Wil Derkse Né à Nijmegen (Pays-Bas) en 1952, est marié et père de deux filles adultes. Il est oblat bénédictin séculier, rattaché à l’abbaye bénédictine Saint-Willibrord de Doetinchem (Pays-Bas). Après ses études de chimie et de philosophie, il enseigna longtemps la chimie. Il est professeur-directeur du programme Soeterbeeck pour la science, la société et la philosophie de l’Université catholique de Nijmegen. Il a publié sur des thèmes philosophiques, culturels et sociétaux, entre autres en tant que rédacteur de Streven.
ISBN 978-2-87356-431-5 Prix TTC : 13,95 €
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Wıl Derkse
Pour une convivialité retrouvée
Transposer l’art de vivre bénédictin à l’extérieur des murs des monastères : en famille, à l’école, dans l’entreprise, un orchestre, un hôpital… La spiritualité de saint Benoît (vie siècle), simple, terre à terre, sans rien de spectaculaire, correspond bien au proverbe de la tradition Zen : « Avant l’illumination, couper du bois et puiser de l’eau ; après l’illumination, couper du bois et puiser de l’eau. » Dans Pour une convivialité retrouvée, Wil Derkse propose une adaptation des vœux monastiques pour la vie concrète de travail et de famille. Il aborde ainsi la vision bénédictine de l’autorité (encourager les personnes à la croissance), la façon bénédictine de gérer le temps, l’art difficile de commencer, l’art encore plus difficile de s’arrêter et celui de trouver l’équilibre entre les deux, afin de n’être plus jamais « pressé ». Ce livre peut donner un nouvel élan, inspirer une orientation et un style de vie, en particulier pour les personnes ayant des responsabilités.
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Pour une convivialité retrouvée
Wıl Derkse
Pour une convivialité retrouvée Spiritualité bénédictine pour la vie quotidienne
Wıl Derkse
Pour une convivialité retrouvée Spiritualité bénédictine pour la vie quotidienne
© 2000, Uitgeverij Lannoo nv. Pour l’édition originale. Titre original : Een levensregel voor beginners. Traduit du néerlandais par sœur Marie-Raphaël de Hemptine (Monastère NotreDame d’Hurtebise). www.lannoo.com © 2009, Editions Fidélité. Pour l’édition en français. 7, rue Blondeau • BE-5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be Dépôt légal : D/2009/4323/11 ISBN : 978-2-87356-431-5 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique Ouvrage édité avec le soutien du département culture de la CCMC, a.s.b.l.
Ce livre est dédié à Paul, décédé en , qui, sans le savoir, vivait et travaillait d’une manière pleinement bénédictine. Geert, avec qui je chante si volontiers le psaume [], avec qui, chaque année, je souris au réfectoire à la lecture du chapitre de la Règle. Marian, petite abbesse, qui a mis tant de soin à relire cet ouvrage.
Introduction ne des bénédictions de la vie chrétienne est la grande diversité de ses spiritualités : ignacienne, franciscaine, augustinienne, dominicaine, salésienne, bénédictine, cistercienne, celle de Taizé, celle, carmélitaine, de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix, et bien d’autres encore. Ces spiritualités sont très différentes les unes des autres, tant d’un point de vue théologique que pratique. Mais elles ont aussi des points communs importants. Elles sont toutes reliées à un fondateur ou une fondatrice — comme le signale souvent leur nom. Ce sont des personnes qui en sont l’origine, et non pas tant des théories ou des concepts. Des personnes douées d’un talent particulier pour écouter attentivement l’Esprit et lui répondre efficacement, de tout leur cœur. Toutes se sont efforcées d’incarner cette inspiration dans un style de vie. Et toutes sont centrées sur le Christ. Cette pluralité centralisée est typiquement et littéralement catholique (du grec kat’holon) ou, pour le dire de façon plus moderne : « Tous les nez pointent de façons très diverses dans la même direction. »
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Au milieu de cette diversité, la spiritualité bénédictine est l’une des plus anciennes. Benoît écrivit sa Règle des moines durant la première moitié du vie siècle. Et pourtant, ce petit « manuel pour un management de qualité » — pour le dire dans un vocabulaire contemporain — semble aujourd’hui encore capable de donner une orientation de vie à des milliers de moniales et de moines et au moins autant de laïcs.
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Benoît était d’ailleurs lui-même un laïc, non un clerc ordonné, et les communautés qui se sont constituées autour de lui comptaient principalement des laïcs. La Règle contient même deux chapitres assez prudents, pour ne pas dire réservés, sur d’éventuels prêtres qui voudraient devenir membres de la communauté et sur des moines qui sont ordonnés diacres ou prêtres pour le bien de la communauté. Parmi les spiritualités chrétiennes, la spiritualité bénédictine est sans doute la moins spectaculaire. Elle est très terre à terre, non dramatique, ne comportant qu’une mesure très modeste d’accompagnement spirituel. Elle ne s’intéresse pas à des expériences « intéressantes » d’illumination ou à des moments brûlants de conversion. La seule expérience d’illumination qui lui soit appropriée se trouve joliment exprimée dans un proverbe zen : « Avant l’illumination, couper du bois et puiser de l’eau ; après l’illumination : couper du bois et puiser de l’eau. » Il s’agit de faire la même chose autrement, non de s’élever à de très nouvelles intuitions ou expériences mystiques. La spiritualité bénédictine se situe donc aussi à une distance maximale des aventures spirituelles décrites, par exemple, dans la Prophétie des Andes, de James Redfield ¹. Elle est fortement enracinée et non pas composée de façon hétéroclite à partir de toutes sortes de traditions spirituelles ; elle n’est pas pressée ; elle ne contient absolument rien de mystérieux ou d’ésotérique ; elle ne s’intéresse pas à la quête mystique d’un individu, mais à la croissance de la personne, vivant et s’intégrant dans une communauté, avec ses tâches quotidiennes et parfois très « séculières ». D’ailleurs, le principe central de la spiritualité bénédictine en dit
1. James Redfield, La Prophétie des Andes, Robert Laffont, 1994, traduit de l’américain par Bernard Willerval. Titre original : The Celestine Prophecy, Warner Books, New York, 1993.
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long — ce principe n’est pas le ora et labora souvent cité, mais qui ne se trouve pas comme tel dans la Règle et qui est même un peu ambigu, parce qu’il suggère un dualisme, alors que la vie bénédictine veut être une vie « toute d’une pièce » — ce principe central qui se trouve dans l’un des chapitres les plus séculiers de la Règle, celui qui traite des artisans du monastère. Leurs produits doivent être vendus à un prix légèrement inférieur à celui du « monde », non par concurrence déloyale, mais pour ne pas donner de chance au vice de l’avarice. Il y a aussi une raison positive à cette mise à prix sympathique : elle vise à ce que « Dieu soit glorifié en toutes choses » — ut in omnibus Deus glorificetur. Tel est le noyau de la spiritualité bénédictine : que tout puisse donner l’occasion de chanter la louange de Dieu — même le contexte de vendre et d’acheter ; que chaque activité puisse être sanctifiée. Au sens le plus littéral du terme, la spiritualité bénédictine est une spiritualité holistique, une spiritualité unifiante. Ce livre n’est pas une introduction à la spiritualité bénédictine. D’autres l’ont déjà fait, dans de meilleurs articles, car ils l’ont fait de l’intérieur, vivant eux-mêmes comme moines et moniales ². J’ai puisé à ces sources avec reconnaissance. Ce que je veux tenter, c’est de montrer comment des éléments de cette spiritualité et du style de vie qui en découle, peuvent s’avérer aussi très féconds à l’extérieur des murs
2. Je pense entre autres à Columba Cary-Elwes, o.s.b., Work and Prayer : The Rule of St Benedict for Lay People, with a new translation of the Rule by Catherine Wybourne, o.s.b., London, 1992 ; à la série impressionnante des Münsterschwarzacher Kleinschriften (Vier-TürmeVerlag, Münsterschwarzach), avec notamment les nombreuses contributions, d’Anselm Grün ; Hein Stufkens, Gerard Mathijsen, o.s.b., Een innerlijk avontuur. Het Benedictijner kloosterleven van binnenuit belicht, Baarn, 1999.
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du monastère et consolider la qualité du vivre ensemble et du travailler ensemble. En effet, à toutes sortes de niveaux et dans des contextes très variés, nous portons la responsabilité du vivre ensemble et du travailler ensemble — comme le font l’abbé et les autres moines dans une abbaye : en tant que parents ou grands-parents, enseignant, dirigeant, entraîneur, journaliste, pasteur, dirigeant syndical, évêque ou à toute autre position. J’ai fait l’expérience de ce que la spiritualité bénédictine est une vraie mine d’intuitions anciennes et toujours à incarner de façon nouvelle, intuitions concernant l’art de bien gouverner, la prise de décision intelligente, la communication féconde, la bonne gestion des « ressources humaines », une gestion salutaire des conflits, une relation soigneuse à ses affaires, un style de vie béni et créateur d’espace. En cela, ce qui est attirant, c’est que la spiritualité bénédictine s’attache aussi explicitement à ce qu’il nous est donné de faire en ce moment, ici et maintenant. Elle ne s’attache pas à des idéaux lointains et élevés, que seuls les grands maîtres pourraient atteindre. La sainteté, pour elle, est ordinaire ; son ascèse ne recherche pas des expériences élevées, elle s’attache plutôt au soin quotidien apporté à une amélioration de la qualité. Il n’y aurait pas de mal à ce que ces éléments puissent contribuer à une plus grande bénédiction dans le vivre ensemble et le travailler ensemble d’un contexte plus séculier. Mais il faudra alors traduire ces intuitions en fonction de ce contexte différent. Suggérez à vos collaborateurs de section que toutes leurs activités sont autant d’occasions de louer Dieu et que même leurs plus modestes actions peuvent être sacramentelles et sanctifiantes : ils vous regarderont, dans le meilleur des cas, sans vous comprendre et avec quelque inquiétude, et dans le pire des cas, ils vous feront emmener par le service médical de votre société. Mais suggérez-leur que même les plus petits maillons dans la
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gestion de la société — jusqu’à la façon de décrocher le téléphone — sont autant de chances pour une impulsion de qualité, selon la devise Anything worth doing is worth doing well : alors, cet encouragement pourrait bien faire partie d’un plan à réaliser pour un total quality management. Mais ce terme maintenant populaire dans le jargon des sociétés n’est en quelque sorte que la traduction contemporaine de la formule bénédictine ut in omnibus Deus glorificetur. Il est permis, bien sûr, de se demander si des principes puisés dans un contexte totalement croyant peuvent être transposés purement et simplement vers des lieux de vivre ensemble et de travailler ensemble qui n’ont pas directement de rapport au religieux et qui sont en (grande) partie occupés par des gens « non-croyants » — ce que, d’ailleurs, je n’oserais affirmer de personne. On peut aussi se demander si une telle transposition est bien « licite », si on ne « rabaisse » pas ainsi une spiritualité profondément religieuse. À cette question, j’ai deux réponses à formuler. Ma première réponse, sans doute un peu frivole, est une anecdote probablement apocryphe au sujet des grands physiciens Niels Bohr et Albert Einstein. Einstein rend visite à Bohr dans sa petite résidence d’été sur la côte danoise. Il remarque un fer à cheval suspendu au-dessus de la porte d’entrée, selon la coutume locale, pour porter bonheur aux habitants de la maison. « Niels, lui dit-il, toi qui es physicien, tu ne crois tout de même pas qu’un tel fer à cheval puisse agir et influencer le cours des choses ? » Et Bohr de répondre : « Non, bien sûr que je n’y crois pas, mais j’ai appris que cela marche même si l’on n’y croit pas. » Ma deuxième réponse dit la même chose, dans un emballage un peu plus théologique. Toute contribution à la qualité cognitive, esthétique et morale de notre monde, est une contribution au royaume de Dieu.
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Si des aspects d’une spiritualité chrétienne peuvent influer de façon salutaire sur le comportement et le style de vie d’une personne non chrétienne ou non reliée à une religion, cela en vaut la peine. Et il en va de même pour l’influence « inverse » que peuvent exercer, par exemple, des aspects du bouddhisme, du taoïsme ou de la conscience environnementale, qui s’avèrent féconds pour la pratique de la vie chrétienne. Une spiritualité ne peut d’ailleurs pas être « rabaissée », et certainement pas la spiritualité bénédictine. Car celle-ci est explicitement voulue pour « en bas », afin précisément qu’en tout soit chantée la louange divine. Même pour ceux qui ne circulent pas dans la sphère religieuse à laquelle appartient la spiritualité bénédictine — mais qui soupçonnent tout de même qu’il est possible de puiser dans cette spiritualité des éléments féconds pour leur propre comportement et style de vie — il peut être intéressant de faire plus amplement connaissance avec la toile de fond spirituelle générale de la vie bénédictine. Ce sera l’objet du premier chapitre, pour lequel je m’appuie sur ma propre connaissance de ce style de vie. Le deuxième chapitre cherchera à présenter dans une forme plus objective les principes fondamentaux de la spiritualité bénédictine, et à les traduire vers des contextes non monastiques. Les différents thèmes qui apparaîtront au fur et à mesure de cette présentation (l’art de gouverner de façon inspirée, la prise de décision vécue dans l’écoute, la gestion des « ressources humaines » en vue d’un épanouissement fécond de la personne, la relation intelligente au temps) feront ensuite successivement l’objet des chapitres suivants. Encore une remarque en guise de mode d’emploi de ce livre, une remarque que j’ose à peine écrire tant elle pourrait sembler pédante ou
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prétentieuse : lisez-le lentement, et donc pas trop à la fois. Le but n’est pas de rassembler en vitesse un peu d’informations, de souligner rapidement au feutre vert, après une lecture en diagonale, quelques conseils utiles, de parvenir en deux soirées à une plus haute intelligence. Dans la tradition bénédictine, nous connaissons la lectio divina ou lecture spirituelle. Elle consiste à lire très lentement un texte que l’on espère nourrissant, et cela jusqu’à ce que l’on soit touché par quelque chose. Alors, on s’arrête. On considère encore une fois ce qui nous a touché, on l’associe tranquillement à d’autres choses afin de voir pourquoi cela nous a touché, de quoi il s’agit vraiment et comment l’on peut y répondre. C’est une façon de remâcher en recherchant le goût de tel fragment de texte, jusqu’à ce que l’on en ait retiré la sève nourrissante — les anciens moines appelaient cela la rumination, à l’image de ce que les vaches font de l’herbe. Ensuite, on reprend lentement sa lecture, jusqu’à ce que (espérons-le) l’on soit à nouveau touché par quelque chose. J’ose écrire cela sans trop de gêne, car ce qui paraîtra nourrissant et salutaire au lecteur, et le touchera au fil de sa lecture, ne viendra pas de moi, mais de Benoît, de l’art de vivre qui s’enracine dans sa Règle, et du contact avec des personnes qui s’efforcent de vivre selon sa Règle, avec des hauts et des bas. Je voudrais insister sur cette expression « s’efforcer, avec des hauts et des bas ». Il va de soi, que dans ce livre, je voudrais présenter au lecteur ce qu’il y a de précieux et de fécond dans la vie bénédictine. Mais il va également de soi que l’on me rétorquera sans illusion : « Mais moi, je connais une abbaye (ou même plusieurs) où tous ces beaux principes n’ont parfois guère d’effet. » Oui, moi aussi, j’en connais. Et pour commencer, l’abbaye même dont je suis l’oblat (reconnaissant) — et dont les habitants seront les premiers à confirmer que l’on « s’efforce de vivre selon la Règle, avec des hauts et des bas ». Ils ne voudront pas non
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plus idéaliser leur propre vie. L’histoire de l’abbaye a connu des périodes de grande croissance, mais également de crise profonde. La plus belle période de croissance fut probablement celle où ils construisirent de leurs propres mains leur propre couvent — une expérience presque inégalable. Et il se pourrait bien que le fait, précisément, de s’efforcer de construire quelque chose de nouveau (même très modestement) soit une condition préalable à toute nouvelle période de croissance. Aujourd’hui, après son printemps, son été et son automne, mon abbaye semble connaître sa période hivernale — même s’il y a quelques premiers signes annonciateurs de printemps. Une telle période hivernale paraît plus dure qu’elle ne l’est : l’hiver aussi est une saison respectable, où se conservent et survivent en douceur les germes d’un printemps qui ouvrira une année différente. C’est comme dans cette vieille coutume irlandaise que l’on appelle grieshog, où, à la fin du jour, on enfouit quelques charbons ardents sous une couche de cendre. Après la nuit, ces braises seront libérées pour faire démarrer un nouveau (petit) feu ³. Pour prolonger cette image, celui qui découvrirait de l’extérieur, pour la première fois, la petite troupe, principalement grisonnante des habitants de cette abbaye, se dirait bien vite qu’il y a ici beaucoup de cendres. Mais je sais qu’il y a des charbons ardents sous cette cendre. Je le sais parce que, chaque fois, même en ce temps d’hiver, je m’y brûle. Et je ne suis certainement pas le seul. Il y a même quelques indices qui me disent que les charbons ardents sous les cendres ont à ce point enflammé d’autres personnes que celles-ci veulent, à leur tour, propager aussi ce feu en devenant moines.
3. J’emprunte cette image à Joan Chittister, o.s.b., Le Feu sous les cendres. Une spiritualité pour la vie religieuse contemporaine, Bellarmin, Saint-Laurent, 1998.
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Ce petit livre a été écrit en communion reconnaissante pour tous les petits charbons ardents de Slangenburg et ceux qui ont été brûlés à leur contact. ’s Hertogenbosch, Pentecôte
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Une première approche de la spiritualité bénédictine 4 Une leçon auprès d’images de l’abbaye Sainte-Hildegarde à Eibingen L’abbé, selon saint Benoît, doit faire comprendre ce qui est bon et salutaire plus par ses actes que par ses paroles. La chanson du club Feyenoord « Geen woorden maar daden » (« pas de paroles, mais des actes ») semble bien avoir subi une influence bénédictine. L’abbé doit enseigner par son exemple, bien plus que par des leçons élaborées. Pour une première approche de la spiritualité bénédictine, des images et des exemples peuvent également être beaucoup plus éloquents que des paroles. Durant les années , la KRO a proposé deux très belles séries télévisées sur la vie monastique. Elles ont été éditées en vidéo sous les titres : « Abdijen van de Lage Landen » (« abbayes des Pays-Bas ») et « Abdijen van Europa » (« abbayes d’Europe ») ⁵. Dans la première série, 4. On pourra lire un beau témoignage personnel d’entrée en contact avec la vie bénédictine dans Kathleen Norris, De kloostergang, Baarn, 1996. 5. Ces deux séries ont également été éditées sous forme de livres : Michel van der Plas, Abdijen in de lage landen, en de mensen die er wonen, avec des photos de Robin Lutz, Tielt et Baarn, Lannoo, 1989 ; Ton van Schaik, Abdijen in West-Europa en hun bewoners, avec des photos de Robin Lutz, Tielt et Baarn, Lannoo, 1992. Pour me remémorer de temps en
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j’ai été surtout interpellé, évidemment, par le portrait de l’abbaye SaintWillibrord de Doetinchem-Slangenburg. Cette abbaye m’est devenue de plus en plus familière. Le commentaire qui accompagne les images de l’abbé Van den Biesen (que je connais bien) est très terre à terre : le fait d’avoir construit eux-mêmes leur abbaye a déterminé complètement l’esprit de cette communauté à première vue peu spectaculaire. Mais, pour une première approche de ce qui fait la vie bénédictine, je recommanderais plutôt une émission de la deuxième série, celle qui montre la vie quotidienne des moniales de l’abbaye Sainte-Hildegarde dans la localité allemande d’Eibingen, tout près des ruines de l’abbaye qui fut construite au xiie siècle par la bénédictine aux multiples facettes que fut sainte Hildegarde de Bingen. Les images prises dans cette abbaye sembleront pour beaucoup étranges et dépaysantes. Qu’est-ce qui motive un groupe d’une soixantaine de femmes de trois générations à vivre sous l’autorité d’une abbesse et d’une Règle pour moines vieille de quelque mille cinq cents ans ? « Que faites-vous là au Moyen Âge ? », pourrait-on bien leur demander. Mais de petits détails révèlent bien vite que ces femmes vivent en ce temps-ci : un téléphone portable fixé à l’habit, des appareils de cuisine modernes, des ordinateurs, la cave à vin moderne de l’abbaye. Nous voyons les moniales à plusieurs moments de leur journée : chantant la louange de Dieu dans l’église abbatiale (en un grégorien raffiné) ; au travail : l’ouvrage minutieux de l’orfèvrerie, le nettoyage des lampes de la chapelle, un cours très privé de phénoménologie donné par l’abbesse (philosophe diplômée) à une jeune novice,
[suite de la note 5] temps ce que comprend la vie monastique, il me suffit de m’imprégner de quelques photos de Robin Lutz.
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l’arrangement des fleurs devant l’autel, des activités dans la cave à vin, un temps de lecture attentive dans la chambre, une conversation téléphonique dans le cloître, durant laquelle la sœur va s’asseoir un instant dans une niche pour accorder l’attention nécessaire à son interlocuteur, la présence lors de l’installation de nouveaux câbles électriques, ou encore la détente lors de la récréation. Celui qui regarde attentivement ces images remarquera bien vite trois choses. Tout d’abord le fait qu’en toutes ces activités — y compris la récréation — les sœurs s’efforcent d’être toujours attentives. Tout se passe dans un esprit d’attention. Chaque fois que je vois cette vidéo, je dois penser à la règle très simple par laquelle la romancière et philosophe Iris Murdoch résumait brièvement le principe d’une bonne vie : to attend and get things right — « être attentif et mettre les choses en place » : tout revient toujours à cela. Une deuxième caractéristique qui frappera le spectateur est la beauté tranquille et l’ordre bien entretenu de l’abbaye, y compris dans la cuisine et les différents ateliers. Cela vaut d’ailleurs aussi quand les caméras de télévision sont parties. Les abbayes respirent un esprit soigneux et cultivé, un rayonnement auquel contribuent de très petites choses : quelques fleurs bien agencées, du matériel soigneusement nettoyé et rangé, l’écriture appliquée dans laquelle sont recueillis les enseignements du cours de philosophie. De petites choses qui ont leur importance. Car la beauté et l’ordre agissent par contagion. Un étudiant m’en apporta un jour une preuve modeste, mais convaincante. Il me montra le carnet dans lequel il avait pris note de ses cours de collège, durant la semaine écoulée. La plupart de ces notes semblaient avoir été faites à la hâte, beaucoup étaient emmêlées et embrouillées, la lisibilité laissait à désirer. Mais il y avait une exception marquante : un cours d’informatique. Le professeur concerné met un point d’honneur à présenter l’ensemble de façon très propre et
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ordonnée, par étapes claires et successives, dans une écriture belle et lisible. Ses notes d’examens ne sont d’ailleurs pas rédigées par traitement de texte, mais manuscrites — une habitude par ailleurs reprise depuis par nombre de ses collègues. Sans que l’étudiant n’en ait pris la décision délibérément mûrie, ses notes pour ce cours étaient particulièrement ordonnées, bien écrites, lisibles — une orchidée au milieu des mauvaises herbes. L’ordre et la beauté agissent par contagion. Le désordre et la laideur aussi, d’ailleurs. C’est vrai pour de petites choses, comme la façon de gérer ses notes de cours. C’est vrai aussi pour la gestion d’une grande entreprise ou d’un ministère. La vie monastique a un rayonnement ; en petit, mais aussi souvent dans l’histoire de la culture et des idées : principalement dans le domaine de la religion et de la spiritualité, mais aussi dans la vie artistique, intellectuelle, sociale et économique. Les abbayes ont amené l’Europe (et pas seulement l’Europe) à la culture. Ceci n’est pas seulement un fait historique à constater essentiellement dans les musées. Celui qui s’approche d’une communauté monastique vivante peut constater dans le paysage qu’il est en rapport avec une source de qualité. Voyez par exemple la quantité de papillons dans les parages de l’abbaye d’Egmond. Demandez-en la raison aux bénédictins : un des leurs y entretient un jardin à papillons. Ce rayonnement se perçoit aussi de manière plus indirecte : une abbaye comporte un cercle de personnes et d’activités qui gravite autour d’elle et se nourrit de la vie monastique. À l’étranger (Allemagne, Angleterre, États-Unis), certaines abbayes sont reliées à des écoles secondaires de haut niveau ou même à des universités. D’autres éditent des revues théologiques, philosophiques, liturgiques ou de culture générale, auxquelles collaborent beaucoup de personnes qui ne sont pas moines ou moniales. D’autres encore se concentrent sur la vie artis-
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tique, sur l’étude et la mise en valeur du grégorien. Et il faut mentionner aussi les nombreux hôtes réguliers ou occasionnels : des personnes qui s’y retirent pour l’étude, mais y sont amenéess à toucher aussi une autre dimension (voir plus loin), des personnes qui choisissent de se recueillir une semaine avant de se lancer dans un nouveau travail, des personnes blessées et troublées qui rencontrent à l’abbaye un climat ordonné et bienfaisant. Récemment, un nouveau créneau pour ce rayonnement s’est ouvert par le biais d’internet. Les sites internet de dizaines d’abbayes attirent un grand nombre de visiteurs, parfois des milliers par jour. Que l’on commence par l’adresse <www.osb.org>, tenue par la Saint John’s Abbey, de Collegeville, au Minnesota. À partir de là, on peut continuer à « surfer bénédictin ». En partant des pages d’accueil souvent très belles, on peut cliquer vers des textes spirituels, de la belle musique, une visite virtuelle de l’abbaye ; on peut découvrir l’horaire d’une journée et ses motivations spirituelles ; on peut aussi commander des livres. Toutes ces facettes du rayonnement me semblent constituer une bonne leçon pour d’autres instituts. Les écoles, les universités, les entreprises peuvent aussi s’en inspirer pour tenter d’amener consciemment leur environnement direct et indirect à un certain niveau de culture, qu’elle soit intellectuelle, artistique, sociale ou économique. Revenons aux images de l’abbaye de Sainte-Hildegarde. Il y a encore une troisième caractéristique remarquable, qui est en rapport avec les deux précédentes. On peut voir et percevoir clairement qu’une activité (par exemple la confection de bijoux) ne reçoit pas plus ou moins d’attention ou de soin qu’une autre (par exemple le nettoyage des lampes). Un cours privé de phénoménologie n’est pas « plus important » que l’arrangement des fleurs pour la chapelle. Et il n’est pas vrai
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qu’une conversation téléphonique puisse se faire de façon moins attentive que la pose de fils électriques ou le chant des psaumes. Dès la première rencontre, on peut déjà se rendre compte que, dans une abbaye, il n’y a pas de frontières très marquées entre le sacré et le profane. La Règle des moines de saint Benoît inspire cette attitude. Par exemple, dans le chapitre sur le cellérier (c’est-à-dire : l’économe, le gestionnaire du matériel) du monastère, où nous lisons : « Il regardera tous les objets et tous les biens du monastère comme les objets sacrés de l’autel ⁶. » Il y a aussi une continuité dans l’attitude des moines au travers de leurs diverses activités. Un sage abbé donna un jour le conseil suivant à des novices qui ne savaient pas trop quand ni comment marcher solennellement : « À la chapelle, il faut se comporter comme en récréation : de façon détendue. Et pendant la récréation, il faut se comporter comme à la chapelle : avec dignité. » Les caractéristiques relevées à travers les images de l’abbaye SainteHildegarde sont autant de petites leçons que l’on peut appliquer au contexte dans lequel nous vivons et qui pourraient contribuer à sa qualité. Le soin apporté à une attitude attentive — quelle que soit la personne qui réclame de l’attention — est aussi importante dans la vie familiale que dans la situation d’un enseignant. Cela vaut tout autant lors de la réparation d’une roue de vélo que lors de la rédaction d’un article savant, lorsque l’on participe à la liturgie ou lors d’une conversation, tard le soir, avec un bon ami. Partager une belle bouteille de vin et la goûter en connaisseur, ou se mettre dans une attitude d’écoute attentive afin de donner la réponse adéquate à son interlo6. [N.D.T.] Les citations de la Règle de saint Benoît sont extraites de l’édition Brepols 1987 3, texte latin, traduction et concordance par Philibert Schmitz, introduction par André Borias, sauf quelques modifications requises par la cohérence du commentaire.
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cuteur, ce sont autant de moments qui, d’une certaine façon, ont une valeur aussi sacramentelle que le fait d’aller communier. Une autre leçon peut être tirée de ceci : le fait que des tâches et des activités peuvent, certes, être d’importance variable, mais que l’une ne mérite pas plus d’attention (n’est pas plus « sainte ») que l’autre. C’est là une attitude très difficile à acquérir. Il est si tentant et si évident d’accorder plus de temps et plus d’estime à la rédaction d’une importante note de direction, à la préparation d’une rencontre cruciale avec un gros financier, à la mise au point d’une conférence pour un congrès scientifique international ou à la formulation d’un conseil pour la commission épiscopale, plutôt qu’à la préparation d’un repas pour la famille, la réparation du pneu de vélo de votre fille, la lecture détendue d’une histoire pour les enfants avant leur coucher ou le fait de cirer soigneusement le parquet de votre salon. Mais lorsque vous prenez conscience que toutes ces activités ne sont certes pas égales, mais d’égale valeur, qu’elles méritent chacune d’être accomplies de manière attentive, comme autant d’occasions pour « louer Dieu en toute chose » ou, pour le dire de façon plus séculière, to attend and get things right, lorsque vous cherchez à correspondre à cette prise de conscience, alors toutes ces activités gagneront aussi en qualité. Si je cire correctement le parquet du salon quand il s’agit de faire ceci, alors la préparation de ma conférence sera, elle aussi, meilleure, quand, plus tard dans ma journée, il s’agira de faire cela. Les exemples que je viens de donner proviennent de ma vie personnelle. En les citant, je suis d’autant plus conscient de la distance entre l’idéal que me propose la Règle de saint Benoît et la réalité de ce que j’en fais dans ma vie de tous les jours. Je sais d’ailleurs qu’il en va de même pour les moines et les moniales. Heureusement que Benoît nous rassure en écrivant que « ceci est une règle pour débutants ». Cela ne veut pas dire qu’après avoir lu cette règle et en avoir fait quelque
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expérience, on serait promu vers un niveau supérieur où il procurerait une règle pour progressants. Non : il n’y a que cette règle pour débutants. Et nous restons toujours et chaque jour des débutants dans notre pèlerinage vers une plus grande qualité de vie. C’est ainsi que même un moine ou une moniale qui aurait soixante ans de profession est encore novice. Un vieil abbé le disait un jour à un journaliste qui lui demandait en quoi se résumait presque un demi-siècle de vie bénédictine : « Tomber et encore se relever, tomber et encore se relever. » En dehors du monastère, il n’en va pas autrement. Une règle pour débutants. Il n’y a donc pas de niveau supérieur sur lequel se situeraient les professionnels de la vie spirituelle. À nouveau, nous voyons ici la différence avec, par exemple, les aventures spirituelles décrites dans la Prophétie des Andes, où les protagonistes sont menés à grande allure de la première prise de conscience à la seconde, puis à la troisième, etc., et parviennent même, dans un livre suivant, à la dixième prise de conscience. Chez Benoît, il n’y a qu’un seul niveau, celui du débutant, et il n’y a qu’un tempo lent, celui qui prend un jour à la fois, celui où nous nous exerçons dans le management d’amélioration spirituelle au pas à pas, ce qui s’appelle en latin conversatio morum (et qui constitue l’un des trois vœux monastiques). D’autres peuvent trouver cela décevant. Pour ma part, je trouve beaucoup d’espérance et de paix dans la pensée que la vie bénédictine n’est pas faite pour des « poids lourds » de la vie spirituelle.
Ce que j’appris en découvrant moi-même la vie bénédictine Mon propre chemin marqué par des hauts et des bas a été, durant les dix-huit dernières années, de plus en plus influencé par cette « règle
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pour débutants » et par un groupe de plus en plus réduit et plutôt inaperçu d’hommes à majorité âgés qui tentent de vivre de cette règle en communauté : les moines de l’abbaye Saint-Willibrord, abbaye belle et modeste située à Doetinchem-Slangenburg. J’y venais d’abord comme un hôte régulier et me sentis progressivement plus lié à cette communauté, pour finalement céder à l’invitation de m’y associer en tant que laïc en y devenant oblat. Je me permets de consacrer quelques paragraphes à cette évolution parce que ce chemin (très modeste) de croissance personnelle peut révéler quelque chose des fondements de la spiritualité bénédictine et de ses (très modestes) fruits. C’est en décembre que je fus accueilli pour la première fois dans cette abbaye. Mon jeune frère y était déjà allé plus souvent et avait même envisagé d’y entrer. Il m’invita à l’y accompagner pour sa visite annuelle. Je venais d’entreprendre une nouvelle étude et trouverais làbas la tranquillité nécessaire pour travailler. La tranquillité, je l’y trouvai, assurément. Je travaillai à mon article à un bon rythme, tout en rejoignant la communauté six fois par jour dans la petite église abbatiale, plus par politesse à l’égard de mes hôtes que par un zèle religieux approfondi. Je m’y sentais plutôt mal à l’aise. Ces offices, que l’on appelle Liturgie des Heures, me semblaient surtout étonnamment non productifs, sans aucune espèce de « résultat » comme dans les célébrations liturgiques que je connaissais par ailleurs : l’Eucharistie qui débouche sur un rite de communion, le baptême, la célébration d’un mariage, de funérailles, de confirmation. On y chantait des psaumes, des antiennes et des hymnes, apparemment selon un certain système, mais qui me semblait plus compliqué que la thermodynamique irréversible. Il y avait ensuite une lecture, sui-
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vie d’un silence d’une longueur irritante (qui ne durait en fait pas même cinq minutes, mais c’est déjà très long pour un bonhomme agité et inquiet), une oraison et une acclamation chantée. Puis on ressortait de l’église sagement, en procession. On éteignait les cierges, sans autre résultat que celui d’avoir chanté la louange de Dieu. Comme s’Il en avait besoin, pensais-je irrespectueusement. Mais je me trompais, comme je devais l’apprendre plus tard : c’est nous qui en avons besoin. En plus de la série des psaumes chantés à chaque office, je me sentais particulièrement mal à l’aise lorsqu’à la fin de chaque psaume l’on chantait : « Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit… », en s’inclinant profondément. J’avais de la peine à m’incliner de même et j’étais dérangé par l’inclination enthousiaste de quelques autres hôtes qui, sans aucun doute, souhaitaient me faire comprendre, à moi, le nouveau, combien ils étaient déjà familiers du rituel de ce lieu. Je suis d’ailleurs légèrement inquiet à l’idée que les nouveaux venus d’aujourd’hui peuvent être tout aussi dérangés par mon attitude actuelle. Le seul office qui me plut dès le premier jour fut celui de complies, l’achèvement de la journée, cet office qui « complète » ou « accomplit » la journée faite de chant, de prière, de lecture, de travail et de détente, et qui est suivi du silence de la nuit. C’est un office agréable et simple : un examen de conscience silencieux, une confession des péchés (mais de quels péchés ? me demandais-je naïvement), chaque soir, les trois mêmes psaumes, dont le texte me parut d’emblée clair (Psaume ; Psaume [] : la protection de Dieu ; Psaume [] : une bénédiction), le Cantique de Syméon (« Maintenant, Seigneur, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix… »), une brève oraison et bénédiction d’eau bénite par l’abbé ou le prieur. Puis on éteint toutes les lumières à l’exception d’un petit spot dirigé vers une statue de la Vierge, élevée très haut dans une niche, et on chante une hymne à la Vierge en grégorien. Cet
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instant particulier me toucha d’emblée. Quelle étrange situation : quatorze hommes, adultes — aucun, à première vue, n’étant gravement dérangé mentalement — qui chantent dans l’obscurité un très vieux chant, les yeux rivés sur une statue inerte. Et ils font cela tous les soirs, d’année en année. Que se passe-t-il ici ? J’étais ému, perdant de vue pendant quelques instants que je n’étais venu ici que pour étudier. Durant cette première semaine, j’appris encore trois autres choses. Peu à peu, j’eus moins de peine à m’incliner pour le « Gloire au Père… », attitude qui convenait d’ailleurs bien pour les paroles qui désignent le Très-Haut en Trois Personnes. La spiritualité bénédictine est entre autres une façon de vivre qui consiste simplement à apprendre à « participer », une spiritualité qui montre des exemples que l’on peut suivre. Dans une abbaye, il n’est pas tellement question « d’accompagnement spirituel ». Les hôtes peuvent parler avec un père hôtelier s’ils le désirent, mais le père hôtelier ne va pas facilement de lui-même entreprendre une « conversation spirituelle ». Les postulants et novices seront introduits par des conversations avec le maître des novices dans certains aspects de la spiritualité et de l’art de vivre bénédictins, mais ils recueilleront l’essentiel en participant tout simplement et en se modelant sur ces attitudes. C’est ce qui m’advint entre autres à travers cette inclination difficile : s’efforcer de participer extérieurement à un usage monastique peut transformer progressivement votre attitude intérieure et votre accueil, ce qui rendra ensuite l’attitude extérieure elle-même plus naturelle. Lorsque maintenant il m’arrive de relire intérieurement un psaume tout en voyageant dans le train, je dois parfois réprimer mon envie de me lever à la fin du psaume pour m’incliner — on irait certainement avertir le personnel du train. La deuxième chose que j’appris, alors encore de façon superficielle, concernait la bénédiction inhérente à l’usage du temps chez les béné-
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dictins. J’y reviendrai encore dans l’un des chapitres suivants. Le rythme du temps prévu pour l’office choral, le travail, les repas et la détente eut un effet bénéfique sur mon bien-être général et s’avéra étonnamment efficace pour ce qui était de mon propre travail. J’écrivis plus de pages par jour durant les heures de travail relativement limitées (cinq à six) dans l’abbaye que durant une journée totalement vouée à l’étude, passée à la maison. Pas seulement parce que j’avais moins de distractions, mais aussi en raison de ce que j’ai appelé plus haut le « simplement participer ». Il fallait de toute façon obéir à la cloche qui règle l’emploi de la journée. Une obéissance qui peut s’avérer très libératrice. La cloche signale que l’office choral commence dans dix minutes et donc le moine (souvent l’hôte aussi) arrête sa tondeuse, dépose son stylo ou ferme son livre et se rend vers l’église abbatiale, emportant avec lui son livre pour la liturgie — une leçon dans l’art de s’arrêter. La cloche signale la fin de la récréation et donc on reprend livre et stylo, on rallume le moteur de la tondeuse ou on se met à cirer le sol — une leçon dans l’art de commencer. Vu de l’extérieur, cela peut paraître très discipliné et artificiel, mais celui qui se glisse dans un tel rythme quotidien, celui qui s’exerce un peu à l’art de commencer (comme nous avons tendance à le reculer !) ou à l’art de s’arrêter (comme il est important dans une société qui tourne dangereusement fou) travaillera de façon à la fois plus efficace et plus détendue : telle est mon expérience. Et cela d’autant plus si l’on prend l’habitude d’attribuer à chaque moment de la journée sa valeur propre : ne pas commencer à composer sa conférence tout en cirant le sol, ou ne pas ruminer encore à ce moment la remarque négative d’un collègue, peu avant dans la journée. Au début, j’ai dû m’habituer un peu à l’idée que même la récréation a sa valeur propre dans l’ordonnancement de la journée. Même la récréation mérite d’être cultivée. Durant la vaisselle de midi, l’un des pre-
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miers jours de mon séjour à l’abbaye, j’annonçai avec zèle : « … et maintenant, je retourne à mon article sur Aristote. — Pas d’Aristote, dit le père hôtelier avec une sévérité enjouée [mais, en fait, très sérieusement], c’est l’heure de la récréation. Vous nous accompagnez pour la promenade ? » Légèrement irrité par cette obéissance apparemment aveugle à l’horaire monastique, je le suivis. Quelque trois quarts d’heure plus tard, lorsque la cloche en eut donné le signal, je me retrouvai effectivement à mon bureau avec une tête relativement rafraîchie. Troisième leçon de cette première semaine : l’importance d’accorder un soin simple, mais effectif aux petites choses qui vous entourent. L’un des moines, le père Schretlen, confesseur et compagnon de conversation apprécié de beaucoup de monde, dans le pays entier, était en outre le sacristain de la petite église abbatiale. En fonction de cette charge, il prenait également soin des fleurs dans la chapelle et dans d’autres lieux du monastère. On le voyait souvent accorder une attention rapide aux divers aspects de cette tâche : retirer quelques feuilles fanées, ramasser quelques pétales tombés, arranger rapidement un bouquet, remplacer un cierge, redresser quelques chaises. Il ne s’agissait en rien d’une obsession ou d’une manie, simplement, le père Schretlen avait un œil attentif aux petites choses relevant de sa charge et qui demandaient une attention supplémentaire. Depuis que je tente de me tenir à une version personnelle d’horaire journalier, inspiré de celui de l’abbaye mais comportant évidemment de fortes adaptations, j’ai inscrit dans le rythme quotidien un EPS, qui se traduit « effet père Schretlen ». Cela veut dire tout simplement que j’essaie au moins une fois par jour d’être attentif à une petite occasion de suivre son exemple, à la maison, au travail ou n’importe où : remplacer une ampoule cassée, ranger ma chambre d’hôtel avant de la quitter, remplir les réservoirs d’eau près du radiateur, éteindre ma
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lampe de lecture en quittant le compartiment du train. Je sais que ceci ne représente presque rien, mais j’ai honte d’arriver au soir sans avoir accompli mon EPS.
Grandir vers l’oblature Je viens de citer quelques petites leçons, vaguement intégrées lors de cette première visite à l’abbaye. Depuis lors, il y en eut d’autres, au cours desquelles je ne venais plus uniquement pour travailler tranquille. Progressivement, mon orientation changea. Dans un premier temps, je « m’intéressai » de plus en plus à cette vie bénédictine et à sa spiritualité, parce que je remarquais qu’elle me faisait du bien. Je commençai à lire la Règle de Benoît et celle-ci me déçut d’abord, en grande partie. Mais peu à peu, grâce à de bons commentaires, m’apparut sa valeur, y compris pour ma propre orientation de vie. Vint ensuite une période dangereuse et très contraire à l’esprit de Benoît, durant laquelle, tout en vivant et travaillant « dans le monde », je me mis à désirer avec force et ardeur mes visites à l’abbaye, comme une fuite devant mes tâches et responsabilités accrues, comme un port tranquille, comme un institut de « soins intensifs » d’ordre spirituel où je pourrais me mettre quelques jours sous perfusion. Si j’avais connu ce monde plus tôt, pensais-je alors parfois, je n’aurais pas choisi une vie active, conjugale et publique. Je dis que ceci est contraire à l’esprit de Benoît, car celui-ci n’aime pas beaucoup que l’on prenne la « fuite » devant un engagement. Grâce à une relecture attentive de la Règle et des interprétations qu’en donnent Esther de Waal, Columba Cary-Elwes et Anselm Grün, grâce aussi et surtout à de petites conversations et remarques
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occasionnelles de certains moines et de mon frère lors des vaisselles ou dans les bois autour de l’abbaye, j’en vins à une autre vision de ce que la spiritualité bénédictine pourrait signifier pour moi. Ce changement s’opéra par deux voies : le passage de « s’intéresser à » à « s’engager dans » le style de vie bénédictin ; le passage du sentiment « cela me fait du bien » à la mission de mener une vie selon cette inspiration pour parvenir à « faire du bien », non seulement dans mon asile monastique, mais dans mon contexte quotidien de famille, travail et vie sociale. Cette évolution intérieure peu spectaculaire fut apparemment remarquée, car la communauté monastique nous invita, moi-même, mon frère et quelques autres, à nous associer en tant que laïcs à l’abbaye, à devenir oblats. Au terme d’une année préparatoire, nous fîmes notre « profession d’oblats » sur l’autel de la chapelle, durant l’Eucharistie, et nous déposâmes notre « promesse d’oblats », signée, dans les mains de celui qui devenait dès lors aussi notre Père Abbé. Être oblat signifie simplement s’accorder à distance à la vie monastique de la communauté à laquelle on s’est relié. En outre, oblats et communauté monastique cherchent à se rendrent service mutuellement. S’accorder ainsi à la vie monastique comporte trois aspects principaux (qui correspondent à la vie des moines et moniales) : la prière chorale ou l’office (dans une forme adaptée pour les oblats, évidemment), le fait d’accomplir son travail, quel qu’il soit, d’une manière bénédictine et la lectio divina, « lecture priante », quotidienne, d’un texte spirituel (dont la Règle). La vie quotidienne de l’oblat est également basée sur les trois vœux monastiques : celui de stabilité (à comprendre comme le fait de ne pas fuir ce à quoi on s’est engagé et ce qui, ici et maintenant, fait appel à vous), la conversatio morum (à comprendre comme le fait de reprendre en permanence et chaque jour le processus de conversion
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qui vise à améliorer peu à peu son attitude et son style de vie), et l’obéissance (à comprendre comme l’art d’écouter attentivement et de répondre de tout cœur et efficacement). Celui qui s’attache en tant que moine, moniale ou oblat à la vie bénédictine fera chaque fois l’expérience que cette spiritualité n’est pas quelque chose que l’on « possède » ou que l’on « a » (comme le fait de posséder le premier, le deuxième ou même le dixième niveau de compréhension dans la Prophétie des Andes), mais qu’elle procure plutôt une série d’ouvertures qualitatives et d’orientations de vie, qui demandent à être chaque jour approfondies. C’est précisément en raison de cet arrière-plan quotidien que ces ouvertures et orientations peuvent être des sources d’inspiration et de fécondité pour des contextes différents de ceux de la vie monastique, comme par exemple la famille, le travail, la vie sociale ou l’école. Ces contextes-là ont avantage, eux aussi, à rechercher plutôt une gestion qui améliore les choses au pas à pas, à écouter attentivement ce que les hommes et les situations attendent de vous, à y répondre effectivement, à ne pas fuir ses engagements, plutôt que de vouloir des changements spectaculaires ou des révolutions qui ne pourraient se faire que par des violents, spirituels ou autres.
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Les fondements de la spiritualité bénédictine 7 Première traduction vers des contextes non monastiques
La règle de vie bénédictine: écouter attentivement pour parvenir à un résultat LA RÈGLE
Le mot « règle » a pour beaucoup une connotation avant tout normative, réductrice et même négative. En disant qu’il faut « s’en tenir aux règles », on pense surtout à tout ce qui n’est pas permis, aux limites que l’on ne peut enfreindre et aux sanctions qui suivent les manquements aux règles. Dans la Règle de saint Benoît, on trouve certes ce genre d’éléments, mais ils sont toujours au service de valeurs positives : l’épanouissement personnel, le bien de la communauté, le soin apporté aux affaires.
7. En plus des sources citées dans l’Introduction, ce chapitre s’inspire du livre d’Esther de Waal, A Life-giving Way : A Commentary on the Rule of St Benedict, London, 1995, ainsi que de ses précédents ouvrages : La voie du chrétien dans le monde. Le chemin de saint Benoît, Cerf, 1986 ; Living with Contradiction : Further Reflections on the Rule, London, 1988.
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Même les prescriptions qui règlent la façon dont l’abbé doit corriger et punir ses frères ont pour but le salut et le progrès, non la vengeance et la punition comme telle. Les règles et les normes devraient être toujours considérées comme un soutien pour cheminer vers des valeurs positives. On règle des affaires en fonction d’un objectif, en fonction d’une valeur que l’on veut atteindre. Lorsque le lien entre la règle et l’objectif se perd, la règle devient sans valeur. Les règles et les normes sont vides, dès qu’elles sont séparées des valeurs, et on ne les respecte plus. Lorsque dans une famille, une entreprise, une association, la société, il est question de perte des normes, quelles qu’elles soient, cela signifie que quelque chose ne va plus au niveau de la communication des valeurs. En général, les gens connaissent très bien les règles, mais ils n’en perçoivent pas le sens ou ils ne partagent pas (plus) le contexte de valeurs qui permettraient de donner sens aux règles et aux normes. Inversement, une communication positive des valeurs — au niveau le plus simple, il suffit souvent d’un comportement qui donne l’exemple et qui donne envie de se conformer également à un contexte de valeurs — peut faire en sorte qu’apparaissent des situations où il ne devient quasiment plus nécessaire d’invoquer les règles. Pour un chef d’orchestre charismatique, les musiciens d’orchestre s’exercent plus que le règlement ne le prescrit ; un professeur inspiré ne doit presque jamais punir ou exclure un élève ; un chef d’entreprise qui a du cœur pour son entreprise et pour ses employés (ce qui est la même chose) verra beaucoup moins souvent qu’en moyenne ses collaborateurs prendre un congé de maladie (ce qu’on appelle aussi les jours de congé social). La règle de vie bénédictine n’est donc pas un code de droit pénal monastique, mais un guide pour une école de vie. Pas un code rigide, mais un programme équilibré pour l’humanisation et l’incarnation des
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valeurs. Que l’on pense à ce propos à la façon dont Martin Buber traduit en allemand le mot hébreu de la Torah dans l’Écriture : il ne s’agit pas de Gesetz (où l’on ne trouve aucune joie, pour lequel on ne danse pas), mais de Weisung : une aide éprouvée comme salutaire et féconde pour l’orientation de la vie. La tradition juive connaît d’ailleurs la fête de « la joie de la Loi », où l’on danse avec et devant les rouleaux de la Torah. Cela ne se passerait pas de sitôt dans un tribunal. Ce qui frappe dans la Règle de Benoît, c’est la combinaison de l’ordre et de la souplesse. J’en trouve un exemple presque humoristique dans la façon dont Benoît, après avoir réglé dans les moindres détails, au long de plusieurs chapitres, la répartition des psaumes sur les différents offices, conclut en faisant remarquer : « Si quelqu’un ne goûte pas cette distribution des psaumes, qu’il en adopte une autre qu’il jugera meilleure » (RB ,) — à condition, évidemment, que cette autre répartition soit elle aussi réglée avec soin. Ceci est typiquement bénédictin : l’ordre et la régularité sont essentiels pour une vie bénie, à condition d’être associés à la flexibilité. ÉCOUTER ET DONNER RÉPONSE
À l’abbaye, on lit quotidiennement un passage de cette Règle de Benoît, et je m’efforce de le faire également chez moi. Elle contient un grand nombre de chapitres très pratiques — sur les vêtements et les chaussures, sur le choix des psaumes à chanter à tel ou tel office, sur la correction et la punition. Ce n’est qu’en les ruminant régulièrement et avec l’aide de commentateurs expérimentés que ces passages-là s’avèrent eux aussi une vraie nourriture pour la vie spirituelle. D’autres passages interpellent d’une façon plus directe, dès qu’on les lit et médite tranquillement. Parmi ces passages, on compte notamment le Prologue, les chapitres concernant l’abbé et le cellérier (« l’économe »),
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et le petit chapitre concernant la manière de prendre des décisions dans le monastère. La première phrase du Prologue contient en concentré tout le programme de vie bénédictin : « Écoute, mon fils, les préceptes du maître, et prête l’oreille de ton cœur : reçois volontiers l’enseignement d’un si bon père et mets-le en pratique ». Ce n’est pas un commandant sévère et autoritaire qui parle ici, mais un maître et un père plein d’amour. Il ne s’agit pas non plus d’une obéissance aveugle et d’une discipline de cadavre : le maître et père espère un consentement cordial et volontaire et une mise en œuvre effective. Le mot « écoute », premier mot de la Règle, a une sonorité particulière. Le latin a ici obsculta ou ausculta : il s’agit d’une écoute très attentive, comme lorsqu’un médecin « ausculte » son patient au stéthoscope. Cette écoute attentive a pour but d’entendre ce que la situation attend de nous, pour ensuite y donner réponse. La vie bénédictine peut ainsi se résumer en une ligne : écouter très attentivement et donner réponse de façon efficace et cordiale. Non par une docilité vaporeuse, mais pour parvenir à un résultat. Pour le dire de façon théologique : la parole entendue doit s’incarner, se transformer en réalité, parvenir à des résultats. Le dernier mot de la Règle est pervenies (« tu parviendras ») : on arrive à ce que l’on recherchait, on parvient à un résultat. La vie bénédictine consiste à écouter attentivement pour parvenir au but. Cette attitude peut évidemment se transposer aussi à l’extérieur du monastère. De cette combinaison d’écoute attentive (et autres expressions de l’attention vigilante) et de réalisation effective, on peut tirer quelques leçons simples et évidentes. Le résultat est-il nul ou négatif ? C’est souvent le signe que l’on n’a pas (ou pas assez) prêté attention. Cela est vrai des petites choses, mais aussi de circonstances beaucoup moins innocentes. Le pneu de vélo ré-
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paré se dégonfle-t-il de nouveau ? C’est que l’on n’a pas suffisamment vérifié le pneu et la chambre à air à la place où les rayons de la roue ou d’autres protubérances pourraient les transpercer ; ou bien l’on n’a pas été attentif au moment du collage ; ou bien l’on a manqué de soin en remettant le pneu sur la roue, de sorte que l’on a provoqué un nouveau trou. Un Boeing s’écrase-t-il sur le quartier du Bijlmer ⁸ ? Les clapets de sécurité du moteur n’ont pas été correctement contrôlés ; on a omis de signaler qu’un des moteurs était mal équilibré, ou peut-être n’at-on pas omis de le signaler, mais a-t-on pensé qu’on pourrait arranger cela le lendemain matin à Tel-Aviv ; négligences dans la communication entre le personnel de bord et la direction de la circulation. Bien des petites et des grandes fautes ne sont pas tant la conséquence d’une intention mauvaise ou d’un projet pervers, mais d’une mauvaise écoute, d’un manque d’attention, d’un travail inachevé, d’un « cafouillage ». Et inversement : lorsque une chose réussit particulièrement bien, (qu’il s’agisse d’une ouverture libératrice dans une conversation de travail, d’une exécution éblouissante de la cinquième symphonie de Chostakovitch, ou du rapatriement sans encombres d’un avion fortement endommagé), c’est souvent lié au fait que l’on a bien su s’écouter, en affinant son attention, en sortant toutes les antennes. LA VISION BÉNÉDICTINE DE L’HOMME: NOUS POUVONS TOUJOURS GRANDIR DAVANTAGE
La séquence bénédictine qui consiste à écouter attentivement, consentir avec cœur et parvenir à un résultat révèle une vision de l’homme 8. [N.D.T.] Le 4 octobre 1992, un avion cargo de type Boeing 747 s’écrasa sur le quartier résidentiel du Bijlmer, en périphérie d’Amsterdam. Il y eut au moins quarante-trois morts.
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et une psychologie qui se fonde sur l’expérience que l’être humain est un être attentif et capable de répondre, doué de grandes capacités de croissance spirituelle. J’utilise ici le terme « spirituel » de façon très large : tout ce qui a trait à la « vie spirituelle », y compris, par exemple, la pratique de la musique ou une conversation chaleureuse entre amis. De tout temps on a compris que le fait d’être humain n’est pas acquis une fois pour toutes, mais comporte une mission et un processus de croissance. Avec mes étudiants de l’université d’Eindhoven, je lisais récemment un texte extrait des notes personnelles de l’empereur romain Marc Aurèle. Cet extrait d’un journal du iie siècle apparut à mes étudiants (et à moi-même) en partie très familier. Il disait : « Au petit jour, lorsqu’il t’en coûte de t’éveiller, aie cette pensée à ta disposition : c’est pour faire œuvre d’homme que je m’éveille. Serai-je donc encore de méchante humeur, si je vais faire ce pour quoi je suis né, et ce en vue de quoi j’ai été mis dans le monde ? Ou bien, ai-je été formé pour rester couché et me tenir au chaud sous mes couvertures ? — Mais c’est plus agréable ! — Es-tu donc né pour te donner de l’agrément ? Et, somme toute, es-tu fait pour la passivité ou pour l’activité ? Ne vois-tu pas que les arbustes, les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles remplissent leur tâche respective et contribuent pour leur part à l’ordre du monde ? Et toi, après cela, tu ne veux pas faire ce qui convient à l’homme ? Tu ne cours point à la tâche qui est conforme à ta nature ⁹ ? » Et quelle est donc notre nature, notre condition ? Qu’est-ce qui est spécifiquement humain ? Peut-on dire quelque chose de sensé à ce propos ? Tout d’abord, on peut constater que les humains — contraire-
9. Extrait des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, livre V, I, Garnier et Flammarion, 1964, p. 81.
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ment aux moineaux, fourmis, araignées et abeilles — ne sont pas du tout achevés à partir du moment où ils sont physiquement adultes. Même à un âge très avancé, les humains peuvent être rongés par le sentiment qu’ils doivent encore changer en profondeur, qu’ils doivent encore travailler sur eux-mêmes, qu’ils ne sont pas encore prêts. En beaucoup de fonctions, nous avons encore de grandes potentialités de croissance. Un léopard adulte peut atteindre à la chasse une vitesse maximale d’un peu plus de cent kilomètres par heure. Nous serions étonnés de voir un léopard plus expérimenté dépasser la barre des mille kilomètres par heure. Mais pour nous, cela se réalise bien, dans certaines fonctions. Des enfants qui arrivent dans une classe de transition vers l’école secondaire savent (en général) faire des additions et allumer un bec de gaz. Après l’examen final, ils sont (généralement) capables de faire des différentiations partielles, d’utiliser un chromatographe au gaz et de comprendre le mécanisme de la substitution nucléophile aromatique. Donnez un violon et un archet à une personne sans expérience et le son sera insupportable (zéro kilomètre par heure), mais laissez-la y mettre son cœur pendant douze ans et s’y engager avec ardeur et elle jouera le concerto pour violon de Brahms (loin au-dessus des mille kilomètres par heure). Des habitants de Eindhoven ou Valkenswaard qui sont en conflit au sujet d’une correction de frontières peuvent s’y engager avec des gourdins et se défoncer le crâne (zéro kilomètre par heure), mais ils peuvent aussi présenter leur litige devant le Conseil d’État. De même que l’on peut pointer un certain nombre de conditions et de fonctions vitales pour que la vie d’un léopard de chasse soit authentique (développer une grande vitesse, ne pas sursauter craintivement en voyant une antilope, etc.), de même il est possible de pointer pour une authentique existence humaine certaines conditions et fonctions vitales
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et spirituelles, valables pour chacun. Cela a été fait de façon très fine (et facile à retenir) par le philosophe et jésuite canadien Bernard Lonergan, qui a formulé pour une authentique existence humaine cinq « impératifs transcendantaux » qui auraient certainement plu à Benoît ¹⁰. Il ne faut d’ailleurs pas s’effrayer de ces termes : on les dit « transcendantaux » parce qu’ils sont valables pour tous, toujours et partout ; et on les dit « impératifs » parce que nous devons y travailler. Ce sont des missions — c’est pourquoi ils sont tous suivis d’un point d’exclamation. – Be attentive ! (« Soyez attentifs ! ») Faites attention, soyez présents, écoutez attentivement ce qui se présente — et pas seulement ce qui vous convient. Tendez l’oreille à ce que la situation et l’autre attendent de vous, comme un médecin avec son stéthoscope tend l’oreille à la respiration et au battement de cœur de son patient — que se passe-t-il ? Que dois-je faire ? – Be intelligent ! (« Soyez intelligents ! ») Tentez de lire ce à quoi vous avez prêté votre attention (on rapproche parfois le mot intellectus à intus legere : « lire à l’intérieur »), apportez-y un ordre et une structure, essayez de le comprendre. – Be reasonable ! « Soyez raisonnables ! » Soyez sensés. Pesez le pour et le contre de ce que vous avez compris, tentez de parvenir à un bon jugement. Être sensé est autre chose qu’être intelligent. Il est par exemple intelligent de saisir que la diminution des frais peut influencer positivement le résultat de votre entreprise. Mais il est sensé, pour ne pas dire malin, de comprendre après mûre réflexion que l’augmentation des frais (le fait d’investir), dans le
10. Bernard Lonergan, s.j., Method in Theology, Toronto, 1996 5.
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cadre d’une bonne stratégie, peut influencer le résultat de votre entreprise de façon bien plus positive (parce que plus durable). – Be responsible ! « Soyez responsables ! » Prenez vos responsabilités, prenez conscience du degré de qualité morale de votre pensée et de votre agir et soyez prêts à en rendre compte, soyez capables de donner réponse (« responsables ») à ce que la situation et l’autre attendent de vous. – Be in love ! « Soyez amoureux ! » Mettez-y votre cœur, donner votre oui, soyez impliqués, tentez de donner réponse de tout votre cœur, soyez dévoués. Toutes ces fonctions se présentent ensemble, non pas l’une derrière l’autre ou l’une à côté de l’autre. Qu’il s’agisse de réparer un pneu crevé, de résoudre un problème de mathématiques, de mener une conversation amicale et agréable, de tenir une réunion de direction, de choisir un nouvel évêque ou de parler à quelqu’un lors d’une réception : chacune des cinq fonctions peut être mise en œuvre simultanément. Il serait d’ailleurs étrange de dire qu’au niveau du travail manuel il suffit d’être attentif et de comprendre, qu’au niveau de la gestion intermédiaire on pratique la décision sensée et la responsabilité et que le fait d’y mettre son cœur serait plutôt le fait du conseil de direction. Les cinq fonctions citées par Lonergan peuvent être pratiquées en tout lieu et en tout temps où des personnes vivent et travaillent ensemble : dans une abbaye, une école, une entreprise, un hôpital. En tous ces lieux vaut la même règle : bien éduquer, bien former, bien exercer l’autorité, c’est stimuler et mettre en œuvre le sens de l’attention, de l’intelligence, de bien choisir et d’être amoureux. De telle sorte que les personnes puissent grandir et élargir leur horizon. Et ce mouvement n’est pas à sens unique. Plus d’un enseignant reçut de ses élèves une leçon,
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plus d’un père fut corrigé paternellement par l’un de ses enfants, plus d’un chef d’entreprise apprit à s’impliquer avec amour dans son affaire, en remarquant cette qualité chez l’un de ses collaborateurs. Les impératifs de Lonergan impliquent clairement une certaine vision de l’homme. L’être humain est un être doué d’une capacité de croissance permanente. Il n’est jamais achevé, il est toujours capable de dépasser des limites antérieurement établies, qu’elles soient cognitives, esthétiques ou morales. Cette façon d’être toujours en chemin (on parlait autrefois de l’homme comme homo viator), cette prise de conscience que nous devons travailler chaque jour à notre croissance et épanouissement rejoint exactement la vision bénédictine de l’homme. Le moine est, lui aussi, un disciple permanent, un débutant, un être qui écoute attentivement ce qui est attendu de lui dans chaque nouvelle situation. Les trois vœux par lesquels il scelle solennellement son engagement, son implication cordiale dans la vie monastique, ne doivent donc pas être vus comme des points d’aboutissement de sa formation, mais comme l’expression de trois règles de vie qu’il devra garder sous les yeux (et les oreilles) de jour en jour.
Les vœux bénédictins:chemins de croissance et de libération Comme enfant, j’ai appris qu’il y avait trois vœux de religion : l’obéissance, la pauvreté et la chasteté. D’après ce dont je me souviens, ils nous étaient présentés surtout comme négatifs et limitatifs. Vus de l’extérieur, les vœux religieux comportaient des renoncements importants en trois domaines : ne plus faire ce que l’on voulait (renoncer à sa liberté), ne plus pouvoir disposer des choses qui rendent la vie agréable (renoncer à la propriété) et ne plus avoir de fréquentations
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amoureuses (renoncer à l’intimité corporelle avec d’autres). Ce dernier vœu pouvait d’ailleurs s’avérer le plus pénible, d’après ce que l’on nous faisait comprendre implicitement plus qu’explicitement. Devenir religieux signifiait donc renoncer. Et plus ce renoncement était pénible, plus il avait de prix. Il s’agissait de réprimer les désirs naturels. Sous divers aspects, on rendait sa vie plus « étroite » (d’après une certaine imagerie, il fallait d’ailleurs passer par une porte étroite pour parvenir au salut, tandis que la porte donnant sur la perdition était bien large) et plus pauvre, on s’enfermait derrière de hauts murs. Il n’y manquait plus que les fils de fer et les tours de garde pour que cela ressemble à une prison. Cette image a été très nuisible. Elle était en outre, de bien des manières, une déformation des intentions de Benoît. La série des vœux monastiques sonne d’ailleurs assez différemment : stabilitas, conversatio (ou conversio) morum et obedientia, ce que l’on peut traduire par durabilité, amélioration quotidienne de l’attitude et du style de vie, et prêter une oreille attentive et cordiale à ce que l’abbé, les confrères et les autres attendent de vous. Ces vœux sont en outre explicitement orientés vers la croissance et la libération, non vers la limitation et l’étroitesse. Les autres préceptes qui en découlent sont, eux aussi, au service de la croissance et de la libération. C’est ainsi qu’il est, par exemple, assez évident qu’une bonne vie commune de personnes vivant dans une communauté monastique ne sera pas aidée par l’existence de petits clans vivant en aparté (avec toutes les conséquences qui en découlent), ni par la revendication possessive de choses que l’on ne veut que pour soi, ni par une prise de décision qui serait divisée, non équilibrée et visant des intérêts particuliers. D’où l’importance de la chasteté, de la non-possession et de l’obéissance. Mais celles-ci n’impliquent pas que l’on renonce à l’affectivité, que l’on re-
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nonce à jouir de façon juste des bontés de la création, que l’on renonce au dialogue, à la consultation et à la responsabilité personnelle. À certaines époques, cette interprétation négative a néanmoins prévalu (avec, certainement, de très bonnes intentions) et une certaine sévérité qui n’était pas orientée vers la croissance et la libération a pu sembler d’abord aboutir à une pseudo croissance quantitative impressionnante de la vie monastique. Mais il n’était pas rare qu’il en résultait aussi de profondes blessures personnelles, une vie émotionnelle flétrie, un manque d’épanouissement des talents reçus (il était justement « bon » pour l’humilité de confier à quelqu’un des missions qui ne correspondaient pas à ses talents), et que cela menait ici et là à de profondes crises dans la vie monastique. Une telle crise ne peut être dépassée que si on se remet effectivement en contact avec les intentions bénédictines initiales et si on leur donne une forme flexible et digne, adaptée au contexte de ce temps. Dans ce domaine que l’on appelle « retour aux sources », un travail exceptionnellement sérieux a été accompli dans le monde monastique durant les dernières décennies, mais en bien des cas ce travail doit encore être mis en œuvre de façon effective. Dans un certain sens, les vœux « dérivés » de chasteté, pauvreté et obéissance (si on les comprend bien) peuvent, eux aussi, trouver une place dans d’autres formes de vivre ensemble et de travailler ensemble. La situation familiale n’a pas avantage, en général, à ce que les parents entretiennent toute une série de relations intimes changeantes, à ce que parents et enfants se disputent en permanence la possession de certains objets (ne fût-ce que la commande à distance de la télévision), à ce que les parents manquent de cohérence dans les prises de décisions ou se renvoient la balle ou soient renvoyés dos à dos par la ruse de leurs enfants.
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De même, une école ou une entreprise ne se porteront pas bien si des petits groupes et autres clans font prévaloir leurs intérêts propres, si des personnes placent leurs revendications particulières ou de groupes sur les « biens » de l’institution (et en retirent discrètement un maximum de bénéfice personnel), ou si des décisions sont sabotées ou déréglées en douce ou même ouvertement. La face positive de tout cela est que familles, institutions, entreprises vont précisément fleurir par la présence d’un engagement et d’une implication ouverte et persévérante pour l’ensemble, par une manière de se comporter avec les choses et avec les biens qui favorise cette implication commune, par une situation dans laquelle tous les regards sont tournés dans la même direction, même si c’est de façon très diverse. Et cette même direction est orientée par un noyau commun : un groupe de personnes reliées entre elles par l’affection et le fait de compter les uns pour les autres, une école vivante qui veut amener les personnes à grandir et s’épanouir, une entreprise rentable financièrement et socialement, où les gens ont du cœur les uns pour les autres autant que pour leur affaire. Ainsi l’on voit que, dans ces contextes de vie commune, les notions justes de « chasteté », « pauvreté » et « obéissance » sont parfaitement applicables. Inversement, si ces notions sont mal comprises, elles peuvent aboutir à des résultats tout aussi désastreux que dans la vie monastique : si, par exemple, je me détourne de façon crispée de toute forme d’affection pour une femme autre que mon épouse ; si une direction d’école, après un difficile processus de fusion, n’ose pas organiser — par un souci d’économie excessif — un repas festif et fraternel pour réunir les nouveaux collèges ; si un manager impose à son entreprise un véritable régime de terreur et une discipline de cadavre qui tord le cou à toute créativité.
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Plus encore que les vœux que nous venons d’appeler « dérivés », les vœux bénédictins originels de stabilitas, conversatio morum et obedientia peuvent être transposés de façon féconde dans des contextes non conventuels de vivre ensemble et de travailler ensemble. STABILITAS:DEMEURER, NE PAS S’ENFUIR
Le vœu de stabilité (stabilitas) a quelque chose à voir avec un engagement persévérant et durable. Au terme d’une longue période de préparation et de participation, le moine ou la moniale a pris la décision en toute liberté de dire pleinement « oui » à la vie selon la Règle, sous un abbé et dans une communauté précise. Cet engagement doit ensuite être pris au sérieux. Parce qu’une telle communauté monastique était généralement implantée en un seul lieu, bien précis, et pourvoyait le plus possible à ses propres besoins, on parlait également de la « stabilité de lieu » (stabilitas loci). À l’origine, ceci ne signifiait d’ailleurs pas que l’on ne pouvait jamais en « sortir » : s’il était dans l’intérêt de la communauté ou de la personne individuelle en tant que moine de séjourner pour un temps en dehors du monastère, cela ne faisait pas problème. Il s’agissait seulement d’être et de demeurer lié à la communauté et à l’abbaye que l’on avait choisie. Benoît avait bien compris que c’était là une condition essentielle pour une vie communautaire féconde et salutaire. Cela ne peut marcher si des moines toujours errants viennent aborder pour peu de temps, si des personnes ne s’engagent que partiellement, gardant toujours l’option de s’enfuir si les choses ne sont pas tout à fait à leur goût ou se gâtent. La stabilité, c’est donc, dans un sens premier et évident, le fait de rester auprès de sa communauté et de ne pas s’enfuir du contexte que l’on a choisi. Mais cela va bien sûr plus loin que le fait de demeurer en un même lieu et de rester fidèle à un groupe. Cette persévérance ne doit pas se vivre
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de manière crispée, parce que l’on se serait, une fois pour toutes, engagé dans cette obligation, de façon contractuelle ou autre. Elle doit se vivre dans la fidélité à un engagement que l’on a choisi avec cœur. C’est aussi cette dimension-là, cette dimension du cœur qui doit entrer dans la persévérance, avec patience, même au milieu des déceptions et des souffrances — qui sont inévitables dans toute forme de vie communautaire. Un moine plein d’expérience me raconta un jour qu’après un début plein de chaleureux enthousiasme et d’épanouissement spirituel, il avait connu une période de plus de dix ans durant laquelle il n’avait plus rien senti, ni dans sa prière personnelle, ni dans la liturgie chorale. Et cela, sans pouvoir désigner de causes claires, comme le seraient par exemple la détérioration du climat communautaire ou un mauvais exemple d’ordre spirituel émanant de l’abbé ou d’autres personnes exerçant une autorité. Ce fut une période de grande sécheresse spirituelle. « C’est alors que j’appris ce qu’est la stabilité : persévérer dans la confiance et la patience. Et un jour, Dieu sait pourquoi, cela se remit à couler. » La stabilité, c’est persévérer, même quand il n’est pas du tout garanti que cela se remettra à couler, même quand tout porte à croire que cela ne se remettra jamais. Un autre mot pour dire la persévérance que Benoît a en vue, c’est la fidélité. La fidélité n’est pas statique, elle non plus — comme le serait une promesse faite et figée une fois pour toutes —, elle est une vertu dynamique, un chemin de toute une vie, dans laquelle votre identité va de pair avec votre disponibilité à rester auprès des autres, auprès de ce qui est autre, même si cela change, même s’ils deviennent moins beaux, plus ennuyeux, malades ou difficiles. La fidélité peut être très dure à vivre, mais elle peut aussi donner une impulsion inattendue à votre travail ou à vos relations. Dans les situations difficiles, un certain talent d’écoute est donc nécessaire, afin de percevoir avec sensibilité ce qui est possible
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malgré tout, où se trouvent les chances à saisir, comment les mettre en œuvre de façon créative. Cela va à l’encontre de la tendance naturelle à se fixer plutôt sur ce qui ne va pas, ce qui n’est pas possible, ce qui est bloqué chez l’autre ; une forme de fixation qui mène facilement à l’une ou l’autre tentation de « fuite », que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur. Car il est évidemment tout à fait possible de se tenir en apparence à la stabilité, alors qu’en fait, on fuit, on n’y est plus vraiment, tout en vivant au milieu de ses frères et sœurs. Il y a bien des manières de dériver par rapport à la vigilance attentive, à l’engagement, au service dévoué, sans que l’on ne puisse le constater dans un sens plus formel et extérieur. On peut partager la table et le lit avec une personne tout en ayant pris par rapport à elle une grande distance intérieure. La durabilité du oui échangé un jour a disparu — mais, même si la distance est très grande, il est toujours possible de la réduire à nouveau par un petit mot, un petit geste. Comme enseignant, vous pouvez arriver bien à l’heure dans votre classe, avoir bien préparé votre cours, avoir vérifié les examens, maintenir une certaine discipline, tandis que votre cœur n’y est plus, l’enthousiasme n’y est plus. Vous n’approfondissez plus l’étude dans votre domaine, ni dans d’autres disciplines qui pourraient élargir votre horizon. Et celui qui ne cultive plus pour lui-même la passion intellectuelle de l’étude ne peut pas non plus l’allumer chez d’autres : c’est une spirale négative. Comment en sortir ? Dans certains cas, les moyens sont évidents : se remettre à étudier dans son domaine, élargir son horizon dans d’autres disciplines pour s’orienter vers des sources de valeurs. Réservez par exemple chaque jour une demi-heure pour approfondir votre domaine professionnel ; libérez un quart d’heure pour vous arrêter attentivement auprès de quelque chose que vous trouvez beau : de la poésie, de la musique (bien sûr pas de la musique de fond), un texte spiri-
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tuel — n’importe quoi, pourvu que cela ait une valeur. Et persévérez dans cette habitude pendant quelques années. Vos élèves remarqueront le renouvellement de votre implication. Tout comme ce professeur, les moines aussi inscrivent dans leur journée des moments fixes pour l’étude et la lecture spirituelle (élargissant l’horizon). Ceci doit se faire chaque jour, ce qui prouve que la stabilité ou la persévérance ne sont pas des vertus statiques, mais dynamiques. Chaque jour offre une multitude de possibilités de fuite, mais une multitude aussi grande de possibilités pour s’engager. Et même considérée comme stabilitas loci, cette vertu peut se traduire vers des situations non monastiques : il s’agit de grandir et de s’épanouir là où l’on a été planté, dans telle situation, telle famille, telle organisation à laquelle on a donné son oui, et pas ailleurs. Car combien d’illusions de fuite ne cultivons-nous pas dans des pensées telles que : « Vivement la semaine prochaine, si seulement telle chose pouvait être terminée, si seulement je pouvais travailler ailleurs, vivement le jour où les enfants quitteront la maison, si seulement je pouvais avoir un autre partenaire, si c’était à refaire… » Non seulement ces rêves ne sont pas réalistes, car ils sont contraires à la situation ici et maintenant, mais en plus ils épuisent notre attention et notre énergie, de sorte que notre réponse à la situation présente est insuffisante. À ce moment, nous sommes littéralement irresponsables. Mais il est possible de s’exercer à contrôler peu à peu l’apparition de ces rêves illusoires — et qui n’en a pas ? — tout en faisant faire simultanément une sorte de volte-face à l’attention, en la tournant à nouveau vers l’occupation présente ou vers la personne qui réclame notre attention. S’exercer à être présent peut progressivement porter ses fruits. S’il faut de toute façon assister à tel cours apparemment ennuyeux, alors que nous serions bien restés encore au chaud dans notre lit, autant le
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faire de façon attentive. Ce qui est fait avec attention devient automatiquement moins ennuyeux et si nous parvenons, par notre investissement personnel et l’intérêt peu à peu suscité, à poser une question qui en vaut la peine, cela peut stimuler le professeur et les autres étudiants à améliorer leur propre éveil et attention. Dans tout contexte, il est possible de s’exercer d’une manière ou d’une autre à la présence, à la petite fidélité requise par l’instant présent : une conversation téléphonique, votre travail de mécanicien d’entretien d’un Boeing d’El Al, la préparation du repas pour votre famille, votre participation à la réunion d’un conseil de direction, le contact avec un collègue lors d’une réception, la réparation d’un pneu de vélo crevé. En toutes ces circonstances vaut la même règle : laisser les choses s’installer dans notre attention — et nous nous en trouverons mieux nous-mêmes. Bien sûr, cette méthode basique et peu spectaculaire ne fera généralement pas de miracles, mais une petite amélioration de qualité, et c’est toujours ça de pris. CONVERSATIO MORUM: LE MANAGEMENT D’AMÉLIORATION SPIRITUELLE AU QUOTIDIEN
L’exercice quotidien par lequel on s’efforce de détourner les projecteurs des rêves illusoires et de les orienter vers la chose ou la personne qui attend votre réponse, est un exemple de la mise en œuvre du deuxième vœu bénédictin : la conversatio (ou conversio) morum, le fait de changer ses habitudes et son style de vie. Nous en avions déjà une illustration dans l’exemple du professeur qui se rend compte que son implication personnelle traverse une grave crise et prend l’habitude de se remettre à l’étude une demi-heure par jour et d’accorder un quart d’heure d’attention à quelque chose de beau.
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Pour le dire dans un jargon contemporain, il s’agit de turn around management, mais à un niveau très modeste, celui de la personne ellemême. Mais si vous pouvez ainsi, par contagion, toucher d’autres personnes — et cela se remarque, en effet, quand un chef se prête soudain à une écoute attentive de la contribution d’en bas, quand l’un des ouvriers laisse son lieu de travail en bon ordre tandis qu’un autre ne le fait pas, etc. —, alors cette manière bénédictine de « gestion de l’amélioration » à un niveau minimal aura un effet de plus grande bénédiction que si toute l’entreprise est mise sens dessus dessous. Au lieu de rechercher l’impossible « tout doit changer et tout à fait », le vœu bénédictin de conversatio morum rejoint ce qu’enseignaient les antiques écoles philosophiques au sujet du changement du style de vie : commencez par de petites choses, de choses qui sont à votre portée. Faites de ces petites améliorations une habitude. Au lieu de passer le dernier quart d’heure avant le coucher à « zapper » encore au passage une trentaine de chaînes de télévision (ce qui est en fait un « péché » pour votre emploi du temps), vous pouvez aussi consacrer ce quart d’heure à écouter de la belle musique. Vous reposez alors sur votre oreiller une tête légèrement différente. Au début, il faudra faire un effort ; mais, au bout de peu de temps, cela ira tout seul. Un universitaire qui aurait une fonction de gestion très prenante — tous les quarts d’heure un nouveau problème à traiter, dont la moitié ne peut être résolue à ce moment précis, mais requiert tout de même l’attention — et qui se plaindrait de ne plus pouvoir se concentrer sur une lecture, peut s’habituer à se lever une demi-heure plus tôt et consacrer ce temps à l’étude. Cela, plus personne ne vous l’enlèvera, durant le reste de la journée dont le déroulement peut être, par ailleurs, totalement inattendu. Et faites-le chaque jour. Au bout d’un an, vous serez étonné du nombre de livres que vous aurez pu lire avec attention. On peut trou-
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ver dans la vie de chacun quelques exemples de choses auxquelles il est possible de travailler chaque jour et successivement en vue d’un léger turn around, ou, pour le dire avec un mot d’autrefois, en vue d’une « conversion ». Tout comme la stabilité, la conversatio morum est un style de vie dynamique et orientée vers une croissance positive. Certes, il n’est jamais mauvais de désapprendre des mauvaises habitudes, mais il s’agit avant tout d’apprendre de bonnes habitudes accessibles. Il s’agit d’une discipline humble mais persévérante, visant à écouter chaque jour et à donner réponse à ce qui est demandé, une discipline d’obéissance. OBEDIENTIA:ÊTRE À L’ÉCOUTE LES UNS DES AUTRES
Le mot obedienta vient de ob-audire qui est une forme renforcée de audire (« écouter, entendre »). Comme pour l’ausculta cité plus haut, il s’agit d’une écoute particulièrement bonne, très attentive. Être obéissant, cela sonne comme une expression dépassée, cela éveille par association des situations asservissantes : exécuter des ordres en mettant son intelligence (et surtout son cœur) à zéro, une discipline de cadavre, amoindrir les subordonnés, s’amoindrir soi-même en tant que subordonné, subir le despotisme… Ces associations ne sont pas dépourvues de causes : nous connaissons tous un nombre suffisant d’exemples où « l’obéissance » prit et prend forme de l’une ou l’autre de ces manières : dans la famille, à l’école, dans l’Église, dans un couvent, dans une entreprise, dans un gouvernement. Cette obéissance-là, qui réprime la liberté, est rarement une bénédiction. Et elle n’est certainement pas bénédictine. Ne donner qu’une réponse extérieure — tout en murmurant à l’intérieur — parce que l’autorité l’ordonne, cela n’a rien à voir avec le fait de donner réponse avec cœur en prenant librement ses responsabilités. Une telle manière d’obéir éteint
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les nombreux talents qui nous sont donnés pour grandir et que Lonergan a si bien schématisés. Le vœu d’obéissance est lui aussi un vœu dynamique ouvert sur la croissance. Il s’agit de l’écoute du cœur. De même que l’œil recueille la lumière et que l’oreille recueille le son, de même celui qui s’exerce à l’écoute du cœur cherche à recueillir du sens, à repérer quel est le sens de telle ou telle situation. Lorsque nous disons que nous prenons à cœur des personnes ou des choses, cela signifie plus qu’enregistrer simplement ce que nous entendons ou constatons d’une manière ou d’une autre, cela signifie que nous voulons effectivement nous ouvrir à l’appel que suscite pour nous telle personne ou telle situation. Lorsque l’on comprend l’obéissance de cette manière-là, on pourrait dire que le contraire de l’obéissance n’est pas la désobéissance, mais l’absurdité, au sens où ab-surdus veut dire : être totalement sourd à quelque chose. Quand nous disons qu’une chose est absurde, nous sommes sourds par rapport au sens que cette chose pourrait avoir. Mais avec l’aide d’une oreille sensible et prompte au discernement, nous pouvons recueillir un appel plein de sens, même dans des situations qui paraissent absurdes, même dans un camp de concentration — qu’on lise Primo Levi et Alexandre Soljenitsyne. L’obéissance n’est pas mettre un terme à la liberté personnelle, mais donner un point de départ à la libération : le fait d’ouvrir l’écorce parfois si épaisse du « moi » et de s’accorder à la personne où à la situation qui a quelque chose à nous dire. Cela peut certainement inclure le fait de reconnaître en cet autre une autorité : le maître dans un certain artisanat, la personne mûre qui peut vous accompagner, une intuition qui vous ouvre une orientation, l’expert qui s’y connaît, le technicien sur le terrain qui vous met, vous, le patron, en contact avec la réalité.
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L’obéissance, c’est donc aussi se laisser enseigner, vouloir écouter des conseils, renoncer — comme c’est difficile ! — à la prétention de savoir mieux. L’obéissance est avant tout une réponse positive qui vient de l’intérieur, non une conformité extérieure qui cherche à éviter punitions et sanctions. Donner réponse va souvent de pair avec le fait de se perdre et de se trouver en même temps. Nous nous sentons souvent au mieux de notre forme quand, au sens strict, nous ne sommes pas « préoccupés de nous-mêmes », quand nous nous donnons totalement à ce qui nous intéresse, nous passionne ou fait appel à nous d’une manière ou d’une autre. C’est alors que la vie s’épanouit, que nous nous épanouissons nous-mêmes. Être désobéissant, de ce point de vue, ce n’est donc pas simplement ne pas se conformer à des instructions, des règles, des ordres et des commandements. Être désobéissant, c’est ne pas donner réponse, ne pas être présent à la situation, manquer les signaux, laisser passer les occasions — une manière de se tromper spirituellement que l’on peut, à raison, appeler « péché ». Cette obéissance ou désobéissance au sens bénédictin du mot peut, elle aussi, se laisser aisément transposer vers des situations extérieures à la vie conventuelle. Lorsque, le soir, je revois le parcours de ma journée en me demandant par exemple ce qu’il est advenu de mon vœu d’obéissance, je ne me demande pas d’abord si j’ai bien suivi les règles qui m’étaient imposées d’en haut, mais si j’ai été prompt à répondre aux situations qui requéraient quelque chose de moi. Ai-je vraiment bien écouté, lors de la réunion que je présidais, les éléments que les autres apportaient, pour arriver ainsi à une décision mûrement réfléchie ? Ou avais-je d’avance fait ma propre conclusion et la soi-disant consultation de mes collaborateurs n’était-elle qu’une danse rituelle ? Ai-je réagi de façon suffisamment attentive aux signaux par lesquels ma fille me fai-
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sait comprendre que quelque chose n’allait pas ? Ou ai-je joyeusement, mais superficiellement et rapidement, dévié le sujet de conversation vers un terrain moins dangereux ? Ai-je pris au sérieux les questions de mes étudiants ou ne les ai-je exploités que pour mieux passer vers mon propre point suivant, brillamment présenté ? Autant d’occasions d’obéissance ou de désobéissance. J’ai d’ailleurs consciemment choisi des exemples dans lesquels j’étais moi-même, pour ainsi dire, l’instance d’autorité. En effet, l’obéissance ou la désobéissance n’est absolument pas réservée aux enfants, aux subordonnés, aux inférieurs. Même pour l’abbé, le vœu d’obéissance demeure valable. Lorsque des décisions importantes doivent être prises dans la communauté, c’est à son tour d’écouter attentivement les éléments avancés par les frères. Et la Règle comporte plusieurs passages où l’abbé se trouve face à de hautes exigences, quand il s’agit de bien écouter ce que les personnes et les situations requièrent de lui. On n’obéit pas qu’à ses supérieurs. Même un chief executive officer d’une société multinationale, même un chef d’orchestre ou un évêque peut, dans ce sens, cultiver l’obéissance. Mieux encore : c’est dans la mesure où ils considéreront leurs collaborateurs, leurs musiciens, leurs diocésains comme des sources de valeurs à respecter de façon appropriée, à maintenir à un niveau élevé, à écouter, c’est dans cette mesure-là que leur entreprise, leur orchestre ou leur diocèse s’épanouira plus encore. Et là où une entreprise, un orchestre, un diocèse ne s’épanouit pas, là surgira le soupçon que le chief executive officer, le chef d’orchestre ou l’évêque ne furent pas assez « obéissants ».
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Quelques illustrations plus spécifiques de l’art d’écouter à la manière bénédictine HOSPITALITÉ:TOUT HÔTE PEUT ÊTRE LE SEIGNEUR
Une expression particulière de l’obéissance, vue comme le fait de s’accorder une écoute mutuelle, est l’hospitalité. La Règle établit au début du chapitre concernant l’accueil des hôtes : « Tous les hôtes qui arrivent seront reçus comme le Christ, car lui-même doit dire un jour : J’ai demandé l’hospitalité et vous m’avez reçu. » Cette prise de conscience que tout hôte peut être le Seigneur, invite le portier à répondre par les mots « nous rendons grâce à Dieu » (Deo gratias) ou « Bénissons le Seigneur » (Benedicamus Domino) dès qu’une personne frappe à la porte ou dès qu’un pauvre appelle à l’aide. Tout hôte peut être le Seigneur, mais le Seigneur est parfois très misérable en apparence. Il faut parfois faire très attention et porter son regard au-delà des apparences pour apercevoir dans l’autre la silhouette du Seigneur. De même qu’un médecin qui ausculte doit prêter une écoute très attentive pour discerner à travers toutes sortes de bruits les signaux précis qui demandent une réponse adaptée, de même devons-nous, en conversant avec nos « hôtes », dresser parfois toutes nos antennes pour pouvoir expérimenter que l’autre est une source de l’Esprit. Nous devons travailler sérieusement à devenir un lieu d’accueil attentif, ouvert à l’Esprit. Ceci paraît pieux et exigeant — et ce l’est aussi. Mais, heureusement, une hospitalité attentive peut aussi s’améliorer et s’entretenir à travers de petites impulsions qualitatives. C’est un terrain excellent — comme tout ce qui en vaut la peine — pour la conversio morum. On peut le comprendre à travers deux applications de « l’hospitalité bénédictine » que l’on rencontre dans la vie quotidienne : les conversations téléphoniques et les réceptions.
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Toute conversation téléphonique relève de l’hospitalité, et demande par conséquent que l’on sache écouter et donner réponse — du moins, c’est ainsi que cela devrait être. Mais, quand le téléphone sonne, notre réaction spontanée est de ressentir cela comme un dérangement, comme une interruption de notre travail ou de quelque chose que nous estimons plus important, comme l’arrivée d’un intrus. Nous nous sentons quelque peu irrité — et de l’autre côté, il n’est pas rare que l’on anticipe cette réaction, en disant par exemple : « Je ne te dérange pas ? As-tu une minute pour moi ? Tu dois être très occupé, est-ce bien le bon moment ? » Notre irritation et notre malaise ont parfois même un effet physique : lorsque nous raccrochons le combiné, nous en apercevons encore l’empreinte dans notre main. Mais ceci peut aussi se passer (un peu) autrement. Accepter une conversation téléphonique nous offre la possibilité d’accueillir un hôte. Lorsque le téléphone sonne, attendez un instant avant de décrocher, et cela pour modifier légèrement votre attitude intérieure : passez de l’irritation à l’accueil. Pour m’y aider, je prononce souvent mentalement une courte « bénédiction » sur mon hôte encore inconnu : Benedicamus Domino — car ce pourrait bien être le Seigneur. Mon changement d’attitude, si modeste soit-il, sera perceptible à l’autre bout du fil. La conversation en recevra un ton et un contenu quelque peu différents. Les réceptions sont des moments de rencontres accueillantes, qui offrent bien des occasions pour écouter et donner réponse — mais souvent ce sont des occasions manquées. Qui ne connaît le phénomène de ce que j’appellerai, pour faire simple, le « regard de réception » ? Lors d’une réception, vous êtes en conversation avec quelqu’un, mais vous remarquez que son regard est quelque peu décentré, parce qu’il regarde en fait à quelques degrés à côté de vous, dans la direction de quelqu’un qui est plus important que vous et avec qui, en fait, il préférerait par-
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ler. Et lorsque se nouera cette nouvelle conversation, le même phénomène se reproduira sans doute. Celui qui n’aurait pas encore expérimenté ce « regard de réception » se trouve certainement lui-même dans le cas de se tenir à côté de son interlocuteur, de diriger son regard vers un autre, plus important. En effet, je perçois souvent, lors de réceptions, la situation assez absurde où, dans ce qui devrait être une conversation, les deux interlocuteurs sont en train de chercher du regard des personnes plus intéressantes. Mais cette situation absurde se prête, elle aussi, à merveille, à une petite injection de qualité bénédictine : il suffit de ramener le regard de quelques degrés en arrière (conversio, au sens littéral du mot) et de le concentrer sur la personne avec qui vous parlez. L’attention se recentrera alors d’elle-même : lorsque vous regardez réellement quelqu’un, vous en viendrez aussi tout naturellement à poser de vraies questions, à écouter vraiment, à vous intéresser, à donner réponse. La conversation y gagnera en qualité — si peu que ce soit — et il est très probable que votre propre conversio devienne contagieuse. Votre interlocuteur remarquera votre attention et votre intérêt, et se recentrera lui-même davantage sur celui à qui il parle. Il n’est pas difficile de citer et d’élaborer bien d’autres occasions semblables d’une hospitalité à l’écoute de l’autre : lors de conversations de sollicitations ou de direction (celui qui dirige ces conversations doit toujours se munir de son « stéthoscope »), lors de réunions diverses (comme il est rare que l’on s’y écoute attentivement !), lors de la rencontre avec de nouveaux collègues après une fusion, ou lorsqu’il s’agit d’accueillir votre nouveau directeur ou votre évêque (je le répète : n’oubliez pas le stéthoscope !).
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PRISE DE DÉCISION EN CONCERTATION
Une réunion est en effet une excellente circonstance pour apprendre à cultiver l’art de l’écoute. En pratique, il en va bien sûr autrement : on fait beaucoup de réunions dans les organisations les plus diverses, et on s’y écoute à peine. Il suffit de vérifier en cela sa propre expérience : lorsqu’un participant arrive à la réunion avec un point de vue précis, explique et argumente ce point de vue, il est vraiment rare qu’après une écoute attentive de ce que d’autres peuvent en dire, il déclare remettre en question son propre point de vue parce qu’un autre a avancé une proposition bien meilleure. Un tel changement (encore une forme de conversio) devrait en fait être normal — à quoi servent les réunions, si ce n’est pas pour arriver ensemble, en discutant, à la meilleure solution et pas nécessairement à ma solution — mais sera perçu par beaucoup comme une défaite, une façon de se voir « clouer le bec ». En effet, notre attitude habituelle dans les réunions est toute différente. Nous attendons que l’ordre du jour en vienne à notre sujet et, à ce moment, nous voulons marquer des points. Ou bien nous guettons une occasion pour subitement retirer la chaise de sous notre adversaire. Ou bien nous cherchons à ruser pour obtenir gain de cause par un détour de procédure, alors même que le contenu de notre point de vue n’a pas été retenu. Un réunion est bien plus souvent une arène qu’un moment attentif de concertation entre personnes qui ont à cœur la même chose — même si, souvent, on en garde les apparences : « n’avions-nous pas convenu que… ? » ; « tous les nez pointent dans la même direction… » ; « en accord avec notre ordre de mission… » La vie d’une abbaye connaît elle aussi régulièrement des concertations en vue d’une décision ou d’une préparation de décision. Benoît donne quelques conseils très largement utiles sur la manière dont cela
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doit se passer : « Toutes les fois qu’il y aura dans le monastère quelque affaire importante à décider, l’abbé convoquera toute la communauté et exposera lui-même ce dont il s’agit. Après avoir recueilli l’avis des frères, il délibérera à part soi et fera ensuite ce qu’il aura jugé le plus utile. Ce qui nous fait dire qu’il faut consulter tous les frères, c’est que souvent Dieu révèle à un plus jeune ce qui est meilleur » (RB, extrait du chapitre , De l’appel des frères en Conseil). L’on peut aisément s’imaginer que dans l’exemplaire de la Règle de maint novice, cette dernière phrase soit précisément soulignée. Si nous lisons ce texte attentivement, plusieurs aspects nous sautent aux yeux. « Toutes les fois qu’il y aura quelque affaire importante à décider, l’abbé convoquera toute la communauté ». En d’autres mots, pour les choses de moindre importance, l’abbé peut s’en tirer seul, avec éventuellement l’assistance de quelques membres de son équipe de gestion (prieur, économe, maître des novices). Mais plus une affaire est importante — autrement dit : plus il y va de l’intérêt de toute la communauté — plus le cercle des personnes consultées par l’abbé devra être grand. Quelle différence par rapport à ce qui se passe le plus souvent dans la pratique, par exemple, d’une société — et même ailleurs. Là, le cercle à l’intérieur duquel les décisions sont prises semble précisément d’autant plus petit que les questions à traiter ont davantage d’importance : lors de fusions, dans le cours de la bourse, lors d’une réorganisation d’importance, c’est souvent l’équipe de gestion seule, ou le conseil d’administration seul, ou finalement le président seul qui en est l’interlocuteur. Il y a certainement de bonnes raisons pour cela, mais l’approche de Benoît offre un terrain très solide. En élargissant le cercle de la consultation, on agrandit aussi le degré d’engagement personnel de ceux qui vont devoir ensuite porter et exécuter la décision importante. Et cet engagement personnel sera d’autant plus grand que l’on
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sait d’expérience qu’une telle consultation est faite avec sérieux — que l’abbé écoute vraiment. Pour exercer l’autorité, il faut avoir un talent particulier d’écoute, de même que la capacité de discerner ce qui peut être décidé en cercle restreint et ce qui justifie une consultation plus large. « … et il exposera lui-même ce dont il s’agit. » Quelle n’est pas la tentation de ne pas faire cela ? En tant que dernier responsable, il est plus facile de désigner un inférieur pour dire de quoi il s’agit. Cela présente deux avantages : si la proposition n’est pas bien reçue, c’est l’autre qui en fait les frais ; en outre, cela lui épargne la peine de bien évaluer la question à l’avance. Une autre tactique consiste à n’esquisser que quelques vagues contours et à espérer ensuite que dans le débat surgiront suffisamment d’éléments utiles pour être intégrés dans une proposition obtenant la majorité. Benoît le voit autrement. L’abbé doit bien se préparer avant de se rendre au conseil, il doit avoir pesé la question et discerné si elle est assez importante pour en appeler à toute la communauté. Il doit ensuite expliquer lui-même de quoi il s’agit : quelle est la question ? En quoi est-elle importante ? Quelles sont les conditions à l’intérieur desquelles il s’agit de trouver une solution ? Quelles orientations l’abbé propose-t-il pour une solution ? « Après avoir recueilli l’avis des frères… » C’est maintenant au tour de l’abbé d’écouter : audiens consilium… Il n’est pas facile, après avoir exposé votre point de vue, d’ouvrir vraiment les oreilles et de recueillir les signaux implicites et explicites qui peuvent avoir de la valeur pour votre prise de décision. N’est-il pas plus tentant de laisser dire chacun, mais sans y être vraiment présent (inter-esse), puis de prendre une « décision » de telle manière que les autres opinions y soient intégrées pour la forme, mais que vous aboutissiez tout de même à l’endroit précis où vous vouliez être avant que la consultation ne commence ?
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L’écoute de l’abbé doit être aussi sérieuse que celle du disciple à qui s’adresse la première ligne de la Règle : cela doit lui donner à réfléchir. « … il délibérera à part soi… » — le texte latin, tractet apud se, montre encore plus clairement qu’il ne s’agit pas simplement d’une réflexion « cognitive » et distante, mais que l’abbé doit y être personnellement impliqué, et de tout cœur. « … et fera ensuite (fecit) ce qu’il aura jugé le plus utile. » Nous retrouvons ici la triade de la première phrase de la Règle : écouter attentivement, adhérer de tout cœur et mettre en œuvre efficacement. Ici, l’abbé doit écouter le conseil, réfléchir et décider en vue d’une action. Et cette action doit être « la plus utile », c’est-à-dire une action qui contribue au mieux à l’épanouissement de la communauté. Le fait de se mettre à l’écoute du conseil de chacun reçoit en outre une explication intéressante : « Souvent Dieu révèle à un plus jeune ce qui est meilleur. » En effet, cela en vaut toujours la peine d’écouter attentivement l’avis de ceux qui sont frais et nouveaux dans une organisation, qui ne s’embarrassent pas encore trop des chemins balisés et des coutumes internes. Le critère de l’âge ne doit certainement pas toujours déterminer qui est « jeune ». Parfois, il y a des anciens qui sont restés « frais », ou plutôt qui se sont gardés frais en travaillant régulièrement à élargir leur propre horizon. La procédure de prise de décision que nous venons de présenter n’est pas démocratique. Après une consultation consciencieuse, le dirigeant doit prendre lui-même et endosser la responsabilité de ses décisions. Il ne peut se cacher derrière une majorité de voix. Et pas davantage derrière une ignorance des possibilités alternatives, qui n’auront pas manqué d’être évoquées lors de la procédure de consultation. C’est par excellence ce qu’on appelle la responsabilité au niveau de la direction : c’est vous qui devez donner la bonne réponse à ce que la si-
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tuation et l’organisation attendent de vous. C’est alors seulement que vous serez un interlocuteur fiable. NE PAS MURMURER
Lorsque l’écoute laisse à désirer, que ce soit de la part d’un moine ou de la part de l’abbé dans une procédure de consultation, cela résulte souvent en un climat de murmure. L’écoute a en effet un complément négatif : le murmure. De même que l’obéissance est une attitude positive qui se met déjà dans une velléité d’écoute avant même que l’on ne parle, de même le murmure est-il une manière de parler négativement avant même que l’on n’écoute attentivement, ou aussi parce que l’on n’a pas bien écouté. Benoît considère le murmure comme une faute grave. Douze fois dans la Règle, la murmuratio est citée comme une sérieuse menace pour la communauté. Dans une organisation, le murmure agit comme un poison social lent et souterrain. Le murmure trouble la vision, sape l’énergie et atteint le cœur. Ceci vaut tout autant du murmure « intérieur » que du murmure « extérieur ». Celui qui murmure et se plaint intérieurement ne sait plus voir et entendre clairement — car il y a déjà en lui une autre voix qui prend la parole, qui oriente son attention et son énergie surtout sur autre chose que sur ce qui est à faire ici et maintenant, et qui l’empêche donc de le faire « de tout son cœur ». Le murmure extérieur est encore plus dangereux, car il prolifère comme des cellules cancéreuses. Les murmurateurs se recherchent et se renforcent mutuellement, et ils infectent les autres : c’est du sable et du poison dans votre organisation. Cette façon de se répandre comme un cancer a d’ailleurs ses conséquences inhérentes : faire le travail à moitié, traîner, faire attendre les autres — ce sont les armes par lesquelles les infé-
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rieurs s’en prennent indirectement à leurs maîtres. On y reviendra encore dans le chapitre suivant, concernant l’autorité bénédictine. Il existe heureusement un contrepoison au murmure : l’esprit de joie. Peut-être que ce terme semble un peu archaïque ou naïf. D’après le dictionnaire, on pourrait dire aussi : « être joyeux dans l’esprit », « plein d’entrain » (le contraire de « déprimé »), « accepter la souffrance et l’adversité ». Cette dernière définition montre déjà qu’il ne s’agit pas d’un optimisme artificiel, qui fermerait les yeux sur ce qui ne va pas ou ce qui est difficile. L’esprit de joie a quelque chose à voir avec le courage — un trait de caractère qui n’est pas nécessaire quand tout va de soi, qui n’est requis que lorsqu’il y a des barrières, des épreuves, des soucis, de l’incertitude. L’esprit de joie à la manière bénédictine — en tant que contrepoison du murmure — est une sage combinaison d’écoute attentive (sans fermer les oreilles à ce qui est moins agréable), de consultation (y compris des faibles, des anciens, des blessés de la vie, des marginaux, des silencieux et surtout aussi des murmurateurs), d’un entrain plein de dignité, d’une parole encourageante, en particulier dans les circonstances difficiles. Un tel esprit de joie est un baume social qui agit lentement, un élixir qui rend la force. Ceci n’a rien de soft, de même qu’une spiritualité n’a pas à être soft (et si elle l’est, c’est le signe de sa piètre qualité). La spiritualité a à voir avec un élan de vie, une orientation de vie et un style de vie ¹¹, et c’est là précisément ce que poursuit l’esprit de joie : donner un élan contagieux et exemplaire, même dans les situations difficiles, offrir une
11. Je dois cette belle description à Theo Zweerman et Jozef Wissink.
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orientation, revoir la situation d’une façon neuve et différente. C’est alors que, de manière inattendue, on parvient à résister à une force supérieure, c’est alors qu’une corvée qui semblait impossible s’avère tout de même réalisable, c’est alors qu’un labyrinthe s’ouvre sur une issue et que vous découvrez en vous-même plus de ressources que vous ne l’imaginiez. Tout le monde connaît des exemples de ce genre de situations et de personnes qui entraînent à monter plus haut, à se transcender : le chef d’orchestre qui amène ses musiciens littéralement à jouer sur la pointe de leur chaise ; le manager qui, par un sourire et par son attitude exemplaire, amène ses collaborateurs à réaliser des affaires qu’ils n’auraient pas même ou à peine entreprises sous l’autorité d’un maître sans finesse ; l’enseignante qui amène une classe d’adolescents à oublier qu’elle leur donne un « cours » et qui, par sa manière passionnée et dévouée, les amène à réfléchir sur une vraie question. On se demande parfois : quel est leur secret ? On se le demande peut-être parce qu’en toile de fond, on désire discrètement déchiffrer ce secret pour en faire son propre profit et imiter leur réussite. Mais, sur ce point aussi, l’imitation n’est pas l’authenticité. Vos collaborateurs auront bien vite perçu si votre sourire s’enracine dans un véritable esprit de joie ou s’il n’est que le fruit bien imité d’un séminaire sur les outils du bon manager. Les vrais fruits croissent et mûrissent toujours dans la tranquillité. Pourtant, il peut être instructif de se demander ce qui anime la fraîcheur et la motivation de ce chef d’orchestre charismatique, de ce manager plein d’entrain, de cette enseignante magistrale. D’où vient leur propre élan ? Où puisent-ils leur orientation de vie ? Comment celle-ci s’exprime-t-elle dans leur organisation, leur style de vie ? Lorsque vous posez ces questions à ces personnes elles-mêmes — ce que j’ai pu faire à plusieurs reprises, dans des conditions favorables —
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vous recevez des réponses très divergentes. Mais ces réponses ont toujours un point commun : par des manières très diverses, on cultive toujours la condition de la croissance personnelle. En effet, tout comme dans la nature, la croissance ne peut être forcée, on peut cependant cultiver (ou négliger) les conditions dans lesquelles la croissance devient possible. Lorsque ce chef d’orchestre se lance dans une nouvelle pièce musicale, il explore toujours en profondeur la culture dans laquelle s’enracine cette pièce : il lit des romans, de la poésie, de la philosophie, de l’histoire. De cette manière, il élargit l’horizon au-delà des seules exigences de la partition et du professionnalisme musical. Des managers de grandes entreprises que j’interrogeais sur leur « spiritualité » me citèrent chacun des manières propres et personnelles de garder la fraîcheur de leur motivation. L’un fait chaque soir, avant le coucher — si tard soit-il — exactement une heure de lecture de quelque chose de beau qui puisse l’inspirer. L’autre se lève une heure plus tôt que nécessaire pour faire — par tous les temps — une promenade sur la plage. Le président d’une grosse entreprise cotée en bourse est diplômé en apiculture, il a des ruches et des moutons — ce qui lui demande une attention et un effort de tous les jours. L’enseignante approfondit sa propre discipline (chose rare, chez les enseignants) : elle étudie, publie des articles, suit des formations post-académiques à des universités étrangères. Et elle peint des icônes. Quels sont les points communs qui sautent aux yeux ? Ces personnes cherchent à élargir leur propre horizon, recherchent des circonstances propices au silence et à la méditation, établissent des contacts avec des sources de valeur — et cela non pas de façon ponctuelle, mais régulièrement. Benoît serait entièrement d’accord. C’est précisément ce qu’il recherche lorsqu’il demande à ses
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moines de se consacrer tous les jours à une lecture spirituelle : la lectio divina. LA LECTIO DIVINA:GARDER LE CONTACT AVEC DES SOURCES DE VALEUR
La lectio divina est l’exact opposé de la façon de lire un texte en diagonale avec un feutre vert, de scanner un texte pour surligner rapidement les mots clefs et les points d’attention qui peuvent être importants pour des tractations ou une réunion, et qui peuvent être oubliés aussitôt après. La lecture spirituelle que Benoît prescrit à ses moines avait autrefois justement pour but, entre autres, d’apprendre des textes par cœur, dans tous les sens du terme. Dans la lectio divina, il s’agit de lire un texte très lentement, de préférence à haute voix, de sorte que vous prenez vraiment les mots en bouche et en goûtez la saveur. Vous lisez jusqu’à ce qu’un mot ou une phrase vous touche, jusqu’à ce que vous entendiez quelque chose qui vous accroche, en quelque sorte. Ce mot ou cette phrase est répétée à haute voix, elle est en quelque sorte remâchée. En latin, cela s’appelle ruminatio — tout simplement ce que vous voyez faire les vaches en un endroit tranquille, préparer ce qui résulte d’une première digestion pour l’étape suivante de la transformation de l’herbe en lait. Entre-temps, on fait des associations avec ce mot, cette phrase : qu’est-ce qu’elle me dit ? En quoi me touche-t-elle ? Pourquoi me touche-t-elle, moi ? Que pourrait-elle signifier dans mon contexte ? Comment pourrais-je y donner réponse de façon féconde ? Il s’agit en quelque sorte de secouer un tel texte dans tous les sens, de l’écouter au stéthoscope — non seulement parce qu’on s’y intéresse, mais pour y donner réponse. Par la ruminatio, vous tentez de retirer un maximum de sève nourrissante du petit morceau de texte remâché. Puis vous poursuivez lentement votre lecture, jusqu’à ce que vous soupçonniez être arrivé de nouveau à un morceau nourrissant.
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Il s’agit bien d’un processus de transformation, et cela dans les deux sens : le texte est transformé — puisqu’il est transposé et traduit dans mon contexte — et le lecteur est transformé. Parfois très peu : il me faut regarder cette question d’un autre manière ; ma réaction vis-à-vis de telle personne pourrait bien changer un peu. Parfois aussi, le texte peut s’ouvrir à vous de façon tellement inattendue qu’un horizon intérieur se dévoile où vous restez en quelque sorte « suspendu » pendant un temps. Dans la littérature monastique, on parle bien des quatre étapes ou degrés de la lectio divina : la lectio, la meditatio, l’oratio (la prière) et la contemplatio. En traduction : lire lentement jusqu’à ce que l’on reste accroché, répéter et faire des liens, donner réponse et porter son regard plein d’admiration et de reconnaissance vers la profondeur ou vers le lointain. Ces quatre étapes de l’approfondissement progressif ne sont bien sûr pas toujours parcourues. Souvent, il s’agira simplement de persévérer dans la lectio et la meditatio. Ces deux étapes sont d’ailleurs les seules auxquelles il est possible de travailler. Qu’une parole ou qu’une phrase vous touche de telle façon que vous puissiez y donner réponse de tout votre cœur, cela vous ne pouvez que l’attendre (un moine définissait un jour sa prière méditative comme le fait de « se tenir en attente »). Et des horizons inattendus, cela ne s’organise pas. Un texte peut en outre contenir beaucoup de chardons. Un texte peut être sérieusement fermé à clé ; un lecteur aussi, d’ailleurs. « Ce texte ne me dit (encore) rien », dira-t-on souvent. Benoît répondrait : « As-tu bien écouté de façon attentive ? As-tu bien utilisé ton stéthoscope ? N’as-tu vraiment entendu que des sons diffus ? »
12. Voir par exemple Gerrit Komrij, In Liefde Bloeyende, Amsterdam, 1998.
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Un père de l’Église comme Augustin d’Hippone a dû être un maître en lectio divina. Lorsque vous lisez ses commentaires sur les psaumes, c’est un horizon après l’autre qui s’ouvre devant vous ¹². Gerrit Komrij est un poète contemporain qui parvient à la même hauteur. Il parvient à éclairer un poème verset par verset de façon tellement magistrale que le texte s’ouvre vraiment devant vous. Quelle lecture tranquille et persévérante n’a-t-il pas fallu pour en arriver là ! L’attitude de lecture et de méditation requise pour la lectio divina fait penser aux trois piliers de la première phrase de la Règle : écouter attentivement, adhérer de tout son cœur, donner une réponse efficace. On peut aussi y retrouver les trois vœux : stabilitas, persévérer tranquillement, conversio morum, se laisser transformer, obedientia, donner réponse. Un tel contact avec des sources de valeur, chaque jour repris, peut aussi porter fruit et fournir une inspiration à ceux qui vivent en dehors des murs d’un monastère. Les sources de valeur peuvent être très diverses : des textes, des images, la musique, la nature… Vous pouvez y puiser un élan de vie, y trouver des orientations de vie, y être appelé à un nouveau style de vie. Cultiver ce contact est une façon d’élargir votre horizon et de créer les conditions favorables à la croissance et au mûrissement. Cette intuition est particulièrement bien exprimée dans le psaume qui (comme tous les psaumes) se prête admirablement à la lectio divina. Souvent d’ailleurs, le regard s’élargit si l’on se penche sur plusieurs traductions à la fois. Pour évoquer ce qu’une telle lecture attentive et répétitive peut suggérer — comme réponse personnelle, évidemment —, je propose ici la traduction néerlandaise d’Ida Gerhardt et Maria van der Zeijde, ainsi que la traduction allemande de Martin Buber, suivie de quelques réflexions.
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LE CHEMIN DES JUSTES
Heureux est l’homme qui n’entre pas au conseil des méchants, qui ne suit pas le chemin des pécheurs, ne siège pas avec ceux qui ricanent, mais se plaît dans la loi du Seigneur et murmure sa loi jour et nuit ! Il est comme un arbre planté près d’un ruisseau qui donne du fruit en son temps, et jamais son feuillage ne meurt ; tout ce qu’il entreprend réussira, tel n’est pas le sort des méchants. Mais ils sont comme la paille balayée par le vent : au jugement, les méchants ne se lèveront pas ni les pécheurs, au rassemblement des justes. Le Seigneur connaît le chemin des justes, mais le chemin des méchants se perdra. (Psautier, version œcuménique, texte liturgique) De man die gekozen heeft Gelukkig de man die niet treedt in het overleg van de bozen, op de weg van de schenders geen voet zet, niet zit in de kring van de spotters ; die veeleer in de wet van de Heer zich vermeit, Zijn wet overpeinst dag en nacht. Als een boom is hij, wortelend waar water stroomt, die vrucht draagt in het seizoen :
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zijn gebladerte zal niet verdorren. Tot ontplooiing komt al wat hij doet. Hoe anders de bozen ! Zij zijn als het kaf : de wind blaast het weg. Zie, geen boze bestaat het gericht, geen schender de raad der rechtvaardigen. Want de Heer kent de weg der rechtvaardigen, doch het pad van de bozen breekt af. (Ida Gerhardt et Maria van der Zeijde) O Glück des Mannes, der nicht ging im Rat der Frevler, den Weg der Sünder nicht beschritt, am Sitz der Dreisten nicht saß, sondern Lust hat an seiner Weisung, über seiner Weisung murmelt tages und nachts ! Der wird sein wie ein Baum, an Wassergräben verpflanzt, der zu seiner Zeit gibt seine Frucht und sein Laub welkt nicht : was alles er tut, es gelingt. Nicht so sind die Frevler, sondern wie Spreu, die ein wind verweht. Darum bestehen Sünder nicht im Gericht, Sünder in der Gemeinde der Bewährten. Denn Er kennt den Weg der Bewährten, aber der Weg der Frevler verliert sich. (Martin Buber)
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Ida Gerhardt et Maria van der Zeijde ont donné à leur traduction de ce psaume le titre « De man die gekozen heeft » (« L’homme qui a choisi »). Cet « a choisi » mérite peut-être quelques nuances : il ne s’agit pas tant d’un choix définitif, une fois pour toutes ; l’homme se trouve tous les jours confronté à des moments où il faut choisir. Chacun de ces moments peut porter fruit ou tourner court. Quels sont les pas que je fais ? Qu’est-ce qui me donne en cela une orientation ? Les métaphores de « faire des pas » et de choisir le bon « chemin » donnent la couleur de ce psaume : « l’homme qui n’entre pas au conseil des méchants », « ne suit pas le chemin des pécheurs », « le Seigneur connaît le chemin des justes », « le chemin des méchants se perdra ». Pour un peuple habitué au désert, la bonne orientation revêt une importance capitale : la bonne route mène quelque part, la mauvaise route n’aboutit à rien, « verliert sich ». Cela vaut également pour une orientation de vie : il y a des sources d’orientation qui ont de la valeur et il y a des directions sans valeur. Il s’agit d’être suffisamment ouvert pour entrer en contact avec les sources de valeur, pour les distinguer de ce qui n’a pas de valeur, pour choisir toujours un chemin qui fera porter fruit. En cela, je ne pense pas d’abord aux grandes décisions qui touchent à toute la vie (même si elles existent aussi : vous pouvez décider radicalement de rompre avec un style de vie et un contexte de vie sans valeur ; vous pouvez vous relier radicalement à un style de vie et un contexte de vie qui vous permettent de vous épanouir), mais aux nombreux petits choix que je fais chaque jour et qui peuvent chacun « injecter » de la valeur ou de la non-valeur, du baume ou du poison dans le réseau des causes et conséquences de ma vie. Accorder une écoute attentive à un collaborateur ou laisser sous-entendre que vous avez à faire plus important que cela ; écrire telle lettre à une personne en difficulté ou donner la préférence à tel article de revue tellement intéressant ; lire une
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histoire à vos enfants avant le coucher ou leur donner un dernier baiser rapide parce que vous êtes encore si occupé ; d’un geste aimable, laisser quelqu’un se glisser devant vous dans la file ou refermer rapidement le moindre espace en serrant les dents ; écouter un quart d’heure de Bach avant d’aller dormir ou continuer à zapper sans but précis les programmes de télévision sans valeur ; lors d’une évaluation du personnel, se montrer attentif aux points forts et aux possibilités de croissance d’un collaborateur ou donner un commentaire moqueur sur ce qu’il a fait de travers. Il est frappant que dans ces textes, les sources de non-valeur sont toujours des personnes : les méchants, de bozen, die Frevler — ceux qui sont amers, qui suscitent et renforcent l’amertume —, ceux qui offensent et abîment ce qui a de la valeur, die Dreisten — personnages provocants, sans gêne, les pécheurs — péché pour votre temps, péché pour votre choix que de vous joindre à eux, les moqueurs et les ricaneurs. Ceux-ci, d’ailleurs, se recherchent les uns les autres : « le conseil des méchants » (het overleg van de bozen), « le cercle des moqueurs » (de kring van de spotters). Il est parfois très tentant d’apporter en cela sa propre petite pierre de non-valeur, ou de créer son propre petit cercle de ricaneurs et de moqueurs. Et les sources de valeur ? Ce sont aussi des personnes, et des personnes qui sont en fin de compte reliées à une Personne. Que doit-on choisir ? « La loi du Seigneur ». À première vue, cela n’est pas très attirant. Mais il ne s’agit pas ici de la loi au sens juridique, comme le code pénal. Buber traduit le mot Torah par Weisung (« direction, orientation »), et montre ainsi qu’il s’agit plutôt d’un « poteau indicateur » que d’un ensemble de règles juridiques dont la transgression est punie par des sanctions. Il s’agit donc en fait d’une loi dans laquelle on se réjouit : « zich vermeit, sondern Lust hat an seiner Weisung », on y trouve du plaisir — car la « loi » offre des repères d’orientation qui
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vous permettent de grandir, vous-même et ce à quoi vous êtes relié. Et cette direction, cette Weisung, nous est toujours proposée par les autres : par des textes (tel que ce psaume), de la musique, des figures exemplaires, des enseignants, vos enfants. Il est bon de méditer sur ce qu’ils vous proposent, de ne pas passer à côté de façon évasive : « qui médite sa loi jour et nuit ». Ce « méditer » (overpeinst) me semble encore trop intellectuel ; chez Buber, les paroles de valeur sont réellement prises dans la bouche : « über Seiner Weisung murmelt tages und nachts » (« qui murmure sa loi jour et nuit »). Choisir ce qui a de la valeur, ce n’est pas d’abord s’en tenir gentiment aux règles. Ce texte nous apprend qu’il s’agit de fécondité (vruchtbaarheid), qui survient lorsque vous étendez vos racines vers les lieux où « l’eau coule » (« wortelend waar water stroomt »). Cela peut constituer une question pour chaque jour : ai-je été aujourd’hui enraciné dans une eau courante et vivante ? L’ai-je d’ailleurs aussi recherché ? Lorsque je remarque des signes de dessèchement chez moimême et chez les autres, suis-je en mesure de leur offrir, de m’offrir d’une façon ou d’une autre de l’eau vive ? C’est là, bien sûr, une condition essentielle de fécondité, mais certainement pas une garantie d’épanouissement immédiat. Il est écrit : « die vrucht draagt in het seizoen » (« qui porte fruit en la saison ») ou, plus fort, chez Buber : « der zu seiner Zeit gibt seine Frucht » (« qui porte son fruit en son temps »). Il faut souvent beaucoup de patience. Ce « zu seiner Zeit » peut se situer très loin, et encore faut-il respecter alors le fait qu’il s’agit de « seine Frucht ». Un des moines de l’abbaye à laquelle je suis rattaché s’est occupé pendant plus de cinquante ans, tous les jours, de miniatures et de textes de Hildegarde de Bingen. Cela valut en cours de route quelques petits fruits et quelques intuitions, mais ce n’est qu’après ses quatre-vingts ans qu’il eut le sentiment que quelque
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chose était parvenu à pleine maturité, quelque chose qui pouvait dès lors porter fruit aussi pour beaucoup d’autres. En outre, c’était « seine Frucht », non pas une contribution à la science, mais le point de vue d’un artiste, proposant des associations et élargissant l’horizon. Même à un âge avancé, ce feuillage n’était nullement desséché. Lorsque je m’arrête au verset « der zu seiner Zeit gibt seine Frucht », je pense souvent à ce moine, Henri Boelaers — mais je le redis aussi en silence lorsqu’un collègue ou un ami ne produit pas encore les fruits que j’espère tant de lui. Et aussi lorsque je dois moi-même remettre un projet à un peu plus tard ou à beaucoup plus tard, en raison d’autres priorités. Ce verset peut alors devenir une règle de vie qui diminue le stress ou l’urgence : « der zu seiner Zeit gibt seine Frucht ». Si vous êtes enraciné là où l’eau coule, vous porterez du fruit en la saison, vous pousserez. Mais que se passe-t-il si vous ne restez pas en contact avec des sources de valeur ? Alors, vous ne remarquez aucun épanouissement, vous êtes comme la paille que le vent balaie. Ce n’est pas tant une « punition » qui vient d’en haut ; c’est parce que ce qui vient de vous n’est pas enraciné, ne tient pas, ne possède pas de force vitale. C’est une expérience que beaucoup partageront avec moi : certains de vos projets ressemblent à du sable mou : ils n’étaient pas suffisamment ancrés, n’étaient pas animés d’une véritable vie. Des processus entiers peuvent glisser entre vos doigts et tourner court. Le verset conclusif du psaume montre bien qu’il ne s’agit pas d’une récompense ou d’une punition extrinsèque, mais d’une fécondité ou d’une absence de fécondité intrinsèque. Au bout du sentier des méchants ne se tient pas un ange de la vengeance muni d’un glaive de feu ; ce chemin aboutit dans du sable mouvant, il s’arrête là : « der Weg der Frevler verliert sich ». Et vous vous égarez.
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Et le chemin des justes, « die recht varen », « die Bewährten », de ceux qui s’orientent sur des sources de valeur ? Là non plus, pas de récompense au bout du compte. La fécondité transparaît en cours de route. Il est seulement écrit que le Seigneur connaît ce chemin, ce qui revient à dire, en hébreu, que le Seigneur aime ce chemin. Il n’y a pas de prescription, pas de récompense, pas de punition. Nous devons choisir nous-mêmes, et cela sans arrêt, en nous orientant sur des sources de valeur que d’autres nous proposent. C’est votre propre chemin qui sera fécond ou qui ne produira qu’un peu de paille. Et pour le dire honnêtement : nous sommes sans cesse à la fois des Bewährte (« des préservés ») et des Frevler (« des scélérats »), nous sommes à la fois féconds et desséchés. Heureusement, chaque jour nous offre des possibilités de conversio morum, de petits changements de direction. Non par soumission ou par conformisme, mais parce que nous nous en porterons mieux nous-mêmes. C’est ce que dit d’emblée le premier mot de ce psaume : « Gelukkig de man » (« Heureux est l’homme »). Ce n’est pas tant un indicatif de description — « regardez donc cet homme qui a fait le bon choix » — c’est plutôt une exclamation : « O Glück des Mannes… » (« Quel bonheur pour cet homme ! ») Si l’on fait le bon choix, le bonheur s’ensuit. Le choix de rester en contact régulier avec des sources de valeur, à la manière, par exemple, de la lectio divina, en est un bel exemple.
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L’autorité bénédictine : encourager à la croissance 13 L’autorité requiert un talent particulier pour l’écoute Lors d’un tour de table de présentation qui ouvrait un week-end de ressourcement avec un groupe de chefs d’entreprise, je demandai quels objets ils auraient apportés pour symboliser une « bonne manière d’exercer l’autorité ». Il y eut des réactions diverses et intéressantes. Tous acquiescèrent à l’image du bâton d’estafette : vous entrez dans une situation qui existe déjà et vous recevez en héritage ce qui, dans le passé, a marqué la culture de votre entreprise. En temps voulu, à votre tour, vous transmettrez le relais, non sans avoir laissé sur le bâton vos propres empreintes et votre cachet — beau ou vilain. Un autre aurait choisi un flacon de produit d’entretien pour cuivre : car
13. Pour la rédaction de ce chapitre, nous avons largement fait usage des livres et articles suivants : Anselm Grün, o.s.b., Diriger les hommes, les éveiller à la vie : en s’inspirant de la Règle de Benoît de Nursie, Salvator, 2006 ; Norvene Vest, Friend of the Soul. A Benedictine Spirituality of Work, Cambridge (Mass.), 1997 ; Joseph J. Gerry, o.s.b., « Abbatical Leadership », dans The American Benedictine Review, 43, 1992, p. 29-47 ; Terence Kardong, o.s.b., « The Abbot as Leader », dans The American Benedictine Review, 42, 1991, p. 53-72.
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même une organisation qui paraît brillante a besoin d’un entretien quotidien, parfois très élémentaire, pour garder son rayonnement. Personnellement, j’aurais apporté un stéthoscope pour symboliser l’autorité bénédictine. L’art d’écouter est capital dans la vie bénédictine. Celui qui porte dans la communauté une responsabilité plus importante doit disposer de talents particuliers en matière d’écoute attentive et de réponses adéquates. Les chapitres de la Règle qui traitent de l’abbé et du cellérier (cellarius, l’économe) du monastère offrent à ce propos toute une série de petits conseils élémentaires qui peuvent être utiles à tous ceux qui sont responsables, d’une manière ou d’une autre, de « guider les âmes » : enseignants, parents, évêque, manager en tout genre. En effet, diriger est, en fin de compte, une question de vie spirituelle. On dirige des processus, des courants de production, des réseaux organisationnels, des transferts de connaissance, des courants d’informations, des formations en réseau, research and development, et d’autres choses encore que l’on exprime dans le jargon contemporain du management. Mais dès que l’on va un peu plus en profondeur, on en revient toujours à essayer de guider des « âmes » et de les mettre en mouvement. Pour la personne en position d’autorité, il est d’ailleurs très tentant de justement ne pas aller en profondeur et de se précipiter sur l’aspect extérieur, organisationnel des choses pour éviter de devoir vraiment écouter, vraiment entrer en dialogue et réagir en vérité. On succombe facilement à cette tentation parce que l’aspect extérieur et organisationnel est plus facile à aborder et à traiter que l’aspect intérieur et spirituel — y compris la vie spirituelle du chef lui-même. Cette façon de faire est la même que celle d’un médecin inattentif qui constate chez son patient une petite grippe s’avérant plus tard être une sérieuse pneumonie, et qui ne la traite qu’avec des médicaments contre la douleur et la fièvre. Le bon médecin utilise son stéthoscope.
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C’est tout un art de discerner, au milieu du bruissement, des battements du cœur et des sifflements, s’il s’agit d’une bronchite ou d’une inflammation et puis de décider quelle sera la meilleure chose à faire. La bonne autorité est quelque chose d’analogue. S’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans une organisation, il faut être très alerte pour en remarquer les premiers symptômes. Mettez-y le stéthoscope et tentez, au milieu du bruit ambiant, de remarquer ce qui se passe. D’ailleurs, même quand l’affaire marche bien, il est intelligent d’écouter attentivement et de rester en dialogue pour se rendre compte de ce qui se vit. Poser ensuite le bon diagnostic est une question d’expérience, de prudence, d’intuition, de sapientia (l’art de « goûter »). Parfois, les choses s’arrangent toutes seules, lorsque vous donnez à vos gens l’espace et le temps d’arranger par eux-mêmes leurs petites affaires. Parfois, il est nécessaire de redresser la barre en douceur et avec intelligence. Parfois aussi, il sera nécessaire d’intervenir de façon chirurgicale, précise et allant droit au but, pour que la blessure et la perte de sang soient minimales, et uniquement en fonction du salut de l’organisme dans son ensemble — ce que vise, en fin de compte, le médecin. L’autorité implique la capacité de poser un diagnostic, d’avoir une vision d’ensemble, de susciter chez les autres un tel élan qu’ils se mettent en mouvement, que, littéralement, ils soient motivés. « Guider » ainsi « les âmes » comporte des exigences pour sa propre âme. Les chapitres de la Règle de Benoît concernant l’abbé et le cellérier ne parlent pas seulement ni avant tout de leurs tâches et compétences, mais aussi et surtout de leurs caractéristiques et des possibilités de croissance de leur propre âme. Comment une personne doit-elle être constituée, comment doit-elle travailler sur elle-même (car l’abbé doit aussi prendre soin de son âme à lui) pour pouvoir a priori exercer l’autorité ? Les théories sur le bon management traitent souvent de la question du quoi, du
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comment et du pourquoi. Benoît dirait qu’il y a une question préalable bien plus importante : qui est-ce qui exerce l’autorité ?
La personne de l’abbé Le deuxième chapitre de la Règle évoque les qualités que doit avoir l’abbé. Le chapitre qui suit immédiatement traite de la manière dont celui-ci dirige les prises de décision dans la communauté (dont il a été question plus haut). Le chapitre évoque de façon formelle l’institution de l’abbé et contient surtout quelques caractéristiques personnelles complémentaires que Benoît espère trouver dans un bon abbé — mais ceci résonne comme une description assez statique, alors qu’il est évidemment possible de grandir dans sa fonction d’autorité. Dans ce paragraphe, je voudrais rechercher, à partir d’extraits des chapitres sur l’abbé, quelles sont les conditions anthropologiques fondamentales qui vont de pair avec une bonne autorité, selon Benoît. En faisant cela, j’envisage aussi chaque fois dans quelle mesure l’un ou l’autre élément peut être d’application pour l’exercice de l’autorité dans des contextes autres que celui d’une abbaye. « L’abbé qui est jugé digne de gouverner le monastère doit se rappeler sans cesse le titre qu’il porte et réaliser par ses actes le nom de supérieur » (RB 2,1). « L’abbé doit toujours se rappeler ce qu’il est, se rappeler le titre qu’il porte ; savoir qu’il est exigé davantage à qui a été confié davantage. Qu’il considère combien difficile et laborieuse est la charge qu’il a reçue de conduire des âmes et de s’accommoder aux caractères d’un
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grand nombre. Tel a besoin d’être conduit par des caresses, tel autre par les remontrances, tel encore par la persuasion. L’abbé doit donc se conformer et s’adapter aux dispositions et à l’intelligence de chacun, en sorte qu’il puisse non seulement préserver de tout dommage le troupeau qui lui est confié, mais encore se réjouir de l’accroissement de ce bon troupeau » (RB 2,30-32).
L’abbé doit « se rappeler sans cesse le titre qu’il porte ». Ce titre est abbas, père. Cette dimension paternelle se trouvait déjà dans la phrase d’ouverture de la Règle, où il est même question d’un « père plein d’amour » — ce qui est, en fait, un pléonasme. Un père sans amour n’est pas digne du nom de « père ». À première vue, il semble un peu mou et soft, d’attendre une forme de « paternité pleine d’amour », de la part de ceux qui exercent l’autorité en dehors du monastère. Mais l’amour n’est pas une affaire soft et rosâtre ; c’est une forme d’engagement qui doit être appliqué et entretenu de tout cœur et inconditionnellement, « pour le meilleur et pour le pire ». Dans le chapitre précédent, nous nous sommes déjà un peu attardé aux cinq catégories répertoriées par Bernard Lonergan — entièrement dans l’esprit de Benoît — dans le domaine de la croissance humaine et spirituelle. Les catégories de l’attention, de l’intelligence, de la raison, de la responsabilité, de l’engagement du cœur. Ce ne sont pas là des degrés qu’il faudrait franchir l’un après l’autre, mais des aspects différents d’une même attitude, aspects qui se supposent et s’influencent les uns les autres. Imaginez par exemple un manager, un chef d’orchestre ou un évêque qui, dans son exercice de l’autorité, est certes parvenu à un haut niveau d’attention, d’intelligence, de raison et de responsabilité, mais qui ne se sent pas vraiment engagé et impliqué par son organisation, son orchestre, son diocèse, qui ne met pas tout son cœur
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à accomplir sa tâche. À terme, cette tâche s’avérera peu féconde. Il se pourra qu’au niveau de l’extériorité des pas auront été faits : plus de structure et d’efficacité dans la concertation, plus de transparence dans la prise de décision, meilleure répartition des responsabilités, étude plus approfondie des partitions musicales, plus d’homogénéité dans le son de l’orchestre, meilleure qualité de la proclamation et de la liturgie. Mais au niveau de l’intériorité, la croissance durable sera peu évidente : les gens ont des antennes pour percevoir que l’engagement n’est pas vécu du fond du cœur, mais ils traverseront le feu pour quelqu’un qui se donne vraiment. Les âmes ne peuvent être mises en mouvement que par des âmes qui sont elles-mêmes motivées. Il s’agissait là, certes, d’exemples imaginaires, car au niveau de l’intériorité et de la vie spirituelle, il n’est tout simplement pas possible de grandir en attention, intelligence, raison et responsabilité sans qu’il n’y ait simultanément et préalablement une croissance dans l’engagement, donné et entretenu avec cœur. De ce point de vue, il n’est d’ailleurs pas si fou de parler de « paternité » au sujet de personnes qui ont une responsabilité plus grande dans l’organisation. Être père ou mère, c’est, par définition, un engagement qui se fait de tout cœur et de façon inconditionnelle. Un père et une mère qui prennent leur tâche d’éducateurs au sérieux en ce qui concerne le temps, le soin et l’attention, mais qui l’éprouvent simultanément comme un pénible devoir, ne peuvent que difficilement être considérés comme de bons parents. Et, dans un tel climat, leurs enfants auront de la peine à s’épanouir, même si rien ne leur manque — rien, si ce n’est le plus essentiel. Le but de la paternité est d’ailleurs la croissance, surtout la croissance spirituelle. Et une croissance qui se déroule naturellement, sans forcer, avec parfois des périodes de stagnation, des détours, des espaces pour « se tromper » — périodes durant
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lesquelles l’affection n’est ni supprimée, ni retirée. Ceci est également valable pour l’autorité exercée en d’autres contextes. Je pense par exemple à quelqu’un qui serait à la tête d’un groupe de chercheurs scientifiques. Il est évident qu’il doit encourager ses collaborateurs à une croissance intellectuelle. Il est tout aussi évident que l’on espère que la recherche avance bien. Mais il est dans la nature des choses que surviennent des périodes de stagnation et de sécheresse, ainsi que des fausses pistes (Holzwege) qui nécessitent beaucoup d’efforts et qui finissent par ne mener à rien et par obliger les chercheurs à faire demi-tour. Cela ne doit pas être négatif : en cours de route, on a quand même « fait son boulot » et même la prise de conscience que quelque chose n’a pas été trouvé (docta ignorantia) ou était tout à fait erroné, peut être, d’un point de vue intellectuel, un bond en avant, parfois même très grand. Si celui qui dirige la recherche interdit de prendre des chemins de traverse, s’il punit tout ce qui semble être une « erreur », les yeux fixés sur le résultat à obtenir, il ne sera pas aimé et ne réussira pas. Le grand physicien et pédagogue Niels Bohr était un bon exemple de la bonne façon de faire. Il donnait de l’espace dans une atmosphère de « jeu sérieux » (comme l’a décrit Hendrik Casimir, l’un de ses nombreux jeunes et brillants collaborateurs), il les envoyait parfois à dessein dans des Holzwege (d’où ils lui revenaient parfois avec des surprises) et quand les choses n’avançaient pas (mais plus encore quand tout allait bien), il fermait son institut de physique théorique pendant quelques heures et emmenait toute son équipe au cinéma pour un western, ou à la piscine. Sa méthode a mené à une telle croissance qu’on parle à ce propos des golden years of physics. Niels Bohr était en effet plus abbé que commandant. Mais sa méthode semble avoir scandalisé beaucoup de dirigeants universitaires de son temps…
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Tout ceci n’exclut pas des moments de correction, mais il s’agit alors d’une correction qui vise le « salut », non la punition — et c’est exactement ce que Benoît attend de l’abbé en matière de correction. Plus loin, nous reviendrons sur cet aspect de la correction. « Qu’il considère combien difficile et laborieuse est la charge qu’il a reçue de conduire les âmes et de se mettre au service des caractères d’un grand nombre » (RB 2,31).
Le noyau — le noyau difficile et laborieux — d’une bonne autorité, c’est le fait de conduire des âmes : motiver des âmes, leur donner une orientation et les mettre en mouvement en fonction de cette orientation. Une autorité faible va céder à la tentation d’éviter cet aspect difficile et laborieux, et va se concentrer sur ce qui est plus facile : toutes les choses dans lesquelles le facteur humain n’est (apparemment) pas premier — les structures, les finances, l’ordre de mission, « l’emballage ». Et pourquoi cette mission de « conduire les âmes » est-elle difficile et laborieuse ? Benoît met cela en rapport avec la capacité de « se mettre au service des caractères d’un grand nombre ». Tout d’abord, il y a cette capacité de servir qui est difficile. Spontanément, nous associons sans doute l’autorité avec la capacité de faire rendre des services par beaucoup de monde, de même qu’un roi a beaucoup de serviteurs. Mais Benoît associe avant tout la capacité de servir à celui qui exerce l’autorité : celuici doit être ministrans, « au service ». Et au service de qui ? Des « caractères d’un grand nombre ». C’est-à-dire des dispositions de leurs propres âmes, qui peuvent être d’une grande diversité. Cela s’exprime dès lors aussi dans les expressions très variées des réponses que Benoît attend de l’abbé : « Tel a besoin d’être conduit par les caresses, tel autre par les remontrances, tel encore par la persuasion ». Ceci est effectivement diffi-
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cile : celui qui exerce l’autorité doit être aussi capable d’écouter attentivement la disposition dans laquelle se trouvent les âmes des « frères », que de réagir correctement à chacune de ces dispositions. C’est très exigeant, et plus encore pour celui qui dirige que pour celui qui est dirigé. Ici encore, spontanément, nous trouvons évident que l’inférieur se plie et s’adapte aux désirs et fantaisies du supérieur — et c’est, en effet, ce qui se passe souvent. Et, de nouveau, Benoît inverse les relations : « l’abbé doit se conformer et s’adapter aux dispositions et à l’intelligence de chacun ». Plus la responsabilité est grande, plus il faut être souple. À ce propos, on pourrait dire que le proverbe « gelijke monniken, gelijke kappen » (« à moines égaux, capuchons égaux ») ne vaut que pour ces capuchons et autres aspects extérieurs. Parce que l’intériorité de chaque moine est différente, l’abbé devra « ausculter » chacun avec soin, pour en arriver à des réponses très « inégales ». Dans le domaine des capuchons, l’inégalité ne convient pas. Mais dans le domaine des âmes, seule convient une réponse « inégale ». La fraternité n’implique pas l’égalitarisme. La différence, quand elle est bonne, n’est pas seulement respectée, mais devrait être même cultivée par un abbé plein de sagesse. Et cela, effectivement, est difficile et laborieux. Mais cette façon de répondre en s’adaptant à chacun est nécessaire, selon Benoît, pour le bien et la croissance de l’ensemble de la communauté. La souplesse de l’abbé dans sa façon d’écouter attentivement et de répondre à chacun vise à ce qu’il puisse « non seulement préserver de tout dommage le troupeau qui lui est confié, mais encore se réjouir de l’accroissement de ce bon troupeau ». Une autorité qui n’écoute pas et ne répond pas est, en effet, nocive — il est facile d’en donner des exemples concrets. Au contraire, une autorité qui écoute et qui répond est associée par Benoît à l’accroissement, à un bon troupeau, au fait de se réjouir.
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Il est clair qu’il ne s’agit pas d’abord et exclusivement d’un accroissement quantitatif. Vous pourrez facilement imaginer un monastère dont, en quelques décennies et pour des raisons très diverses, le nombre des moines s’est réduit de moitié, et dont il est pourtant juste de dire que la communauté a grandi, dans un tout autre sens, durant cette période. Car, même si l’abbé doit s’adapter et se plier aux caractères et convenances d’un grand nombre, cela ne veut pas encore dire qu’il accepte sans esprit critique tout ce qui se passe. Par une douce bonté, par des remontrances, par la force de persuasion et par d’autres formes de réponse, il doit stimuler les âmes, petites et grandes, qui lui sont confiées, afin qu’elles puissent vivre un chemin de croissance par une conversio morum de tous les jours. C’est laborieux et difficile, mais si cela réussit — avec des hauts et des bas de part et d’autre — cette croissance peut être effectivement une source de joie. Ici encore, il n’est pas difficile de trouver des exemples concrets qui se rapprochent de la théorie de Benoît sur la bonne autorité. Qui ne s’imagine la joie de l’enseignante lorsqu’elle parvient à stimuler un cancre de la classe, un élève maladroit, à grandir peu à peu, lorsque celui-ci apprend et découvre qu’il peut davantage, lorsqu’il acquiert du plaisir à faire un travail précis, pris par la contagion de l’enthousiasme intellectuel de son enseignante ? Repérer qu’un élève est un possible cancre et un maladroit ne demande pas beaucoup d’effort d’« auscultation », mais il en faut d’autant plus pour découvrir où se cachent ses capacités à grandir. Et combien de persévérance et d’attention ne doit-on pas cultiver pour y donner une réponse adéquate. Et, dans cette même classe, il y a encore tant d’autres frères et sœurs. L’étonnant, d’ailleurs, est qu’il y a un renforcement mutuel de la méthode et de ses résultats, de sorte que, d’une certaine façon, cela « va de soi ». Je pense à ma première rectrice, qui n’était pas un grand manager (pour cela, elle avait d’excellents correcteurs) et qui n’était pas
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du tout une sainte, mais qui, sans se forcer et sans connaître la Règle de Benoît, savait nouer de petites conversations dans la salle des professeurs, durant la demi-heure avant le début des cours, connaissait de façon relativement précise les centres d’intérêts, les passions et les problèmes de chacun, et parvenait assez souvent à y donner une réponse encourageante. « N’étiez-vous pas, hier, à la Quatrième de Bruckner ? Quel beau début, avec les quatre cors ! Et vous-même, d’ailleurs, ne pratiquez-vous pas encore régulièrement l’art du clavier ? » Non, mais j’en ressentis du coup une stimulation à m’y remettre un peu plus. Ou bien, à l’attention d’un autre jeune collègue confronté à de gros problèmes de discipline dans sa classe, elle dit : « Au cours de monsieur Verhoeven [un philologue classique érudit qui avait une autorité acquise progressivement et nullement forcée, autrefois, on dansait sur les tables. » Phrase encourageante qui eut de l’effet. Son successeur — qui avait de grandes qualités de management et une compréhension bien plus claire des finances — ne se montrait pas, le matin, dans la salle des professeurs pour perdre son temps à parler de Bruckner ou de Marguerite Yourcenar ; dès lors, la population de cette heure matinale se réduisit à ceux qui ne pouvaient pas faire autrement, pour des raisons techniques de transport. Un certain nombre de processus, dans l’organisation, furent certainement mieux rationalisés, mais son engagement, indéniable par ailleurs, ne venait pas du cœur. Dans une conversation en confidence, il se plaignit un jour : « Il faut bien que je fasse avec les gens qui sont ici et avec la manière dont les choses se sont mises en place ici ». Cette constatation était exacte, mais le vœu implicite qu’elle contenait, selon lequel il aurait préféré avoir affaire à d’autres personnes, avec d’autres habitudes et dispositions — une forme de démission intérieure — aurait fait soupirer Benoît. C’est l’abbé qui doit se plier et s’adapter, afin de sti-
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muler ainsi la croissance de ses gens. Le nouveau recteur partit au bout de six années assez aigres vers un lieu où — espérons-le — il est tout de même parvenu à s’épanouir, et sa communauté avec lui. Dans une autre fonction que j’exerçai par après, je fus mis en rapport progressivement avec des personnes qui portent une grande responsabilité dans la vie des entreprises, dans l’Église et dans la société, et chaque fois je découvrais combien la vision de Benoît sur l’autorité est confirmée. Être souple, avoir une grande capacité d’adaptation aux différents « caractères » des personnes d’alentour, tout en les motivant individuellement à grandir, témoigner d’un esprit de joie sans feinte, qui vient du cœur (même en cas d’adversité ou de maladie grave), savoir reconnaître sans gêne que l’on peut apprendre de ses fautes (der Andere könnte recht haben) — tout cela stimule la croissance et l’épanouissement. Qu’il s’agisse d’une entreprise de bâtiment cotée en bourse, d’un orchestre ou d’un diocèse. Et là où les choses stagnent, là où elles tournent mal, là où méfiance, intrigues et peur s’imposent, là se trouve toujours un dirigeant qui démontre par la négative que la vision de Benoît tient la route. Celui qui a une responsabilité particulière vis-à-vis des autres, a aussi une responsabilité particulière vis-à-vis de lui-même : « Qu’il sache donc bien que ce sont des âmes qu’il a reçues à conduire ; qu’il soit prêt à en rendre compte. Quel que soit le nombre des frères placés sous sa garde, qu’il sache avec certitude qu’au jour du jugement il devra rendre compte au Seigneur de toutes ces âmes, et de plus, sans nul doute, de la sienne propre » (RB 2,37-38).
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« Et de plus, sans nul doute, de la sienne propre » — Benoît montre ici l’importance de bien « entretenir » sa propre âme. Les hommes ont besoin de recevoir une orientation et une « direction » à partir de sources extérieures à eux-mêmes. Cela vaut aussi pour l’abbé. Lui aussi doit rester en contact avec des sources de valeur qui peuvent l’orienter. Mais, dans la pratique, il est fréquent de constater que, plus on a d’âmes à guider, plus on néglige d’entretenir sa propre âme. Le directeur d’une école est trop occupé pour étudier encore dans le domaine de sa discipline professionnelle. Le ministre n’a plus de temps à consacrer à son club de marche hebdomadaire. L’évêque a un tel horaire de réunions que la lecture détendue d’un recueil de poésie n’est plus possible. Ce genre de frange de luxe est souvent la première chose qui disparaît lorsque quelqu’un aboutit dans une position de responsabilité finale. Mais cette frange n’est pas un luxe, n’est pas même une frange, en fait. Car nous pourrions faire ici un pas de plus que Benoît : il ne s’agit pas simplement de s’occuper « aussi » de sa propre âme, mais de reconnaître que l’entretien et la nourriture de sa propre âme vont de pair avec la capacité de guider des âmes. Dans le chapitre précédent, nous avons déjà montré l’importance vitale de rester en contact avec des sources de valeur. Cela vaut par excellence pour celui qui veut motiver des âmes. Dans la citation suivante, on exige dès lors de l’abbé qu’il soit tellement familier de l’Écriture qu’il sache non seulement en exposer à la communauté ce qu’il connaît déjà, mais aussi proposer de nouveaux horizons : « L’abbé, une fois établi, pensera sans cesse à la nature du fardeau qu’il a reçu, et à Celui à qui il devra rendre compte de son administration. Qu’il sache qu’il lui faut aider bien plus que régir. Il doit donc être doc-
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pour une convivialité retrouvée te dans la loi divine, afin de savoir et d’avoir où puiser les leçons anciennes et nouvelles » (RB 64,7-9).
Benoît met l’étude personnelle et la lectio divina en relation avec la fonction de service propre à l’autorité. Et c’est effectivement un service bienfaisant que l’enseignant, l’évêque, le chef d’orchestre ou le président de direction soit capable de mettre les choses connues dans une nouvelle lumière, ou de faire appel à des intuitions et des expériences faites dans de tout autres domaines pour leur faire porter du fruit dans le domaine de sa responsabilité à lui. Dans la citation suivante, on souligne encore que la bonne « gestion des ressources humaines », bénéfique pour la communauté, est directement liée à la bonté et à la capacité de croissance de l’abbé luimême : « Qu’il soit chaste, sobre, miséricordieux ;que toujours il préfère la miséricorde à la justice, afin d’obtenir pour lui-même un traitement semblable. Qu’il haïsse les vices, mais qu’il aime les frères. Dans la correction même, il agira avec prudence et sans excès, de crainte qu’en voulant trop racler la rouille, il ne brise le vase. Il aura toujours devant les yeux sa propre faiblesse et se souviendra qu’il ne faut pas broyer le roseau déjà éclaté. Et par là, nous n’entendons pas qu’il puisse laisser les vices se fortifier, mais qu’il les détruise avec prudence et charité, en adaptant les moyens à chaque caractère, comme nous l’avons déjà expliqué. Il s’efforcera plus à se faire aimer qu’à se faire craindre. Qu’il ne soit ni turbulent, ni inquiet ; qu’il ne soit ni excessif, ni opiniâtre ; qu’il ne soit ni jaloux, ni trop soupçonneux ;sinon, il n’aura jamais de repos. Dans ses commandements, il sera prévoyant et circonspect […] il se conduira avec discernement et modération […] Imitant donc cet
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exemple et d’autres semblables de la discrétion, cette mère des vertus, qu’il tempère tellement toutes choses que les forts désirent faire davantage et que les faibles ne se dérobent pas » (RB 64, 9b-19).
Cette assez longue citation de la Règle paraît à première vue très pieuse et sage. Mais une analyse plus approfondie nous permet à nouveau de trouver de précieux conseils pour un bon exercice de l’autorité. Tout d’abord, il y a l’aspect de la fonction d’exemple : chasteté, modération, miséricorde, calme gestion, réflexion. Qu’il s’agisse d’élèves, de collaborateurs, de musiciens d’orchestre ou de diocésains : tous perçoivent pertinemment bien la distance entre ce que leur chef prône et ce qu’il est lui-même. Plus cette distance est grande, moins on aura tendance à prendre au sérieux ce qui vient « d’en haut » — car on voit qu’il n’y croit pas lui-même. S’ensuivent une perte de confiance et de motivation. Et là où une organisation se porte particulièrement bien, on voit souvent que cette distance est justement minime ou même absente chez ceux qui la dirigent. L’enseignant qui prend sa discipline vraiment au sérieux (tant sous l’aspect scientifique que pédagogique et didactique) sera pris au sérieux par ses élèves — tel est le secret de ce que l’on nomme autorité naturelle et qui inspire le respect. La situation est la même sur d’autres terrains. Certains chefs d’orchestre sont tout simplement musique : on ne peut pas ne pas être touché d’enthousiasme à leur contact. Parfois, quelqu’un préside la liturgie de telle façon qu’il suscite en vous la réponse : ceci doit être vrai — et moi, je dois changer ma vie. Voici une anecdote. Après une célébration liturgique festive et chaleureuse en cercle familial, un neveu probablement non pratiquant et agnostique vint vers moi avec cette constatation stupéfaite : « D’après moi, ce prêtre y croit vraiment ! » En disant cela, il signifiait implicitement combien cela pouvait être exceptionnel.
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Le fait que cette situation soit relativement rare nous en montre la difficulté. Les personnes, précisément, chez qui « cela va de soi » sont toujours concernées par une étude longue et intensive, par le fait de cultiver, d’exercer leur art — et ces personnes seront les premières à vous faire comprendre que, même alors, cela ne va « jamais de soi ». On énumère aussi un certain nombre de caractéristiques qu’il vaut mieux que l’abbé n’ait pas : hâte, crainte, entêtement, jalousie, soupçon — « sinon il n’aura jamais de repos ». Et l’inquiétude de l’un se répercute sur les autres, ce qui fait du tort à l’ensemble de la communauté. Le fait que Benoît fasse allusion à cela laisse présumer qu’il sait que beaucoup de chefs présentent précisément une ou plusieurs de ces caractéristiques (qui se combinent d’ailleurs très bien entre elles). Il est exact qu’elles sont toutes nuisibles : la hâte est synonyme de commettre des erreurs, la crainte raidit, l’entêtement freine la souplesse, la jalousie aigrit l’organisation, le soupçon appelle comme de lui-même des réactions qui confirment et renforcent le soupçon. S’il y a quelque chose, dans l’organisation, qui ne tourne pas rond, la petite liste énumérée par Benoît peut être une vérification utile. La liste complémentaire du côté positif est évidente : le calme stimule un travail soigné, un « esprit de joie » réaliste et terre à terre peut stimuler les autres à prendre en mains les barrières de leurs propres peurs ; l’ouverture à d’autres solutions que celles qu’on avait prévues soi-même enrichit la prise de décisions ; éprouver du bonheur pour les bonnes prestations des autres — et l’exprimer — encourage à montrer aux autres qu’il y a encore plus de richesses en eux ; une attitude fondamentale de confiance peut entraîner même les murmurateurs et les intrigants à ne pas faire honte à cette confiance.
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Dans le passage cité, on donne également quelques bons conseils pour une gestion intelligente des « ressources humaines ». En premier lieu concernant les frères qui doivent être corrigés. Tout d’abord, il faut que cela se fasse, et à temps. Une règle évidente, certes, mais tout aussi difficile. Souvent, vous savez bien que vous devez dire quelque chose ou que vous devez intervenir, mais pour ce faire, vous devez surmonter une barrière personnelle, et en plus, vous espérez bien que cela s’arrangera tout seul. Mais cela ne s’arrange pas. Un manque de qualité se propage et se renforce (de même que le ferait la vraie bonne qualité) et suscite rapidement une situation qui devient encore plus difficile à corriger. Comme jeune professeur, je reçus de mon sage premier directeur le conseil d’intervenir tout de suite en classe, même au plus petit événement que j’estimais nuisible, et d’être cohérent avec cette attitude. Je suivis son conseil dans toutes les classes, sauf une — par désir prétentieux d’expérimentation, je le crains. Dans les autres classes, je maintins une discipline assez sévère, parfois exagérée à mon sens, mais on y travaillait, nous savions ce que nous pouvions attendre les uns des autres et, en cours de route, je pus quelque peu relâcher les rênes, nous devenions plus détendus (moi-même, notamment) et notre attention se concentra de mieux en mieux sur le sujet lui-même. Par contre, dans cette unique « classe d’expérimentation », l’ambiance fut d’emblée détendue et agréable, même très agréable ; au bout de peu de temps, on y faisait toutes sortes de choses sauf ce qui figurait sur mon programme et, au bout de quelques mois, il fallut presque recourir à une violence brutale pour inverser la vapeur. Un autre conseil, tout aussi évident, mais encore plus difficile, de la part de Benoît : « Qu’il haïsse les vices, mais qu’il aime les frères. » Quel bienfait, en effet, pour un collaborateur, lorsque celui-ci, après avoir commis une faute et avoir été justement corrigé, peut faire l’expérience
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de recevoir tout de même, de nouveau, toute confiance, et même de tout cœur. Et que l’on ne reviendra pas sur cette question du passé, pas même de façon indirecte ou entre les lignes. Une telle approche peut encourager quelqu’un à grandir et s’épanouir de nouveau. En pratique, il en va souvent autrement. Une ou deux fautes suffisent déjà pour que certains chefs ouvrent un dossier qui pourra venir à point, en son temps, lorsqu’ils voudront se débarrasser du collaborateur en question. Plus grave : le chef peut se mettre à guetter en quelque sorte les nouvelles fautes et, dans un tel climat de soupçon et de méfiance, les nouvelles infractions surviendront dès lors d’elles-mêmes. Un comportement de petit chef soupçonneux injecte du poison dans l’organisation ; par contre, une correction qui vise au « salut » et qui exprime une confiance cordiale dans une meilleure qualité future, fait œuvre d’élixir interpersonnel. À propos de la correction des frères, Benoît rappelle à l’abbé sa propre fragilité et ses propres limites. Car l’autorité de l’abbé est elle aussi un chemin fait de chutes et de relèvements ; son propre chemin de vie aura intérêt, lui aussi, à se recentrer tous les jours sur une qualité morale (le vœu de conversio morum) ; l’abbé aussi peut être blessé et guéri par des remarques de ses confrères. À ce propos, on pourrait signaler une omission dans la Règle de Benoît : on attend et on exige en effet beaucoup de choses de la part de l’abbé, mais qui s’occupe de son âme ? En premier lieu ses propres frères, pour qui l’ausculta vaut aussi dans ce sens-là et les invite à être attentifs aux signaux qui indiquent que leur abbé a besoin de soutien et de chaleur humaine. En effet, lorsqu’il règne une atmosphère de bienveillance attentive dans une organisation, l’autorité et le « charisme de l’abbé » pourront eux-mêmes grandir. Vous pouvez approcher votre nouveau directeur, chef d’orchestre ou évêque avec soupçon et méfiance — et les événements qui confirment
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ce soupçon et cette méfiance surviendront comme d’eux-mêmes. Vous pouvez aussi les accueillir avec confiance et leur accorder un large espace de bienveillance pour l’étape du début. L’autorité peut être accordée à quelqu’un. Le charisme devient alors un double don. Une position de responsabilité finale est souvent associée à la solitude : it’s lonely on the top. Ce risque est effectivement aux aguets. Pas seulement parce que, sans même qu’on le veuille, la distance grandit entre l’abbé et ses frères, ou parce que des décisions importantes, où tous sont consultés, doivent finalement être prises par une seule personne. La solitude de celui qui porte la responsabilité finale est aussi liée à sa gestion du temps et au fait que manquent les personnes qui pourraient le corriger. Dans le chapitre suivant, nous reviendrons encore sur la question de la gestion du temps. Nous avons déjà évoqué plus haut que le fait d’occuper une position importante va souvent de pair avec l’interruption — par manque de temps — du soin accordé à sa propre âme, et avec la mise en veilleuse des contacts qui portent à la détente : le club de promenade, la soirée de tennis hebdomadaire, la répétition de chorale, une soirée de jeu d’échecs et de bavardage détendu avec un ami. Ceci n’est pas seulement nuisible pour sa propre âme, mais aussi pour la qualité de l’autorité exercée. Il est bon de se retrouver régulièrement dans une « zone sans risques » (brève description de l’amitié selon Cornelis Verhoeven), où l’on ne doit pas faire attention à ses mots, où l’on se retrouve de façon détendue avec des personnes qui ne sont pas, d’une façon ou d’une autre, en relation hiérarchique par rapport à vous. Et une telle zone sans risques doit ensuite être cultivée. Un évêque, un captain of industry, un ministre ou n’importe quel « abbé » a besoin d’un petit cercle d’amis qui se rendent visite, par exemple, une fois par mois avec la bouteille de vin sous le bras, et qui peuvent, les pieds sur
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table, parler et rire de tout. Dans un tel contexte, l’évêque peut mettre sans risque sur la table ses soucis et incertitudes, et ses amis pourront, honnêtement et dans la bonne humeur, corriger l’évêque lorsque celuici aura de nouveau fait à la presse des déclarations sans nuances et sans réflexion. Car l’abbé aussi a besoin de la correction fraternelle. Dans le passage cité, il est clair que, même de la part de l’abbé, la correction doit être avant tout fraternelle. Une correction excessive menace l’intégrité du frère. L’éradication des vices doit se faire — cela semble paradoxal — « avec prudence et charité », et même « en adaptant les moyens à chaque caractère ». Même dans le domaine de la correction, on attend de l’abbé capacité d’adaptation et souplesse. Une mesure de punition identique est, dans ce sens, une mesure de punition erronée. Il s’agit d’une mesure de correction qui fait droit, le mieux possible, aux possibilités de conversion et de guérison de chaque frère individuellement. L’autorité, selon Benoît, est clairement une affaire de « garder la mesure ». Il y a en effet des manières d’exercer l’autorité qui sont « dépourvues de mesure ». C’est le cas lorsque la présence du chef est étouffante, lorsqu’il intervient tout de suite, tranche les nœuds de manière dominante, hâtive et négligée, et d’ailleurs souvent erronée, se mêle de tout et de tout le monde. Benoît met un tout autre accent ; il utilise pour cela des mots tels que « prévoyant », « circonspect », « avec modération ». À la prévoyance et la circonspection s’associe également la capacité de discerner quelles sont les situations dans lesquelles il faut être clairement présent et celles dont il est intelligent de se retirer quelque peu, respectant la capacité des autres à se corriger et à se diriger euxmêmes. Il peut être parfois même plus sage de ne pas intervenir ou corriger soi-même, mais de rechercher des personnes intelligentes qui ont une bonne relation avec les personnes concernées, et dont les avis et
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corrections seront mieux accueillis que si elles émanent de la personne du sommet. Tout à la fin de la citation choisie sur l’abbé arrive encore discrètement un dernier conseil qui pourrait bien être le conseil de qualité par excellence pour faire grandir et s’épanouir une organisation, s’il était pris vraiment au sérieux par ceux qui détiennent l’autorité : l’abbé doit « tempérer tellement toutes choses que les forts désirent faire davantage et que les faibles ne se dérobent pas ». Dans la traduction anglaise de Catherine Wybourne : « … that the strong have something still to wish for and the weak nothing from which to shrink ». Ce to shrink montre bien le rapport avec le contexte de croissance et d’épanouissement ; to shrink ne signifie pas seulement « se dérober par peur », mais aussi « réduire », « (faire) diminuer », « se rétrécir ». Une bonne autorité implique d’encourager les gens à une prestation optimale, non maximale. Il s’agit de susciter chez les personnes un appel tel qu’elles parviennent au niveau de prestation qui leur convient personnellement. Il est possible d’approcher les plus faibles dans une organisation de telle manière qu’ils rentrent encore plus dans leur coquille et reculent encore plus devant des formes de réponses dont ils sont, en fait, parfaitement capables. Il y a chez les chefs une certaine tendance, vis-à-vis des faibles, à s’accrocher surtout à ce qu’ils ne peuvent pas ou plus faire, à ce qui rate et échoue. Il ne serait pas réaliste, il serait même mauvais pour la communauté de fermer les yeux là-dessus. Mais il est tout aussi nuisible de se fixer sur les fautes et d’exiger ce qui n’est pas ou plus possible. Par contre, il est fécond de se demander ce qui fait bien encore partie des capacités de quelqu’un, et de voir si, sur ce terrain-là, un renforcement et une croissance sont encore possibles. Un exemple du monde monastique illustre cela : un moine plus âgé et qui ne marche plus très bien ne sera, bien
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sûr, plus sollicité pour servir à table (et tout le monde, en principe, a son tour pour le faire — même l’abbé) ; mais si, par hasard, ce moine a une bonne voix, on lui demandera plus souvent de faire la lecture pendant les repas. Il n’est pas difficile d’imaginer des variantes non monastiques sur ce modèle. Cependant, il ne faut pas seulement éviter que les faibles se dérobent et se rétrécissent ; il est tout aussi important que les forts aient toujours quelque chose à désirer. On l’oublie souvent. Ceux qui exercent l’autorité consacrent leur temps en grande partie aux frères plus faibles et aux sections plus faibles, aux cas problématiques et aux murmurateurs. Cette attention est nécessaire. Mais il faudrait accorder autant d’attention aux forts et à ceux qui réussissent, et dont on pense à tort qu’ils pourront bien s’en sortir d’eux-mêmes. Cela n’est vrai que dans un sens superficiel et à brève échéance. Si l’on n’est pas apprécié à sa juste valeur, s’il manque des défis à relever à l’intérieur de l’organisation, on ira bien vite chercher les défis à l’extérieur. C’est tout simplement une question de « bonne gestion des ressources humaines » que de garder aussi un œil sur les confrères qui sont plus forts. En quoi pourraient-ils encore progresser ? Y a-t-il un talent qui ne serait pas encore bien exploité ? Quels seraient les programmes de formation complémentaire qui pourraient améliorer leur croissance ? N’est-il pas temps pour eux, bien qu’ils ne soient pas encore du tout épuisés ou consumés, de leur accorder un congé pour étudier ou se reposer ? Là encore, tout l’art consiste à bien écouter. Une difficulté supplémentaire réside aussi dans le fait que les forces et les faiblesses se présentent souvent de façon mêlée. Il faut une bonne capacité de discernement pour bien voir cela et donner, en tant que chef, la juste réponse. Mais le chef qui a une bonne oreille pour percevoir les signaux révélant un talent ou un potentiel de croissance d’ordre intellectuel,
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pratique, artistique, moral ou encore spirituel, le chef qui interpelle et cultive ces occasions de croissance, celui-là contribue certainement à l’épanouissement de son organisation. On trouve une bonne illustration de cette attitude dans une entreprise belge d’informatique, ou, de fait, quelqu’un a imaginé luimême et mis en œuvre spontanément ces idées de Benoît qui sont d’ailleurs évidentes. Le grand patron de cette entreprise a eu deux intuitions qui ressemblent très fort à ce que nous venons d’évoquer. Tout d’abord, on décida que tout le monde, dans l’entreprise, du portier au grand patron lui-même, aurait toutes les deux semaines une journée d’étude (rétribuée). Et, fait remarquable, on était libre de déterminer soi-même le contenu de cette journée d’étude, du moment que l’on pouvait prouver que l’on avait étudié. Les experts en programmation ne devaient pas du tout se sentir obligés d’agrandir leurs compétences professionnelles — ce qu’ils faisaient d’ailleurs le plus souvent spontanément. L’un choisit de suivre un cours d’histoire de l’art, l’autre un cours d’iconographie sur un an, un autre encore se mit à apprendre le violon. Et le portier n’était pas non plus invité à suivre par exemple un cours complémentaire de secouriste ou de surveillant, mais pouvait, s’il le voulait, aller étudier l’espagnol pour mieux se débrouiller pendant ses vacances, ou suivre un atelier d’écriture créative. Des collègues du même secteur hochaient la tête devant pareille initiative : dix pour cent du temps de travail en moins, plus de frais, aucun écolage « utile » obligatoire. Le résultat, au bout d’un an : un bilan (financier) d’entreprise bien meilleur, moins de fluctuation dans le personnel, plus de satisfaction au travail. La deuxième initiative semblait tout aussi étrange : l’entreprise décida que, si des postes se libéraient, on engagerait un pourcentage fixe de nouveaux employés au-dessus de cinquante ans, et cela dans toutes
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les régions. Et cela, alors qu’ailleurs, le plus souvent, on cherche des moyens de se débarrasser, de préférence proprement, des employés plus âgés. La raison de cette mesure : ces collaborateurs nouveaux mais plus âgés avaient certes, d’un certain point de vue, un tempo plus lent, mais ils apportaient l’expérience et un certain calme. La nouvelle responsable de l’équipe de nettoyage avait cinquante-trois ans, dans une équipe où la plupart avaient dans les vingt ans. Elle s’avéra être une solide référence au milieu de la tempête, son autorité était mieux reconnue et on lui faisait plus confiance que si elle-même n’avait été qu’un peu plus âgée que les autres, et elle percevait plus vite si l’une ou l’autre de ses jeunes collègues avait un problème. Le nouveau directeur en management d’innovation avait cinquante-cinq ans. Il avait peine à suivre, dans leurs idées novatrices, les jeunes loups de sa section, qui avaient presque tous entre vingt-cinq et trente ans de moins que lui. Mais par son expérience, il avait acquis la capacité de discerner les idées viables et celles qui ne seraient que des brouillons épars. Lui aussi apportait le calme dans sa compagnie, et ne constituait pas une menace pour les young coming men dans leur parcours de promotion, puisque lui-même ne resterait que quelques années. Cette initiative s’avéra, elle aussi, fructueuse. Deux impulsions de qualité qui avaient une allure (sans doute inconsciemment) bénédictine. Une entreprise d’informatique avec un bon abbé. Le bon abbé est aussi celui qui fait en sorte que sa communauté continue à cheminer, et qui a la vision requise pour discerner où mène ce chemin, tout en gardant toute ouverture aux sources d’orientation à l’intérieur de la communauté. Il s’agit, en effet, de faire cheminer la communauté, sans chercher à savoir qui court le plus vite, mais en veillant à ce que tout le monde coure. Même les plus petites braises qui semblent
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presque éteintes, il doit souffler dessus pour les rallumer avec le soin nécessaire. Et le feu de ceux qui brûlent à fond doit recevoir régulièrement du nouveau carburant. L’autorité est une tâche difficile et exigeante — mais l’abbé ne doit pas l’exercer seul. Il y a d’autres recours dans la communauté auxquels il peut faire appel pour la guider.
La personne du cellérier:«a man for all seasons» ¹⁴ Le cellérier du monastère, que l’on nomme actuellement souvent « l’économe », a la responsabilité (en tout ou en partie) des objets et des biens du monastère. En jargon moderne, on dirait qu’avec quelques autres, il fait partie du management team de l’abbaye. Benoît consacre au cellérier un chapitre à part de sa Règle, chapitre qui peut, lui aussi, être aisément traduit vers des contextes extérieurs à la vie monastique. Comme pour l’abbé, Benoît ne commence pas par énumérer les tâches et les compétences requises, mais par signaler les caractéristiques personnelles du cellérier adéquat. « On choisira pour cellérier du monastère un des frères qui soit judicieux, sérieux, sobre, frugal, ni hautain, ni turbulent, ni rude, ni lent, ni prodigue, mais rempli de la crainte de Dieu, et qui soit comme un père pour toute la communauté » (RB 31, 1-2).
14. Ce paragraphe doit beaucoup à Anselm Grün, o.s.b., Diriger les hommes, les éveiller à la vie : en s’inspirant de la Règle de Benoît de Nursie, Salvator, 2006, une très belle monographie écrite à partir de sa propre expérience comme cellérier, au sujet du chapitre le concernant dans la Règle de Benoît.
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De nouveau, la paternité est mise en exergue — apparemment une caractéristique de bonne autorité, qu’il s’agisse de celui qui détient la responsabilité finale ou de l’un des autres managers. La citation commence par quelques caractéristiques positives. Le chef doit être judicieux. Le mot latin est sapiens, du verbe sapere, un verbe qui évoque le fait « d’éprouver » et de « goûter ». Sapientia est une forme de savoir qui est différente de scientia — qui est la science précise de choses simples qui peuvent être comprises et argumentées d’une façon univoque. Sapientia relève plutôt de l’art de se faire un jugement sur les choses complexes, tout comme une personne qui a du goût peut apprécier à sa juste valeur même un plat compliqué. Le goût relève aussi de l’art de faire le juste choix dans des questions compliquées. Le chef doit également être « éprouvé » dans ce sens que son caractère (du mot grec signifiant « l’empreinte ») est venu à maturité à travers chutes et relèvements. Un wonderboy qui n’aurait engendré que des réussites doit, certes, être félicité, mais sera-t-il un bon chef ? Le cellérier doit être sobre, sobrius. C’est là une sobriété qui va plus loin que le fait de n’être pas soi-même trop attaché à la bouteille. Être sobre, c’est aussi être sensé, savoir porter sur la réalité un regard de bon sens. La frugalité du cellérier signifie aussi qu’il ne se rassasie pas, dans un sens qui ne recouvre pas uniquement la dimension matérielle. Ceux qui se trouvent dans une position d’autorité peuvent aussi se « rassasier » par d’autres manières : vouloir dormir uniquement dans des hôtels cinq étoiles, arranger pour eux-mêmes des récompenses et des mesures d’exception exorbitantes, considérer qu’ils doivent occuper le premier rang.
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Ensuite, la citation nous livre quelques descriptions négatives instructives : comment le manager ne doit-il surtout pas être. Benoît n’aurait pas évoqué ces aspects s’il n’avait pas su qu’en pratique, hélas, ces aspects caractérisent bien le comportement de bon nombre de personnes en position d’autorité. « Ni hautain » — non elatus. L’une des tentations de l’autorité est de nier ou d’oublier sa propre fragilité, de devenir orgueilleux, ou pour le dire avec un joli mot allemand : hochnäsig, de tenir le nez en l’air. Être hautain signifie que l’on ne veut plus rien apprendre ni écouter : peut-être bien l’erreur fondamentale des chefs qui échouent. Le cellérier ne doit pas être « turbulent » — non turbulentus. Il n’est pas rare qu’une autorité qui se veut efficace soit mise en rapport avec le fait de secouer toute l’affaire, d’y amener de fortes turbulences. Cela peut soulever beaucoup de poussière et provoquer beaucoup de bruit (turba), mais il s’agit d’une inquiétude dépourvue d’orientation, d’une autorité imprécise et dépourvue de perspectives. Pourtant on associe souvent le stress et l’agitation à une autorité de poigne. La pratique enseigne que l’inquiétude va de pair avec un manque d’efficacité et que, d’autre part, le calme est quasiment synonyme de la puissance. « Ni rude » — non iniuriosus. La rudesse et la grossièreté sont blessantes pour les collaborateurs, blessure qui se prolongera dans l’organisation et qui ne sera pas oubliée par les personnes concernées. C’est une erreur de croire que l’on peut tenir ses gens en sautant sur leurs fautes et en les insultant. Ils vont certainement se replier (shrink) et rentrer dans leur coquille ; mais, de l’intérieur de leur coquille, ils trouveront des manières efficaces de se venger — ce dont nous reparlerons plus loin. Le cellérier ne doit pas être « lent » — non tardus. Une turbulence frivole, qui donne l’impression d’être dynamique s’associe très bien
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avec la lenteur, avec une autorité en fait exceptionnellement indolente : ne pas donner réponse à des questions posées de façon répétitive, remettre les choses à plus tard (« on n’en est pas encore là », « j’y reviendrai plus tard »), manquer totalement d’un planning à longue échéance de sorte qu’on n’aboutit à rien, avoir trop de rendez-vous et traîner de telle sorte qu’on arrive toujours en retard (tardus). Une vitesse de superficie se combine aisément avec une lenteur intérieure. « Ni prodigue » — non prodigus. L’anglais a pour ce mot une image expressive : to spoil. C’est une prodigalité qui est aussi gaspillage et corruption. Le manager prodigue ne gaspille pas seulement l’argent et d’autres biens, il met aussi en place un processus de corruption, où les relations commencent à changer et à pourrir : les gens se sentent « pourris » sous une telle direction. Cette série de caractéristiques négatives a, pour la contrebalancer, un complément unique : la « crainte de Dieu ». C’est là une expression qui peut être mal comprise, comme si le cellérier devait agir de façon angoissée et par trop scrupuleuse, courbé sous le regard sévère de l’autorité suprême. Le dictionnaire donne de la « crainte de Dieu » une description qui ne comporte pas la peur : « rempli d’un sentiment de révérence, de respect vis-à-vis de Dieu ». La « révérence » et le « respect » sont également les significations principales de la « crainte ». Le « sentiment anxieux face à quelque chose de menaçant » n’en est que la signification seconde. Ce que Benoît veut dire par « crainte de Dieu », c’est que le travail du cellérier — souvent très banal — doit être imprégné de spiritualité. Que le respect doit constituer son attitude fondamentale, même lorsqu’il s’agit du matériel, des provisions, des transactions financières et de la comptabilité. Et cette attitude fondamentalement respectueuse ne va effectivement pas de pair avec le
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gaspillage, la lenteur, la rudesse, la turbulence et l’insolence. Le respect a aussi à voir avec l’attention, avec le fait de dresser toutes ses antennes pour repérer, même dans les plus petits détails, les signaux qui appellent une réponse, les possibilités d’améliorer la qualité. « Qu’il ait soin de tout ; qu’il ne fasse rien sans l’ordre de l’abbé ; qu’il exécute ce qui lui est commandé, qu’il ne mécontente pas les frères. Si l’un d’eux vient à lui demander quelque chose de déraisonnable, qu’il ne l’indispose pas en le rebutant avec mépris, mais qu’il lui refuse avec raison et avec humilité ce qu’on lui demande mal à propos » (RB 31, 3-7).
Le cellérier a une responsabilité de délégué. Il gère le quotidien de tout dans le monastère, mais en écoutant attentivement celui qui porte la responsabilité finale. La communauté et l’organisation n’ont en effet aucun intérêt à ce que le « management du milieu » suive ses propres chemins, sans plus s’orienter sur ce qui est salutaire pour l’ensemble. Mais, de même qu’il doit avoir un grand respect pour son abbé, le cellérier doit aussi traiter avec un grand respect les frères qui viennent lui demander quelque chose et leur adresser une bonne parole — même quand ceux-ci lui demandent quelque chose de déraisonnable. Benoît connaissait certainement, tout comme nous, la situation très fréquente où l’on voit les petits chefs se comporter avec soumission et flatteries à l’égard de leurs supérieurs (en dissimulant le mieux possible leur propre petit royaume) et avec vanité, rudesse et insolence à l’égard de ceux qui leur sont inférieurs. Ces attitudes sont toutes deux funestes pour le vivre-ensemble et le travailler-ensemble. En particulier, le fait de « mécontenter » les frères agit comme un paquet de sable dans les rouages d’une machine. Un traitement incorrect et qui mène au mécontente-
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ment est directement relié à l’absentéisme pour maladie. Et, en plus de ce genre d’absentéisme, le collaborateur mécontent dispose encore d’autres moyens de « vengeance » : faire traîner les choses, attirer à lui, par ses murmures, d’autres mécontents, faire le travail à moitié, « oublier » des rendez-vous, et d’autres formes de refus intérieur. Rien que financièrement, les conséquences de cette infection de « mécontentement » sont déjà énormes. Anselm Grün donne dans son petit livre sur le cellérier l’exemple de l’entreprise General Motors qui, en , dépensa plus d’argent pour des raisons d’absentéisme médical et autres « problèmes de santé » que pour l’achat du métal. Mais il y a aussi d’autres conséquences : dans une organisation où règne un climat désagréable lié au mécontentement, avec toujours de nouveaux « gagnants » et « perdants » dans les relations de force, on n’aime pas s’engager de façon durable. Cela signifie qu’il y a beaucoup de fluctuation dans le personnel, de remplacements et d’investissements en matière de recyclage du nouveau personnel. L’une des raisons pour lesquelles il peut y avoir de l’insatisfaction dans une organisation, c’est le manque de clarté ou l’absence totale d’argumentation concernant les décisions prises et les plans de gestion. Benoît insiste aussi pour que le « non », parfois nécessaire et sensé, du cellérier ne soit pas perçu comme arbitraire, mais soit justifié par des raisons transparentes. Cela vaut évidemment aussi pour le « oui ». La tâche exigeante du cellérier, tout comme celle de l’abbé, demande qu’il prenne soin de sa propre âme et, à partir de là, des âmes qui lui sont confiées. « Qu’il veille à la garde de son âme, se souvenant toujours de cette parole de l’Apôtre:«Celui qui aura bien administré s’acquiert un rang élevé. » Il prendra un soin tout particulier des malades, des enfants, des
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hôtes et des pauvres, convaincu qu’au jour du jugement il devra rendre compte pour eux tous » (RB 31, 8-9).
Là encore se vérifie le fait que seul celui qui prend bien soin de sa propre âme peut mobiliser les âmes des autres. Si l’on a soi-même la paix intérieure, on pourra mieux susciter la qualité chez les autres que si l’on est inquiet et dépourvu d’orientation. Diriger est une tâche spirituelle. Pour citer Anselm Grün : « Diriger signifie avant tout éveiller les personnes à la vie, susciter en elles la vie. Diriger, c’est l’art de trouver la bonne clé pour ouvrir le coffre au trésor de votre collaborateur. » Diriger, c’est éduquer, « faire sortir de manière pédagogique » (educere), donner aux personnes l’envie de mûrir, les inciter à grandir dans leur tâche, de sorte qu’elles éprouvent du plaisir à voir que c’est ainsi que leur petite âme devient une âme. Le fait que tout doive être imprégné du bon esprit est bien exprimé dans les versets suivants du chapitre sur le cellérier : « Il regardera tous les objets et tous les biens du monastère comme les objets sacrés de l’autel. Il ne tiendra rien pour négligeable »(RB 31, 1011).
Il n’y a pas de ligne de démarcation entre le sacré (le service de l’autel) et le travail le plus simple (faire la vaisselle). Le service de l’autel perdrait en qualité spirituelle si l’entretien de la maison était négligé. L’entretien de la maison se porte mieux dans la mesure où l’on apporte plus de respect au service de l’autel. Un climat qui cherche à « ne rien négliger » (bâtiment bien peint, beaux outils, l’état des toilettes, la propreté des voitures de service, la lisibilité du rapport annuel, une installation pleine de goût — on pourrait allonger cette liste à l’infini)
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met chaque chose à sa juste valeur et fait rayonner l’organisation du bon esprit qui y règne. Mais ce rayonnement ne serait pas vrai si, d’une façon ou d’une autre, on ne veillait au « service de l’autel » : donner des occasions de ressourcement et d’étude, célébrer des réussites, prendre au sérieux les jours de fête, libérer régulièrement avec l’équipe dirigeante quelques jours de silence, de culture et de discussion tranquille. Le paragraphe suivant offre lui aussi des éléments transposables en situation non monastique : « Il ne sera ni avare, ni prodigue, ni dissipateur des biens du monastère. Mais il fera tout avec mesure et conformément aux ordres de l’abbé. Avant tout, il aura l’humilité et, s’il ne peut accorder ce qu’on lui demande, il donnera au moins une bonne réponse, selon qu’il est écrit : « une bonne parole vaut mieux qu’un don excellent ». Il aura soin de tout ce que l’abbé lui aura prescrit, et il ne s’ingérera pas dans ce qu’il lui aura défendu » (RB 31, 12-15).
Il s’agit en partie d’une reprise de consignes déjà évoquées : pas de gaspillage, la relation avec l’abbé et la responsabilité finale de ce dernier, le sens de la mesure. Comme éléments nouveaux il y a « l’humilité » et l’importance d’une parole bonne et amicale. Le terme « humilité » peut aisément entraîner des malentendus semblables à ceux que nous avons vus plus haut pour la « crainte de Dieu ». On pense bien vite qu’il s’agit de s’effacer pieusement, de se faire petit et de le rester. Mais ce serait là un manque de respect pour sa propre valeur et intégrité. Humilitas désigne donc bien autre chose : par elle, celui qui dirige est invité à se souvenir de sa propre fragilité, de son enracinement dans la terre (humus). À partir de cette prise de conscience,
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la faiblesse de l’autre est vue dans une lumière plus douce. Cela peut ensuite stimuler à être courtois les uns avec les autres. Un climat de courtoisie et de respect dans les relations entre dirigeants et collaborateurs agit comme un baume dans l’organisation, alors que la lourdeur et le caprice y injectent du poison. Et de même que la parole mal choisie ou blessante peut ratatiner et paralyser les personnes — Anselm Grün nomme cela geistige Umweltverschmutzung —, de même la parole bonne et amicale peut relever les personnes et les faire fleurir. Là encore, il s’agit d’une attitude qui demande du chef une grande discrétion et attention, afin de savoir donner la réponse appropriée aux signaux qu’il perçoit. « Il servira aux frères, sans fièvre ni lenteur, la portion qui leur revient, afin de ne pas les irriter, se souvenant du châtiment dont la parole divine menace celui qui aura scandalisé un des plus petits. Si la communauté est nombreuse, il recevra des aides, afin que, avec leur assistance, il remplisse sa charge l’âme en paix. Aux heures convenables, on donnera et on demandera ce qui doit être donné et demandé, afin que personne ne soit troublé ni contristé dans la maison de Dieu » (RB 31, 16-19).
Cela résonne presque comme une litanie : ne pas être hautain, ni lent, ne pas donner motif à insatisfaction, donner le nécessaire, et le faire à temps — combien de patrons n’ont-ils pas tendance à donner juste un peu moins que le nécessaire, et de préférence un peu trop tard ? Face à cela, Benoît demande : ne pas mécontenter, ne pas tendre de pièges à vos collaborateurs, veiller à ce qu’ils aient l’esprit en paix. Mais il y a aussi un élément nouveau : l’importance de recevoir de l’aide à temps, lorsque la tâche prend trop d’ampleur. Sinon, c’est la
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paix de l’âme du dirigeant qui est menacée — avec toutes les conséquences que cela entraîne. Être brouillon, pressé et dispersé dans l’exercice de l’autorité, c’est un péché à bien des égards. Le responsable qui perçoit que ses collaborateurs de direction sont surchargés, mais qui, par souci d’économie, n’y donne pas une réponse appropriée est, selon l’expression anglaise, penny wise and pound foolish. Dans cette citation, l’abbaye est appelée « maison de Dieu » (domus Dei). On pourrait envisager cette appellation pour toute « maison » qui se veut un lieu où il fait bon vivre et travailler ensemble, un lieu où les affaires et les personnes fleurissent. Une telle attitude peut aussi avoir du sens pour ceux qui ne partagent pas le contexte de foi propre à Benoît. C’est comme dans l’anecdote au sujet du fer à cheval portebonheur des physiciens Einstein et Bohr, que nous avons évoquée dans l’introduction de ce livre : cela « marche quand même » de diriger son organisation comme une domus Dei, dont le chef serait l’économe — oikonomos en grec. L’autorité bénédictine est très fondamentalement économique.
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La gestion du temps dans la spiritualité bénédictine : avoir un agenda bien rempli sans jamais être pressé Vivre à un rythme salutaire Dans le premier chapitre de ce livre, où j’évoquais mon premier contact personnel avec la vie bénédictine, je citais déjà mes premières leçons en matière de gestion du temps à la manière bénédictine : le rythme salutaire d’un horaire journalier bien ordonné, la cloche qui signale sans cesse qu’il est temps de commencer ou d’achever quelque chose, une attitude au travail qui n’est pas tant fixée sur le fait de « finir » son ouvrage, mais sur l’ouvrage lui-même, la prise au sérieux des temps pour l’effort et pour la détente. Chacun de ces aspects sera abordé brièvement dans ce chapitre. La conclusion paradoxale sera que, dans le rapport bénédictin au temps, l’agenda est complètement rempli et que l’on n’est jamais pressé.
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Tout comme pour les autres règles bénédictines qui visent à la qualité, il faut signaler qu’il y aura une grande distance entre la conscience de l’attitude juste et sa mise en œuvre concrète. Les moines et moniales peuvent, eux aussi, être surmenés, la hâte survient aussi dans les monastères et j’ai moi-même préparé bien des conférences sur la vie bénédictine en étant pressé par le temps et dans des circonstances relativement « stressées ». Mais cela n’empêche qu’il est bon de se rappeler de temps en temps qu’il y a aussi moyen de le faire autrement, et que l’on peut faire des petits pas réalistes dans la bonne direction. Il s’agira, en effet, de faire des petits pas, comme chaque fois que l’on se trouve dans un processus de conversio morum. Faire d’emblée toutes choses autrement, n’est pas vraiment le pas à faire. Les mauvaises habitudes par rapport à la façon d’aller et de se tenir dans le temps ne peuvent, elles aussi, évoluer que progressivement, à travers bien des échecs et des reprises, vers une attitude plus juste et salutaire. Les bonnes habitudes doivent, en effet, être soumises à l’exercice, tout comme lorsque quelqu’un consacre avec une tenace persévérance une demi-heure par jour pour s’exercer à un instrument de musique, quelle que soit son envie ou le désir de se laisser entraîner dans des alternatives séduisantes. La progression au quotidien sera minimale, mais, au bout d’un an, même un profane en matière de musique remarquera les fruits. Cette ténacité est à nouveau une question de stabilité. Les petits pas vers une meilleure gestion du temps devront aussi être réalistes. Vouloir vivre au rythme de la vie monastique, avec six ou sept offices de prière par jour, quelques heures de lectio divina, des temps fixés pour la récréation etc., alors que l’on a une vie professionnelle relativement exigeante et une famille — cela n’est pas réa-
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liste et ne suscite que des frustrations. Il faut trouver un rythme qui peut s’adapter à votre vie. En cela, vous devez être pour vous-même comme un bon abbé : ne pas vous fixer des exigences qui vous écraseraient, mais, d’autre part, placer la barre assez haut pour qu’il reste chaque jour quelque chose à atteindre. Un petit pas essentiel en avant est l’élaboration d’un horaire journalier adapté : une répartition de la journée qui donne un rythme à la journée, avec un schéma relativement fixe pour l’effort et la détente, pour l’inspiration et l’expiration spirituelle, pour mettre de l’ordre dans l’environnement, sans oublier les moments où l’on est en contact avec quelque chose de beau ¹⁵. Un tel plan de la journée, qui sera différent pour chacun, sera aussi salutaire pour chacun : pour le professionnel actif et pour le pensionné, pour l’étudiant et pour celui qui est incapable de travailler, pour le domestique et pour l’évêque, pour le doctorant pressé par l’échéance et pour le savant en année sabbatique. Ce dernier exemple peut sembler étonnant, mais je sais par ma propre expérience et par celle des autres que, même une telle période de liberté dans l’étude et de congé pour la détente peut glisser entre vos doigts de manière frustrante et sans fruit, à moins de structurer là aussi vos journées d’une manière adaptée à la situation. Cette adaptation est toujours essentielle, et si vous ne vivez et ne travaillez pas ensemble avec des frères et des sœurs qui vivent le même rythme — ce qui vaut pour la plupart d’entre nous — les adaptations quotidiennes seront inévitables et sages. Lorsque j’eus moi-même peu à peu le désir de vivre en quelque sorte au rythme de l’abbaye, tout en étant 15. Au sujet de l’effet bienfaisant de l’horaire monastique journalier et de sa transposition dans la vie de tous les jours, mon frère et compagnon d’oblature Geert A. M. Derkse écrivit l’article « Benedictijns leven : het nu anders beleven », dans Verbum, 66, 1999, 7-8, p. 144-150.
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à distance et en faisant les adaptations nécessaires, je fus d’abord trop rigide. Là-bas, ils clôturent la journée à vingt heures quarante-cinq par l’office de complies, et je voulus m’y associer à distance. Mais il y avait sans cesse des jours où, pour cause de réunions, conférences et autres circonstances, je me trouvais occupé à tout autre chose à neuf heures moins le quart. Cela provoqua non seulement une légère insatisfaction (le murmure peut jaillir de n’importe quoi), mais en plus, rentrant plus tard à la maison, je ne prenais plus le petit quart d’heure pour achever la journée de manière tranquille. Jusqu’au jour où j’allai en visite chez un petit groupe de moines en Suède. Dans leur chambre d’hôte, il y avait aussi un horaire du jour. Mais je remarquai qu’ils l’utilisaient de manière flexible. Tous les trois avaient aussi des obligations à l’extérieur, mais ils commençaient leur journée ensemble et la finissaient ensemble. Avec l’un deux, le prieur, je me rendis le soir à un concert de bienfaisance dans un château à quelques kilomètres de là. Après, il y eut une réception. À la maison, les deux autres nous avaient attendus. L’heure de complies était bien dépassée, de sorte que je pensais que nous devions nous hâter vers la petite chapelle. Mais le prieur rapprocha quelques chaises sous la véranda, nous offrit une bière et nous laissa parler du concert. Ce n’est qu’après cela que nous allâmes enfin chanter les complies. Lorsque, plus tard, je fis remarquer cela, le prieur me dit : « L’heure de complies, chez nous, est plutôt flexible, mais nous les chantons toujours. » L’ordre et la flexibilité : c’est typiquement bénédictin. À l’intérieur du rythme d’un tel ordre flexible, il faut ensuite s’exercer à quatre disciplines essentielles : l’art de commencer, l’art de s’ar16. Cette expression et les idées qui s’y rapportent sont empruntées au beau petit livre de David Steindl-Rast, o.s.b., De muziek van de stilte. Een dag uit het kloosterleven, Utrecht, 1996.
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rêter, l’art de la juste attitude entre commencer et s’arrêter et l’art de prendre respectueusement en considération les « saisons » de la journée ¹⁶. L’ART DE COMMENCER
À plusieurs endroits de sa Règle, Benoît insiste pour qu’il y ait le moins de distance possible entre l’appel et la réponse. Car plus cette distance est grande, plus la réponse risque d’être mal appropriée. L’écoute attentive et la réponse effective devraient en quelque sorte découler l’une de l’autre dans un seul mouvement plein de souplesse, sans traîner ni murmurer intérieurement ou extérieurement. La parole entendue aboutit tout de suite à l’action qui convient. La cloche sonne pour la prière et l’on dépose son travail. Sans hésiter, mais dignement, on se hâte vers la chapelle. Et la même chose est valable de tout instant de l’horaire journalier : le début des repas, le début de la récréation, le début du travail. Si Benoît souligne si souvent l’importance de cette immédiateté de la réponse, c’est sans aucun doute parce qu’il a l’expérience (et nous aussi) du fait qu’il est difficile de vraiment commencer. Nous devons par exemple nous mettre à une tâche que nous trouvons difficile ou désagréable. Nous sommes alors souvent exceptionnellement inventifs pour la remettre à plus tard. Nous faisons montre d’un dynamisme et d’un empressement superficiel pour faire toutes sortes de choses — téléphoner, répondre à des mails, établir des schémas pour la semaine suivante, encore vite expédier un petit fax, se réunir — mais sans vraiment commencer cette tâche. Il est parfaitement possible de rester toute la journée au bureau ou à la table de travail à la maison, en se dépensant plein d’ardeur à toutes sortes d’affaires morcelées qui contribuent à retarder les choses importantes, et d’en être même passablement fatigué le soir, sans avoir vraiment travaillé, ne fût-ce qu’une
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minute. Et même si vous avez effectivement déposé devant vous l’affaire qui doit occuper votre attention, il y a encore des formes plus subtiles de pseudo-activité qui font que vous ne donnez toujours pas réponse à ce qui est attendu de vous. Extérieurement, vous vous êtes peut-être conformé à la « cloche » ; mais, intérieurement, vous n’avez pas encore commencé. Commencer, à la façon bénédictine, c’est un commencer extérieur et intérieur, immédiatement, « dès que la cloche sonne », d’emblée se mettre au travail (ou aller en récréation ou toute autre chose), au moment même que vous avez fixé pour cela, en vous exerçant à remarquer et à éliminer chez vous-même toute attitude de retard — aussi subtile soit-elle. Tout cela est aussi évident que difficile. Mais celui qui s’exerce et persévère parvient à réduire peu à peu la distance entre le son de la « cloche » et le vrai commencement. Au début, je traînerai et hésiterai un peu en disant qu’il « faut bien s’y mettre », puisque « il est temps de le faire », mais progressivement je peux passer à la bonne habitude de marcher d’emblée vers la profondeur lorsque le signal du départ est donné. Se conformer extérieurement à la cloche peut devenir une habitude intérieure. Je vis un jour une belle illustration de cette façon de répondre directement à ce qui « se trouve devant vous », lors d’une interview télévisée du chanteur Dietrich Fischer-Diskau. Cet homme était par lui-même déjà calme et concentré, comme on le remarquait à la façon précise dont il abordait les questions. Mais, de temps en temps, le journaliste laissait entendre un fragment musical. Le chanteur prenait alors immédiatement une attitude légèrement différente, baissant un peu la tête comme s’il regardait vers l’intérieur et se retrouvait à l’instant même dans la musique — comme si quelqu’un (luimême) avait tourné un bouton. Il devenait musique à l’instant même,
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se retrouvait aussitôt en contact avec une source vitale de valeur. Cela, c’est commencer à la manière bénédictine. Plus haut, je parlais d’une tâche sérieuse pour laquelle il est difficile de vraiment commencer. Mais on peut aussi appliquer ce principe à de petites choses. Vous voyez de petits signaux qui demandent en fait une réponse rapide. Et même ceux-là, vous les retardez. « J’y regarderai demain, ce n’est qu’un petit détail ». Il n’est pas rare que vous l’oubliiez, ou que vous le remettiez encore au lendemain, et avant que vous ne le remarquiez, ce n’est déjà plus un petit détail. Chaque jour offre ses occasions de petites mais rapides « réponses » par lesquelles vous pouvez rapidement redresser quelque chose, donner une marque de considération, donner une petite impulsion dans la bonne direction. Il faut être alerte pour prendre en compte ces petits détails (ausculta), il faut avoir un bon discernement pour voir si la réponse est urgente et possible, il faut être prêt à s’engager pour, si nécessaire, réagir rapidement — c’est la conversio en petit. Même cette petite conversio est difficile ; nous préférons regarder dans l’autre direction. Mais ces petits reniements, cette petite façon de ne pas commencer n’est pas bonne pour l’âme. Vous pouvez traîner derrière vous une large trace de nombreuses petites occasions manquées qui peuvent être plus nocives et plus oppressantes que ce que vous pourriez imaginer pour chaque détail pris en lui-même. Pour le dire avec un vieux mot : c’est le péché. Inversement, par l’exercice, vous pouvez cultiver l’habitude de réagir sans délai et de tout cœur à de petites choses, quand c’est possible et convenable. Même au niveau le plus humble, la sanctification — encore un vieux mot — est possible.
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L’ART DE S’ARRÊTER
Il est difficile de commencer, mais aussi de s’arrêter. Cela vaut tout d’abord dans un sens purement chronologique. Surtout si vous portez une lourde responsabilité et si beaucoup de tâches vous reviennent, il y a la tendance compréhensible à ne pas prendre de repos et à poursuivre simplement le travail. Cette façon de faire semble responsable, mais ne l’est pas. Aller trop loin est presque synonyme de « faire des erreurs ». En outre, vous ne prenez pas les moments de repos et de détente qui sont nécessaires pour rester frais et plein de vivacité. Ce n’est pas seulement l’agenda surchargé qui peut vous entraîner à toujours continuer, mais aussi le simple fait que les choses se déroulent justement si bien. Alors, on peut se sentir irrité, on peut être tenté de traîner (d’une façon différente) et de murmurer lorsque la cloche sonne pour annoncer le moment de la promenade ou de la portion de belle musique à écouter le soir. Même le travail positif doit être interrompu à temps. Des écrivains ou compositeurs expérimentés savent qu’il faut s’arrêter justement lorsque l’on a le sentiment que l’on peut encore avancer un bon bout, et non pas lorsque l’on se sent fatigué et vidé. Même dans un sens plus psychologique, le fait de s’arrêter est difficile. Vous pouvez certes vous conformer extérieurement à l’appel de la cloche et déposer votre travail parce que l’heure de la récréation a sonné ; mais, intérieurement, vous restez pleinement préoccupé. Telle réunion qui a déjà duré bien trop longtemps est terminée, mais tout en rentrant à vélo à la maison, vous en êtes encore plein. Tout en râlant intérieurement sur les idioties des autres et sur vos propres idioties, vous pédalez vers la maison. Aveugle et sourd au bel environnement, vous avalez les kilomètres. C’est triple péché… Tout d’abord, cette réunion est terminée et vous ne pouvez plus rien y changer : cela
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n’a pas de sens de ressasser les occasions manquées ou d’imaginer ce que vous auriez pu dire de malin ou de destructeur. Deuxièmement, cette façon de ruminer en râlant et en murmurant et de forger des plans vicieux est mauvaise pour votre âme. Cela agit comme un poison intérieur, et même un cancer que personne n’entend peut vous ronger de l’intérieur. Et troisièmement, vous n’êtes pas ouvert à ce que peut vous apporter l’environnement, lui qui pourrait vous aider à reprendre souffle. S’arrêter à la manière bénédictine signifierait, dans une telle situation, prendre conscience de ceci : maintenant, je suis sur mon vélo ; maintenant, je traverse ce merveilleux paysage. Il est évident que, même dans une telle attitude, des pensées, des bouts de conversation, des irritations surgiront, mais avec un peu d’exercice, vous les laisserez simplement venir, sans y rester pour autant enlisé (le murmure peut devenir un véritable marécage), en dirigeant consciemment votre attention sur quelque chose de positif : le paysage, la silhouette de la ville qui approche, quelques beaux versets poétiques qui vous viennent à ce propos, des bruits d’oiseaux que vous essayez de resituer. Une telle attitude offre un triple avantage : vous êtes rentré chez vous en traversant un monde tout différent, vous ramenez à la maison une tout autre tête (ce qui est plus agréable pour les habitants de votre maison qu’une tête de râleur) et vous abordez la suite de la conversation avec moins de vieilles blessures. Persévérer dans cette attitude (stabilitas) en passant par des hauts et des bas, mais aussi avec une certaine ténacité, permet d’acquérir une bonne habitude. D’abord bien se réunir, puis tourner le bouton, puis bien rentrer chez soi, à vélo. Ceci peut paraître simple et naïf, mais en pratique, comme toujours, c’est difficile et bénéfique (à condition de tenir bon).
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L’exemple que nous venons de voir concernait la manière d’arrêter quelque chose de négatif. Mais, comme il a été dit plus haut, même les choses positives doivent être arrêtées lorsque le temps est venu pour cela. Non seulement parce qu’il vaut mieux interrompre son travail avec un sentiment agréable qu’avec le sentiment d’être lessivé, ou parce qu’il vaut mieux interrompre correctement et au moment approprié une conversation agréable lors de la récréation (avant d’en arriver au stade du rabâchage). La raison la plus importante qui veut que l’on arrête correctement une activité, c’est qu’il faut permettre à la suivante de bien commencer. L’art de commencer et l’art de s’arrêter se présupposent l’un l’autre. L’ART D’ÊTRE À LA FOIS DIGNE ET DÉTENDU DANS L’ESPACE ENTRE COMMENCER ET S’ARRÊTER
Entre la cloche qui annonce le début d’une activité et la cloche qui en annonce la fin, il y a un espace de temps qui est destiné à quelque chose et il y a l’attitude par laquelle on évolue dans ce temps. Il n’est pas rare que l’attention soit fortement absorbée par des choses extérieures à cela. Nous sommes en train de ruminer des affaires anciennes ou nous nous faisons déjà du souci pour ce qui doit venir après. Ce faisant, nous n’avons pas encore vraiment commencé et, simultanément, nous sommes déjà en train de nous arrêter. Une telle attitude, une fois de plus, est triple péché : le passé est passé, ce qui doit encore venir sollicitera plus tard notre attention (et ne la recevra peut-être même pas alors, si nous continuons ainsi), et le pire est que la tâche qui nous sollicite maintenant ne reçoit pas toute l’attention requise. Cette attitude ronge l’énergie et provoque la fuite de la qualité. Travailler à la manière bénédictine implique tout d’abord que l’attention soit détournée de ce qui est passé ou doit encore venir (conversio) et
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que l’on se mette à l’écoute de ce qui doit être fait maintenant (obedientia). Le champ de vision de l’attention s’est limité lui-même au petit espace de temps entre commencer et s’arrêter. Il s’y ajoute une autre chose importante. Même si, par un exercice persévérant (stabilitas), vous parvenez à limiter le champ de vision de votre attention à la tâche qui se trouve maintenant devant vous, il y aura tout de même encore la tentation de vous fixer ensuite sur autre chose, à savoir l’achèvement et la fin de ce travail. À première vue, il n’y a pas de mal à cela. Ne faut-il pas, de toute façon, achever tel article, clôturer telle réunion de manière fructueuse, réparer tel vélo, signer tel contrat ? Bien évidemment, et Benoît serait le dernier à nier que notre écoute attentive vise, en fin de compte, un résultat concret. Mais si, lors du travail, de la lecture, ou même de la récréation, l’esprit est surtout fixé sur l’idée d’en « avoir fini » — « que je serai content quand cet article sera enfin prêt, quand cet agenda pénible de réunions sera barré », etc. — l’attention ne sera de nouveau pas où elle doit être, à savoir dans la phase du travail qui m’occupe maintenant. En outre, si, lors du travail, on a comme but de le terminer (et c’est là aussi, bien évidemment, un but), non seulement l’attention ne se porte pas pleinement sur le travail lui-même (ce qui contribuerait le mieux à la qualité du but recherché), mais on sent la pression du temps et le tempo s’élève au-dessus de ce qui conviendrait pour un travail optimal. Cela aussi entraîne une perte de qualité. Travailler à la manière bénédictine — et lire, et jouer au bridge pendant la récréation, et apprendre un nouveau morceau de musique pendant le temps libre — implique : commencer tout de suite ce qui est à faire, y donner sa pleine attention (sans se laisser gêner par autre chose, qui recevra plus tard ou a déjà reçu sa plénitude d’attention), donner à cette attention une dimension calme et digne et — chose très importante et très difficile —
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ne pas se faire de souci par rapport à son achèvement. Quand la cloche signale qu’il faut faire maintenant autre chose, on dépose ce qu’on était en train de faire (on aura bien l’occasion d’y revenir plus tard) et on commence la chose suivante, toujours dans la même attitude. De cette manière, on n’est, en quelque sorte, « jamais pressé », parce que l’on donne son attention aux choses « une par une », comme dans un mouvement calmement continu, y compris les moments de détente et de nourriture. Tout ceci paraît impossible à réaliser et naïf. En outre, c’est bien difficile à combiner avec une époque trépidante, avec une quantité de tâches parallèles, avec la rapidité des techniques de communication. Pourtant, chacun peut trouver dans son environnement l’une ou l’autre possibilité pour mettre en pratique cette attitude. Les techniques de communication accélérées, souvent très utiles, comme le fax ou le courrier électronique, invitent à une réponse rapide, précipitée et donc souvent inadéquate, souvent au détriment de ce que vous étiez en train de faire : elles aboutissent ainsi à une double perte de qualité. Lorsque je commençai à constater pour moi-même que, dans mon travail comme directeur d’une organisation, je tombais dans ce piège et me sentais plus pressé par le temps, j’introduisis (non sans retomber régulièrement dans cette erreur) une petite manière de conversio. Notre secrétariat est tout à fait capable de distinguer ce qui, dans les fax et messages électroniques qui surviennent, est réellement suffisamment urgent pour me faire interrompre une autre tâche. Pour le reste, chaque message est pris en considération à son tour, comme le courrier ordinaire, et est glissé au milieu de celui-ci, dans l’ordre d’arrivée, et cela se fait durant les tranches d’horaire que je réserve chaque jour à ma correspondance, sans me faire de souci si tout ne peut pas être réglé. Cela a contribué à diminuer quelque peu mon inquiétude et à améliorer — modestement
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— la qualité de mon travail. Pour les expéditeurs, cela peut mener parfois à des réactions étonnées, comme je le remarque quand ils téléphonent parce que je ne réagis pas assez vite. À quelques variations près, j’ai souvent la conversation suivante : « Avez-vous bien reçu mon courriel ? — Oui, bien sûr. — Et qu’en pensez-vous ? — Je ne sais pas encore. Tout d’abord, votre lettre n’est pas encore à l’ordre du jour, et quand elle le sera, je devrai encore y réfléchir. Mais alors je vous promets que je consacrerai à votre proposition la même attention qu’à la question d’un autre qui m’occupe pour l’instant. » C’est ainsi que chaque contexte offre des possibilités pour une gestion du temps plus salutaire. Cela vaut aussi pour le tempo du travail. En concentrant votre attention sur ce qui se trouve devant vous et au pas suivant qui est à faire — sans vous hâter vers un but éloigné dans le futur, votre tempo aussi deviendra plus calme. Le randonneur de montagne qui n’a pas d’expérience va souvent trop vite dans son ascension et doit bien vite reprendre souffle sur le bord du chemin. L’habitant expérimenté des montagnes a un tempo plus lent, mais constant, et il atteint plus vite le sommet. Une personne que je connais devait un jour retourner un grand morceau de son jardin et avait fait appel, pour l’aider, à un voisin de son village, plus âgé, mais encore vigoureux. Ils commencèrent ensemble. Mon jeune collègue d’alors travaillait énergiquement, à un bon tempo, tandis que son voisin travaillait visiblement de façon plutôt lente et semblait peu à peu prendre du retard. Mais, au bout d’une heure, mon collègue, souffrant de mal au dos, soufflait dans une chaise de jardin, tandis que l’autre, qui l’avait déjà dépassé, continuait tranquillement à bêcher. On devine aisément comment le boulot s’acheva. Si vous observez des artisans expérimentés à leur travail, vous voyez la même attitude : ils travaillent calmement, mais de façon continue et consciencieuse. Pour un travail plus spirituel, ce genre d’attitude porte égale-
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ment ses fruits. Le physicien Hendrik Casimir ( – ) écrit dans sa belle biographie intellectuelle Het toeval van de werkelijkheid comment, lors d’un séjour de quelques mois, en – , dans un des Colleges de Cambridge, il y découvrit « l’art de travailler très dur, à son aise ». S’y apparente une attitude de travail typiquement bénédictine, semblable à celle de tel abbé qui conseillait à ses novices d’adopter à la chapelle la même attitude détendue qu’en récréation, et en récréation la même attitude digne qu’à la chapelle. Même si l’agenda déborde, vous pouvez vous efforcer chaque jour de faire votre travail de manière à la fois détendue et digne. Et tout l’art consiste à garder cette attitude de dignité détendue même dans les moments où il semble que le paquet de vos tâches exige de vous l’impossible. La Règle consacre un chapitre propre à cette situation, que Benoît doit donc avoir connue : « Si l’on enjoint à un frère des choses impossibles » (chapitre ). « Si l’on enjoint à un frère des choses difficiles ou impossibles, il recevra en toute mansuétude et obéissance le commandement qui lui est fait. Cependant, s’il estime que le poids du fardeau dépasse entièrement la mesure de ses forces, il représentera au supérieur les raisons de son impuissance, avec patience et à propos, sans témoigner ni orgueil, ni résistance, ni contradiction. Que si après cette représentation le supérieur maintenait son ordre, l’inférieur se persuadera que la chose lui est avantageuse, et il obéira par amour, en mettant sa confiance dans l’aide de Dieu » (RB 68).
17. Je dois l’explication qui suit à un petit livre de Norvene Vest, Friend of the Soul : A Benedictine Spirituality of Work, Cambridge (Mass.), 1997, p. 133-135.
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À première vue, ce texte regorge d’une soumission et d’une docilité presque imbuvable pour nous. Mais ici aussi, il est possible de transposer pour nous et de rendre fécondes les intuitions de Benoît ¹⁷. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de quelque chose qui serait simplement un peu pénible et difficile, mais d’une mission qui semble dépasser vos forces. Pourtant votre supérieur (et parfois vous l’êtes vousmême) attend que vous donniez réponse à cette situation. Notre réaction spontanée serait : ne pas entreprendre quelque chose, ne pas ajouter quelque chose dont, de toute façon, nous ne sommes pas capables. Mais Benoît suggère qu’une tout autre réponse est possible, une réponse qui peut vous mener en quelque sorte à travers trois étapes ou niveaux, bien au-delà de la simple objection « ceci, je ne le peux tout simplement pas ». La première étape est d’accorder une écoute à cette mission apparemment impossible et d’essayer « en toute mansuétude » (donc sans s’opposer durement) d’en faire le meilleur : give it a try. Qui sait ? peutêtre sous-estimons-nous ce qu’il y a en nous et avons-nous la chance d’avoir un abbé attentif, qui doit d’ailleurs veiller à ce que les forts aient toujours quelque chose à désirer, et qui perçoit que maintenant nous avons la capacité d’atteindre quelque chose que nous n’aurions pu atteindre plus tôt. À notre surprise, nous pourrions bien découvrir que ce qui autrefois était impossible ne l’est plus maintenant. Mais il se peut que l’abbé ou que nous-mêmes ayons mal estimé nos possibilités et que la barre semble réellement placée trop haut. C’est alors que Benoît suggère une étape de concertation avec le supérieur (ou avec nous-même, évidemment). Cette concertation exige un soin approprié : elle doit se faire au moment juste et d’une manière juste. Cette concertation peut amener à la constatation libératrice que le temps n’est pas encore mûr pour une telle tâche, de sorte que, dé-
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barrassés de notre frustration, nous pouvons nous diriger vers ce qui est à notre portée. Mais la situation peut aussi être telle que nous sommes renvoyés à la tâche impossible (ou que nous nous y renvoyons nous-mêmes), par exemple parce que cette corvée est à faire de toute façon et que personne d’autre n’est disponible pour la faire. Vient alors une troisième suggestion, intéressante et pleine de sagesse : accorder malgré tout son obéissance, non pas en serrant les dents avec une volonté crispée, mais « par amour, en mettant sa confiance dans l’aide de Dieu », ou pour le dire de façon plus séculière : do it with a smile. Parfois, il arrive alors que précisément cette attitude « décrispée » et « confiante » nous fasse dépasser une ancienne limite. Mais, même si cela n’arrive que peu ou pas du tout, une attitude de dignité détendue, sans auto reproche amer et sans murmure rancunier envers le supérieur, sera la meilleure façon de donner réponse à ce qui est difficile ou impossible. «PORTER DU FRUIT EN SA SAISON»
Dans le petit livre déjà cité de David Steindl-Rast, De musiek van de stilte. Een dag uit het kloosterleven, l’auteur décrit de façon très suggestive comment les différents offices de la journée monastique (matines, prime, laudes, sexte, none, vêpres, complies) ont chacun leur tonalité propre et divisent en quelque sorte la journée en saisons. Et chacune de ces saisons porte ses propres fruits. La vigile de nuit est une ouverture, une attente persévérante de celui qui va venir. La journée s’ouvre dans un chant commun à l’office de prime (souvent uni à celui de laudes), au petit matin. C’est le moment d’ajuster notre attitude au début du travail : non pour en être quitte le plus vite possible, mais pour voir chaque instant comme une occasion de répondre de tout notre cœur. Cela ne réussira évidemment pas à cent pour cent, et il est bon et réaliste d’être
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conscient dès le début de la journée qu’il y aura des moments de mauvaise écoute, d’infidélité, de réponse imparfaite. Le bref office de sexte nous rappelle qu’au cours de la journée, nous pouvons toujours recommencer. C’est alors bien nécessaire : les bonnes intentions et l’énergie de l’aurore refluent. C’est une bonne habitude que de déposer un instant ses affaires, au milieu de la journée, et de nous recentrer sur des points de valeur. Cela peut donner un nouveau souffle et aider à se redresser. Car il n’est que trop tentant de se mettre à chipoter et de fournir un travail à moitié, en se laissant entraîner par la « force de la pesanteur morale » — qui va toujours vers le bas. Si justement nous recevons quelque chose « qui vient d’en haut », nous pouvons être stimulés dans ce pénible mouvement qui veut aller « à contre-courant de la pesanteur ». En milieu d’après-midi — à none — beaucoup d’entre nous connaissent un « moment creux », le petit « démon de midi » : de nouveau, il y a la tentation de laisser tout en plan et, tout en restant gentiment au bureau ou ailleurs, occupé de manière superficielle, d’être déjà, en fait, en train de rentrer à la maison. Il est bon, alors, de s’interrompre un peu, de reprendre souffle spirituellement d’une manière ou d’une autre, puis de se remettre à l’ouvrage, tout en ayant conscience, de façon réaliste, que notre énergie est limitée et que demain, heureusement, nous aurons sans doute à nouveau l’occasion d’assumer nos responsabilités. Les vêpres, à la fin de la journée de travail, sont l’occasion de retirer, d’une façon ou d’une autre, nos vêtements de travail. C’est aussi un temps pour nous réconcilier avec les tensions et les échecs de nous-mêmes et des autres. Après vêpres, le jour acquiert une autre couleur et un autre tempo. Il y a du temps pour lire, pour prendre le repas du soir ensemble, pour se retrouver en récréation. Enfin, on se réunit une dernière fois pour clôturer la journée en chantant, dans l’office simple et chaleureux de complies : examen de conscience, demande de pardon, trois psaumes tou-
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jours les mêmes (, , ), le Cantique de Syméon (« Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix »), des intentions de prière, la bénédiction par l’abbé ou le prieur, l’extinction des lumières, un cantique à la Vierge, chanté dans l’obscurité. Puis commence le silence de nuit. En pratique, il est encore un peu trop tôt pour aller se coucher, mais on lit un peu en silence dans sa cellule ou on écrit quelques lignes dans son journal. De toute façon, il n’y a plus d’activités communautaires et on ne se parle plus. Le temps qui précède le coucher est un temps de calme où chacun est seul avec lui-même. Jusqu’au jour suivant où le chant communautaire (souvent avec des voix encore rauques et ensommeillées) ouvre à nouveau la journée. À ce propos, dans mon abbaye, le rythme qui alterne solitude et vie communautaire s’exprime encore d’une façon très visible. Aux autres offices du jour et pour l’Eucharistie, les moines se réunissent dans le cloître en communauté et pénètrent ensemble, deux par deux, dans l’église abbatiale. À la fin de l’office, ils en ressortent à nouveau deux par deux, en communauté. Mais à la fin des complies, ils quittent la chapelle l’un après l’autre, au moment choisi par chacun. Et au début de l’office de lectures, très tôt matin, chacun entre aussi de façon individuelle, les uns plus à l’avance, les autres tout juste à l’heure. Entre le silence de nuit et le premier office, on est surtout monachus (de monos, qui signifie « un », « unique » et « seul ») ; entre prime et complies, on est aussi et surtout frater, « frère » : côte à côte pour chanter, travailler, manger, se récréer. Tout ceci ne peut évidemment pas être copié tel quel dans des formes toutes différentes de vivre ensemble et de travailler ensemble. Mais certains aspects sont aisément transposables. C’est ainsi que, par exemple, même hors du monastère il est bon de tenir compte des saisons de la journée et du fait que les fruits peuvent être différents selon les saisons. On s’expose aux difficultés et aux erreurs si on veut com-
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mencer en fin de journée un boulot qui demande beaucoup de concentration et d’énergie. De même, il est bien dommage de consacrer le temps du matin, quand on est frais et plein de force, à de petites tâches légères et futiles. Pourtant, cela arrive souvent. Beaucoup de personnes en position d’autorité, dont le travail est en partie un travail administratif, commencent leur journée de travail en parcourant le courrier, en imaginant les premières réactions à celui-ci, en téléphonant à quelques personnes sur des questions très variées, en donnant diverses instructions au personnel du secrétariat. L’énergie initiale de la journée est bien vite morcelée et éparpillée. L’analyse psychologique montre en outre que la première chose que vous faites est perçue par votre esprit comme la chose la plus importante, et que votre esprit sera déjà moins éveillé pour la chose suivante. Une attitude bénédictine aborderait dès lors les choses de façon inverse. Commencez d’emblée votre journée de travail par ce qui, sur votre liste de choses à faire, demande le plus d’attention, de concentration, d’énergie, et persévérez un bon moment dans cette attention et dans cette énergie. Et gardez le courrier, les réponses et les coups de fil pour la fin de la journée (sauf, bien sûr, s’il y a quelque chose d’urgent et qui demande une réponse rapide). Transposer le rythme qui va de prime à complies en introduisant dans sa journée quelques moments marquants, peut aussi — à condition de s’y tenir — faire apparaître de façon plus claire et plus féconde la couleur spécifique et les grâces propres à chaque saison. Les occasions de le faire seront différentes selon chaque situation et selon chaque personne, mais avec un peu de créativité, il est possible d’inventer des moments où l’on fait un peu silence, où l’on tourne l’interrupteur pendant cinq minutes, en profitant pour lire attentivement quelques poèmes, où l’on fait une vraie pause, se retrouvant avec quelques confrères ou
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consœurs autour d’un bol de soupe pour parler de tout sauf du travail, où l’on ouvre ou ferme la semaine de travail avec une grande attention pour les personnes autour de soi, etc. Même les moments de « jeu » et de « jachère » peuvent et doivent être intégrés : ils sont d’une importance vitale pour une organisation. Pourtant, c’est souvent ceux-là que nous faisons sauter en premier, quand nous devenons pressés ou importants ou quand le temps presse. Pourtant, tout comme les enfants qui ne parviennent plus à jouer quand ils sont tristes, malades ou dans la peur, de même, l’absence de « jeu » dans une organisation (qu’il s’agisse d’une équipe de recherche, d’une usine métallurgique ou d’un diocèse) est le signal qu’il y règne de la peur, de la maladie ou de la tristesse. Et inversement, le « jeu » et l’esprit « enjoué » sont des conditions nécessaires à la mise en œuvre de la créativité humaine. Il y a un rapport direct entre le jeu et la créativité, entre la disponibilité de la « jachère » et une nouvelle fécondité. Une organisation qui bat de l’aile devrait justement « jouer » davantage pour libérer à nouveau la créativité des gens. C’est précisément alors qu’il est important de prendre au sérieux les temps de « récréation ». Se « décrisper » et jouer renforceront l’implication et la motivation, stimuleront l’ouverture à ce qui renouvelle et rafraîchit. Pour celui qui porte une très grande responsabilité, il est important d’intégrer dans son rythme quotidien des moments où il est en quelque sorte monachus : des périodes où la porte de sa chambre reste close. Et cela non seulement pour pouvoir se concentrer sur son travail sans être dérangé, mais aussi pour bénéficier de moments de silence où il puisse, d’une façon ou d’une autre, « faire le plein » spirituel. Le silence est nécessaire pour entrer en contact avec l’Esprit, ou, pour le dire de façon séculière, pour entretenir un bon état d’esprit et une bonne disposition de l’âme. Il n’est pas bon d’être sans cesse sollicité ; pour qui veut être
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disponible de façon responsable, le fait d’être régulièrement « seul » est une condition qui agit comme une nourriture. Les périodes de silence exercent l’ouïe intérieure ; l’exercice du silence intérieur est une condition pour l’écoute et l’hospitalité. Ce n’est pas un hasard si justement les personnes silencieuses et concentrées sont souvent des personnes visiblement présentes, et qui, dès lors, stimulent aussi les autres à se mettre à vivre avec plus de silence et de concentration. Ces chances d’amélioration sont pourtant, elles aussi, les premières chances que nous laissons tomber quand nous devenons pressés et importants : le silence et la détente sont éliminés presque d’office, nous devenons bruyants et turbulents, nous contaminons les autres par notre inquiétude. L’attitude bénédictine est juste le contraire. Celui qui reçoit une plus grande responsabilité doit justement écouter davantage. Comme tel confrère qui devint prieur et qui, du coup, doubla son temps de méditation quotidienne. Et, pour le reste de la journée, Benoît nous apprend encore l’une ou l’autre chose utile. La façon de commencer et de finir la journée a son importance. Cela peut se faire de façon désordonnée et brouillonne, ou bien de façon calme, digne et détendue. Cela donnera une couleur différente au jour et à la nuit. C’est une question d’hygiène psychique que de commencer et de finir une journée de façon belle et attentive, d’ouvrir, à l’aube, les mains vers la lumière et, le soir, de se trouver en paix avec ses échecs et avec ce dont on peut être satisfait. Dans tout contexte, on doit pouvoir imaginer de petits rituels pour marquer le début, le milieu et la fin, pour cultiver le temps et lui faire porter fruit en sa saison.
épilogue
La vie bénédictine : une vie toute d’une pièce ans les pages qui précèdent, nous avons essayé de transposer quelques aspects de la vie bénédictine vers d’autres contextes de vivre ensemble et de travailler ensemble. Dans ce paragraphe de conclusion, je voudrais insister sur le fait que même les plus petits détails de cette spiritualité sont reliés entre eux dans l’unité. Les trois règles de qualité que sont la stabilitas, la conversio morum et l’obedientia constituent ensemble une telle unité d’attitudes reliées entre elles et se présupposant l’une l’autre. On ne peut arriver à une transformation et à une amélioration durable (conversio), on ne peut accorder une écoute appropriée à ce qui est demandé (obedientia) sans un engagement quotidien, parfois vigoureux (stabilitas). Et il ne serait pas possible de persévérer précisément en cela, si l’on n’avait au préalable et de tout cœur accordé son « oui » à l’invitation à changer de vie — même si cela se passe par beaucoup de hauts et de bas. Cette intime relation entre les trois règles de qualité s’étend ensuite à tout, et pas seulement à la dimension « religieuse » que nous associons avec ce qui se passe dans la chapelle. Dans l’attitude bénédictine, il n’y a pas de domaine non religieux, il n’y a pas de lieux non sacrés ou qui ne doivent pas l’être, il n’y a pas de moments et d’activi-
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tés non sacrées ou qui ne doivent pas l’être. Tout doit être considéré comme vases sacrés, tout est une occasion de sanctification. Votre bec de gaz dans votre cuisine peut être votre autel ; même éplucher les pommes de terre ou plier le linge peut se faire à la manière « bénédictine » ou bien de manière désordonnée et rapide — ce qui est péché. Chaque lieu est un lieu à consacrer, chaque instant est un instant à consacrer. Dans une telle attitude, l’entretien du jardin, la comptabilité et aussi une fête d’anniversaire, sont des situations sacramentelles, qui offrent l’occasion de vivre le « sacrement du moment présent ». Chaque lieu et chaque situation vous offrent ainsi d’une façon ou d’une autre des occasions de devenir un bon abbé ou un bon cellérier. La vie bénédictine est littéralement une vie simple, au sens de non compliquée. Elle est à la fois très difficile et très facile. La difficulté est liée à la persévérance de l’attention et de l’engagement, à la stabilitas. La facilité est liée au fait que nous pouvons tout simplement nous y mettre, où que nous soyons, dans les choses petites et accessibles, et chaque jour de nouveau. Il y a tant de possibilités de transformer les choses proches, de donner de petites impulsions de qualité, de corriger par exemple, par de petits pas, le climat de votre environnement (professionnel). Et ces petites impulsions ont souvent des répercussions beaucoup plus lointaines, parce que tout est relié. C’est précisément telle parole, petite mais bonne, adressée à votre collaborateur, qui fera que, des heures plus tard, il se comportera dans une situation de concertation, ou rentrera dans sa famille autrement que si vous aviez délaissé cette bonne parole. Travailler jour après jour à votre intégrité personnelle pour apprendre à vivre une vie « toute d’une pièce », a des conséquences sociales qui portent loin. Laisser chaque
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jour votre propre petite braise, parfois si fragile, s’allumer à des sources de qualité, cela peut vous donner suffisamment d’incandescence pour rayonner de façon contagieuse pour les autres. L’appel pressant que l’attitude bénédictine nous adresse ainsi, « est une invitation sans détour adressée à notre âme, à nous éveiller de notre cynisme protecteur, à choisir un autre chemin, à cesser de bavarder dans le vide, à écouter » (David Steindl-Rast). Ausculta, est-il dit au commencement de la Règle. C’est là une attitude féconde pour tout commencement.
Table des matières Introduction................................................................................ 5 I. Une première approche de la spiritualité bénédictine ............. 15 Une leçon auprès d’images de l’abbaye Sainte-Hildegarde à Eibingen.. 15 Ce que j’appris en découvrant moi-même la vie bénédictine................ 22 Grandir vers l’oblature .................................................................... 28
II. Les fondements de la spiritualité bénédictine. Première traduction vers des contextes non monastiques ...... 31 La règle de vie bénédictine : écouter attentivement pour parvenir à un résultat ...................................................................................... 31 Les vœux bénédictins : chemins de croissance et de libération .............. 40 Quelques illustrations plus spécifiques de l’art d’écouter à la manière bénédictine...................................................................................... 54
III. L’autorité bénédictine : encourager à la croissance ............... 75 L’autorité requiert un talent particulier pour l’écoute ........................ 75 La personne de l’abbé ...................................................................... 78 La personne du cellérier : « a man for all seasons » .............................. 99
IV. La gestion du temps dans la spiritualité bénédictine : avoir un agenda bien rempli sans jamais être pressé .......... 109 Vivre à un rythme salutaire............................................................ 109
Épilogue. La vie bénédictine : une vie toute d’une pièce ......... 131
Achevé d’imprimer le 8 mai 2009 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).
Wil Derkse Né à Nijmegen (Pays-Bas) en 1952, est marié et père de deux filles adultes. Il est oblat bénédictin séculier, rattaché à l’abbaye bénédictine Saint-Willibrord de Doetinchem (Pays-Bas). Après ses études de chimie et de philosophie, il enseigna longtemps la chimie. Il est professeur-directeur du programme Soeterbeeck pour la science, la société et la philosophie de l’Université catholique de Nijmegen. Il a publié sur des thèmes philosophiques, culturels et sociétaux, entre autres en tant que rédacteur de Streven.
ISBN 978-2-87356-431-5 Prix TTC : 13,95 €
9 782873 564315
Wıl Derkse
Pour une convivialité retrouvée
Transposer l’art de vivre bénédictin à l’extérieur des murs des monastères : en famille, à l’école, dans l’entreprise, un orchestre, un hôpital… La spiritualité de saint Benoît (vie siècle), simple, terre à terre, sans rien de spectaculaire, correspond bien au proverbe de la tradition Zen : « Avant l’illumination, couper du bois et puiser de l’eau ; après l’illumination, couper du bois et puiser de l’eau. » Dans Pour une convivialité retrouvée, Wil Derkse propose une adaptation des vœux monastiques pour la vie concrète de travail et de famille. Il aborde ainsi la vision bénédictine de l’autorité (encourager les personnes à la croissance), la façon bénédictine de gérer le temps, l’art difficile de commencer, l’art encore plus difficile de s’arrêter et celui de trouver l’équilibre entre les deux, afin de n’être plus jamais « pressé ». Ce livre peut donner un nouvel élan, inspirer une orientation et un style de vie, en particulier pour les personnes ayant des responsabilités.
En couverture © Glowimages, Getty Images | Tibériade | Monkey Business Images, Dreamstime | Brad Killer, iStockphoto | Lifesize, Getty Images | Franz Pfuegl, iStockphoto
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Pour une convivialité retrouvée Spiritualité bénédictine pour la vie quotidienne