Le père Pire

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Le père Pire Prix Nobel de la Paix 1958

2008 marque le cinquantième anniversaire de la remise au père Dominique Pire, dominicain belge, du prix Nobel de la Paix. Ce prix récompense un ensemble d’initiatives qu’il a menées en faveur de la paix : l’Aide aux personnes déplacées, le Service d’entraide familiale, la création d’une Europe du Cœur et de sept villages européens.

Familier des grands de ce monde (Albert Schweitzer, Indira Gandhi, Oppenheimer, U Thant), il ne cessa de promouvoir le «dialogue fraternel» qu’il développa au sein d’une Université de Paix qu’il avait fondée. Son œuvre la plus connue est sans conteste les Îles de Paix, six implantations dans les coins les plus pauvres de la planète qui ont pour objectif de favoriser la prise en charge, par les populations elles-mêmes, de leur propre développement.

Guido Van Damme

Né à Bruxelles le 14 juillet 1930, Guido Van Damme est diplômé de l’École supérieure de journalisme et docteur ès sciences sociales des Facultés libres de Lille. Journaliste professionnel, il a été, notamment, secrétaire général de rédaction du journal La Libre Belgique à Bruxelles et chef des informations générales du journal Le Soir à Bruxelles. Il est membre du conseil des fraternités dominicaines de Belgique sud.

Le père Pire

Guido Van Damme

Guido Van Damme

Le père

Pire

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Photo de couverture

Collection privée

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Prix Nobel de la Paix

1958

Prix TTC 19,95 €

Fidélité

Racine

ISBN 978-2- 87386-564-1

ISBN 978-2-87356-406-3

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Toutes reproductions ou adaptations d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, réservées pour tout pays. © Éditions Fidélité, Namur, et Éditions Racine, Bruxelles, 2008 www.fidelite.be www.racine.be D. 2008, 4323.14 Dépôt légal : septembre 2008 ISBN 2-87356-406-3 (Fidélité) ISBN 2-87386-564-1 (Racine) Imprimé en Belgique


Pour Bénédicte



AVANT-PROPOS

La paix est-elle une utopie ? C’était le sujet de la conférence que Dominique Pire, le dominicain belge qui fut élu Prix Nobel de la Paix il y a exactement cinquante ans, donnait le 7 février 1966 devant un auditoire turc, à Istanbul. Il disait : « Unir les Hommes. Là vont mes rêves personnels, je puis vous l’avouer. Mais pourrais-je dépasser le rêve ? Lorsque j’ai reçu le prix Nobel de la Paix, un ami journaliste m’a dit : “À présent, vous appartenez au rêve de paix de chaque homme.” Je puis vous dire que de telles paroles font réfléchir pendant des années. Faire partie du rêve de paix de chaque homme. Entendez par là, non pas être un symbole stérile. Un décoré, en effet, n’est qu’un personnage de cirque. Entendez par là : pouvoir faire quelque chose d’utile pour que, lentement, la paix s’établisse entre les hommes, entre tous les hommes. »

L’ami journaliste dont parlait le père Pire, c’est l’auteur de ce livre. Le 10 novembre 1958, lorsqu’on m’apporta au bureau du journal La Métropole d’Anvers la dépêche venant d’Oslo qui annonçait que « le comité Nobel du Parlement norvégien constituant le jury du prix Nobel de la Paix avait désigné comme lauréat 1958 le R. P. Dominique Georges Pire, fondateur de l’Aide aux personnes déplacées et promoteur du mouvement de l’Europe du cœur », je n’attendis pas la sortie de nos éditions pour écrire un mot à mon ami dominicain désormais célèbre, avec lequel j’avais visité les camps de personnes déplacées en Allemagne de l’Ouest, quelques années plus tôt. Mon mot avait eu la spontanéité du cœur. Surpris tout de même lorsque j’entendis citer mon bref message, inséré dans le discours

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d’Istanbul, et déjà cité, m’a-t-on dit, dans les propos du lauréat devant le roi Olav de Norvège, lors de la remise du prix. Il faut savoir que le père Pire lisait personnellement tout son courrier et j’en fus une fois de plus le témoin, puisqu’il avait manifestement lu et retenu mon petit mot. J’avoue avoir un penchant pour les marginales, ces petites phrases frappées comme des médaillons, et je ne m’en privais pas dans les vingt lignes que je publiais chaque matin, il y a aujourd’hui plus d’un demi-siècle, à la une de La Libre Belgique sous la signature du « Flâneur ». Si Dominique Pire n’avait pas été fauché par un accident postopératoire en 1969, on aurait peut-être pu fêter son centenaire, dans deux ans… Qui sait ? Il paraissait tellement solide. Quoique… aurait ajouté Raymond Devos. Témoin des débuts de son extraordinaire aventure humaine, j’appartiens cependant à la génération suivante, celle de feu le roi Baudouin, de Jacques Brel et de tous les natifs de l’an 1930. Vingt ans de différence. Cette différence explique que, si le père Pire ne parlait jamais wallon, il m’appelait « m’gamin » avec un délicieux accent mosan. Aujourd’hui, à 78 ans, « m’gamin » est invité à rassembler ses notes et ses souvenirs pour évoquer un homme remarquable dont le message et la démarche du « dialogue fraternel » sont appelés à fertiliser le nouveau siècle et dont le profil correspond au véritable héros dont rêve une grande partie de la jeunesse contemporaine. Il me faudra écrire selon la raison et selon le cœur. Sans ce double éclairage, l’aventure de ce livre serait vouée à l’échec. Dominique Pire aura été le dominicain le plus médiatisé de la deuxième moitié du XXe siècle ; mais l’authenticité et la générosité de son action ont toujours devancé de plusieurs longueurs cette médiatisation, qu’il acceptait avec le plus beau des sourires : celui que confère l’humour contenu dans la foi. Car il est bien connu que l’humour est l’un des ingrédients précieux de la vie spirituelle, et on dit même que les saints tristes ne sont que de tristes saints. Dominique Pire avait beaucoup d’humour et il rayonnait de cette joie si particulièrement tenue en honneur au sein de l’Ordre mendiant des frères prêcheurs.

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Avant-propos

Mais quelle voie fallait-il choisir pour l’écriture ? Le genre « biographique » ? L’alignement des dates et des événements ne suffirait pas à retracer le portrait fidèle de cet aventurier spirituel capable de jouer sa vie au 421 chaque jour, au gré où le conduisait l’Esprit. Pourtant, c’est le chemin que l’on prendra, et ce pour une raison très simple. Le père Pire a toujours voulu tirer le meilleur parti des situations dans lesquelles le plaçait le « Destin », ou la « Providence », c’est selon notre regard. Si bien que chaque étape de sa vie, prise isolément, devient le récit d’une aventure passionnante en soi, sans qu’il soit nécessaire de relier les épisodes les uns aux autres comme on ferait pour décrire l’acteur sublime d’une seule idée ou d’un seul dessein. Et le fil chronologique qui sera le nôtre nous amènera à nous arrêter à chaque étape de cette vie si remplie de réactions merveilleuses devant la souffrance des autres, pour découvrir, successivement, un jeune garçon « qui buvait le ciel avec l’avidité d’un petit chat buvant une tasse de lait », un séminariste plein de vie et d’ardeur préférant l’action à la contemplation, un curé de paroisse à la fois modèle et triste d’être confiné au plateau de la Sarte, un résistant discret mais efficace pendant les années de la peste brune, un animateur de mouvements de jeunesse, un précurseur de Coluche dans l’aide directe et quotidienne aux plus démunis, un aventurier qui s’en alla épouser la souffrance des autres loin des frontières de son pays, un philosophe qui a ambitionné de créer une Europe du Cœur, un sauveur pour le résidu humain parqué dans les camps d’Europe centrale après la guerre, un bâtisseur de homes et de villages pour les « sans voix », un Prix Nobel de la Paix qui secouera le cocotier de l’indifférence dans la cour des grands de ce monde, un technicien du Développement créant la formule des « Îles de Paix », un prophète qui incarne la réalité du « dialogue fraternel » entre les Hommes et entre les États, et le fondateur de l’Université de Paix. Cette succession des chapitres dans un ordre chronologique n’est donc pas le fruit du hasard ni l’obsession de fournir une synthèse à tout prix. Elle prouvera seulement la constance de ce moine de noir et de blanc vêtu à vivre, comme tout dominicain, de la volonté d’apporter une Bonne Nouvelle à tous ses frères humains. Lorsque, vers la fin de sa vie, le père Pire reçoit mon confrère Hugues

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Vehenne du Soir qui lui demande comment il parvient à coordonner dans sa vie tant de choses différentes, il lui répond : « C’est chaque jour que je retrouve l’unité de moi-même dans la prière ». Nous aurons aussi l’occasion de montrer à quel point le père Pire a réussi à établir un dialogue humain profond avec ceux qui, en apparence, devaient se situer loin de lui. Les francs-maçons par exemple. Admirateur du pape Jean XXIII, et d’esprit conciliaire avant la lettre, il fut aussi très proche des athées par l’amitié et le dialogue fraternel, sans oublier un seul instant qu’il était aussi un religieux, un prêtre, un Melchisédech… En somme, il fut une seconde fois prophète en inaugurant un nouveau style de rapports entre tous les hommes de bonne volonté. En cela, il appartient davantage au XXIe siècle qu’au siècle de son passage sur cette terre. Mon essai de biographie tentera d’éviter le piège de la louange. D’ailleurs, Dominique Pire préférait le parfum sauvage de la lavande ou celui, délicat, du chèvrefeuille au parfum de l’encens. Il ne faudrait surtout pas imaginer que nous partons à la découverte d’une espèce de surhomme, de géant, de force de la nature ou de prodige religieux. Au contraire, la vie du père Pire repose tout entière sur un paradoxe chrétien fondamental : c’est parmi les plus faibles, parmi les sujets à risque, que Dieu cherche ses meilleurs serviteurs et que l’Humanité trouve ses meilleurs guides. Mais il s’agit d’une faiblesse traversée par ce que les chrétiens appellent « la grâce », qui n’est certes pas leur monopole et qui est offerte à chaque homme, au moins une fois dans son existence. On trouvera aussi dans ces pages des reflets d’une timidité naturelle sans cesse surmontée, d’une audace que l’on ne trouve d’ailleurs que parmi les êtres qui en paraissent le plus démunis. Ceci explique peut-être aussi que Dominique Pire était courageux, mais jamais téméraire. Il l’avouait avec une simplicité désarmante : « J’ai toujours eu peur de mes supérieurs, peur de ne pas faire correctement ce que l’on attendait de moi. » Le père Pire partageait enfin, avec tous les timides de la planète, ces moments de brusque colère, de révolte, de haussement de ton. On remarquera que la lâcheté de certains était le plus souvent le facteur déclencheur de ses réactions homériques. Il vomissait le mensonge, le manque de courage, et les « tièdes » en général. Lorsqu’au lendemain de la mort d’Albert Schweitzer, un journal pari-

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Avant-propos

sien se permit de suggérer qu’il y avait eu chez cet autre Nobel de la Paix un certain désir de paraître, le père Pire écrivit au directeur de la feuille, de sa plus belle encre mauve, une lettre pas piquée des vers. Celui-ci répondit qu’il partageait les sentiments de son contradicteur, mais il refusa de publier la moindre rectification. Le Père le traita publiquement de lâche. De même, lorsque le président d’une association internationale du tourisme l’invita à sa tribune – la présence d’un Nobel fait toujours bon effet dans un programme – le père Pire lui fit publiquement regretter d’avoir confondu ses villages du cœur avec des stations de Club Med ou des stations fleuries hawaïennes. Il dessinait, d’une encre au picrate, la frontière qui le séparait des lâches ou des corrupteurs. Les vrais apôtres gardent toujours sous leur cape un fouet à nœuds, et c’est fort bien ainsi.



UN « ENFANT DÉPLACÉ »

Notre récit commence à la mi-août 1914. Un dimanche plein d’inquiétude. L’armée du Kaiser Guillaume a vu sa promenade d’invasion de la Belgique brusquement entravée par une résistance particulièrement farouche des alliés français de la Belgique sur la rive gauche de la Meuse. Arrivé à Dinant le 9 août, le 148e Régiment d’infanterie française a reçu un accueil particulièrement chaleureux. Le jour de l’Assomption se passe dans le bruit assourdissant d’un duel d’artillerie sur les rives du fleuve, duel qui se termine à l’avantage des Français. Dinant fait à ceux-ci une immense ovation, une fête bruyante que les Uhlans du Kaiser observent, bloqués sur les hauteurs d’en face. Ils enragent. Le vendredi 21 août, ayant réussi à franchir le fleuve, les troupes du Kaiser, comprenant le 108e régiment d’artillerie, des unités de cavalerie ainsi que des automitrailleuses, sèment la terreur dans le quartier de la rue Saint-Jacques. L’historien Michel Hubert écrira plus tard : « Les soldats, assoiffés de sang et de carnage, défoncent les portes, tiraillent dans les fenêtres et les soupiraux, lancent des grenades et, au moyen de bombes, propagent l’incendie. » Dès le samedi matin, un mouvement d’exode général fait suite à la panique. Parmi les réfugiés dinantais qui prennent le chemin du sud-ouest, le chemin de la France, il y a Georges Pire, un Namurois qui est instituteur à Leffe, un faubourg de Dinant. Sa jeune femme aussi, Berthe Ravet, et puis leur bambin de quatre ans et demi, prénommé Georges comme son père. Ils doivent traverser le fleuve en barque, à trois, avec leur maigre baluchon. Ils font de grands signes de la main au papa de Berthe, François Ravet, menuisier ébéniste à Leffe, lequel entend bien rester auprès de sa femme qui refuse formellement de quitter sa maison. Le lendemain, le dimanche 23 août

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1914, peu avant six heures, le général allemand d’infanterie Karl von Elsa légalise l’horreur : il donne l’ordre de piller, incendier, et massacrer les civils dinantais, sans égard à l’âge, au sexe ou aux infirmités. Et la soldatesque reçoit l’ordre de faire crier à ces civils innocents avant de les abattre : « Vive l’Empereur ! Hourra ! À bas la Belgique ! » La rage de ces hommes déchaînés se portera particulièrement sur Leffe. Sur les six cent quarante-trois martyrs civils de la région dinantaise, on compte deux cent quarante-quatre victimes dans le faubourg de Leffe. Parmi eux, quatre femmes et douze enfants… ainsi que le menuisier du coin, abattu sur le seuil de sa maison, François Ravet. Mais le jeune couple Pire-Ravet ne l’apprendra que plus tard, étant parti la veille et échappant ainsi de justesse au massacre. C’est un parent servant sous les drapeaux belges qui, passant chez eux en Bretagne au cours d’un congé de permissionnaire, leur apprit l’affreuse nouvelle. Suivons d’abord à la trace le bambin de quatre ans et six mois dont le grand-père vient d’être assassiné – après l’incendie de l’atelier familial – et qui accompagne sa maman Berthe et son papa Georges sur le chemin de l’exil. Voyage difficile à tous points de vue, si l’on songe qu’au mois de juin 1914, soit deux mois avant les événements que l’on vient de rappeler, l’enfant avait été atteint d’une diphtérie ayant entraîné la nécessité de pratiquer une trachéotomie. On devine son état de fragilité. S’il porte le même prénom usuel que son père, il a reçu pas moins de six prénoms au baptême : Georges Charles Clément Ghislain Eugène François Pire est né le 10 février 1910 au domicile de ses parents, 123, rue Saint-Pierre, à Dinant. Une vingtaine d’années plus tard, lors de sa prise d’habit comme religieux, s’ajouteront encore deux prénoms à cette première série de six : Henri (en l’honneur de son « modèle en spiritualité », Henri Lacordaire) et Dominique (en l’honneur de saint Dominique, fondateur de l’Ordre des Frères Prêcheurs). En définitive, l’Histoire ne retiendra que le prénom de Dominique, sauf pour les documents civils ou les pièces bancaires où il lui a bien fallu toujours signer avec le prénom de « Georges ». L’enfant a-t-il gardé quelques souvenirs de cet exode ? Il les a confiés à Hugues Vehenne, en 1959 : « Je suis fatigué, j’ai mal à la gorge. Je marche, je dors. Tram, train. Deux jours et deux nuits en wagon à

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Un « enfant déplacé »

marchandises. Arrêt à Rennes, en Bretagne. On est stoppé, car j’ai de la fièvre. On nous regarde, on nous plaint, on nous aide. Je suis un réfugié, une “personne déplacée”. Mais je ne le sais pas. Je ne le saurai, je ne le comprendrai que trente-cinq ans plus tard, en voyant mes frères des camps. » Les souvenirs ultérieurs de cet exode sont plus nets. Forcément, puisqu’il est resté trois ans en Bretagne, qu’il achèvera l’exode en Normandie, et qu’il aura neuf ans à son retour en Belgique. Comment subsister dans cet exil ? Grâce à l’intervention d’un certain M. Dodu, inspecteur d’Académie à Rennes, Georges Pire senior obtient un intérim à l’école primaire d’Essé, en Ille-et-Vilaine, Bretagne. C’est une bourgade qui compte à l’époque près de six cents habitants et qui n’est connue que pour abriter le plus grand dolmen de France, celui de la Roche-aux-Fées. L’instituteur d’Essé étant au front, on fut très heureux de recourir aux services de Georges Pire pour s’occuper des petits Esséens et Esséennes. Il faut tout de même préciser que, malgré la précipitation de sa fuite lors du massacre de Dinant, M. Pire n’avait pas négligé d’emporter dans son balluchon son diplôme officiel d’instituteur. Voilà donc la petite famille Pire à l’abri des coups durs pendant plusieurs années à Essé. On dit Ezieg en breton. Le village doit son nom au dieu gaulois Esus. Les fantômes des druides ne sont pas loin. Sans doute le jeune Georges Pire doit-il avoir souvent accompagné ses parents à l’église romane plantée au cœur du village. Un détail que le jeune garçon n’a certainement pas remarqué : la nef de cette église est décorée par un tableau du Rosaire figurant la Marquise de Sévigné. Petit clin d’œil prémonitoire ? On sait combien le Rosaire est en honneur dans l’Ordre dominicain. Mais il arrive que les signes du destin soient fort discrets ; d’ailleurs, le nom même de saint Dominique n’avait sans doute jamais encore effleuré les oreilles du jeune garçon. En revanche, « petit Georges » devenu grand se souvient parfaitement d’avoir joué dans le jardin de l’école de la Croix Rabot avec un certain René Pelhate… qui devint prêtre et recteur d’un petit bourg breton. Il se souvient aussi d’avoir accompagné son père à la pêche. Ce sport le taquinera souvent par la suite, même au couvent… Rien de tel pour se remettre les neurones en place. Trois ans plus tard, il faudra déménager. Charles de Broqueville a installé le gouvernement belge au Havre, et il collabore efficacement avec le gouvernement français de Georges Clemenceau. C’est

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ainsi qu’étant amené à s’occuper du millier de réfugiés belges qui se trouvaient alors en Normandie, en accord avec Paris, Charles de Broqueville envoie Georges Pire en Normandie pour diriger les écoles de Laigle, dans le département de l’Orne. Responsabilité accrue, en passant d’un bourg de six cents habitants à une petite ville de cinq mille âmes. Mais une nouvelle épreuve attend la population de ces régions et oblige la petite famille Pire en exil à prendre des précautions sanitaires draconiennes : la fameuse épidémie de grippe espagnole décime la population. Georges Pire junior se souviendra de ces corbillards à la queue leu leu qui attendaient leur tour pour les obsèques, devant le parvis de la cathédrale Saint-Martin. En filigrane de ces événements, on remarque deux personnages hors du commun : les parents du petit Georges. Deux êtres au superlatif. Lui, l’instituteur de talent, qui fait face à l’exode avec un sangfroid remarquable, joue jusqu’à l’excès le rôle de « père », le représentant de la loi, du devoir, de l’effort. Avec des influences positives et négatives sur son premier enfant. « À cinq ans, on me mit à l’école, dira plus tard petit Georges devenu célèbre. Mon instituteur fut mon père et mon père fut mon instituteur. Je dois beaucoup à cette confusion des pouvoirs. Surtout la continuité de l’exemple et l’horreur de l’inexactitude. Aujourd’hui encore, je gère mes œuvres avec cette hantise du compte net et clair, puisée jadis dans l’enseignement paternel. » Le papa instituteur reconnaîtra, tant à l’école de Laigle en Normandie que dans la petite classe d’Essé en Bretagne : « Mon fils faisait des progrès constants… mais je le tenais évidemment à l’œil. » Georges Pire senior était méthodique et taiseux. Mais il en faisait trop, assurément, et son fils, un jour, le lui reprocha avec cette nuance que la tendresse des sentiments apporte à nos jugements : « La peur ! C’est elle qui m’a dominé pendant ces longues années. Peur de mal faire, peur d’être puni, peur de ceci, peur de cela. Un véritable complexe dont j’avais dû former les premiers éléments à la maison, sous la sévérité paternelle. Mais que n’ai-je discerné en même temps toute la bonté secrète de mon père ! Au collège, j’étais un craintif, un bûcheur, parfois un “frotte-manche”. J’avais peur des costauds, des turbulents. Je travaillais non pour bien faire, mais par peur d’être accusé de mal faire. Je sortis de rhétorique avec 93 % des points. Le travailleur méthodique et consciencieux avait dix-sept ans.

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Un « enfant déplacé »

Dominique Pire et sa famille en visite à La Sarte, le jeudi 4 avril 1929. De gauche à droite et de haut en bas : sa sœur Lili, sa mère, lui, son père, sa sœur Françoise et son frère Charles

Il observait fidèlement les trois règles du bon petit bourgeois d’alors : bûcher, bien se tenir et rester à la maison. » Sans doute y a-t-il, dans cette première formation du jeune Georges Pire, l’influence marquante du père, représentant la loi et la société. Mais il y a dans le même temps l’influence patiente et complémentaire de maman Pire. Dans l’âge adulte, Georges Dominique Pire en prendra pleinement conscience et il confessera, en parlant avec beaucoup de franchise de son père : « Heureusement, le contrepoids jouait : la gaieté cordiale de maman. Les coups de sonnette la rendaient joyeuse : c’était l’imprévu. » Cette influence de maman Pire dépassait assurément la simple gaieté cordiale et ce n’est pas sans raison que, beaucoup plus tard, lorsqu’il publiera ses dialogues avec son ami le docteur Charles Dricot, il dédicacera son livre Bâtir la Paix d’une manière très révélatrice : « À ma chère mère, qui m’a appris, depuis l’enfance, le respect total des autres. » Il faut, sous peine de ne pas comprendre totalement la structure intellectuelle, mentale, morale et humaine de notre Prix Nobel de la Paix, régler d’abord les projecteurs sur le personnage tout à fait étonnant de Berthe Ravet, la maman du futur père Pire. On l’a dit, elle était la fille du menuisier ébéniste de Leffe, François Ravet, assassiné par les troupes du Kaiser Guillaume. Berthe Ravet n’avait que dix-sept ans lorsqu’elle épousa Georges Pire, un instituteur de vingt-deux 17


ans, au lendemain de la fête de Noël 1908. La légende familiale a retenu que les jeunes mariés ratèrent le train qui devait les conduire vers leur destination de lune de miel, qu’ils se sont cachés dans un petit hôtel face à la gare de Dinant et que, pour n’être pas l’objet de moqueries de la part des invités de la noce, ils repartirent en catimini à l’aube du 27 décembre 1908 à pied, dans la neige, traînant leurs valises jusqu’à la gare suivante… Un tout grand amour. Et un bébé dès le 10 janvier 1910… Berthe dira, beaucoup plus tard, à son fils premier-né : « J’ai joué avec toi comme on joue à la poupée. » Mais cette relation dépassera de loin un simple jeu. Quand, un demi-siècle plus tard, on interrogera le père Pire sur l’origine de ses conceptions du dialogue fraternel, il répondra que son concept de l’unité de la famille humaine lui est venu par la religion et « par l’éducation que ma mère m’a donnée. Maman était, de façon très naturelle, amie de tous, quels que fussent leur niveau social et leur milieu. » Le sens social du père Pire ? On en trouve déjà quelques racines révélatrices chez maman Berthe. C’est encore à son ami Charles Dricot que le père Pire fera cette confidence familiale : « Ma mère allait collecter pour différentes œuvres. Elle rentrait souvent triste parce que des dames plus riches qu’elle ne voulaient pas collecter avec elle. Ce qui signifie que les dames riches collectaient ensemble, avec d’autres dames du même milieu ; et que les dames de la classe moyenne, comme ma mère, collectaient, elles aussi, avec les gens de leur même classe. » Rien n’irritait davantage le père Pire que toute forme de discrimination dans la solidarité ou dans la charité. Je me souviens parfaitement de sa colère lorsque, arrivé au camp du Kreuzweg à Hanovre, il apprit avec stupeur que tous ces réfugiés laissés à l’abandon s’affirmaient catholiques le mardi, protestants le jeudi et athées le samedi, tout simplement parce que le mardi était le jour de la visite de Caritas Catholica, le jeudi, celui de la visite de la YWCA et le samedi, le jour réservé au Secours socialiste laïc. Jamais, dans ses homes, dans ses villages ou dans ses îles, il n’a voulu connaître les convictions religieuses ou philosophiques des personnes déplacées. Berthe Ravet avait déjà cette attitude, à l’âge où le père Pire n’était encore qu’un « enfant déplacé », réfugié en Bretagne, puis en Normandie.


LES LANGES DE LA SAINTE ÉGLISE

Les rapports entre Dominique Pire et les journalistes n’ont pas toujours été faciles. Le père reprochait souvent aux gens de ma corporation d’avoir un goût immodéré du sensationnel, du scoop, de l’extraordinaire. Il craignait vraiment d’être classé parmi les vedettes de la religion et de faire partie de l’hagiographie télévisée. Il s’en expliquera un jour à mon ami Hugues Vehenne : « On m’a donné le prix Nobel de la Paix. Tout cela modifie l’optique de beaucoup de gens. Ils transposent les mérites imaginaires de mon âge mûr et voudraient en inonder mon enfance. Parce que je suis prêtre, j’ai dû être un petit saint ! Moi dont le regard n’a pas changé, je regrette de ne pouvoir leur donner satisfaction. Je fus puéril, tout bonnement, et je crois que je le suis encore. »

Ceux qui ont eu le bonheur de l’approcher savent qu’il ne s’agit en aucune manière de cette modestie au second degré dont se parent si souvent les vedettes de l’actualité. En revanche, et le texte qu’on vient de lire me paraît éclairant, Dominique Pire était d’une lucidité remarquable, tant dans le regard qu’il portait sur sa propre vie que dans celui qu’il portait sur autrui. Alors, la légende du petit génie ou du petit saint surdoué dont le berceau recelait déjà un Prix Nobel est à ranger au rayon des fantaisies médiatiques. Mais on le croit absolument sincère et proche de la réalité lorsqu’il écrit : « J’avais la foi d’un enfant, une foi naturelle, aisée. Celle que donnent des parents bons chrétiens et catholiques scrupuleux, des maîtres traditionnels, un mode de vie limité. Rien d’autre. Pas d’illuminations, d’apparitions, de langues de feu ! Poupon de Dieu, j’étais

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emmailloté dans les langes de la sainte Église, pareil à la plupart des enfants. J’étais chrétien et catholique comme on respire… »

Cet éclairage sur les années tendres de Dominique Pire est important, en ce sens qu’il souligne d’une façon évidente et naturelle qu’on se trouve devant un personnage dont l’influence devrait sans doute se maintenir au cours de ce vingt et unième siècle, quelqu’un qui était conscient de son immense faiblesse et de sa grande vulnérabilité, et qui construira une vie solide et belle à partir d’éléments fragiles. « À entendre de nombreux journalistes et candidats biographes, l’amour du merveilleux domine le monde, et leur vie se passe à traquer le formidable ! Je les ai déçus. Je ne suis pas formidable et mon existence n’a jamais été qu’un petit ruisseau un peu lent, qui va s’élargissant. » Mais encore ? C’était quoi, pour lui, d’être chrétien et catholique comme on respire ? Il l’a sommairement résumé un jour à son ami Charles Dricot : « J’ai lu la Bible, c’est évident, et j’ai appris que les humains étaient issus d’une souche unique. Dans l’histoire du Peuple élu, les hommes parlaient une seule langue et ils se divisèrent ensuite par orgueil. Par ailleurs, je crois en un Dieu unique, Père de tous les hommes, lesquels, par le fait même, forment une seule famille dans laquelle tous sont égaux. Telles sont, avec mes amitiés, mes sources d’inspiration. » À onze ans (en 1921), Georges Pire entre au fameux collège de Bellevue, qui surplombe la Meuse à Dinant. Ce n’était pas un petit séminaire, mais il est un fait que plus de la moitié des élèves de la promotion de rhétorique à laquelle appartenait le jeune Georges Pire, entreront en religion. Georges, lui, a hésité un certain temps entre la prêtrise et la médecine. Mais laissons-le raconter lui-même cette période de sa vie : « J’ai un mauvais souvenir de mon premier jour de collège. J’avais parlé dans les rangs et je dus rester en retenue. Je me sentais abandonné, seul, perdu, j’avais peur. […] Je trottinais sur le chemin de la vie, plein de crainte et d’admiration. De crainte pour moi, d’admiration pour les autres. »

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Les langes de la Sainte Église

Sans disparaître complètement, cette peur va se dissiper au fil des ans. Et Georges Pire devient un bon élève, parfois timide, mais volontaire et méthodique. Il garde de ces années le souvenir admiratif d’un de ses maîtres, le chanoine Nicolas. Il observe scrupuleusement toutes les règles du « Bellevue ». Des règles parfois surprenantes. Par exemple, il était interdit aux élèves de parler wallon, même chez eux « parce que ce patois était trop populaire… ». Est-ce dû à cet interdit linguistique du collège Bellevue que, plus tard, le père Pire ne parlera plus la belle langue de son terroir ? Georges obtient assez rapidement la réputation d’être « un bon sujet ». Cela signifie entre autres qu’il est invité, avec d’autres « éléments sérieux », à passer régulièrement dans les salons du préfet de discipline. Ils y forment un petit cénacle de théologie. En classe de terminale… on comptera quatorze vocations religieuses sur les vingt-six élèves de la classe. Georges Pire, à l’examen des points, fait partie du trio de tête… avec un futur jésuite et un futur maître en théologie au grand séminaire de Namur. Il avait dix-sept ans. Au sortir de la classe de rhétorique, Georges Pire va procéder à une série d’explorations au sein de divers ordres religieux et faire toutes sortes de visites pour être certain de bien choisir sa voie. Sur les conseils de son père, qui désire tester la vocation de son fils aîné, Georges s’inscrit au petit séminaire de Floreffe. Mais il s’intéresse aussi à la règle de saint Benoît, et c’est à Maredsous, puis à La Trappe qu’il passe une retraite. Le tour de son « petit marché spirituel » le conduit aussi pour une courte visite, puis pour une retraite, au couvent dominicain de la Sarte, sur les hauteurs de Huy. Comme Lanza del Vasto, il subira à vingt ans l’extraordinaire attrait spirituel du lieu. Écoutons-le parler lui-même de la Sarte : « Je fus pris, oui, pris par la grâce souriante. Par la bonté, la douceur, la joie du couvent. Un coup de foudre. Je m’attendais à voir des statues et j’avais rencontré des êtres humains. Les Dominicains ont une vision claire du monde. Ils ne sont pas hiératiques. J’étais pris par cette générosité intellectuelle rayonnante. Le lasso de Dieu ! »

Georges Pire n’y entrera cependant que le 14 septembre 1928, ayant d’abord passé une année au petit séminaire de Floreffe « pour satisfaire la volonté de son père ». Après avoir prononcé ses vœux 21


temporaires de trois ans, le 23 septembre 1929, puis ses vœux solennels en 1932, il étudiera à l’Angelicum de Rome et il sera ordonné prêtre le 14 juillet 1934. Dans les fioretti de sa vie, on lit qu’il célébra sa première eucharistie paroissiale à Leffe, le 23 juillet 1934, le jour même où ses parents y célébraient leurs noces d’argent. L’étude est toujours au centre de ses activités. Il sera docteur en théologie au terme d’une thèse dont le sujet fut : « Les infiltrations de la doctrine des stoïciens dans les écrits du IIe siècle. » À vingt-six ans, il se retrouvera donc, comme on disait alors à l’Angelicum, « marié à la vérité » et coiffé de la barrette noire à trois cornes des docteurs. Finies les études romaines. Il faut rejoindre la Sarte. Plus tard, Georges (Henri) Dominique Pire commentera non sans humour ce moment du retour en Belgique : « Je rentrai dans mon couvent de la Sarte, assez content d’avoir terminé mes études et d’être notamment débarrassé de la philosophie morale. Une bonne nouvelle m’attendait : comme première mission, je fus prié de donner aux frères dominicains un cours de… philosophie morale. » La « soif de connaître » du jeune dominicain va s’étancher davantage encore au cours d’un séjour à l’Université catholique de Louvain où, en un an, il absorbera la matière de quatre ans de sciences sociales et politiques. C’est pendant ce séjour à Louvain l’ancienne qu’il découvre sa véritable vocation sociale en étant témoin du travail remarquable qu’effectuaient les Sœurs Missionnaires de l’Enfance. Il nous révélera plus tard, à propos de ce séjour à Louvain : « Un déclic se produisit en moi à ce moment. Je devais descendre au fond de la pauvreté, comme tant d’autres. La comprendre. Et l’effacer, si je pouvais. »

On efface parfois la misère, par des efforts bien coordonnés, mais pas la pauvreté, ni surtout l’esprit de pauvreté, qui est une vertu évangélique. Il nous arrivera encore de découvrir parfois de petits manques de rigueur dans le vocabulaire du père Pire, mais on les pardonne plus vite à un homme d’action qu’à un philosophe. L’heure du choix d’une mission personnelle est proche. Au sein de l’Ordre des Prêcheurs, les supérieurs ont maintenu longtemps l’intention de diriger Dominique Pire vers le professorat. En vain,

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Les langes de la Sainte Église

semble-t-il. Il lui faut du concret, de l’humain à portée de main, du social… Dès avant la guerre 1940-1945, Dominique Pire s’épanouira dans l’action. Il assume, en 1938 déjà, la tâche immense de nourrir les centaines d’enfants qui fréquentaient les stations de plein air de Huy, copie fidèle de ce que l’abbé Froidure avait réalisé à Bruxelles. Puis vint la guerre. Ce fut l’occasion rêvée pour cacher un certain nombre d’enfants juifs et les sauver de la déportation. Dominique Pire fait en réalité discrètement partie de cette catégorie que les Juifs appelleront plus tard les Justes. Ce fut le cas avec Mlle Weiss, fille de la célèbre journaliste socialiste du journal le Peuple, Estelle Goldstein, que Dominique Pire rebaptisa du prénom catholique de Françoise pour qu’elle échappe aux griffes de la Gestapo. C’est aussi le cas avec la « Judith » qui ouvre mon livre du Parlant silencieux ; elle aussi faisait partie de ce groupe d’enfants juifs sauvés par le dominicain et j’ai recueilli son témoignage plus tard, lorsque, atteinte de polio, elle gisait dans un poumon d’acier des cliniques de Linthout. Pendant les années de guerre, le père Pire s’aventure également en Hesbaye, où il remplit les fonctions d’aumônier d’un secteur de l’Armée secrète. De fil en aiguille, il collabore aussi au Service de renseignements Bayard de la Résistance. Quelques rubans discrets dans un repli de la robe blanche en attestent : une Croix de guerre avec palme, la médaille de la Résistance et la médaille de la Reconnaissance nationale. Puis, à la même époque, mais venant en ordre chronologique après la création des stations de plein air locales, il crée un Service d’entraide familiale à Huy, un groupe de dépannage d’urgence créé pour les familles pauvres. Ce service hutois essaimera bientôt à Arlon, Bruxelles, Dinant et Liège. C’est le père Pire lui-même qui, en quelques phrases bien enlevées, signera l’acte de baptême de ce service d’entraide désormais connu sous le sigle de « SEF ». Il s’exprime ainsi : « Le SEF est né, non pas en chambre, sur un beau papier blanc, mais au contact de la vie. En 1938, des monitrices des Stations de plein air, visitant quelques enfants des Stations, trouvent le foyer désolé… La mère est au sanatorium, personne pour faire le ménage. Les jeunes filles se proposent, la famille accepte. Et c’est la joie de part 23


et d’autre. C’est ainsi que naquit la première idée du SEF. Le SEF est basé sur le principe des prestations personnelles. On ne distribue rien, ni vivres, ni vêtements, ni secours, ni médicaments. On ne joue pas au bienfaiteur. Mais on se donne soi-même à fond. »

On en dira davantage, au chapitre des « plantes vivaces ». Mais on constate que, dès le début de l’action du père Pire, la démarche est celle du dépannage d’urgence, de la réalité prise à bras le corps. Et le SEF restera toujours comme le « module initiateur » des plus grandes entreprises du dominicain. Et, tout naturellement, au moment de la Libération et au plus fort de la désorganisation alimentaire et sociale, c’est au père Pire que l’on songe pour assumer, pour un mandat de quatre ans, la charge de curé de la paroisse de la Sarte qui jouxte le couvent. De l’avis de certains journalistes locaux, il s’acquittera plus qu’honnêtement de cette fonction, tout en laissant percevoir qu’il se sentait un peu à l’étroit dans les frontières d’une paroisse. Il était une sorte de grand nomade cloué au sol. Cela ne durera pas longtemps. En 1949, toute sa vie va basculer et, à trente-neuf ans, il ne jouera plus que dans la cour des grands de ce monde. En commençant avec les plus petits, les hommes et les femmes « sans voix », les laissés-à-l’abandon de l’immédiat après-guerre.


UNE HISTOIRE DE BICHE ET DE COLONEL AMÉRICAIN

Pour bien situer la rencontre du père Pire avec le colonel américain Edward Squadrille, qui est l’un des « moments clés » de la vie du futur Prix Nobel de la Paix, il faut revenir sur ces premières années de formation au couvent dominicain de la Sarte et tenter de jeter quelque lumière sur l’état d’esprit du moment. S’il est vrai que l’Ordre des frères prêcheurs est sans doute le plus démocratique de la panoplie religieuse de l’Église catholique (personne ne saurait s’y accrocher au pouvoir, les postes de responsabilité y étant tous électifs et rigoureusement limités dans le temps), s’il est vrai aussi que, chez les dominicains la vie est très individuelle et qu’y règne la règle du chacun chez soi depuis la prise d’habit jusqu’à la mort, on ne peut pas en déduire pour autant que le noviciat soit une partie de plaisir. À l’époque, d’ailleurs, l’office de nuit se déroulait à minuit, de manière à bien « casser le sommeil ». Aujourd’hui, il se récite en soirée. Il fallait aussi se plier à pas mal de choses : supporter stoïquement l’inconfort des chambrettes ou des cellules, accomplir au moins deux heures de travail manuel par jour, nettoyer les locaux, accepter joyeusement la tonsure qui était toujours de règle, le jeûne, les appels à la pratique d’une certaine sainteté… Le père Pire, qui a toujours eu le sens de l’humour (et parfois même de la farce), résumait cette situation particulière de la manière suivante : « Les novices ont l’air saint et ne le sont pas. Les étudiants ne le sont pas et n’en ont pas l’air. Les jeunes pères le sont et n’en ont pas l’air. Les vieux pères le sont, et ils en ont l’air. » Il n’empêche que certaines règles y étaient plus dures à supporter que d’autres. Celle du contrôle de la correspondance, par

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exemple. En principe, le prieur pouvait ouvrir toute correspondance partant à l’expédition ou arrivant au couvent. Une règle qui était applicable non seulement aux novices, mais pendant toute la durée de la vie religieuse, exception faite (par reconnaissance et respect sans doute) pour les maîtres en théologie. Un jour, le père Pire se fait interpeller par l’un de ses supérieurs qui, ayant intercepté une lettre confiée au frère postier, se mit dans une vive colère : » Comment ? Non seulement vous vous permettez d’écrire à une jeune fille, mais vous vous adressez à elle en l’appelant “ma chère Biche” ! » Le supérieur en question n’ignorait certes pas que son jeune confrère Dominique Pire était aumônier d’une troupe de girls guides, comme on disait à l’époque, mais il ne connaissait absolument rien aux traditions scoutes, ni à l’attribution de totems. « Biche » était le totem, le surnom guide, de la cheftaine du lieu. Cette censure d’un autre âge fut d’ailleurs allègrement contournée le jour où le secrétariat du père Pire sera fixé en ville, d’abord dans la rue d’Angleterre, puis ensuite, au 35 de la rue du Marché, à Huy. Le parcours religieux de Dominique Pire n’a pas été houleux, mais il n’a pas toujours été aisé. Non qu’il ait éprouvé des doutes majeurs sur des questions philosophiques, mais parce que les chemins qui lui ont été proposés pour avancer dans son idéal de clerc n’ont pas toujours convenu à son tempérament d’homme d’action. Ses convictions religieuses, simples et profondes, étaient d’abord le fruit d’une prime éducation religieuse sans vagues. « Ma mère, très tôt, a commencé mon éducation religieuse. Elle m’a communiqué sa piété, sa ferveur, et le sentiment d’un Dieu paisible, bon, mais attentif », a-t-il confié un jour à HuguesVehenne. Puis vient la période de l’éveil aux choses de Dieu, et notamment les recherches et les méditations qu’il partagera avec des jeunes gens de son âge au sein du petit cercle de théologie qu’il fréquente au collège de Bellevue. Premier accrochage au cours de son année de présence au petit séminaire de Floreffe : trop de philosophie à son goût, et vraiment, cela ne le rend pas heureux. Le noviciat au couvent de la Sarte pose moins de problèmes, en ce sens que la formation de départ du jeune dominicain comporte pas mal de cours plus « techniques » comme l’histoire de l’Ordre des frères prêcheurs, le maniement du bréviaire, ou les subtilités du droit canon. Puis un jour, parce que

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Une histoire de biche et de colonel américain

le règlement de l’époque relatif aux études le voulait ainsi, il a fallu, très tôt, quitter la Sarte pour aller conquérir le grade de docteur en théologie dans une grande institution, à l’étranger. Les dominicains, il y a un demi-siècle, avaient le choix d’envoyer leurs jeunes candidats soit à la célèbre université dominicaine de Rome « l’Angelicum », soit à la Faculté de théologie de l’université de Fribourg, en Suisse. Dominique fut orienté vers la Ville éternelle. Et comme les cours de théologie s’y taillaient la part du lion, il y fut plus heureux qu’au petit séminaire de Floreffe. Le regard qu’il a porté luimême sur cette période éclaire singulièrement ses choix de vie ultérieurs : « La théologie m’était douce : Dieu est concret. Le spéculatif [de la philosophie, NDA] me laissait tiède. Je suis surtout pris par l’action. Je ne suis pas un intellectuel. J’ai peut-être un peu d’intelligence, mais pas d’intellectualisme. Mes confrères sont bien plus malins que moi ! Disons que j’ai du bon sens, cette philosophie naturelle. Notez que, si je redoute l’abstrait, ce n’est point par peur de la formule, mais par crainte de glisser à côté de la vie. »

Ses résultats romains, du moins ceux que l’on juge aux seules notes attribuées aux examens, seront moyens. Certes, il aime cette théologie qui lui « ouvre ses bras de lumière », comme il dira plus tard, mais l’institution elle-même l’enchante fort peu. Il estime même que cette fameuse université de l’Angelicum est « un foyer où tiédit la crème de tous les ordres religieux du monde catholique ». L’orientation générale est déjà prise en son cœur, mais elle doit encore s’ancrer dans la réalité. Ses introspections sont fines comme une lame d’acier. « À Rome, confiera-t-il encore à Hugues Vehenne, je rêvais seulement à l’apostolat. Quelque chose de très vivant, mais si naïvement propret. Les bons pauvres, les bons sauvages et les bons agnostiques à ramener. La crasse, la sanie morale, la rancœur, l’atonie, la résignation devant l’injustice, toutes détresses plus lourdes que les montagnes, je ne les soupçonnais même pas… » Le « sens du concret de Dieu », il l’affirmera d’abord dès son retour de Rome, en suivant les cours de sciences politiques et sociales d’une autre université thomiste : celle de Louvain l’ancienne où l’âme et la bibliothèque n’avaient pas encore subi les 27


En haut : La communauté des dominicains de La Sarte, à Huy En bas : Le père Dominique Pire et son équipe devant la maison du 35, rue du Marché, à Huy. Cette maison abrite encore aujourd’hui les locaux du Service d’entraide familiale, une des nombreuses organisations fondées par le père

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Une histoire de biche et de colonel américain

conséquences du divorce linguistique. Certes, il sera chargé d’enseignement à La Sarte, où, comme on le sait déjà, il donnera aux novices des cours de philosophie morale. Mais en cette fin de formation, ses rêves vont ailleurs, et déjà l’Esprit Saint lui réserve un formidable champ d’action. Un moment d’émotion forte lui est offert comme point d’orgue : ordonné prêtre à Rome le jour de la fête nationale française de l’an 1934, ayant dit sa messe de prémices le lendemain en l’église SainteSabine (le QG international des dominicains), il célébrera, comme nous l’avons déjà signalé, sa première messe paroissiale en l’église de Leffe le 23 juillet de la même année, non loin du lieu où son grandpère maternel fut assassiné par les uhlans du Kaiser Guillaume, et le jour même où ses parents fêtaient leurs noces d’argent. Après l’épisode de la deuxième guerre mondiale et ses interventions toujours aussi concrètes au sein de la Résistance (son aumônerie au sein de l’Armée secrète, la création de dépôts pharmaceutiques secrets pour les Partisans et la direction du service de renseignements Bayard ou encore son action sociale – et aide alimentaire – dans les Stations de plein air pour enfants hutois…), sans compter le sauvetage de quelques enfants juifs, le voilà bien préparé pour assumer dans l’immédiat après-guerre, en 1946, les fonctions de père curé de la Sarte. À première vue, cette affectation qui le plaçait sous la double autorité du Prieur de la Sarte et du Doyen séculier de Huy, pouvait être ressentie comme une voie de garage. Dominique Pire en fera un tremplin de plus, un exercice de terrain fabuleux et aussi un renforcement de ses convictions. Il resta très lucide et comprit vite que, s’il ne réagissait pas, il se laisserait « cléricaliser », c’est-à-dire n’être plus qu’un curé parmi d’autres, un ministre de l’intérieur de la communauté chrétienne du haut de la ville, et il ressentit combien cette charge nouvelle aux implications si nombreuses compliquait ses relations avec le monde des non-croyants. Saint Dominique aurait dit : « Mais que vont devenir les Cumans ? » Or, Dominique Pire sait que sa véritable vocation est d’être au service de tous les hommes. Pas en théorie seulement, mais en pratique. Installé à la Sarte, où il fait merveille et où chacun l’adore, il se sent surtout « confiné ». L’heure a sonné de s’échapper vers d’autres horizons.

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C’est « Bambi » qui fera fonction de détonateur. Bambi ! Toujours ces totems scouts dans le paysage. Bambi, copine de Biche, d’Écureuil, de Dédée, de Tintin, et j’en passe, comptait parmi celles qu’on peut appeler en tout bien tout honneur les « filles du Père ». Une vraie compagnie de jeunes dévouées au toujours jeune dominicain. Il a 39 ans, et, même s’il l’ignore encore lui-même, l’heure des grandes réalisations a sonné. Nous sommes en janvier 1949, notre « curé de la Sarte » déborde d’activités et entretient notamment « hors frontières paroissiales » des petits (parfois aussi de grands) cercles de théologie dans la Cité ardente ou dans la capitale et, bien entendu, à Huy également. Des réunions régulières, à dates fixes. Mais à Bruxelles, il ne s’est pas trouvé de conférencier pour ce mois de janvier. Qu’à cela ne tienne ! « J’ai ce qu’il vous faut, lui dit Bambi (alias Mme Mertens), mon beau-frère est colonel dans l’armée américaine et il est actuellement chargé de mission à l’IRO (International Refugee Organisation). Il visite nombre de camps de réfugiés en Allemagne. Il a vu beaucoup de misère. Il a certainement beaucoup de choses à nous révéler. – OK, Bambi ! » dit le père Pire. Il ignore encore à ce moment qu’un prix Nobel se cache derrière les deux lettres de son « OK ». J’y étais, à cette conférence. J’avais dix-neuf ans et j’étais étudiant en journalisme à la Catho de Lille. Après la conférence du colonel Edward Squadrille, le père Pire me dit : « Retiens ça, m’gamin : moi je fais de ce truc l’affaire de ma vie. » S’il ne savait pas encore tout, il avait tout deviné en un instant.


« HARD CORE », NOYAU DUR OU SEMENCE D’AMOUR ?

Toute l’action en faveur de ceux qu’on appellera plus tard les « Personnes déplacées », ces réfugiés qui furent pris en sandwich entre les troupes soviétiques et les troupes des alliés de l’Ouest, commence donc par une simple conférence donnée à Bruxelles, un soir de janvier 1949, par un colonel américain, ancien responsable de la gestion d’un camp de réfugiés en Autriche et en rupture de ban avec une organisation internationale qui s’occupait fort mal de ces laissés-pour-compte de la guerre contre le Reich nazi. Quel est donc ce petit homme de type méditerranéen, de mère wallonne et de nationalité américaine, qui monte à la tribune du petit cercle de théologie de Bruxelles animé par le père curé de la Sarte à Huy ? Laissons au père Pire le soin de décrire la scène et de présenter son invité : « L’ami Squadrille arriva : un jeune Américain très gentil, plein de loyauté, de sincérité et de cœur. Il se mit à parler des réfugiés des camps. Il parlait avec précision, comme ancien chef du camp de Kufstein, dans le Tyrol autrichien : quatre mille âmes. Il avait démissionné par désespérance, par sentiment d’impuissance. Il avait la conviction que l’International Refugee Organisation (IRO) ne voyait avant tout dans les réfugiés qu’un problème de sélection à résoudre, qu’une vaste commande d’émigrants sains, vertueux et efficients à livrer aux pays qui subventionnaient l’opération. »

Un mot d’explication s’impose à propos de cette « commande d’émigrants » qui peut étonner en ce début du troisième millénaire, lequel n’en finit pas de lutter contre un chômage endémique. Au lendemain de la guerre contre l’Allemagne hitlérienne, et pendant plusieurs 31


décennies, la situation sociale était inverse. La pénurie de maind’œuvre était considérable et elle était la conséquence de deux phénomènes : le besoin énorme de reconstruction après les destructions causées par les armées, la nécessité aussi de relancer immédiatement l’économie mondiale et, d’autre part, l’obligation de combler les vides laissés dans les usines par les millions de morts civils et militaires, prix d’un conflit qui avait duré plus de quatre ans. On vit donc défiler, dans ces camps où croupissaient des milliers de rescapés, un certain nombre de commissions nationales (australiennes, américaines, canadiennes, etc.) qui venaient recruter de la maind’œuvre, procédaient à des examens médicaux et psychologiques, mais n’accordaient leur visa d’émigration qu’aux plus valides et aux plus performants. Ces commissions n’avaient pas le moindre souci des impératifs humains et elles n’accordaient qu’une faible attention aux liens familiaux de ces réfugiés. Les malades et les vieillards restaient au fond du panier. Tous les « recalés », victimes de ces commissions, formeront ce que les Américains ont appelé, dans leur jargon réaliste, le « Hard Core », c’est-à-dire le noyau dur inassimilable

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« Hard Core », noyau dur ou semence d’amour ?

par une société ne recherchant que le profit. Et c’est bien ce qui ressortait de la conférence d’Edward ce soir-là. Il disait : « On s’occupe trop de business et pas assez de l’Homme. Trop de frais généraux et pas d’inquiétude pour le Hard Core, le “noyau dur”, pour les tordus d’âme ou de corps qui n’émigreront pas. Une bonne boutique d’émigration pour costauds, pour ouvriers qualifiés ! Ils ne s’occuperont du “résidu” que quand ils n’auront plus rien d’autre à faire ! C’est un raisonnement de chef de rayon, mais pas une attitude humaine ! D’ailleurs est-ce la faute de l’IRO ou de l’égoïsme pratique des nations qui la commanditent ?… »

La vraie charité, au sens général et épuré du terme, de même que la vraie solidarité (cousine germaine de la charité), se caractérise par la vitesse de réaction devant une souffrance humaine. Il faut intervenir immédiatement. Le soir même, le père Pire interpelle son conférencier. Que pouvons-nous faire ? L’ami Squadrille (comme l’appellera désormais Dominique Pire) est aussi rapide que son interlocuteur tout de blanc vêtu : il donne au dominicain une première liste de quarante-sept personnes bloquées dans les camps d’Autriche. Dès le printemps, le père Pire est parvenu à convaincre son prieur, et aussi son évêque de la nécessité d’aller vérifier tout cela sur place. Il leur dit en substance : « Agir sans savoir est une imprudence, mais savoir sans agir est une lâcheté. » Et les paroissiens de la Sarte ? Ils se passeront bien de leur curé pendant quelques semaines, d’autant plus que l’organisation pastorale du lieu baigne dans l’huile : les laïcs sont parfaitement drillés pour assurer l’essentiel du travail. Cela est dû au petit côté « précurseur de Vatican II » du curé de la Sarte qui sait faire confiance aux laïcs. En avril 1949, Dominique Pire file donc vers l’Autriche à bord de sa vieille Citroën 15. Il y visite vingt-quatre camps, deux sanatoriums, une maison pour enfants et un refuge pour vieillards. Puis, à peine revenu de cette exploration, il lance une véritable campagne de presse pour dénoncer le scandale. Avec des formules bien à lui, frappées comme des médaillons dans le bronze. Le professeur Paul M.G. Levy, dont la voix chaude au micro de Radio Londres pendant la guerre est restée imprimée dans la mémoire de toute une génération, a écrit à propos de cette période que le père Pire « voulait 33


savoir, s’informer, découvrir, traquer les sources de malheur et d’injustice. Il pensait, il cherchait et refusait d’être passif devant le malheur toujours immérité. » La machine est lancée. Avant même qu’un an ne se soit écoulé depuis l’électrochoc produit par la conférence du colonel Squadrille, le père Pire fonde l’Aide aux personnes déplacées. Il développera trois secteurs d’activité qui vont aboutir, en moins de dix ans, à créer dix-huit mille parrainages, quatre homes pour des réfugiés âgés et sept Villages européens destinés à des familles avec enfants. Mais quel écolage que ce premier voyage dans les camps d’Autriche ! Notamment celui des discriminations que les hommes opèrent au sein même de la misère. J’ai déjà cité la discrimination religieuse dans les camps de la région d’Hanovre. J’ai pu le constater dans d’autres domaines au cours de mon voyage comme accompagnateur du père Pire en Allemagne, des mois plus tard. Mais c’est mon confrère journaliste Hugues Vehenne qui a rendu compte de la première incursion du père Pire dans les camps d’Autriche. Dans ses Souvenirs et Entretiens publiés il y a un demi-siècle chez Julliard, à Paris, il note par exemple la distinction que l’on faisait dans les camps entre les DP (personnes déplacées) et les VD (Volks Deutsch). Vehenne écrit : « Si les difficultés alimentaires leur laissent un peu d’altruisme, les Autrichiens en font bénéficier les Volks Deutsch, les membres des minorités allemandes qui vivaient avant la guerre au-delà du Danube. Pendant la guerre, ces populations sont entrées dans le Grand Reich, le plus souvent volontairement, pour y renforcer l’industrie, l’agriculture, l’armée. L’occupant actuel (les Alliés de 1949) les considère comme des collaborateurs. Ils stagnent misérablement dans les camps […] Le père Pire plonge dans cette étrange classification zoologique. »

Le jugement du dominicain, au retour de sa première incursion en Autriche, est sans appel. Il condamne ces États « qui ont plus de ventre que de cœur. Le choix du DP pour un avenir ailleurs que dans les camps est du maquignonnage. Les conditions de santé, de force, de technique qui dirigent le choix des États sont souvent très dures. La pitié, le sens humanitaire interviennent très peu. Le Hard Core est composé de très vieilles personnes n’ayant pas de parents à l’étranger, des 34


« Hard Core », noyau dur ou semence d’amour ?

grands malades, des familles très nombreuses privées du père. Le cas des vieillards sans famille et des malades incurables est sans espoir. » Il fallait donc réagir au quart de tour. Mais cela suppose toute une organisation. En dix mois, l’action est lancée. En dix ans, tout sera sur pied et fonctionnera tellement bien que le départ prématuré du père Pire, emporté par une embolie en 1969, n’empêchera pas la majeure partie des œuvres qu’il a créées d’être encore opérationnelles en ce début du troisième millénaire. Ce démarrage au quart de tour a une explication. Dans la riante ville de Huy que dominait encore son couvent de la Sarte, le père Pire a d’entrée de jeu tout un secrétariat à sa disposition, un petit groupe de jeunes femmes bien organisées, dévouées et très compétentes en matière d’aide sociale. On n’a jamais souligné, comme il le méritait pourtant, le rôle capital joué en ouverture de l’aventure extraordinaire de l’Aide aux personnes déplacées par le SEF (Service d’entraide familiale). À l’époque, les volontaires de ce service avaient déjà près d’une dizaine d’années d’expérience. C’est le père Pire qui avait créé le SEF en 1940 afin de mettre à la disposition de familles en difficulté de la région hutoise des aides ménagères et familiales. On trouve les mêmes personnes, du moins à l’origine, dans le SEF et dans l’Aide aux personnes déplacées. Ce fut d’un précieux apport. Certes, le SEF continuera par la suite de voler de ses propres ailes et prospérera sur le plan local tant et si bien qu’en 1981, soit douze ans après la mort du père Pire, il ouvrira une maison d’accueil ayant pour objectif d’aider à l’insertion ou la réinsertion d’adultes et de familles en difficulté. Et comme les « difficultés » sont grandissantes, une deuxième maison d’accueil est ouverte par le SEF en 1992. La particularité de l’intervention du SEF, dans les premiers temps de la fondation de l’Aide aux personnes déplacées, devait être signalée, car elle fait partie d’un ensemble de « vases communicants » qui ont toujours existé entre les réalisations du père Pire. Un fil rouge traverse toutes ses initiatives, fil rouge tenu par une équipe de plus en plus nombreuse, avec ses « anciennes » et « anciens », ses complices de dix, vingt, ou trente ans… tous unis dans la même volonté de rétablir un peu plus de justice et de paix en ce monde. Faire du Hard Core de chaque époque et sous tous les cieux une semence d’amour et de solidarité entre tous les humains.



UN PARRAIN, UNE MARRAINE … ET UNE PETITE FILLE « ESPÉRANCE »

Ainsi donc, à la fin de l’hiver 1949 au cours duquel le colonel Squadrille a provoqué l’émotion que l’on sait, Dominique Pire a sur son bureau la première liste de quarante-sept personnes déplacées en situation de danger. Le premier voyage du père Pire dans les camps d’Autriche va grossir cette première liste de manière considérable. À la Noël 1949, la toute nouvelle association sans but lucratif « Aide aux personnes déplacées » compte déjà près de mille parrainages. Dix ans plus tard, on en comptera dix-huit mille ! La méthode est symptomatique. Elle révèle chez le futur Prix Nobel de la Paix une conception nouvelle et très moderne de l’assistance aux laissés-pour-compte de notre société. Le schéma classique qui a prévalu aux XIXe et XXe siècles consistait à réunir d’abord la plus forte somme d’argent possible, argent que les organisateurs de la charité redistribuaient ensuite, le plus souvent en dons d’argent, déduction faite des frais généraux. Ici, dès le début, le père Pire entend mobiliser un maximum de personnes autour de projets d’aide temporaire, un maximum de parrains et de marraines qui vont créer un lien par correspondance avec ces personnes en détresse, qui vont d’abord établir un contact humain, puis créer des liens d’amitié qui seront assortis d’une aide matérielle concrète, adaptée à la situation de chacun. On ne réalise pas les efforts énormes qu’a requis, de la part d’une nouvelle brigade de volontaires compétents, la traduction de toutes ces lettres, non seulement au départ des parrains et des marraines, mais aussi à la réception des réponses. Ce fut un Babel extraordinaire de toutes les langues

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Le camp de Personnes dĂŠplacĂŠes en Autriche

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Un parrain, une marraine… et une petite fille « espérance »

et patois de l’est européen. Témoin de cette première période, Hugues Vehenne écrit : « Ce commerce épistolaire réussit, et se maintient, dans soixante pour cent des cas. On essaie de lui donner un caractère constructif. C’est tantôt un parrain ou une marraine qui paie une machine à écrire à une veuve ayant des enfants très jeunes, ce qui lui permet de travailler chez elle. Tantôt on offre une cure à un malade, un vélo à un ouvrier qui devait aller à pied à son usine. Ou bien les frais d’études vont aider un garçon ou une fille, après une triste enfance passée dans un camp, à s’intégrer plus solidement que les parents dans l’une ou l’autre catégorie du monde “normal”. On a évalué à six millions de francs belges [valeur des années cinquante] l’aide annuelle fournie aux Personnes déplacées par ce moyen. L’aide morale n’est pas chiffrable. Elle est incalculable. » Mais, au-delà du chiffrable, il y avait « la petite fille espérance », comme aurait dit Charles Péguy.

L’action concrète commença donc par ce réseau de parrainage. Il est incontestable que l’échange de correspondance réalisé, non seulement grâce aux parrains, mais aussi grâce aux traducteurs, a pu rendre confiance et courage aux plus défavorisés des camps de réfugiés. L’arrivée des lettres fait jaillir dans le cœur des personnes déplacées des sources qu’eux-mêmes croyaient taries. Et les témoignages conservés dans les précieuses archives de la rue du Marché à Huy témoignent de cette efficacité. En voici quelques-uns : « D’où avez-vous appris mon existence ? Je suis heureux, je suis charmé d’avoir reçu, pour la première fois, en ces longues années d’exil, une lettre si aimable, pleine de sympathie et de souhaits amicaux. Moi qui me suis senti si délaissé, si inutile ! J’avais tellement besoin de votre sympathie.Votre lettre m’a donné de nouvelles forces et du courage. Maintenant, il me sera plus facile d’endurer ma solitude et toutes les misères de ma condition. » « Tous ces chers bavardages dans votre lettre produisent en moi un énorme bonheur. Cela me renvoie dans le passé et crée l’illusion que je ne suis pas tout à fait sans racines. Cette pensée me rend des forces. Il me semble que, malgré ma maladie, je pourrais renverser une montagne. Vous ne savez pas comme il est terrible de se sentir seul au

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monde et comme il est agréable d’avoir quelqu’un qui, de temps en temps, pense à vous. » « Vos charmantes lettres, vos livres me sont d’un grand profit : c’est comme l’air frais dans une chambre de malade. Vos paroles sont pleines d’idéalisme juvénile, ce qui est bien difficile à appliquer aux conditions de notre rude vie, mais sans quoi la vie intellectuelle est impossible. Pour cette belle jeunesse de votre âme, laquelle ravive la mienne qui, par malheur, se sent vieillir, je vous remercie de tout cœur. »

Les parrainages relatifs aux personnes déplacées d’Europe centrale et orientale ont atteint un sommet de dix-huit mille unités, puis ils se sont éteints progressivement. Non pour disparaître totalement, au contraire, mais pour se déplacer vers d’autres régions. Et cette forme initiale d’aide et de relations humaines directes s’est alors orientée vers des réfugiés d’Afrique, d’Amérique Latine ou d’Asie victimes des dictatures et des conflits qui ont souvent suivi la décolonisation. Après le coup d’état de 1973 au Chili, le gouvernement belge avait décidé d’accueillir un contingent de réfugiés. Avec une dizaine d’autres organisations, l’Aide aux personnes déplacées créa alors, en réponse à cette décision, le Collectif d’accueil des réfugiés du Chili (Colarch). L’action des parrainages ne se limitera pas aux orphelins et enfants de prisonniers politiques au Chili, mais elle s’étendra aussi aux syndicalistes d’Argentine et d’Uruguay et aux enfants victimes d’actes terroristes au Pérou. Comment expliquer cet essor, puis cette permanence des parrainages de l’Aide aux personnes déplacées ? Dès le début de son action, le père Pire a consacré beaucoup de temps à pratiquer une vertu dominicaine par excellence, qui est d’informer ceux dont le métier est d’informer, en quelque sorte de « prêcher aux prêcheurs ». Il a su gagner à sa cause et à toutes ses initiatives de nombreux journalistes et patrons de presse. Dès le début, il a su utiliser au mieux toutes les techniques de relations publiques. Jeune curé chargé de la paroisse jouxtant son couvent, il crée immédiatement un petit journal, ayant pour titre Ici la Sarte. Bien faire, c’est bien. Mais le faire savoir, c’est mieux. Il sera aussi performant dans l’approche

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Un parrain, une marraine… et une petite fille « espérance »

des quotidiens nationaux et internationaux qu’il le fut dans sa petite feuille paroissiale. À toutes les étapes de son action, à chaque création d’une œuvre ou d’une institution, il met sur pied, modestes ou parfois impressionnants par leur tirage, des bulletins d’information adéquats. En ce qui concerne les débuts fulgurants des parrainages de réfugiés, il est certain, les archives de la correspondance en témoignent, que les appels à l’aide du père Pire sur les antennes de Radio Luxembourg furent déterminants. La stratégie du père Pire s’exercera toujours dans deux sens : verticalement, dans sa volonté d’ancrer toute action entreprise dans une ossature intellectuelle et morale solide, et, horizontalement, par une maîtrise impressionnante des médias et des véhicules de la publicité. Dès cette première offensive qu’il mène contre l’injustice des hommes, dès l’instant où, en créant l’Aide aux personnes déplacées, il prend fait et cause pour les plus faibles, ceux du Hard Core, Dominique Pire ne fait pas seulement la preuve de ses qualités exceptionnelles d’organisateur, il laisse apparaître aussi ses qualités de tribun communicateur. C’est un véritable « frère prêcheur » celui qui, lançant un appel aux consciences du monde, fera vibrer les micros de Radio Luxembourg en disant : « Réfléchissons ensemble. Où allons-nous ? Où va l’humanité ? Qu’importe si tel satellite atteint la Lune ou Mars ? Si ces planètes étaient habitées, que raconteraient là-bas, de nos mœurs, les astronautes ? Haines, meurtres, injustices, mésententes, subversions, napalm, escalade : tout cela donnerait-il aux éventuels habitants d’autres planètes l’envie d’être des nôtres ? Ces horreurs – il faut bien les appeler par leur nom – sont-elles fatales ? Sommes-nous les esclaves impuissants de nos instincts belliqueux ? Écoutez ma voix. C’est la voix de tant d’hommes sans voix. Ce n’est ni la pitié, ni l’hypocrisie que nous demandons. C’est la justice et le respect mutuel. Nos barrières stupides, nos guerres de religion d’hier, nos rideaux de fer, de bambou ou de quoi que ce soit d’aujourd’hui, notre marxisme ou notre non marxisme, ont si peu de sens à côté de la faim des uns (les plus nombreux), des larmes, de la liberté limitée, de la torture, de la mort de tant d’autres.

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La vie est un don si précieux. Chacun reçoit le don d’une vie. Celleci est courte. Ne la raccourcissons pour personne. Proscrivons le meurtre, dût notre orgueil en souffrir, dussions-nous perdre la face. Perdre la face, pour respecter une vie, c’est gagner l’estime de milliards d’hommes qui pensent, pensent, pensent de plus en plus ; qui jugent, jugent, jugent de plus en plus ; qui – souhaitons-le – auront, de plus en plus, des réactions d’adultes, agiront, manifesteront leur désir de vivre, leur volonté de bâtir un monde juste et ouvert. La notion de paix est simple : admettre mutuellement nos contradictions, harmoniser nos différences. Le chemin de la paix est simple, lui aussi : il consiste, pour chacun, à écouter d’abord, à mettre provisoirement entre parenthèses ce qu’il est, pour essayer de comprendre et d’apprécier le point de vue de l’autre (même sans partager ce point de vue). Je ne suis payé par personne, ni poussé par personne pour écrire tout ceci. Je voudrais simplement devenir, selon le vœu d’un ami marocain, “un ambassadeur de la conscience humaine”, ou, selon le vœu d’une Soviétique, “un berger de l’humanité”. Je ne suis ni pro américain, ni antichinois, ni antirusse, ni prochinois, ni pro russe, ni antiaméricain. Je suis simplement pro humain, frère de tous les hommes. Je crois fermement que le sort des hommes est plus que jamais entre les mains des hommes. La guerre ou la paix dépendent de chacun de nous. Que chacun, du plus puissant au plus humble, en prenne conscience. Et qu’il agisse. On demande des ouvriers de paix. »

Et les premiers ouvriers de sa croisade, il les a envoyés vers les plus malheureux d’entre les malheureux au sortir de cette guerre : ceux qui croupissaient dans les camps d’Europe centrale. Les « DP ».


UNE BRIQUE DANS LE VENTRE ET L’EUROPE DANS LE CŒUR

Le génie est celui qui force le possible jusqu’aux frontières de l’impossible. Le possible, en l’occurrence, c’était les milliers de parrainages organisés comme autant de ponts entre des familles occidentales qui retrouvaient leur santé économique grâce à l’aide américaine du Plan Marshall et les laissés-pour-compte du Hard Core en Europe centrale. L’impossible, c’était de pouvoir les sauver tous. Mais tout de même. Ayant constaté que quarante pour cent de ces parrainages ne tenaient pas la route et que, dans certains cas, l’aide à distance était insuffisante pour sauver des familles entières en péril, le père Pire amène l’Aide aux personnes déplacées à franchir un nouveau degré dans l’audace humanitaire. Il crée ainsi quatre homes pour vieillards DP. Nous sommes en 1950. Le père Pire installe le premier home pour personnes déplacées à Huy même, certain de pouvoir trouver sur place l’infrastructure nécessaire et de pouvoir se servir de l’expérience de ce home si proche pour envisager des implantations ailleurs en Belgique. L’accueil local dépasse toutes les espérances. Le père Pire a pris des notes et fait des commentaires à ce sujet : « Tout un réseau social s’était tissé autour de ces réfugiés arrivés à Huy. La “bonne société” les recevait avec amitié. Parce qu’ils étaient vieux, propres, polis et dignes ? Ou parce que le mari était prince ? Je ne sais. Cela ne me regarde pas. Ils ont été heureux pendant trois ans. Le prince avait même reçu un permis de chasse. Puis ils sont morts, paisiblement. D’autres, entre-temps, arrivèrent, qui n’étaient pas princes. La plupart reprirent racine… »

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Arrivée au home pour personnes déplacées, à Huy

Suivront les homes d’Esneux, près de Liège, pas trop éloigné encore de l’état-major DP de la rue du Marché, à Huy, puis encore le home d’Aartselaar, près d’Anvers (ce qui était un franchissement d’obstacle linguistique tout à fait remarquable) et enfin le home de Braine-le-Comte, dans le Hainaut.

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Une brique dans le ventre et l’Europe dans le cœur

Il faut citer ici l’engagement exceptionnel de Georges & Myriam Houart qui ont dirigé ce home, tout en vivant avec leur famille dans un appartement intégré aux bâtiments principaux. Le fils cadet, François Houart, écrivait récemment un article intitulé « Le carré des Cosaques » : « C’est dans ce home que je suis né. D’un père que les pensionnaires appelaient, malgré lui, Gospodine Direktor, et d’une mère infirmière qui les a tous soignés et accompagnés jusqu’à leur dernier souffle. C’est à l’intérieur du home de Brainele-Comte qu’enfant, j’ai construit progressivement une étrange vision du monde. J’ai appris l’histoire avec ceux qui terminaient la leur en cul de sac… » Jusqu’en 1989, Myriam a assumé la direction du home après le décès de son mari. Certaines chambres ont été mises à la disposition de réfugiés de différentes nationalités qui faisaient partie des nouvelles vagues de réfugiés des années soixante. Donc, un accueil fraternel de la population. Dire que la Belgique elle-même et ses gouvernants aient répondu à ces initiatives avec la même ouverture de cœur serait travestir la vérité. Les laissezpasser ne furent consentis qu’au compte-gouttes. Un « cadeau » de vingt passeports, et c’est tout pendant un bon moment. Et encore, pour les obtenir, il a fallu que le père Pire s’engage par écrit, vis-à-vis du gouvernement belge qui était alors présidé par le catholique Jean Van Houtte, à entretenir jusqu’à la fin de leur vie les Personnes Déplacées qu’il allait recueillir. C’est-à-dire, leur fournir le logement, les vêtements, la nourriture, les frais de santé et même le cercueil. Par la suite, on y ajoutera la promesse de ne pas demander de subside à quelque organisation publique que ce soit. Il faudra attendre l’heure de célébrité à Oslo pour que, soudain, les autorités publiques belges s’emparent de l’attribution du prix Nobel de la Paix pour faire rejaillir sur elles un peu de son prestige. Et encore. Lorsque, beaucoup plus tard, on inaugurera les bâtiments de l’Université de Paix, le Premier ministre catholique Théo Lefèvre se fera excuser et déléguera au campus de Tihange l’un de ses collègues, le ministre de la Culture. Les méchantes langues font état d’une hésitation du chef du gouvernement de l’époque. Ne devait-il pas se faire représenter plutôt par le ministre de l’Agriculture ? Rapport aux coopératives paysannes des Îles de Paix. La Cour de Belgique réagit

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bien autrement, que ce soit la reine Élisabeth ou le roi Baudouin qui, on le lira plus loin, prodigueront des encouragements qui dépassaient de loin les obligations purement protocolaires. Hors des frontières belges, l’accueil n’était pas toujours meilleur. De nos jours, les biographies ne sont plus un ramassis d’éloges du style « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » ; elles se doivent de véhiculer les mauvais souvenirs autant que les bons. Et, au rayon des grâces perdues, il est permis de citer l’affreuse lettre qu’un évêque français adressa à tous les évêques de Belgique au moment où un certain nombre de parrainages de DP avaient éclos à l’intérieur des frontières de l’Hexagone : « L’œuvre du père Pire est une œuvre extravagante dans le sens littéral du mot. De plus, une œuvre belge ! Qu’a-t-elle donc à faire en France ? Et enfin, une œuvre neutre… Neutre ! »

Il nous fallait citer ce « pataquès » que l’épiscopat français désavouerait sans nul doute aujourd’hui pour deux bonnes raisons. La première est que la « neutralité » du père Pire avait un sens profond, dépassant de loin la concession au monde extérieur à la foi et rejoignant l’essence même de « la Bonne Nouvelle » qui trouvera un nouveau souffle avec Vatican II. La seconde raison réside dans le franchissement d’une douane caritative qui se produit à un moment capital de l’histoire occidentale. La Communauté Charbon Acier fonctionne déjà et une pléiade d’hommes qui vont entrer dans l’histoire par la grande porte est déjà à pied d’œuvre : Robert Schuman, Jean Monnet, Konrad Adenauer, Paul Henri Spaak, Jean Rey, de Gasperi… Or, c’est à ce moment-là, en 1953, une demi-décennie avant la signature du Traité de Rome, que le père Pire lance non seulement une idée géniale, mais une réalité qui sera bientôt inscrite dans le paysage de l’Ouest européen tout entier par la création de ses villages : « l’Europe du cœur ». Curieux tout de même qu’il ne soit jamais cité comme l’un des « pères » de l’Union européenne. Rassemblons ici quelques commentaires du père Pire recueillis par Hugues Vehenne, des textes qui datent de cette époque et qui se rapportent, les uns, à la « neutralité » de son action et les autres,

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à la recherche de la Paix en actionnant un « levier européen ». Neutralité d’abord : « Dans mon home pour vieillards, à Anvers, il n’y a qu’un seul catholique. Ici même, à Huy, il n’y en a pas. Dans mon home d’Esneux, ils sont trois ou quatre. Dans mes villages européens, c’est la même chose. Hasard, ou Providence : chacun définira comme il l’entend. Car je ne force mon choix ni dans un sens ni dans l’autre. Je ne suis pas de ces prêtres qui aiment à s’entendre qualifier de “libéraux”. Ni de ceux qui anathématisent. […] Ma conviction : on ne pose pas de problèmes religieux à des gens écrasés. […] La religion est un principe d’amour, et non de caste. »

Et quelle est l’origine de cette « Europe du cœur » qu’il perçoit comme un bourgeon naturel de son « Aide aux personnes déplacées » ? Elle est datée d’une façon certaine, et ainsi certifiée par lui : c’est en 1953. On est encore loin de la formation de la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE), en 1980, et l’idée européenne n’a pas encore franchi les murs du bastion catholique traditionnel. Certes, laissant mûrir en lui l’idée qu’il faut coupler les mots de « justice » et de « paix », il est très attentif aux bruissements européens de Strasbourg ainsi qu’aux premiers bruissements européens au sein de la population. Témoin cette rencontre fortuite en Allemagne. Une réfugiée présente son bébé au frère dominicain. Le père Pire prend l’enfant dans ses bras et dit : « De quelle nationalité est-il, votre bébé ? » La maman, sur un ton triomphal, lui répond : « Il est Européen ! » Tout va basculer dans la vie de Dominique Pire en cette fameuse année 1953. Et, au couvent de Huy, on est plus attentif à cette « Europe du cœur » que ne l’était l’évêque français cité plus haut : le prieur dominicain dispense Dominique Pire de sa charge de curé de la paroisse de la Sarte pour lui permettre de se consacrer entièrement à ses œuvres et à son mouvement de « L’Europe du cœur ». Le « Père » va pouvoir donner la pleine mesure de ses dons d’organisateur en même temps que développer son talent d’écrivain visionnaire. Ce seront d’abord, comme des « fruits » de l’Europe du Cœur, la création de sept villages pour réfugiés : le village d’Aix-la-Chapelle (en mai 1956), le village de Bregenz (en septembre 47


de la même année), le village d’Augsbourg (en mai 1957), le village de Berchem-Sainte-Agathe, dans la périphérie de la capitale de l’Europe (en mars 1958), le village de Spiesen, près de Sarrebrück (en septembre 1958), le village de Wuppertal, en Rhénanie (en mai 1959), et enfin le village d’Euskirchen, au sud de Cologne (en mai 1962). Puis, en même temps que le fabuleux encouragement que constitua l’attribution du prix Nobel de la Paix en 1958, la réalisation des « Îles de Paix » qui fut déjà la projection de « l’Europe du cœur » hors de ses frontières. Enfin, comme un couronnement, comme une invitation à l’esprit humain à féconder la terre entière, cette « Université de Paix » de Tihange qui sera comme un legs de Dominique Pire pour ce troisième millénaire. Mais n’anticipons pas. Et revenons d’abord un instant sur cette « Europe du cœur ». Dans les précieux documents réunis par Raymond Vander Elst, professeur à l’Université libre de Bruxelles, on trouve un commentaire personnel du père Pire fort éclairant sur cette période de sa vie : « Tout en donnant le meilleur de mes forces à mes frères les déracinés, j’ai constaté lentement, en cours de route, puis très clairement à partir de 1953, que “les hommes se connaissent et s’estiment en travaillant ensemble à quelque chose d’utile”. Mon action, qui s’appelait dès 1949 “l’Aide aux personnes déplacées » prit un nouveau titre et devint « l’Europe du cœur”. J’indiquais par là le pouvoir unificateur d’un problème résolu en commun. Pouvoir d’union entre ceux qui acceptent d’aider ensemble. Cela fut, dès lors, et est resté, la ligne de conduite essentielle de ma vie. Et un prix de paix reçu en 1958 n’a nullement constitué un tournant dans ma vie. Dans celleci, il y a, depuis 1953, deux lignes parallèles, aboutissant, l’une au Pain des Hommes, l’autre à la Paix des Hommes. Dans le fond de mon cœur, mais je ne demande à personne de me suivre dans cette opinion, la première de ces lignes, la plus importante, est celle qui aboutit à l’union entre les Hommes, à la Paix, la désunion m’apparaissant comme un mal pire encore que la pauvreté ».


LE REVERS DE LA MÉDAILLE DU « VIVRE ENSEMBLE »

Après la période fondatrice de toute son œuvre, et dont l’année 1953 fut le sommet par la définition claire de sa mission qui sera d’allier en toutes choses la justice et la paix, Dominique Pire fera, dans la période de cinq ans qui nous sépare encore de la consécration de son travail par un prix Nobel, une série d’expériences du « vivre ensemble ». Il sera, pendant ces années qui vont de 1954 à 1958, conforté dans son idée que c’est en attelant les hommes à un même travail que leurs relations deviennent plus harmonieuses, ou du moins plus pacifiques. Une période pendant laquelle il lui faut déployer des efforts considérables pour récolter, toujours sans le moindre sou du côté des subsides publics, l’argent nécessaire à une série de projets ambitieux. C’est également à Hughes Vehenne qu’il a confié ses soucis d’argent : « Mes employées ne gagnent pas beaucoup d’argent. Elles pourraient en gagner plus ailleurs. Pourtant, elles restent. Pourquoi ? Je ne puis l’expliquer que par une certaine qualité de l’âme et du cœur. L’argent est nécessaire, évidemment, mais comme il peut devenir pernicieux quand il fait de la charité un “fromage” ! Chez moi, il n’y a pas de “bonnes places”, ce qui ne veut pas dire que je ne paie pas mes collaborateurs ! Non. J’estime que toute peine mérite salaire. Mais, d’autre part, quand il s’agit de l’argent des réfugiés, je deviens avare, et même avaricieux ! Je veux leur donner le maximum. […] Les frais généraux de mes œuvres n’ont jamais dépassé 20 %, alors que les “grandes maisons” spécialisées dans l’exportation du réfugié ont des frais qui atteignent cinquante, soixante et même parfois

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70 % des sommes versées par la bienfaisance. J’ai donc à soutenir un combat financier incessant. […] Dans les douze ou treize millions [en francs belges de 1958, NDA] qui sont chaque année nécessaires à mes Homes et à mes Villages, les deux tiers sont constitués par de petites sommes. »

Les anecdotes foisonnent dans les fioretti de l’Aide aux personnes déplacées. Telle dame dont la richesse était fort discrète glisse dans les mains du père un chèque correspondant aux frais d’hébergement de dix réfugiés. Tel autre, au nom prestigieux, accepte de présider un comité de soutien… et glisse la valeur d’un euro 2008 dans la caisse. Toutes les figures possibles et imaginables, depuis le don qu’une petite fille fait de sa gourmette en or jusqu’au versement de la somme qui couvrirait un grand banquet fort arrosé. C’est donc, selon l’expression du père Pire lui-même, un combat financier incessant. En revanche, ce fundraising permanent, comme on dirait aujourd’hui, se passait dans un climat de grande sérénité et surtout de confiance totale en l’avenir. Confiance aussi dans la prière. Celle-ci a toujours tenu une place importante dans sa vie. Comme elle est d’ailleurs importante dans la vie dominicaine en général. À la fin de sa vie, saint Dominique confiait au prieur du monastère de Casemare (le futur évêque d’Alatri) : « En cette vie, Dieu ne m’a jamais rien refusé de ce que je lui ai demandé. » Bien sûr, cela suppose que la prière de demande rencontre le plan de Dieu et reste dans les limites du « fiat voluntas tua sicut in coelo et in terra », mais il est une forme supérieure de la prière qui ressemble beaucoup, à s’y méprendre, à une intimité avec l’Esprit et Celui qui gouverne le monde. À son échelle plus humble, le père Pire vivait cette intimité, avec la simplicité qu’il nous découvrait en parlant de la foi de son enfance. Une anecdote encore au sujet des finances. En ces années-là, j’ai accompagné le père Pire au cours d’une mission dans les camps de réfugiés en Allemagne. Nous étions quatre à bord de l’une de ces légendaires voitures comme on en voit dans les vieux films de gangsters. Le père Pire conduisait, j’étais cochauffeur et journaliste en charge d’un reportage pour le journal la Métropole d’Anvers. Faisaient également partie de la mission pour assurer tout le suivi administratif : Tintin (Irma Jolling) et Dédée (Andrée Beaudry), 50


Le revers de la médaille du « vivre ensemble »

toutes deux collaboratrices dès la première heure de l’Aide aux personnes déplacées. À l’étape d’Hanovre, au moment de signer notre front avant d’aller se reposer, le père Pire nous dit : « Il y a un trou de cent dix mille francs dans le budget pour les provisions d’hiver du home d’Anvers. Soyez gentils : priez la Vierge Marie avec moi ce soir pour qu’elle nous dépanne… » Nous n’étions pas encore de retour en Belgique qu’un anonyme versait un don important. Non pas nonante mille francs ni cent vingt-cinq francs… mais cent dix mille francs tout rond. Je ne crie pas au miracle ni à l’intervention d’un ange, je dis simplement que ça s’est passé comme ça. Et l’étonnant de cette anecdote réside tout simplement dans le fait que le Père trouvait cette conclusion absolument normale… Le fait n’est pas rare. Le père Pire donnait parfois l’impression d’avoir mobilisé toutes les puissances du monde « visible et invisible » pour la mission dont il se savait investi. La fin des années cinquante furent donc celles de la construction des six ou sept villages européens que nous avons cités plus haut. Et parmi eux, le village de Berchem-Sainte-Agathe. Ce village belge portait le nom de Nansen, le grand apôtre des apatrides. Pas toujours facile, notamment, de convaincre les Nordiques d’aller jusqu’au bout de la logique de paix selon Alfred Nobel. Des hommages tant qu’on veut. Mais pas beaucoup plus. Finalement, après avoir dû renoncer à créer son village Anne Frank en Norvège ou au Danemark, c’est en Allemagne même, et plus précisément à Wuppertal, que ce « village phare » verra le jour. Le vieux renard et père européen lui aussi, Konrad Adenauer, chancelier du « miracle allemand », n’y fut pas étranger. Le père d’Anne Frank, Otto Frank, était présent lors de la pose de la première pierre, qui eut lieu au début juin 1959. Otto Frank offrit au père Pire un chèque de mille dollars prélevés sur les droits d’auteur du Journal de sa fille assassinée par les nazis à Bergen-Belsen. La reine Élisabeth de Belgique envoya un message extrêmement chaleureux. Plus tard, le père Pire dira à son ami et proche collaborateur, le docteur Charles Dricot, que ces villages étaient « en réalité des quartiers de ville et non des villages isolés, car je voulais empêcher que mes créations ne dégénèrent en ghettos. Là non plus, le credo politique ou religieux des réfugiés n’a jamais été remis en question. »

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Pose de la première pierre du village Anne Franck, à Wuppertal, le 31 mai 1959. M. Franck, le papa d’Anne, dépose dans cette première pierre un coffret de terre du camp de Bergen-Belsen où est morte sa fille. © Aide aux personnes déplacées, Huy

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L’ouverture de cœur du fondateur des villages de réfugiés était loin d’être partagée par tout le monde. Froideur des autorités, et parfois même, à côté de quelques réactions enthousiastes, une franche hostilité du côté de la population. Qu’on en juge par cette réaction trouvée dans une lettre qui fait partie des archives de la rue du Marché : « Cher père Pire, J’ai rencontré un de mes amis, habitant Berchem-Sainte-Agathe et que j’ai intéressé depuis longtemps déjà à l’Aide aux personnes déplacées. On a parlé du village Nansen. Il m’a dit que si certains habitants de Berchem voient s’édifier le village avec sympathie ou indifférence, d’autres sont inquiets, voire hostiles. Un homme d’œuvres a déclaré : “Quand ils seront là, on pourra fermer les volets.” Une dame, qui a d’ailleurs donné de l’argent pour l’Aide aux personnes déplacées, ne la voit pas, par contre, s’installer avec joie dans sa commune, près de chez elle ! Des entrepreneurs, architectes ou propriétaires disent que ce village va déprécier les terrains, le quartier, la commune. Chez les commerçants, dans les magasins, les propos entendus par mon ami et sa femme marquent souvent l’inquiétude, la méfiance, voire l’hostilité. »

Lorsque mon confrère Hugues Vehenne sollicite une réaction à cette lettre, le père Pire, plus réaliste que désabusé, lui répond : « Lorsque j’ai commencé mon premier Village, à Aix-la-Chapelle, le bourgmestre m’a dit : “Voilà le père Pire qui vient avec ses asociaux.” Le lendemain de la pose de la première pierre du village de Bregenz, le bourgmestre m’écrivit que le conseil communal de la petite localité où nous bâtissions exigeait qu’un mur de deux mètres de haut soit élevé autour du Village. “Sinon, ajoutait ce maire, les paysans craignent qu’on aille leur voler toutes leurs pommes.” Nous avons connu d’autres réactions semblables. Lorsque nous avons commencé le troisième de nos villages à Augsbourg, le bourgmestre a reçu une lettre lui disant que “si ce camp de Tsiganes est ouvert dans notre ville, nous passerons sur votre corps”. Dans une petite ville suisse, le Conseil communal refusa de laisser ouvrir un Home pour vieux réfugiés “parce qu’il aurait fallu agrandir le cimetière”. »

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Et d’ajouter, philosophiquement : « L’intégration, qui semble impossible quand on la voit quelques mois avant sa réalisation, devient une réalité deux ans après l’installation des réfugiés. Allez donc à Aix-la-Chapelle !Vous y verrez des gens comme vous et moi. Pas des anges, certes. Il n’y a d’ailleurs pas d’anges sur terre. Il n’y a que des hommes. Et l’homme est toujours merveilleux et décevant. »

Plus difficile, sans doute, de pénétrer dans le cœur de la hiérarchie religieuse. Lorsque viendra le jour des grands honneurs, celui de l’attribution du Nobel, une montagne de télégrammes de félicitations envahira le 35 de la rue du Marché, à Huy. Hélas, il en manquera un, et non des moindres : celui du Cardinal de Belgique. Dominique Pire réagira avec une bonne dose d’humour chagriné : « C’était le 6 mars 1956, à Aix-la-Chapelle. J’ai fait connaissance avec le protocole. J’avais tout prévu : les préséances, les petits cartons pour les marquer, et les punaises pour fixer les cartons aux chaises de la tribune d’honneur. La résolution de ces problèmes d’amour propre m’avait demandé des heures et j’étais très fier d’avoir réussi. Le bon Dieu m’a puni : c’étaient des chaises de fer. Impossible d’y enfoncer les punaises. Le vent a déplacé la moitié des cartons. Un cardinal et un évêque en ont déduit qu’on les traitait mal. Déjà mécontents, ils ont été furieux à l’heure du banquet, jugeant qu’ils n’avaient pas, une fois de plus, les belles places ! Et ils sont allés dîner au restaurant. »

La conclusion du père Pire ? La veille de ce pataquès protocolaire qui lui avait valu la bouderie de deux princes de l’Église, une dame française s’était présentée dans une banque bruxelloise pour y faire don de douze millions de francs français pour les réfugiés du Père. « Alors ? Ceci compensait cela… »


LES APPUIS DISCRETS DE SES FRÈRES ET LEURS RAMIFICATIONS

Chacune des œuvres créées par Dominique Pire s’analyse selon le même modèle à trois dimensions. D’abord un événement choc qui est à l’origine d’une émotion forte : la conférence d’un colonel belgo-américain révélant la détresse des réfugiés du Hard Core, une visite à Hiroshima, première ville détruite par une bombe atomique, et l’attribution du prix Nobel de la Paix. Dominique Pire incarne ensuite son émotion dans une action de large envergure : la fondation de l’Aide aux personnes déplacées, avec ses homes et ses villages de réfugiés, la création du mouvement « l’Europe du cœur », la création de l’Université de Paix et la réalisation des premières « Îles de Paix ». Enfin, il éclaire chacune de ces phases par une introspection et une analyse qui débouchent sur une œuvre écrite, laquelle relève des sciences sociales tout en se nourrissant à une théologie qui précède et annonce déjà le concile Vatican II. Ce sont des « signes forts » particulièrement utiles pour le nouveau millénaire, notamment par leur technique du « dialogue fraternel » et par l’affirmation de la nécessité de coupler « justice » et « paix ». On a souvent souligné le caractère individualiste de l’action menée par les Frères prêcheurs. Dominique Pire y a fait lui-même allusion. Pourtant, en fouillant les écrits, on constate bien vite que le plus médiatisé des dominicains du siècle dernier a très souvent bénéficié des encouragements discrets de ses frères, notamment pour l’aider dans ses recherches philosophiques ou sociales. Par exemple, lorsque Dominique Pire attaque un sujet comme le « pluralisme » – élément essentiel dans ses théories sur le dialogue fraternel – il s’appuie sur un échange de correspondance avec le

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Le professeur Cornelis, dominicain comme le père Pire

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Les appuis discrets de ses frères et leurs ramifications

dominicain Étienne H. Cornelis, qui était alors professeur à l’Université de Nimègue. Dans une lettre à son confrère bientôt nobélisé, le professeur Cornelis écrivait : « Le pluralisme, comme tous les –ismes, implique une prise de position consciente, réfléchie et militante, ce qui n’est pas le cas pour la diversité simplement constatée ou même acceptée. Le pluralisme conscient et organisé pose, en principe, que la diversité a des aspects heureux qui, une fois assumés dans une certaine harmonie, dépassent en valeur le type de tranquillité que donne l’uniformité. Il n’ignore pas que la diversité pose plus de problèmes, mais il a confiance dans la possibilité d’augmenter la valeur des entités diversifiées grâce à leurs échanges, grâce à leur “dialogue” s’il s’agit d’hommes ou de communautés humaines. Le pluralisme est vivement conscient du danger d’appauvrissement, de sclérose, de rétrécissement qui menace tout organisme trop protégé contre les rencontres avec ce qui diffère de lui et l’oblige à réagir vitalement à l’autre. »

Cette interférence fraternelle du professeur Cornelis dans les écrits du père Pire n’est pas exceptionnelle. Ainsi, lorsque le fondateur de l’Université de Paix se trouvera confronté au problème du recours éventuel aux armes atomiques dans un but défensif, le professeur de Nimègue lui enverra une note assez détaillée. Il nous faut la reproduire ici, non seulement pour mieux comprendre les positions qu’adoptera le père Pire, mais aussi pour goûter la pertinence des propos de son confrère et ami qui lui écrivait « du plat pays qui était le sien » : « Je crois qu’on ne peut découvrir une ligne de conduite claire, qui soit apaisante pour toute conscience droite, dans les matières qui concernent le bien politique supérieur de l’humanité tout entière ou d’une portion considérable de celle-ci (qui donc l’engage indirectement tout entière) qu’en considérant le bien commun de l’humanité comme si celle-ci constituait un seul être vivant et pensant. En réalité, je suis ainsi fidèle à l’inspiration de toute la tradition, tant orientale qu’occidentale, depuis Platon et les Upanishads en passant par la Stoa et le néoplatonisme. À partir de là, il me semble qu’il faut dire que l’humanité n’a pas le droit de se suicider. L’usage de

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l’arme atomique, ou de n’importe quel moyen de défense des valeurs communes d’une portion importante de l’humanité est, selon moi, conditionné par un jugement sur la survie globale des valeurs humaines communes à toutes les grandes cultures, au premier plan desquelles se trouve le respect de la vie elle-même. Dès l’instant où une menace atomique pèse lourdement, l’humanité dans son ensemble est déjà en train de perdre le contact avec cette valeur fondamentale, et qui se voit empiriquement du fait que la vie humaine perd sa valeur. Exemple : la déshumanisation des brutes hitlériennes, qui avaient perdu conscience de la valeur de la vie humaine. Le processus “suicidaire” de l’humanité est alors déjà en route. »

À l’autre bout de la table fraternelle dominicaine de l’Avenue de la Renaissance à Bruxelles se trouve un autre ami, le père Bernard Hansoul, o.p., qui lui souffle à son tour que « les hommes pourront s’entendre en admettant mutuellement leurs contradictions ». Les coups de main ne sont pas pour lui une exclusivité belge. De l’hexagone français, le père Sertillanges, o.p., lui fait parvenir un message sur le dialogue fraternel, texte qui se termine avec humour et bon sens : « … et puis, tout compte fait, l’égoïste fait un mauvais calcul ! » Et, dans ces exercices à plusieurs voix, c’est encore le professeur Cornelis qui clôture notre petite incursion dans l’Ordre dominicain en écrivant à Dominique Pire que « la frontière entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme… » Au-delà des notes échangées entre des frères parmi lesquels se trouve une assez jolie brochette de docteurs en théologie, il faut citer aussi les coups de main factuels d’autres dominicains dont l’influence dans le monde laïc était remarquable. En essayant de remonter aux sources de l’impressionnant fichier de relations presse sur lequel régnait Irma Jolling, au PC du 35 de la rue du Marché, à Huy, j’ai retrouvé la trace de l’intervention initiale de deux dominicains remarquables qui vont, sans s’en rendre bien compte d’ailleurs, mettre en route l’énorme machine médiatique qui servira de levier d’expansion aux œuvres de Dominique Pire. L’aventure mérite d’être racontée, car elle explique mieux la progression géométrique de l’Aide aux personnes déplacées.

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Les appuis discrets de ses frères et leurs ramifications

Situons cette aventure médiatique dans le temps. Un couple a investi la place à Radio Luxembourg au cours du début de la deuxième moitié du XXe siècle. Il s’agit de Jacques Navadic et de Thérèse Leduc, deux anciens de l’École supérieure de journalisme des Facultés catholiques de Lille. Ils ont célébré leurs fiançailles en même temps que leurs succès universitaires et ils se sont ensuite expatriés au Grand-Duché de Luxembourg où ils œuvreront en véritables pionniers de l’actuel empire de RTL. Ils sont à la recherche de nouvelles vedettes du show-biz naissant. Parmi les « fournisseurs » de jeunes talents » se trouvent deux dominicains de l’avenue de la Renaissance à Bruxelles. Ce sont, cités dans l’ordre chronologique, les pères Jean Loslever, ancien aumônier de la Royal Air Force qui, à la libération, assurera sa première homélie dominicale en battledress, et Raphaël Fisher, qui enchantait au violon les fidèles de l’avenue de la Renaissance par son Bist Du bei Mir, de Bach. Le premier est le fondateur du « Home des artistes », le second poursuivra ce travail en allant régulièrement à Luxembourg à bord de sa « Coccinelle » pour y officier comme impresario de jeunes talents belges. Ils mettront le pied à l’étrier à un Roland Ravez, par exemple, qui sera par la suite le premier animateur du Théâtre de Poche de Bruxelles, dans une cave de la Grand-Place. Les relations entre les deux dominicains et le couple Navadic-Leduc sont excellentes et on s’échange les bonnes adresses. Les deux pères parlent évidemment de la situation des réfugiés du Hard Core dont s’occupe leur confrère Dominique Pire. Et voilà l’étincelle… Tout est parti de Radio Luxembourg. Pour ceux qui s’étonneraient du travail d’impresario des deux dominicains en question, précisons que les dominicains de Bruxelles sont encore aujourd’hui « aumôniers des artistes », mission assumée à l’heure actuelle par le prieur de la communauté internationale dominicaine de l’avenue de la Renaissance, le frère Alain Arnould. Les ramifications seront nombreuses. Par Jacques Navadic et Thérèse Leduc, qui ont gardé de bonnes relations avec Robert Hennart, directeur de l’École supérieure de journalisme, le « virus DP » fait un crochet par Lille. Se constitue alors un comité d’étudiants comprenant Jean-Pierre Huet (futur cadre à Ouest France), Mick

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Lefèvre (futur reporter à France Soir), Michel Léveillard (libraire à Amiens), Denise Duvivier et Georges Blouchos, qui organisera une conférence du père Pire à Lille. L’Aide aux personnes déplacées s’infiltrera rapidement dans le Nord de la France. Les « petits Belges » sortis des Facultés de Lille assureront eux aussi un effet « boule de neige » aux entreprises dominicaines. Je m’occupe du pays flamand, assurant un reportage sur les DP à la Métropole et en faisant le lien d’information dominicaine avec Jo Jagers (Gazet van Antwerpen), Jacques Van Hoorebeke (la Flandre libérale), tandis que la partie francophone sera couverte parYvon Lambert (autre ancien de la Catho de Lille, futur rédacteur en chef de Vers l’Avenir et bras droit de Marc Delforge), Jacques Desnerck (le Courrier de l’Escaut) et Francis Monheim (très actif dans le syndicalisme étudiant naissant et futur rédacteur à l’agence Belga). À Bruxelles même, venant d’autres horizons philosophiques, Hughes Vehenne (du journal le Soir) occupait avec bonheur la tête de pont de l’Aide aux Réfugiés. Et l’on s’étonnerait qu’au 35 de la rue du Marché, à Huy, le fichier des relations presse sur lequel régnaient avec un art consommé de véritables professionnelles de l’info comme Irma Jolling (Tintin, pour les proches) ou Simone Rouchet, était devenu un des plus imposants du Royaume ? Dominique Pire tissera personnellement, au cours d’un nombre incalculable d’interviews, des relations excellentes avec la presse. Il n’était pas Frère prêcheur par accident…


HISTOIRE BELGE : UN TÉLÉGRAMME POUR HUY ARRIVE À HUYSSE

Huysse est un village agricole charmant situé au nord d’Audenaerde, en Flandre orientale. Le château de l’endroit est le berceau d’une très ancienne famille belge, les della Faille. C’est aussi, selon une légende, le lieu de naissance de saint Adélard, neveu de Pépin le Bref. Plus tard, en 1680, on y tint sur les fonts baptismaux Franciscus Verspeelt qui est un ancêtre direct de Victor Hugo. Le lieu est bucolique. Huy est une petite ville adorable qui se love le long de la Meuse, en terre wallonne, entre Namur et Liège. Sa citadelle, son ancien couvent dominicain de la Sarte et ses musées remplis de trésors en font un lieu culturel de tout premier ordre. Et c’est dans cette ville, comme on sait, que le père Pire a établi le centre opérationnel de ses œuvres. Qui aurait pu deviner qu’un jour ces deux cités belges, l’une flamande et l’autre wallonne, Huysse et Huy, s’interposeraient malgré elles à une information majeure du Comité Nobel, et cela en raison de leur terminaison différente. Au matin du 8 novembre 1958, alors que toute la Belgique vit au rythme de l’Exposition universelle de Bruxelles et que le Spoutnik y témoigne des progrès de la science, mais que les courriers électroniques n’existent pas encore, le président du Comité Nobel du Parlement norvégien, M. Gunnar Jahn, expédie un télégramme au père Pire pour lui signifier qu’il vient d’être élu Prix Nobel de la Paix. Ce télégramme, par on ne sait quelle inadvertance d’un fonctionnaire, n’arrivera jamais à Huy, mais à Huysse… où le préposé des postes n’a rien compris.

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Ce télégramme, par on ne sait quelle inadvertance d’un fonctionnaire, n’arrivera jamais à Huy, mais à Huysse… où le préposé des postes n’a rien compris

Dans l’après-midi, la Belgique entière saura que le père Pire est couronné de ce titre fameux… Tout le pays le sait… sauf le lauréat. On dira : lui a-t-on caché l’information ? Non. Mais ce jour-là, le père Pire prêchait une retraite. Un frère convers, le frère Xhaufflaire, vint l’interrompre pendant un exercice, ce qui eut l’effet de l’agacer. « Père, lui dit le frère avec un large sourire, on demande que vous descendiez immédiatement au bureau de la rue du Marché. » Le père Pire téléphone à Tintin (Irma Jolling) qui lui annonce la grande nouvelle, sans trop y croire, car elle redoute un canular. Le doute sera vite dissipé par une demande d’interview émanant d’Alfred Cheval, le patron bruxellois de l’agence Associated Press. Les Américains avaient été les plus rapides sur la balle. À seize heures, Radio Luxembourg lançait l’information sur les ondes. Une demi-heure plus tard, le télégramme de Gunnar Jahn arrivait enfin rue de Marché, à Huy, avec la mention : « Onbekend – Inconnu » apposée par le bureau central des postes. M. Jahn souhaitait un embargo jusqu’à dix-neuf heures. Trop tard : Associated Press et RTL avaient lancé leur « scoop ». 62


Histoire belge : un télégramme pour Huy arrive à Huysse

Onbekend ? Inconnu ? Plus pour longtemps ! Il faut d’abord s’expliquer sur la genèse de l’attribution de ce prix à quelqu’un qui fuyait systématiquement les honneurs personnels. Car il faut, pour obtenir un Nobel, que quelqu’un pose votre candidature. En 1958, le père Pire est le maître d’œuvre de sept villages de réfugiés dispersés en Europe occidentale. Dépendant toujours de la générosité du secteur privé et œuvrant sans subsides officiels, il connaît des difficultés de financement. C’est la raison pour laquelle il enverra du courrier à Stockholm pour obtenir un soutien financier du Comité Nobel. À la même époque, il sollicite d’ailleurs une aide importante à d’autres mécènes de premier plan, tels que la Fondation Rockefeller ou la Fondation Ford. Pour un subside du Comité Nobel, il se fait éconduire, les Suédois lui faisant remarquer que l’argent disponible sert uniquement à récompenser les lauréats et que par ailleurs, pour le Nobel de la Paix, on est prié de s’adresser aux Norvégiens, en vertu d’une sorte de partage entre les deux pays scandinaves. À ce moment-là, le père Pire ne réalise absolument pas ce que le prix Nobel de la Paix pourrait lui apporter sur le plan moral et combien il pourrait aider à la diffusion de ses idées sur le dialogue fraternel ou le partage. Ce qui l’intéresse à cet instant – il l’avouera plus tard –, c’est l’argent qu’apporterait le prix, car il a besoin d’une somme importante pour achever les chantiers en construction. Il demande conseil à ses amis. L’un d’eux sera particulièrement efficace : il préside le Conseil de l’Europe. Et c’est donc Fernand Dehousse, personnalité socialiste de tout premier plan, qui lui dira : « Le Nobel de la Paix ? Risquons notre chance ! » L’Esprit souffle où il veut, et Il connaît ses amis véritables. Le père Pire envoie d’abord une simple documentation traditionnelle d’information. La chronique de ces événements révèle qu’un « ami norvégien » avait fait savoir au père Pire que, dans les milieux du comité Nobel d’Oslo, on commençait à parler de l’Aide aux personnes déplacées, mais qu’il serait convenable d’envoyer autre chose qu’un prospectus au Comité ad hoc du Parlement norvégien. « Ces messieurs ont besoin d’un véritable dossier, et il faut de surcroît que ce rapport soit transmis par le Gouvernement du pays auquel appartient le candidat. » Cinquante ans ont passé, et la prescription peut jouer

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en faveur de la vérité historique. Cet « ami norvégien » des Personnes déplacées et du père Pire n’était autre que l’ambassadeur de Norvège à Bruxelles, Otto Khildall, qui logeait dans les locaux de l’Aide aux Personnes déplacées lorsqu’il venait à Huy (dans une chambre qu’on baptisa d’ailleurs « la chambre de l’ambassadeur ») et qui participait aux pique-niques de travail organisés par le Père. Sur le conseil de « son excellence », le P. Pire et ses collaborateurs se mettent immédiatement au travail et produisent un rapport qui est transmis en décembre 1957 au gouvernement belge présidé par le socialiste Achille Van Acker. Le 15 janvier, le gouvernement belge avoue que le dossier s’est égaré dans l’un de ses ministères et il suggère qu’on lui envoie une copie. Le 30 janvier, le rapport arrive enfin à Oslo, à l’extrême limite des délais imposés aux candidatures. Le sort en est jeté, mais l’effet de surprise restera total. D’autant plus que, de passage en Corse, le père Pire prend connaissance de la traduction française d’un article paru dans la presse norvégienne de la veille. « On y prétendait que le prix Nobel de la Paix ne serait pas attribué en 1958 et que, s’il devait contre toute attente être tout de même attribué, il le serait non pas à une personnalité, mais à une institution ou à une collectivité. Moi, j’y ai cru, à cet article, et je ne me suis plus fait d’illusion. Tant pis ! » La réalité était différente, et l’erreur commise par le journaliste norvégien est d’avoir mal interprété les hésitations du Comité Nobel norvégien, lequel, cette année-là, semble avoir pris plus de temps pour désigner un candidat que par le passé. Mais, tout de même, il paraît curieux que le père Pire n’ait rien pressenti. Peut-on vraiment croire qu’au cours du dîner qui eut lieu pendant l’été 1958 à l’ambassade de Norvège à Bruxelles, dîner au cours duquel le fondateur de l’Aide aux personnes déplacées fut prié, au dessert, de parler de son travail, en présence de mystérieux parlementaires norvégiens « de passage en Belgique », personne n’ait évoqué l’éventualité de l’attribution du prix Nobel ? Le père Pire, fin psychologue, n’aurait-il pas pu déduire de ce silence absolu sur sa candidature qu’il subissait en réalité un discret « examen final » ? Et puis, comment classer dans la catégorie des simples promotions pour son travail le discours qu’il a la possibilité de prononcer le 21 octobre 1958 à l’aula de l’université d’Oslo ? N’était-ce pas un avant-propos au discours qu’il devait

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Histoire belge : un télégramme pour Huy arrive à Huysse

prononcer moins d’un mois plus tard, juste avant l’attribution du prix ? On ne le saura jamais. Hélas, le père n’est plus là pour nous le dire. Il n’aurait pas masqué la vérité. Il ne l’a jamais fait. Dans ce discours qui avait au moins un goût d’avant-première, le père Pire disait à son auditoire de l’université d’Oslo : « Le sixième Village européen porte dans mon cœur le nom d’une petite fille, d’une petite Israélite de quatorze ans, morte dans le camp de concentration de Bergen-Belsen. Pourquoi Anne Frank estelle morte ? Quel message nous laissa-t-elle en mourant ? Ma conscience a trouvé une réponse. La voici. En 1958, quatorze ans après la fin de la guerre, ex-alliés et ex-ennemis devraient bâtir le Village européen Anne Frank. Il y a tant de fossés qui séparent les hommes ! L’un de ces fossés est le ressentiment. Quant à Anne Frank, tout le monde l’annexe, les Allemands comme les résistants. Mais, chaque jour, depuis quatorze ans, naissent des enfants. Leurs parents, qu’ils soient Allemands ou alliés, ne pourraient-ils vraiment, dans l’esprit de l’Europe du cœur, faire ensemble un geste de bonté, un sixième Village européen, le village Anne Frank, qui ne serait même pas appelé « Village de la réconciliation » mais quelque chose comme « Village de la fraternité retrouvée », « Village de la main tendue », « Village de la paix » ? Ce n’est pas à Bergen-Belsen, là où Anne est morte, que je voudrais bâtir mon Village européen… »

Pas à Bergen-Belsen ? Mais où ? En Norvège ? Les Norvégiens feront la sourde oreille. Le prix ? Oui. Mais pas davantage. Et d’ailleurs, c’est moins pour les résultats acquis par l’aide aux réfugiés, que pour l’esprit qui animait le père Pire que le suprême honneur lui sera accordé. Il n’y a point de doute sur ce point, lorsqu’on relit la conclusion du discours que M. Gunnar Jahn, président du Comité Nobel du Parlement norvégien, prononça lors de la remise solennelle du prix, près de deux mois plus tard : « Le travail du révérend père Pire en faveur des réfugiés est une action pour guérir les blessures de la guerre. Mais il voit plus loin. Comme il l’a dit lui-même, le but c’est d’édifier “un pont de lumière et d’amour bien au-dessus des vagues de colonialisme, d’anticolonialisme et d’oppositions de races”. C’est même plus que cela. C’est,

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par l’action, favoriser le développement de l’esprit de fraternité entre les hommes, les peuples et les races. C’est la même pensée qu’exprime Alfred Nobel dans son testament où il est dit que le prix de la paix doit être décerné à celui qui aura travaillé le plus ou le mieux à la fraternisation des peuples. C’est pour cela que le Comité Nobel du Storting norvégien a l’honneur et le plaisir de décerner le prix de la paix pour 1958 au révérend père Georges Pire. »


LES HONNEURS D’OSLO : UN SECOND SOUFFLE EN PRIME

Après la surprise du 8 novembre 1958, un bon mois se passe avant la remise officielle du prix Nobel de la Paix à Oslo, le 10 décembre, en présence du roi Olav, de la princesse Astrid de Norvège et des parlementaires membres de la Commission Nobel du Storting conduits par M. Gunnar Jahn. Le père Pire était arrivé par train dans la capitale norvégienne dès le 7 décembre, accueilli par le même Gunnar Jahn, August Schou, président de l’Institut Nobel, et Eugène Du Bois, ambassadeur de Belgique en Norvège. Le père Pire était accompagné par le père Ignace Van Wynsberghe, o.p., premier Provincial de Belgique Sud, la nouvelle province dominicaine francophone née de la scission linguistique de mars 1958. C’est l’heure des discours, des félicitations pour l’entrée au « club » des Prix Nobel de la Paix dont les promus les plus récents sont : Ralph Bunch (1950), Albert Schweitzer (1952), le général Marshall (1953) et le Canadien Lester Pearson (1957). Les propos sont habituellement académiques et visent à mettre en valeur les mérites du lauréat. Pour le père Pire, le ton sera assez différent. Certes, les membres du Nobel soulignent les mérites de l’Aide aux personnes déplacées et de son fondateur, mais tous leurs discours sont orientés vers le futur, vers l’importance des choix philosophiques du lauréat, et ils soulignent en particulier ses conceptions relatives au dialogue fraternel, à la solidarité mondiale et à la paix. Dans son discours de réception, le président Gunnar Jahn déclare : « Si l’importance de son œuvre devait être estimée d’après le nombre de réfugiés qu’il a sauvés, certains diront peut-être que sa somme

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de travail n’est pas si grande. Mais, comme c’est souvent le cas, il ne faut pas ici non plus porter un jugement en se fondant sur les chiffres. Ce qui compte bien davantage, c’est l’esprit qui a animé l’œuvre de George Pire, ce qu’il a semé dans l’âme des hommes et que, nous l’espérons, l’avenir verra germer sous forme de travail désintéressé en faveur de nos semblables plongés dans la misère. »

La réponse du père Pire au cours de cette séance académique du 10 décembre 1958 est, elle aussi, orientée vers l’avenir et tout ce que cet avenir contient en germe. En voici le texte intégral : « Sire, Dans les innombrables lettres que j’ai reçues depuis le 10 novembre, combien de correspondants inconnus, de pays divers et parfois bien lointains, se sont plu à souligner le geste particulièrement humain accompli par la Norvège et m’ont rappelé la tradition d’humanité qui est une des grandeurs de la Norvège. Que cette pensée soutienne Votre Majesté dans sa tâche de Père d’un peuple bon. Je suis profondément heureux du message encourageant que Votre Majesté a bien voulu m’envoyer après l’élection du Comité Nobel du Parlement norvégien et je La remercie pour Sa présence d’aujourd’hui, car cette présence rend, en quelque manière, présent tout le peuple norvégien. Votre Altesse Royale, La grâce et le sourire sont, dans la vie, d’une importance capitale. La présence de votre Altesse Royale m’apporte cela aujourd’hui et je Lui en dis un profond merci. Deux êtres qui ne peuvent même pas communiquer leur pensée par une langue commune, peuvent se comprendre et s’estimer d’un regard. Par deux fois déjà, je me suis senti compris par votre Altesse Royale. C’est pourquoi je souhaitais vivement L’avoir aujourd’hui parmi nous. Mon vœu est exaucé. Merci. Amis, Dans le testament d’Alfred Nobel sur la fondation du prix de la paix, il est écrit entre autres que le Comité Nobel du Parlement norvégien doit décerner le prix à “celui qui a agi le plus ou le mieux

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Les honneurs d’Oslo : un second souffle en prime

pour promouvoir la fraternité entre les peuples”. Ce noble mobile, d’une grande et noble personnalité, qui est accentué dans une lettre que Nobel écrivit en 1885, de laquelle j’extrais la phrase suivante : “Il faut traiter le prochain comme nous désirons être traités par lui”, j’ai essayé de le réaliser dans mon activité pour ces catégories de réfugiés ou d’autres frères humains souffrants sur lesquels mes modestes efforts se sont avant tout concentrés, en me tournant vers l’individu en détresse. J’ai toujours estimé – toute ma vie est basée sur ce principe – que toute activité créatrice pour l’humanité doit être inspirée par l’amour de l’individu en particulier. Je suis par conséquent persuadé que j’agis dans l’esprit d’Alfred Nobel lorsque je tente modestement de travailler pour résoudre le problème des réfugiés ou celui de toute autre souffrance humaine en m’adressant avant tout à chaque homme en particulier. Mes futures activités viseront de plus en plus, en concrétisant l’amour du prochain, à agir dans l’esprit que Nobel désirait être la norme des efforts de l’humanité pour arriver à ce but qui, aujourd’hui plus que jamais, exige une solution : une paix durable entre les nations. Remise officielle du prix Nobel de la Paix à Oslo, le 10 décembre 1958, par M. Gunnar Jahn, président du Comité Nobel du parlement norvégien

À cet égard, je désire que la grande somme que le prix de la paix représente et que je viens de recevoir du Président du Comité Nobel soit utilisée pour une moitié à l’achèvement du Village Fridjof Nansen dans la banlieue de Bruxelles et, pour l’autre moitié, à la réalisation du Village Anne Frank. Je suis aussi heureux dans la conviction que j’ai qu’Alfred Nobel eût approuvé la phrase suivante qu’un journal norvégien écrivit récemment : “Celui qui observe le commandement de Dieu d’aimer son prochain est, dans l’acception la plus propre du terme, un fondateur de paix.” »

La volonté de faire de ce prix Nobel une véritable rampe de lancement, un « outil pour le futur » (comme ce fut le cas jadis pour Pierre & Marie Curie qui ont pu, grâce à ce coup de pouce, mener à leur terme toute une série de nouvelles expériences), est plus manifeste encore dans les remerciements que le père Pire adressera au peuple norvégien avant de rentrer en Belgique. Il dit à ses hôtes : 69


« Votre audace est extraordinaire. D’une part, chacun sait, chaque année un peu plus, que votre Comité travaille dans les conditions les plus absolues d’intégrité et d’indépendance pour donner un prix qui représente, chaque année, un crédit moral accru. D’autre part, vous couronnez un prêtre et un enfant. Vous avez pris ce risque et je crois pouvoir vous dire aujourd’hui que vous ne le regretterez pas. Certes, j’ai reçu d’innombrables témoignages de croyants et notamment de confrères dominicains de tant de pays différents et lointains. Mais leur joie n’a rien d’annexionniste ; ils ont tous, au contraire, compris que la couronne du prix Nobel ne sera annexée par personne, mais qu’elle veut simplement, comme le disait un journaliste norvégien, “rendre hommage à l’amour d’un homme pour ses semblables”. Vous avez couronné un enfant. J’ai eu la curiosité de comparer les âges des lauréats au moment où ils recevaient le prix Nobel de la Paix. Cinq d’entre eux seulement, y compris moi-même, n’avaient pas cinquante ans. Cinquante ans : la moitié de la vie. Je vous en offre la seconde moitié. »

Comme beaucoup de grands novateurs et surtout de prophètes et de pionniers, le père Pire anticipait sur l’éternité et, sans se croire nécessairement immortel, il s’accordait une espérance de vie qui ne s’est hélas pas vérifiée : cette « seconde moitié de sa vie » se réduira pour lui à dix ans. Et dans la suite de ces « remerciements », il compare sa joie à celle de l’alpiniste qui voit poindre un sommet, le regard toujours porté vers l’avant : « Dans mon discours à l’aula, le 21 octobre, j’avais cité cette magnifique parole de Lord Baden Powell : “La confiance en soi naît de la confiance des autres en soi.” Monsieur le Président, l’immense somme de confiance des hommes que vous accumulez sur ma tête par l’attribution du prix Nobel de la Paix, je l’accepte avec joie, pourquoi ne pas le dire. C’est la joie de l’amitié, la joie de ne pas se sentir seul, la joie de se savoir sur le bon chemin, celui qui mène à la compréhension et à l’amour mutuels entre les hommes, la joie de pouvoir faire quelque chose, de pouvoir achever, embellir la figure de ce monde que le Créateur nous fait l’honneur immense de pouvoir façonner, de pouvoir pétrir. Cette joie, je vous l’ai écrit, n’est pas la joie d’une récompense. Je ne suis pas un vieil amiral qui reçoit la dernière et la plus belle

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Les honneurs d’Oslo : un second souffle en prime

décoration de sa vie. C’est une joie sérieuse, profonde, une joie de l’âme. La joie de l’alpiniste qui, en pleine route, vient d’entrevoir subitement le sentier qui va lui permettre d’agir plus et mieux. »

Quant à la fin de cet envoi, elle est éclairante sur l’un des aspects de la personnalité du père Pire : il avait la véritable humilité qui sied à l’être humain, celle qui consiste à nous situer le plus exactement possible à la place qui est la nôtre, sans vanité aucune, mais aussi sans sous-évaluation de nos talents et de nos espérances : « Je voudrais terminer mes remerciements par une énormité telle, que vous la prendrez soit comme une parole d’orgueil soit comme revêtant la gravité d’une première déclaration d’amour. Cette énormité, la voici. Je voudrais utiliser le crédit moral du prix Nobel de la Paix de façon telle qu’à ma mort, ce crédit vous revienne non seulement tout entier et intact, mais agrandi, amplifié par la façon dont je l’aurai utilisé, de telle sorte que vos successeurs puissent offrir plus tard, par le prix Nobel de la Paix, un crédit moral encore plus important parce que votre candidat de 1958 l’aura bien porté. »



UNE MOBILISATION DES GRANDS DE CE MONDE

Le prix Nobel de la Paix aura beaucoup plus apporté au père Pire que le moyen escompté de boucler le budget des réalisations en cours. Il fut aussi, tantôt la reconnaissance mondiale du travail déjà accompli, tantôt le détonateur d’une série de nouvelles initiatives toutes orientées vers la Justice et vers la Paix entre les hommes et les pays. Il est intéressant de noter à cet égard que toute action nouvelle du dominicain présente une constante : désormais, à chaque réalisation nouvelle ou à chaque projet nouveau, va se rattacher un nom célèbre, une rencontre providentielle, une amitié avec quelque personnage de premier plan avec lequel il entretiendra des relations suivies et échangera une correspondance abondante. Non seulement il entre dans la cour des grands, mais il les mobilisera pour son action. On assistera ainsi, pendant les dix ans qui vont suivre et qui signifieront hélas aussi le terme de son passage terrestre, à une double correspondance au demeurant fort abondante. Il y a les lettres qu’il échange avec les vedettes de la politique ou les grandes consciences morales, et puis les lettres échangées, tout aussi nombreuses, avec les gens simples, les gens de la base, ceux qui lui permettront de ne jamais perdre le contact avec la réalité. Dans la même soirée, il écrira une longue lettre au secrétaire général des Nations unies, qui est Maha Thray Sithu U Thant à cette époque, et une lettre aussi longue à une nouvelle clarisse japonaise à l’occasion de sa prise d’habit. On reparlera plus tard de ces écrits dignes de figurer dans les meilleures anthologies. Quelques exemples fameux illustrent ces nouveaux liens.

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Robert Oppenheimer d’abord. Nous sommes au début des années soixante, des Golden Sixties, et la puissante Amérique du Nord s’est lancée au secours de l’Europe exsangue grâce à un plan de redressement et une aide financière qui porte le nom d’un autre Prix Nobel, le Plan Marshall. Cette même Amérique se débat avec deux problèmes internes épouvantables : celui de la chasse aux communistes et celui de la chasse aux gens de couleur. Le grand prêtre de la chasse aux communistes est le sénateur Wallace, lequel a dans son collimateur le savant Robert Oppenheimer, celui qu’on appelle le « père de la bombe atomique ». La commission sénatoriale reproche au savant d’avoir transmis des informations scientifiques à l’Union Soviétique, non par appât du gain, mais pour rétablir un équilibre des forces. Ce qu’on appellera, au terme d’un demi-siècle de « non guerre mondiale », l’équilibre de la terreur. À Bruxelles, on joue sur la scène du Rideau une pièce de mon ami Jean Sigrid, alias Augustin De Smedt, « Dick » pour ses intimes, une évocation document sous le titre En cause Oppenheimer. Le père Pire assiste à cette représentation et il se dit bouleversé par la pièce qui lui fait découvrir le procès. Par ailleurs, il s’est également rendu au Japon et il a visité le site infernal d’Hiroshima, la ville rasée par la première bombe atomique américaine. C’est pour lui un deuxième choc allié au précédent. Le père Pire prend aussitôt contact avec le savant. Et il commente la pièce de Sigrid à son ami le docteur Charles Dricot en ces termes : « On y assiste à l’angoissant cas de conscience du savant qui sait que ses découvertes peuvent être utilisées soit pour le bien, soit pour la destruction totale de l’humanité. Je ressens vivement les scrupules de Robert Oppenheimer et je voudrais les voir partagés par les chefs d’État. » C’est Robert Oppenheimer qui signera la préface du premier livre du père Pire et qui inaugurera les bâtiments de l’Université de Paix de Tihange en 1964. John Griffin, lui aussi, sera happé par la marée du cœur que notre Prix Nobel de la Paix 1958 fait monter aux quatre coins cardinaux. Une aventure humaine extraordinaire dans l’histoire des rapports entre noirs et blancs aux États-Unis que celle de cet Américain de race blanche qui va trafiquer sa peau pour être colored lui aussi et vivre ce drame américain jusque dans sa chair. Le père Pire a dressé

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Une mobilisation des grands de ce monde

de cet aventurier du dialogue entre les hommes un portrait saisissant : « Griffin ? Cet homme de cœur, sudiste américain blanc, musicologue, marié, père de famille, se trouvait en France à la fin de la guerre 1940-1945. Il fut épouvanté par les horreurs du racisme nazi contre les juifs. Rentré dans son pays, il fut stupéfait de constater que les problèmes de ségrégation étaient de réels problèmes de racisme et il résolut de tenter une expérience, dans le but, m’a-t-il dit, d’éviter à ses enfants de devenir un jour des racistes eux aussi. Sur avis d’un ami médecin, John absorba une drogue qui fit noircir la peau, ce qui lui permit de passer la frontière qui sépare les Blancs et les Noirs. Il vécut ainsi, pendant plusieurs semaines, au milieu des Noirs, une expérience qu’il raconta dans un livre intitulé Black like me. Il constata avec étonnement que les Blancs qu’il fréquentait avant son expérience se comportaient tout autrement à son égard. […] Il découvrait avec surprise les préjugés les plus absurdes des Blancs à l’égard des Noirs dont ils se faisaient un portrait robot, surtout en matière de moralité, leur imputant des défauts irréductibles, des déviations sexuelles, une débilité intellectuelle congénitale, que sais-je encore… » Le père Pire restera en contact avec John Griffin pendant des années, lui demandant souvent son avis, par exemple au lendemain du fameux pataquès commis par le cardinal Francis Spellman au plus vif de la guerre du Viêt Nam, lorsque le cardinal tint davantage le langage d’un aumônier militaire que celui d’un prince de l’Église. Albert Schweitzer, le médecin fondateur de l’hôpital de brousse à Lambaréné (Gabon), cousin germain de la maman de Jean-Paul Sartre, organiste remarquable, de religion protestante, deviendra l’un des meilleurs amis du père Pire. Il y a eu de trop nombreux contacts et trop de correspondance entre les deux hommes pour oser affirmer que l’expérience de Lambaréné a été sans aucun effet sur la manière de concevoir et de gérer ses projets. Et pour prétendre que ces relations n’ont pas influencé quelque part les conceptions œcuméniques du dominicain. L’inverse est également vrai. Les deux hommes ont dû affronter à distance les problèmes de gestion, dans des milieux socioculturels tout à fait différents de ceux qu’ils ont connus dans leur pays d’origine. Une grande différence entre les deux approches de l’aide au tiers-monde : Lambaréné reste un

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Une mobilisation des grands de ce monde : de gauche à droite et de haut en bas, Robert Oppenheimer, le « père de la bombe atomique » ; John Griffin, auteur du livre Black like me (Dans la peau d’un Noir) ; le Dr Albert Schweitzer ; Indira Gandhi, Premier ministre de l’Inde

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Une mobilisation des grands de ce monde

modèle évolué de l’assistanat, tandis que les îles de paix apprennent aux assistés à se passer de leurs assistants. D’un côté, la charité traditionnelle du dix-neuvième, de l’autre une préfiguration de la solidarité universelle du troisième millénaire. Le tout dans une approche fraternelle et un grand respect des différences. Au cours d’une évocation du Dr Schweitzer à Chicago, le père Pire déclara à son auditoire américain : « J’ai trente-cinq ans de moins que le docteur Schweitzer, mais je suis comme lui souvent victime d’un mauvais emploi des jumelles. Le Lambaréné de la vie d’Albert Schweitzer est remplacé dans ma vie par sept petits villages que j’ai bâtis pour des réfugiés. Certes, j’ai mis tout mon cœur à bâtir ces villages, et les réfugiés qui s’y trouvent, je les aime et je les aide de mon mieux. Mais, pas plus que Lambaréné ne résume Schweitzer, pas plus mes Villages ne me résument. Je ne suis pas un constructeur de villages, mais un constructeur de ponts. » U Thant ! Toute une génération se souvient du Secrétaire général des Nations unies si dévoué à la cause de la paix. Le père Pire connaissait ce fin diplomate bien avant l’attribution du prix Nobel. Ils se sont écrit de nombreuses lettres jusqu’à l’automne qui précéda la mort du dominicain. Ils ont eu également des occasions de rencontre, et notamment à Genève, au mois de mai 1967. Entre eux, il n’est pas seulement question des grands problèmes moraux qui concernent la planète entière, mais parfois de problèmes de politique internationale très concrets. C’est ainsi que, dans une lettre du 30 novembre 1966, le père Pire attire l’attention du secrétaire général de l’ONU « sur les responsabilités américaines qui sont bien grandes dans l’origine et la poursuite de la guerre au Viêt Nam ». Plus loin, dans la même lettre, le père Pire écrit : « Quant à la Chine, que pouvonsnous, par le moyen de l’opinion publique, pour qu’elle soit respectée dans sa noblesse et dans ses efforts. Bonne chance, ami ! Vous êtes un très bon capitaine de navire. » On notera au passage que les Chinois n’ont pas vraiment renvoyé l’ascenseur. En effet, en novembre 1967, un journal chinois écrivait : « Les révisionnistes viennent de pousser le luxe jusqu’à inviter à Moscou, en vue de discussions sur le problème vietnamien, des ennemis du peuple vietnamien tels que Martin Luther King et le père Pire, tous deux Prix Nobel de la Paix. » En clair, le père Pire suivait attentivement les

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problèmes de politique internationale qui étaient en liaison avec le maintien ou le rétablissement de la paix, et il n’hésitait pas à donner ses avis jusqu’au sommet de la vie diplomatique. Indira Gandhi… et le « continent » indien. Certes, dès janvier 1961, le père Pire rencontrait M. Nehru et sa fille Indira Gandhi, mais le Premier ministre de l’Inde était déjà à ce moment dans un état de fatigue extrême et ce premier contact n’aura pas dépassé l’intérêt protocolaire. Il n’en est pas de même, lorsque, après le décès de M. Nehru, en 1964, le père Pire retourna en Inde deux ans plus tard et qu’il eut des conversations très utiles avec Indira Gandhi qui avait succédé à son père. Ils finaliseront d’ailleurs à cette occasion le projet d’établir une île de paix Mahatma Gandhi en Inde. Il y avait eu, le 14 novembre 1964, au Palais provincial du Brabant, à Bruxelles, une commémoration Nehru à laquelle assistaient de nombreuses personnalités : Walter Hallstein, président de la Commission européenne, Paul Henri Spaak, ministre des affaires étrangères, Henri Janne, ministre de l’Éducation nationale, etc. Et il appartint au père Pire d’y faire un exposé sur « Nehru et la paix mondiale ». Il déclara à cette occasion : « À tout son travail incessant et harassant, Nehru mêlait toujours un peu de cette philosophie orientale dont les survoltés que nous sommes pourraient s’inspirer. Il disait : “Nous devons travailler pour les résultats, mais ne point trop nous en soucier. Il faut travailler, mais ne pas attacher aux résultats une importance telle qu’ils nous bouleversent. En d’autres termes : conserver un certain détachement au milieu même de l’action.” » Un détachement pas facile à réaliser quand on s’appelle Dominique Pire.


UN VRAI FILS DE SAINT DOMINIQUE

En musique, on accorde de temps à autre un « point d’orgue », sans doute pour retrouver une respiration juste. Que l’on veuille bien accorder la même faveur à mon récit biographique ; car, enfin, le seul alignement des faits et gestes de cet homme « hors du commun » qui dirige des milliers de parrainages de réfugiés, règne sur une série de homes pour personnes déplacées, construit et anime sept Villages européens, dirige jusqu’à l’autre bout du monde des Îles de Paix, est le fondateur d’une Université de Paix et entretient dans le même temps un courrier diplomatique et gère personnellement une montagne de correspondance privée pourrait faire croire à une sorte de « surhomme ». Exceptionnel ? Sans doute, car les Scandinaves n’accordent pas leur fameux prix Nobel à n’importe qui. Et pourtant, le père Pire sera, jusqu’à l’extrême de sa vie terrestre trop courte, d’abord et avant tout un bon fils de saint Dominique. Un religieux. Pas claustré, mais un moine tout de même, et un baptisé exemplaire. Alors, arrêtons un moment cette machinerie qui ferait tourner la tête même à Maurice Blondel, le pape de l’action, pour vivre quelques minutes de partage spirituel avec notre héros. À mon confrère Hugues Vehenne qui lui demandait comment il parvenait à gérer et coordonner une telle masse d’obligations et de devoirs, il répondait : « Je retrouve l’unité de tout cela, chaque jour, dans la prière. » Alors, reproduisons d’abord cette étonnante prière que le père Pire composa un vendredi saint, juste dix ans avant sa mort, dédiée à ce même confrère :

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« Cher Seigneur, Au milieu du chemin de mes jours (pour autant que Tes desseins soient de me garder encore longtemps sur terre), j’ai dit ma vie à un ami. Je l’ai dite à son cœur, non à sa plume. Ce fut une confidence, une vraie. Et j’ai ajouté : “Il ne vous manque plus que de connaître, au Jugement dernier, les péchés que vous connaissez si bien et que j’ai livrés à mes confesseurs.” Mais c’est à Toi, Seigneur, que j’offre le premier et le dernier mot de ce récit. Je crois en Toi, en Ta Bonté délicate dont la fin de ce carême m’a donné une fois de plus la preuve. Aujourd’hui, Vendredi Saint, à Toi qui as dit : “Il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime”, je demande tout d’abord pardon pour les fautes et les imperfections de ces quarante-neuf années. J’ai surtout manqué de confiance en Toi. Né avec un tempérament me portant au scrupule, il m’est arrivé souvent de dévorer ma peine sans voir Ta présence amicale ! Il m’est arrivé de ne penser à Toi, de ne te confier quelque chose que bien tard, après avoir épuisé l’amertume d’une situation. Non seulement je me suis tourmenté, mais j’ai eu souvent très peur. Oui, peur, malgré toutes les apparences. Ce frère qui m’a défini comme “un comble d’audace et de timidité” avait vu clair. Je suis petit, Seigneur, et très vulnérable. Bien des gens m’ont fait souffrir sans qu’ils le sachent. Ils ne virent en moi qu’une indifférence apparente, ou ce qu’ils ont pu prendre pour de l’orgueil. Je ne suis pas une grande personne. Je suis un enfant. Que n’ai-je, Seigneur, l’esprit d’enfance ? Pour Pâques, donne-le-moi, cet esprit d’enfant de Dieu, cet esprit d’abandon complet. Péguy, Ton fils, écrivait : “Celui qui s’abandonne, je l’aime, dit Dieu.” Cet abandon, Seigneur, sans Toi j’en suis incapable. Que la deuxième partie de ma vie soit plus abandonnée, plus proche de Toi. J’essaie d’aimer, Seigneur, ceux qui Te connaissent mal. J’ai essayé d’être leur frère, sans rien chercher au-delà de cette fraternité. Ce matin, tu le sais, une jeune fille de vingt ans, qui vit près de moi depuis six ans, m’a demandé de la préparer à un baptême dont jamais je ne lui avais dit mot. Qu’il en soit toujours ainsi, Seigneur. Et que cette phrase soit toujours mon guide : “Sois pur, et le bien se fera à travers toi comme par mégarde.” Merci de m’avoir donné des antennes pour comprendre les incroyants. Merci de m’avoir permis de les approcher, de travailler avec eux, de leur ouvrir mon cœur et de voir le leur s’ouvrir à moi. J’ai toujours beaucoup souffert de l’étroi80


Un vrai fils de saint Dominique

tesse des croyants. Pour moi, Seigneur, la croyance, c’est un respect plus grand de la loyauté des autres et un amour plus grand pour eux tous. Cent fois j’ai vu qu’il ne fallait rien imposer, rien chercher, mais qu’il fallait être. Donne-moi donc d’être Ton fils, de mieux Te connaître chaque jour, de vivre plus près de Toi, de mieux prier, de mieux accepter les sacrifices grands ou petits : la fatigue, l’insomnie, les coups d’épingle, les incompréhensions, les jalousies, le manque d’argent, les mille contrariétés de la vie quotidienne. Éclaire ceux qui m’entourent, unis le petit peuple qui m’est confié et dont les dissensions font ma peine. Cher Seigneur, c’est du fond de ma guenille corporelle si fatiguée que j’exprime cette prière. La fatigue noie tout, change la couleur des choses, et l’enthousiasme en crainte. Je te l’offre à la fin de ce carême, en attendant de pouvoir m’en débarrasser lentement. Donne à celui qui a écouté l’histoire de ma vie d’être en quelque sorte le prisonnier libre de la vérité, de Ta vérité. Et fais en sorte que son message et le mien, jumelés, s’en aillent aux quatre coins du monde, chuchotés à tous nos frères, c’est-à-dire à tous les hommes, qu’ils doivent se comprendre, s’aimer et s’aider parce qu’ils sont tous les mêmes, tous égaux, et tous enfants du même Père… »

Au cours des entretiens qu’il a eus avec son ami, le docteur Charles Dricot (qui deviendra le conseiller médical pour les activités des Îles de Paix), le père Pire a fait, sur le plan religieux et celui de ses conceptions de la pastorale, un certain nombre de réflexions que l’on reprend ici comme pouvant faire l’objet d’une série de petites méditations. Nous les faisons suivre par deux réflexions du père Pire recueillies par le professeur Raymond Vander Elst, de l’Université libre de Bruxelles. « La vérité absolue et commune reste toujours présente à l’horizon, comme guide idéal de nos aspirations. » « Quand l’athée met mon Dieu en question, je dois m’efforcer de découvrir, dans sa mise en question de mon Dieu, tout ce qu’il y a de juste, de bon. Par exemple, que Dieu est trahi par les maladresses et la pauvreté de mes expressions ; qu’il est difficile de L’atteindre ; que la façon dont vivent souvent ceux qui disent croire en Lui, ne porte guère les autres à y croire… »

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« Je pense, comme le pensait le pape Jean XXIII, qu’à l’intérieur des contradictions, il est opportun de faire des distinctions nouvelles. Saint Augustin avait inventé une formule célèbre et que beaucoup d’entre nous appliquent dans les contradictions : “Il faut haïr les erreurs et aimer les personnes.” » « L’avancement des sciences dites exactes ne permet pas de jeter beaucoup de lumière sur les grands mystères du monde. Singulièrement, ces sciences perdent une grande partie de leur efficacité lorsqu’il s’agit d’expliquer l’Homme, son comportement, ses élans profonds, son destin. Là où la raison, laissée à elle-même, hésite, elle peut s’affirmer en s’appuyant sur l’intuition, sur le cœur, car ce sont des valeurs humaines réelles. De cette façon, il est possible de comprendre l’Homme, là où les sciences exactes restent impuissantes, et de porter sur lui des jugements sûrs qui sont des vérités vivantes. » « Aimer, c’est d’abord accepter l’autre, le respecter, puis vivre simplement devant lui. » « Mettre en question, mettre à l’épreuve, est tout à fait compatible, d’adulte à adulte, avec le respect de la conscience. Ne pas mettre en question reviendrait à ne pas considérer l’autre comme personne adulte. La confrontation des consciences est inévitable et prouve, lorsqu’elle est faite loyalement, le respect de la conscience de l’autre. Gagne la partie celui qui a montré à l’autre qu’il est le plus fidèle à l’impératif le plus élevé de l’autre. » « La coexistence idéologique signifie simplement que, m’étant aperçu que je ne puis faire taire l’autre autrement que par des moyens qui peuvent aussi bien se retourner contre moi, je me résigne à lui permettre de se faire entendre : mais c’est en même temps me résigner à la cacophonie. Tandis que le dialogue fraternel implique la recherche active de l’harmonie et la foi en la possibilité d’y arriver. » « Dans le fond de mon âme, je souhaite que les humains en arrivent le plus vite possible à un minimum qui serait d’éviter la suppression de la vie d’autrui et de renoncer à la torture. »

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Un vrai fils de saint Dominique

« Pourquoi donc Dieu, qui est un être infiniment bon et sage, permet-il que tant de Ses enfants restent si longtemps privés de l’essentiel, sinon parce qu’Il espère que tous les autres, tous les nantis, dont nous sommes, comprendront et s’uniront. Les mystères de Dieu sont insondables. Mais il me semble que je ne les trahis point en vous disant que Dieu, Roi du Ciel et de la Terre, ne peut permettre que certains de Ses enfants vivent dans la faim et la maladie parce qu’Il espère que tous les autres ouvriront leur cœur, sortiront d’euxmêmes, partageront leur pain et leur vie. » « Nous devons partir de l’idée que nous sommes tous égaux, qu’il n’y a nulle part de groupes ou d’individus de valeur supérieure face à d’autres qui seraient des sous-hommes. Par conséquent, ni ma religion, ni la couleur de ma peau, ni mes richesses, ni ma culture, ni mon système politique, social ou économique ne m’autorisent à forcer les autres à me ressembler. »



LE « CŒUR OUVERT SUR LE MONDE »

Reprenons le fil chronologique de cette évocation, au terme de la respiration spirituelle que nous ont value ces quelques textes d’inspiration religieuse picorés dans ses écrits. Très lucide et rationnel autant qu’il était émotionnel et ouvert sur le monde de l’au-delà, le père Pire a livré lui-même la recette de son action en introduction du discours qu’il prononça devant deux mille cinq cents Norvégiens accourus à l’hôtel de ville d’Oslo, le 14 octobre 1959, à l’invitation de Terje Wold, président du mouvement européen dans son pays. Et voici son secret : « L’action que j’ai essayé de réaliser depuis dix années s’est toujours développée sur deux plans complémentaires : sur l’un, une action visant à atténuer la misère physique et morale de Frères souffrants (les déracinés d’Europe) ; sur l’autre, la même action caritative conçue comme un travail réalisé en commun et, par là, unifiant, rapprochant les hommes, faisant tomber les préjugés qui les divisent et abattant les cloisons qui les séparent… »

Ce double pôle de son action va s’affermir et connaître une accélération remarquable après l’attribution du prix Nobel. Pour preuve : moins de six mois après la consécration d’Oslo, le père Pire lance une nouvelle association intitulée « Le Cœur ouvert sur le monde ». Les statuts en sont publiés au journal officiel du Royaume de Belgique (le Moniteur en date du 11 juillet 1959). Les objectifs du nouveau mouvement y sont clairement définis en six points :

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« L’Association a pour but : 1 D’intéresser concrètement tout humain ou tout Groupement humain à toute misère humaine individuelle ou collective. 2 De soulager cette misère par tout moyen approprié : liens amicaux (parrainages), œuvres sociales, etc. 3 De former autour de cette misère un “monde du cœur” unissant tous les humains par-dessus les barrières qui les séparent souvent les uns des autres. 4 De permettre à la jeunesse de réaliser son idéal d’une aide concrète et bénévole au service de l’humanité souffrante. 5 De fédérer ou patronner toute activité de nature à favoriser la compréhension et l’amour entre les humains. 6 Singulièrement, d’aider le père Pire à utiliser, pour le bien des humains, le crédit moral que représente le prix Nobel de la Paix. De patronner dans ce but une association des “Amis du père Pire” et un “groupe de conseillers” destinés à procurer les moyens matériels et moraux nécessaires à la réalisation de tous les buts susdits. »

Dans le même temps, le père Pire fait connaître qu’une « association analogue sera constituée dans tout pays dans lequel je trouverai soit une aide efficace, soit un problème à résoudre ». Le tout devant être réuni dans une association internationale.Voilà une base juridique, un pur moyen, l’essentiel étant la reconversion de toute une mentalité collective. Et il conclut lui-même : « Le passage à l’action doit être concret, comme l’action elle-même. Ce concret s’est imposé de lui-même. Il n’est autre qu’une partie de cet énorme courrier qui me parvient chaque jour des quatre coins du monde. Encore avons-nous dû, avec le groupe initial d’amis, choisir dans ce courrier quelques problèmes pour ne pas nous ensabler en voulant tout faire. Cependant, ce qui l’an dernier se limitait à l’Europe, à l’Europe du Cœur, s’étendra maintenant au Monde, au Monde du Cœur. »

Cette volonté d’élargir l’action d’entraide des souffrants au monde entier, comme la volonté de faire entendre le message sous-jacent du dialogue fraternel de ceux qui travaillent à éradiquer le malheur, amènera le père Pire à saisir son bâton de pèlerin pour aller audevant des Cumans (comme aurait dit saint Dominique) et, en

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Le « Cœur ouvert sur le monde »

termes modernes, il va parcourir des milliers de kilomètres en avion pour chercher une foule de complices parmi tous les grands de ce monde, parmi ceux « qui prennent les décisions ». Il deviendra rapidement une sorte d’« ambassadeur de la Paix ». On ne saurait citer tous les contacts que le père Pire a pris sur tous les continents : ils sont extrêmement nombreux. En voici quelques-uns, au hasard des agendas et du carnet de bord de ce voyageur infatigable. En 1960, il va porter son message de paix aux États-Unis, où ses pairs du Providence College lui remettent, le 17 mai, le titre de Docteur honoris causa. Toujours en 1960, il est reçu par Mohammed V au palais royal de Rabat et plaide la cause des réfugiés algériens à Oujda. Un mois plus tard, il est reçu par le roi Hussein de Jordanie, puis par de hauts dignitaires musulmans en Syrie. Avant la fin de l’année, il rencontre les plus hautes autorités pakistanaises. Et, à la Saint-Sylvestre 1961, à l’heure où ses frères du couvent de la Sarte chantent laudes, il se trouve sur le désert d’Hiroshima. Un pèlerinage à un haut lieu de la souffrance des hommes.

Le père Pire à Hiroshima, en 1961

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Ces visites n’étaient pas protocolaires. Rien n’obligeait le nouveau Prix Nobel à les faire, et surtout, aussi loin et aussi souvent. Le père Pire entendait utiliser au maximum la carte de visite somptueuse du « Nobel » pour faire coopérer le plus de chefs d’État possible à la réalisation de son « Monde du cœur » et à ses théories du « dialogue fraternel » que nous analysons plus loin. Une volonté délibérée aussi de porter ces principes, qui ne sont au fond que des mots de la Bonne Nouvelle revisités dans le langage contemporain, dans la « cour des grands » de ce monde. D’ailleurs, il le précisait déjà dans son Appel aux consciences du Monde : « Cet appel à la paix et à son chemin, le dialogue fraternel, s’adresse d’abord aux consciences de ceux qui détiennent un grand pouvoir technique ou moral, Présidents des pays les plus riches ou les plus populeux, chefs respectés de grandes familles religieuses, hommes de science dont les découvertes pourraient rendre ce monde habitable pour tous, professeurs de tout niveau qui pouvez modeler les cerveaux et les cœurs des adultes de demain, créateurs dont les initiatives pourraient donner à tous les humains le bol de riz quotidien dans la justice et le respect, pères et mères, bases de la cellule la plus fondamentale de l’humanité, et vous, mes frères, hommes et femmes, qui que vous soyez, quels que soient votre âge, votre travail, le relief grand ou presque nul de votre situation sociale, votre credo politique ou religieux… »

L’appel général aux consciences concerne donc toute la pyramide humaine, mais elle place bien en évidence la responsabilité du sommet de la pyramide, la responsabilité des « super grands ». Bien entendu, certains gouvernements lointains saisissent la balle au bond et considèrent d’abord ces visites comme une bonne aubaine. Le père Pire y fait allusion dans son grand discours à l’hôtel de ville d’Oslo, en octobre 1959 : « Le gouvernement de l’État musulman du Pakistan m’a confié une mission relative aux dix millions de musulmans réfugiés chez lui. Problème d’ouverture du cœur des plus fortunés parmi les Pakistanais et aussi parmi nous… »

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Le « Cœur ouvert sur le monde »

Le père Pire réagit immédiatement en organisateur, lequel fait en tout premier lieu une bonne étude de terrain : « Qu’il me soit permis de noter ceci : le revenu moyen, par personne, est au Pakistan de la valeur de cinquante couronnes norvégiennes par année. Et, comme il s’agit d’une moyenne, nous savons donc, au point de départ, qu’il y a sur terre plusieurs millions de nos frères qui ont, pour vivre, moins de cinquante couronnes norvégiennes par an… »

Ces programmes, il va les lancer ; mais il aura la sagesse d’y intéresser particulièrement les jeunes, si bien que, le jour où il devra quitter ce monde (et il ignore à cette époque qu’il ne lui reste qu’une décennie à vivre), une nouvelle génération sera formée pour continuer le travail entrepris. Dans ce même discours d’octobre 1959 à Oslo, il déclare : « Si nous, qui avons cinquante ans, rêvons du “Monde du Cœur”, ce sont les jeunes qui le feront. À eux, par conséquent, une place très large dans nos efforts. Des centaines de jeunes, garçons et filles, de bien des pays, m’ont offert leur temps et leurs bras pour les vacances. Je n’ai pu retenir leur offre pour 1959, étant moi-même surchargé et surmené. Mais je l’accepte pour 1960. Les “Villages” que je construis pour les déracinés d’Europe ne pourront servir de chantiers pour les jeunes, parce que ces constructions de maisons se font par des professionnels. Mais diverses formules sont à l’étude pour l’an prochain. Nous ferons venir quelques groupes de jeunes. Nous organiserons pour eux des sessions de formation. Et nous les renverrons chez eux pour qu’ils y implantent bien concrètement le “monde du cœur”. »

Cette confiance dans la participation des jeunes à ses plans n’est pas neuve. Il a toujours eu leur confiance, et leur collaboration. Cela remonte aux Stations de plein air qu’il avait fondées sur le plateau hutois, et au temps où il était aumônier de groupements de jeunes. Il s’en est ouvert un jour auprès de son confident, le docteur Dricot : « On fait bon marché des forces de générosité qui existent dans le monde, surtout dans la jeunesse, et qui ne demandent qu’à s’épa-

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nouir. J’en vois chaque jour de multiples exemples. Dois-je rappeler le geste de ces jeunes gens d’un pays puissant, offrant leur sang pour sauver les victimes des attaques perpétrées par leurs propres dirigeants ? Dois-je rappeler les offres de service faites quotidiennement par les jeunes en faveur des pays pauvres ? Par ma foi en Dieu, par tempérament peut-être, et aussi par expérience, je sais combien de ressources positives recèlent les humains. »

Et voici une valeur qui se dégage petit à petit de ces incursions biographiques : le père Pire était visionnaire, et optimiste. Ce « Monde du Cœur », il y croyait fermement, lui qui dit un jour aux universitaires de Bruxelles : « Lentement, très lentement, mais certainement, très certainement, nous allons vers “un monde”, vers une vie planétaire. Lentement, de nombreux humains deviennent adultes, prenant conscience à la fois des problèmes qui se posent à cette terre et de leur responsabilité personnelle pour leur solution. Lentement se forme une opinion publique éclairée et agissante. »

Lentement aussi, le père Pire posait ainsi les jalons d’un « travailler ensemble » comme moyen de mieux « vivre ensemble » dans une société où régneraient la paix et la justice. Et ce cheminement de pensée devait déboucher sur une analyse pointue d’un moyen capital pour réaliser son idéal de « Cœur ouvert sur le monde », moyen qui sera érigé par lui en système de pensée qui a franchi le cap du troisième millénaire, moyen connu sous le vocable de « dialogue fraternel ».


LE VÉRITABLE CRÉATEUR DU « DIALOGUE FRATERNEL »

Le dialogue se trouve au cœur de toute culture humaine. Celle de la Chine, par exemple, ou celle de la palabre africaine. La nôtre aussi, largement tributaire de la Grèce antique. Lorsque Phidias, sculpteur, mais aussi architecte, qui dessina les plans du Parthénon, a voulu imposer à notre regard une vision de la ligne droite parfaite, il a légèrement incurvé les lignes de sa construction afin que, dans la synthèse esthétique qui comporte aussi les défauts de nos yeux, l’enfilade des colonnes de ce temple soit ressentie comme l’expression de la plus parfaite ligne droite qui se puisse regarder. Je ne connais pas d’exemple plus émouvant du dialogue entre l’homme et l’univers. Le père Pire, qui a deviné très tôt que la paix ne signifie pas seulement le fait de faire taire les canons, mais qu’il s’agit d’abord d’une volonté de vivre ensemble et de parler ensemble, va pousser la notion du « dialogue » dans ses plus profonds retranchements. Il va en faire le tour et l’alentour, et puis, pour qu’il ne sombre pas dans un simple remake de vocabulaire, il va l’enrichir d’un qualificatif : ce sera le dialogue « fraternel ». De toutes les œuvres du père Pire, ce sera sans doute la théorie (et la pratique) du Dialogue fraternel qui échappera le mieux à l’usure du temps et à l’oubli. Allons d’abord cueillir une définition dans les très nombreux écrits qu’il nous a laissés sur le sujet. Pour la naissance du concept de « dialogue fraternel », le père Pire va agir comme n’importe quel parent le ferait à l’arrivée d’un nouvel enfant. Il lui faut d’abord un foyer pour accueillir la toute jeune université de Paix, et ce sera, le 10 avril 1960, en présence de Jean

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Rey, qui deviendra Président de la Commission unique des Communautés européennes (comme on disait à l’époque) avec, à ses côtés, l’ambassadeur de l’Inde à Bruxelles et l’ambassadeur du Canada, M. Pierce, la pose de la première pierre de l’Université de Paix sur le plateau de Tihange, dans les environs de Huy. Un village de toile d’abord, puis un plateau de bâtiments coquets et fonctionnels qui seront inaugurés officiellement le 27 septembre 1964 par son fondateur, le père Pire, entouré par le professeur Raymond Vander Elst, titulaire d’une chaire de Relations internationales à l’Université libre de Bruxelles, et par le professeur Robert Oppenheimer, « le père de la bombe atomique » dont nous avons parlé plus haut. Cette nouvelle Université de Paix portait aussi un autre nom fameux : « Centre Gandhi », le père de l’Inde moderne et indépendante, assassiné par un certain Nathouram Gods, le 30 janvier 1948. Et puis, une charte, un programme, brillamment esquissés par le père Pire lui-même au cours de deux leçons inaugurales sur « le dialogue fraternel ». Parmi les chefs de sessions, citons Paul Duchesne et Jean Defays qui étaient par ailleurs enseignants à l’Athénée prince Baudouin. Une définition liminaire d’abord, formulée par le père Pire à son ami Charles Dricot : « Le dialogue fraternel consiste d’abord pour chacun des interlocuteurs à mettre provisoirement entre parenthèses ce qu’il est, ce qu’il pense, pour essayer de comprendre et d’apprécier positivement, même sans le partager, le point de vue de l’autre. »

Dans le commentaire qu’il a fait lui-même de ce préalable, le père Pire citait le philosophe grec Zénon qui affirmait que « si le Créateur nous a donné deux oreilles et une bouche, c’est pour que nous écoutions deux fois plus que nous ne parlons ». Dans son Sens du Dialogue publié en 1944, Jean Lacroix tenait le même langage : « Le signe distinctif de l’homme de dialogue, c’est qu’il écoute aussi bien qu’il parle, et peut-être mieux. » Et le père Pire de conclure ses commentaires sur ce préalable par une citation du professeur Étienne Cornelis, o.p. : « Avant d’être un autre, mon partenaire est

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Le véritable créateur du « Dialogue fraternel »

mon semblable. » De surcroît, la disposition intérieure du dialoguant doit être « œil ouvert, cœur ouvert ». Il y a d’autres préalables encore au dialogue fraternel. Pour éviter un dialogue de sourds, il faut rechercher un langage commun. Toujours dans ses dialogues avec le docteur Dricot, le père Pire écrit : « Le dialogue de sourds existe lorsque les humains prétendent dialoguer en employant les mêmes mots, mais en donnant à ceux-ci des sens différents. La plupart des malentendus, des incompréhensions (générales ou particulières) naissent souvent d’un dialogue de sourds. S’il n’y a pas, au début du dialogue, une mise au point sur le sens à donner aux mots employés de part et d’autre, il n’y a pas de dialogue possible. Des mots tels que liberté, démocratie, paix, monde libre, et même celui de “dialogue” fournissent la plus belle illustration de la Tour de Babel, de la confusion des langages. »

Citons enfin, parmi les préalables à la réussite d’un véritable dialogue, la lutte contre la méfiance systématique. Quelque temps avant la mort d’Albert Schweitzer, le père Pire avait eu une longue conversation avec l’homme de Lambaréné, précisément sur le sujet qui nous occupe. Et Albert Schweitzer lui avait dit que « ce n’est ni l’argent, ni la bombe atomique qui divisent les hommes, mais les jugements qu’ils portent les uns sur les autres et l’égoïsme qui caractérise leurs rapports ». Et le dominicain ajoutait une réflexion formulée jadis par le professeur Jacques Leclercq, de l’université de Louvain : « Comment faire un monde avec des hommes qui s’en croient tous le centre ? » Résumons les préalables à l’organisation d’un vrai dialogue fraternel : langage commun, sincérité bilatérale, lutte réciproque contre la méfiance a priori et enfin, pour faire bonne mesure, exclusion des motivations négatives (anti quelque chose ou anti quelqu’un). Venons-en au cœur du sujet par l’examen d’une bonne méthode du dialogue. Car, enfin, il y a une technique du dialogue qui n’est d’ailleurs que le déploiement d’une fraternité humaine authentique. On peut considérer, schématiquement, quatre paliers du dialogue. Ce sont l’action en commun, la reconnaissance de la valeur 93


de l’autre dans ce travail en commun, l’acceptation d’une confrontation avec d’autres idées que les siennes et la révision de nos propres rapports avec la vérité. Quatre degrés, quatre points forts. Comment le père Pire les exprime-t-il lui-même ? « Pour le premier palier, je cite un mot de mon ami Vladimir Drachoussoff, cet ingénieur agricole qui fut tellement actif dans la réalisation des Îles de Paix : “Les hommes se connaissent et s’estiment en travaillant ensemble à quelque chose d’utile.” Deuxième palier : Chacun de ceux qui ont accepté de travailler ensemble arrive lentement à reconnaître et à saluer la noblesse de l’inspiration qui a poussé les autres, à partir d’horizons extrêmement différents, à se donner à cette même action commune. Troisième palier : Chacun doit accepter de confronter avec d’autres optiques les fondements intellectuels et spirituels de sa conception du monde et de son action. Quatrième palier : Il n’a jamais été question pour un humain de posséder la vérité. Il est seulement question d’être possédé lentement par elle. »

Cette vision toute moderne de « la vérité » qui se laisse lentement révéler sans s’imposer totalement ou subitement (le « sens du mystère » chez un Benoît XVI ou « la fin des certitudes » chez un Prigogine, aujourd’hui), le père Pire la recueille essentiellement chez le père du concile Vatican II, le pape Jean XXIII. Et plus spécialement dans son encyclique Pacem in Terris. On peut y voir une preuve supplémentaire de l’appartenance du père Pire à cette période postconciliaire qu’il n’a malheureusement pas pu connaître dans son plein développement. Mais il en fut, à maints égards, une sorte de prophète, de visionnaire. Et comment Jean XXIII posait-il le problème de l’homme moderne ? Comment concilier notre respect pour la vérité qui est « une » et notre respect pour ceux qui ne pensent pas comme nous ? De quatre manières, explique le pape : faire la chasse aux erreurs concernant la religion et la morale, déceler dans certains mouvements qui paraissent faux à nos yeux les éléments positifs et dignes d’approbation, accepter, en vue de réalisations pratiques communes, certaines rencontres avec ceux qui font partie d’autres horizons philosophiques et respecter toujours les per-

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Le véritable créateur du « Dialogue fraternel »

sonnes : tout homme conserve sa dignité de personne à laquelle il faut toujours avoir égard. Les conceptions du père Pire sur le « dialogue fraternel » échappent à tout reproche d’utopie. Son promoteur les conçoit comme une méthode, comme une façon d’approcher la justice, la paix et la vérité « qui nous saisit lentement… », mais il n’a jamais prétendu ni même cru qu’il s’agissait d’une solution miracle à tous nos maux. Il y a des textes très précis du père Pire sur la finalité raisonnable de son action. Il en a fait souvent la confidence à son ami Charles Dricot : « Que le dialogue fraternel soit le seul chemin de paix, je n’en doute pas. J’en veux pour preuve que nul ne voit d’autre chemin et que celui-là est commandé par la raison même. Mais le dialogue n’a jamais été présenté à l’Université de Paix comme destiné à mettre fin aux guerres qui existent. Il est plutôt destiné à créer le climat défavorable à la naissance de nouveaux conflits, à la longue. Le dialogue fraternel prépare la phase qui suit l’affrontement. Ce n’est pas lorsqu’un homme est en état de crise que l’on peut songer

« … le dialogue n’a jamais été présenté à l’Université de Paix comme destiné à mettre fin aux guerres qui existent. Il est plutôt destiné à créer le climat défavorable à la naissance de nouveaux conflits, à la longue. » (Inauguration de l’Université de Paix, à Huy, en 1964)

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à dialoguer avec lui. La crise est un affreux moment à passer. Mais le maintien d’un certain dialogue, avant et pendant, permet, après la période critique, de reprendre le vrai dialogue à un niveau supérieur. »


LE RESPECT DE L’AUTRE DANS L’INDISPENSABLE DIALOGUE

Ainsi résumé en quelques points forts par le père Pire lui-même au cours de ses conversations avec son ami le docteur Charles Dricot, le principe du « dialogue fraternel » a été explicité avec toujours plus de netteté dans une série de cours donnés par Dominique Pire luimême à l’Université de Paix de Tihange, ou à l’occasion de discours, en Belgique ou à l’étranger, quand ce n’est dans l’abondante correspondance qu’il entretenait avec bon nombre de personnalités. On doit au professeur Raymond Vander Elst, de l’Université libre de Bruxelles, d’avoir réuni tous ces écrits épars. Au passage, il est sans doute permis de signaler le fait que c’est donc une haute personnalité de la laïcité belge qui a rendu ce service majeur à un prêtre dominicain. Un dialogue fraternel exemplaire… Il faut d’abord remarquer que l’une des constantes relevées dans ces écrits est le respect de l’autre et des convictions de l’autre. Ce respect d’autrui dont le père Pire a dit un jour qu’il le devait à l’éducation que sa jeune maman lui avait donnée. Ce respect dans l’approche de l’autre va se concrétiser dans un essai de dialogue réussi. Dans un de ces cours introductifs qu’il a donnés à l’Université de Paix, le père Pire disait : « Le mot dialogue va résumer l’essentiel de notre effort. Car l’essentiel d’un effort ne réside pas dans la matérialité de gestes, mais dans l’esprit qui les inspire. C’est là que se trouve la vraie fécondité d’un effort. Le dialogue entre les Hommes, nous voulons, utilisant nos six petits points concrets [les villages du cœur, NDA], le pousser aussi loin que possible, jusqu’au respect intégral d’un autre comme tel, dans tout ce qui constitue “autre”. C’est pourquoi le mot “tolérance” nous 97


paraît insuffisant. On ne tolère pas son frère. On l’estime, on l’apprécie, et puis on l’aime. Nous voulons estimer et aimer ceux qui sont autres, en respectant totalement ce qui les fait autres. »

Emmanuel Mounier (1905-1950), le fondateur de la revue Esprit, reste le chef de file de toute une génération de chrétiens regroupés autour de son idéal personnaliste, qui se flattaient d’être ses disciples ; nous étions de ceux-là, aux Facultés catholiques de Lille. Rien de surprenant que le père Pire, qui fut son contemporain, ait choisi une citation du philosophe et directeur de Témoignage chrétien au cours de cette même leçon sur le dialogue : « Notre ami, le regretté Emmanuel Mounier écrivait : “… Je crois que le devoir de l’homme spirituel est de lutter contre toutes les sociétés closes, surtout et principalement contre celles qui tendent à se former autour d’un prétexte religieux. La mission des spirituels dans les temps modernes me semble être une totale présence, extra muros, dans un monde en édification ou en persécution. Je ne veux pas plus du ghetto confessionnel catholique que du ghetto confessionnel juif. Au surplus, là où vous pensez à un ramassement de l’homme dans les frontières spirituelles, on lira : acceptation des délimitations racistes. Et là, la moindre concession est mortelle.” »

Certains ont été – et sont encore – enclins à penser qu’il y a une forte dose d’utopie dans la recherche de ce dialogue fraternel. Soit. Mais on ne pourra pas écrire que le père Pire ait ignoré leur objection. Il leur a répondu de sa traditionnelle encre mauve qui manquait rarement de piquant : « À supposer qu’un Monde Fraternel relève de l’utopie – et sans doute en est-il ainsi quand on voit autour de soi, et chez les meilleurs, tant d’étroitesses, de préjugés, de sectarismes – il resterait à donner à tous ceux qui ont le cœur généreux parce qu’ils ne comptent plus ou parce qu’ils n’ont pas encore appris à compter, l’assurance qu’il est possible de trouver sur terre des êtres désintéressés, l’assurance du rôle irremplaçable et extraordinaire de la bonté. Le Monde du Cœur, s’il ne devient pas l’antidote de l’égoïsme, sera donc au minimum le club des optimistes, des généreux, le club des chics types. »

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Le respect de l’autre dans l’indispensable dialogue

Dans la conclusion de cette leçon au « Centre Gandhi », il cite une fois encore Emmanuel Mounier : « … Il y a une certaine résignation qui vous fait une vie lasse, une vie inféconde, et j’irais plus loin, qui laisse aller les événements. […] Il faut surtout ne pas se faire une âme amère, une âme de regrets, mais se garder jeune, c’est-à-dire toujours présent devant la vie et l’avenir. Tout n’est pas perdu avec nos vingt ans et nos déceptions. Il y a toujours un moyen de faire quelque chose, et de très bonnes choses, avec la matière quotidienne. Il n’y a que de mauvais ouvriers. »

Et le père Pire complète cette citation de Mounier par le commentaire suivant : « Mauvais ouvriers, nous le sommes. Mais ouvriers quand même. Ouvriers de Paix. Qu’une parole nous rassure : “Quand vous serez deux ou trois réunis en mon nom, je serai au milieu de vous.” » La nécessité de regrouper les humains, de les respecter, de dialoguer, tout ceci se trouve réuni dans le discours inaugural de Tihange par la sommité scientifique mondiale qu’était le professeur Robert Oppenheimer, qui dit aux étudiants venus des quatre coins de l’horizon : « En découvrant l’atome et ses possibilités, le monde moderne doit se rendre compte qu’il ne peut plus être cloisonné. […] Le Dialogue vise à réduire cette envahissante justification de soi, cet orgueil, cette arrogance des hommes, cette peur aussi des « autres », des étrangers, des hommes de pays et de culture différents, qui a si souvent, dans le passé, conduit à la violence, à l’inhumanité… » Même appréciation dans les écrits du philosophe Jean Lacroix (1900-1986), un compagnon d’Emmanuel Mounier que le père Pire estimait beaucoup, lui aussi, et qui écrivit : « Le Dialogue n’élimine pas la lutte, mais il lui donne un autre sens… Dialoguer, c’est s’exposer, non pas tant aux coups d’autrui, ce qui n’est rien, mais au bouleversement de sa propre pensée et peut-être à la perte de soimême. Qui n’a pas passé par cette épreuve avec crainte et humilité n’est pas un partenaire valable dans le dialogue des hommes. » Robert Oppenheimer, mort deux ans avant le père Pire à l’âge de soixante-trois ans, ne sera pas la seule sommité scientifique à avoir emboîté le pas sur les théories du « dialogue fraternel » élaborées 99


par le père Dominique Pire au départ de ses différentes initiatives de partage et de justice. Quand sera fondée l’association des « Amis des Universités de Paix », pas moins de dix lauréats d’un prix Nobel feront partie du groupe des fondateurs. Il s’agit du Britannique lord John Boyd Orr of Brechin (prix Nobel de la Paix 1949), du Belge Corneille Heymans (prix Nobel de Médecine 1938), du Tchèque Jaroslav Heyrovsky (prix Nobel de Chimie 1959), de l’Irlandais Halldor Laxness (prix Nobel de Littérature 1955), du Suédois Arne Tiselius (prix Nobel de Chimie 1948), des Britanniques Philip J. Noel-Baker (prix Nobel de la Paix 1959) et Cecil F. Powell (prix Nobel de Physique 1950), du Hongrois Albert Szent-Györgyi (prix Nobel de Médecine 1937), de l’Italien Salvatore Quasimodo (prix Nobel de Littérature 1959) et enfin, bien entendu, du Français Albert Schweitzer (prix Nobel de la Paix 1952). Le doyen de cette assemblée, le professeur Corneille Heymans (1892-1968), s’exprima ainsi, peu avant sa mort : « Les hommes de science portent actuellement et plus que jamais une lourde responsabilité. L’illustre Pasteur proclama : « Je crois invinciblement à la victoire de la paix et de la science sur la guerre et l’ignorance, et que les hommes s’entendront, non plus pour détruire, mais pour édifier ». Que tous les savants du monde unissent donc leurs efforts pour guider l’humanité dans la voie de l’entente et de la paix. » Au fait, pourquoi ce pluriel dans l’appellation « les Amis des Universités de Paix ? » Était-ce un projet lointain du père Pire de fonder des Universités de Paix ailleurs qu’à Tihange ? Ou seulement la reprise d’un bon mot de Jean Rey, l’un des pères de l’Europe, qui avait dit au fondateur du Centre Gandhi : « Père, il faudrait une centaine d’universités de paix dans le monde ! » Ils ne sont plus de ce monde pour nous donner la réponse. L’Université de Paix de Tihange procura de grandes joies au père Pire. Il en était fier. Elle symbolisait quelque part le futur de l’ensemble de ses œuvres. Il en parlait avec amour, avec tendresse : « Elle est bien vivante, cette Université de Paix, petite île de concorde, dans laquelle on enseigne et pratique la manière d’harmoniser les hommes dans leurs différences, dans laquelle chacun se sent chez soi, dans laquelle nul annexionnisme, réel ou apparent, d’ordre national, politique ou religieux n’existe. J’ose vous répéter ce qui est 100


Le respect de l’autre dans l’indispensable dialogue

Fondation de l’association des « Amis des Universités de Paix », le 10 décembre 1965, par des titulaires du prix Nobel. Ici, (de g. à dr.) le père Dominique Pire (Paix, 1958), Philip J. Noel-Baker (Paix, 1959), Corneille Heymans (Médecine, 1938) et Halldor Laxness (Littérature, 1955)

en réalité la définition de l’Université de Paix : une petite île de concorde. […] Nous allons lentement vers l’harmonie universelle. Mais aujourd’hui le monde est plein de diversités. Et c’est ce monde divers qui doit trouver la paix : une paix qui ne peut être cherchée aujourd’hui – toutes les consciences droites le sentent – que dans la voie de l’harmonisation de nos diversités. […] Le travail des pacificateurs sera lent, long, difficile, mais essentiel. Chacun et chacune doit y prendre sa part. »



L’HOMÉLIE POUR KEÏKO

Au cœur de mes notes sur l’action du père Pire en faveur des Personnes déplacées, j’avais glissé un point d’orgue sur la prière, qui était toujours présente dans sa vie, comme un bon levain. Au cœur de toute la rhétorique et de la savante construction d’une philosophie du « dialogue fraternel », je veux glisser un deuxième point d’orgue. Il s’agit d’un texte privé qui trouve sa place ici à plusieurs titres. Cette homélie a été prononcée par le père Pire à la Toussaint 1968, soit exactement trois mois avant sa mort. Elle s’adresse à une jeune moniale japonaise pour le jour de sa prise d’habit en Belgique. Le texte est long, soigné, comme toute la correspondance personnelle d’un frère prêcheur qui avait aussi d’incontestables dons d’écriture mais qui, au cœur du combat que son stylo à l’encre mauve menait pour rallier le monde à ses idées de paix et de dialogue fraternel, réservait aussi tout le temps qu’il fallait à sa correspondance, à ses amis, à ses relations humaines, aux hommes et aux femmes que Dieu plaçait sur sa route. Une autre bonne raison de reproduire ce document est que la copie en a été transmise par sa destinatrice, la clarisse japonaise Claire-Dominique Keïko, à mon éditeur… cinquante ans après l’attribution du prix Nobel de la Paix à l’auteur du texte. Comme un signe et une invitation à publier le présent livre. Voici l’intégralité de cette homélie restée inédite à ce jour : Hannut, 1-11-1968 « Chère Keïko, Que la vie est étrange. Il y a une trentaine d’années, une fille de ton âge, originaire de l’endroit où je suis né, ici, en Belgique, partait pour 103


Morioka (Japon) pour s’y enfermer dans un couvent de Sœurs contemplatives, au grand scandale de beaucoup de mes concitoyens qui se demandaient à quoi cela pouvait bien servir, alors qu’ils auraient très bien compris que cette jeune fille parte là-bas, par exemple, pour ouvrir un hôpital ou une école. Trente ans plus tard, une jeune fille japonaise du même âge, venant du pays d’Hiroshima, s’enferme librement dans un couvent de contemplatives situé ici, très loin de son pays, à l’autre bout du monde, dans un tout petit pays et dans une ville minuscule et inconnue. J’ai expliqué, à quelqu’un qui m’est très cher, que je venais assister à ta prise d’habit. J’ai trouvé la même absence de compréhension qu’il y a 30 ans, au moment du départ de ma concitoyenne pour Morioka. Bien entendu, le problème n’est pas de faire un geste uniquement pour qu’il soit compris. On peut faire un geste, même incompris, à condition qu’il soit l’expression d’une conscience. Et c’est donc d’abord pour répondre aux impératifs de ta conscience que tu prends l’habit, ici, aujourd’hui. De cette prise d’habit elle-même et de cette vie que tu vas mener, je n’ai rien à te dire. Tu as des Supérieures et des amis qui peuvent t’éclairer beaucoup mieux que moi sur ce sujet. J’aimerais cependant que le geste que tu fais soit compris. Il n’y a pour cela qu’un moyen, me semble-t-il, c’est de souligner le lien intime qui existe entre ton geste et les drames actuels du monde. Nos contemporains, en effet, comprendraient mal que ce lien n’existe pas. Bien entendu, il doit y avoir toute une catégorie de gens, même croyants, qui ne comprendront rien à rien. Personnellement, j’ai toujours considéré mes amies les Clarisses comme des paratonnerres écartant la foudre du monde ou faisant pleuvoir les miracles. Voilà peut-être ton rôle : écarter la foudre et faire pleuvoir les miracles. J’ai en Dieu une foi profonde, mais pas compliquée. Je crois en lui pour des motifs qui me sont personnels ; je crois en Son intelligence et en Sa bonté. Mystérieusement, Il a fait l’homme libre. Cela donne à celui-ci un pouvoir redoutable, car il serait puéril d’imaginer la liberté comme étant la capacité de faire le bien avec l’interdiction de faire le mal. La liberté situe précisément l’homme à mi-chemin entre le mal et le bien, avec l’entière capacité de faire l’un ou l’autre. Ce n’est pas seulement vrai en comparant un être humain à l’autre, dans le sens que l’un ferait le bien et l’autre le mal.

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L’homélie pour Keïko

C’est vrai en chacun de nous. Les « deux hommes » que saint Paul sentait en lui-même. Notre vie est un mélange étrange de bien et de mal. En regardant le monde, il y a en outre ce que j’appellerais les taches de misère physique et morale. Par exemple, le fait que deux hommes sur trois n’aient pas assez à manger, alors que l’autre tiers meurt souvent par excès de bonne chère. Dans l’Île de Paix, que nous fondons en ce moment dans le Sud de l’Inde, se trouve une petite équipe aux prises avec des problèmes très compliqués. Notre assistante sociale m’écrivait aujourd’hui même : “J’ai commencé mes visites dans les maisons et j’ai été effrayée de ce qu’ils ne mangent pour ainsi dire que du riz cuit à l’eau. Je crois qu’en Belgique on a un peu abusé de l’expression n’avoir pas tous les jours à manger ; je l’ai souvent employée et ici, dans mes enquêtes, il me semble que j’ai revu l’expression sous un jour nouveau.” Il y a le drame de la guerre, drame épouvantable qui tue chaque jour bien des gens, souvent innocents. La guerre du Viêt Nam est le prototype de cette horreur. Il y a le racisme, c’est-à-dire le fait de gens classés comme inférieurs ou inexistants, uniquement à cause de la couleur de leur peau. Nous reverrons tous, jusqu’à notre mort, le geste magnifique de deux Noirs à Mexico. Et nous n’oublierons pas que, dans ces Jeux Olympiques, plus de 60 % des médailles américaines ont été gagnées par des athlètes noirs, alors que la population noire ne représente que 10 % de celle des États-Unis. Rentrés au vestiaire, ces athlètes sont immédiatement ségrégués. Que dire de l’Afrique du Sud, où la législation elle-même consacre l’inégalité la plus absolue ! Il y a la prison politique, qui existe tout aussi bien en Russie soviétique que dans la catholique Espagne et dans le catholique Portugal. Mettre en prison un être humain, simplement parce que ses idées déplaisent à un Gouvernement, c’est là un grand crime, ma chère Keïko. Un crime beaucoup plus grave encore que de laisser affamés les deux tiers de l’humanité. On pourrait continuer la liste. Et il est évident que les foudres de la justice divine ne manquent pas de motifs de s’abattre sur le monde. Alors, tu deviens réellement un paratonnerre ; tu écartes la foudre, tu la fais en quelque sorte dévier sur toi. Tu répares. Tu fais contrepoids. Bien entendu, cela ne peut être compris que par ceux qui ont une idée de l’extrême interdépendance de tous les humains. À toi

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L’homélie pour Keïko

et à tes sœurs, merci pour le rôle, humble et efficace que vous jouez. Car, enfin, la foudre devrait toujours tomber sur le coupable. Par ailleurs, vous avez un autre rôle à jouer : c’est celui de faire pleuvoir des miracles. Personnellement je crois aux miracles. J’y crois un peu comme un enfant croit à saint Nicolas. J’y crois, comme je crois en Dieu, c’est-à-dire simplement. Jacques Rivière écrivait : “Il n’y a plus de miracles parce qu’il n’y a plus personne qui ait assez de foi pour en espérer.” Personnellement, ma chère Keïko, j’attends chaque jour des miracles de toute espèce. Les plus beaux sont ceux de la compréhension. Lorsque j’aime quelqu’un, j’attends de Dieu le miracle de l’entente parfaite, de l’harmonie. Lorsque je commence une action, pour les étudiants tchécoslovaques ou pour le Biafra, ou pour le Sud de l’Inde, j’attends le miracle de dons matériels qui me sont indispensables. Et les miracles viennent. Pour qu’ils viennent, il faut que quelqu’un implore un Être qui n’est pas seulement le justicier, le lanceur de foudres, mais le Père tendre, désireux de combler ses enfants, même sur terre. Pendant toute ta vie, ma chère Keïko, demande pour moi les innombrables miracles dont j’ai besoin jour après jour dans une bataille désespérée qui a pour but de comprendre et d’aimer, soit d’assurer la paix et le pain à tous les hommes. Si toi et tes sœurs jouez à la perfection ce double rôle qui consiste à écarter la foudre divine et à faire pleuvoir des miracles, vous aurez une vie utile. Peut-être certains humains n’en sont-ils pas convaincus. Mais d’autres le seront, même s’ils ne comprennent pas exactement le sens de ta vie religieuse. L’essentiel pour moi réside dans le fait que vous ne devez pas quitter le monde. Vous devez être super présentes au monde. Vous devez même – pourquoi pas – être parfaitement au courant des drames du monde. Nous sommes tous solidaires. Et personne n’a le droit ni de s’écarter du monde, ni même d’en donner l’impression En ce moment-ci, je pense à ta chère famille. J’ai vu, récemment, au Japon, ton frère, si bon et dévoué. Le Japon est une terre tellement fine, tellement nuancée, que, d’une manière ou de l’autre, tes amis là-bas finiront par comprendre le geste que tu poses. Tu ne les abandonnes pas. En Dieu nous sommes si proches. Et sur eux aussi, tu feras pleuvoir des miracles. Ton pays a lui aussi ses problèmes. Il est lui aussi menacé par ce que nous appelons ici la “civilisation d’abondance”. Par ailleurs, il peut jouer un rôle de médiateur entre l’homme jaune et l’homme blanc, ce problème de demain. Sa

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jeunesse est très concernée par le problème de la guerre et de la paix. Le souvenir d’Hiroshima est toujours vivant, toujours symbolique, toujours utile, comme un rappel tragique d’un énorme crime qu’il ne faut plus répéter. C’est en ayant tout cela présent dans ton cœur, avec tous les projets, tous les plans, tous les désirs de celui qui te parle et qui est en quelque sorte ton père, que tu dois te donner à Dieu aujourd’hui dans la plus grande simplicité et dans la paix totale. Qu’il me soit permis de profiter de cette occasion, ma chère Keïko, pour dire merci à toutes tes sœurs pour tant d’interventions que je leur dois auprès de Celui qui peut tout. Apparemment, ma vie et la leur sont diamétralement opposées. En fait, sans même songer au fameux point oméga du P. Teilhard de Chardin, elles coïncident. Simplement, elles épousent des formes différentes. Si bien qu’une maman qui élève parfaitement ses enfants, qu’un instituteur qui éduque de jeunes esprits et de jeunes cœurs, qu’une Clarisse qui se donne à Dieu et qu’un homme d’action qui court aux quatre coins du monde pour essayer de donner un peu de paix, sont des voyageurs sur le même chemin, remplissant des rôles à la fois très semblables et très complémentaires. Puisses-tu trouver dans cette constatation un réconfort pour les jours où la charge que tu acceptes aujourd’hui sur tes épaules te paraîtra un peu trop lourde. Bonne chance, chère Keïko. Je suis de cœur avec toi. »

Le texte dactylographié de cette homélie était accompagné d’une note manuscrite de sœur Claire-Dominique Keïko, ainsi rédigée [sic] : « Le père Pire, en sortant de la sacristie après la Messe, restait s’assis sur une chaise et écoutait jusqu’à la fin de l’œuvre de César Franck que j’ai joué comme sortie. Et il est parti ! Je regardis son dos jusque l’on ne le voit plus. Ce fût la dernière fois que je l’ai vu ! Oui, il est parti, le 30 janvier 1969 : seulement 3 mois après, pour reposer éternellement chez son cher Père du Ciel ! Sa parole est devenue son testament pour moi. [sé :] Cl. D. »


ENTRE HASARD ET PROVIDENCE

La grandeur d’un Prince se mesure à la valeur de ceux dont il s’entoure. La grandeur de Louis XIV se mesure, entre autres choses, au fait d’avoir engagé André Le Nôtre pour dessiner les somptueux jardins du château de Versailles. Il faut pour cela de la finesse, du jugement, et beaucoup de flair. Si, tant d’années déjà après leur création et le décès de leur initiateur, les œuvres de justice et de paix du père Pire se développent encore et résistent au temps, cela est dû non seulement à la justesse de sa pensée ou à l’opportunité de ses actions, mais aussi au choix judicieux de ses collaborateurs. Étaitce un hasard ? Était-ce la providence ? Chacun apportera sa réponse personnelle, à condition d’admettre que le hasard fut souvent très heureux… ou que la providence fut souvent très attentive. Mission impossible que celle de citer tous les volontaires qui ont fait vivre ou qui font croître encore des institutions comme le Service d’entraide familiale, l’Aide aux personnes déplacées, l’Université de Paix ou les Îles de Paix : ce livre deviendrait un bottin de la solidarité. Il faut cependant citer quelques noms, au risque d’offenser la modestie des uns ou de décevoir les oubliés. Qu’on pardonne à l’auteur. Il éprouve pour tous, cités ou non, une commune admiration. L’histoire qui amena Christiane Halut, mère de plusieurs enfants et épouse d’un stomatologue hutois renommé, à s’intéresser aux Îles de Paix, commença d’une manière affreuse. Nous sommes au printemps 1958, c’est-à-dire bien longtemps après les débuts de l’action entreprise en faveur des réfugiés, des homes et des villages de la paix. Françoise, l’une des filles de Christiane, à peine âgée de dix ans, était atteinte d’une maladie grave et la médecine dut s’avouer vaincue. La fillette entra en agonie et il fut extrêmement difficile de

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l’assister médicalement. Moralement, rien ne semblait pouvoir la soutenir un peu. Quelqu’un suggéra d’appeler au chevet de l’enfant « un homme qui était d’une telle bonté et d’une telle douceur qu’il arriverait peut-être à l’aider quelque peu en ces heures ultimes ». On lui demanda de venir. C’était le père Pire. L’agonie de la petite Françoise dura trois jours et trois nuits et le dominicain resta auprès d’elle tout ce temps, sans la quitter un seul moment. Puis, quand il lui ferma les yeux, le père Pire s’éclipsa discrètement pour rejoindre son quartier général de la rue du Marché. Quelques mois plus tard, le Comité Nobel d’Oslo décerna le prix de la Paix au père Pire. Le père invita le couple Halut à être présent à la séance académique en Norvège. À la fin de la cérémonie, le père Pire glissa la médaille et le fameux parchemin dans les mains de Christiane. Et chacun devina qu’il venait de placer les engagements que comportait son prix Nobel de la Paix… sous la protection de la petite Françoise, en son ailleurs. Ces documents précieux (parchemin et médaille) sont soigneusement conservés rue du Marché, en attendant d’aller rejoindre le Musée de Huy. Le destin peut être curieux, convient l’athée ; et les voies du Seigneur sont impénétrables, dit le croyant. Dix ans plus tard, dans la clinique de Herent où il devait à son tour dire adieu à sa vie terrestre, le père Pire resta deux jours dans le coma. Il fut veillé de manière aussi constante, par… le papa de la petite Françoise qui relayait efficacement la sœur cadette du père et son beau-frère. Je suis retourné, en cette année jubilaire du prix Nobel 1958 – soit un demi-siècle plus tard – dans les bâtiments de la rue du Marché, à Huy, là même où ont été prises tant de décisions importantes. Une poignée de main solide m’y accueille : celle du Tunisien Moha Héni, qui est non seulement le responsable actuel des « Campagnes Îles de Paix », mais aussi l’un de ceux qui « font tourner la boutique ». Il flotte dans ces pièces le souvenir de nombreux visages d’antan, qui ne sont plus de ce monde : Simone Rouchet, Irma Jolling, et beaucoup d’autres que l’on appelait « les filles du père », guides, volontaires, secrétaires… Bon pied bon œil, une « quatre fois vingt ans » m’accueille avec un merveilleux sourire, un regard toujours aussi clair et… deux photographies jaunies par les ans, prises lors d’un voyage d’inspection et de reportage dans les camps du nord de

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Entre hasard et Providence

l’Allemagne : Andrée Wolper-Beaudry et moi. Nous étions bien jeunes encore, et nous voyagions avec le père Pire et Irma Jolling à bord d’une Citroën 15 chevaux. Andrée, que je n’avais pas revue depuis plus d’un demi-siècle, me dit : « Ce jour-là, tu nous as fichu une belle frousse ! Le père était mort de peur… et furieux ! »

Sans doute avait-il raison. Mais allez donc empêcher un journaliste de vingt-cinq ans se trouvant sur la presqu’île de Priwal, à l’extrême nord de l’Allemagne, de profiter de quelques heures de liberté pour aller voir de plus près les barbelés, les chiens et les miradors du rideau de fer dressé par le monde communiste d’alors ! En fait, je crois que l’incident a été grossi ultérieurement et que, peut-être, ce fut Andrée elle-même qui avait eu peur. Mais il y a prescription. Andrée Beaudry veille aujourd’hui sur les premiers départements de la maison : l’Aide aux réfugiés et le Service d’entraide. Elle est aussi une des « références » lorsque se pose un problème touchant à la philosophie du « père du Dialogue fraternel ». C’est ce premier cercle de jeunes qu’il faut citer en premier, parce qu’il est évident que la première équipe du secrétariat de la rue du Marché, à Huy, fut très stable, qu’elle a fonctionné pendant des décennies, et qu’elle a permis au père Pire d’élargir son action en disposant de collaborateurs directs dont la générosité était sans pareille et la souplesse garantie. Or, il fallait beaucoup de souplesse pour réagir au quart de tour aux initiatives multiformes du « patron » de la maison. Puis, il y a eu le cercle des relations proches. On pense à « Bambi » (Mme Robert Mertens), qui était la belle-sœur du colonel américain Edward Squadrille et qui se trouve donc historiquement être le « lien », la « circonstance » qui donnera naissance au vaste mouvement d’Aide aux personnes déplacées. On sait à présent l’importance qu’a eue le témoignage du colonel Squadrille dans la dénonciation des camps de personnes déplacées en Allemagne. Le père Pire a toujours ratissé large dans le choix de ses collaborateurs, et ceci était facilité par un charisme qui embarquait toutes les catégories sociales dans ses aventures de paix et de justice. Les liens d’amitié devenaient souvent des chaînes d’action solides.

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Une amitié en amenait une autre. Et on peut suivre ainsi de véritables filières dans la réalisation de tous les projets. Lorsque viendra l’heure de réaliser des « Îles de Paix » dans le monde, il apparaîtra bien vite que le développement agricole sera la clé du progrès dans ces pays lointains. Faisant lui-même du lobbying dans les cercles bruxellois, le père Pire s’est lié avec un certain nombre de personnalités à vocation européenne, dont l’économiste Jacques Lefèvre. Son ami Lefèvre le mettra en communication avec un spécialiste de l’agronomie tropicale, l’ingénieur Vladimir Drachoussoff, lequel jouera, en même temps que le docteur Charles Dricot, un rôle majeur dans le lancement des Îles de Paix. Vladimir Drachoussoff ne se révélera pas seulement un excellent technicien de réputation mondiale, mais il avait une philosophie bien arrêtée quant aux problèmes du développement. Dans Une Révolution tranquille publiée par le journaliste alsacien Gérard Schuffenecker, Vladimir Drachoussoff exprime l’idée suivante : « Il n’appartient pas à des étrangers de décider si tel ou tel pays a besoin d’une révolution, ni de choisir la forme de celle-ci parmi les nombreuses tendances des mouvements révolutionnaires. Ce serait là un colonialisme idéologique inacceptable. Cependant, l’Île de Paix contribue indirectement à l’accélération des réformes nécessaires en améliorant l’état physique, la situation économique, le potentiel énergétique de la population et, de ce fait, sa force contestataire. L’assistance au développement n’est donc pas un opium empêchant les pauvres de réclamer leur dû. C’est un fortifiant qui leur permet de l’obtenir dans les meilleures conditions possibles. »

Poursuivons notre galerie des collaborateurs de tout premier rang dans le développement des institutions fondées par le père Pire, et notamment dans le développement des Îles de Paix. Les premiers pionniers qui ont pris le chemin de Gohira dans l’actuel Bangladesh furentVladimir Drachoussoff et Charles Dricot, dès 1962. Les choses sérieuses commencèrent trois ans plus tard, avec l’arrivée sur le terrain d’Eugène Van Camfort, ancien chef de plantations au Zaïre, et de sa femme Gertrude, une enseignante qui sait mettre la main à la pâte lorsqu’il s’agit de donner un coup de main social ou médical. Léon Defays sera chef de mission. Parmi les pionnières de la

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Entre hasard et Providence

première heure, il faut citer aussi la Française Annie Foliot qui a formé une douzaine d’accoucheuses. Sans oublier l’Italienne Marie Villavedova, Josiane Dolen et aussi les époux Joseph et Myriam Labrique. Qui rencontrons-nous dans l’aventure suivante qui est celle de Kalakad, en Inde ? Un revenez-y des époux Van Camfort accompagnés cette fois de la doctoresse Francine Quinchon et un personnel belgo-indien d’environ septante moniteurs et travailleurs sociaux. On passe à un autre continent, l’Afrique, avec l’Île de Paix de Tombouctou, au Mali, où l’on retrouve, bien entendu, les époux Van Camfort,Vladimir Drachoussoff et Guibert Lefèvre, cette équipe qui, aux prises avec des situations politiques plus compliquées, va devoir recourir à la diplomate-née qu’est Christiane Halut. Aux côtés de cette dame efficiente, de rang social notable, on trouve estime et coopération chez un Albert Massart, autre pionnier dont Gérard Schuffenecker a écrit qu’il était « un étonnant cocktail d’utopie, de gauchisme, d’efficacité et de générosité ». On a cité les « anciens », les « pionniers ». Ceux d’aujourd’hui sont dix fois plus nombreux, mais tous se battent pour un même idéal. La logique qui sous-tend la démarche des Îles de Paix tient en cette formule désormais célèbre : “Agir sans savoir est une imprudence, savoir sans agir est une lâcheté.” La philosophie des Îles de Paix ? C’est que chaque être humain est le moteur de sa destinée et le principal responsable de son développement. Les « Îles de Paix » souhaitent permettre à des populations, tant du Sud que du Nord, dans le respect de leurs spécificités, de jouer un rôle actif et responsable dans l’amélioration de leurs conditions de vie. Avec ou sans leur fondateur, les leaders des Îles de Paix ont le vent en poupe, de l’allant et du succès, du « résultat » aussi dans la solidarité qui se manifeste particulièrement chaque année lors du fameux week-end des Îles de Paix, fragiles mais confiants « entre hasard et providence ».



LES ÎLES DE PAIX… PETITS POINTS D’ESPÉRANCE DANS UNE IMMENSITÉ VIDE

Chittagong, deuxième ville du Bangladesh, est le port le plus dangereux du monde en raison de la piraterie qui y sévit. Ajoutez-y les cyclones, mais cela, le père Pire n’en sait encore rien lorsqu’il choisit ce lieu d’implantation de la première « Île de Paix ». Deux cyclones majeurs se produiront, l’un en 1963, l’autre deux ans plus tard. Nous sommes le 16 mars 1962. C’est l’année de l’ouverture du concile Vatican II par le pape Jean XXIII. Le Prix Nobel donne une conférence devant la gentry de la métropole de ce pays, qui s’appelle encore « Pakistan oriental ». Et c’est ce soir-là que le père Pire dévoile avec précision ses intentions et ses projets « pain et paix » pour ces terres lointaines. Quarante-six ans après, nous découvrons ce qu’il a dit ce soir-là : « Certains s’étonnent que j’appelle mon futur travail une “Île de Paix”. C’est pourtant un beau et compréhensible symbole, une “île” étant un tout petit point d’espérance dans une immensité vide. Une “Île de Paix”, c’est avant tout un travail entrepris en commun. Je crois, en effet, que le meilleur chemin de paix consiste à travailler tous ensemble à une chose utile. Et quoi de plus utile que de procurer pain et santé aux plus pauvres. Pour les gens de Gohira, l’Île de Paix, c’est l’espoir d’un pain suffisant et d’une santé meilleure. Pour le monde, donc pour chacun de nous, l’Île de Paix, c’est un tout petit espoir (une île) d’entente entre les hommes par un travail en commun. Sur le plan technique, l’Île de Paix est un programme de formation complète (médecine, agronomie, éducation dans le sens le plus

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Gohira, au Pakistan, lieu d’implantation de la première Île de Paix

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Les Îles de Paix… petits points d’espérance dans une immensité vide

large) d’une communauté villageoise. L’une des caractéristiques de cette action est qu’elle se situe là où vit l’Homme, dans son village et non à l’échelon d’un district ou d’une capitale. Le self-help sera intégralement appliqué dès le début. On peut le comprendre par la magnifique formule que voici : “Aide-moi à marcher seul.” Il est donc question, non de distribuer quoi que ce soit, mais d’encourager l’initiative locale, le groupement des petites forces en coopératives, d’enseigner l’épargne dès le début, si minime soit-elle, pour que le matériel soit au plus vite la propriété des habitants groupés. Sur place, la parole est aux experts. Les bonnes volontés, ils les trouveront sur place. Mais les hommes de bonne volonté et notamment tous les jeunes qui souhaitent faire quelque chose pour la Paix, peuvent, là où ils vivent, et dans l’exercice même de leur profession, faire quelque chose avec ceux qui les entourent et diffèrent d’eux. »

Gohira, lieu d’implantation de la première Île de Paix, se trouve à trente-cinq kilomètres de Chittagong. Le premier pionnier des Îles de Paix, l’ingénieur agronome Léon de Fays, était arrivé sur les lieux une quinzaine de jours avant cette conférence. Il sera rejoint, quelques mois plus tard, nous l’avons signalé, par la Française Annie Folliot, infirmière. En deux ans, le petit groupe qu’ils créent sur place réalisera un vrai miracle : la construction d’un centre en matériaux durs comprenant trois maisons d’habitation simples et deux maisons doubles, un magasin, un atelier, un lieu de réunion pour les coopératives et un petit dispensaire. Le docteur Charles Dricot, conseiller en matière de médecine et de santé et collaborateur au départ de la Belgique de cette première Île de Paix (de même que l’ingénieur agronome Drachoussoff), a noté : « … dans l’entre-temps commençait une activité agricole intense. Amélioration de la culture du riz par la sélection des graines, introduction d’engrais (pour la première fois dans la région), meilleure méthode de semis et de plantation. Introduction de nouvelles cultures, la pomme de terre, le piment, l’ail, l’oignon, le chou, l’arachide, la tomate, le petit pois. Encouragement de la pisciculture… et mise sur pied de dix coopératives de production. »

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Les premiers résultats de l’organisation sanitaire nouvelle de Gohira sont également surprenants. Dans son rapport de novembre 1963, le docteur Charles Dricot donnait des précisions sur le travail réalisé par Annie Folliot : « Le matin, elle se rend au village sur appel. Elle est partout bien accueillie. Dans l’ensemble, la confiance des femmes est complète et cela peut être considéré comme une acquisition très importante. Annie donne sur place les premiers soins, les conseils utiles, et prescrit les médicaments à faire prendre l’après-midi au dispensaire. Le nombre d’enfants et de femmes ainsi touchés est faible mais le résultat souhaité est obtenu : rendre à la femme conscience de sa valeur. Des accouchements se font aussi à domicile. Pendant la journée, Annie est accompagnée d’une élève qui l’assiste dans son travail. Il y a actuellement trois élèves. L’après-midi, elle fait la consultation (toujours bien suivie) au dispensaire. Une femme médecin originaire d’un village voisin prend la consultation en mains plusieurs fois par semaine. »

Et puis, assez rapidement, ce sera l’épreuve des éléments naturels déchaînés. On ira même assister les villages voisins. Un de ces razde-marée donnera l’occasion de collaborer avec un comité d’assistance musulman : distribution de vêtements, de nourriture, dispensation de soins urgents et vaccinations contre le choléra. Des jeunes filles du Peace Corps américain se joignent au premier groupe ; c’est ainsi que trois œuvres, qui s’ignoraient au départ, ont uni leurs efforts et ont donné le magnifique exemple d’un bon travail en commun. Mais revenons un instant aux origines de cette première expérience. Deux mois avant la conférence programme de Chittagong, plus exactement le 24 janvier 1962, le père Pire avait été invité à la tribune de l’UNESCO à Paris pour prendre part au colloque « La terre des hommes et la faim ». Nous avons trouvé le texte de son intervention dans les archives rassemblées par le professeur Raymond Vander Elst. En voici un extrait qui concerne directement le premier projet d’Île de Paix à Gohira :

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Les Îles de Paix… petits points d’espérance dans une immensité vide

« Saint-Exupéry a écrit dans son livre Terre des Hommes que “celui qui veille modestement quelques moutons sous les étoiles, s’il prend conscience de son rôle, se découvre plus qu’un serviteur. Il est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l’empire”. Je suis l’un de ces bergers. Je suis allé, l’an dernier, voir pour la première fois un pays sous-développé, et j’en ai éprouvé un choc profond tout au fond de l’âme. J’étais en effet l’invité du gouvernement pakistanais et j’ai vu, dans le Pakistan oriental, ce qu’est le sous-développement et le manque de pain quotidien. […] Je repars pour le Pakistan et le travail que je vais y faire a un double aspect. Sur place, nous voulons arriver à une efficience réelle. Réaliser la mobilisation de toutes les forces vives existantes, pratiquer le self-help, limiter notre aide à cinq ans, et la pratiquer au niveau de l’Homme (l’individu dans son village). Dans le monde entier, nous voulons réaliser deux choses : d’abord le partage du pain entre ceux qui ont du pain et ceux qui n’en n’ont pas. […] D’autre part, la réalisation commune de ce partage du pain par des humains séparés, même dans leur ville ou dans leur village, par tant de barrières, mais unis, parfois sans le savoir, par tant de choses communes. »

Telles étaient donc les intentions de départ du père Pire, en fondant cette « Île de Paix » à Gohira. Laissons à Vladimir Drachoussoff, qui fut le « conseiller technique » compétent de cette aventure humaine et sociale, le soin de conclure et de juger la valeur de cette opération de self-help mise en route par une équipe mixte (européenne et pakistanaise) qui opéra en ce lieu pendant cinq ans. Dans les conclusions de son rapport intitulé les Chantiers du dialogue, l’ingénieur Drachoussoff examine les résultats de l’opération sous trois aspects : les résultats matériels, le choc psychosocial et l’exemplarité de l’expérience. Les résultats matériels furent positifs. La population de Gohira put améliorer son alimentation, constituer une réserve pour faire face à d’éventuelles mauvaises récoltes, et entamer le passage d’une économie de subsistance à une économie de marché. Augmentation considérable, en cinq ans, de la production de riz, des cultures maraîchères, de la production laitière et des produits de la pêche. Vladimir Drachoussoff précise ensuite que « l’ébranlement psychosocial provoqué par l’Île de Paix a été profond. Le travail accompli pendant cinq ans a eu une influence marquée sur tous les participants. Il a donné aux cadres 119


de direction, européens et pakistanais, un sentiment d’accomplissement, de plénitude et d’enrichissement humain […] Des élites dynamiques et conscientes de leurs responsabilités se sont dégagées de la masse. […] Enfin, pendant ces cinq années de travail en commun, un dialogue constructif s’est établi non seulement entre les Européens et les Pakistanais, mais aussi entre les cadres et la population rurale. Les “assistants techniques” ont mieux compris les motivations profondes qui expliquent l’apparente passivité et le traditionalisme de la population. La population a appris à recevoir avec confiance les conseils et les suggestions, à les examiner et à les discuter avec franchise, à les suivre avec persévérance. Quant à l’exemplarité, les résultats sont encourageants. » Et ils sont restés encourageants. Par la suite, chaque nouvelle île de paix enrichira l’expérience des responsables de poste et des conseillers. C’est une grande aventure dont il nous faut prolonger un moment encore le récit, avant de franchir la porte de l’Université de Paix.


LES GOLDEN SIXTIES D’UN PRIX NOBEL DE LA PAIX

Le lancement de la formule des « Îles de Paix » a bénéficié tout d’abord d’un joli coup de pouce du destin providence en ce qui concerne la composition de la première équipe. On y reviendra dans un bref instant. Ensuite, il ne faut tout de même pas se dissimuler que les premiers appels de fonds pour réaliser l’Île de Paix de Gohira, dans l’actuel Bangladesh, ont bénéficié d’une période de haute conjoncture économique, que les historiens ont qualifiée de Golden Sixties. Pour Gohira, l’investissement se situera à hauteur de vingt-cinq millions de francs belges (1962) à répartir sur les cinq années de présence des spécialistes européens. Budget clôturé, pari tenu. Et le résultat fut durable puisque, dès 1977, cette île de paix prospère, avec ses nombreuses coopératives nouvelles, et sera intégrée au Rural Development Program du gouvernement du Bangladesh. Succès aussi dans le recrutement des cadres en vue d’une telle opération délicate. Pour son projet, le père Pire conquit l’amitié et le soutien de l’économiste européen Jacques Lefèvre, lequel mit le futur Nobel de la Paix en contact avec l’ingénieur agronome Vladimir Drachoussoff. Racontons cette scène qui ne manque pas d’insolite. Nous sommes en avril 1961, au Royaume de Belgique, dans le bureau de l’Inspecteur général de l’Hygiène. Le docteur Paul De Brauwere reçoit ce jour-là un praticien ayant une expérience de la médecine tropicale, le docteur Charles Dricot. Un coup de fil vient interrompre leur conversation, mais Paul De Brauwere prie son collègue Dricot de ne pas quitter son fauteuil. Fin d’une conversa-

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tion assez longue, puis l’Inspecteur général s’adresse à son visiteur : « Voilà ! Monsieur Drachoussoff me demande de la part du père Pire si je ne connais pas de médecin qui soit disponible pour une enquête au Pakistan. J’ai répondu oui en pensant à vous. Est-ce que cela vous convient ? » Le docteur Dricot accepte, il ira au Pakistan oriental pour effectuer cette étude du terrain, il deviendra le conseiller médical du père Pire pour d’autres projets, deviendra son ami et rédigera en collaboration avec lui son premier livre Bâtir la paix. Au cours de la même période, le père Pire rencontrera tout aussi fortuitement le professeur RaymondVander Elst qui enseigne le droit à l’Université libre de Bruxelles et qui deviendra lui aussi, un ami. Il est le futur président de l’Université de Paix de Tihange et l’historiographe qui sauvera de l’oubli quantité de documents relatifs au père Pire et à son action. Et les « hasards heureux ou providentiels » vont se multiplier au cours de ces années : ce seront ses rencontres avec Robert Oppenheimer, Albert Schweitzer, Jean Rey, la reine Élisabeth de Belgique. Toujours, le charisme du dominicain transforme les simples relations en amitié durable. Pour les projets qui sont les siens, « cela aide » comme on dit familièrement. Pendant ces années-là aussi, le père Pire voit s’agrandir le cercle de ses proches collaborateurs dans les locaux légendaires du Service d’entraide familiale, au 35 de la rue du Marché, dans la jolie cité hutoise. La maison contiguë sera pendant plusieurs années un home pour Personnes Déplacées. Plus tard, elle hébergera les administrations des différentes associations. Viennent en renfort des bénévoles, mais aussi, petit à petit, un personnel rémunéré dont la présence quotidienne et professionnelle était devenue indispensable. Sans inflation toutefois, car une règle est suivie strictement en ce lieu : les frais généraux ne peuvent pas dépasser un très faible pourcentage du budget. Quel défi ! Le père Pire ne connaîtra cependant le « cycle complet de cinq ans de lancement » que pour la seule Île de Paix de Gohira, la première. Celle-ci débute en 1962 pour voler de ses propres ailes (locales) en 1967. Le Père donnera encore toutes ses énergies déjà compromises dans la préparation de la deuxième « île », à Kalakad, en Inde, laquelle démarre en 1968 pour se terminer en 1975, près de six ans après la mort du fondateur, en janvier 1969. Le père Pire

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Les Golden Sixties d’un Prix Nobel de la Paix

a eu, sur la première expérience au Bangladesh, un regard constant et critique, désireux que les projets ultérieurs puissent bénéficier de toutes les leçons des réalisations premières. Le compte rendu de Vladimir Drachoussoff présenté au chapitre précédent est fidèle dans son ensemble et exact dans le résultat acquis, mais il doit être nuancé notamment en signalant les lenteurs enregistrées au début de l’opération. Le père Pire y fait allusion dans le discours qu’il prononça le 19 mars 1968 à la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg, à l’occasion du film réalisé sur Gohira par le cinéaste André Cauvin : « Après deux ou trois ans d’échec presque complet – dont aucune trace ne se trouvera dans ce film réalisé au bout de cinq années de travail à l’Île de Paix – sont apparues peu à peu, dans les quatorze mille personnes que comptait celle-ci à ses débuts, quelques unités plus dynamiques, plus compréhensives, qui ont commencé à coopérer avec nous et à travailler vraiment pour le Développement de leurs frères. Ce n’est que peu à peu que la masse paysanne a commencé à bouger. De ceci, déduisons une leçon essentielle en matière de Développement : celui-ci ne réussit que lorsqu’il y a une transformation, disons même une mutation des idées et des mentalités de la population concernée, mutation amenant cette population à avoir conscience de pouvoir améliorer son sort, à vouloir l’améliorer, enfin, à réaliser elle-même cette amélioration. […] Tout processus de Développement doit permettre à une population d’adapter et de modifier son comportement de manière à pouvoir prendre en main son épanouissement. »

Regroupons les trois premières îles en soulignant leurs particularités, comme l’a fait avant nous le journaliste strasbourgeois Gérard Schuffenecker : Gohira (au Bangladesh), Kalakad (en Inde) et Tombouctou (au Mali). Deux en Asie, une en Afrique. Les dates de séjour de la mission technique européenne se suivent sans se chevaucher : Gohira (de 1962 à 1967), Kalakad (de 1968 à 1975) et Tombouctou (de 1975 à 1981). Les populations concernées se chiffrent au départ à dix mille personnes à Gohira, vingt mille à Kalakad et quinze mille à Tombouctou. Dans les trois entités, la capacité d’autogestion sera prouvée, les débouchés pour la production locale seront

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faciles ; quant à l’aptitude des dirigeants locaux, elle sera moyenne à Gohira, très bonne à Kalakad et faible à Tombouctou. Et puis on notera des difficultés spécifiques qui furent généralement bien surmontées. Au Bangladesh, grandes inégalités sociales, mosaïque religieuse et statut fort dépendant des femmes. En Inde, problème des castes et forte limitation des droits de la femme. Au Mali, problèmes de sécheresse au Sahel, avec des handicaps nombreux pour la population, ainsi que des rapports sociaux parfois difficiles entre les pasteurs nomades et les cultivateurs sédentaires. En janvier 1969, stupeur et inquiétude dans tous les rangs : ceux de l’Aide aux personnes déplacées, ceux du Service d’entraide familiale, dans les homes, les villages et les Îles de Paix : le père Pire meurt à l’âge de cinquante-neuf ans, de complications postopératoires. Dans tous les secteurs, la réaction sera la même : chacun à son poste, on continue l’œuvre si bien lancée. Ce fut la démonstration émouvante non seulement de la fidélité en amitié qui dépasse les frontières de la mort, mais aussi la preuve que la mission double d’apporter la paix et le pain fut toujours prioritaire et que le charisme du père Pire se glissait volontairement au deuxième plan. Après la disparition du père, aux Îles de Paix, le mot d’ordre général est clair, simple et net : « On continue ! » Une équipe multidisciplinaire, composée principalement de Vladimir Drachoussoff (ingénieur agronome), Charles Dricot (médecin), Irma Jolling et Christiane Halut, prend immédiatement en charge la poursuite et le développement des réalisations initiées par le fondateur. Toujours « entre hasard et providence », un certain Baudouin Ledecq se présente, un jour de 1969, chez Christiane Halut en lui disant : « Voici. Moi, je n’ai pas d’argent à vous offrir. Mais je suis l’inventeur de curieux petits blocs en matière plastique que l’on peut assembler. Je vous en offre la commercialisation si cela peut aider les œuvres du père Pire. » En somme, ces modules qui s’assemblaient à l’infini (de la générosité) n’étaient-ils pas le parfait symbole de l’homme individu qui accroche son destin à l’homme solidaire des autres ? Christiane Halut saisit la balle au bond et elle va prendre conseil auprès de notre consœur Jeannine Lambotte qui fut dès 1961 la première femme en Europe à assumer un journal télévisé et qui avait couvert l’Expo 1958 de façon magistrale pour

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Les Golden Sixties d’un Prix Nobel de la Paix

les téléspectateurs de la RTBF. Jeannine Lambotte, à son tour, prend le relais et se dit prête à appuyer une campagne nationale, tout en faisant remarquer que l’organisation d’une manifestation de cette envergure coûterait au bas mot quatre millions. Affaire conclue : on trouvera dans les bas de laine hutois les quatre millions pour fabriquer les modules, les affiches, etc. et… le pari fut gagné. Les Îles de Paix récoltèrent plus de sept millions six cent mille francs belges et le concepteur des modules, Baudouin Ledecq, obtint le Grand Prix biennal du Design Center de Bruxelles. Je suis persuadé que, dans son ailleurs, le père Pire afficha l’un de ces beaux sourires dont il avait le secret.



DANS LA PEAU D’UN NOIR…

À présent, nous voici partis à la recherche de l’âme d’un personnage hors du commun. C’est un exercice infiniment plus compliqué que de décrire ses faits et gestes, ou d’aligner les périodes de sa vie, comme nous venons de le faire. Le père Pire ? Une personnalité riche, très riche, dont nous allons découvrir une à une les différentes casquettes. Il y aura d’abord le justicier, celui qui considère que la charité ou la solidarité ne peuvent exister si elles ne sont pas précédées par la justice. Puis le pacificateur, inventeur – on peut l’écrire aujourd’hui – du « Dialogue fraternel ». Puis le théologien. Et aussi le sociologue, qui ne cesse de faire des expériences sur le terrain, où il va rencontrer ce que le monde du siècle dernier comptait de personnalités. L’homme enfin, un homme d’action, avec ses faiblesses et sa grandeur, et parfois aussi ses traits de génie ou ses signes de lassitude. Le père Pire dans le rôle de justicier d’abord. Il entend être la voix des hommes sans voix. Sur le terrain, il l’a déjà prouvé en se portant au secours du « noyau dur inassimilable » des personnes déplacées dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre. La première grande cause à laquelle il va s’attacher est celle de la lutte contre le racisme et, en particulier, la lutte contre la ségrégation raciale tant aux États-Unis qu’en Afrique du Sud. Il rencontre l’un des grands témoins de la lutte pour l’émancipation des Noirs aux États-Unis : John Griffin, dont nous avons parlé plus haut. Ils discuteront ensemble, ils s’estimeront, et le père Pire confiera à Griffin le soin d’écrire la postface de son livre Bâtir la Paix. Griffin participera également aux travaux de l’Université de Paix.

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Un rappel historique d’abord, sur cet Américain singulier qui a fait la une de la presse internationale. John Griffin est né à Dallas dans le Texas (États-Unis) le 16 juin 1920. Il a donc dix ans de moins que le père Pire. Il étudie le français et la littérature à l’Université de Poitiers ainsi que la médecine, également en France. Il passe quelque temps chez les bénédictins à l’abbaye de Solesmes où il étudie les effets de la musique sur la folie. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, il est rattaché au service psychiatrique d’un hôpital en France. Puis il prend part à la Résistance et va ensuite servir l’armée américaine dans le Pacifique avant de retourner en Europe juste avant la fin de la guerre. Lors d’un combat, il est atteint par un éclat d’obus qui le rend aveugle. Il retourne alors vivre chez ses parents au Texas et étudie la philosophie, jusqu’à son mariage en 1952. En 1959, préoccupé par la condition des Noirs dans le sud des États-Unis, il décide de subir un traitement associé à des rayons ultraviolets pour se brunir la peau. Il passe ensuite six semaines dans le sud des États-Unis (en Louisiane, au Mississippi, en Alabama et en Géorgie) pour se rendre compte de la ségrégation raciale subie au quotidien par les Noirs. C’est à partir de cette expérience qu’il écrira un livre qui a fait le tour du monde : Dans la peau d’un Noir (1961). Selon son habitude, le père Pire procède de deux façons. D’abord, il recueille quelques bonnes citations, puis il exprime son opinion personnelle, parfois dans le cadre d’une leçon magistrale, plus souvent lors d’une circonstance privée. Cette fois, il cueille sa citation chez l’écrivain noir James Baldwin (1924-1987), lequel finira sa vie à Saint-Paul-de-Vence : « Les Américains blancs ont du mal, comme tous les blancs, à se défaire de l’idée qu’ils possèdent une certaine valeur intrinsèque dont le noir est dépourvu et qu’il souhaite acquérir. Ce postulat qui fait dépendre la solution du problème noir de la vitesse avec laquelle les noirs accepteront et adopteront les normes des blancs apparaît de mille manières dans le comportement des blancs, depuis la déclaration de Bob Kennedy selon laquelle un noir pourra devenir président des États-Unis dans quarante ans, jusqu’au regrettable ton de félicitation que prennent tant de libéraux pour s’adresser à leurs égaux noirs. »

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Dans la peau d’un Noir…

Et c’est dans une lettre adressée à un couple mixte et qui date de 1964 que le père Pire livre, quant à lui, le fond de sa pensée. Il écrit aux jeunes mariés : « Vous attendez de moi quelques précisions sur une différence qui existe entre vous et peut rendre, aujourd’hui, votre mariage choquant pour certains alors que cette différence sera, d’ici un ou deux siècles, considérablement atténuée, sinon disparue. Je voudrais vous parler de la couleur de votre peau, en ayant devant l’esprit tant d’amis noirs et tant d’amis blancs présents visiblement et invisiblement aujourd’hui auprès de vous, et en m’efforçant de ne peiner aucun d’entre eux tout en disant clairement ce que je crois devoir dire… Ce mariage va vous faire partager le destin de tous les vrais précurseurs, de ceux qui ont un vrai message à adresser aux hommes, ce qui les distingue des originaux et de ceux qui sont anticonformistes par principe… Aujourd’hui, le mariage interracial choque. Pourquoi ? On peut aisément distinguer trois causes : premièrement, la différence que les couleurs de peau révèlent ou créent entre vous deux ; deuxièmement, les problèmes sociaux réels posés par un mariage tel que le vôtre ; troisièmement, mais sans y insister, les critiques exagérées qu’il peut soulever… Les différences que les couleurs de peau révèlent ou créent entre vous ? Il y a, bien sûr, la couleur elle-même. L’un de vous est noir, l’autre blanche. Mais les anthropologues sont d’accord pour dire qu’il n’existe pas de races pures chez les hommes. Sous l’angle esthétique, la couleur noire serait-elle défavorisée par rapport à la blanche ? S’il en est ainsi, pourquoi les marchands d’huile de bronzage font-ils fortune, et pourquoi tant d’hommes et de femmes passent-ils leur temps, sur les plages, à s’enduire de cette huile et à se rôtir littéralement la peau uniquement pour rentrer chez eux aussi noirs que possible ? Et pendant ce temps les petits noirs voudraient blanchir… La couleur de la peau n’indique pas par elle-même une supériorité ou une infériorité objective. Mais il y a, dans l’histoire contemporaine, une coïncidence partielle et provisoire entre la couleur blanche et une certaine réussite. En fait, les Blancs représentent le monde industrialisé. En fait aussi, les hommes de couleur représentent un monde en voie de développement. Que de tels faits aient engendré, consciemment ou non, un complexe de supériorité chez l’homme blanc et un complexe d’infériorité chez l’homme de couleur, c’est très compréhensible.

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Il faut dire deux mots des problèmes sociaux réels que pose un mariage tel que le vôtre. En gros, on peut dire qu’à l’heure actuelle le Blanc a réussi et l’homme de couleur n’a pas encore réussi. En outre, et partiellement comme conséquence de ce que je viens de dire, la société blanche et la société de couleur divergent sur bien des points. Par ailleurs, nous sommes, à n’en point douter, à l’aube d’un brassage incroyable de l’humanité. Nous serions prodigieusement étonnés si quelqu’un nous donnait les chiffres d’il y a trente ans et les chiffres d’aujourd’hui relatifs à la présence d’hommes de couleur en pays blanc, et réciproquement, qu’il s’agisse de touristes, d’étudiants, d’homme d’affaires, etc. Ces rencontres se font dans des conditions infiniment meilleures qu’au temps de la colonisation. Mais le Blanc est lentement en train de perdre son complexe de supériorité et de le remplacer par un esprit de serviabilité ; tandis que l’homme de couleur perd son complexe d’infériorité et le remplace par le sens de ses responsabilités. Vous avez certainement pesé tous deux les conséquences de votre mariage à un moment où les sociétés dont vous faites partie ne sont pas encore très accueillantes l’une à l’autre… Lorsqu’un athée épouse une croyante, lorsqu’un protestant se marie à une catholique, lorsque dans ce pays un flamand et une francophone veulent s’unir, lorsque se marient des gens d’âges différents, de caractères et de goûts divers, ils ont aussi à peser le pour et le contre. Plus la différence est grande, surtout si elle est accentuée par les sociétés dont font partie les futurs époux, plus un très grand amour est nécessaire pour faire régner l’harmonie dans les différences. Enfin, il faut dire deux mots au sujet des critiques exagérées, des critiques non fondées et aussi des réserves justes que soulève un mariage tel que le vôtre. Les réserves justes constituent un vrai obstacle, une tension supplémentaire considérable que vous avez à dépasser par votre amour. Il est évident que la société familiale africaine diffère profondément de la famille européenne et qu’il serait erroné d’y précipiter une jeune fille blanche. De son côté, la famille européenne ne brille pas toujours par un sens aigu de l’ouverture et de l’accueil. Mais la famille blanche s’ouvrira et la famille africaine évoluera et chacune gardera, souhaitons-le, l’essentiel de sa grandeur… Quant aux critiques non fondées, ceux qui les font aujourd’hui en rougiront, espérons-le, d’ici une dizaine d’années. Le fait même qu’elles soient sans fondement me dispense de citer des exemples de telles critiques.

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Dans la peau d’un Noir…

Restent les critiques exagérées. Il est très facile, trop facile, de faire la caricature du Noir. Les jeunes ministres africains aux Cadillac rutilantes, les étudiants africains habillés comme des princes et vivant trop largement font un tort immense à tous les Africains. Sans oublier de citer les meurtres, les viols, etc. Mais, pour être justes, les détracteurs des Noirs devront lire la rubrique des faits divers de leurs propres pays : assassinats, divorces, viols, alcoolisme, accidents mortels, sans oublier un luxe sans frein, un matérialisme de plus en plus répandu… »

Nous venons de reproduire ici la quasi-totalité de cette lettre à un couple mixte parce qu’elle est exemplative de la démarche intellectuelle du père Pire. Certes, la lettre a rapidement vieilli. Elle a été écrite dans un pays où la cohabitation raciale était toute neuve : les Africains de l’ancien Congo belge n’ont été autorisés à résider en Belgique qu’après la guerre 1940-1945. Il est vrai aussi que les argumentations y sont parfois exprimées, certes avec bon sens, mais ne dépassant pas le niveau des « cafés philo ». Mais, au total, cette lettre traduit, dans son développement, une volonté constante d’objectivité qui rendra crédibles les attaques frontales du père Pire contre le racisme en général. Les murs du 35 de la rue du Marché se souviennent encore de la colère homérique du père Pire le jour où il se rendit compte que la correspondance qu’il envoyait à cet autre Prix Nobel de la Paix qu’était l’Africain Albert Luthuli, était censurée par le gouvernement sud-africain.



LITTLE ROCK, IL Y A 50 ANS AUSSI : « QU’AS-TU FAIT DE TON FRÈRE ? »

On trouve une version plus étudiée, et certainement plus engagée, de la pensée de Dominique Pire sur le problème des relations raciales, encore que le style reste direct et le fond extrêmement concret, dans le discours que le père prononça le 23 mars 1965 à l’Union royale belge au Grand-Duché de Luxembourg. On est encore au cœur de la guerre du Viêt Nam, mais les événements d’Alabama et le souvenir de Little Rock sont présents à son esprit. Little Rock ? Un court flash back historique s’impose. Il y a un demisiècle, le mouvement noir américain prenait son élan sous la présidence de Dwight Eisenhower. En 1954, la Cour suprême des États-Unis déclarait, dans son arrêt « Brown versus Topeka Board of Education », que la ségrégation dans les écoles était désormais interdite. En janvier 1956, 27 étudiants noirs de Little Rock furent refusés par le Bureau de l’éducation de la ville alors qu’ils tentaient de s’inscrire dans des écoles blanches. À la veille du début des cours, le gouverneur de l’Arkansas, Orval Faubus, déclara à la télévision que l’intégration des Noirs dans les écoles blanches était impossible. Il demanda à la Garde nationale de leur en empêcher l’accès, afin de « maintenir l’ordre ». Neuf étudiants noirs se butèrent à une foule en délire et durent rebrousser chemin. Eisenhower fit venir la 101e division aéroportée pour soutenir les neuf étudiants noirs, afin que force reste à la loi fédérale. Ces événements ont profondément marqué la société américaine. Voici l’éclairage qu’en donnait le père Pire :

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« Au moment même où j’écris ce texte, deux mésanges se battent à coups de bec devant une nourriture que j’ai mise à leur disposition et qui est plus que suffisante pour nourrir dix d’entre elles. L’instinct, direz-vous, n’apprend pas aux mésanges le partage, la justice, le dialogue. Mais, au moment même où se battent ces deux mésanges, que font les hommes nos frères ? “Répression contre les Noirs en Alabama”, me répond mon journal. Et j’y lis : “Je ne comprends pas comment le président Johnson peut envoyer des soldats américains au Viêt Nam, comment il a pu les envoyer au Congo, et pourquoi il ne peut pas les envoyer en Alabama.” Ce cri de douleur, on l’a entendu dans une église noire de Selma. C’est un des leaders de la marche sur Montgomery, John Lewis, président du Comité des étudiants pour l’action non violente, lui-même grièvement blessé, qui l’a jeté. Le pouvoir fédéral est certes limité aux USA, mais il y a tout de même une logique certaine dans le cri de John Lewis. Dans le même journal, je lis que l’Éthiopie et le Liberia déposent une plainte devant la Cour internationale de La Haye contre le gouvernement d’Afrique du Sud, déjà trop célèbre par le racisme de son apartheid, accusé cette fois “d’avoir négligé de s’occuper du bienêtre matériel et moral ainsi que du progrès social des habitants” du Sud-Ouest africain. »

Le père Pire suit attentivement ce qui se passe dans le monde et tout ce qui ressemble de près ou de loin à une atteinte aux droits humains imprescriptibles. Mais il est aussi attentif à toutes les informations moins publiques qu’il recueille dans les milieux diplomatiques ou de presse qu’il côtoie. Ainsi révèle-t-il, dans cette même allocution de Luxembourg, que… « la grande crainte inexprimée, mais réelle cependant, et qui explique fort bien le comportement de plusieurs délégations présentes à la conférence de l’Organisation pour l’unité africaine (OUA) qui se tient à Nairobi, est la hantise d’une éventuelle reconquête de l’Afrique par les Sud-Africains et les Portugais, avec la bénédiction des Américains. L’impression prévaut, en effet, que les mercenaires du Congo étendront leur action dans une grande partie de l’Afrique, suivant des plans visant à établir un nouvel impérialisme blanc. » Comme très souvent, ces analyses pointues de la réalité et ces « coups de gueule » contre le plus petit indice de racisme se termi134


Little Rock, il y a cinquante ans aussi : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

nent, chez le père Pire, par un appel à la responsabilité individuelle. Aussi n’est-on pas surpris de voir sa conclusion du discours de Luxembourg se conclure par un appel pressant : « Montrer les Hommes divisés et villageois, dans un monde si petit, qui appelle d’urgence toujours plus d’harmonie dans les divisions et la création de consciences de citoyens du monde, c’est donner du monde une image réelle et utile et c’est inviter chacun à prendre ses responsabilités. (… ) C’est l’histoire renouvelée de Caïn et Abel. “Qu’as-tu fait de ton frère ?” Question de chaque jour, posée à chacun de nous. […] Puisse chacun de nous être prêt à y répondre. Face aux super Grands États, qui abusent de leur richesse, du nombre plus élevé de leurs habitants, de leurs armes, de leur esprit d’affaires, de leur prestige ; face aussi aux ex-grands, qui vivent trop souvent d’orgueil, de nationalisme, de chauvinisme, le rôle des petits ensembles peut être important puisqu’ils sont placés à michemin entre les individus et les grands ensembles. »

Que ce soit à Little Rock, ou en bien des lieux différents du monde, le recours à la violence a toujours été une interrogation majeure dans l’esprit du Prix Nobel de la Paix, et il faut constater que le père Pire a le plus souvent été nuancé sur le sujet. Nous en prenons pour preuve la conférence qu’il donna le 2 avril 1968 – soit dix mois avant sa mort –, à la Maison de l’Amérique latine, à Bruxelles. En ce temps-là, on parlait beaucoup de la « théologie de la libération ». Le père Pire commença, non point par juger, mais par mettre face à face deux conceptions au sein même de l’Église catholique : « Tous ceux qui me connaissent, sachant que je vis dans le respect de toutes les consciences et que je travaille sans aucune arrière-pensée d’utilitarisme d’ordre national, politique ou religieux, qu’il me soit permis – une fois n’est pas coutume – de citer deux voix d’ecclésiastiques. La première est celle de Mgr Marcos McGrath, deuxième vice-président du Conseil épiscopal latino-américain, qui a déclaré cette année même aux États-Unis : “Ce dont nous avons besoin, c’est d’une théologie de la violence qui définisse ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. Je ne connais aucun pays d’Amérique latine où je puisse dire que la violence soit justifiée.”

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L’autre est celle de Dom Helder Camara, archevêque du Brésil, disant l’an dernier à Genève, lors du congrès Pacem in Terris, « qu’en agitant l’épouvantail du communisme, une grande puissance mondiale laisse les pays sous-développés stagner dans leur état actuel ; elle se refuse à les secourir, elle ne veut résoudre aucun de leurs problèmes. Et, toujours au nom de la sauvegarde du monde libre, cette grande puissance impose des sanctions économiques ; elle a même recours, quelquefois, à l’occupation militaire. Ceux qui aiment la justice et la paix devraient essayer de convaincre ce pays que le Capitalisme ou le Socialisme n’existent pas en tant que tels, mais qu’il y a diverses sortes de capitalisme et de socialisme. Parler de monde libre à propos de pays sous-développés est une aberration, car la pauvreté est aussi un esclavage et un joug dont les masses doivent se libérer, ces masses qui ne sont pas encore des peuples authentiques. D’un autre côté, en ce qui concerne un avenir plus lointain, le fait de s’opposer à un développement économique intense et immédiat signifie tout simplement faire le lit des révolutions sociales, des guerres civiles. C’est mener tout droit vers le chaos. Je sais très bien qu’il nous faut être patients ; cependant, je vous assure, au nom du Tiers Monde et au nom de l’Amérique latine, que, depuis quelque temps, des jeunes gens ont déjà perdu patience ; ils ont recours à la violence, et cela est très sérieux !” »

Partant de ces deux témoignages, le père Pire énonçait alors sa façon de voir : « La violence ne doit être considérée que comme un ultime remède à n’employer que lorsque tout autre recours est impossible. […] C’est une grande illusion de croire et de dire qu’un commencement de Développement fait l’économie de difficultés politiques, alors qu’il va les provoquer. Mais celles-ci doivent être considérées comme un mal temporaire et mineur par rapport au mal plus grave qui suivrait une explosion complète de la violence. Si l’on maintient pendant trop longtemps une population dans un état de misère absolue, les influences extérieures y joueront tôt ou tard ; ou bien le pouvoir s’affaiblira de lui-même et l’on ira vers le plus mauvais type de violence, celui de la violence anarchique. »

Le message est clair. D’une part, le père Pire reconnaît qu’il existe des situations extrêmes dans lesquelles le recours à la violence est 136


Little Rock, il y a cinquante ans aussi : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

le dernier remède. D’autre part, s’il admet cet état d’exception – mais qui le définira jamais ? – la seconde proposition paraît plus importante encore que la première : quand on est confronté à une situation de conflit, il est illusoire de vouloir bâtir la paix si l’on ne satisfait pas d’abord aux besoins d’une justice élémentaire. Mais, dans ces deux cas, où sont les normes ? Nous arrivons au cœur de la pensée de ce dominicain visionnaire du XXIe siècle : comment mettre « pain » et « paix » en harmonie dans des sociétés tellement différentes et disparates, même si elles appartiennent à la même humanité ? Ce sera la recherche fondamentale du « dialogue fraternel ». Quel dialogue ? Quelle fraternité ? C’est ce qu’il faut préciser davantage au départ des écrits que le père Pire nous a laissés. Cette analyse devrait nous aider à mieux dégager l’aspect de pacificateur du père.



« LE CIEL OU LA TERRE ? »

Il est, au regard de la Paix, des instants privilégiés dans la vie de nos sociétés humaines. Souvent, les instants de grâce surviennent au moment précis où deux personnalités remarquables, venant d’horizons philosophiques ou religieux différents, parviennent à jeter un pont au-dessus du gouffre de nos différences ou de nos particularités. Exemple historique fameux : le dialogue entre Mme Golda Meir et Anouar el Sadate. Il ne suffisait pas, pour créer une date historique, que le père Pire devienne Prix Nobel de la Paix ou redéfinisse ce qu’est le dialogue fraternel ; encore fallait-il qu’il puisse incarner ce bel idéal en une rencontre véritable et essentielle. Il fallait, pour réussir, avoir un vis-à-vis. Ce fut Raymond Vander Elst, professeur à l’Université libre de Bruxelles. La rencontre entre le religieux dominicain Dominique Pire et l’athée humaniste Raymond Vander Elst se transformera en un dialogue fraternel et une recherche spirituelle couronnée par l’action au sein de l’Université de Paix qui ne prendra fin qu’à la mort du père Pire, mais les effets de cette collaboration se sont maintenus jusqu’aujourd’hui. On a pu s’en rendre compte une fois encore aux premiers jours de ce printemps 2008, au cours d’un débat télévisé réunissant, dans une commune recherche d’un sens à donner à la vie humaine, un grand maître de la franc-maçonnerie belge et le cardinal Danneels. Ce fut un vrai dialogue. Comparaison n’est point raison, mais il se pourrait bien que les historiens du futur compareront les dialogues du père Pire avec le professeur Vander Elst, par leur esprit et leur hauteur de vue, aux conversations de Malines qui jadis avaient permis à lord Halifax et au cardinal Mercier de jeter un premier pont entre l’anglicanisme et l’Église romaine.

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Le père Pire, on l’a rappelé, a rencontré et dialogué avec les plus grands de son temps : Robert Oppenheimer, Albert Schweitzer, la reine Élisabeth de Belgique et de nombreux chefs d’État. Mais, en étudiant tous les écrits qui nous sont parvenus, il ressort que la rencontre et le dialogue concret, fraternel et humain avec Raymond Vander Elst est premier, capital, et justifie largement qu’on lui fasse une place de choix dans cette évocation. Comme il arrive bien souvent dans nos existences, nos rencontres essentielles surviennent entre hasard et providence. Laissons à Raymond Vander Elst le soin de raconter lui-même les premiers instants d’une longue et belle amitié. « Il y a quelques années, je me rendais à Milan pour participer à un congrès international de libres-penseurs avec mon ami, le Dr H., l’un de mes collègues à l’Université libre de Bruxelles. Le sleeping voisin était occupé par le père Pire. Ce fut au petit matin, dans le couloir du wagon, que nous nous en aperçûmes. En traversant une frontière. Une parmi d’autres. Nous vivons dans un dédale de frontières. Celle qui me séparait de mon éminent voisin n’était pas des moindres. Mais il s’agissait du père Pire, dont je venais précisément de citer dans un cénacle “libre exaministe” le remarquable discours de réception du prix Nobel de la Paix, sur lequel mon épouse (je dois lui rendre cet hommage) avait attiré mon attention. L’occasion de connaître un tel homme ne pouvait être négligée. Et je la saisis. Peut-être par simple curiosité, plus probablement dans l’espoir d’un contact humain enrichissant, je n’en ai plus le souvenir. Les choses allèrent vite. Un échange de vues à bâtons rompus d’abord. Puis la conversation commença vraiment. Elle se poursuivit si bien jusqu’à Milan que, le surlendemain, avant le train du retour, le père Pire quitta plus tôt ses amis italiens et j’abandonnai avant la clôture une séance de mon congrès de libre-penseurs pour la continuer et entamer le début d’un dialogue qui allait devenir un dialogue vrai doublé d’une amitié, d’une confiance et d’un esprit de collaboration sincères. »

Il convient sans doute de placer ici un préalable, une condition sine qua non à un dialogue de cette qualité : les deux antagonistes doivent être solides dans leurs convictions autant qu’ouverts à l’écoute de l’autre. Pas question de brader ce à quoi l’on est vraiment atta140


« Le Ciel ou la terre ? »

« La rencontre et le dialogue concret, fraternel et humain avec Raymond Vander Elst est premier, capital. » Ici, aux côtés du père Pire lors de l’inauguration de l’Université de Paix, à Huy, en 1964. À gauche, le professeur Oppenheimer

ché pour le seul désir de plaire à l’autre, ou de le rejoindre à trop bon compte dans la discussion. Pas de dialogue véritable si on met son drapeau en poche. Or, ici, la condition première d’un bon dialogue est présente. Le père Pire est solidement ancré dans sa foi, et le professeur Vander Elst est attaché à ses convictions philosophiques. Aucune ambiguïté à ce sujet. Les deux hommes se sont retrouvés, bien plus tard, à Sélestat (en Alsace, patrie d’Albert Schweitzer), un jour de décembre 1967 où l’on fêtait l’anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme. Tous deux y ont fait état de leurs convictions profondes. Raymond Vander Elst avait joliment titré son exposé : « Le Ciel ou la Terre ? » « Je suis un incroyant, ou plus exactement un athée dans le sens négatif, mais non négateur de ce mot. Je n’adhère à aucun théisme. Aucune des définitions, des conceptions ou des présentations d’un Dieu positif comme créateur, moteur ou finalité de l’Univers n’est acceptée par ma raison et ma conscience… » 141


Voilà qui est clair et net. Mais qui fut aussitôt suivi par l’expression d’une ouverture laissant déjà place à l’espoir d’un dialogue. Le professeur Vander Elst poursuivait ainsi : « Je ne nie pas pour autant que d’autres que moi aient accès à des sources de vérité qui me sont étrangères. Je ne nie rien. Je constate simplement que les seules voies qui me sont accessibles, l’observation, la réflexion, l’expérience, ne me conduisent pas à Dieu. Et si je ne vis pas sans foi ni sans croyances – qui pourrait honnêtement y prétendre ? – cette foi et ces croyances se placent en dehors de toute religion au sens strict du terme. Mes jugements de valeur – c’est-à-dire les choix fondamentaux, les opinions essentielles qui guident ma vie et soutiennent mon idéal – sont athées… »

La conclusion démontre, s’il le fallait encore, une disposition d’esprit ouverte à un dialogue véritable, qu’il définit d’ailleurs ainsi : « J’espère en disant cela ne froisser en rien les opinions et les idéaux de mes amis croyants. Nous possédons en commun, j’en suis convaincu, la volonté d’être probe et l’authenticité de chacun est la condition de tout vrai dialogue. »

Même netteté du côté du père Pire au cours de cette soirée, tout en remarquant que son action permanente de « Dialogue fraternel » lui fait mettre une sourdine à des déclarations de foi intempestives. À cela s’ajoute que le chrétien vu par le père Pire est peut-être moins stéréotypé que l’athée de son interlocuteur : par anticipation, le dominicain est déjà un chrétien post-conciliaire, il est déjà un croyant d’après Vatican II, un croyant « en mutation ». Cela ne change rien à son credo, mais modifie assurément la manière de vivre et la manière d’annoncer ce credo. Cette vision dynamique du chrétien en pleine évolution est tellement présente dans son discours, qu’il a choisi pour exergue ce mot d’Emmanuel Mounier : « L’optimisme à prétentions religieuses n’est trop souvent que la justification d’une humeur facile, et une manière de s’arranger, dans la banlieue de l’aventure chrétienne, un petit pavillon de tranquillité spirituelle. »

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« Le Ciel ou la terre ? »

Ceci précisé, l’affirmation de foi du père Pire était, elle aussi, sans ambiguïté : « Pour un chrétien, si Dieu existe, c’est seulement en tant que liberté incarnée que l’Homme Le découvrira, puisque c’est seulement comme liberté incarnée que l’Homme devient Homme. L’Homme, qui cherche son sens ultime, son ultime fondement, sent qu’il n’est pas lui-même cet ultime fondement. Sa liberté est une liberté finie, limitée. Et, pour lui, Dieu est le fondement de cette liberté finie. Quant à Dieu, Il trouve Sa gloire dans la libération de l’Homme. […] Pour le croyant, l’Homme n’est pas seul : Dieu a fait de lui son mandataire pour s’occuper du monde. »

Et, bien entendu, sa volonté de dialogue fraternel était omniprésente : « Je souhaite que l’Humanisme athée et l’Humanisme croyant se comprennent et travaillent ensemble, car les hommes se connaissent et s’estiment en travaillant ensemble à quelque chose d’utile. Ils peuvent travailler tous deux au libre épanouissement de l’Homme. Les Hommes, quelles que soient leurs idéologies, se ressemblent par le haut. Ainsi un athée de qualité et un croyant de qualité sont très proches l’un de l’autre en cherchant tous deux à aider les hommes à devenir des hommes de qualité. »

C’est néanmoins au professeur Raymond Vander Elst qu’on laissera la conclusion de ce chapitre introductif à la grande aventure intellectuelle de l’Université de Paix de Tihange : « Dans l’inéluctable pluralisme des idées, des traditions, des civilisations et des contingences de chaque milieu, le dialogue, qui est l’expression du respect de la dignité humaine, ne peut-il devenir ce pont sur lequel des êtres différents, sans se confondre, se rencontrent pour construire un monde dans lequel – par ouverture de l’esprit et du cœur plutôt que par commune terreur – l’on pourra vivre et non mourir ensemble ? »



« POUR DES CONSCIENCES ADULTES »

Que de témoignages épars recueillis pour faire un essai de synthèse sur un homme qui surprend, non seulement par son énergie, ses activités nombreuses, sa passion du dialogue fraternel, son respect des autres et des différences… mais aussi par sa foi, qu’il disait toute simple. Sans doute était-elle simple parce que vécue quotidiennement sans l’exposer aux affres d’un doute perpétuel. Une foi simple, il s’en flattait. Mais tellement incarnée dans les autres. Jadis, on aurait dit, dans le jargon ecclésiastique d’alors « le simple amour du prochain ». Ce ne fut cependant pas simple tous les jours, et son engagement total ne passait pas forcément la rampe dans son propre camp. On conserve, au quartier général de la rue du Marché, la bande originale d’une interview prise par un journaliste suisse. On y voit la mine tristounette du père Pire avouant, la voix cassée, « qu’on lui reprochait de donner trop de conférences, et que même, parfois, on lui interdisait de prendre la parole ». On, c’est-à-dire ses supérieurs. Sont conservées aussi en ce lieu des copies de lettres méchantes que certains dominicains espagnols avaient adressées au Vatican pour se plaindre de ce confrère belge qui s’était permis de critiquer en public les prisons de Franco ou de Salazar. C’en fut trop, et il s’en ouvrit à ses étudiants de l’Université de Paix, dans un morceau de bravoure qu’il avait intitulé : « Religion pure et justice sociale ». Ces pages ont été recueillies par le professeur Vander Elst : « Si vous avez l’occasion de lire les textes du R. P. Racine, vous découvrirez un message important qu’il résume ainsi : “L’Église doit réinventer son rôle dans la société sécularisée.” À ce sujet, je pourrais vous écrire des pages, des volumes. Je dois me contenter de deux 145


ou trois notes. La vraie religion est un rapport entre une âme et un Dieu personnel (religare : relier). Ce rapport doit rester pur, extrêmement pur. Il ne faut le mélanger à rien. Surtout pas à l’intérêt matériel. Dans le passé, l’Église n’a eu que trop tendance à le faire. Mon vicaire me disait un jour : “Mettez un billet de cent francs sur chaque chaise, et la chapelle sera pleine.” Serait-ce encore de la religion ? Un vieux confrère discutait avec moi des réfugiés pour lesquels j’ai fondé quatre homes et sept villages et me demandait : “Combien en as-tu converti ?” J’ai répondu : “Aucun.” Il a ajouté : “Alors, à quoi cela sert-il ?” J’ai répondu : “À les nourrir.” Il avait l’air choqué… »

Très sensible à tout ce qui est du domaine de la liberté et de la justice, le père Pire donna alors d’autres exemples d’évangélisation abusive : « Récemment une doctoresse en médecine, 50 ans, 20 ans de vie aux tropiques, me disait son scandale d’avoir vu, dans le pays X des sœurs de l’Ordre X, baptiser des enfants musulmans à l’insu de leur mère. Comme je racontais cela à un brave prêtre, celui-ci m’a répondu : “Mais ce n’est plus permis !” Et sa réponse m’a choqué autant que l’attitude des sœurs. Ce ne fut jamais permis pour une conscience adulte. Mais, hélas, comme je vous l’ai déjà dit, l’Église n’a guère favorisé la formation d’un jugement adulte. Celui-ci prononce l’interdiction formelle de profiter de la faiblesse d’un autre pour lui imposer un credo, quel qu’il soit. »

Mais, cette précaution étant prise, le texte devient plus engagé : « Le religion étant maintenue aussi pure que possible, que le chrétien, de grâce, intervienne dans les graves problèmes du monde et ait sur eux une influence bénéfique. »

Et il termine sur une note bien déçue, lui qui, avant de mourir, a pu prendre connaissance des premiers textes de Vatican II : « Le Concile fut bien timide à propos de la guerre, à propos de l’usage de la bombe atomique, et même à propos du sous-développement. La voix de Dom Helder Camara, archevêque du Brésil, ne fut peut-être pas assez entendue. »

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« Pour des consciences adultes »

C’est au bas de certaines notes personnelles, ou dans la semi-confidentialité d’un post-scriptum, qu’il livre mieux encore le fond de sa pensée. Voici la note de bonne encre qu’il fait parvenir à un dominicain espagnol, un jour de janvier 1968 : « Je me demande comment, en partant d’un message (l’Évangile) si clair dans l’essentiel (amour de Dieu, des autres, partage des biens, prière simple et confiante, fidélité), si humain (propre aux hommes), on en est arrivé à de telles déviations. Pour continuer à croire, à pratiquer surtout, dans l’Église, il faut avoir en soi la notion que cette époque est une goutte d’eau dans un temps immense, qu’elle n’est pas le reflet du christianisme tel qu’il devrait et pourrait être vécu. Peut-être arrivons-nous à la fin d’une période de décadence. Je le pense parce qu’il me semble que notre époque est une époque de prise de conscience (dans beaucoup de domaines, et dans celui de l’Église notamment) et l’on constate que beaucoup de gens se rejoignent dans une même pensée. C’est pourquoi il me paraît très important de dire ce que l’on pense. »

Il faut noter ici que le père Pire parle d’une « époque de prise de conscience » dans une lettre dont nous avons précisé qu’elle date de janvier 1968. C’est-à-dire… un trimestre avant les événements de mai 1968. Dans le même registre du respect des consciences, qui est capital dans ses recherches sur le dialogue fraternel, le père Pire a analysé, quatre ans plus tôt, la manière dont il lui paraissait devoir concevoir l’apostolat religieux. En s’adressant surtout à l’Ordre des frères prêcheurs, les Dominicains, il leur proposa d’abord en exergue un mot d’Antoine de Saint-Exupéry : « Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. » Puis il enchaîna avec un propos du chanoine Albert Dondeyne, qui enseignait à l’Université catholique de Louvain et menait un mouvement de paix avec le chanoine Jacques Leclercq et le député Raymond Scheyven : « Permettons aux autres d’être différents de nous. » Et de les confronter avec la parole du Christ : « Allez enseigner toutes les nations. » En résumé, il dit à ses confrères dominicains :

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« À l’Université de Paix, j’enseigne qu’il faut arriver à l’harmonie et non partir d’elle. C’est le philosophe allemand Leibniz qui rêvait d’une harmonie préétablie. S’il avait raison, nous serions les responsables de tant de fausses notes dans notre monde d’aujourd’hui. Nous tendons vers l’harmonie : nous avons à la construire, non à la reconstruire. Selon cette vue, optimiste même si elle n’en a pas l’air, le plus petit dialogue est un succès, un progrès. L’harmonisation des humains est un travail de siècles, mais c’est sans doute le plus beau travail qui puisse s’offrir à la générosité des hommes de bonne volonté. Pas de complexe de supériorité. Le chrétien, tout comme l’athée, doit éviter tout complexe de supériorité. Mais il faut être soi, tout simplement. Le professeur Cornelis, dominicain, disait un jour : “Le dialogue est une relation entre deux êtres autonomes. Le dialogue n’est ni la suppression de l’autre, ni la soumission à l’autre. Il n’est donc question, pour le chrétien, ni d’interconfessionnalisme, ni d’indifférence religieuse.” À propos de la “stratégie missionnaire”, je voudrais ajouter qu’on offense profondément les autres en les prenant comme moins intelligents que soi-même. Cela est vrai, même et surtout pour les membres des nations jeunes. Le temps du baptême hâtif d’un petit Noir d’Afrique n’est plus. Nous avons à traiter tous les humains en adultes, même et surtout s’ils font partie de nations nouvellement promues à l’autonomie. Pour respecter totalement l’autre, nous devons, non seulement ne jamais imposer notre point de vue, ne jamais pratiquer l’annexionnisme, ne jamais avoir de “stratégie missionnaire”. Nous devons aussi veiller à notre vocabulaire. Permettez-moi d’insister sur ce point. Il me semble normal que deux chrétiens, parlant entre eux de leur foi et des problèmes ou des perspectives qu’entraîne celleci, aient un vocabulaire supposant, chez l’un comme chez l’autre, l’existence de cette foi. Mais, un catholique dialoguant avec un “autre” (autre par la position de base : athée ; autre par la confession chrétienne : protestant ou orthodoxe ; autre par la famille religieuse : juif, musulman, bouddhiste, etc.) doit, me semble-t-il, avoir un vocabulaire devenu spontanément tel que rien n’y offense “l’autre”. Quand l’athée met mon Dieu en question, je dois m’efforcer de découvrir dans sa mise en question de mon Dieu tout ce qu’il y a de juste, de bon. Par exemple, que Dieu est inexprimable dans les

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« Pour des consciences adultes »

maladresses et la pauvreté de nos expressions ; qu’il est difficile de L’atteindre ; que la façon dont vivent souvent ceux qui disent croire en Lui ne porte guère les autres à y croire, etc. Oserai-je ajouter qu’il ne faut jamais profiter du malheur (souffrance physique ou morale, famine, déracinement) des “autres” pour risquer une tentative maladroite de ce que nous n’oserions appeler “conversion”. »

Rarement pris en défaut d’harmonie dans ses synthèses, le père Pire concluait ainsi ce chapitre sur « conscience et apostolat » : « Le chrétien peut enseigner. Il y a une différence énorme entre imposer et exposer. […] Si le chrétien peut, en toute loyauté, et en se disant missionnaire, exposer sa foi et ses points de vue sans les imposer, qu’il sache que sa première force résidera dans l’exemple. […] Mes amis athées les plus sincères sont d’ailleurs les plus exigeants pour que je prie et pour que je me sanctifie. »



DIALOGUER COMMANDE VIGILANCE ET PRUDENCE

Ainsi définis plus clairement les objectifs premiers de la rencontre avec « autrui » – et on a pu remarquer le souci majeur de respecter l’interlocuteur dans son propre cheminement intellectuel – il faut à présent rassembler dans des textes épars une série d’observations, d’expériences et de conseils que le père Pire livre à notre réflexion en ce qui concerne un véritable « dialogue fraternel ». D’abord une sorte d’inventaire des obstacles à surmonter et à vaincre : « Les bonnes volontés de tous les humanistes ne seront pas de trop pour ne pas perdre courage devant les obstacles dont est semée leur route commune. Le tout premier de ceux-ci est évidemment la menace d’anéantissement de l’humanité tout entière. Les grands savants sont les premiers à regretter l’abus que l’on fait de leurs découvertes alors que celles-ci ne devraient être utilisées que pour le bien-être des hommes. […] D’autres obstacles – minimes certes si on les compare à la menace d’anéantissement – peuvent être, dans la vie courante, destructeurs de l’harmonie entre Humanistes et du bon travail de ceux-ci pour l’harmonisation de tous. Je cite pêle-mêle, en les signalant vivement à votre attention vigilante : le chauvinisme, à la fois si anachronique et si pernicieux ; le jugement global ; la paresse d’esprit ; l’annexionnisme ; l’esprit villageois (les partis, nations, religions, cités, familles même, étant souvent des “villages” ; la conversionite. »

Cette liste d’obstacles s’achève par une condamnation sans appel d’une certaine bureaucratie :

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« Citant Maurice Duverger dans son Introduction à la politique, le professeur Gerlo (ancien recteur de la VUB) disait récemment : “La pression qui dérive de la bureaucratie est de plus en plus forte, et la poussée qui s’en dégage – bien que ceci se passe presque mécaniquement, sans passion et sans violence physique – n’en est pas moins lourde que la volonté de puissance des chefs et des dirigeants. Là également, il y a quelque chose avec quoi l’homme d’aujourd’hui est confronté, non seulement dans l’État, mais même dans des partis politiques, dans des syndicats, dans des firmes gigantesques. Là il faut également chercher une solution : c’est une oppression contre laquelle nous devons lutter. »

Une recommandation précise et permanente : cesser de croire à une sorte de monopole qu’on aurait de la vérité. « Face à l’athée, le croyant n’est-il pas tenté d’appliquer à son profit une division verticale du bien et du mal ? N’est-il pas “celui qui possède la vérité” ? Je voudrais simplement répondre en disant : il n’a jamais été question pour lui de “posséder” la vérité, mais il est simplement question d’être possédé lentement par elle. Il n’est pas question de “posséder” la vérité, sinon il suffirait au croyant d’acheter une bible, un catéchisme ou une somme théologique. Libre à lui de s’asseoir dessus, il “posséderait” la vérité. Il pourrait même la posséder “par cœur”. Celui qui croirait “posséder” la vérité en connaissant sa théologie doit se dire que la meilleure formulation de sa foi sera toujours insuffisante à exprimer exactement l’objet de celle-ci. […] Constatons qu’il n’y a personne qui soit totalement possédé par la vérité, et personne qui soit totalement dépossédé d’elle. »

Le père Pire recommande aussi de se méfier de tous les a priori : « Le dialogue est situé entre deux extrêmes, qui sont, d’une part, la méfiance a priori (œil ouvert, cœur fermé) et, d’autre part, la confiance a priori (cœur ouvert, œil fermé). La confiance a priori ne peut pas être pratiquée, parce les hommes sont très divers. Mais, par ailleurs, la méfiance a priori ne peut pas être pratiquée, parce que les hommes sont plus semblables que différents, parce qu’il y a entre eux un dénominateur commun considérable, quelles que soient leurs différences. […] La méfiance a priori n’est pas de règle 152


Dialoguer commande vigilance et prudence

pour une autre raison : c’est que personne n’est ni totalement bon, ni totalement mauvais. Il faut par conséquent exclure la division verticale du bien et du mal (tu es totalement mauvais, je suis totalement bon), et la remplacer par la division horizontale (tu es bon et mauvais, je suis mauvais et bon). »

Un mot revient souvent dans les propos de Dominique Pire, et nous l’avons déjà souligné une première fois : c’est celui « d’adultisation », un néologisme du père Pire. On y revient parce c’est dans le passage suivant d’une lettre à un dominicain espagnol qu’il a été le mieux explicité. Cette lettre date de janvier 1968, soit un an avant sa mort : « Tout paternalisme, qu’il s’agisse de Religion ou de Développement, est à remplacer au plus vite par l’exemple (= un idéal vécu de manière totalement désintéressée) et par l’affrontement des consciences. L’affrontement des consciences suppose que je me sois adultisé (un adulte prend une conscience personnelle des problèmes et prend sa part personnelle de responsabilité dans leur solution) et que je permette à l’Autre de vivre en adulte. Je vis en adulte ; je permets à l’Autre de devenir adulte ; plus que cela : je l’aide à se former une conscience adulte ; je le traite en adulte. »

Question toujours d’actualité, hélas : le dialogue est-il efficient pour réduire les guerres en cours ? Voici ce qu’en disait le père Pire dans un cours de base qu’il a donné à l’Université de Paix : « À notre époque, les hommes vident encore leurs querelles dans le sang. Que peut le dialogue fraternel face à des guerres en cours ? Parmi celles-ci, il y en a dans lesquelles un camp a nettement moins tort que l’autre. Il y en a dans lesquelles le devoir paraît plus ou moins clair. Il s’agit, en général, de certaines guerres nationales ou internationales. Mais, dans les guerres civiles, le droit et la raison ne sont presque jamais d’un côté, d’autant moins si les “Grands” s’y mêlent pour leur propre compte. Il faut, je crois, bien admettre que toute guerre civile est un drame auquel aucune bonne solution ne peut être apportée dans un avenir prévisible. Disons les choses autrement : il y a des cas qui ne laissent apparaître de bonne solution. Il faut parfois accepter dix, vingt ou trente ans de mauvaise solution avant

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d’apercevoir la bonne. Le travail à faire, dans ce cas, est le suivant : réunir les éléments à partir desquels on peut trouver une bonne solution. Ces éléments peuvent être, entre autres : un niveau matériel élémentairement décent pour le plus grand nombre ; un gouvernement, sinon équitable, du moins cohérent ; une quête obstinée du dialogue entre les jeunes des deux camps qui ne sont pas encore intoxiqués par l’héritage de haine. Il ne faut pas se lasser d’informer, il ne faut pas se lasser de désamorcer les mensonges colportés avec ou sans mauvaises intentions. »

Et que devient le « Dialogue fraternel » dans cette hypothèse ? « Le Dialogue fraternel, dans ce cas, prépare la phase qui suit l’affrontement. Ce n’est pas lorsqu’un homme est en état de crise que l’on peut songer à dialoguer avec lui. La crise est un affreux moment à passer. Mais le maintien d’un certain Dialogue, avant et pendant, permet, après la période critique, de reprendre le vrai Dialogue à un niveau supérieur. Certains heurts peuvent se produire dans notre monde, mais il faut surtout veiller à ce que ces heurts n’aboutissent pas à des haines inexpiables. » Comment le père Pire analyse-t-il ce qu’il est convenu d’appeler, dans le langage commun, un « dialogue de sourds » ? Toujours extrait de sa leçon basique à l’Université de Paix, voici son opinion : « La plupart des malentendus, des incompréhensions (générales ou particulières) naissent souvent d’un “dialogue de sourds”. S’il n’y a pas, dès le départ du Dialogue, une mise au point sur le sens donné aux mots employés de part et d’autre, il n’y a pas de Dialogue possible. Des mots tels que “liberté”, “démocratie”, “monde libre” et même le mot “Dialogue”, fourniraient la plus belle illustration de la confusion des langages. Si le “dialogue de sourds” était maintenu, il est évident que tout effort pour une paix positive serait rendu inutile. Mais, en ceci comme en beaucoup de choses, le mieux est parfois l’ennemi du bien. Le mieux serait d’arriver à supprimer les divers sens donnés aux mêmes mots par des gens différents ou, en d’autres termes, d’arriver à ce que tous donnent aux mêmes mots le même sens. Le bien serait l’acceptation par tous des divers sens donnés aux mêmes mots par des gens différents. »

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Dialoguer commande vigilance et prudence

Comment résoudre, pour autant que ce soit possible, le problème des contradictions ? On a déjà rappelé le mot d’un autre dominicain, le philosophe Bernard Hansoul, qui disait : « Je crois fermement que les Hommes peuvent s’entendre en admettant mutuellement leurs contradictions. » Voici ce qu’en disait le père Pire, au cours de la même leçon : « Il semble que l’attitude fondamentale pour qu’un échange entre les humains aboutisse à un Dialogue fructueux soit d’accepter la différence. Et pas seulement de l’accepter abstraitement. Mais d’accepter concrètement autrui comme différent de nous. L’acceptation abstraite de la différence ne coûte rien. Mais pour un mari, par exemple, accepter que sa femme ait, sur tel problème, une autre opinion que lui, qu’elle pose le problème autrement que lui, ce n’est pas si facile ; et ce n’est pas plus facile entre groupes religieux, entre groupes politiques. Dialoguer, c’est accepter que l’Autre pose le problème autrement ; sinon c’est le monologue, voire le double monologue, si courant partout. Il faut accepter la diversité comme une richesse et dépasser les conflits en essayant de comprendre le point de vue de l’Autre, du différent. »



1968 : UN MONDE QUI S’EFFONDRE ET UNE VIE QUI S’ÉTEINT

Cette année 1968 est probablement la plus dure que le père Pire ait vécue. C’est aussi la dernière année de sa vie. Il a tant misé sur le dialogue fraternel, tant cru que le monde allait en s’améliorant petit à petit, qu’il reçoit de plein fouet une actualité qui n’est vraiment pas encourageante. Dès le mois d’avril, le grand défenseur de l’émancipation des Noirs aux États-Unis, le pasteur Martin Luther King, est assassiné. Puis ensuite Bob Kennedy. En mai, les jeunes qu’il avait tant encouragés à travailler pour l’Europe du Cœur ou le Monde du Cœur, ces jeunes dont il avait tant vanté la générosité choisissent le camp de la violence à Nanterre, Paris, Bruxelles et dans toute l’Europe. Charles de Gaulle parlera de la « chienlit », Dominique Pire est catastrophé. Quarante ans plus tard, dans les bureaux de la rue du Marché où elle me reçoit, sa très fidèle secrétaire Andrée Beaudry me dit sur le ton de la confidence et de l’affliction : « Nous étions très inquiets. Il n’a vraiment pas compris ce qui se passait soudain dans le monde ! En fait, il a été pris de court. Et puis, sa santé posait de réels problèmes… »

Il est vrai que la décennie qu’il venait de vivre après l’attribution du prix Nobel de la Paix valait bien en exigences physiques et morales deux mandats d’un chef d’État ordinaire. Au début, lorsqu’il avait un accroc de santé, il trouvait discrètement refuge pendant quelques jours auprès de maman Berthe, à Dinant. Comme en octobre 1956. C’était au moment de la révolution hongroise. Des tas de réfugiés se présentaient aux frontières belges. Le père Pire

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dira à Hugues Vehenne : « J’avais honte d’être malade. Je n’ai pas accepté de ne rien faire. » Il en sera toujours ainsi, et il ne prendra jamais l’initiative de franchir la porte d’un médecin pour un simple contrôle. Et puis, en cette même année, il y avait eu le printemps de Prague qui s’était soldé par un nouveau drame : celui de la répression soviétique. Nouvelle réaction du père Pire « au quart de tour », malgré toute la morosité du moment. Le Tchèque Jean Weger en a témoigné : « Je me souviens de quelques conversations avec le père Pire où il a fait preuve d’une très bonne connaissance de la situation internationale et où il a opposé à mon enthousiasme un peu naïf une lecture plus réaliste et plutôt pessimiste de l’évolution du Printemps de Prague. “Les Russes ne vont jamais vous laisser aller vers cette liberté” a été une de ses phrases prémonitoires dont je me souviens. Après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie en août 1968, j’ai eu la chance de rester en contact avec lui et j’ai reçu de sa part une offre d’une bourse d’une année en Belgique. Celle-ci m’a permis de quitter la Tchécoslovaquie et de m’exiler en Belgique. Et j’ai participé à l’organisation de l’accueil de vingt-cinq étudiants tchèques dans des familles en Belgique. »

Témoignage semblable que celui de LidaVodova, une jeune Tchèque qui avait participé à une session de l’Université de Paix : « Nous étions tous impressionnés par la personnalité du père. Sa philosophie, et surtout le fait qu’il la mettait en pratique dans toutes ses actions et interactions, son respect de la différence, fut une révélation pour nous, les jeunes abreuvés d’un discours totalitaire. Le cours de ma vie a changé de direction après cette rencontre. Il m’a invitée à venir étudier en Belgique dès qu’il a appris l’invasion de mon pays par les armées soviétiques et il s’est ensuite occupé paternellement de tous mes besoins essentiels (conformément à une de ses devises : “Il n’y a pas de détails, tout est important”) Cette phrase, ainsi que d’autres, sont restées gravées dans ma mémoire et font partie des règles que j’essaie d’appliquer. »

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1968 : un monde qui s’effondre et une vie qui s’éteint

Malgré ce « sursaut tchèque » pendant les derniers mois de la vie de Dominique Pire, les inquiétudes manifestées par Andrée Beaudry étaient justifiées. À deux mois de sa mort, l’amertume avait gagné le cœur de ce « battant ». En témoigne cet extrait de la conférence qu’il donna le 10 octobre 1968 au Centre d’étude de l’énergie nucléaire, à Mol, en Belgique : « C’est une année terrible : l’assassinat du pasteur Martin Luther King, l’assassinat de Robert Kennedy, le coup de Prague, le drame immense du Biafra, les horreurs du Viêt Nam dont on ne parle plus, mais qui sont journalières. Avouez qu’il y a de quoi vaciller sur ses jambes. L’année 1968 a été déclarée Année internationale des Droits de l’Homme parce que, il y a vingt ans, cette Déclaration était solennellement proclamée et adoptée à San Francisco. On pourrait tout aussi bien appeler cette année 1968 “l’année de la Méconnaissance universelle des droits de l’homme”. Vous aurez peut-être lu comme moi, dans le journal le Monde, le cri d’alarme lancé à Paris le 16 septembre par M. Kaunda, président de la Zambie : “La conférence de Téhéran d’avril et de mai 1968 sur les Droits de l’Homme n’a abouti à aucune action positive”, ajoutant qu’il proposait “la constitution d’un registre des crimes contre l’Humanité et la création d’un organisme spécial de la Cour internationale de La Haye ainsi que le strict respect des sanctions internationales quand elles seraient décidées”. Même cri d’alarme lancé, le 24 septembre 1968, par le maréchal Tito et l’empereur d’Éthiopie : “Certaines grandes puissances et forces”, dit ce dernier, “tendent à imposer par la voie de la force, à d’autres peuples, ce qui est contraire à leurs aspirations, à leur indépendance et à leur propre voie vers un avenir plus heureux.” »

Et d’accuser le coup après une attaque personnelle : « Le spectacle du monde contemporain plonge certains êtres de bonne volonté dans des abîmes de découragement, voire de déraison. Invité à une session d’étude organisée dans notre Université de Paix, un ami rotarien de Bruxelles m’écrivait textuellement ceci : “Convaincu de l’inefficacité des bêlements sur la route de l’abattoir, je vous conseille de cesser vos envois d’invitations. […] Je crois que nous allons à un échec. Pourriez-vous me convaincre de ce que

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cela vaut la peine de toujours agir pour plus de sincérité, de justice, de vérité dans les rapports humains ? […] Le travail de défrichement du monde est exaltant, mais il est aussi épuisant. Si bien qu’il ne me reste qu’un double mot à vous dire : patience et confiance.” »

L’actualité peu réjouissante de cette année 1968 n’explique pas, à elle seule, le ton fatigué du discours dont on vient de lire un extrait. Il faut y ajouter aussi la fatigue générale au terme d’une décennie pleine de tensions et d’un trop plein d’efforts pour pouvoir être supportés physiquement par un organisme humain. Fin 1968, le père Pire paie une suractivité qui fut manifeste. Cette suractivité remonte fort loin, et elle a été particulièrement grande depuis l’attribution du prix Nobel, dix ans plus tôt. Un vent favorable, comme on dit dans la profession de journaliste, m’a apporté une note qui en dit long sur le régime de travail du père Pire. Bouboule, Tintin et Dédée ne se plaignaient guère de leur sort, c’étaient de remarquables collaboratrices. Pourtant, un jour d’automne 1959, à la demande des collaborateurs extérieurs, elles formulèrent le souhait d’être informées plus complètement de l’agenda du « patron », même s’il gardait un contact téléphonique pendant ses déplacements. Le père Pire leur donna satisfaction, et voici sa note de service : « Au moment où je vous écris, je suis en retraite à la Sarte jusqu’à samedi matin 26 septembre et, quand vous lirez ce mot, je serai bien loin de vous puisque je pars le dimanche 27 pour Cannes, après avoir reçu samedi Monsieur l’Ambassadeur du Pakistan et son épouse. Le 28, je parle à Cannes devant 5 000 Rotariens représentant 35 pays. J’ai 40 minutes de discours et je dois développer les thèmes que vous connaissez puisque vous travaillez avec moi. Je prendrai l’avion le lundi soir pour Rome où je verrai mardi les hauts fonctionnaires italiens s’occupant des réfugiés. J’irai loger au Centre, à Latina, que je visiterai le mercredi en vue de trouver quelques familles pour le village de Berchem. Je rentrerai ensuite à Bruxelles, puis à Huy le mercredi soir et je serai au poste le jeudi matin. Le samedi 3 octobre, je présiderai à la Sarte un très beau week-end sur le problème des prisons, qui se prolongera jusqu’au dimanche soir. Le lundi 5 octobre, je prendrai la parole au Palais des Beaux Arts devant Sa Majesté la Reine Élisabeth, pendant un concert donné au 160


1968 : un monde qui s’effondre et une vie qui s’éteint

« Le lundi 5 octobre [1959], je prendrai la parole au Palais des Beaux-Arts devant Sa Majesté la Reine Élisabeth, pendant un concert donné au profit de nos œuvres »

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profit de nos œuvres. Le mardi soir, je recevrai une délégation d’Eupen qui vient me remettre une très forte somme récoltée par suite d’un travail magnifique qui s’est développé dans toute la région d’Eupen-Malmédy. Le 10 octobre, j’aurai une réunion de notre Comité de direction, et le 11 je m’envolerai pour Oslo où je resterai le 12, le 13 et le 14. Le 13, j’y ferai une conférence de presse et le 14 j’aurai une grande conférence à l’hôtel de ville d’Oslo en présence du Roi Olav et du gouvernement norvégien pour exposer mon plan tout modeste de “Monde du Cœur”. Si ce plan vous intéresse, vous en demanderez un exemplaire à Christiane [Mme Christiane Halut NDA]. Je rentrerai par avion le 15 et je serai à Bruxelles le 16 pour faire une conférence de presse, puis une conférence aux Groupements belgo-scandinaves. Le 20, je serai à Copenhague, ainsi que le 21 et le 22 pour y faire une grande conférence en présence de toute l’élite danoise. Je serai rentré le 23 et je commencerai le 25 une longue et fatigante semaine de conférences à travers toute la Suisse. Le 31 octobre, je donnerai une conférence en France, à Beaune, et puis je rentrerai à Huy le jour de la Toussaint. Je repartirai le 4 novembre pour le nord de l’Allemagne où je dois prendre la parole à Hanovre, Hambourg, Lübeck, Oldenburg, Münster et Essen, pour être rentré à Huy le 11 ou 12 novembre. Après cela, je devrai me rendre à Rome pour deux jours afin de remettre ma vie au Saint-Père et de présenter mes hommages au Président de la République italienne, au ministre des Affaires étrangères monsieur Pella, et au cardinal Tisserand… »

Ce rythme de vie, le père Pire l’a soutenu pendant dix ans, et il y a laissé sa santé. Mais qu’y faire, quand on est impatient de tout ? Il avouera à Hugues Vehenne qui lui faisait remarquer qu’il ne semblait heureux que lorsqu’il était anéanti de travail : « C’est vrai. J’ai comparé ma vie à un ruisseau qui s’élargit peu à peu mais qui suit sa pente. Si son cours se ralentit, je deviens impatient. Cela m’est arrivé une fois. Aussitôt j’ai rêvé de partir pour la Corée, comme aumônier… »

Précisons tout de même que ce « ralentissement d’activité » qui donna lieu à la tentation hasardeuse de devenir aumônier militaire en Corée se produisit en 1950, à l’époque où il était encore curé de

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la paroisse de la Sarte. Et les confessionnaux de paroisse n’ont vraiment jamais été « sa tasse de thé ». Ceci explique peut-être cela. Il y avait manifestement un zeste de goût de l’aventure dans cette vocation d’homme d’action et de futur Prix Nobel. Un goût de l’aventure, et peut-être aussi un brin de témérité. Dans sa réponse au discours de réception du prix Nobel 1958 à Oslo, il déclare soudain, entre deux envolées dignes des meilleures anthologies : « J’ai eu la curiosité de comparer les âges des lauréats au moment où ils recevaient le prix Nobel de la Paix. Cinq d’entre eux seulement, y compris moi-même, n’avaient pas cinquante ans. Cinquante ans : la moitié de la vie. Je vous en offre la seconde moitié. »

Hélas, cette « seconde moitié » se limitera à une décennie. On assiste au même scénario qu’en 1956, lorsque, alité chez ses parents, le père Pire disait « avoir honte d’être malade » au moment où des réfugiés frappaient à la porte. C’étaient, alors, des réfugiés hongrois. En cette année 1969, ce sont des réfugiés tchèques, qui ont fui les chars soviétiques dans Prague. Il s’obstinera à rester au poste, malgré de terribles douleurs abdominales. À la mi-janvier, il doit se rendre à l’évidence. On hospitalise le père Pire aux cliniques universitaires de l’UCL à Herent (Louvain) pour y procéder à une intervention chirurgicale urgente sur la prostate. Techniquement, tout se passe bien, sauf que le malade s’est présenté à l’hôpital dans un état de faiblesse dangereux. Chacun espère cependant que la convalescence sera rapide et que le « père des réfugiés » pourra reprendre bientôt du service. Quelques jours plus tard se produit l’irréparable : un accident postopératoire manifestement dû à l’état de faiblesse générale du patient. Une thrombose se produit dans la veine jugulaire dans la soirée du mardi 28 janvier. Il sombre dans le coma. Deux jours plus tard, Georges Dominique Pire n’est plus de ce monde. Le vendredi 31 janvier, son corps est ramené au quartier général de ses œuvres, rue du Marché. Ce fut, pendant quarantehuit heures, un défilé ininterrompu de personnes de tous âges et de toutes conditions pour lui rendre un ultime hommage. Roger Ernotte, s.j., qui publia un excellent texte sous le titre Dominique Pire, la voix des hommes sans voix, a rendu compte des funé-

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railles solennelles qui eurent lieu le lundi 3 février 1969 en la collégiale de Huy : « Le cortège était conduit par 25 pères dominicains, suivis de la famille parmi laquelle on pouvait apercevoir son vieux papa, Georges Pire, droit et volontaire comme il l’avait toujours été. La messe fut concélébrée sous la présidence du père Bernard Olivier, o.p., provincial des Dominicains de Belgique Sud, entouré du prieur de la Sarte, le père Charlier, o.p., et du prieur de Liège. Dans le chœur, on pouvait voir nombre de prélats dont Mgr Oddi, nonce apostolique. Face aux prélats, le général-major Danloy, aide de camp, représentait S.M. le Roi Baudouin. Lecture fut donnée du message de Sa Sainteté le Pape Paul VI ainsi que celui de LL. MM. le Roi et la Reine rendant un dernier hommage à la grande œuvre de fraternité du défunt. »

Le corps fut ensuite inhumé au petit cimetière de la Sarte, sur les hauteurs de Huy. Un mémento tout simple : « Ici repose le père Pire, Prix Nobel de la Paix, qui fut la voix des hommes sans voix. »


PORTRAIT

Nous avons tous fait l’expérience, au moins une fois dans l’existence et parfois plus, du passage d’un prophète dans notre vie. L’événement est facile à discerner en ce que la lumière de nos propres yeux s’en trouve aussitôt modifiée. J’avais à peine trente ans lorsqu’il m’a été donné, entre hasard et providence, de rencontrer un prophète en la personne du père Pire (nous dirions aujourd’hui du frère Dominique) au cours d’une expédition de « l’Aide aux personnes déplacées » toute naissante encore, dans le nord de l’Allemagne. Nous étions, je me répète, quatre à bord d’une légendaire Citroën 15 chevaux dont les chromes étaient recouverts de peinture noire « pour faire moins snob » : le père, ses collaboratrices directes Irma Jolling et Andrée Baudry, et puis moi, jeune journaliste à la Métropole d’Anvers. Le prophète est une sorte de sentinelle placée aux avant-postes de l’humanité. Il en est de diverses sortes : ceux qui annoncent les catastrophes, et ceux qui apportent la bonne nouvelle. On pourrait situer Dominique Pire entre les deux : il fut celui qui enseigne la meilleure façon d’éviter les conflits : le dialogue fraternel. Et un dialogue qui ne se paie pas de mots, un dialogue pétri dans la pâte humaine, forgé dans la souffrance des laissés-pour-compte. Il y a quelques années, à Brialmont, le frère Gabriel Nissim, o.p., dégageait deux composantes dans le mot de « prophète » : « sanctifié » et « envoyé ». Dominique Pire a pleinement satisfait à ces deux préalables. Un des prophètes de la vie civile européenne, Jean Rey, soulignait le sens innovateur et prophétique de Dominique Pire en lui disant : « Père, mais il faudrait une centaine d’Universités de Paix comme la vôtre dans le monde ! »

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Le père Pire, une personnalité reconnue en Belgique ! Il figure au premier rang de ce photomontage paru dans La Libre Belgique du 14 octobre 1960. Il est entouré des principales personnalités de l’époque, parmi lesquelles on reconnaît Hergé, Paul Frère, Jacky Brichant, Luc Varenne, Jacques Brel, Jean-Claude Ménessier et Rik Van Looy

Parvenait-il, comme les prophètes recensés, à modifier le regard des autres ? Assurément. Pas d’une façon miraculeuse. Il n’aurait même pas aimé qu’on parle de « son message ». Il a dit un jour à mon confrère Hugues Vehenne : « Dieu n’envoie pas de message. Il insinue. Il susurre. Il écrit droit avec des lignes courbes. Il faut deviner, lire entre les lignes… » Alors devinons ! Devinons par exemple la sagesse qui l’amenait à dire régulièrement : « Dans la vie, il est souvent plus important de dire oui que de dire non. » On frôle ici le « devoir d’imprévoyance » d’Isabelle Rivière, la sœur d’Henri Alain-Fournier. Mais lui qui prétendait ne pas aimer la philosophie (il la trouvait trop abstraite à son goût) se révéla bon philosophe et bon prophète en faisant sienne la maxime : « Agir sans savoir est une imprudence. Mais savoir sans agir est une lâcheté. » Toute sa vie est une invitation à la jeunesse du troisième millénaire de prendre le futur en charge, « d’agir en sachant ». Autre ligne droite écrite avec des courbes : il faut que la société de demain associe dans toute son organisation le mot de « pain »

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avec celui de « paix ». L’a-t-il suffisamment répété ! Il n’est pas question de charité ni de solidarité tant que la justice n’est pas rendue. Mais il déplaisait au père Pire de se livrer à un chantage moral du genre « si le monde de l’opulence ne partage pas les biens de la terre avec le tiers-monde, aucune paix ne sera possible ». Il préférait adopter le ton positif des bâtisseurs de la paix qui savent bien que leur action passe par l’éradication de la faim et le partage des fruits du labeur des hommes, sans qu’il soit nécessaire de jouer les Cassandre. Aussi fallait-il d’abord replonger nos yeux dans les siens, par le rappel de ses accents prophétiques les plus évidents. Installons à présent notre appareil photographique sur le trépied de la lucidité. Demandons-nous d’abord quelle fut la circonstance qui amena ce jeune Dinantais à choisir cette vie hors du commun. Pourquoi est-il devenu prophète de notre nouveau siècle, lui plutôt qu’un autre ? Avançons une hypothèse qui a au moins le mérite de correspondre à la tradition biblique : « Ma foi est toute simple, sans problèmes, disait-il. C’est celle que m’a enseignée ma maman. » Et d’ajouter : « Je ne suis pas un intellectuel ; j’ai peut-être un peu d’intelligence, mais pas d’intellectualisme. Disons que j’ai du bon sens, cette philosophie naturelle. Notez que, si je redoute l’abstrait, ce n’est point par peur de la formule, mais par crainte de glisser à côté de la vie. » Cette crainte de « glisser à côté de la vie » l’amènera à rester très lucide pendant son doctorat à l’université de l’Angelicum et à ne jamais s’égarer dans des spéculations théoriques. Or, le hasard ou la providence (c’est toujours selon le lecteur) choisit le plus souvent ses prophètes ou ses visionnaires parmi les plus petits, les plus humbles. Rarement dans les facultés. Paradoxalement, ce religieux qui montre tant de prudence à l’égard du dogme et des sciences religieuses va se montrer fort bon théoricien sur le plan social. Les spéculations, les analyses, les confrontations retrouvent toute leur place dès qu’il procède à une analyse pointue du « dialogue fraternel ». Le sociologue prend alors rapidement le relais du théologien. Et c’est d’ailleurs ce qui expliquera en partie les liens qu’il tissera avec le professeur Raymond Vander Elst, qui venait du monde de l’athéisme. Je dis en partie, pour

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ne pas réduire la part de leur amitié qui, en l’occurrence, fut remarquable. Peut-être trouvera-t-on dans ses écrits et ses discours un trop plein de citations. Il reprend plus aisément les bons mots de ses écrivains favoris que les passages des évangiles. Peut-être est-ce une question d’efficience ? Ou l’indice que, malgré son travail immense, il lit beaucoup. Et quels sont ses auteurs favoris ? Emmanuel Mounier, Antoine de Saint-Exupéry, Pierre Teilhard de Chardin… Une préférence aussi pour les encycliques les plus récentes, comme celles de Jean XXIII. Moderne, très moderne, hyper conciliaire. Un désir très vif, aussi, de ne jamais perdre le contact avec la base, avec ceux qui le soutiennent dans son action, avec ceux qui lui apportent des objections, avec toutes les familles philosophiques ou religieuses. Jamais homme public n’aura eu autant de courrier, et jamais personne n’aura réussi comme lui à répondre à chaque lettre. On a pu en juger par la fameuse « lettre à une jeune religieuse japonaise ». Il affectionnait le genre épistolaire, avec une pointe de coquetterie dans le choix du papier et de l’encre. On n’étonnera personne en soulignant que ce pacifiste était aussi un doux. Il éprouvait une détestation de la violence, qu’elle soit physique ou mentale. Cela remontait à sa prime enfance. Au collège Bellevue, à Dinant, il craignait les condisciples qui avaient le coup de poing facile. Plus tard, il corrigera, mais avec quelle somme d’efforts, cette douceur lorsqu’il devra faire front à l’injustice. Il n’a pas eu de mots assez durs pour dénoncer l’apartheid sud-africain, les dictatures catholiques espagnole ou portugaise, ou la lâcheté de certains journalistes qui s’en étaient pris à son grand ami africain, le docteur Albert Schweitzer. Son charisme était aussi naturel que sa perception de la religion. C’est à lui que le doyen local a fait appel lorsqu’il s’est trouvé devant un « cas désespéré ». Quelles que soient ses obligations à l’égard des institutions qu’il a fondées, il ne désertera jamais le front d’une souffrance individuelle. Un bémol sans doute du côté de sa propre famille religieuse. Il est certain que le père Pire n’a pas toujours pris le temps d’expliquer aux siens le sens de son action, ni l’ampleur de son travail. S’il est vrai qu’il a eu d’excellents amis dans son environnement direct

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(on pense au professeur Cornelis ou à Bernard Hansoul), d’autres ont éprouvé quelque difficulté à comprendre les motifs de ces longues absences du couvent, de ces voyages au bout du monde, de cette liberté dont ils n’ont pas toujours perçu la nécessité. Peutêtre aurait-il valu la peine de prendre le temps de le leur expliquer ? La perfection n’est pas de ce monde. Et chaque jour était déjà tellement chargé… Un bémol encore du côté de sa perception de la société. Champion quand il s’agissait de libérer les enthousiasmes, les initiatives, de galvaniser les énergies de milliers de personnes, et de jeunes en particulier, pour faire vivre les homes de DP, les villages européens ou les Îles de Paix, le père Pire avait une vision trop généralement optimiste de la jeunesse. Il n’a pas toujours perçu l’existence chaotique d’une autre jeunesse qui était à la dérive et qui se réveillera de manière violente en mai 1968. Le père Pire en a été profondément choqué, il n’a pas compris. Pas eu le temps de comprendre : cet été de 1968 fut le dernier de sa vie terrestre. Il restera toujours étonnant qu’un seul homme ait pu réaliser tant de choses en vingt ans. Un destin hors du commun. Mais, au terme de cette approche d’un phénomène remarquable dans l’histoire de la Belgique, je ne puis me départir de l’idée que tout ceci ne fut réalisable que dans l’aire socioculturelle d’une petite ville comme Huy. Car il a fallu mettre sur pied des équipes motivées, soudées, généreuses à plusieurs niveaux, trouver une haute bourgeoisie disposée à collaborer franchement avec les classes moyennes et aussi avec les plus humbles : cette sorte de performance devient de plus en plus difficile dans les grandes métropoles. Ce fut un miracle du bord de Meuse dont les effets se sont portés jusqu’aux coins les plus reculés de la planète. Et l’auteur de ce miracle fut le frère Dominique Pire. À toutes et à tous il a donné la plus grande preuve d’amour qui soit. Il a donné sa vie. Guido Van Damme en la fête de sainte Catherine de Sienne Bruxelles, 29 avril 2008



LE LIVRE D’OR DES DIALOGUES FRATERNELS

On ne soulignera jamais assez le caractère collectif de la merveilleuse histoire de solidarité et de charité déclenchée par le père Pire. Ce fut la vue prophétique d’un seul, mais sa réalisation par un grand nombre. C’est à tous les étages de pouvoir, de notoriété, de simplicité ou d’anonymat que les signes d’encouragement ou les amorces de dialogues fraternels se sont manifestés. Et l’ensemble de cette correspondance forme un merveilleux bouquet d’espérance en une humanité nouvelle qui, pour reprendre le titre de l’ouvrage que nous a légué Raymond Vander Elst, devra décider de « vivre ensemble » pour ne pas « mourir ensemble ». Nous regroupons ci-après une toute petite partie des échos aux appels de « pain et de paix » du Prix Nobel de la Paix 1958. L’abondance de cette correspondance m’a obligé à me limiter aux témoignages de gens célèbres qui n’ont pas hésité à engager leur prestige dans les œuvres du Père, et aux témoignages des plus humbles qui n’ont pas hésité à engager dans cette grande aventure humaine leur cœur et leur richesse cachée. Les voici, en ordre disparate, au gré des découvertes dans les archives du 35 de la rue du Marché, à Huy. Du professeur Robert Oppenheimer, le savant qui a eu le courage de transmettre des informations qui, en rétablissant l’équilibre entre les États, a valu un premier demi-siècle de « neutralisation effective » des armes de destruction massive (l’extrait est tiré de la préface qu’il écrivit pour le livre Bâtir la Paix, du père Pire, en dialogue avec le docteur Charles Dricot) :

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« Pour arriver à la purification de l’esprit, il y a plusieurs chemins, dont aucun n’est facile : contemplation, prière, bonnes œuvres. Pourtant, par un biais, dès à présent, le bonheur est à portée de la main : parce que, sur ce chemin, il n’est pas nécessaire d’être totalement seul, d’être toujours absolument seul, il y a l’œuvre bonne, faite ensemble, il y a le “dialogue fraternel”. »

Du professeur Cornelis, o.p. (déclaration recueillie par Charles Dricot) : « Il me semble que le non-violent peut arriver, par la vertu de son attitude, à réveiller dans un adversaire peu enclin à la loyauté un réflexe moral qui l’amène à plus de loyauté. La vérité désarmée appelle la vérité. »

Du docteur Albert Schweitzer, Prix Nobel de la Paix 1952, fondateur de l’hôpital de brousse de Lambaréné (extrait d’un dialogue entre le célèbre médecin et pasteur protestant et le père Pire) : « Ce n’est ni l’argent, ni la bombe atomique qui divise les hommes, mais les jugements qu’ils portent les uns sur les autres et l’égoïsme qui caractérise leurs rapports. »

Du philosophe Jean Lacroix, cofondateur avec Emmanuel Mounier de la revue Esprit (extrait d’une lettre au père Pire) : « Je tiens, quant à moi, que le défi posé à notre civilisation est celui des peuples dits sous-développés. Ou notre civilisation, dans son ensemble, résoudra ce problème, ou elle périra. Si elle le résout, elle en sortira transformée par cet effort même. Si elle ne le résout pas, elle disparaîtra et sera remplacée par une autre, issue de la lutte même de ces peuples dits sous-développés. Cela me paraît dépasser de beaucoup le conflit Est-Ouest. »

D’un étudiant d’Arabie Saoudite à l’Université de Paix de Tihange (extrait d’une lettre de fin de session au père Pire) : « Quoi que je puisse dire au sujet de mes sentiments envers vous et l’Université de Paix, je ne serai certainement pas en mesure de les

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exprimer pleinement. Ce que j’ai appris par vous est quelque chose que j’aime ; et, à mon avis, personne ne sait exprimer pleinement ce qu’il aime. Même s’il le fait, il pense, malgré tout, qu’il manque quelque chose. Quand je vous ai quitté, j’étais rempli du trésor sans prix d’une certaine connaissance que j’ignorais auparavant. C’est pourquoi je vais me souvenir de l’Université de Paix avec respect et gratitude, car c’est là-bas que j’ai pris une nouvelle orientation de vie, à savoir : comment aimer quelqu’un dont j’aurais eu l’impression jusqu’alors qu’il était pour moi un ennemi irréductible. À l’Université de Paix, j’ai appris que nous pouvons aimer ceux, entre lesquels et nous, la haine semblait la seule chose en commun. »

De nouveau du professeur Cornelis, o.p., à propos du dialogue entre supérieurs et inférieurs (extrait d’une lettre qu’il a adressée au père Pire) : « Pour qu’il y ait possibilité de dialogue authentique, il faudra que la personne du subordonné soit prise en considération par son supérieur. Du côté de l’inférieur, il ne doit y avoir aucune servilité. Ceci implique que le supérieur se trouve vraiment engagé dans le dialogue, que celui-ci peut avoir des conséquences qui l’atteindront dans sa personne. Le chef ne peut se confiner dans sa fonction, mais il doit accepter sa solidarité humaine avec son subordonné. Réciproquement, l’inférieur, lui non plus, ne peut se limiter à n’être qu’un exécutant mécanique. Ce qui sera le plus meurtrier pour le dialogue entre un supérieur et un inférieur sera toute attitude condescendante de la part du supérieur. »

De M. Gunnar Jahn, directeur général des Statistiques du royaume de Norvège et président du Comité Nobel du parlement norvégien (extrait de son discours de réception du père Pire) : « Le travail du Révérend Père Pire en faveur des réfugiés est une action pour guérir les blessures de la guerre. Mais il voit plus loin. Comme il l’a dit lui-même, le but c’est d’édifier “un pont de lumière et d’amour bien au-dessus des vagues de colonialisme, d’anticolonialisme et d’oppositions de races”. C’est même plus que cela. C’est, par l’action, favoriser le développement de l’esprit de fraternité entre les hommes, les peuples et les races. »

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Du baron Paul M.G. Levy (1910-2002), professeur émérite aux universités de Louvain et de Strasbourg, éditorialiste belge à Radio Londres pendant l’occupation nazie de la Belgique (extrait de sa préface pour la biographie du père Pire que Roger Ernotte, s.j. écrivit en 1995) : « Je me souviens de son arrivée à Strasbourg à l’époque où j’étais directeur de l’information de la plus ancienne des institutions européennes, le Conseil de l’Europe. Le père Pire venait en Alsace pour se reposer et, bien entendu, pour réfléchir et travailler aux grands projets qu’il n’a cessé de nourrir. J’avais soigneusement préparé le programme de sa visite. Après les premiers instants de nos retrouvailles, je lui annonçai de quoi seraient faites ses prochaines journées. Il y avait d’abord la visite à Mgr Jean-Julien Weber, évêque de Strasbourg, qui pouvait lui être d’une grande aide. Il se rembrunit, me dévisagea et brusquement m’objecta : “Paul, vous êtes un mondain !” Or, Mgr Weber était tout sauf un mondain. Je ne l’étais pas davantage. L’évêque, prélat simple et soucieux de ses frères les hommes, détestait le protocole. Je dus beaucoup insister, faire violence au père Pire pour l’amener à accepter cette démarche. Il finit par la faire et revint rasséréné et réconforté par une entrevue qui se révéla féconde pour la cause qu’il entendait servir : l’amitié, la charité, la paix. »

D’HuguesVehenne, journaliste au Soir de Bruxelles (extrait de la préface de son livre R. P. Pire, Souvenirs et entretiens, publié chez Julliard, à Paris, en 1959) : « S’il est vrai que le monde passe lentement de l’ère de la Charité à celle de la Sécurité Sociale, de l’entraide patriarcale à la Machineà-tuer-la-Misère, il est bon pourtant que quelques hommes isolés marchent bravement à l’arrière-garde. Qu’ils restent, comme des phares, pour indiquer aux générations futures que toute collectivité humaine a besoin, non seulement d’ordre, d’hygiène et de justice, mais encore d’Amour fraternel. Le père Pire est de ceux-là. Il veille. Il met sa gloire très pure à rappeler au Siècle l’Éminente dignité du Pauvre. »

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Le livre d’or des Dialogues fraternels

Du docteur en médecine Charles Dricot, ami personnel et conseiller médical du père Pire (extrait d’une lettre adressée au père Pire et lue à Montréal le 8 mai 1967, au tricentenaire des Hôpitaux catholiques du Québec) : « La force du christianisme est qu’il s’exprime bien et fort par tout ce qui touche aux soins des malades. Amour et charité ne s’extériorisent jamais aussi bien que dans la pratique routinière des soins. »

Du docteur Albert Schweitzer, ces réflexions émises au cours de conversations avec le père Pire à Gunsbach (Alsace) en septembre 1959 et collationnées par le père lui-même : « Il faut bannir toutes les accusations inutiles et non contrôlables. Il ne faut pas croire tout ce qu’on dit de ceux qui ne pensent pas comme nous. La critique ne rend pas meilleurs ceux qu’on critique. Ne jamais lancer contre des adversaires des bruits non fondés, ou prêter des intentions, car l’Autre est un hôte de l’Esprit. […] La terreur entraîne l’antiterreur. Nous devons tous avoir des cendres sur la tête pour ce qui est arrivé pendant la deuxième guerre mondiale. Nous sommes tous inhumains, l’un de cette façon, l’autre d’une autre. Il faut arriver à une civilisation vraiment humaine. La loi en est très simple : c’est le “droit des gens”. Chacun doit vivre dans sa religion, dans sa “parcelle”, ainsi on ne se déracine pas. Mais il faut tendre à la piété du cœur. Et ainsi on peut entraîner le monde qui est devenu étranger au christianisme. Dans notre temps, il faut essayer de comprendre de plus en plus l’esprit du Christ. […] Il faut redevenir, par la religion, par la pensée, des êtres humains qui ne se permettent plus d’inhumanités collectives. »

Plus tard, en 1962, après sa dernière rencontre avec Schweitzer à Lambaréné même, le père Pire complétera les notes prises au cours de leurs conversations. Schweitzer (dont on se rappellera qu’il était apparenté à Jean-Paul Sartre) avait alors quatre-vingt-sept ans. Il mourra trois ans plus tard. Voici ces ajouts :

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« Il ne faut rien structurer. Il faut semer dans les consciences. Ne pas structurer. On ne peut pas organiser le spirituel. L’essentiel, c’est une personne qui émet une idée qui lui est propre. Seule une opinion publique peut créer la garantie nécessaire pour la paix. L’opinion publique comme garantie, c’est l’affaire d’un esprit qui doit être créé. Que la volonté de paix des peuples se fasse entendre. Il faut agir, faire l’opinion. Les journaux informent ; ils n’ont pas d’opinion. Et celleci ne viendra ni par la presse, ni par les gouvernements, mais par les personnalités. »

Enfin, de U Thant, secrétaire général des Nations unies, qui entretint une correspondance suivie avec le père Pire, et qui le rencontra au mois de mai 1967 à Genève : « Cher ami, durant mon deuxième mandat, je continuerai à m’efforcer de faire de l’Organisation des Nations unies un instrument réellement efficace au service de la paix et du développement. Dans cette tâche, j’aurai besoin de l’appui et de la compréhension de mes amis, au nombre desquels je suis heureux de vous compter. »


Annexe

L’AUJOURD’HUI DU PÈRE PIRE

À la fenêtre de son bureau de la rue du Marché, à Huy, le père Pire collectionnait des plantes vivaces. Il adorait les cactus. Que sont devenues les associations qu’il a fondées « en cours de route » si l’on peut dire ? Que sont devenus son Service d’entraide familiale, son Aide aux personnes déplacées, ses Parrainages mondiaux, son Université de Paix ? Certes, elles n’ont pas toutes aujourd’hui la force médiatique des Îles de Paix, mais toutes ces organisations se sont bien maintenues, comme les plantes vivaces à la fenêtre du Père, et elles ont conservé leur impact social. On remarque cependant que, dans leurs publications, le nom du père Pire apparaît moins souvent, alors que ces associations se nourrissent toujours de ses principes et qu’elles suivent fidèlement son idéal de « pain et paix ». On dira peut-être que c’est fort bien ainsi. Emmanuel Mounier, le père du personnalisme, que le père Pire aimait à citer dans ses écrits, écrivait que « le meilleur sort qui puisse arriver au personnalisme, c’est qu’ayant réveillé chez assez d’hommes le sens total de l’homme, il disparaisse sans laisser de traces tant il se confondrait avec l’allure quotidienne des jours ». Sans doute le père Pire aurait-il accepté cette façon de voir et ferait-il lui aussi l’économie des feux de la renommée… à condition que ses conceptions de la solidarité et du dialogue fraternel soient confondues « dans l’allure quotidienne des jours ». On en est loin encore. Les différentes associations que le père Pire a fondées ont aujourd’hui leur vie propre ; elles sont émancipées, elles sont à l’âge adulte. Laissons-leur la parole pour se présenter elles-mêmes.

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Le Service d’entraide familiale (SEF) Le SEF a été fondé en 1938 par le père Pire. Pour lui, il s’agit déjà d’une ouverture à tous par-delà les différences sociales (très marquées à l’époque), religieuses et politiques. Il met aussi l’accent sur le rôle éducatif réciproque : aidés et aidants ont quelque choses à apprendre les uns des autres. Enfin, il exige le professionnalisme : les bénévoles reçoivent une formation par des médecins, philosophes, techniciens, et Simone Rouchet, cofondatrice du SEF, sera une des toutes premières diplômées, assistante sociale. En 1940, le SEF est officiellement fondé. Jusqu’en 1981, le SEF suivra ce chemin en adaptant ses interventions aux besoins de l’époque, en participant à des actions de coordinations et de quartiers. À ce moment-là, les services d’aides familiales, privés et officiels, s’ouvrent un peu partout et le rôle du SEF dans ce domaine devient secondaire. Par contre, d’autres besoins se font cruellement sentir. C’est la crise du logement et, avec elle, la naissance d’un nouveau groupe social : les « sans-abri ». Trouver un lieu où se loger, telle est la demande adressée le plus souvent au SEF. Trouver un toit, un repas, des vêtements, des meubles, un peu d’argent, du tabac… La demande première est matérielle ; mais, très vite, on se rend compte qu’elle recouvre d’autres manques, dont le plus cruel est la famille inexistante. Notre société compte deux groupes de personnes : celles qui ont une famille, qui peut connaître bien sûr des moments difficiles, des dérives, mais qui est présente. Il y a aussi les personnes qui n’ont jamais connu leur famille ou qui en ont été rejetées, sans avoir trouvé un support quelque part. C’est pourquoi le SEF prend la décision d’ouvrir une première maison d’accueil en 1981, dans ses locaux, là où le Père Pire avait établi son quartier général : une maison de type familial, d’une capacité d’accueil de huit personnes. En 1992, une deuxième maison d’accueil est créée, comptant six logements, et, depuis septembre 2001, trois logements supervisés pour des familles sont gérés par le SEF, en partenariat avec l’ASBL « Les Amis de Notre-Dame de La Sarte ». Enfin, des permanences sociales quotidiennes sont accessibles à des personnes extérieures aux maisons. C’est là que s’accomplit toute

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Annexe : L’aujourd’hui du père Pire

une part du travail social, qui s’avère parfois préventif dans la mesure où il permet d’éviter l’hébergement. L’urgence est un mot qui résonne souvent aux oreilles de l’équipe ; elle y est confrontée journellement. Les personnes arrivent au SEF quand elles ont perdu leur logement ou sont sur le point de le perdre. Et que dire de leur projet de vie… On arrive en maison d’accueil en pleine crise. L’alcool, la drogue, la dépression, la prison, l’institution n’ont rien apporté comme solution jusqu’à présent. La conséquence la plus grave est la perte d’identité. Le travail de rencontre et d’accompagnement de l’équipe prend alors toute sa dimension, au travers de gestes quotidiens, de paroles écoutées et partagées, pour aider chacun à trouver, au-delà d’une solution logement, son projet de vie, sa façon à lui d’être au monde. Le temps passé au SEF doit donc être mis à profit pour régler les questions administratives, repenser sa façon de vivre avec les autres et préparer son départ. Afin, si possible, de ne pas revenir… Réduire le fossé entre deux mondes différents, c’est aussi une dimension du travail du SEF. Il faut bien dire que, des asbl qui ont survécu au père Pire, le SEF est la plus turbulente, la plus dérangeante. Les maisons sont situées au centre de la ville et tout ce qui s’y passe est connu, les meilleurs comme les mauvais moments qui parfois provoquent l’incompréhension, voire l’hostilité. Pour certains, au contraire, c’est la découverte d’un monde de différence, c’est l’occasion de chercher le pourquoi, de parler avec les personnes accueillies, avec l’équipe, pour essayer de comprendre, et d’aider aussi. Service d’entraide familiale, ASBL 35, rue du Marché 4500 Huy tél. : 085 21 57 52

L’Université de Paix Lorsqu’il reçoit le prix Nobel de la Paix (1958), Dominique Pire se sent investi d’une mission : contribuer à une paix durable dans le monde. En 1960, il crée l’Université de Paix, « petite île de concorde dans laquelle on enseigne et pratique la manière d’harmoniser les hommes dans leurs différence ».

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« L’Université de Paix voudrait être une réponse, modeste, mais efficace, à l’un des besoins les plus vitaux des Hommes : le besoin de Paix. » Pour Dominique Pire, la paix consiste en l’établissement d’un climat de compréhension et de respect mutuels. Comme attitude favorisant cet objectif, il propose le Dialogue qu’il définit comme suit : « Strictement parlant, le Dialogue, que nous appellerons dialogue fraternel, consiste pour chacun à mettre provisoirement entre parenthèses ce qu’il est et ce qu’il pense pour essayer de comprendre et d’apprécier, même sans le partager, le point de vue de l’autre. » Les postulats en sont le respect de la vérité des faits et le respect de l’intégrité des personnes. Aujourd’hui, l’Université de Paix garde ces lignes de conduite. Centre de réflexion, de recherche et de formation, elle axe son travail sur la prévention et la gestion des conflits. Sa finalité politique et éthique est réalisée via une pédagogie active et interrelationnelle. Les paliers proposés sont : 1 S’interroger : Développer une pensée critique et déterminante, élargir sa conception et sa vision du conflit et alléger la parole des préjugés qui peuvent conduire à la violence. 2 Se former : Découvrir des outils et des nouvelles pistes pour améliorer son travail de gestion des conflits et de la violence, s’exercer à différentes techniques susceptibles d’enrichir ses compétences sociales et s’approprier les acquis pour augmenter son efficience. 3 Être acteur : Agir de manière créative et positive dans son groupe, quartier, institution…, se mobiliser dans une perspective d’évolution de la société, être opérateur de changement en développant des attitudes d’autonomie, de participation active, de responsabilité sociale pour construire une culture de la paix. L’Université de Paix assure, par an, plus de cinq cents journées de formation, conférences et supervisions d’équipe. Les thèmes principalement travaillés sont la communication, la coopération, les spécificités liées à la vie en groupe (la loi, la règle…), le développement de l’estime de soi, des habiletés sociales, les méthodes de résolution de conflits (créativité, médiation…). D’une durée de quelques jours à plusieurs mois, quatre-vingt pour cent des formations sont des réponses à des demandes de groupes. Les participants sont des jeunes, des animateurs, éducateurs, res-

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Annexe : L’aujourd’hui du père Pire

ponsables de ressources humaines ou de simples citoyens. Des formations longues proposées sont, depuis 1998, le Certificat en gestion positive des conflits interpersonnels, et, depuis 2007, le Certificat en prévention et en gestion des conflits avec les groupes d’enfants et d’adolescents. Un programme long réalisé à la demande est le programme « Graines de médiateurs – médiation par les pairs ». Actuellement, il concerne, en Communauté française de Belgique, les enfants de plus de trente classes primaires et maternelles ainsi que leurs enseignants, tous réseaux confondus. Ce programme a été primé lors de la dizième réunion des coordinateurs du programme Éducation à la citoyenneté et Éducation aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Les activités ont lieu également à l’étranger. Ainsi, en Algérie, plus de cent animateurs et enseignants ont été formés en gestion de conflits depuis 2006. L’Université de Paix mène aussi des activités de réflexion et de recherche en son sein ou en partenariat. À titre exemplatif, le livre Promouvoir la paix (De Boeck Université ; 2e prix Jeunesse éducation permanente 2006) et le kit pédagogique (livre et DVD) Graines de médiateurs, médiateurs en herbe sont issus des réflexions et analyses de pratiques menées en interne. Autre exemple, l’Université de Paix est le partenaire belge d’une recherche action européenne consacrée à la prévention de la violence et à l’éducation à la paix chez les enfants en écoles maternelles. « La marche de l’humanité est une combinaison de réalisme et d’idéalisme », écrivait Dominique Pire. Avec détermination, l’Université de Paix poursuit son idéal. Université de Paix, ASBL 4, boulevard du Nord 5000 Namur tél. : 085 55 41 40 www.universitedepaix.org

L’Aide aux personnes déplacées Lorsque Dominique Pire reçoit en 1958 le prix Nobel de la Paix, c’est pour l’esprit qui anime son action en faveur des réfugiés. L’Aide aux personnes déplacées a poursuivi dans cette voie. Tout en continuant à aider les réfugiés à obtenir une protection des autorités, elle s’est aussi ouverte à toute autre personne en situation d’exil.

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L’action de l’association présente diverses facettes : - un service social généraliste, agréé par la Région wallonne. Il offre une aide pour s’orienter dans le dédale de nos lois (le droit des étrangers est de plus en plus complexe), faire face aux multiples difficultés de la vie quotidienne et se tracer un avenir ; - une présence dans les centres fermés, pour avoir un œil derrière ces murs où sont enfermés des gens à qui l’on reproche simplement de n’avoir pas de papiers (même si parfois des dossiers sont toujours en traitement à l’Office des étrangers) ; - la tutelle d’une trentaine de mineurs non accompagnés. Les jeunes de moins de dix-huit ans dépourvus de titre de séjour qui arrivent sur notre territoire sans parent se voient depuis quelques années désigner un tuteur. L’association a donc engagé deux tutrices qui se chargent de défendre au mieux les intérêts de ces jeunes dans leurs démarches administratives et juridiques tout en leur assurant un accompagnement psychosocial ; - l’accueil d’une quarantaine de demandeurs d’asile dans le cadre d’une convention avec le ministère de l’Intégration sociale. Ils sont hébergés à la maison d’accueil de Braine-le-Comte ou dans un logement loué par l’association. Un suivi social leur est également proposé ; - des cours de français langue étrangère, dispensés à environ cent cinquante apprenants de toutes origines et de tous niveaux par des professeurs spécialisés ; - du travail social de groupe qui vise à faciliter le « rééquilibrage identitaire » par lequel chaque migrant passe. Il s’agit ici d’ouvrir des horizons. Des informations collectives sur des thèmes sociaux sont ainsi dispensées : baux, permis de travail, procédure d’asile… et, surtout, chacun est mis en situation de découvrir activement son nouvel environnement, sa culture, sa mentalité, son fonctionnement et ce, par des visites d’institutions, par des activités culturelles diverses… Beaucoup de portes paraissent moins intimidantes quand on vous a aidé à les pousser une première fois ; - en partenariat avec le FOREM et des CPAS, un programme d’aide à l’insertion professionnelle de personnes qualifiées dans leur pays d’origine, mais bloquées ici pour différentes raisons : langage, méconnaissance voire peur du marché de travail, difficultés psychosociales… Les stagiaires reçoivent une aide pour définir un projet réaliste (le diplôme obtenu au pays est rarement « vendable »

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Annexe : L’aujourd’hui du père Pire

ici), pour « parler emploi en français » et pour se mettre en situation active de recherche d’emploi (rédaction de CV, simulation d’entretiens d’embauche…). Parallèlement à ce travail de terrain, il y a pour l’association une autre priorité. Les migrations sont une problématique complexe qui n’est abordée rationnellement ni par monsieur tout le monde, ni par une classe politique qui, tout en sachant qu’elle n’a pas les moyens de juguler l’immigration, n’a pas le courage politique d’aborder la question autrement. Méconnaissance du phénomène et mauvaise foi provoquent des réactions de rejet à l’origine de bien des problèmes. Dès lors, faire remonter l’information de terrain, témoigner des dérives auxquelles l’organisation assiste, dénoncer, est dans ce contexte fondamental. L’action de Dominique Pire s’était également tournée vers les pays du Sud. Les Parrainages mondiaux encourageaient des gens d’ici à financer là-bas la scolarité de jeunes réfugiés avec lesquels ils correspondaient. Depuis 2001, cette activité a été reprise par une nouvelle asbl, Action développement – Parrainages mondiaux, qui soutient également des projets souvent initiés par les réfugiés euxmêmes. Aide aux personnes déplacées 33, rue du Marché 4500 Huy tél. : 085 21 34 81 www.aideauxpersonnesdeplacees.be Action développement • Parrainages mondiaux 33, rue du Marché 4500 Huy tél. : 085 61 35 20 www.adpm.be

Îles de Paix L’association « Îles de Paix » fut fondée par le père Dominique Pire fin 1964, près de trois ans après que la première expérience du même nom eut été lancée à Gohira, dans l’actuel Bangladesh. La démarche de développement, dont le père Pire eut l’intuition, devait d’abord être testée avant d’en envisager la répétition sous d’autres cieux. Trois compagnons de route de Dominique Pire, experts reconnus dans leurs métiers, l’aidèrent à donner du corps à cette intuition reposant sur le principe du dialogue fraternel, du self help : 183


Vladimir Drachoussoff, ingénieur agronome, le docteur Dricot et Jacques Lefebvre, économiste international, l’un des premiers fonctionnaires de la CEE. Quarante ans plus tard, après le Bangladesh et l’Inde, à Kalakad, la démarche Îles de Paix a pu être appliquée sur deux autres continents, dans sept pays : au Mali, au Burkina Faso, au Bénin, en Guinée Bissau, en Équateur, en Bolivie et au Pérou. Le but d’une action Îles de Paix est d’accompagner des populations à vaincre les obstacles de toute nature, identifiés par elles, qui les freinent dans l’amélioration de leurs conditions de vie. La résolution des problèmes sous-jacents (parfois très anciens) à des difficultés apparentes constitue un exercice essentiel. L’instauration d’un dialogue fraternel est évidemment nécessaire pour y arriver. La finalité d’Îles de Paix n’est pas de construire des écoles, des dispensaires, de réhabiliter des pistes ou d’augmenter les rendements agricoles, mais plutôt d’accompagner les populations dans la reconnaissance et l’utilisation des clefs, non seulement techniques et financières, mais aussi socio-organisationnelles, culturelles ou politiques qui offrent la maîtrise d’un environnement de vie. Les actions précitées constituent donc davantage des opportunités de développement. Il n’appartient pas à Îles de Paix de décider de qui est bien pour les gens, mais de les aider à mieux comprendre leur monde, leurs droits, mais aussi leurs devoirs. Chaque action Îles de Paix vise donc, au-delà des diverses réalisations à vocation économique, sociale, éducative ou sanitaire, à induire une évolution des mentalités, et à accroître une bonne intelligence entre les populations et leurs environnements humains. Il doit ensuite pouvoir susciter une contagion par l’exemple. Ceci implique que l’action d’Îles de Paix touche une population importante, comme l’équivalent d’un département ou d’une province. L’action doit également concerner les nombreux sous-groupes d’intérêt de pouvoir et d’âge qui composent les terroirs. Îles de Paix est aujourd’hui une ONG de développement, agréée par le ministère belge de la Coopération au développement. Le budget annuel total s’élève à environ trois millions d’euros. Les moyens financiers proviennent de la campagne annuelle, des dons, legs et successions, de partenariats privilégiés, ainsi que de certains pouvoirs publics (DGCD, fonds belge de survie, CGRI). L’association compte aujourd’hui environ quatre-vingts collaborateurs permanents, vingt en Équateur, quarante en Afrique et vingt

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Annexe : L’aujourd’hui du père Pire

en Belgique. Elle peut en outre compter sur le soutien d’un réseau d’environ cinq cents coordinateurs bénévoles. Îles de Paix met également en œuvre un important programme de sensibilisation du public belge. Îles de Paix développe des outils pédagogiques adaptés à toutes les catégories d’âge et organise près de huit cent séances d’information et de sensibilisation en milieu scolaire. Des expositions, des spectacles et des participations à des événements grand public complètent cette panoplie au service de la sensibilisation et du dialogue autour du développement. Îles de Paix, ASBL 37, rue du Marché 4500 Huy tél. : 085 82 33 81 www.ilesdepaix.org info@ilesdepaix.org



BIBLIOGRAPHIE

Gaston Bouthoul, La Guerre, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1963. Martin Buber, La Vie en dialogue, Paris, Aubier, 1959. Joseph Comblin, Théologie de la paix, 2 vol., Paris, Éditions Universitaires, 1963. Albert Dondeyne, La Foi écoute le monde, Paris, Éditions Universitaires, 1964. Roger Ernotte, Dominique Pire. La voix des hommes sans voix, Namur, Fidélité, 1995. John H. Griffin, Dans la peau d’un Noir, Paris, Gallimard, 1962. Jean Hiernaux, Nature et origine des races humaines, Bruxelles, Éducation populaire, sd. Jean XXIII (pape), Pacem in terris, Bruxelles, La pensée catholique, 1963. Martin Luther King, La Force d’aimer, Tournai, Casterman, 1965. Jean Lacroix, Le Sens du dialogue, Neuchâtel, La Baconnière, 1944. Louis-J. Lebret, Suicide ou survie de l’Occident, Paris, Éditions Ouvrières, 1958. Jacques Leclercq, Planétarisation du monde, Paris, Fayard, 1959. A. Léonard, Dialogue Chrétiens – Non-chrétiens, Paris, Office genéral du livre, 1959. Gabriel Marcel, Homo Viator, Paris, Montaigne-Aubier, 1944. Emmanuel Mounier, Œuvres, Tome I, Paris, Seuil, 1961. Dominique Pire, Bâtir la paix, Bruxelles, Gérard, 1966. —, Vivre ou mourir ensemble, Bruxelles, Presses académiques européennes, 1969. Gérard Schuffenecker, Une Révolution tranquille, Huy, Fondation Dominique Pire, 1979. Hugues Vehenne, Dominique Pire. Souvenirs et entretiens, Paris, Julliard, 1959. Albert Verdoodt, Droits de l’homme, Louvain, Nauwelaerts, 1964.

Liens informatiques Dominique Pire : <fr.wikipedia.org/dominique_pire> <www.dinant.be> Aide aux personnes déplacées : <www.aideauxpersonnesdeplacees.be> Îles de Paix : <fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8Eles_de_paix> <http://www.ilesdepaix.org/focus/pire/up.html> ADPM (Parrainages mondiaux) : <www.adpm.be> Service d’entraide familiale, ASBL : sef.asbl@belgacom.net (adresse de courriel)

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos Un « enfant déplacé » Les langes de la Sainte Église Une histoire de biche et de colonel américain « Hard Core », noyau dur ou semence d’amour ? Un parrain, une marraine… et une petite fille « espérance » Une brique dans le ventre et l’Europe dans le cœur Le revers de la médaille du « vivre ensemble » Les appuis discrets de ses frères et leurs ramifications Histoire belge : un télégramme pour Huy arrive à Huysse Les honneurs d’Oslo : un second souffle en prime Une mobilisation des grands de ce monde Un vrai fils de saint Dominique Le « Cœur ouvert sur le monde » Le véritable créateur du « Dialogue fraternel » Le respect de l’autre dans l’indispensable dialogue L’homélie pour Keïko Entre hasard et providence Les Îles de Paix… petits points d’espérance… Les Golden Sixties d’un Prix Nobel de la Paix Dans la peau d’un Noir… Little Rock, il y a 50 ans aussi : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » « Le Ciel ou la Terre ? »

7 13 19 25 31 37 43 49 55 61 67 73 79 85 91 97 103 109 115 121 127 133 139


« Pour des consciences adultes » Dialoguer commande vigilance et prudence 1968 : un monde qui s’effondre et une vie qui s’éteint Portrait Le livre d’or des Dialogues fraternels L’aujourd’hui du père Pire

145 151 157 165 171 177

Bibliographie

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Achevé d’imprimer le 2 septembre 2008 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à Gilly



Le père Pire Prix Nobel de la Paix 1958

2008 marque le cinquantième anniversaire de la remise au père Dominique Pire, dominicain belge, du prix Nobel de la Paix. Ce prix récompense un ensemble d’initiatives qu’il a menées en faveur de la paix : l’Aide aux personnes déplacées, le Service d’entraide familiale, la création d’une Europe du Cœur et de sept villages européens.

Familier des grands de ce monde (Albert Schweitzer, Indira Gandhi, Oppenheimer, U Thant), il ne cessa de promouvoir le «dialogue fraternel» qu’il développa au sein d’une Université de Paix qu’il avait fondée. Son œuvre la plus connue est sans conteste les Îles de Paix, six implantations dans les coins les plus pauvres de la planète qui ont pour objectif de favoriser la prise en charge, par les populations elles-mêmes, de leur propre développement.

Guido Van Damme

Né à Bruxelles le 14 juillet 1930, Guido Van Damme est diplômé de l’École supérieure de journalisme et docteur ès sciences sociales des Facultés libres de Lille. Journaliste professionnel, il a été, notamment, secrétaire général de rédaction du journal La Libre Belgique à Bruxelles et chef des informations générales du journal Le Soir à Bruxelles. Il est membre du conseil des fraternités dominicaines de Belgique sud.

Le père Pire

Guido Van Damme

Guido Van Damme

Le père

Pire

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Photo de couverture

Collection privée

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Prix Nobel de la Paix

1958

Prix TTC 19,95 €

Fidélité

Racine

ISBN 978-2- 87386-564-1

ISBN 978-2-87356-406-3

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