésitantes, lectures mornement débitées par une jeune fille prolongée… Après l’Évangile, un petit prêtre âgé, tout chenu, vient à l’ambon et farfouille dans ses papiers. « On reste ? » demande Gaston. « Encore un moment, s’il te plaît », répond Mathilde à son oreille. D’une voix chevrotante mais pleine de chaleur, le vieux prêtre commente le récit de la venue de Jésus sur notre terre, mettant en exergue les contretemps multiples qui, pour ses parents, ont précédé la naissance : « Cet enfant non programmé, venu perturber le temps de leurs fiançailles, ils l’attendaient avec beaucoup de joie, mais avec autant d’appréhension : Pensez…, l’ange avait annoncé à Marie un avenir si extraordinaire pour cet enfant… ! On peut imaginer qu’ils lui avaient préparé une jolie chambre à Nazareth, que Joseph le charpentier lui avait construit un petit lit avec amour, et voilà que ce maudit recensement s’annonce et qu’il faut quitter la maison familiale et prendre la route avec Marie presque à terme. Après plusieurs jours de route, nouvelle déception, plus de place à l’hôtel, pas même un cousin de Joseph qui veuille les accueillir, car on peut penser que Joseph, descendant de David, avait des parents à Bethléem, sa ville d’origine. Déception aussi pour Joseph de voir sa femme accoucher dans cet abri à bestiaux pestilentiel et plein de courants d’air. Et puis, les visages patibulaires de ces bergers curieux. » Dans la deuxième partie de son homélie, le célébrant tire de ce récit la leçon de l’imprévu de Dieu : « Le

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bonheur qu’il nous destine nous arrive par des voies étranges et parfois douloureuses », conclut-il. En regagnant leur voiture, garée un peu plus loin devant une fenêtre brillamment éclairée, Mathilde & Gaston aperçoivent trois hommes mal fagotés en contemplation devant les victuailles que cette lumière révèle à l’arrière du break. « Voilà nos bergers ! » murmure Mathilde, un peu inquiète. Mais Gaston, que la déconvenue de la soirée semble avoir quitté, s’adresse aux clochards avec un grand sourire : « Cela vous fait envie ? » Son sourire en appelle trois autres. Ils répondent : « Il est presque minuit et nous n’avons pas encore mangé aujourd’hui. Alors, vous comprenez, nous, on mangerait bien la semelle de nos chaussures si on n’avait peur d’avoir froid aux pieds… Un soir de Noël on se contenterait même d’un peu de vos restes… — Dis, Mathilde, on accepte leur invitation ? » propose Gaston. Et ils se retrouvent attablés à cinq, quelques maisons plus loin, dans un café. Que dire de ce repas improvisé, de la difficile confrontation avec des gens si différents, de la confiance qui s’installe petit à petit, des récits de vie discrètement dévoilés, des souvenirs de Noëls passés, des soucis partagés sur les lendemains… ? Peu à peu une grande paix se dégage, la conversation s’anime, bientôt leur joie est tellement évidente que le cafetier partage avec eux le café arrosé qu’il leur offre dès qu’ils ont achevé les crèmes retournées. En rentrant dans leur appartement, Mathilde glisse à Gaston : « Chéri, quelle curieuse veillée de

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Noël ! C’est étonnant comme on peut passer rapidement de la déception à la joie du partage. »



La vraie histoire de Noël oi d’animal, l’homme est une drôle de bête, il ne voit pas les choses comme elles sont vraiment, mais comme son imagination les voit. Ce qui est naturel, il veut en faire du merveilleux ; ce qui est simple, il le complique. Ma mémoire, elle, ne fantasme pas. Ce que j’ai vu, je le retiens et, bien que deux mille ans se soient écoulés depuis lors, je me souviens de tous les détails de cette nuit de décembre dans les collines de Bethléem et ce n’est pas ce que les hommes racontent ! Rentrées depuis un peu plus de deux mois des pâturages clairsemés du Néguev, nous reposions, côte à côte, ma sœur Myriam, mon amie Sara et moi, parquées pour la nuit dans l’enclos où les bergers nous avaient rassemblées pour la nuit. Nous avions pâturé toute la journée dans les collines dénudées de Judée et, à la tombée du jour, les bergers, aidés de leurs chiens, nous avaient parquées dans cet enclos fait de pierres sèches et d’épineux qui nous protégeaient des loups et des chiens errants, mais bien peu des vents glacés venus du mont Nébo. Je ne sais pourquoi, mais cette nuit-là, le troupeau était nerveux ; il se bousculait dans l’espace étroit où

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il devait passer la nuit et cela donnait des idées à notre vieux macho de bélier. Les chèvres escaladaient les murets comme pour percer les ténèbres et chercher à y découvrir quelque chose. Pressentaient-elles un danger ? Les chiens grognaient, montraient les dents et leur couraient après pour les faire descendre. Ces chiens, je ne peux les sentir, ils n’ont aucun respect pour nous ; mordillant nos mollets, aboyant sans raison, ils se croient supérieurs et préfèrent nous imposer brutalement les injonctions des bergers que nous défendre des loups. Les bergers, enveloppés de leurs lourdes djellabas autour d’un maigre feu, semblaient, eux aussi, avoir du mal à trouver le sommeil. Qu’est-ce qui pouvait justifier cet émoi ? Toute la journée, nous avions bien aperçu sur la route venant de Jérusalem une longue colonne d’hommes, de femmes et d’enfants, parfois accompagnés d’ânes et, plus rarement, de chameaux bâtés, mais ces pèlerins semblaient inoffensifs. Une centurie casquée et portant lances était même passée. La rumeur provenant du village endormi là-haut sur la colline était bien un peu plus audible que les jours précédents, mais les braiments et les blatèrements des bêtes de selle et de bât entassées dans les cours et les étables n’annoncent d’ordinaire pas de grands dangers. Soudain, ce fut comme si le vent se levait, comme s’il sifflait dans les feuilles d’un sycomore. Un bruit harmonieux, doux, presque irréel. Je n’en avais jamais entendu de pareil… mais d’autres assez semblables. Moi, on ne me la fait pas ; j’avais envie de me

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reposer, ce n’était pas une chanson douce qui allait me réveiller… ! Les bergers, eux, se levèrent. Il faut les excuser, ce ne sont pas des gens très intelligents, les bergers. Dans ce pays, ce sont les retardés et les petits délinquants qui font ce métier et les gens biens les regardent de haut ; mais, pour flairer le danger ou une bonne affaire, vous pouvez me croire, ils ne sont pas les derniers. Eux aussi avaient entendu ce murmure qui faisait comme le bruit de mille ailes, ou comme des voix d’enfants chantant mezza voce pour ne pas réveiller les voisins. « Cela vient du vieux hangar à foin. » dit l’un. « Que veux-tu qu’il se passe dans ce nid à courants d’air ? » répondit l’autre. « J’ai soif, dit un troisième. Si on allait voir ? Peut-être y a-t-il là quelque vagabond trop saoul pour vider son outre ! On pourrait l’aider. » J’écoutais leur bavardage sans y prêter attention ; que m’importait qu’ils aient l’envie de se balader dans le vent et l’obscurité ! Qu’ils se cassent la jambe dans une ornière… ça leur apprendra à prendre des vessies pour des lanternes ! Je les regardais avec détachement rassembler leurs affaires. Par contre, je trouvais très mauvais qu’ils prennent nos plus beaux agneaux, deux petits sans tache qu’ils soignaient particulièrement pour en obtenir un bon prix lors de la Pâque. Les pauvres bêlaient à fendre l’âme. Les bergers durent les prendre dans leurs bras pour passer la porte étroite qui mène au village. Sous la garde du plus vieux berger, celui qui se déplace difficilement, et de chiens plus nerveux que ja-

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mais, nous restions serrées les unes contre les autres pour nous garder au chaud. Cependant, le bruit ne se calmait pas ; au contraire, il amplifiait et faisait penser à ces chants liturgiques que nous percevions parfois lors des grandes fêtes dans ce pays. L’étoile du berger, la plus brillante du ciel, était bien visible, malgré la clarté de la lune qui s’était levée entre-temps. Les bergers avaient pris sa direction, comme attirés par cette lumière. Moi, je m’inquiétais pour mon petit Joseph, un des deux agneaux emportés par les bergers : ce n’est pas une heure pour trimbaler un petit à peine sevré. Ils ne revinrent que le matin, et avec les agneaux ! Là, j’étais vraiment intriguée. Que les bergers se soient laissé abuser par un bruit étrange et qu’ils soient partis en pleine nuit pour voir d’où ce bruit venait, tout cela était curieux mais admissible : ils sont si bêtes, ces bergers ! Mais qu’ils soient restés partis toute la nuit et qu’ils n’en aient pas profité pour faire quelque coup fumant, ce n’était pas normal ! Et puis, ils avaient l’air bizarre, ils ne parlaient pas, ne juraient pas à toute occasion, comme c’est leur habitude. Mon petit Joseph aussi avait changé, il se frottait contre moi, non pas comme quand il a soif, mais comme s’il avait besoin de parler, de partager quelque chose, mais il ne disait rien. Dès que le soleil fut levé, nous sommes sorties dans les collines et nous avons brouté le peu d’herbe que nous avons trouvée. Les bergers étaient toujours aussi songeurs, mais paraissaient plus heureux que d’habi-

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tude. Mon petit Joseph, sans s’éloigner de moi, ne disait mot. Ce n’est que le soir, dans l’enclos, qu’il me parla de son aventure de la veille. Voici le récit qu’il me fit : « Nous ne sommes pas allés très loin, jusqu’au vieux hangar à foin ; il y avait là un couple de gens simples, l’homme devait être charpentier parce qu’il avait adroitement bricolé les parois pour réduire les courants d’air. Malgré cela, il faisait glacial et je me serrais contre la poitrine du berger pour me tenir au chaud. Heureusement, il y avait la chaleur des animaux : un âne, le leur sans doute, était attaché à un poteau ; le bœuf qui s’abrite là toutes les nuits, ruminait et son haleine se condensait en un fin brouillard. Pendant que je regardais autour de moi, ils se mirent à parler et j’appris quelque chose de peu ordinaire : figure-toi que la femme, une mignonne petite jeunette, avait accouché comme toi, sur la dure. Et encore, toi, tu cherches un endroit où l’herbe est douce ou la paille fraîche ; elle, elle avait dû se contenter de foin piétiné, plein de vermine. Tu connais nos bergers, ce sont des durs et des rustres. Eh bien ! ils étaient émus devant cette misère, même, je l’ai vu, le plus jeune, celui qui me portait, avait des larmes plein les yeux. Ils auraient bien voulu faire quelque chose pour le couple dans le hangar, mais ils ne sont pas riches. Ils nous avaient bien, nous les agneaux ; ils auraient pu nous offrir, mais qu’auraient-ils fait de nous, sans couteau, sans casserole et sans feu… ? La femme les regardait et ils souriaient. Le père, alors, voyant leur désarroi de ne pas être ca-

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pables de les aider, leur dit que l’enfant et sa mère étaient fatigués et que ce serait gentil de les laisser dormir. Ils n’avaient pour le moment besoin de rien… peut-être un peu de lait après la traite du matin. Mais la femme intervint et dit : « Montronsleur le petit ! C’est si gentil d’être venus nous voir. » Alors le père se dirigea vers cette vieille mangeoire, tu sais ? celle qui est bancale et gît dans un coin… Il l’avait aussi rafistolée. Il découvrit le visage du nouveau-né qui y était couché. Je n’ai jamais vu sourire un nouveau-né, mais lui, il avait un sourire si contagieux que nous en étions tout retournés. Crois-moi, je suis sûr qu’il m’a regardé et ce regard-là, je ne l’oublierai pas… Cet homme, il sera sûrement très bon pour les animaux. » Mon petit Joseph avait raison : les deux mille ans qui suivirent cette nuit de Noël en sont la preuve. Même que cet homme-là a essayé d’apprendre aux hommes à nous respecter. Mais les hommes ont oublié cette leçon, comme ils en ont oublié beaucoup d’autres…



Le bœuf et le colleeur d’impôts l n’y avait plus de place à l’auberge. Joseph et Marie avaient passé tout l’après-midi à frapper à la porte des cousins de Joseph, espérant y trouver un logement, mais aucun n’avait voulu d’eux. Joseph était donc fort inquiet et furieux de n’être pas accueilli dans son propre pays. Sans douceur, il poussait devant lui son pauvre âne bien fatigué et il ne savait trop vers où le diriger. Dans une autre ruelle, Isaac, un collecteur d’impôts n’était pas de meilleure humeur, fatigué par une lourde journée ; en ces jours de recensement, il avait plus de travail que jamais pour débusquer les fraudeurs du fisc qui venaient s’inscrire sous de faux noms pour éviter l’impôt. Il devait encore effectuer une perquisition avant la tombée de la nuit. Dans sa hâte, à un coin de rue, il heurta violemment l’âne de Joseph et manqua être renversé. Leur rencontre aurait pu dégénérer. « Que faitesvous ici, à cette heure ? » s’écria Isaac avec force gestes. Joseph, très attaché à la loi qui considérait comme impurs les collecteurs d’impôts, ne voulait pas avoir

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affaire à un de ces collaborateurs de l’occupant. Il s’apprêtait à lui répondre vertement, mais Marie l’arrêta : « Oh ! Joseph, ce n’est pas le jour de se bagarrer ! Excusez-nous, monsieur, nous sommes pressés de trouver un abri pour la nuit, car il n’y a nulle place pour nous. Peut-être connaîtriez-vous une grotte ou un hangar où nous pourrions nous reposer pour la nuit ? » Isaac, très ému par le visage tiré de la future mère et subitement tout rasséréné, leur dit : « Venez avec moi, je dois encore aller contrôler quelque chose : je crois que Judas, le fermier, n’a pas déclaré un bœuf. Il doit être caché dans le coin… Peut-être découvrirons-nous une grotte ou un hangar où vous abriter. » C’est ainsi qu’ils arrivèrent dans un misérable baraquement où était attaché un bœuf, visiblement aussi misérable. Isaac, curieux de voir comment ils s’installeraient, ne quittait pas le couple qui se préparait un coin un peu abrité dans le vieux hangar. Très vite, Marie sentit les premières douleurs. La naissance de l’enfant s’annonçait. Joseph voulut renvoyer sans douceur l’intrus, mais Marie intervint d’une parole apaisante : « Monsieur, soyez gentil, ne pourriez-vous pas éloigner le bœuf pendant quelques instants ? Le regard de cet animal me dérange. Mais dès que l’enfant sera là, Joseph vous fera signe et je vous montrerai le bébé. » Isaac détacha le bœuf et sortit dans la nuit, le traînant derrière lui. On peut se demander ce que se sont dit ces deux parias, l’homme dont le métier était

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cause d’exclusion de la société et le pauvre animal privé de ses attributs et dont l’existence même était niée par son patron. Quelle humilité, pour un intellectuel, d’accepter de promener à la longe, durant de longues minutes de la nuit, une bête misérable. Au bout d’une heure, Joseph l’appela. Isaac, le percepteur d’impôts fut donc le premier homme à voir Jésus, même avant les bergers. Comme il savait qu’il avait mauvaise réputation, il se tint dans l’ombre et se fit si invisible que même les évangélistes ont oublié de le mentionner. Heureusement, un enfant, prénommé Simon, lors d’une veillée de Noël, deux mille ans plus tard, fut inspiré et rendit justice au collecteur d’impôts de Bethléem. Devenu grand, Jésus garda toujours beaucoup d’affection pour les collecteurs d’impôts ; il mangeait souvent avec eux. Un jour, il dit à des hommes qui se croyaient justes parce qu’ils suivaient à la lettre tous les préceptes de la loi de Moïse : « Les collecteurs d’impôts et les prostituées ont plus de chance d’obtenir le bonheur éternel que vous, formalistes docteurs de la loi. » Mais aucun évangile ne mentionne la présence d’un bœuf dans la crèche, et cet animal n’apparaît dans aucun récit évangélique ni aucune parabole… Quelle injustice !


Une nuit de Noël inoubliable ierre a seize ans. Il habite avec sa mère et un petit frère ; son père est parti voilà quelques années. Il n’aime pas parler de lui-même ni surtout de ce qu’il vit. Pourtant, à moi, son meilleur ami, il a raconté l’aventure qu’il a vécue lors du dernier Noël. Il aurait voulu savoir ce que j’en pensais, car il se demandait même s’il ne l’avait pas rêvée. J’ai eu bien du mal à lui répondre mais j’ai compris, à son émotion et aux nombreux détails qu’il me donnait, que cette histoire était vraie. Quelques jours avant Noël, la tante de Pierre, Marie, avait demandé à sa sœur de garder sa petite Joëlle de trois ans, pendant qu’elle et son mari prendraient quelques jours de détente. Bonne comme elle est, la maman de Pierre avait accepté et la présence de cette petite avait apporté beaucoup de plaisir à toute la famille. Jouer avec Joëlle était une expérience nouvelle pour eux. Mais, voilà, l’imprévu arriva, elle tomba malade la veille de Noël ; une otite pas bien

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grave, mais le médecin lui prescrivit un médicament à prendre sans tarder. Il était déjà neuf heures du soir, et Pierre fut chargé de trouver le pharmacien de garde. Il prit son vélo et dut traverser toute la localité avant de pouvoir se procurer le médicament. Rentré à la maison, il était dix heures. Or, à cette heure-là, il était attendu à l’église pour la dernière répétition du petit groupe musical des jeunes de la paroisse. Cette année, la messe de minuit débutait à onze heures. Inutile de dire que Pierre râlait. Il adore jouer de la guitare avec les copains, et la musique qu’on devait répéter lui bottait particulièrement. Le temps de se changer, de détacher son frère de son game-boy et de se rendre à pied à l’église, il était l’heure de la messe. Dans sa hâte, il avait oublié de prendre son instrument. Ce qui le vexait, c’était de se sentir responsable de cet oubli et de ne pouvoir en tenir rigueur qu’à lui-même. À la porte de l’église, le curé accueillait chacun avec une parole de bienvenue et une bénédiction avec une petite branche de buis trempée dans l’eau bénite. C’était inattendu. L’équipe paroissiale avait eu cette initiative pour rappeler à chacun, en ce jour de Noël, qu’il était baptisé et qu’en tant que frère ou sœur de Jésus, il avait à se réjouir d’être convié à l’anniversaire de sa naissance. Le petit groupe de ses copains et copines jouait déjà un air joyeux, celui qu’il appréciait le plus lors des répétitions. Dépité, Pierre était près de pleurer ;

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il bouscula son frère pour qu’il rejoigne au plus vite une place discrète au milieu des paroissiens. Le décor de l’église le surprit : la vieille crèche, avec son toit de paille et ses personnages figés, peints de couleurs fades, n’était pas à sa place, devant l’autel du Sacré-Cœur. On avait tendu à cet endroit une grande tenture d’un jaune doré. La crèche qui recevrait l’Enfant-Jésus était placée à gauche sur une estrade et, sur la droite, était dressée une grande croix de bois sur laquelle pendait un drapé blanc. Entre les deux, le gros lectionnaire était ouvert sur le lutrin, bien en évidence. Avant que Pierre ait pu saisir la symbolique de ce décor, la célébration avait commencé et ses copains avaient entonné le Hosanna du groupe Exo. Ils avaient insisté auprès de l’équipe paroissiale pour que ce chant de joie aux accents très jeunes puisse être chanté comme Gloria, mais l’équipe avait préféré qu’il soit chanté avant la messe pour ne pas heurter l’assistance peu habituée à ce style musical. Malgré son cœur gros, Pierre ne put se retenir de chanter à pleine voix. Ses voisins le regardaient étonnés. Le célébrant accueillit l’assemblée : « Que le Père tout aimant et son Fils Jésus Christ nous viennent en aide et nous apportent la paix. » Puis il demanda quelques minutes de silence afin que chacun puisse prendre conscience de ses faiblesses. Le mot « faiblesse » frappa Pierre : on l’entend rarement à l’église où la liturgie parle plus souvent de faute ou de péché. Justement, depuis quelque temps, il était très préoc-

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cupé de ne pas trouver la force d’accomplir ce qu’il sentait devoir faire. Il avait pris conscience de beaucoup glander, de perdre son temps à des broutilles. Cela lui laissait une impression de vide, et il se culpabilisait. « Que le Dieu tout aimant qui nous a pardonné, nous donne la force de progresser sur le chemin de l’amour pour que nous parvenions tous au bonheur éternel ! » Après cette invocation, monsieur le curé proposa de chanter le bonheur d’avoir Dieu comme Père. Chante, danse, toi qui viens et bats des mains Car Dieu nous donne la même voix Éclate en cris de joie ! Éclate en cris de joie ! Le groupe de ses copains avait entamé le chant avec enthousiasme, même avec un rythme un peu « jazzy », comme Marcel les aime. Beaucoup de paroissiens avaient apporté un objet typique de leur métier et, au moment de battre les mains, l’agitaient : cloches à vaches des fermiers, casseroles des ménagères, sifflets des policiers, on voyait même des attachés-cases frappés avec la main. Pierre n’avait rien et sa guitare lui manquait, une fois de plus… Les couplets si beaux se succédaient, entrecoupés du refrain et du tintamarre des outils. La joie de Dieu éclate et chante en toute vie,

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C’est lui qui nous a tout donné, oui, tout nous vient de Lui, Les pauvres et les rois pour lui ont même voix, Et tous éclatent en cris de joie ! Le royaume de Dieu nous est déjà donné Pour vivre dans la paix, la joie, et l’amitié, J’ai ta main dans ma main, ton regard dans le mien, Tous, éclatons en cris de joie ! La gloire du Seigneur, oui, c’est l’homme vivant : Que vienne ton amour, Seigneur, animer tes enfants ! Qu’ils puissent chaque jour répondre à ton amour, Et vivre dans la paix, la joie ! Durant la lecture de l’épître, Pierre avait été distrait, trop occupé par son problème de faiblesses, et il n’a rien retenu, si ce n’est que le lecteur était le président de la fabrique d’église et qu’il semblait découvrir le texte pour la première fois. Quand il vit Emilie se lever pour la lecture du psaume, son intérêt revint : Emilie est une copine, connue à la préparation à la profession de foi, et il ne l’avait plus vue depuis trois ans. Déjà, à l’époque, elle l’avait impressionné par son assurance et il la trouvait jolie. Elle avait grandi, s’était épanouie depuis lors. Pierre sentit son cœur bondir quand elle proposa à l’assemblée le répons suivant le psaume 95 : « Toute la terre, Seigneur, est remplie de ton amour. » Elle commença d’une voix chaude : Inventons des nouveaux chants.

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Chantons tous ensemble pour notre Dieu. Proclamons tout le bien que nous pensons de Lui. Chaque jour, répétons que nous sommes aimés. Que Dieu a fait pour nous des choses grandes et merveilleuses. Quelle joie ! Toute la nature crie avec nous : « Merci ! » Un jour Dieu changera le monde Et l’Amour sera roi. Il était ébloui, mais il eut peur de donner à ces derniers mots un sens trop personnel. L’évangile de la messe de Noël est bien connu : saint Luc y raconte en des mots très simples dans quelles conditions de dénuement Jésus vint au monde et l’étonnement des bergers auxquels n’échappa pas le merveilleux de l’événement. Pierre ne fut pas particulièrement touché, il était un peu rebuté par la tradition qui a ajouté autour de cette naissance une foule de détails, fruits de l’imagination comme l’âne et le bœuf, les présents des bergers et la présence matérielle des anges. Pourtant la sensibilité du prêtre mettait en valeur l’essentiel du message de cet événement sans trop insister sur les détails. Après l’acclamation à l’Évangile, le prêtre se dirigea vers l’estrade devant l’autel du Sacré-Cœur. Les enfants préparant leur communion avaient apporté l’Enfant-Jésus dans la crèche et s’étaient assis autour de lui. C’est à eux que le prêtre s’adressa d’abord : « Je vois que vous avez apporté l’Enfant-Jésus et que vous l’avez

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déposé dans une mangeoire sur de la paille. Pourquoi ne l’avez-vous pas mis dans un berceau, sur un bon matelas, comme on l’a fait à votre naissance ? — Parce qu’il n’y avait pas de berceau ici », répondit un petit futé. « Bien sûr, reprit le prêtre, mais dans les maisons de Bethléem, il y avait des berceaux. Pourquoi n’y at-il pas été déposé ? »… Il y eut un silence, puis une petite voix dit : « Je crois qu’on ne voulait le recevoir nulle part. — Tu as raison. Si Jésus nouveau-né avait été capable de le comprendre, il en aurait beaucoup souffert, comme il a souffert plus tard d’être rejeté par ses frères juifs et même abandonné par ses apôtres après son arrestation. » Se retournant vers l’assemblée, le curé reprit : « Ce que vous voyez ici, sur cette estrade, symbolise toute la vie de Jésus, depuis sa naissance jusqu’à sa mort et sa résurrection ; la croix est vide et son linceul aussi. Entre les deux, que voyons-nous ? Le livre de l’Évangile, la Bonne Nouvelle qu’il s’est efforcé de nous enseigner durant toute sa vie sur terre. Nous fêtons aujourd’hui l’anniversaire de sa naissance comme homme, première étape de sa mission ici-bas, étape sans laquelle rien n’eût été possible. » Le curé passa ensuite en revue toute la vie de Jésus, montrant comment il était pleinement homme, combien il a souffert, douté, eu des joies, des plaisirs très humains et aussi vraisemblablement des faiblesses contre lesquelles il a dû se battre pour devenir l’homme parfaitement accompli qu’il était le jour de sa mort. « Il est vraiment notre frère, sans pourtant cesser d’être Dieu », conclut-il.

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Pierre avait été très interpellé quand le prédicateur avait parlé de l’adolescence de Jésus, de ses heurts avec ses parents, de la recherche de son identité, de son sentiment d’isolement et de son inquiétude de ne pas trouver sens à sa vie. Le prédicateur avait précisé qu’il n’y a pas de trace écrite de cette adolescence de Jésus, mais que le déroulement de sa vie publique montre qu’il a vraiment découvert petit à petit qui il était et quelle mission l’attendait. Le credo que l’assistance reprit fut celui récité chaque dimanche dans la paroisse, celui qui dit notamment : « Je crois au Christ, le Fils de Dieu. Il a partagé notre condition humaine. Il nous a aimés à en mourir. Mais son amour a vaincu la mort. Il est ressuscité et vivant. » Le prêtre célébra le canon avec, lui sembla-t-il, une intensité et une profondeur inhabituelles. Pierre y participa un peu distraitement, perdu dans ses pensées. Quand vint le moment du Notre Père, le prêtre demanda que tous se lèvent et se prennent par la main. Xavier, le petit frère de Pierre était à son côté, il est plus jeune de cinq ans et Pierre l’avait toujours considéré comme un gosse : il avait avec lui des relations de pure forme. Quand il sentit en ce Noël, la petite main de Xavier serrer la sienne avec force, Pierre prit soudain conscience de tout ce qui les unissait. Peutêtre faut-il avoir perdu son père terrestre pour comprendre les mots « Notre Père » dans toute leur étendue ? Au moment du baiser de paix, Xavier lui sauta

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au cou et Pierre le serra très fort. Ils allèrent communier en vraie communion l’un avec l’autre et c’est alors que Pierre vécut cette chose qu’il ne peut toujours pas expliquer : il eut soudain la certitude absolue que, tel qu’il était, avec ses faiblesses, ses manques de courage, sa culpabilité… il était aimé de Dieu. Ce n’était pas le fruit d’un raisonnement, ce n’était pas un sentiment, mais une conviction qui ne laissait aucune place au doute. Il lui était impossible de savoir sur quoi reposait cette certitude… elle était. Il prit conscience qu’il n’avait pas à être saint pour être aimé de Dieu et cette certitude créa en lui un bonheur qu’il ne pourra jamais oublier. Tel fut, ce soir-là, le Noël de Pierre. C’est ainsi qu’il me l’a relaté, ne me faisant grâce d’aucun détail. Il savait que ce ne sont pas ses mérites qui lui avaient apporté ce cadeau et il aurait voulu que je l’aide à découvrir ce qui, durant cette nuit, l’a aidé à entrer en relation avec Dieu. Je n’ai pas pu l’aider. C’était un don tout à fait gratuit, une gâterie de Dieu…


Un Noël chaud ’est tout un peuple qui descend des collines. Les Rwandais sont des marcheurs, c’est bien connu, aussi n’est-il pas étonnant de les voir en route. Ce qui est moins habituel c’est la très longue procession qui converge vers la cathédrale Nyundo. Ils marchent par petits groupes sur les bas-côtés de la route venant de Rwengheri, attentifs à ne pas se faire renverser par les taxis-brousse peu respectueux du code de la route. Sur d’autres pistes, ils se hâtent aussi. Ils cheminent dans leurs plus beaux habits. Les chemises blanches impeccablement repassées se détachent sur les robes colorées ; les tabliers d’uniforme des petits enfants sont un peu défraîchis par la longue marche, mais montrent encore qu’ils sont sortis ce matin sans un faux pli des rudimentaires maisons de briques adobes aux toits de tôle ondulée. Peu de gens de l’agglomération les rejoignent, car ceux-ci ont assisté à la messe de minuit. Nous sommes, en effet, le 25 décembre. Il est environ neuf heures trente et, déjà, la chaleur est accablante. Les dernières flaques de l’averse nocturne sont asséchées depuis longtemps et

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l’ombre des quelques eucalyptus qui bordent la route protège mal d’un soleil presque vertical. Installés sur l’esplanade devant le parvis de la cathédrale, les grands tambours de cérémonie résonnent comme les cloches de nos campagnes, appelant à presser le pas. Les marcheurs venant du Sud se réjouissent de quitter le bitume brûlant de la route au coin de la maternité et de trouver l’ombre des grands arbres du domaine épiscopal. Ils jettent un coup d’œil distrait aux longs magasins et aux garages où un ecclésiastique ensoutané enguirlande bruyamment quelques mécaniciens négligents. Les bâtiments du lycée, vide de ses pensionnaires, attirent quelques commentaires jaloux car peu d’enfants peuvent y accéder. Les marcheurs venant de l’Est sont entrés dans le domaine par les champs de bananiers sous lesquels la troisième récolte de haricots achève de mûrir. Ils ont longé l’imprimerie et pu contempler l’ensemble du lycée. Ceux du Nord et de l’Ouest rejoignent directement l’esplanade de la cathédrale par une longue montée bordée d’arbres. La maison d’accueil où Martin peine à se réveiller est entourée de fleurs ; les allées ont été ratissées pour l’occasion. Martin s’est rapidement débarbouillé, a mis une chemise propre et achève maintenant le petit-déjeuner à la table commune. À soixante-cinq ans, il est venu donner un coup de main technique à la coopérative Kiaka qui souhaitait commencer la production de couteaux pliants. Il avale à la hâte un café pâlichon et tartine de confiture les petits pains frais du matin.

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Comme les tambours se font de plus en plus pressants, Martin, laissant sur place un sandwich entamé, rejoint les derniers marcheurs qui abordent la rampe menant à l’entrée latérale de la cathédrale. Ici, le soleil est implacable et Martin doit ralentir et même s’arrêter pour reprendre souffle. Il est ainsi un des derniers à franchir la large porte. La cathédrale de briques rouges est pleine ; sur chaque banc, la foule se serre dans une chaude promiscuité, Martin craint de devoir suivre l’office debout ; par cette chaleur, ce ne serait pas de tout repos, mais il aperçoit, à peu de distance, deux places étrangement laissées libres. Il s’en réjouit et s’assied sans se poser de questions. Une étrange odeur l’accueille. Martin a vite fait d’en déceler l’origine : son voisin est un pauvre misérable, « l’idiot du village ». Vêtu de haillons dont la crasse cache la couleur originale, sans chaussures, la coiffure hirsute, son ignorance de l’usage du savon est patente. L’effluve qui se dégage du malheureux confirme son aversion pour tout décrassage. Martin a le cœur qui se soulève, il hésite un moment à chercher une autre place, mais faire marche arrière vexerait le malheureux. D’ailleurs, l’office commence ; les chants s’élèvent, rythmés par les gros tambours restés sur le parvis pour ne pas assourdir l’assemblée. Comme dans les pays africains, ces chants sont très beaux et chantés avec cœur par toute l’assistance. Martin les retrouve avec plaisir. Lectures, processions, danses se succèdent, assurant une participation de tous à l’Eucharistie. Martin ne comprend pas le kinyar-

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wanda, mais il suit sans trop de peine le déroulement de la cérémonie. Cependant, la présence de son voisin devient de plus en plus pénible ; chaque mouvement, que ce soit se lever ou se rasseoir, provoque une nouvelle bouffée d’odeurs qui tardent à se dissiper tant la foule est dense. Martin croit par moment défaillir. Il se serait senti vraiment mal si, par moments, un léger courant d’air en provenance de la porte latérale ne lui apportait une bouffée d’oxygène. Pendant l’Agnus Dei, Martin se rend compte que le baiser de paix se pointe à l’horizon. Il se recule jusqu’à l’extrémité du banc, mais ne s’éloigne de son voisin que de quelques centimètres. Il nourrit l’espoir que le miséreux soit à ce point simplet qu’il ne sache pas en quoi consiste le baiser de paix. Hélas, à peine le célébrant a-t-il engagé l’assistance à se souhaiter la paix, que le voisin se précipite vers Martin et l’embrasse à la rwandaise, en l’enserrant dans ses bras. Martin, surpris, a un moment de recul ; mais l’enthousiasme du miséreux est communicatif et il rend le baiser avec la même chaleur ; ils se sourient, puis se tournent vers les autres pour échanger d’autres baisers de paix. En se préparant à communier, Martin se rend compte que ses vêtements sont maintenant imprégnés des odeurs tenaces de son voisin. Étonnamment, il n’en est pas aussi dégoûté qu’il n’aurait pu le craindre. Il va à la communion, suivi du miséreux qui boitille derrière lui. La procession est longue et, quand Martin retrouve sa place, il est tout étonné de constater que son voisin

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ne l’a pas suivi. La place n’est pas vide, c’est un tout jeune Rwandais souriant, tout propret dans son tablier d’uniforme qui l’occupe. Du miséreux plus de trace et, plus curieux encore, ses propres vêtements ne gardent aucun souvenir odorant de son embrassade. Tout pensif, Martin rentre à la maison d’accueil. Qu’a-t-il vécu ce matin ? Quel est le sens de cette aventure ? Quelle leçon en tirer pour son comportement à l’avenir ?


Noël pour une centenaire arguerite lutte contre le sommeil. Elle qui a souvent tant de peine à s’endormir ne peut garder les yeux ouverts aujourd’hui, alors qu’elle a bien décidé de veiller. Son corps se tasse insensiblement dans le fauteuil face à la télé muette : complètement sourde, les images lui suffisent. La chambre de la séniorie qu’elle occupe depuis plusieurs années est confortable, peuplée des souvenirs d’une longue vie. Le son du téléviseur de monsieur Moulin traverse les murs, et le tic-tac d’un gros réveil qu’elle a demandé de placer au-dessus de l’écran réveillerait un mort ; mais dans l’isolement de sa surdité, Marguerite n’en a cure. Malgré ses paupières de plus en plus lourdes, elle fixe le réveil avec obstination, car ce serait catastrophique de manquer l’heure de l’émission. Ce soir, c’est Noël, et dans quelques jours, Marguerite aura cent ans. Elle s’est battue contre les infirmières qui voulaient la mettre au lit : « C’est folie, madame, de vouloir veiller à votre âge. Cela risque de vous être fatal ! » Mais elle se moque de mettre sa santé en péril, elle a

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déjà tant vécu… Ne dit-elle pas que Dieu l’a sûrement oubliée, qu’il aurait dû venir la chercher depuis longtemps ? Et puis, elle n’a jamais manqué une messe de minuit et trouve qu’avoir nonante-neuf ans n’est pas une raison de faillir à la tradition. Elle est assez finaude pour savoir que les infirmières détestent être appelées en pleine nuit parce qu’elle ne peut quitter seule son fauteuil. Dans son obstination, elle se disait : « Tant pis, pour une fois, elles se dérangeront bien ! » Dans sa lutte contre le sommeil, Marguerite se remémore les veillées de Noël passées. Son enfance s’est écoulée dans une ferme des Ardennes et les souvenirs, embellis par la distance, sont pleins de poésie : les sabots de bois remplis de paille pour garder les pieds au chaud, leur crissement sur les chemins dégagés par le chasse-neige attelé au vieux cheval ardennais de Camille, la lueur vacillante de la lanterne à carbure pour éclairer la route, la chaude petite église où tous se connaissaient et la crèche au toit de paille où les enfants apportaient l’Enfant-Jésus. Elle sourit en se rappelant ce Noël de 1904 (elle avait huit ans à l’époque) où le curé l’attendait sur le portail : il avait remarqué qu’elle ne s’était pas confessée avant la fête de Noël et lui intimait l’ordre de se conformer le soir même à cette obligation ; elle, coquine, lui avait demandé de lui suggérer quel péché elle aurait bien pu commettre en huit jours, car elle n’en trouvait pas. La question n’avait pas du tout plu au bon prêtre qui lui avait répondu : « Répète alors ce

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que tu as dit à confesse la semaine passée. » Elle avait bien dû s’exécuter et la confession n’avait duré que quelques minutes. Avant de lui donner l’absolution, le curé lui avait demandé si elle n’aurait pas dû ajouter le péché d’impertinence. Heureusement, sa foi était alors toute de confiance enfantine et elle n’avait pas été troublée ; au contraire, elle avait participé de tout son cœur à la cérémonie. Adolescente, elle ne pouvait quitter le pensionnat qu’après la messe du jour, à onze heures, le 25 décembre. L’atmosphère de la veillée familiale lui avait terriblement manqué, mais elle gardait le souvenir agréable de fous rires avec les copines durant le sermon grandiloquent d’un père Jésuite bedonnant : il les commençait tous immanquablement en déclamant avec de grands gestes : « Un aigle planait aux cimes éternelles… » Cette introduction attendue recevait toujours un accueil très enthousiaste. Les chants dirigés sur un ton suraigu et sans concession par la mère Mora, les « levées ! », « assises ! » au commandement d’un claquement de doigt de la surveillante, les lectures en latin… Tout cela n’était pas fait pour réveiller une foi sommeillante. Pour Marguerite, la fête de Noël commençait alors à l’heure où elle retrouvait, à la maison familiale, l’odeur de la traditionnelle tarte aux myrtilles. Jeune mariée, Marguerite avait souvent dû aller seule à la messe de minuit, laissant les enfants à la garde de son mari. Dans la petite ville où elle habitait alors, elle ne retrouvait pas à l’église la foule joyeuse de son

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enfance, et l’absence de son mari et des enfants lui pesait. Ses meilleurs souvenirs de l’époque étaient la fête du 25 décembre où ses enfants, avec quelques cousins, organisaient une crèche vivante. Plus tard, elle avait eu quelques difficultés à s’adapter à la réforme liturgique issue de Vatican II, mais, grâce à une meilleure connaissance des paroissiens, elle avait pu participer plus collégialement aux messes de minuit et en avait eu beaucoup de joie. De nombreux incidents de cette époque lui reviennent en mémoire, notamment l’histoire de ce petit garçon qui s’était assoupi, une bougie à la main, et avait mis le feu à ses vêtements ; elle avait alors enlevé son manteau d’hiver et enveloppé l’enfant qui avait eu plus de peur que de mal. Une autre fois, la chaisière, femme revêche surnommée « la macrale », lui avait fait une scène parce qu’elle n’avait pas la monnaie pour payer les chaises occupées par la famille, petit incident qui avait longtemps alimenté la chronique familiale, mais ne l’avait pas empêchée de participer à la fête religieuse. Marguerite garde en mémoire beaucoup de souvenirs heureux du temps où, devenue grand-mère, elle tenait à rassembler toute la famille pour fêter ensemble la Noël. Cette fête avait perdu un peu de son caractère chrétien : les convictions religieuses moins ferventes des beaux-enfants et une certaine indifférence des petitsenfants y avaient contribué. Tous tenaient beaucoup à cette fête de famille et la majorité l’accompagnait à la messe. À cette occasion, elle avait eu quelques contacts

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plus profonds avec certains d’entre eux et se réjouissait d’avoir pu leur partager un peu de sa foi. Les dernières années, elle avait suivi, comme aujourd’hui, la messe de minuit devant le poste de télévision, mais elle n’était pas seule… ! Elle invitait chaque année son amie Louise. Au début, elles parvenaient encore à partager leurs impressions, mais la surdité de Marguerite avait fait que ces veillées étaient devenues silencieuses. La complicité de l’amitié favorisait la participation de chacune à la fête religieuse. En début d’année, Louise, bien que moins âgée, avait été emportée par la maladie. Marguerite se retrouve donc seule, ce soir, devant son écran. Elle prend conscience subitement qu’il est près de minuit : la veillée va commencer. Curieusement la messe est célébrée par un évêque dans ce qui paraît être un hangar. Marguerite, sans les commentaires, ne peut comprendre que ce lieu est une église provisoire dans un quartier ravagé par un terrible accident industriel, mais elle est touchée par tous ces gens simples, assemblés si nombreux dans ce lieu insolite comme par la proximité de ce pasteur très chaleureux malgré la mitre. Elle devine le chant d’entrée au mouvement des lèvres des fidèles. Marguerite prend conscience de sa propre lucidité ; depuis longtemps elle n’avait plus connu cette impression. La cérémonie est toute simple, empreinte de beaucoup de douceur et d’attention à l’assemblée ; elle y prend part de tout son cœur. Portée par le souvenir de tous les Noëls joyeux qu’elle s’était remé-

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morés. Elle est pleine de reconnaissance pour toutes les petites gâteries que Dieu lui a réservées dans sa vie. Y a-t-il meilleure attitude pour aborder l’Eucharistie ? Bien sûr, elle n’entend pas les lectures mais elle les connaît si bien. Que de fois ne les a-t-elle pas écoutées et méditées lorsqu’elle en avait le temps ! Elle pourrait presque les réciter par cœur. Pour l’homélie c’est autre chose… mais le visage du célébrant est si expressif et montre tant de bonté que Marguerite devine combien le message d’amour de Dieu passe dans ces quelques mots. Elle est pleinement participante à la cérémonie qui se passe pourtant si loin de sa séniorie. Lorsque le prêtre appelle l’Esprit Saint sur les offrandes, elle se penche vers l’écran cherchant à être plus proche de lui. Est-elle encore sur terre ? Peut-être plus que jamais ! En pleine lucidité, elle se tend dans un geste d’adoration et de désir et sa tête s’incline profondément… Marguerite n’a jamais appelé l’infirmière. Celle-ci l’a trouvée souriante dans son fauteuil. Elle était née à l’éternité.



Noël 1943 amais un Richard n’a manqué une messe de minuit à Noël ! » disait Antoine de Saint-Richard. Sa généalogie réelle ou supposée remontait à la nuit des temps. La légende familiale, étayée par des documents fort anciens mais invérifiables, racontait que Richard Ier Cœur de Lion, emprisonné en 1193 par l’empereur Henri VI, avait séduit la fille de son geôlier allemand et que le petit Richard, fruit de cette idylle, aussi grand guerrier que son père, avait été anobli et avait obtenu le fief de Saint-Richard, modeste bourgade du Jura. Antoine, baron de Saint-Richard, habitait durant la dernière guerre le village ardennais de La RocheFessard, dont il se considérait un peu comme le seigneur. Comme son père durant la première guerre mondiale, lui-même, durant celle-ci, avait discrètement placé le patrimoine familial dans des industries travaillant pour l’ennemi. Ceci lui assurait des revenus respectables, et son domaine, entretenu par plusieurs jardiniers, procurait au château un ravitaillement plus que confortable. Cependant, pour se ménager après guerre une réputation honorable, il avait rendu quelques menus services à la résistance du

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coin, notamment en lui prêtant quelques armes de poing dont il faisait collection. À la Noël 1943, les occupants avaient interdit toute messe de minuit… Pour Antoine, c’était intolérable. Serait-il le premier Richard à interrompre une tradition millénaire ? Aussi avait-il persuadé le bon curé de la paroisse de prendre le risque d’en célébrer une dans la discrétion. L’église jouxtait son château et un petit chemin discret lui permettait de la rejoindre sans trop s’exposer. Peu de gens dans ce village isolé étaient au courant de l’interdiction des autorités occupantes et l’assistance à la messe était nombreuse. Quelques réfractaires cachés dans les fermes et même quelques résistants du maquis local s’étaient joints à la foule des fidèles. L’église était à peine éclairée en raison de l’occultation et du désir de ne point se faire repérer par une patrouille éventuelle. Quelques bougies sur l’autel permettaient difficilement au vieux curé de lire les rubriques et lectures en latin. Une lampe-tempête, recouverte aux trois quarts d’un enduit bleu, rendait blafardes les statues saint-sulpiciennes de la crèche villageoise. L’orgue était silencieux et sœur MarieJosé jouait le Minuit, chrétiens 1 en sourdine sur l’harmonium à pédales, quand le bruit d’un moteur se fit entendre sur la route provinciale. Le silence de l’as-

1. À l’époque, l’assemblée ne participait pas aux chants et rares étaient les paroisses qui avaient une chorale.

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semblée se fit pesant ; la sœur n’avait rien entendu et continuait paisiblement à jouer… Antoine, sur son prie-Dieu recouvert de velours rouge, pâlit : n’avait-il pas ordonné à Armand, son chauffeur, de l’avertir d’urgence si quelque chose d’anormal se passait au village ? Des pneus crissèrent sur le gravier, une portière claqua et l’on put entendre les pas de deux hommes bottés s’approchant du parvis. La porte grinça, un ordre bref fut donné et un officier allemand pénétra dans l’église. On n’entendit pas son ordonnance rejoindre l’auto. Profitant de sa position stratégique au premier rang, Antoine s’était éclipsé discrètement derrière une colonne, espérant rejoindre la sacristie. L’issue vers le château se trouvait de l’autre côté du chœur et, pour l’atteindre, il aurait dû traverser la nef au vu de tous. L’officier était jeune et se tenait très droit ; il retira son képi et plongea ses doigts dans le bénitier avant de se signer sous les regards étonnés et inquiets de quelques personnes qui s’étaient retournées. Jamais un soldat de l’armée d’occupation n’était entré dans cette église. Que venait y faire cet exemplaire type de l’officier nazi ? Comment avait-il appris l’existence de cette célébration ? L’officier avança sans discrétion dans l’allée centrale et prit place au troisième rang près de Marie Ducobus qui recula d’une place pour ne pas être assise juste à côté de lui. Antoine se glissa plus loin encore derrière sa colonne.

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Le curé, à genoux au pied des marches de l’autel, marmonnait : « Judica me, Deus et discerne causam meam de gente non sancta : ab homine iniquo, et doloroso erue me 2. » Le petit Jules, en aube blanche et surplis écarlate, balbutiait à ses côtés un baragouin censé être le répons en latin. Ils ne s’étaient aperçus de rien. Au Confiteor, le prêtre entendit une voix étrangère répondre avec le servant : « Et clamor meus ad te veniat 3 », il s’étonna et, montant à l’autel pour lire l’oraison, il se retourna. Il comprit tout de suite la raison de l’atmosphère lourde qu’il percevait dans l’assemblée. Le petit Jules profita de cette occasion pour porter à la sacristie la barrette 4 du curé. Il aurait pu profiter de l’occasion pour se glisser par la fenêtre et disparaître dans la nuit, mais il jugea qu’il pouvait sans risque assumer son rôle de servant de messe. Il était aussi curieux de voir ce qui se produirait. Avant de lire l’Introït du jour, le curé resta longuement prosterné vers le tabernacle et se rappela par bonheur celui de la vigile qu’il avait lu le matin même : « Aujourd’hui vous saurez que viendra le Seigneur et qu’il vous sauvera. » Il poursuivit la messe avec plus de courage. Le Kyrie répondait parfaitement à la situation : « Ayez pitié de nous ! » Le Gloria, par contre, fut

2. « Mon Dieu, rends-moi justice, défends ma cause devant les gens sans pitié. Délivre-moi de l’homme perfide et pervers. » 3. « Que ma voix parvienne jusqu’à vous ! » 4. Petit chapeau carré porté jadis par les curés.

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entamé un ton trop bas et la pauvre religieuse à son harmonium le reprit en un tempo de Dies irae 5. « Dominus vobiscum 6. » Se retournant, le curé put enfin regarder l’assemblée : l’officier, très digne, au troisième rang, près de Marie Ducobus dont le mari était prisonnier en Allemagne ; quelques jeunes hommes se faisant tout petits près du confessionnal, et Antoine, vert de peur, collé à la première colonne. « Pourtant s’il en est un qui n’a rien à craindre, c’est lui, se disait-il, mais comment le tirer de cette position ridicule ? » Il ne trouva pas de réponse sur-lechamp et se retourna pour lire dans saint Luc le récit de la naissance de Jésus. Pour rejoindre la chaire de vérité, le prêtre, très préoccupé par ce que devrait être son sermon dans ces circonstances, marcha presque sur les pieds d’Antoine à qui il adressa un petit sourire d’encouragement. Or, ce sermon fut un des plus beaux qu’il fît jamais. Tout ce qu’il avait si soigneusement préparé ne convenait plus : oubliés, la frayeur des bergers, les chants des anges qui promettent le bonheur aux hommes de bonne volonté, et pas aux autres, et toutes les exigences qui en découlent pour les chrétiens. Disparus les encouragements pour supporter la situation pénible de l’occupation, les appels à la solidarité avec

5. « Jour de colère ». Chant traditionnel des funérailles, à l’époque. 6. « Le Seigneur soit avec vous ! »

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tous les étrangers à la paroisse, les souhaits de voir la guerre se terminer en 1944. Négligeant tout cela, le curé reprit en français le texte de l’évangile montrant que Jésus était bien inscrit dans l’histoire de l’humanité, qu’il avait opté pour la plus grande humilité, que les premiers hommes qu’il avait accueillis étaient de pauvres bergers. Et il avait conclu que, par sa naissance déjà, dans une grande humilité, Jésus avait montré combien il nous aimait. Pour le sermon 7, les fidèles des premiers rangs, y compris l’officier allemand, avaient retourné leurs chaises et regardaient donc vers le fond de l’église. Petit Jules, sur son banc, dans le chœur, comprit tout de suite l’opportunité de cette situation. Il rentra discrètement dans la sacristie et, ayant enlevé ses gros souliers à clous, en ressortit peu après, un gros paquet sur le bras. Antoine le vit s’approcher et reçut entre les mains une vieille soutane et un surplis. « Que vaisje faire de ces nippes ? murmura-t-il. — Ôtez votre manteau et enfilez-les vite », répondit l’enfant. Faisant fi de son dégoût, Antoine obéit et, ainsi déguisé, suivit le garçon sous le regard moqueur des derniers rangs de fidèles. À la sacristie, le baron tomba assis sur un tabouret, il n’osait regarder le garçon qu’il connaissait bien pour 7. Le sermon était dit à l’époque du haut de la « chaire de vérité », située au milieu de la nef pour que le prêtre puisse être bien entendu de tous.

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l’avoir surpris plus d’une fois chapardant des cerises ou des pommes dans son verger ; il l’avait même fait fouetter un jour par son jardinier. En relaçant ses bottines, l’autre le regardait, regrettant de ne pas avoir sous la main des ciseaux… il l’aurait tonsuré 8… L’office se poursuivit dans une certaine angoisse : Quelle serait l’attitude de l’officier à la fin de l’office ? Mais rien ne se passa. Après l’Ite Missa est 9, l’officier sortit comme il était entré, raide, sans sourire, avec assurance. Les fidèles poursuivirent leurs oraisons jusqu’à ce que le bruit de son auto ne fût plus audible, puis ils sortirent sans un mot. Un an plus tard, la Noël fut vraiment tragique à La Roche-Fessart prise dans la tourmente de l’offensive von Rundstedt. L’armée allemande y pénétra après de durs combats pendant lesquels de nombreux soldats et civils perdirent la vie. Les quelques maisons en ruine restées debout, comme le château de SaintRichard, furent rasées par les bombardements américains. Antoine mourut dans l’incendie de son château où il avait accueilli de nombreux réfugiés. Les réfractaires et résistants avaient quitté la région avant l’of-

8. Jusque bien après la guerre, les cheveux des ecclésiastiques étaient coupés de telle sorte qu’apparaisse sur leur crâne un petit cercle rasé, de la taille d’une hostie : la tonsure. 9. « Allez, la messe est finie » : expression qui était dite par le prêtre à la fin de chaque messe.

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fensive et, avec Jules miraculeusement épargné, furent les seuls survivants. Sur le parvis de l’église incendiée, les soldats américains trouvèrent le cadavre d’un jeune officier allemand. Jules crut le reconnaître… Jules vit toujours ; il est forestier et passe sa vie dans les bois.



Noël en oobre ar une belle soirée d’octobre, Félix et son petit frère Joseph sont accoudés à l’appui de fenêtre de leur chambre ; il fait doux et, le sommeil ne venant pas, ils ont quitté leur lit ; ils sont fascinés par les étoiles qui, une à une, s’allument dans le ciel. Félix, revenu cet après-midi de la première catéchèse préparant sa première communion, est plein du récit de la naissance de l’Enfant-Jésus. Tout le merveilleux de cette histoire l’a touché : les anges, les chants dans la nuit, l’arrivée des bergers, leur étonnement… mais c’est l’étoile qui guide les mages qui l’a surtout frappé : les étoiles, ça ne bouge pas, ou si peu, et il y en a tant… Comment les mages ont-ils pu en choisir une et savoir que c’était la bonne ? Alors, pour partager avec Joseph son émerveillement de l’événement de Noël, il reprend, avec ses propres mots, le récit de la catéchiste. Le petit est tout oreille. Quelle belle histoire ! Mais le cadet est plus ému par le nouveau-né couché dans la paille que par cette étoile qui, pour lui, n’est qu’un détail sans importance. Pourquoi n’y aurait-il pas eu une étoile spé-

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ciale qu’on ne voit plus aujourd’hui ? Et il montre à Félix une étoile qui se déplace rapidement : « Regarde, là près de l’arbre, tu la vois, cette étoile qui bouge et clignote, rouge, blanc ? » Félix sourit : « Mais non, idiot… ça, c’est un avion » Dans l’excitation de la conversation, les enfants ont élevé le ton et le bruit de papa dans l’escalier les fait vite rentrer sous les couvertures. « Alors ! on ne dort pas encore ? Allez ! il est temps de se taire : demain, il faut se lever tôt. » Joseph ne tarde pas à s’assoupir mais Félix reste songeur. Par la fenêtre grande ouverte sur la nuit, il aperçoit mille étoiles ou plus. Quand il fixe un point du ciel, il en découvre d’autres, comme si elles naissaient au fur et à mesure sous son regard. « Il n’est vraiment pas possible que les mages aient pu, tout savants qu’ils étaient, choisir la bonne, celle qui n’est pas comme les autres et qui les appelait à Bethléem. » Il allait s’endormir, quand, subitement, il aperçoit une étoile différente, plus rouge que les autres. Elle ne scintille pas et, il en est persuadé, elle n’était pas là quand, une demi-heure plus tôt, il scrutait le ciel avec son frère. Le lendemain, Félix se demande s’il a vraiment vu cette curieuse étoile ou s’il a fait un rêve. Les activités de la journée le distraient, il n’y pense plus et ce n’est que le soir qu’il s’en souvient, mais le ciel voilé ne permet pas de distinguer les étoiles et, plusieurs jours de suite, les nuages cachent l’objet de sa curiosité.

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Le vendredi soir suivant, Félix, de son lit, aperçoit la pleine lune se dégager d’une dernière bande de nuages. Sa lumière éclabousse tout le paysage et les feuilles acérées du grand houx brillent comme s’il était garni de mille bougies. Un vrai arbre de Noël ! Félix est replongé dans le merveilleux de son expérience du samedi précédent. Peu d’étoiles sont visibles ; mais, bien clairement, la sienne avec ses reflets rougeâtres est là avec tout son mystère. « Mais n’a-telle pas bougé ? N’était-elle pas à droite du clocher de l’église ? Maintenant, elle est presque au-dessus ? » Félix est troublé, il s’est assis sur son lit et hésite à réveiller son frère, mais un nouveau nuage passe et l’étoile disparaît. Il se recouche et s’endort. Le lendemain, c’est sous le soleil que Félix retrouve sa catéchiste. Le sujet de ce samedi est l’amour de Jésus pour tous. La grand-mère souriante insiste surtout sur la tendresse de Jésus pour les enfants. « Son premier sourire, il le réserva à un tout jeune berger qui portait un agneau dans ses bras. » Et, quand il enseignait ses disciples, il leur disait : « Laissez venir à moi les petits enfants, c’est eux qui ont la bonne voie pour me connaître : la confiance… Imitez-les ! » Félix se sent encore un enfant, Jésus qui l’aime, pourquoi ne lui parlerait-il pas ? Ne l’appellerait-il pas, lui aussi, comme il appela les bergers ? La soirée de ce samedi est écourtée, papa et maman ont mis tôt les deux garçons au lit : « Soyez bien sages, nous allons ce soir à un concert. Sylvie vient d’arriver, elle est en bas. Vous la connaissez bien : si vous avez

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un problème, elle est là pour vous aider. » Sylvie est une voisine que les garçons aiment bien. Ils la trouvent bien un peu vieille, mais aujourd’hui, ils n’auront pas à écouter ses histoires de fées et de lutins… Félix et Joseph bavardent à voix basse et l’aîné met son cadet au courant de ce qu’il a appris de sa catéchiste et de son questionnement : Jésus ne les appellerait-il pas comme les bergers et les mages ? Et, par la fenêtre grande ouverte, ils aperçoivent l’étoile rouge. Elle est juste au-dessus du clocher de l’église. Fascinés, ils la voient plus grande et plus mystérieuse que jamais. « Si on la suivait… », risque l’aîné. Joseph est hésitant : « Que dira maman si on sort de notre chambre ? » Par la porte entrebâillée, ils entendent la télé qui marmonne et le ronflement puissant de Sylvie. « Tu entends ? dit Félix. Sylvie dort et ne nous entendra pas. Faisons juste un petit tour au jardin pour mieux voir cette étoile ; mets ton peignoir et tes pantoufles, on y va, papa et maman ne seront pas là si tôt, nous serons rentrés bien avant qu’ils ne reviennent. » Ils se glissent dehors dans la douceur exceptionnelle de cette soirée d’automne. La haie de thuyas leur bouche la vue, alors ils sortent du jardin. La route est vide, pas une auto en vue ; ils la traversent et se dirigent vers un sentier qu’ils connaissent bien : il serpente dans les prés et les champs vers le centre du village. Sous le clair de lune, la masse de l’église se détache de l’alignement des maisons. « Tiens ! on dirait qu’il y a de la lumière, dit Félix. — Rentrons, répond son frère, j’ai peur. — Attends encore un peu… tu n’en-

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tends pas comme une musique ? » Dans la nuit, très faiblement, mais ce peut être un rêve, des voix chantantes percent le silence. « Tu te souviens, Joseph ? Les bergers à Bethléem ont entendu, eux aussi, des anges chanter ; je suis sûr qu’ils nous appellent. » Entraînant son petit frère par la main, Félix s’engage dans le sentier. En avançant vers le village les voix se font plus claires, plus distinctes… « Nous sommes sûrement sur le bon chemin », pensent-ils. Malgré l’appréhension qui grandit, ils poursuivent leur chemin dans la direction du village, attirés par l’étoile rouge. Des ronces et des herbes humides frappent leurs jambes ; leurs pieds heurtent des taupinières traîtresses. Les bruits étouffés de petits nocturnes détalant à leur approche prennent des dimensions inquiétantes, mais, persuadé de sa mission, Félix rassure son petit frère et l’entraîne plus avant. Avant que le sentier n’aborde le village, il longe les dépendances de la ferme Moulin. Il fait très sombre à cet endroit et l’étoile est cachée… Soudain impressionnés, ils hésitent, et décident de rentrer à la maison. Un bruit inattendu les arrête : tout proches, les petits cris d’un nourrisson… Ils semblent venir d’un vieux hangar. Félix sait que le fermier habite plus loin. « C’est sûrement l’enfant que nous devons trouver », pense-t-il. Mais, entre les planches disjointes, ils ne peuvent rien distinguer clairement. Les cris du bébé persistent, il va pleurer… Que faire ? Les deux frères sont serrés l’un contre l’autre, perplexes, prêts à pleurer. À Bethléem, Joseph et Marie

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étaient avec l’Enfant-Jésus et les bergers pouvaient s’approcher, mais ce soir, depuis le sentier, on ne peut pénétrer dans l’appentis. Soudain, derrière eux, un piétinement lourd puis un souffle grave et régulier les terrorisent. Ils connaissent bien les bruits de la campagne, mais dans l’obscurité, un bovidé est un monstre Le chemin du retour, croientils, est bouché. Alors, pris de panique, les enfants s’encourent vers le village, abandonnant leurs pantoufles, déchirant leurs peignoirs aux barbelés du dernier pré. Après quelques minutes de course, ils débouchent haletants sur la place de l’église. Des dizaines de voitures y stationnent… « Mais c’est l’auto de papa ? » crie Joseph au milieu de ses larmes. De l’église s’échappent des flots de musique…. Malgré leurs pieds nus et leurs peignoirs en loques, Félix et Joseph pénètrent bruyamment dans la nef et se précipitent dans les bras de leurs parents. Le village a longtemps gardé le souvenir du concert perturbé par cette intrusion spectaculaire et du bébé abandonné, si miraculeusement trouvé sain et sauf. Dans la voiture qui les ramène chez eux, Félix raconte l’étoile et les chants, cet appel qu’il a cru entendre. Il est un peu déçu quand papa lui explique que cet astre n’est que la planète Mars, exceptionnellement proche de la terre… Cela n’arrive que tous les cent vingt ans…



Table des matières Une sombre nuit de Noël. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Un Noël lumineux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 La Noël du Père Noël . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Joyeux Noël ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 La vraie histoire de Noël. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 Le bœuf et le collecteur d’impôt. . . . . . . . . . . . . 49 Une nuit de Noël inoubliable. . . . . . . . . . . . . . . 53 Un Noël chaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 Noël pour une centenaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Noël 1943 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 Noël en octobre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

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Achevé d’imprimer le 8 novembre 2007 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).



Onze contes originaux pour nous faire entrer dans la magie de Noël. Lus ou racontés en famille, joués en paroisse ou à l’école, ils invitent petits et grands à se laisser toucher par la grâce d’un moment unique.

Louis Escoyez

Contes de Noël

Louis Escoyez est ingénieur de formation. Père et grand-père d’une nombreuse famille, il est membre de divers mouvements d’Eglise. Il a publié Cris et louange aux éditions Fidélité en 2005.

ISBN 978-2-87356-385-1 Prix TTC : 5,95 €

9 782873 563851

Contes de Noël

Louis Escoyez

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