Damien hier et aujourd'hui

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Les auteurs Le père Édouard Brion est père des Sacrés-Cœurs et réside actuellement à Charleroi. Il a déjà consacré deux ouvrages au père Damien: Comme un arbre au bord des eaux, Cerf, 1994, et Un étrange bonheur, Cerf, 2008. Stéphane Steyt est responsable de la communication pour «Action Damien» (www.actiondamien.be). ISBN 978-2-87356-434-6 Prix TTC : 13,95 €

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É. Brion – S. Steyt

La canonisation du père Damien met en évidence les dimensions de sa sainteté, son amour pour le prochain, sa solidarité avec les exclus et les parias de la société, les lépreux. Ces éléments sont amplement développés dans cette nouvelle biographie qui lui est consacrée, basée en grande partie sur des documents d’époque, dont de nombreuses lettres de Damien lui-même. D’autre part, le contexte actuel de cet événement invite à faire comprendre certains aspects de la vie et de l’époque de Damien. En effet, certains de ceux-ci sont devenus incompréhensibles suite aux changements introduits après le concile Vatican II. Bien plus, les enquêtes récentes ont souligné combien les citoyens de nos régions sont devenus étrangers à la vie actuelle de l’Église. Les biographies antérieures de Damien supposaient connues les manifestations ordinaires de la vie chrétienne : la vie paroissiale et la figure de son curé, les ordres religieux, la messe dominicale… Aujourd’hui, ce paysage s’est estompé. D’où il importe d’expliquer tous ces éléments du paysage et de mettre en lumière leur signification. Fort heureusement, le travail du père Damien auprès des lépreux ne s’est pas éteint avec sa mort. Certains s’inspirent de son exemple pour témoigner de l’évangile de par le monde. D’autres mettent sous son patronage leur présence auprès des exclus. Plusieurs se confient à lui dans leurs détresses. Quelques paroisses lui sont dédiées dans divers continents, etc. La dernière partie de cet ouvrage mettra en lumière un aspect essentiel de cet héritage : « Action Damien ».

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Édouard Brion – Stéphane Steyt

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Édouard Brion – Stéphane Steyt

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© 2009, Editions Fidélité • 7, rue Blondeau • BE-5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be Dépôt légal : D/2009/4323/14 ISBN : 978-2-87356-434-6 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique Ouvrage édité avec le soutien du département culture de la CCMC, a.s.b.l.


Introduction « Rien de moins fade que la vertu ; et la plus grande aventure sera toujours la sainteté » (François Mauriac).

eu de figures du passé soulèvent chez nous autant d’émotion que celle du père Damien. Quelles que soient les convictions de chacun, son dévouement jusqu’à la mort aux victimes de la lèpre ne laisse personne indifférent. Que le pape Benoît XVI se joigne à notre admiration, qui y trouvera à redire ? Au contraire, qu’il lui ajoute maintenant l’auréole d’un saint ne peut être vu que comme un aboutissement. En effet, cet homme qui fait partie des êtres d’exception qui hantent l’imaginaire collectif a déjà rassemblé les foules autour de son nom : en 1936, au retour de ses restes mortels ; en 1989, lors du centenaire de sa mort, et en 1995, à l’occasion de sa béatification par le pape Jean-Paul II, à Bruxelles. D’une part, cette canonisation mettra en évidence les dimensions de sa sainteté, l’amour qui a animé sa vie, son amour pour le prochain, sa solidarité avec les exclus et les parias de la société, les lépreux. Par cet amour, il a rendu présent un Dieu proche de l’humanité blessée et souffrante. Et, s’il a pu témoigner de ce Dieu, c’est que son cœur battait au même rythme que celui de son divin Sauveur. Il l’a tellement regardé qu’il a fini par lui ressembler. Nous avons besoin de la lumière qu’irradie une telle sainteté. D’autre part, le contexte actuel de cet événement invite à faire comprendre certains aspects de la vie et de l’époque de Damien. En effet, ceuxci sont devenus une sorte de terra incognita suite aux changements intro-

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duits après le concile Vatican II. Bien plus, les enquêtes récentes ont souligné combien les citoyens de nos régions sont devenus étrangers à la vie actuelle de l’Église. On a parlé d’exculturation du christianisme, de monde postchrétien. Les biographies antérieures de notre saint supposaient connues les manifestations ordinaires de la vie chrétienne : la vie paroissiale et la figure de son curé, les ordres religieux, les fêtes liturgiques, la messe dominicale, les sacrements qui marquent les étapes de l’existence (naissance, mariage, mort). Aujourd’hui ce paysage s’est estompé. D’où il importe d’expliquer tous ces éléments du paysage et de mettre en lumière leur signification. « Les saints vieillissent, dit l’historien Émile Poulat, et, pour l’éviter, il ne leur suffit pas d’avoir été mis au goût du jour. » Ainsi, nous ne partirons pas des idées à la mode aujourd’hui pour essayer de les retrouver dans la vie de Damien. Nous basant sur ses propres paroles ou écrits, en tenant compte de la vision du christianisme en vigueur à cette époque, nous tenterons de mettre en lumière sa façon de voir, l’importance ou non qu’il attribuait à tel ou tel point, ce qui le poussait, ses espérances ou ses peurs… ce qui ne nous empêchera pas de relever ce qui y reste toujours valable et actuel. La partie historique de cette étude (les chapitres 1 à 20), réalisée par le père Brion, se base essentiellement sur des documents d’époque, dont les nombreuses lettres de notre saint, et, en particulier, les témoignages recueillis lors des diverses phases du procès de béatification. Ils ont été publiés en 1966 par la Congrégation des rites du Saint-Siège dans un gros volume de huit cent quarante pages intitulé Positio super virtutibus. On y examine dans quelle mesure le candidat à la béatification a vécu de façon héroïque les vertus chrétiennes et humaines. La partie plus actuelle (les chapitres 21 à 23) a, pour sa part, été confiée à M. Stéphane Steyt, responsable de la communication pour « Action Damien ».


Première partie

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1. À peine né, déjà saint ? « Il nous a sauvés par le bain de la régénération et de la rénovation en l’Esprit Saint » (tite 3, 5).

our certaines personnes qui ont connu une destinée remarquable, la tendance sera forte de trouver, déjà dans leur enfance, des marques ou des gestes de leur statut futur. Cela vaut pour ceux qu’on appelle « les grands hommes », les bienfaiteurs de l’humanité. Cela vaut aussi pour les saints. Nous le verrons au chapitre suivant. un procès de béatification et de canonisation, qui veut mettre en évidence la façon de vivre héroïque, les qualités morales, les vertus humaines et chrétiennes, risque d’y prêter le flanc. Elle risque de faire oublier un élément capital, l’action de Dieu dans la vie de la personne, la part de la grâce, vie divine offerte en partage à chacun, indépendamment des mérites, en pure gratuité. Disons même plus : « Seul l’Esprit Saint peut transformer quelqu’un pour le faire participer un peu à la sainteté de Dieu » (Pierres vivantes). Ainsi, s’il faudra attendre 2009 pour qu’il soit déclaré saint, le jour même de sa naissance, il l’était déjà vraiment. En effet, par le baptême, il avait reçu la grâce sanctifiante, « un don surnaturel et permanent qui communique à notre âme la vie surnaturelle, nous rend saints ou justes… ». Le concile Vatican II, cette réunion d’évêques qui s’est tenue de 1962 à 1965, ne dit pas autre chose : « Les disciples du Christ ont été appelés et justifiés dans le Christ Jésus, et sont vraiment devenus,

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dans la foi et le baptême, fils de Dieu, participants de la nature divine et, par conséquent, réellement saints » (Lumen Gentium 39). Il va de soi que cette petite graine demandera d’être entourée de soins assidus pour grandir et s’épanouir sous l’action sanctifiante de Dieu à travers les sacrements reçus dans le prolongement du baptême et à travers la vie familiale et paroissiale. Né le 3 janvier 1840, le futur père Damien est baptisé le même jour. En effet, « l’Église ordonne de faire baptiser les enfants aussitôt après leur naissance » (Catéchisme de Malines). Mourir sans baptême était vécu comme une catastrophe car, dans ce cas, on ne voyait pas bien où allait l’âme après la mort : comment choisir entre ciel, enfer et purgatoire d’autant plus que le catéchisme restait muet sur la question et que le droit canon interdisait un enterrement religieux. La cérémonie se déroule dans un coin de l’église paroissiale où se trouve la cuve avec l’eau bénite chaque année le samedi avant Pâques, au matin. Avec l’enfant, seuls sont présents le parrain et la marraine, Jacques Goovaerts et Anne-Catherine Van tongelen. Le curé officie entièrement en latin dans une ambiance mystérieuse, fortement marquée par les exorcismes contre le démon présent dans l’enfant affecté du péché originel. Lorsque le curé verse par trois fois l’eau sur la tête de l’enfant en prononçant les paroles sacramentelles : « Joseph, je te baptise au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit », l’enfant a non seulement reçu son nom, mais il est censé être lavé de toute impureté et de tout péché. Depuis la réforme liturgique instaurée après le concile Vatican II, le baptême est compris un peu autrement qu’au temps de Damien. Il est surtout vu comme une entrée dans la communauté chrétienne et on insiste pour que la cérémonie ait lieu avec une assistance plus nombreuse. À côté du parrain et de la marraine, la maman et le papa sont


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présents et on insiste sur leur responsabilité dans l’éducation religieuse du nouveau-né. Plutôt que sur l’effacement du péché originel, on met en avant le don de l’Esprit Saint, et, bien sûr, tout se fait dans la langue du pays. Enfin, en Belgique, si pratiquement tout le monde était baptisé à sa naissance (encore 93,6 % en 1967), le chiffre actuel n’est plus que de 50 %. En 1840, la Belgique n’existe que depuis dix ans. Pour sa part, Damien s’affirme clairement comme citoyen de ce « pays des Belges » (Belgenland), comme il l’appelle, et il se veut d’autant plus belge qu’il se sent et se dit flamand. À cette époque, contrairement à la nôtre, les deux identités se renforçaient mutuellement. La commune de tremelo, dont fait partie le hameau de Ninde, où se trouvait la maison familiale, avait été érigée récemment. Bien qu’il possédât des champs (tout au plus quatre hectares), le père de Damien se présentait plutôt comme commerçant. Ainsi, il se rendit quelques fois jusqu’en Autriche pour en ramener des sangsues utilisées en pharmacie. Dans la suite, il se lança dans le commerce de semences. Les parents disposaient de domestiques durant la bonne saison. On les appelait pachters (« fermiers »), supérieurs aux boeren (« cultivateurs, paysans »). La maman, Catherine Wouters, familièrement « Catho », et le père, Frans De Veuster, « Suske », avaient étudié tous les deux dans un pensionnat wallon, à Rebecq, et étaient abonnés à des journaux en flamand comme en français. Ils furent les premiers du village à construire une maison en briques. Après avoir été acquise par les pères des Sacrés-Cœurs après la mort du père Damien, elle deviendra un musée avec une section sur Molokaï. trois générations y cohabitent, les grands-parents paternels, les parents et les enfants. À cette époque, il n’est pas courant de placer ses parents âgés dans une maison de repos. Joseph est le septième. Après


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Joseph naîtra encore une fille, « Mieke », qui mourra à l’âge de quatre ans. Joseph deviendra le benjamin de la famille et le préféré de sa maman. Elle le voyait déjà reprendre l’exploitation et eut beaucoup de mal à le voir entrer dans les ordres. Parmi les enfants, deux filles et deux garçons entrent au couvent : Eugénie, Auguste, Pauline et lui. Les autres se marieront : Constance reprendra un moulin au village voisin de Betekom, où elle fera de mauvaises affaires et mourra très jeune. Léonce, l’aîné, exploitera une ferme au hameau voisin de Kruis. Gérard restera dans la maison familiale avec ses parents. Il se marie, mais son épouse décède très rapidement. Sa maman reprendra dès lors les tâches qui incombaient à celle-ci. Le repas principal est très typique. La maisonnée se répartit entre deux groupes. Le père mange seul, à une table ornée d’une belle nappe, dotée de la plus belle assiette et des plus beaux couverts au complet : cuillère, couteau, fourchette. Il est servi en premier par sa femme. À une autre table s’asseyent les enfants, la servante et les ouvriers. Ici tout le monde puise au même plat, à la cuillère, en silence pour ne pas perdre une bouchée. La maman, que tous appellent en français « ma mère » reste debout et s’occupe du service.


2. À l’ombre du clocher « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toimême » (Matthieu 22, 37-39).

uanD un homme est devenu fameux, on lui compose des antécédents : les enfants prédestinés, selon les biographes, sont fougueux, tapageurs, indomptables… ». Ce que Chateaubriand disait de Napoléon peut aussi, avec les bémols requis, s’appliquer au futur canonisé. Après sa mort héroïque à la léproserie et la reconnaissance mondiale qui s’ensuivit, on se mit à chercher des témoignages, édifiants si possible, sur son enfance. On souligna sa serviabilité et ses tendances ascético-mystiques. Ainsi, pour aider une voisine âgée, il aurait veillé toute la nuit une vache sur le point de vêler ; il aurait partagé sa tartine d’écolier avec un mendiant. Quand il allait nager dans la Laak, il gardait toujours son caleçon, contrairement aux autres gamins qui ne se gênaient pas pour plonger nus. Pour imiter les pères du désert, il aurait entraîné ses frères et sœurs à jouer à l’ermite dans le bosquet voisin, dans le jeûne, le silence et la prière. Par esprit de mortification, il mit une planche dans son lit, que sa mère découvrit un jour qu’il avait oublié de l’enlever. Lors de la kermesse au village voisin, on l’aurait retrouvé en prière dans l’église.

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On se souvenait d’un épisode qu’il avait raconté lui-même : « une fois, par un froid assez vif et une journée brumeuse, je m’étais lancé à toute vitesse sur mes patins, en remontant le cours de la Dyle pour retourner à la maison. La glace était belle et unie, et les rives fuyaient autour de moi avec une étonnante rapidité. Pressé par l’heure, je volais en quelque sorte comme un oiseau qui fuit à tire-d’aile. tout à coup, au confluent de la Dyle et de la Laak, je vois un abîme s’ouvrir presque sous mes pieds : j’eus à peine le temps de faire un vigoureux effort pour tourner court. Quand je me fus arrêté, je revins sur mes pas et je dus constater, la seule pensée m’en donne encore le frisson, que j’avais frisé le bord de la glace. Mon premier mouvement fut aussitôt de tomber à genoux, afin de bénir Dieu, et de remercier mon bon ange qui m’avait arraché à un péril si évident. » Cet épisode et les autres petits faits vécus ne doivent pas nous faire oublier ce qui constituait le rythme régulier de la vie d’une paroisse rurale comme celle de son village natal, tremelo, et l’influence qu’elle exerçait sans bruit au fil du temps. On l’a déjà constaté au début de sa vie pour son baptême. La paroisse, avec son curé, l’abbé Van Langendonck, était le milieu où se vivait vraiment le catholicisme de ce temps. L’évêque de Malines, le cardinal Sterckx, n’était qu’un personnage lointain, et le pape de Rome encore plus. Cela ne veut pas dire que les règles à suivre différaient beaucoup de paroisse à paroisse. On retrouvait, vécus sur place, les commandements de l’Église qui marquaient la vie quotidienne de leur imprégnation. Il y avait d’abord à sanctifier les fêtes instituées par l’Église en assistant aux offices : notamment Pâques, Noël, et le dernier dimanche d’août, la fête de la dédicace de l’église sous le vocable de Marie Auxiliatrice. Lors de cette kermesse, il fallait surtout éviter les excès de boisson et les rixes, qui pouvaient être sanglantes. Les habitants de tremelo avaient le surnom redouté de messen vechters (« bagarreurs au cou-


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teau »). Ce n’était pas le cas de Damien, bien qu’on sente chez lui un tempérament combatif. Son frère, dont le témoignage a été repris dans la première biographie, affirme « qu’il y avait dans cette nature très exubérante des impétuosités et des saillies, où se trahissait son âme non encore parfaitement équilibrée ». Ce tempérament vigoureux se manifestera plus tard, à Molokaï, lorsque le curé de la léproserie menacera les ivrognes de son gros bâton. Le dimanche, il fallait au moins « entendre la messe », comme on disait, et de préférence dans l’église paroissiale. Cette expression fait bien voir la différence avec notre façon de faire actuelle. À l’époque, le prêtre officiait loin de l’assemblée et en lui tournant le dos. La consécration, prière centrale visant à transformer le pain et le vin eucharistiques en corps et sang du Christ, se faisait silencieusement, dans un climat de grand recueillement à peine troublé par quelques coups de clochette. De leur côté, les assistants devaient s’occuper de pensées pieuses durant tout le temps de la messe, par exemple en récitant le chapelet. Pour eux, il s’agissait d’accomplir une obligation personnelle sous peine de péché mortel. Pour y satisfaire, il fallait entendre la messe en entier et en n’omettant aucune partie notable (la consécration et la communion). Autre obligation, le jeûne et l’abstinence de viande (« faire maigre ») certains jours déterminés par l’Église. Lorsqu’on avait atteint l’âge de raison, abstinence le vendredi et samedi de chaque semaine, le jour de saint Marc et les trois jours des rogations, des processions dans les champs, lors du printemps. À partir de vingt et un ans, jeûne, c’est-àdire se limiter à un repas par jour durant le carême, les « quatre-temps » (début des saisons) et quelques vigiles la veille des grandes fêtes. Il existait, bien sûr, des accommodements pour des cas particuliers. Actuellement, en Belgique, l’abstinence est abolie et le jeûne limité au Mercredi des cendres et au Vendredi saint.


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Enfin, il y avait l’obligation de confesser ses péchés à un prêtre et de communier une fois l’an, à Pâques. À tremelo, un homme qui communiait quatre fois par an était considéré comme dévot ; le papa était du nombre. un enfant était obligé de communier lorsqu’il savait suffisamment distinguer entre la nourriture céleste qu’il reçoit dans la Sainte Eucharistie et toute autre nourriture corporelle. Il devait s’y préparer en apprenant par cœur le texte du catéchisme. Plus qu’un simple résumé de la doctrine chrétienne, celui-ci détaillait, souvent de façon très pratique, en quoi consistait le mode de vie du chrétien. Joseph De Veuster communia pour la première fois à Pâques à l’âge de dix ans, selon le témoignage de son frère. Le catéchisme qui lui fut enseigné venait d’être publié par le cardinal Sterckx. une œuvre remarquable, qui restera en vigueur dans le diocèse de 1843 à 1946. Elle reflétait la rigidité de principe de l’auteur, mais aussi sa tendance moralisatrice et psychologique, son âme dévote soucieuse d’équilibre. Pour lui, la vie chrétienne ordinaire, vécue ponctuellement et fidèlement, était un lieu où pouvait grandir et s’épanouir la sainteté. Cette influence de l’Église marquait aussi la vie religieuse de la famille De Veuster. Le dimanche était un temps fort hebdomadaire. La maman allait le matin à la messe lue, le papa et les enfants, dont Joseph, assistaient à la grand-messe chantée. L’après-midi, la maman et les enfants se rendaient au salut, des cantiques clôturés par la bénédiction de l’assemblée avec l’ostensoir contenant l’hostie consacrée. toute la journée, on observait scrupuleusement le repos dominical, qui interdisait les « œuvres serviles », en pratique le travail manuel. Même les travaux de couture étaient exclus. Y déroger, c’était s’exposer à la punition divine et risquer de tomber dans la pauvreté. « Le dimanche appartient à Dieu », disait la maman. Durant la semaine, il était hors de question d’assister à la messe : l’église était à trois kilomètres et le travail ne pouvait attendre. Néanmoins, la mère s’y rendait pour les


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fêtes des grands saints, à certaines occasions, et pour la fête de sainte Barbe, patronne du hameau de Ninde. Avant les repas, la mère disait le bénédicité en latin. Le soir, à la mauvaise saison, elle lisait ou faisait lire la vie des saints dans un grand infolio flamand imprimé en lettres gothiques et elle agrémentait la lecture de ses commentaires. En mai-juin, toute la maisonnée récitait le chapelet auquel on ajoutait, en mai, les litanies de la Sainte Vierge et, en juin, les litanies du Sacré-Cœur. Avant d’aller dormir, les enfants se présentaient au papa ou à la maman qui leur traçait une petite croix sur le front. tous les lundis, les mendiants, des habitués pour la plupart, se présentaient à la porte et y trouvaient bon accueil. La mère ne les regardait pas de haut, mais prenait le temps de leur parler gentiment. Dans leurs témoignages lors du procès de béatification en 1938, les personnes âgées de tremelo, qui avaient rappelé les anecdotes pieuses à propos de Joseph, n’avaient que du bien à dire de ses parents. Peutêtre ne savaient-ils pas que la maman avait eu deux enfants avant son mariage ? De plus, le mariage religieux n’avait eu lieu que quelques mois après le mariage civil. Il avait fallu obtenir une dispense de l’Église. En effet, cette union était frappée d’un empêchement : les futurs époux étaient des cousins sous-germains. Des choses cachées « comme il s’en rencontre dans les recoins des familles » (Marguerite Yourcenar) ! On peut aussi se demander en quoi cette existence quotidienne de Joseph faisait preuve d’héroïcité des vertus. Pour le voir, il faut savoir le sens que la Congrégation des saints accordait à cette expression. Il n’était pas question de coups d’éclat extraordinaires, mais principalement de fidélité et de ponctualité dans l’accomplissement des devoirs de la vie chrétienne ordinaire. Ce qui semble être le cas pour Joseph.



3. Loin du nid « C’est à la liberté que vous avez été appelés » (Galates 5, 13).

oseph est maintenant âgé de dix-huit ans. Il a terminé ses études primaires suivies au village voisin de Werchter et, depuis ses treize ans, il travaille à la ferme familiale. En 1858, pour le préparer à reprendre les affaires familiales, ses parents l’envoient apprendre la langue française à Braine-le-Comte, en Wallonie. À notre époque, le lecteur de ce livre trouvera probablement normal qu’il faille quitter la Flandre pour rejoindre une école francophone en Wallonie. Il faut se rendre compte que cela n’était pas nécessaire alors. En effet, au temps de Joseph, après les primaires, l’enseignement en Flandre se donnait en français, que ce soit au niveau universitaire (il faudra attendre 1930, après combien de luttes, pour avoir une université néerlandophone en Flandre, à Gand) ou même secondaire. Pour ce dernier cas, la première loi date de 1883 pour l’enseignement officiel et, dans le réseau catholique, il faudra attendre jusqu’après 1894. Soit dit en passant, c’est l’Institut Damien (« Damiaan Gesticht ») d’Aarschot, fondé en 1890 par les Pères des Sacrés-Cœurs, qui fut, en 1909, l’un des premiers dans l’enseignement catholique à passer du français au flamand. Ce n’était pas par conviction flamande, mais pour conserver des élèves futurs prêtres pour qui l’apprentissage du français s’avérait trop difficile.

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Si les parents De Veuster ont choisi l’école moyenne de Braine-leComte dirigée par monsieur Derue, c’est qu’il s’y trouvait d’autres jeunes de la région de tremelo et eux-mêmes avaient été pensionnaires à Rebecq, localité proche. Lorsque Joseph rejoint Braine en mai 1858, en pleine année scolaire, le nid familial est déjà en partie déserté. Depuis quelques années, ses frères et sœurs ont pris leur envol, la plupart pour la vie religieuse. L’aînée, Eugénie, rejoignit les ursulines de tildonk, un village voisin. Constance voulut la suivre, mais la maman y mit le holà. Quelques années plus tard, les plus jeunes emboîtent le pas. Auguste entre chez les Pères des Sacrés-Cœurs à Louvain et Pauline suit son aînée. On comprend que la même idée se mette à mûrir dans le cœur de Joseph. Certes, au début, lorsque ses condisciples se moquent de ses défauts de prononciation, il réplique à coups de règle. Mais il ne se laisse pas démonter pour autant et se démène pour réduire son retard scolaire. Il prend notamment des cours particuliers chez le directeur. Lors des promenades, il demande à un Wallon comment ce qu’ils voient se dit en français. Mais ce qui le préoccupe surtout, c’est son avenir. Quelques semaines à peine après son arrivée, il écrit à ses parents qu’il veut suivre l’exemple de sa sœur Pauline. En octobre, des pères rédemptoristes viennent prêcher une mission à Braine et exhortent leurs auditeurs à revenir à la pratique religieuse. Leurs paroles ne font que renforcer sa résolution. Quelques semaines plus tard, dans ses vœux de nouvel an, il revient à la charge avec insistance. Ses parents n’ont plus qu’à s’incliner, à regret. un coup d’œil sur le paysage mental et matériel de cette époque permettra de mieux comprendre les projets des enfants De Veuster, et de Joseph en particulier. La grande préoccupation des chrétiens, parfois jusqu’à la hantise, c’est leur salut éternel après leur mort. Vont-ils échapper


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au jugement sévère de Dieu et risquent-ils la damnation et l’enfer ? Ne risquent-ils pas de mourir en état de péché mortel ? Ne vaut-il pas mieux prendre ses précautions et choisir un mode de vie qui mette à l’abri des tentations du monde et pousse non seulement à accomplir les commandements de Dieu et de l’Église, mais aussi à vivre les conseils évangéliques ? Certes, ceux-ci sont proposés à tous les chrétiens. Mais mieux vaut garantir leur accomplissement en s’y obligeant par des vœux, des promesses faites à Dieu. Ce mode de vie existait. Ce sont les communautés religieuses qui s’engagent à vivre la chasteté parfaite, l’obéissance et la dépossession des biens matériels. Ces communautés existent depuis longtemps en Belgique. Certes, sous l’empereur Joseph II et suite à la Révolution française, beaucoup avaient disparu. Mais, depuis lors, et sous l’impulsion énergique de l’archevêque de Malines, monseigneur Sterckx, elles se sont beaucoup multipliées dans le diocèse. Plus de cent soixante nouveaux établissements religieux y furent fondés de 1832 à 1867. C’est le cas des ursulines de tildonk, à la règle desquelles l’évêque a collaboré. C’est aussi le cas de la communauté des pères des SacrésCœurs à Louvain. Si Joseph se dirigea vers elle, ce n’est pas du tout en vue de partir en mission et encore moins dans l’idée d’aller s’occuper de lépreux, comme il sera amené à le faire. Bien sûr, c’était pour suivre son frère Auguste, qui y avait reçu le nom de Pamphile. Mais, surtout, c’était pour assurer le salut de son âme. Dans ses souhaits de nouvel an (décembre 1858), on le voit très clairement dans les arguments qu’il utilise pour convaincre ses parents : « Vous ne pouvez pas croire, chers parents, que c’est ma seule volonté d’embrasser ce saint état, mais je vous assure que c’est la sainte volonté de la Divine Providence. Je ne crois pas que vous me refuserez d’embrasser cet état, parce que c’est Dieu qui m’y appelle et à qui je dois obéir ; car, en refusant à votre enfant de suivre la vo-


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lonté de Dieu dans l’acceptation d’un état, vous vous montreriez très ingrats à son égard et il pourrait vous punir d’une manière terrible. Et moi aussi, je pourrais ainsi commettre une faute irréparable en perdant la vocation pour laquelle il m’a destiné depuis mon enfance et ainsi être éternellement malheureux. Vous savez, chers parents, que nous tous nous devons choisir un état que Dieu nous a prédestiné afin de pouvoir être heureux dans l’au-delà. C’est pourquoi vous ne pouvez vous affliger parce que Dieu m’appelle à cet état. » De telles dispositions sembleront difficilement compréhensibles à beaucoup de jeunes d’aujourd’hui, plus soucieux d’engagement social ou attirés par les mouvements charismatiques et les communautés nouvelles. Il faut dire aussi que le concile Vatican II, tout en gardant la structure de base des trois vœux et de la vie communautaire, propose une vision assez différente de ce type de vie. Elle ne consiste pas à ajouter des obligations supplémentaires à celles qui incombent à tout chrétien, ni à former une caste de chrétiens d’élite par rapport à une masse qui se contenterait du minimum requis. Il s’agit, sous l’impulsion de l’Esprit Saint, de se donner totalement à Dieu aimé par-dessus tout, que l’on soit prêtre ou laïc. Actuellement, les trois vœux sont moins vus sous l’aspect de renoncement (au mariage, à la disposition de soi, à la possession) que comme moyen d’union intime avec le Christ. Ils remplissent aussi un rôle prophétique et critique dans la société contemporaine, et même une fonction humanisante. Le concile a aussi cherché à débarrasser la vie religieuse de ses côtés désuets et à l’adapter aux conditions de la vie moderne. Cela a amené beaucoup de religieux de nos contrées, dont les Pères et les Sœurs des Sacrés-Cœurs, à quitter leur habit traditionnel et à ne plus se distinguer du reste de la population. Les communautés sont de taille plus restreinte, quatre ou cinq membres, et résident dans des maisons comme les autres. En Eu-


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rope et en Amérique du Nord, les vocations n’ont pas répondu à ces changements. Les communautés vieillissent et ce type de vie religieuse apostolique est en passe de disparaître, sauf sursaut imprévisible. tel historien y voit « un certain épuisement du modèle congréganiste » (Jacques Gadille). Pour sa part, Joseph se sent tout à fait à l’aise dans le modèle de vie religieuse de son époque, avec la facilité d’adaptation dont il fera preuve dans les diverses situations où la vie le conduira. La petite ville de Braine-le-Comte, quant à elle, se plaira à rappeler le séjour de Joseph. En 1914, vingt-cinquième anniversaire de sa mort, elle inaugura une plaque commémorative sur les murs de l’école moyenne. La rue Basse, où celle-ci se trouvait, devint rue Père Damien. un buste fut érigé sur une des places.



4. Au couvent « Prenant avec lui Pierre, Jacques et Jean, Jésus gravit la montagne pour prier » (Luc 9, 28).

u début de l’année 1859, un peu à l’improviste, Joseph arrive au couvent des Pères des Sacrés-Cœurs à Louvain. Il accompagne son père qui vient rendre visite à Auguste, le frère Pamphile. Au moment de repartir à Ninde, Joseph propose de rester. Cela évitera la peine des adieux. Aussitôt dit, aussitôt fait. Le voilà « postulant », comme on disait. Le 2 février, il commence son noviciat, d’une durée normale de 18 mois : il revêt l’habit, une soutane noire, la soutane blanche typique de la congrégation n’étant pas encore portée. Il prend un nouveau prénom, Damien, signe de sa nouvelle vie. « Ce temps, dit la Règle, doit être employé tout entier à se bien connaître, à combattre et à surmonter ses passions, à se former à la vie intérieure et à l’esprit religieux, en un mot, à se mettre en état de recevoir les grâces dont on aura besoin pour consommer dignement son sacrifice. » C’est une sorte de grande retraite marquée par un climat de silence, de recueillement interrompu par des temps de récréation dans les rires et les plaisanteries. Le tout se passe sous la supervision d’un père maître qui distribue le travail manuel et donne souvent en français une conférence sur les étapes de la vie spirituelle et la façon de faire la méditation, sur le contenu de la Règle de la congrégation et son histoire. On conserve à Louvain le texte de ces conférences dans deux gros cahiers manuscrits totalisant plus de

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six cents pages sous le titre Miroir du religieux ou traité complet de l’état religieux, sa nature, ses obligations, ses exercices, etc. Enfin, la Règle exhorte fortement chaque novice à rendre compte deux ou trois fois par mois de ses dispositions intérieures, de son oraison, de ses tentations, etc., à un des pères désignés à cet effet ou au maître des novices. Celui-ci, le père Caprais Verhaege, est un homme remarquable. Originaire de Wervik, en Flandre Occidentale, il est un des premiers Flamands à être entré en 1844 dans cette congrégation essentiellement française. Il s’est spécialisé dans les phénomènes mystiques. Ainsi, il s’est rendu à Bois-d’Haine, près de La Louvière, pour rendre visite à Louise Lateau qui était stigmatisée : sur ses mains, ses pieds et son côté apparaissaient les plaies de Jésus en croix. Il publie plusieurs ouvrages de spiritualité et des manuels de prières. Il est très demandé comme conseiller spirituel par des prêtres de la ville et comme confesseur par des communautés de religieuses. Damien en fut très marqué et, plus tard, dans ses lettres d’Hawaï, il ne manquera pas de le saluer. Durant ces longs mois, Damien apprend comment observer rigoureusement le grand silence, de la prière du soir jusqu’à la prière du matin ; comment, à peine éveillé, faire son heure quotidienne de méditation, comment passer la demi-heure quotidienne d’adoration devant le tabernacle contenant l’Hostie consacrée, comme aussi une nuit par semaine durant une heure, et dans une volonté de réparer les péchés du monde. En plus, les novices disent la prière du matin suivie de la messe et de l’action de grâce, psalmodient le bréviaire et les petits offices des Sacrés-Cœurs, font leur examen de conscience avant le dîner, prient le chapelet et entendent la lecture spirituelle, terminant par le chant du Salve Regina et la prière du soir, avec à nouveau l’examen de conscience sur la journée écoulée. Enfin, il rejoint son lit, une paillasse, garni d’un oreiller en paille. Les repas ont lieu en silence, accompagnés par une lec-


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ture pieuse et se terminent le soir par des extraits de l’Imitation de Jésus Christ, un manuel écrit à la fin du Moyen Âge. La Règle précise : « Au nombre des exercices des novices seront aussi : l’étude de quelques parties de l’Écriture sainte, l’application à se former au chant et aux cérémonies de l’Église, le soin d’apprendre par cœur les passages les plus pieux de nos orateurs et de nos moralistes, qu’ils devront ensuite réciter en public, afin de se former à la lecture et à la prédication… Ils se confesseront au moins une fois par semaine. » un exercice sur lequel la Règle s’attarde en détails, c’est le chapitre de coulpe. Il aura lieu chaque semaine. À l’appel nominal de son nom, le novice se mettra à genoux et s’accusera publiquement au supérieur ou au maître des novices des fautes commises contre la Règle et recevra de lui une pénitence à accomplir. Cela fait, celui qui préside fera aux novices les observations utiles en vue d’une plus grande régularité. Personne ne se permettra d’intervenir à moins d’y être invité. Cette séance ne pourra dépasser trois quarts d’heures. un silence absolu sur ce qui s’y passe et s’y dit est requis. Damien apprendra à connaître la spiritualité et l’histoire de la congrégation, marquée par les saints français du xviie siècle, Bérulle et d’autres. La congrégation avait pour but de répandre la dévotion aux Sacrés-Cœurs de Jésus et Marie et de retracer les quatre âges de la vie du Sauveur : son enfance par l’éducation des enfants, sa vie cachée par l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, sa vie évangélique par l’apostolat et les missions, sa vie crucifiée par des actes de mortification. Lors de conférences sur les origines de la congrégation, composée de sœurs et de frères sous la direction d’un supérieur général, à laquelle collaboraient des laïcs associés, le jeune novice comprendra mieux la spiritualité de cette congrégation. Née dans la clandestinité en pleine terreur révolutionnaire, elle voulait compenser par sa ferveur et sa prière


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les crimes énormes qui se commettaient alors et faire connaître et aimer un Dieu proche de la souffrance des gens. Pendant les récréations, il expérimentera comment la communauté cherchait à vivre un esprit de famille, des relations marquées de simplicité, de gaieté et de bonne humeur. Il rencontrera à l’occasion des missionnaires venant de la lointaine Océanie orientale et s’enflammera à leurs récits. Pourtant, sa propre voie semble s’orienter dans une autre direction. Faute d’études suffisantes et de connaissance du latin, la prêtrise lui semble fermée. Aussi, on lui propose de devenir frère de chœur. C’était une des trois classes dans la congrégation à côté des révérends pères, tous prêtres, et des frères convers affectés aux travaux manuels. Les frères de chœur ont comme tâche spéciale d’assurer l’adoration et ils sont affectés pour le reste à des tâches d’enseignement dans les collèges ou à l’entretien des chapelles. Au statut un peu hybride, ils sont très peu nombreux. Cette catégorie sera supprimée en 1908. On comprend que Damien ne persiste pas dans cet état. Dès que Pamphile remarque la facilité avec laquelle son cadet apprend le latin, il intervient auprès des supérieurs qui le font passer dans le groupe des futurs prêtres. Malgré ce changement, le novice ne devra pas prolonger son temps de noviciat au-delà de vingt mois. Autre conséquence : on tolère que, outre les instructions religieuses, il puisse s’adonner à l’étude du latin, interdite aux novices par la Règle. Il n’était dès lors plus question pour lui de passer le reste de ses jours à nettoyer la chapelle du couvent, à veiller à renouveler les fleurs et à préparer les ornements liturgiques. En effet, si le couvent de Louvain a été fondé en 1840, c’était afin de recruter des missionnaires pour les territoires d’outre-mer. Pour un futur prêtre, en dehors de tâches à Louvain ou dans les maisons de formation en France, les missions d’Océanie de-


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viennent presque automatiquement la destination. Aussi Damien viendra prier fréquemment à la chapelle devant l’image de saint François Xavier, l’apôtre des Indes et demander d’être envoyé en mission. De ce noviciat, on conserve au musée de tremelo le couvercle du pupitre où il grava avec son canif les slogans que le maître des novices leur inculquait : « Silence, recueillement, prière » ! On garde aussi des témoignages de ses compagnons. « Il se distinguait par un zèle incomparable pour l’adoration de nuit. » Durant celle-ci, les novices se relayaient d’heure en heure. « Grâce à sa robuste constitution, ajoute le témoin, il faisait cette garde nocturne à trois heures ou même à deux heures du matin, sans jamais prendre la peine de retourner au lit. » À moins qu’il ne s’étende sur le sol pour achever la nuit. Durant son adoration de jour, il avait coutume de pousser de légers soupirs comme saint Paul, l’ermite du désert. En récréation, celui qu’on appelait le « bon gros Damien » débordait de gaieté au point que son frère le reprenait gentiment : « Décidément, petit frère, nous rions trop ! » Le maître des novices dira plus tard n’avoir jamais rencontré dans sa longue expérience un caractère plus sociable et plus aimable que lui. Quant au couvent que continue à habiter encore aujourd’hui la congrégation, il a été complètement transformé vers 1950. Il ne reste que le portail à l’entrée de la cour intérieure et la partie antérieure de la chapelle. C’est là, dans la crypte, que repose le corps de l’ancien novice depuis qu’il fut ramené, en présence d’une grande foule, en 1936. Signalons, en passant, que la seule présence de la congrégation qui subsiste en Wallonie et à Bruxelles se situe à Charleroi Ville-Basse : une communauté de frères et une de sœurs y animent une pastorale de centre-ville, dont fait partie l’auteur de ces lignes. Disons aussi un mot sur la façon dont le noviciat est conçu et vécu actuellement. Si le but est le même, son organisation concrète est très


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différente. En effet, elle tient compte du mode de vie religieuse tel qu’il existe depuis les changements introduits par le concile Vatican II et les nouvelles Constitutions de la congrégation, approuvées en 1990. Par exemple, le chapitre de coulpe est remplacé par des rencontres régulières de toute la communauté. Elles donnent aux frères l’occasion de partager leurs expériences, de les éclairer par l’Écriture lue en commun et de prier ensemble ; elles permettent parfois un échange pour discerner et évaluer l’activité de chacun. Chaque frère doit se sentir apprécié pour ses qualités et son apport personnel, ce qui n’empêche pas la correction fraternelle dans un esprit évangélique. Pour en revenir au frère Damien, il lui restait maintenant à prononcer les vœux qui le lieraient définitivement à la congrégation et accomplir le programme d’études nécessaires à la prêtrise.


5. À Picpus « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière ne convient pas pour le royaume de Dieu » (Luc 9, 62).

ui ne connaît cette longue rue de Picpus, qui traverse plusieurs arrondissements de Paris ? Pour les pères et les sœurs des SacrésCœurs, ce mot « Picpus » désigne la maison mère. C’est là que Damien arrivera, après les trois derniers mois de noviciat qu’il passera à Issy, aux environs de Paris. Il pourra y sentir l’esprit des fondateurs, la mère Henriette Aymer de la Chevalerie et le père Coudrin. Il n’y avait qu’une vingtaine d’années qu’ils y étaient morts et plusieurs se plaisaient à rappeler leurs faits et gestes. Leur successeur, le père Euthyme Rouchouze, supérieur général de la congrégation, en était. Il y avait, à la chapelle, la statue de Notre-Dame de Paix, patronne des missionnaires. Ceux-ci étaient parfois de passage et pouvaient enflammer l’enthousiasme des jeunes religieux pour la conversion des païens. C’est dans cette chapelle de Picpus, le 7 octobre 1860, que Damien, avec deux autres frères, prononcera les vœux par lesquels il engage toute sa vie au service de Dieu. Il vaut la peine de s’y attarder, car c’est dans ce geste qu’il trouvera la possibilité de s’enfermer avec les lépreux à Molokaï. Les futurs profès, c’est-à-dire ceux qui vont faire leur profession religieuse, entrent en procession dans la chapelle en tenant un cierge al-

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lumé à la main au chant du Psaume 121 : « Ô ma joie quand on m’a dit : nous irons dans la maison du Seigneur. » Après l’invocation demandant la venue de l’Esprit Saint, le supérieur général s’adresse aux trois frères puis il bénit le scapulaire, le manteau et le cordon de couleur blanche, qui seront remis à chacun. Le scapulaire est une large bande d’étoffe qu’on agrafe autour du cou et qui couvre le dos et la poitrine : il porte un médaillon représentant les cœurs de Jésus et de Marie entourés d’une triple couronne d’épines. Le cordon de laine sert de ceinture. Le manteau est un gage de protection divine et le symbole d’une conduite fervente dans une adoration persévérante. Revêtus de ce qui vient d’être bénit au chant du Psaume 83 (« Comme tes demeures sont aimables, Dieu du ciel »), les novices se présentent tour à tour pour émettre leurs vœux. À genoux devant le supérieur général qui lui tient les mains, Damien prononce la formule suivante : « Moi, Damien, conformément aux Constitutions, Statuts et Règles approuvés et confirmés par le Saint-Siège apostolique, fais, pour toujours, entre vos mains, mon très révérend père, vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, comme frère de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie au service desquels je veux vivre et mourir. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. » Cela fait, le nouveau profès pose les mains sur le livre de l’Évangile ouvert en disant : « Ainsi Dieu m’aide et son Saint Évangile ». Les deux autres font de même. Puis tous trois s’étendent de tout leur long devant l’autel et on les couvre d’une étoffe noire, un drap mortuaire, porté par quatre religieux, un cierge allumé à la main. Comme lors de funérailles, l’assemblée chante le Miserere (« Pitié Seigneur… ») et le célébrant asperge les nouveaux profès en disant tout bas le « Notre Père » et termine par l’oraison suivante : « Dieu éternel et tout-puissant, toi qui commandes que, morts au monde, nous vivions dans le Christ, dirige tes serviteurs


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dans la voie du salut éternel. Que leur vie soit cachée en Christ pour que, en le recevant de toi, ils désirent ce qui te plaît et l’accomplissent de toutes leurs forces. » Ensuite, les profès se relèvent et embrassent chacun pendant qu’on chante la grande hymne de la joie, le Te Deum. Cette cérémonie marquera Damien de façon décisive à deux moments importants de sa vie : au moment de se risquer auprès des lépreux et lorsqu’il se découvrira lépreux. Quand il annonce à Pamphile son départ pour la léproserie, il écrit : « Ayant déjà passé sous le drap mortuaire le jour de mes vœux, j’ai cru de mon devoir de m’offrir à Sa Grandeur [l’évêque], qui n’eut pas la cruauté, comme il disait, de commander un tel sacrifice » (23 novembre 1873). Lorsqu’il se découvre atteint de la terrible maladie : « C’est bien par le souvenir d’avoir été couché sous le drap mortuaire il y a vingt-cinq ans, le jour de mes vœux, que j’ai bravé le danger de contracter cette terrible maladie en faisant mon devoir ici, en tâchant de mourir de plus en plus à moimême » (lettre à l’évêque d’Honolulu, 29 octobre 1885). On peut trouver assez macabre ce type de cérémonie. Pour le père Damien, en tout cas, si on juge l’arbre à ses fruits, ce fut une source d’énergie et de liberté. Mais ce rituel n’est de fait plus prévu actuellement dans la congrégation. Il n’empêche qu’il symbolise bien le mystère pascal de mort et de résurrection où, qu’il soit religieux ou non, chaque chrétien est appelé à vivre. D’ailleurs, c’est déjà ce passage qui est symbolisé par le baptême. D’autre part, avant de s’engager pour toujours, il est maintenant prévu de passer par des vœux temporaires de trois ans, renouvelables une fois ou même plus. Le candidat dispose ainsi de plus de temps pour réfléchir et prendre sa résolution à meilleur escient. En passant, signalons que, hors de telles cérémonies, l’habit blanc n’était pas utilisé. Pour les prêtres, on se contentait d’une soutane noire comme les prêtres séculiers, mais avec le cordon de couleur noire, au


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lieu de la ceinture en tissu. Sur ses photos, le père Damien est toujours représenté ainsi. Ce n’est que plus tard, dans un but de propagande, que l’iconographie le montrera en soutane blanche. Enfin, on ne peut que souligner combien le reste de la vie de Damien, comme de tout religieux, reste marqué par ces longs mois de noviciat centrés sur la vie spirituelle, en dehors d’études théoriques ou de préoccupations directement apostoliques, et pétris de gratuité. Actuellement, certains diocèses prévoient pour leurs séminaristes une telle année préparatoire de formation spirituelle.


6. Étudiant « Elle passe, la figure de ce monde » (1 Corinthiens 7, 31).

e noviciat terminé et les vœux prononcés, il reste à accomplir le programme d’études préparatoires à la prêtrise. La Règle est muette à cet égard. Il semble probable que le plus urgent pour Damien, c’est de rattraper son retard dans la connaissance du latin et dans l’apprentissage du grec. une année entière n’était pas de trop pour cela. « Je fais du latin et du grec du matin au soir », écrit-il à ses parents. Ces activités intellectuelles comme le reste de la vie se passent à l’intérieur des murs du couvent. Pour seule diversion, ils ont les promenades au bois de Vincennes tout proche. Rien n’intéresse Damien dans ce monde extérieur. Mieux que cela, le spectacle parisien l’ennuie et le rend mélancolique : « Naturellement, écrit-il à ses parents, vous voudriez être mis au courant de ce qui se passe à Paris. Mais je ne lis pas les journaux, j’ignore tout de la politique et des affaires. Le mercredi, nous allons en promenade dans le bois de Vincennes. Je pourrais vous en parler longuement, car j’en connais toutes les avenues. Il s’y trouve toujours un millier d’hommes à l’ouvrage. Ils font de nouvelles routes, creusent des fossés pour que l’eau se répande dans toutes les directions. Malheureusement, nous n’y sommes pas tranquilles : on ne voit partout que messieurs et dames, cavaliers et carrosses, cela nous distrait et nous ennuie. Les promenades en ville n’ont plus pour moi l’attrait

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qu’elles avaient au début ; dans mon esprit elles engendrent quelque chose de mélancolique » (25 avril 1861). Dans la même lettre, il fait part de la douleur où l’a plongé l’annonce de la mort de sa grand-mère, douleur probablement rendue plus vive par l’éloignement. Mais il se reprend vite. « un novice me l’apprit pendant le dîner. un frisonnement [sic] soudain me saisit de tous mes membres, je changeais tout à fait de couleur, et même j’avais de la peine à me tenir au réfectoire. Heureusement, la première émotion, non seulement se calma, mais même se changea en joie par une petite réflexion que je fis sur ces paroles ». Là-dessus, il se lance dans un véritable sermon édifiant sur le bonheur du ciel que doit connaître « Meke Jénie » et sur l’espoir de la retrouver un jour. Le climat de la communauté est d’ailleurs tout de jovialité : « Nous sommes tous alertes comme des lièvres », écrit-il un peu plus bas dans la lettre. En septembre 1861, il retrouve son frère à Louvain. Durant deux ans, il va y suivre les cours à l’université, d’abord quelques mois de philosophie, puis la théologie. Ces cours font partie d’un programme élémentaire pour débutants, la « schola minor » par opposition à la « schola major » qui donne accès à la licence et au doctorat. Ils se donnent au Collège américain, à une dizaine de minutes à pied du couvent. Les frères des Sacrés-Cœurs sont les plus nombreux. Il y a aussi ceux qui se destinent à partir en mission aux États-unis, parmi les Indiens. Ce collège, surtout fréquenté par des prêtres des États-unis, existe toujours, mais les cours se donnent ailleurs. Même s’ils vivent au couvent, les jeunes religieux se trouvent en contact avec le monde extérieur et sous l’influence du milieu universitaire. Cela devait faire froncer les sourcils à ceux qui n’avaient connu que le milieu fermé de Picpus. Lors des démêlés de Damien avec certains supérieurs au temps de Molokaï, un de ceux-ci écrira au supérieur général à son sujet : « Sans attaquer sa vertu et son zèle, c’est


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encore un prêtre manqué dans le moule de Louvain » (Régis Moncany, 5 juillet 1880). Le programme comprenait deux étapes : la philosophie et la théologie. À cette époque, un an pour la philosophie et trois ans pour la théologie. La philosophie servait surtout à initier aux concepts qui seront utilisés en théologie pour traiter les mystères de la trinité, de la double nature du Christ, de la grâce comme qualité de l’âme, des notions de substance et d’accident, utiles pour comprendre l’eucharistie, etc. Au cours élémentaire, elle était accompagnée de quelques heures d’anglais et de géographie. Il est impossible de connaître ses résultats scolaires, les archives ayant été détruites en 1914 dans l’incendie provoqué par l’armée prussienne. Il n’est pas facile non plus de se faire une idée sur les orientations de la faculté de théologie et sur l’influence qu’elle a exercée sur lui. A-t-il été marqué par les théories propres à Louvain qui prétendaient que l’idée de Dieu venait, non d’un raisonnement, mais de la tradition, d’une révélation primitive, que cette pensée mettait directement en rapport avec une lumière reçue de Dieu ? Les champions de ce traditionalisme mêlé d’ontologisme étaient le Limbourgeois Gérard Casimir ubaghs en philosophie et l’Ardennais, originaire de Graide, Nicolas Joseph Laforêt, qui sera nommé recteur en 1865. On peut douter que ce courant ait eu grande influence sur le futur missionnaire, d’autant qu’il buta sur l’opposition du Saint-Siège sous l’influence des Jésuites qui soulignaient les possibilités de la raison humaine. D’autre part, depuis plusieurs années, l’infaillibilité et la primauté du Pape y étaient à l’honneur. Plusieurs thèses furent consacrées à ce sujet. Plus tard, en 1870, monseigneur Laforêt et les professeurs de la faculté de théologie envoyèrent au concile Vatican I une prise de position allant dans ce sens. Par ailleurs, sur les relations entre l’Église et l’État, le


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professeur de ces années soutenait la séparation, non en principe, comme thèse, mais comme hypothèse, comme seule possibilité, vu les circonstances. Il s’accordait avec le pragmatisme libéral du cardinal Sterckx, assez mal vu au Vatican sous cet aspect. Ici non plus, on ne remarque pas d’échos dans la vie de Damien. Il faut dire que ces théories ne s’appliquaient en rien au contexte d’un État dominé par les protestants américains, comme Hawaï, là où le missionnaire passera toute sa vie. Enfin, c’est sur la théologie morale que le programme insistait le plus. Ce cours servait surtout à préparer les prêtres à entendre les confessions et à évaluer la gravité des fautes. On s’y inspirait de saint Alphonse de Liguori et de son attitude soucieuse d’humanité. Le cardinal Sterckx, plus favorable au rigorisme, le tolérait. C’est l’ouvrage du fondateur des Rédemptoristes que Damien recevra en cadeau de Pamphile au moment de s’embarquer pour les îles Hawaï. Dans sa correspondance et dans les notes manuscrites au temps de Molokaï, on trouve des références à ces volumes. Sur la façon dont Damien a vécu ce temps d’étude, on garde d’un condisciple le témoignage envoyé au premier biographe de l’Apôtre des lépreux : « L’étude fut, pendant son second séjour à Louvain, son affaire capitale. On s’étonnait d’abord de lui voir suivre à l’université plusieurs cours qui n’étaient pas de rigueur, il n’en fut jamais accablé ; et il tenait toujours ses notes de classes hors pair. Sa facilité à pénétrer les questions et les encouragements que ses réponses lui valaient de la part des professeurs faisaient présumer à quelques-uns qu’il fournirait une brillante carrière dans l’enseignement, lorsque tout à coup la Providence intervint pour accomplir des vœux que le frère Damien nourrissait depuis longtemps dans son cœur » (Philibert tauvel, Vie du père Damien, 1890). Avant de poursuivre, disons un mot de l’organisation présente de ces années de formation. Les candidats actuels, moins familiers à la vie de


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l’Église, ont besoin d’une première initiation avant d’entrer au noviciat. Ce temps est mis à profit en même temps pour l’étude de la philosophie. Celle-ci ne consiste plus à se familiariser avec les concepts utilisés en théologie, mais à rejoindre l’effort de la raison humaine pour sonder le mystère de la vie, du monde et de Dieu. Après le noviciat, la théologie reprend ces questions, mais à partir de l’Évangile et de toute la Bible, et pour les préparer à animer la foi des personnes qui leur seront confiées. Revenant à Damien, outre les études à accomplir, il lui fallait aussi franchir les étapes vers l’ordination sacerdotale, à commencer par celle de la tonsure, qui signifiait l’entrée dans le monde clérical. Ce rite qui consistait à tondre une partie des cheveux du futur prêtre, laissant apparaître la peau du crâne, symbolisait sa consécration à Dieu. Pour le conseil général, réuni le 30 janvier 1863, l’appel de Damien à la tonsure apparaissait encore prématuré. Cela pose une question. En effet, cette réserve n’apparaît pas pour le frère Chrétien Willemsen, qui a prononcé ses vœux le même jour que lui. Il sera aussi ordonné prêtre avant lui, avant de l’accompagner pour les îles Hawaï. C’est probablement dû au fait qu’il était plus âgé que lui de deux ans. Ce n’est que partie remise pour Damien, qui recevra la tonsure et les ordres mineurs à Malines en septembre de la même année. Ces ordres mineurs (portier, lecteur, exorciste, acolyte) sont des fonctions liturgiques, des vestiges du passé qui n’ont comme fonction que de marquer les étapes vers les ordres majeurs (sous-diacre et diacre) et au but final, la prêtrise. tout cela ne lui sera conféré qu’après son arrivée à Hawaï. Soit dit en passant, la tonsure a été supprimée depuis lors. Des quatre ordres mineurs ne subsistent que ceux de lecteur et d’acolyte, mais comme simples ministères liturgiques. Le sous-diaconat a été également supprimé, et c’est le diaconat qui marque maintenant l’entrée dans le clergé.


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L’ordination sacerdotale de Pamphile, qui eut lieu le 28 février 1863, fut suivie de sa première messe à tremelo, un épisode où Damien se fit particulièrement remarquer. « Le jour de ma première messe, dit Pamphile, fut un jour de fête pour toute la famille. tous furent invités : père, mère, oncle, frères, beaux-frères et belles-sœurs ; nous étions dix en tout. Il s’offrit ici une belle et heureuse occasion à Joseph. Il voulut faire accepter par tous un scapulaire (sorte de médaille), quoique quelques-uns pourraient être tentés de le refuser. Aussi, sans me dire mot, ni à personne de ceux qui étaient présents, il va chercher le nombre voulu de scapulaires. Le père Wenceslas (supérieur de Louvain) était avec nous dans la chambre comme étant familier avec toute notre famille. À un moment donné, au milieu de la conversation, Joseph se leva, sortit de sa poche les scapulaires et s’adressant au père Wenceslas, il le pria de les bénir et de les imposer à ceux qui étaient présents. Il ajouta qu’ils étaient un souvenir que j’offrais à tous ceux qui avaient pris part à la fête. C’était plaisir de voir comme toutes les têtes s’inclinaient sous la main du vénérable prêtre qui bénit ces signes de prédestination. »


7. Deux frères « Il fit reposer l’alliance sur la tête de Jacob » (Ecclésiastique 44, 22).

e par les circonstances de la vie, les deux De Veuster, Auguste et Joseph, Pamphile et Damien, vont former une sorte de paire à la destinée intimement liée qui défiera même les limites de la mort. Ils seront tellement unis l’un à l’autre et formeront une sorte de duo, de paire, au point qu’il semble impossible de parler de l’un sans évoquer l’autre. On a déjà vu comment jusqu’ici le destin du cadet était intimement lié à celui de son aîné Auguste, le père Pamphile. C’est pour imiter celui-ci qu’il s’est dirigé vers les Pères des Sacrés-Cœurs à Louvain. C’est grâce à lui qu’il a quitté le statut de frère de chœur pour monter vers la prêtrise. C’est sous son influence que Joseph s’est orienté vers les missions. Celui-ci lui rappellera plus tard son manque d’enthousiasme pour les missions, et il l’en blâmera. En octobre 1863, on assiste à un brusque renversement dans leur relation. On est en train de préparer une caravane de missionnaires pour Hawaï. Pamphile y est nommé et le billet du voyage déjà acheté, quand il tombe brusquement malade. Impossible de partir. En quoi consiste cette maladie ? Ce n’est pas très clair. Certains affirment qu’il a contracté le typhus en soignant les malades à Louvain au cours d’une épidémie, d’autres ne précisent pas le genre de maladie. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que l’enthousiasme de Pamphile pour les missions s’est fort refroidi

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depuis son entrée au couvent. On le remarque dans la dédicace qu’il inscrit dans le livre de morale qu’il offre à son frère pour son départ : « Nous avons toujours vécu ensemble, maintenant nous nous quittons : que de moments de ma vie où votre souvenir se présentera à ma mémoire ! Vous passerez votre vie dans l’Océanie et moi je la passerai je ne sais où. Nous sommes des voyageurs sur la terre, faisons notre voyage avec joie. Que notre premier soin soit de nous sanctifier. La mort sera pour nous le moment de nous revoir dans le ciel ! » Dans ces mots, aucun regret de ne pas pouvoir partir, ni aucun désir de partir dès que possible, une fois la santé retrouvée. On se demande si la maladie de Pamphile n’est pas quelque peu psycho-somatique, son corps exprimant son refus de partir. Damien voit dans ce contretemps une occasion à saisir. Il ne fait ni une ni deux et écrit directement au supérieur général de la congrégation chargé des nominations pour les missions. Conformément aux Constitutions, il aurait dû remettre sa lettre ouverte au supérieur de Louvain, mais l’article 265 précise : « Les profès ne peuvent écrire à personne, sans la permission du supérieur : ils doivent lui remettre leurs lettres ouvertes. De cette règle sont exceptées… les lettres adressées au supérieur général. » Au reçu de la réponse, positive, le père Wenceslas jeta, en maugréant, la lettre devant Damien attablé pour le dîner. Dans la préface que Pamphile écrira pour la première biographie de son frère en 1890, il notera avec clairvoyance la portée de ce remplacement : « Mon frère, nouveau Jacob, m’a supplanté dans le ministère de l’apostolat. » En effet, ces deux frères font penser à des jumeaux, tellement leurs vies sont unies, et à ces deux jumeaux bibliques Jacob et Ésaü où c’est le plus jeune qui supplante son aîné et prend la prééminence. Le monde à l’envers. Quelques années plus tôt, un missionnaire d’Hawaï, le père Gulstan Ropert, avait déjà fait allusion à ces personnages de la Bible. Lorsqu’il


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arriva pour travailler aux côtés de Damien, il portait une soutane qui avait été prévue pour Pamphile et où était marqué son nom. Comme Jacob dans la Genèse, il dit pour plaisanter : « Je suis Pamphile, voyez son nom. » Comme dans la Bible où Isaac dit : « la voix est de Jacob, mais les bras sont d’Ésaü » (Genèse 27, 22). Damien, jouant le jeu, répond de même : « La voix est de Gulstan, mais les mains sont de Pamphile ! » Damien parti aux îles Hawaï, Pamphile restera un partenaire et un correspondant privilégié. Il reçoit de son cadet de nombreuses lettres, vingt en tout. En les lisant, il en éprouve une indicible joie. C’est surtout là qu’on peut le mieux pénétrer les sentiments intimes de Damien. Ce sont des sentiments de joie, de consolation aussi, pour sa vie de missionnaire, ses relations avec ses ouailles ou avec ses confrères. Après quelques années, il confesse qu’il est parfois sujet aussi à des idées noires devant la morale inconstante des Hawaïens. Lors de la mort de son père, il cède à son frère ses droits sur l’héritage. Il revient souvent à la charge pour inviter Pamphile à le rejoindre, mais celui-ci n’y donne pas suite. En 1867, il refuse clairement. Lorsque Damien va s’enfermer avec les lépreux, il cesse ses appels à son frère et demande des renforts pour la mission sans préciser qui, ni pour quoi. À la fin, il affirme même que c’est le bon Dieu qui a voulu que son frère reste en Europe. En même temps, on dirait qu’il se sent maintenant supérieur à son aîné et qu’il ne peut s’empêcher de le lui faire sentir. « Je comparais vos voyages de plaisir aux voyages pénibles et durs du missionnaire, sans vous porter la moindre envie » (octobre 1867). « À quoi bon envier le bonnet de docteur aux dépens du salut des pauvres âmes canaques ? » (22 septembre 1870). « Vous m’excuserez que mes mains ne soient pas si blanches que les vôtres, qui ne faites, je suppose, que feuilleter les livres » (14 juillet 1872). Quand Damien se découvrira atteint de la terrible maladie, il changera de ton. Il fera part à son frère de


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la tragique nouvelle. Celui-ci s’offrira spontanément à rejoindre son frère souffrant, mais sa proposition ne sera pas retenue. Désormais, on pourra suivre tout le cheminement intérieur du missionnaire lépreux, au point de se dire comme tel le plus heureux du monde. une des dernières lettres de Damien, deux mois avant sa mort, sera pour lui. Damien décédé, Pamphile n’en est pas quitte pour autant. Même si c’est un honneur, ce n’est pas rien d’être le frère d’un héros dont le monde entier célèbre les exploits. En 1890, alors qu’il est occupé à enseigner le dogme, l’Écriture sainte et à poursuivre des études de sanscrit et de syriaque ainsi que des langues modernes (anglais, allemand, espagnol), il accepte de courir l’aventure et d’accompagner l’évêque des Hawaï. Plusieurs de ses amis le poussent à aller continuer l’œuvre de son frère parmi les lépreux, ou au moins garder son tombeau. Le bon père, très anxieux, se laisse faire et fait son possible pour servir au mieux les lépreux. Mais on ne s’improvise pas missionnaire à soixante ans. Habitué à ne s’occuper que d’activités intellectuelles, il se trouve fort dépaysé et démuni devant les multiples difficultés pratiques de la vie. Aussi, après avoir tenu le coup durant une bonne année, menaçant de passer chez les Capucins ou les Franciscains, on le laisse retourner à Louvain. Il y arrive à sept heures du soir, l’heure de son adoration. Sans passer par la porte du couvent, il entre directement dans la chapelle pour sa demi-heure habituelle. Sa vie se terminera paisiblement au couvent de Louvain le 29 juillet 1909.


8. Le grand départ « Envoyés en mission par le Saint-Esprit, ils descendirent à Séleucie, d’où ils firent voile vers Chypre » (Actes des Apôtres 13, 4).

ujourD’hui, les voyages intercontinentaux ou autres sont des parties de plaisir. Dans un passé assez proche, c’étaient encore des entreprises risquées. Pour en conjurer les périls, le rituel avait d’ailleurs prévu une célébration, l’itinerarium, que tout chrétien avait dans son livre de messe. Et, pour le missionnaire du passé, son départ en mission n’était pas seulement une mise en danger de mort, mais aussi une séparation définitive de son pays et de sa famille. Il n’en est plus de même de nos jours : les missionnaires, du moins ceux qui subsistent, reviennent périodiquement au pays. Voyons comment les choses se sont passées pour Damien. Il lui fallait d’abord faire ses adieux aux siens, et sans traîner, car la date du départ était proche. Il se rendit donc à Ninde annoncer la nouvelle et suggérer à sa mère et à sa belle-sœur un pèlerinage au célèbre sanctuaire de Montaigu. On se donne rendez-vous pour le lendemain et Damien rentre à Louvain. Le même soir, vers minuit, il fait la route avec quelques confrères et tous se retrouvent au petit matin. Après avoir longtemps prié ensemble en silence, Damien serra la main de sa mère et de sa belle-sœur (dans le pays, on ne s’embrasse pas), puis il reprit la route de Louvain avec ses compagnons, mais en se tenant à l’écart,

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contrairement à son habitude. Comme on lui demandait la raison : « Je me suis mis à penser, dit-il, que je ne verrais plus jamais Notre Dame de Montaigu et je l’ai suppliée de m’obtenir de Notre Seigneur la grâce de travailler à sa vigne pendant douze ans. » Ce qui se passe ensuite, Damien le raconte dans une lettre écrite en français, du port de Brême, le 30 octobre 1863. Outre les détails sur les événements, elle rend bien compte des sentiments qui l’animent : « Très chers parents, Après avoir fait à Paris une retraite de trois jours nous sommes partis de la maison mère avec un courage véritablement apostolique. Depuis neuf heures du matin nous avons voyagé en grande vitesse, jeudi jusqu’à vendredi midi sans pour ainsi dire nous arrêter. Ce navire qui doit nous conduire à notre destinée était tout prêt. Aussi nous ne tardions pas d’aller à bord. À deux heures, déjà, notre grande quantité de bagages étant déjà placée dans nos chambres, nous avons dîné pour la première fois avec notre capitaine, qui nous a reçus avec beaucoup d’accueil ; nous y sommes placés comme des seigneurs, rien ne nous manque. Nos bons pères de Paris nous accompagnent avec des soins inconcevables. Il me semble que nous avons des habillements au moins pour trois ans. Les dix sœurs qui sont avec nous montrent un courage vraiment héroïque. Elles ont leur compartiment à côté de nous, cependant nous ne communiquons avec elles que par notre supérieur, le père Chrétien. Nous avons de très petites cellules dans lesquelles deux lits sont placés l’un au dessus de l’autre. Nous serons dans le navire comme dans un petit couvent, tout y sera réglé comme à Louvain ; nous y aurons nos heures d’oraison, d’étude et de récréation réglées aujourd’hui


le granD Départ même dans la salle qui nous sert d’étude, de réfectoire et pour tout ce que nous avons à faire. Nous avons eu le bonheur d’avoir deux messes dans lesquelles tous les pères et sœurs ont communié. À midi, samedi, nous quittons le port et nous allons nous confier à la Providence sous la conduite d’un capitaine expérimenté qui fait chaque année ce voyage depuis sept ou huit ans. Cet homme, nommé Geerken, quoiqu’il soit protestant se montre très affable à notre égard. Il dînera toujours à notre table. Il n’y a qu’un seul autre voyageur avec nous. Nous voila donc, mes chers parents, sur le point de quitter non pas seulement nos pères et mères, frères et sœurs, non pas seulement notre seconde famille, c’est-à-dire nos confrères de Louvain et de Paris, mais même la belle terre de l’Europe, pour devenir habitants d’une mer souvent orageuse et prête à nous engloutir, pour aller vivre avec des hommes incivilisés et sous plusieurs rapports semblables à des brutes. Le sacrifice est grand pour un cœur qui affectionne tendrement ses parents, sa famille, ses confrères et ce pays qui l’a vu naître. Mais la voie qui nous a invités, qui nous appelle à faire généreusement cette offrande de tout ce que nous avons est la voie de Dieu même. C’est notre Sauveur lui-même qui nous dit comme à ses premiers apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations, leur apprenant à observer tous mes commandements. Et voici que je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles. » CesontcesdernièresparolesdenotredivinSauveurquisontpournous bien consolantes. Jésus Christ est d’une manière particulière avec les missionnaires. C’est lui qui dirige tous leurs pas, qui les préserve de tout danger, c’est lui qui commande au vent de se calmer, à la mer de s’apaiser, aux bêtes féroces de s’enfuir, aux ennemis spirituels, le diable, le monde et la chair, de nous laisser en paix. C’est lui qui, au milieu des

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Damien hier et aujourD’hui tribulations, des peines et des contradictions, nous fera jouir d’un bonheur dont l’homme qui n’en a jamais fait l’expérience ne peut se faire uneidée,carlesgrâcesattachéesàl’étatdemissionnairesonttellement fortes que les plus grandes difficultés et embarras ne le troublent point. Déjà elles se font sentir chez nous, car au moment de nous lancer au milieu d’une mer agitée, non seulement nous n’avons pas peur, commecelaarrivesouventauxnavigateurs,maisnoussommesd’unegaieté inconcevable. Quand nous sommes une demi-heure ensemble, nous sommes souvent fatigués de rire et de raconter des farces. Donc, quant à vous, mes chers parents, n’ayez point la moindre inquiétude sur notre sort. Nous sommes entre les mains du Bon Dieu, d’un Dieu tout-puissant qui nous a pris sous sa protection. Ce que je vous prie de faire, c’est de le prier souvent de nous donner une heureuse traversée, le courage d’accomplir en tout, partout et toujours sa sainte volonté, là est toute notre vie. Veuillez aussi prendre, s’il vous plaît, cette adorable volonté manifestée par les préceptes des 10 commandements de Dieu et de l’Église, ainsi que par la voix des prêtres que le Seigneur vous a donnés comme la règle infaillible de votre vie, de toutes vos actions et de toutes vos paroles. C’est cette volonté qui est figurée dans l’Évangile comme le chemin étroit, mais doux, qui mène au ciel. Adieu, chers parents, désormais nous n’aurons plus le bonheur de nous embrasser, mais nous resterons unis par les tendres affections qui nous animent les uns pour les autres. Dans nos prières surtout, pensons souventlesunsauxautres,etunissons-noustoujoursauxCœursSacrésdeJésus et de Marie dans lesquels je demeure toujours votre fils affectionné. J. De Veuster »


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Cette lettre était accompagnée de son portrait encadré et de vingt petites photos prises à Paris avant le départ. Il indiquait à qui les distribuer et demandait de prier le chapelet tous les soirs à son intention.



9. Prêtre missionnaire « Ce n’est pas nous que nous proclamons, mais Christ Jésus, Seigneur… mais ce trésor nous l’avons en des vases d’argile » (2 Corinthiens 4, 5.7).

rrivé aux Hawaï, Damien écrit à Pamphile en quelques semaines deux longues lettres qui témoignent du choc et de l’ébranlement qui l’ont saisi au contact d’une nouveauté multiforme, profonde et englobante. Il y a d’abord l’évocation du long voyage de cinq mois qui a mené sans escale la petite troupe de missionnaires de l’Allemagne à Honolulu, capitale de l’archipel des Iles Sandwich, comme on les appelait alors. Partis le 30 octobre 1863, ils arrivent à destination le 19 mars 1864. Cette première lettre est typique de ce qui est un véritable genre littéraire : le départ du missionnaire vers l’outre-mer. On y trouve aussi ce qui caractérise son auteur. Du déroulement de ce voyage, Damien retient surtout le temps qu’il fait et le climat, notamment les moments de tempête, avec le mal de mer et l’impossibilité de dire la messe. Il met à profit les longues heures de loisir pour apprendre l’anglais. Il n’a rien d’un poète et le spectacle grandiose de l’océan semble le laisser froid. Dante évoque ceux qui « se meuvent à divers ports sur le grand océan de l’être » (« Paradis » I, 112) ; Saint-John Perse, la communion au mouvement du monde : « Ainsi la Mer vint-elle à nous dans son grand âge et dans ses grands plissements hercyniens… Et comme un

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peuple jusqu’à nous dont la langue est nouvelle… très grande chose en marche vers le soir… » (Amers). Pour Damien, l’impression forte du voyage se dissout dans l’anecdotique. Il ne sera jamais l’homme de la mer. Lors des nuits de navigation qu’il devra subir régulièrement entre la léproserie et Honolulu, il souffrira toujours du mal de mer. Difficile de faire de la poésie dans ces conditions, on le comprend. Le deuxième choc survient à l’arrivée à destination. À peine débarqués, les voyageurs se rendent à la cathédrale pour la messe et un « te Deum » d’action de grâces. « Que j’étais étonné, écrit Damien, en trouvant à Sandwich une si belle église que celle-ci. Elle a 175 pieds de long et 50 de large. » Ce qui le frappe surtout, c’est l’accueil chaleureux des habitants du pays : « Le reste du jour et le lendemain se passa en donnant continuellement des poignées de main. Je crois en avoir donné plus de 1000 ces deux jours. C’est le principal signe de salutation du pays, tant pour les femmes et enfants que pour les hommes. » Leur ferveur religieuse l’impressionne : « Que j’ai été édifié ici dimanche dernier. Le matin il y eut plus de trois cents communions et d’après ce que l’on dit, c’est à peu près tous les dimanches le même nombre. Pendant les trois messes, l’église était encore encombrée de monde. Sa grandeur, monseigneur Maigret, malgré sa vieillesse et son extérieur exténué, chanta la grande messe pendant laquelle il prêcha en kanake, ce qu’il fit encore dans la soirée. Lui et le révérend père Modeste, supérieur de la mission, ce n’est que la bonté et la simplicité personnifiée. Il faudrait voir comment pendant la récréation ils sont souvent entourés de Kanakes, ce sont comme des pères parmi leurs enfants. Le père Herman est chargé du chant. C’est admirable comme il fait bien chanter les Kanakes. Les catholiques que nos pères ont formés me paraissent tout à fait bons, sans respect humain. » On voit que l’image terrible des sauvages qu’il avait évoquée dans sa lettre d’adieu est complètement mise


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à mal. La tâche la plus urgente à laquelle il s’attelle avec ardeur et qui lui prend le plus clair de son temps est l’apprentissage de la langue hawaïenne. Après trois mois, il est déjà à même de prêcher dans cette langue. De poursuivre son année de théologie et d’achever cette formation, il ne peut donc être question. Autre tournant décisif dans sa vie, son ordination sacerdotale. Comme première étape, il y a d’abord le sous-diaconat qu’il reçoit la veille de Pâques. Il peut dès lors assister à ce titre aux messes solennelles à côté du diacre et du prêtre. Il a surtout l’obligation grave du bréviaire quotidien. Cela consiste à prier en latin une trentaine de psaumes, accompagnés de lectures et de prières diverses, en tout une bonne heure répartie en différents moments de la journée. Après le diaconat il est ordonné prêtre. Cette ordination a lieu le samedi des Quatre-temps, dans l’octave de la Pentecôte. trois candidats, Liévain, Clément et Damien, reçoivent le sacrement de l’évêque au cours d’une longue cérémonie à la cathédrale. L’essentiel consiste à recevoir le don de l’Esprit par l’imposition des mains par l’évêque sur la tête des ordinands. Ceuxci défilent ensuite successivement devant les prêtres présents pour en recevoir le même geste. La première messe que le nouveau prêtre célèbre le lendemain lui fait une forte impression : « Nous célébrâmes le lendemain notre première messe dans la cathédrale d’Honolulu. Rappelez-vous les émotions que vous éprouvâtes le jour que vous aviez le bonheur de monter pour la première fois à l’autel pour y immoler la Victime sainte de notre salut. C’était bien pour moi la même chose, avec la différence que vous vous trouviez entourés de parents et de frères depuis longtemps formés dans la religion, tandis que pour moi c’étaient tous des enfants nouveaux en re-


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Damien hier et aujourD’hui ligion accourus de toutes parts pour voir leurs nouveaux pères spirituels, après lesquels ils avaient tant soupiré pour venir les défendre contre les loups qui les poursuivent de toute part. Aussi, mon cher Père, si mon cœur n’était pas si dur qu’il l’est, il me semble qu’il se serait fondu comme de la cire, tellement était forte l’impression que je subis en donnant pour la première fois le pain de vie à une centaine de personnes dont plusieurs s’étaient peut-être agenouillés autrefois devant leurs anciens dieux, et qui maintenant habillés en blanc s’approchaient avec tant de modestie de la Sainte Table. »

Par cette ordination, le frère Damien devient le père Damien, Makua Kamiano. Dorénavant, à sa signature au bas de ses lettres, il ajoutera les mots « prêtre missionnaire ». Ce sont eux qui expriment à ses yeux son identité. Le prêtre est l’homme de Dieu, différent du commun des mortels. Il vit séparé. Il n’est pas marié. Il est vêtu d’une soutane noire. Son modèle est le moine, assidu à la prière. Lui, on le voit déambuler en récitant son bréviaire. Il est celui que vont trouver les fidèles pour être mis en contact avec Dieu aux moments-clés de leur vie : à la naissance d’un enfant, lors de leur mariage, en cas de maladie, avant de mourir… Le prêtre est comme un notaire, « il est là en cas de besoin », comme dit un personnage du roman Journal d’un curé de campagne, de Bernanos. Parfois objet d’hostilité, il est surtout entouré de respect. On l’appelle « monsieur l’abbé, monsieur le curé… » tel est le prêtre que Damien connaît. Cela, c’était hier. Aujourd’hui, chez nous, le prêtre est habillé comme tout le monde. Il est mêlé à ses concitoyens. Les circonstances de sa vie sont maintenant des moments auxquels il participe, mais en tant que prêtre. Le concile Vatican II, en soulignant que son sacerdoce


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propre est en relation explicite avec le sacerdoce commun des fidèles, les a rapprochés. On l’appelle ou il se fait appeler par son prénom. Son idéal est Jésus, marchant sur les routes de Galilée, en communion avec son Père, ouvert à la rencontre. C’est là le chemin de sa sainteté. Comme les prêtres de son temps, Damien attache une grande importance à la célébration quotidienne de la messe. Il y sera toujours fidèle. Lorsque ses mains commenceront à être touchées par la lèpre, il sera pris d’angoisse à l’idée de ne plus remplir les conditions requises pour tenir l’hostie. Et, tout à la fin de sa vie, il lui faudra s’y résigner à contrecœur. Quant au mot de « missionnaire », jusqu’à il n’y a pas si longtemps, il évoquait avant tout chez les catholiques une figure, un type d’homme et un mode de vie caractérisés par l’esprit de risque et l’héroïsme pour Dieu. Au sein du grand mouvement de l’Europe vers l’outre-mer marchait aussi le héraut de l’Évangile, le « broussard héroïque », le nouveau croisé, mais pacifique, barbu et coiffé d’un casque colonial, un prêtre, cela allait de soi, incarnant un mode de vie aventureuse, affrontant sans ciller le danger et la mort prématurée, la vie de privations matérielles dans des conditions précaires, bref un personnage de légende, vivant sous les yeux admiratifs de ceux qu’il avait laissés au pays. Quel était au juste le but de cette entreprise ? Cela ne sautait pas autant aux yeux. Il y avait d’ailleurs plusieurs réponses à cette question. Au temps de Damien, on mettait l’accent sur le salut des âmes de ces populations « assises à l’ombre de la mort ». On avait le moyen infaillible d’y parer : le baptême, catholique cela va sans dire. Celui-ci faisait entrer dans la vraie Église hors de laquelle il n’y avait pas de salut. Cette Église était une réalité bien concrète, incarnée dans des communautés locales, dans des bâtiments (les églises), dans des chefs, les prêtres, les évêques, le pape de Rome qui couronnait l’ensemble et le dirigeait.


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Damien hier et aujourD’hui « Comment comprendre aujourd’hui la “mission”, dans un monde où les identités religieuses ont une fâcheuse tendance à se crisper, à se radicaliser ; dans une société — la nôtre — où l’appartenance à une religion tend à devenir affaire strictement privée, où le respect des convictions de l’autre prime sur tout autre principe ? Seul chemin possible : écouter la Parole, encore et encore. Avec humilité. Sans idée préconçue… “Allez, demande Jésus, enseignez-leur à garder — certaines traductions disent : à pratiquer… — tout ce que je vous ai commandé.” Mais quel est ce commandement ? “Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés”(Jn 15, 12). La mission, la seule mission, c’est non seulement de faire savoir, mais aussi et surtout de faire expérimenter à chaque être humain — si étranger soit-il, si éloigné soit-il de notre culture, de nos cadres de pensée — qu’il est justifié d’exister ; qu’il a une valeur infinie ; … qu’il n’est pas un paria ou un exclu. Que la mort n’a pas le dernier mot » (Myriam Tonus, Direct-Anpap no 251).

Certains, comme Jésus, comme les apôtres, en font leur occupation principale, dans un partage de vie. Pensons à mère teresa et les mourants de Calcutta, sœur Emmanuelle et les chiffonniers du Caire, monseigneur Jacques Gaillot, Madeleine Delbrêl… Parfois jusqu’à en mourir, comme monseigneur Romero, assassiné à San Salvador en 1980.


10. Sur le terrain « Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns » (1 Corinthiens 9, 22).

uelques jours après son ordination, Damien est envoyé dans la grande île d’Hawaï, dans le district de Puna, au sud-est. Elle est dominée par l’énorme volcan du Kilauea, toujours en activité. Il impressionne tellement Damien que, lorsqu’il essaie de décrire l’archipel à son frère, c’est lui qui s’impose et fait oublier le reste :

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«Je regrette de ne pas être poète ou bon écrivain pour vous faire la description de notre nouveau pays;je vous en parlerai donc seulement en peu de mots. Notre archipel est situé aux confins des tropiques de 21 à 23 degrés de l’équateur. Pendant deux mois, juin et juillet, nous avons le soleil à pic juste au-dessus de nous, la chaleur n’est cependant pas si fortecommejemel’étaisimaginé.C’estunclimatdélicieux.Ici,lesétrangers n’ont pas la moindre difficulté à s’y habituer; aussi ils jouissent généralementd’unemeilleuresantéquedansleurproprepays.Oncompte huit îles dans cet archipel, dont quatre grandes et quatre petites. L’une, Hawaï, dans laquelle je suis placé, est au moins aussi grande que toutes les autres ensemble. Elle est au moins aussi grande que toute la Belgique. Au milieu il y a trois grands volcans, dont deux paraissent être éteints, l’un est encore toujours en activité. C’est dans le voisinage de cedernierquelaProvidencem’avouluplacer.Depuisd’unboutdemon


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Damien hier et aujourD’hui district jusqu’à l’autre, on marche toujours sur la lave, c’est-à-dire de la pierre et du fer que la grande chaleur du volcan a fait fondre autrefois et couler vers la mer. Il n’y a que quelques années encore que l’endroit principal de l’île, Hilo, d’où je vous trace ces lignes, a failli être couverte de cette lave bouillante devant laquelle rien ne résiste, pas même les montagnesqu’ellefaitfondrecommeleresteetentraîneavecelle.Une foiséteinte,c’estdanscertainsendroitscommeuntrèsbeaucheminferré, tandis que dans d’autres ce ne sont que pierres pointues dans lesquelles il est impossible de mettre le pied» (23 août 1864).

Le district de Puna est pourvu d’une bonne route et peu peuplé, ce qui évite au nouveau venu d’être trop chargé de travail. Cependant, il ne s’y trouve aucune chapelle un tant soit peu convenable. Deux sont en voie de construction, mais ce ne sont que de modestes cahutes en paille. Damien ne dispose pas non plus d’une habitation à lui. Il est toujours sur les chemins entre le presbytère de Hilo, chez le père Charles Pouzot, et celui d’Hiléa, habité par le père Nicaise Rouault. Sans façons, Damien profite de l’hospitalité des Hawaïens, dort dans les huttes et partage, assis par terre, leurs repas de poï, une bouillie faite de racine de taro et qu’on mange avec les doigts, « les fourchettes d’Adam », comme il dit. Le salut des âmes est la grande préoccupation du missionnaire et il baptise d’emblée à tour de bras, sans être trop regardant sur les conditions à remplir. Il veille à établir partout des chefs de prière et leur donne des brochures pour apprendre par cœur les paroles. Le dimanche, il rassemble ses ouailles dans la chapelle. tous ensemble récitent la prière du matin, puis Damien fait le catéchisme et entend les confessions. Lors de la messe qui suit, tous récitent à haute voix les prières de la messe pendant que le prêtre le fait à voix basse en latin. Lors du sermon, le célébrant explique l’évangile et souligne la grande


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charité du Christ pour ses auditeurs. Quelques-uns communient. Après la messe, le prêtre se retire dans la case où il a dormi. C’est l’occasion de la conversation familière, suivie du repas offert par l’hôte. Vers la fin de l’après-midi, à l’appel de la trompe, les fidèles se rassemblent pour le chapelet, suivi du catéchisme et de la prière du soir. Après quoi tous viennent donner la main au prêtre et rentrent tout joyeux chez eux. Damien se dit heureux à cause même de son dévouement : « Quand on sert Dieu, on est partout heureux » (ibid.). un jour où, faute de chapelle, il a dû célébrer l’eucharistie dans une hutte, il note : « C’est dans des endroits pauvres et abandonnés de ce genre que le bon Dieu me donne toujours le plus de consolations » (à Pamphile, mars 1865). Quand on sait ce qu’il est advenu de lui plus tard, on ne peut s’empêcher de trouver quelque chose de prémonitoire dans cette phrase jaillie spontanément de sa plume. Bien que le protestantisme, rejoint par le catholicisme, soit parvenu à dominer la vie sociale des îles, la vieille religion païenne n’est pas morte. Les kahuna (prêtres) sont toujours consultés pour les remèdes qu’ils offrent en cas de maladie. Pour Damien, son cheval en connaît plus qu’eux en médecine. Les sites païens, des espaces ouverts délimités par des rangées de pierres, sont toujours en place. Les gens continuent à craindre leurs anciens dieux. Ils redoutent la déesse Pélé, divinité présente dans le volcan en activité, et lui offrent des sacrifices. « J’ai été moi-même témoin oculaire de cette espèce d’acte d’idolâtrie, un jour que je descendis dans l’intérieur du volcan pour voir de près ce feu effroyable » (23 octobre 1865, aux pères de Louvain et à Pamphile). De nos jours, on assiste à de singuliers retours de cette ancienne religiosité, jusqu’à l’intérieur même du catholicisme, dans des célébrations où se trouve mêlé le père Damien et précisément dans ce district où il avait commencé son apostolat. Voici comment.


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Durant le mois de juillet 1995, plusieurs rituels de guérison avec imposition des mains ont été célébrés dans les églises catholiques de tout l’archipel à l’occasion du passage d’une relique du père Damien. Il s’agissait de sa main droite qui avait été ramenée dans les îles après la béatification le mois précédent, à Bruxelles, par le pape Jean-Paul II. Ces rituels, qui suscitaient une grande ferveur dans la population, étaient organisés dans les diverses îles de l’archipel par une commission. Celle-ci avait été formée à l’invitation d’un groupe appelé « Ordre Royal de Kamehameha », une confrérie visant à promouvoir la culture hawaïenne et favorable à la souveraineté politique des îles. Les hommes et les femmes composant la confrérie revêtaient un camail rouge et orange, couleurs de l’ancienne dynastie kanake fondée au xixe siècle par le roi Kamehameha. On y trouvait des laïcs catholiques engagés dans les paroisses et des prêtres séculiers. Si tout s’est déroulé sans surprise dans la plupart des cas, toutefois dans la partie sud de la grande île d’Hawaï, où se fait sentir un renouveau de la culture autochtone, l’église où a eu lieu la cérémonie contenait des références étonnantes aux divinités anciennes. Ainsi dans une église de Hilo, capitale de l’île, dédiée à Malia Puka o ka Lani (« Marie Porte du Ciel »), on pouvait voir un tableau illustré représentant dieux et déesses hawaïennes, comme si c’était la réalité et sans indiquer pourquoi elles se trouvaient là. Quand on demandait l’explication au curé, membre de l’ordre en question, il répondait que pour lui, en bonne théologie, ces divinités étaient des expressions valables du Dieu unique. Jamais Damien n’aurait imaginé que ce soit possible.


11. Bâtisseur de chapelles « Comme des pierres vivantes, laissez-vous bâtir en maison spirituelle » (1 Pierre 2, 5).

ne bonne année après son arrivée à la grande île, Damien est transféré à sa demande aux districts voisins de Kohala et Hamakua. En effet, il a vu que son confrère Clément Evrard, à la santé fragile, était écrasé sous le fardeau du travail dans un vaste district, alors que lui est en pleine forme, tant du point de vue physique que moral. Ses tournées pastorales lui prennent chaque fois entre trois et six semaines. Voici comment il les décrit dans une lettre à ses parents : « À tous les coins de mon district habitent des chrétiens que je dois aller fortifier par la parole de Dieu contre les tentations du démon, des incrédules et des hérétiques. J’ai beaucoup de malades que je dois visiter et administrer quand il y a danger de mort. J’ai quatre écoles catholiques que je dois surveiller et où je dois enseigner le catéchisme. J’ai trois églises construites en bois et quelques autres en paille ; je tâche d’être dans chaque église un dimanche du mois afin d’y offrir le saint sacrifice de la messe pour mes chers chrétiens et les instruire tous dans la religion chrétienne. » Ce que le vaillant missionnaire n’a peut-être pas prévu dans son empressement à dépanner son confrère, c’est qu’il va se retrouver seul. Il lui sera impossible de se confesser, comme il en avait l’occasion tous les quinze jours à Puna lors de ses navettes entre Hilo et Kau. À peine

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quelques mois après son arrivée, il fait appel au supérieur général, se référant à la Règle de la congrégation. L’article 392 stipulait : « Jamais et sous aucun prétexte, un prêtre de la congrégation ne sera envoyé ni laissé seul, pour demeurer habituellement dans un lieu où il n’y aura pas d’autre prêtre de la congrégation. Les prêtres devront toujours être au moins deux ensemble ; et, autant qu’il sera possible, un prêtre ne sera jamais seul, même dans ses courses apostoliques. » Inutile de dire que, dans le contexte de grande dispersion des îles du Pacifique et vu le petit nombre de missionnaires pour les desservir, une telle prescription était pratiquement irréalisable. Parfois on a même l’impression que la vie individuelle des missionnaires avait des avantages, celui d’éviter des conflits entre les personnes. La médaille avait son revers, la solitude, des découragements et un grand nombre de défections. De cela, il n’était pas question pour Damien, loin de là : « Persuadé que le bon Dieu ne me demande pas l’impossible, je vais tout rondement en tout sans me troubler. Nous devons porter la croix de Jésus Christ, non avant lui, mais après lui, comme Simon le Cyrénéen, jusqu’au sommet du calvaire » (au supérieur général, 20 décembre 1866). Sans se résigner, trois années durant, il répète sa demande pour finalement voir arriver avec joie un confrère, le père Gulstan Ropert qui reprendra le district de Hamakua et qu’il aura la consolation de voir pour que tous deux puissent se confesser et s’épauler mutuellement. Outre ses activités missionnaires comme à Puna, il va maintenant se lancer dans une toute nouvelle entreprise, la construction de chapelles. Avant de faire réparer celle de son lieu de résidence, il en fait d’abord bâtir une nouvelle ailleurs, la première de son territoire. Ensuite, il se met à construire de ses propres mains des chapelles qui sont toutes en bois et de dimension modeste : environ treize mètres sur six.


bâtisseur De chapelles

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Il entretient une correspondance abondante avec le provincial, qui cumule les fonctions de supérieur de la mission et de procureur, pour recevoir les planches nécessaires ainsi que les bardeaux et des clous. Ces chapelles seront au nombre de quatre. Voyons cela de plus près. Deux ans après l’arrivée de Damien à Kohala, en 1866, le frère convers Calixte Lecomte édifie la première chapelle. Située à Kawaihae, elle est dédiée au Sacré-Cœur. Les catholiques sont sollicités pour payer leur auhau (contribution), quatre dollars chacun. Pour l’équipement, Damien fait appel au père provincial et procureur. Il demande un crucifix ou un tableau à mettre au-dessus de l’autel, un tabernacle pour contenir le ciboire avec les hosties consacrées, d’autres ornements comme tableaux, rideaux, bordure, linge d’autel. Il compte aussi sur la supérieure des sœurs des Sacrés-Cœurs d’Honolulu qui lui a promis de lui fabriquer des fleurs. S’il a assez d’ornements sacerdotaux (chasubles, aubes…), il manque de chandeliers convenables. Il se demande aussi quel type de clocher prévoir, un petit ou un grand. L’année suivante, l’œuvre est terminée et l’évêque, monseigneur Maigret, vient la bénir. Il venait d’en bénir six, mais disait n’avoir jamais vu un tel enthousiasme. Pour le repas qui se tint après la cérémonie, sur l’herbe, devant le vestibule de l’église, les fidèles n’avaient pas lésiné. Outre nombre de bœufs, chacun avait apporté un gros cochon, dont il ne resta presque rien le lendemain. Cerise sur le gâteau, peu après arrive de Paris une belle cloche qui ne tarde pas à être installée. Cette même année, Damien charge le frère Calixte de réparer l’église de Waiapuka, le lieu où il réside habituellement. Sous le vocable de Saint-Louis Roi de France, elle a été construite en 1858, à la demande du père Eustache Maheu. Mais il semble que les relations entre Damien et le frère Calixte butent sur quelques difficultés : celui-ci a un


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caractère difficile et personne ne veut de lui, comme le provincial le signale au supérieur général. Aussi Damien se résout-il à tout faire luimême. toujours en 1867, il commence une autre chapelle, à Waipio, un lieu très peuplé où il envisage de fixer sa résidence au cas où un missionnaire viendrait reprendre Kohala et qu’il irait à Hamakua. Le terrain de la chapelle est situé sur le domaine royal, ce que Damien ignorait peut-être. En tout cas, il n’a pas demandé de permission. Heureusement, sa majesté donne son accord. Notre vaillant bâtisseur a d’ailleurs de hautes protections. En rêve, il a vu saint Jean l’évangéliste lui dire où la construire. Elle lui sera donc vouée sous le nom de Joane Punahele (Jean le Bien-Aimé). On raconte que les protestants sont furieux de voir s’édifier ce lieu papiste et qu’ils tentent d’ameuter la population. En janvier, le travail progresse à grands pas grâce au travail de Damien, aidé de trois Kanakes. Il a acheté cinquante aunes de coton pour faire une voûte de forme triangulaire. Comme la fois précédente, il demande de quoi l’orner. Il a déjà un tableau représentant le crucifiement, mais il aurait besoin d’un tabernacle, de chandeliers, d’un devant d’autel, d’une nappe de communion, d’une nappe d’autel, d’une chasuble rouge et d’une noire, de quelques linges d’autel (corporaux, purificatoires, manuterges, etc.). L’année suivante, Damien met en route un autre chantier, à Kapulena. Dans sa lettre pleine de commandes de matériel de construction, il met en avant l’épargne qu’il procure en faisant lui-même le charpentier : une chapelle lui revient à deux cent cinquante dollars environ. En 1870, il avait déjà préparé celle de Halawa. Elle sera consacrée à Maria Lanakila (« Notre Dame des Victoires »). Comme toujours, il compte sur l’aide de sa « bonne mama Judith (Brassier) », la supérieure des sœurs d’Honolulu. Nous verrons que, lorsqu’il sera à Molokaï, Da-


bâtisseur De chapelles

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mien continuera son œuvre de bâtisseur d’églises. Il ajoutera une nef perpendiculaire à la chapelle Sainte-Philomène, édifiée à Kalawao en 1872 par le frère Victorin Bertrand. Il construira aussi une église à Kalaupapa, l’autre village de la léproserie, et également quatre chapelles dans la partie de Molokaï située hors de la léproserie.



12. Pris au piège « Je me dépenserai tout entier pour vos âmes » (2 Corinthiens 12, 15).

e 14 avril 1873, le journal hawaïen Nuhou, après avoir suggéré au roi de rendre visite aux lépreux de Molokaï, ajoutait : « Et si un noble chrétien, que ce soit un prêtre, un pasteur ou une religieuse, recevait l’inspiration d’aller et sacrifier sa vie pour consoler ces pauvres malheureux, une âme royale resplendirait pour toujours sur un trône élevé par l’amour humain. » trois semaines plus tard, le 4 mai, à Wailuku, sur l’île de Maui, l’évêque s’adresse aux missionnaires réunis pour la consécration de l’église et lance un appel à des volontaires pour se rendre à tour de rôle à la léproserie et y visiter les malades. Quatre se présentent et Damien est choisi pour commencer la tournante. Sans même repasser par sa mission, l’évêque et lui s’embarquent pour Molokaï où ils arrivent le 10 mai. Signalons, en passant, que ce jour a été retenu en 1995 comme date de la mémoire liturgique de Damien, après sa béatification. Il ne devra pas attendre cette date lointaine pour entrer immédiatement dans la légende comme un être hors du commun. Dès le 13 mai 1873, la presse d’Honolulu le saluait comme un authentique héros chrétien, parti vivre avec les lépreux et pour eux, avec son bréviaire pour tout bagage. En fait, la classe dominante, dans sa composante coloniale et blanche, avait besoin d’un tel héros en qui elle se reconnaisse.

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Elle venait de comprendre que la léproserie, prévue comme transitoire vers 1865, allait durer encore longtemps. D’autre part, des mesures draconiennes de ségrégation venaient d’être prises, doublant d’un coup le nombre des relégués. Il fallait donc une contrepartie. Sans chercher à savoir ce qu’il en était réellement, les blancs d’Honolulu virent dans l’arrivée de leur congénère à Molokaï ce qu’ils attendaient impatiemment et s’empressèrent de rassembler des fonds pour le soutenir. De leur côté, les supérieurs de la mission trouvaient que cette façon de voir reposait sur un malentendu et ils avaient une autre appréciation du geste de Damien. Comme d’autres confrères l’avaient déjà fait avant lui occasionnellement, ils imaginaient que c’était simplement pour un bref passage qu’il s’était rendu à la léproserie. C’est pour cela qu’il n’avait pas pris d’équipement avec lui. On ne voyait pas pourquoi s’extasier. Mais, coincés par cette campagne médiatique, l’évêque et le provincial furent bien obligés de lui permettre de rester, ce qui correspondait d’ailleurs à ses intentions. Ses lettres écrites à cette époque permettent de voir ce qui le motive. Ce qui le frappe, c’est que la moisson du Seigneur est mûre à Molokaï : les malades arrivent par navires entiers et le nombre de moribonds augmente. « Les pauvres chrétiens à moitié mourants criaient à grands cris pour avoir un prêtre avec eux. Ainsi, pendant sept ans, bien des malheureux sont morts sans recevoir soit le baptême, soit les sacrements des mourants. » Or, la grande préoccupation du missionnaire était que, au moment-clé de la mort, l’âme de chaque lépreux soit sauvée. « C’est pourquoi, écrit-il, il doit y avoir un prêtre résident dans ce poste. » Cette préoccupation du prêtre est l’expression de sa charité surnaturelle et de son amour sincère pour ce prochain déshérité. « Mon plus grand bonheur, écrit-il à ses parents, est de servir le Seigneur dans ses


pris au piège

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pauvres enfants malades, repoussés par les autres hommes. Je m’efforce de les amener tous sur le chemin du ciel. » Et au supérieur général de la congrégation des Sacrés-Cœurs : « Me voici donc au milieu de mes chers lépreux. Ils sont bien hideux à voir, mais ils ont une âme rachetée au prix du sang adorable de notre divin Sauveur. Lui aussi, dans sa divine charité, consola des lépreux. Si je ne puis les guérir comme Lui, au moins je puis les consoler et, par le saint ministère que dans sa bonté il m’a confié, j’espère que beaucoup d’entre eux, purifiés de la lèpre de l’âme, iront se présenter devant son tribunal en état d’entrer dans la société des bienheureux. » Et à monseigneur Maigret, son évêque : « Il y a un grand changement dans l’esprit général de la population, écritil déjà le 28 juillet suivant son arrivée. J’en baptise par douzaine et demi-douzaine chaque semaine. » Il gardera jusqu’à la fin cette vision spirituelle de sa tâche et de la situation des lépreux, même lorsqu’il aura été amené progressivement à prendre à cœur les problèmes matériels de ses ouailles. Dans le rapport qu’il rédigera treize ans plus tard, en 1886, il évoque la situation à son arrivée. «J’étais alors âgé de trente-trois ans et jouissais d’une robuste santé. À cette époque, Lunalilo était roi de Hawaï et E.O. Walls présidait le comité d’hygiène. Un grand nombre de lépreux venaient d’arriver des différentes îles: ils étaient huit cent seize. Plusieurs d’entre eux m’avaient connu à Hawaï… Quant aux autres, le plus grand nombre, ils m’étaient étrangers. Kalaupapa, le village où l’on aborde, était à cette époque un quartier à peu près désert, ne comprenant que trois ou quatre cabanes en bois et un petit nombre d’anciennes demeures en mottes de gazon. Les lépreux ne pouvaient s’y rendre que les jours où un bateau arrivait. Ils


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Damien hier et aujourD’hui habitaient tous à Kalawao. Quatre-vingts environ étaient à l’hôpital dans le même bâtiment que nous voyons encore aujourd’hui. Tous les autres lépreux, avec un petit nombre de kokuas (aides non lépreux) avaient fixé leur habitation plus avant dans la vallée. Ils avaient abattu les vieux pandanus ou puuhalas pour construire leurs maisons. Beaucoup cependant ne s’étaient servis pour leurs étroits abris que de branches d’arbre de ricin et ils en avaient recouvert les faibles charpentes de feuilles de ti et de canne à sucre, et des meilleures herbes de pili. Moi-même, je me suis abrité durant plusieurs semaines à l’ombre du seul puuhala qui soit resté et qui se trouve encore aujourd’hui dans le cimetière. Sous ces toits primitifs, tous ces malheureux bannis de la société, plus ou moins étrangers les uns aux autres, vivaient pêle-mêle, sans distinction d’âge ni de sexe, nullement classés suivant l’état de leur maladie avancée ou récente. Ils passaient leur temps à jouer aux cartes, à danser le hula, à boire une espèce de bière faite de la racine de ti, et aux excès qui en devaient être nécessairement la suite. Leurs effets, en général, étaient loin d’être propres et décents, surtout par suite du manque d’eau qui, à cette époque, devait être apportée de bien loin. L’odeur de leurs ordures, jointe aux exhalaisons de leurs plaies, était simplement dégoûtante et insupportable pour un nouveau venu. Plus d’une fois, en remplissant près d’eux mon devoir de prêtre, j’ai été forcé, non seulement de me boucher les narines, mais de courir au-dehors pour respirer l’air pur. Pour protéger mes jambes contre une démangeaison particulière que j’avais coutume d’éprouver chaque soir après leur avoir rendu visite, j’eus à demander à un de mes amis une paire de lourdes bottes. Comme antidote contre la mauvaise odeur, je me suis accoutumé à l’usage du tabac ; l’odeur de la pipe me préservait un peu d’emporter dans mes vêtements les éma-


pris au piège nations fétides des malades. À cette époque, les progrès de la maladie étaient effrayants et le nombre de morts très considérable. La misérable condition de la léproserie était si affreuse à cette époque qu’elle ne méritait que trop le surnom de cimetière vivant. »

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13. « Secours des abandonnés » « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jean 15, 16).

our traiter de l’action de Damien en faveur des lépreux, nous utiliserons les témoignages de ceux qui l’ont connu à la léproserie. La dernière partie de cet ouvrage montrera comment la lutte contre la lèpre se continue de nos jours. Quant aux témoignages retenus, on les trouve intégralement dans la Positio super virtutibus mentionnée dans l’Introduction. Ils ont été recueillis lors de l’interrogatoire qui a eu lieu à Honolulu, en 1938. Le plus développé, quatorze pages, est du docteur Arthur Mouritz, âgé alors de quatre-vingts ans. Il se dit libre-penseur, sans aucun rapport avec quelque Église protestante, mais croyant en Dieu, Père tout-Puissant, qu’il prie. Il a rencontré Damien pratiquement chaque jour de 1883 à 1888. Voici un extrait de son témoignage :

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« Le père Damien pratiquait un grand amour du prochain. Il souffrit souventdelafaimetdonnadesvêtementsdontilavaitbesoinpourlui. Le père Damien fit toujours cela sans aucune distinction de croyance ou de race. Ses ouailles augmentaient continuellement. Il avait coutume de faire cuire de la nourriture et de la porter à des lépreux. Il y avait alors une grande pénurie de combustible. Il traitait les lépreux comme sespetitsenfants.Ilétaitleurchirurgien.En1875,auvillagedeKalawao,


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Damien hier et aujourD’hui Molokaï, en visitant une case éloignée faite d’herbes et de lianes et habitée d’un couple lépreux, il trouva la femme seule en proie aux douleursdel’enfantement;lebébénaquittandisqu’ilsetrouvaitàcôtéd’elle ; ayant nettoyé la bouche du bébé et l’ayant enveloppé dans une couverture, il se précipita dehors à hauts cris pour demander de l’aide. En signe de reconnaissance, les parents appelèrent l’enfant Damien. À cette occasion, il n’y eut pas de critiques mais, au contraire, il fut grandement admiré. Je l’appelai «secours des abandonnés». Il pratiqua la charité à un degré héroïque… Il n’attendait pas d’autre récompense que de Dieu… Toute sa vie à Molokaï fut une vie de charité tant spirituelle que corporelle. Je le sais comme témoin oculaire.»

Les cinq suivants sont des lépreux ou des personnes qui ont vécu parmi les lépreux. Le premier, David Hihia, âgé de soixante-neuf ans, a connu personnellement Damien et en a aussi beaucoup entendu parler. Il est de religion mormone. Il a une grande affection pour le père Damien parce qu’il était si bon, et il aimerait qu’il soit proclamé saint. « Grand devait être son amour pour le prochain, parce qu’il ne cessait jamais de le consoler, de l’encourager et de le visiter dans sa maison et il était prêt à tout sacrifier pour soulager leurs souffrances. Quand il était sur le point de mourir il priait pour lui et cherchait à le préparer à faire une bonne mort. Il prenait soin des malades, les lavait, soignait leurs plaies et les pansait. Damien était un vrai père et il aimait tout le monde sans distinction. »

Le deuxième, David Kamahawa, âgé de soixante-trois ans, était frappé de la lèpre depuis presque cinquante ans. Il a très bien connu le père Damien, il dit avoir été son ami. Lui aussi éprouve beaucoup d’affec-


« secours Des abanDonnés »

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tion pour lui et voudrait le voir proclamer saint. Il a entendu parler de lui, en bien, par les autres lépreux. On parlait beaucoup de ses distributions de vêtements et de nourriture qu’il recevait de l’extérieur. « Il était toujours prêt à aider. Si les malades demandaient quelque chose et qu’il l’avait, il le leur donnait. Concernant ses devoirs de prêtre comme je les connais, je pense qu’il a rempli correctement ses devoirs. Il a toujours donné le bon exemple. Je l’ai vu personnellement. J’ai vu le père Damien soigner les plaies des patients parce qu’il n’y avait pas de médecins dans la colonie. Le docteur, c’était lui. »

Le troisième témoin, Silvester Kamaka, un lépreux âgé de cinquantehuit ans, a reçu des informations du docteur Mouritz et de lépreux qui ont connu le père Damien. Il est depuis vingt-quatre ans à l’orphelinat de garçons de Molokaï comme domestique. «Il prenait soin des malades. Il avait coutume de se rendre dans la vallée de Waikolu et d’y apporter du poi (nourriture) pour les patients. C’était extraordinaire ce qu’il faisait pour son prochain, à ce qu’on disait.»

Le quatrième témoin se nomme Maria Keliikaapuni. Âgée de cinquante-neuf ans, elle vit dans l’hôpital des lépreux et est catholique. Elle a reçu ses informations d’un charpentier qui aidait le père Damien à la léproserie, sans être lui-même lépreux. « Il était un vrai père pour les orphelins, c’est pourquoi il a fait venir des sœurs pour s’occuper des enfants privés de leurs parents. Je le sais, car j’étais l’une d’entre elles. Lui était le charpentier des lépreux ;il soignait les plaies des malades et cherchait à les contenter pour tout ce dont


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Damien hier et aujourD’hui ils avaient besoin. Il avait coutume d’aller à Honolulu pour leur obtenir des secours et leur procurer des médicaments. »

Cinquième témoin, Joseph Manu, domestique, âgé de quatre-vingtun ans. Il a vécu quarante-cinq ans à la léproserie comme lépreux et a très bien connu durant seize ans le père Damien dont il était l’ami. Il était son « boy » et conduisait la barque qui les menait à la vallée de Pelekunu, hors de la léproserie. Il a une grande affection pour son ami et père spirituel. Il le prie quotidiennement et demande son aide. « J’étais un enfant espiègle et le père Damien faisait semblant de me tirer les oreilles et de me donner un coup de pied, mais de suite après il me donnait un bonbon. Il faisait de même avec les autres, mais ils n’étaient pas méchants comme moi. C’est la raison pourquoi le père Damien m’aimait davantage et m’a gardé en vie si longtemps. Bien qu’accablé de travail et de difficultés, et écrasé par la maladie, il était très gentil, parlait aimablement et parfois se mettait en colère. Il n’était pas impulsif, mais calme. Je ne l’ai jamais entendu dire ce qui pourrait déplaire à autrui. Il travaillait avec les enfants et ne prenait pas de précautions, c’est peut-être pour cela qu’il a contracté la contagion. Ce n’était pas de l’imprudence, mais parce qu’il voulait être leur père.»

Le dernier témoin retenu ici fait partie de la congrégation des Sœurs franciscaines de Syracuse, qui sont arrivées dans les îles pour s’occuper des lépreux. Leur supérieure, mère Marianne Cope a été béatifiée en mai 2005. Le témoin s’appelle Leopoldina Burns. Elle est née il y environ quatre-vingts ans aux États-unis d’une mère protestante et d’un père catholique. Elle est arrivée dans l’archipel en 1884 et a rejoint la léproserie de Molokaï en 1888. Elle a très bien connu le père Damien.


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À part les protestants et l’une ou l’autre personne acariâtre, tout le monde parlait de lui en bien. Elle a une grande dévotion à son égard. « Il avait vraiment un grand amour du prochain et, pour ce motif, il donnait tout ce qu’il avait. À cause de sa bonté et de sa douceur il supportait d’avoir faim en faveur des autres. Il était affable avec les lépreux. Ceux-ci se groupaient autour de lui. Lui ne les chassait pas. Il était gentil avec eux. Il ne se mit jamais en colère contre les lépreux et je n’ai jamais entendu dire le contraire. Tout ce qu’il faisait, c’était par amour du prochain. Je l’ai vu de mes yeux. »



14. Le curé de Kalawao « Quelqu’un parmi vous est-il malade, qu’il appelle les prêtres de l’Église et qu’ils prient sur lui après avoir l’avoir oint d’huile au nom du Seigneur » (Épître de Jacques 5, 13).

ne paroisse, une communauté chrétienne locale, ce n’est pas d’abord ce qui permet à ses habitants de remplir leurs obligations religieuses, mais surtout un lieu qui rythme l’existence dans un climat festif, que ce soit chaque semaine, le dimanche, à divers temps forts de l’année, Noël et Pâques, ou pour les grandes circonstances de la vie, la naissance, le mariage, la mort. C’est ce que trouvent déjà quotidiennement, dans leur petite église, les chrétiens lépreux de Kalawao, mais d’autant plus que, privés de toute consolation humaine et de tout avenir terrestre, c’est leur seule possibilité d’être consolés dans leur épreuve et de vivre l’espérance et la joie. Damien s’en rend bien compte :

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« L’oratoire où mes chers lépreux viennent trouver tous les jours les provisions de grâces célestes dont ils ont tant besoin pour supporter avec résignation et patience les douleurs cuisantes de leur terrible maladie » (11 juin 1874).


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Damien hier et aujourD’hui « Je suis heureux de pouvoir aider et consoler ces pauvres gens malheureux et exilés. Nos deux églises continuent à être bien remplies et il est consolant de voir ces pauvres épaves de la société chercher leur salut pour la vie future dans notre foi bien-aimée » (février 1879).

Dans sa biographie, le père Vital Jourdan exprime très bien comment la vie paroissiale animée par le père Damien apportait un peu de ciel sur la terre : « La petite Église de Molokaï imitait la grande Église du Christ, sa mère : elle dilatait sa tente, rayonnait sa foi, chantait son bonheur, multipliait les œuvres saintes, en puisant à longs traits dans les plaies du divin Lépreux les eaux qui rejaillissent jusque dans la vie éternelle. On put voir des centaines et des centaines d’affreux malades, divinement éclairés, se grouper dans de belles et consolantes cérémonies… C’était l’ange de Molokaï qui leur avait ouvert les yeux de l’âme sur l’incomparable monde surnaturel. Leur regard, rendu plus clair par l’ardeur de leurs désirs, plongeait dans ces sublimes réalités, au point qu’à certains jours, épris de leurs splendeurs, nos séquestrés oubliaient leur prison et ses langueurs, leur lèpre et ses tortures » (Le père Damien De Veuster, 1931, p. 285). Deux fêtes se détachent avec un relief particulier, Noël et la Fête-Dieu. À cette occasion, les chrétiens qui habitent l’autre village de lépreux, Kalaupapa, se rendent à Kalawao. Voici un petit extrait de la longue description envoyée par Damien à Pamphile pour la Noël de 1883. La messe est célébrée par le père Albert Montiton, qui vécut quelques mois à la léproserie avec Damien : « Onze heures de la nuit :la cloche sonne. Mes jeunes gens font le tour du village avec deux tambours, éveillant tout le monde, en criant : « Happy Christmas !»Le temps est très beau;tous mes catholiques, ha-


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billés comme il faut, s’empressent d’entrer à l’église. À minuit moins le quart, au deuxième coup de la cloche, on commence à prier ensemble. Aussitôt mes chantres — au moins une vingtaine — entonnent l’hymne de Noël. À minuit juste, voici le père Albert et ses acolytes qui sortent de la sacristie. L’église est bien illuminée et remplie au comble. Ordre parfait. Après l’Évangile, la prédication fait une grande impression sur le cœur de mes pauvres malades… Vers deux heures environ, tout étant terminé, on s’en retourne heureux et content. »

En Europe, la fête du Saint-Sacrement, appelée couramment FêteDieu, était très populaire. Elle était marquée par une procession solennelle où le prêtre, protégé par un dais, portait l’ostensoir, une sorte de soleil d’or au centre duquel se trouvait l’hostie blanche consacrée, présence réelle du Christ. Elle se voulait une affirmation solennelle de cette présence, mais elle permettait aussi aux différentes composantes de la paroisse de se montrer en public. tout naturellement, les missionnaires ont importé cette cérémonie avec eux. Dans la léproserie, on n’avait jamais vu cela. treize ans après son arrivée, Damien décide qu’elle aurait lieu. un événement qu’il détaille dans sa lettre au supérieur général : « Ce beau jour, la majorité des chrétiens de mes deux paroisses assistaient à une première messe de communion pour laquelle ils s’étaient préparés par une bonne confession… À dix heures eut lieu la grand-messe. Par déférence pour les frères venus de distance, les chrétiens habitués de Kalawao leur cédèrent l’intérieur de l’église trop petite pour tout le monde, et ils entendirent la messe du dehors. Les chantres ce jour-là ne voulant pas de l’harmonium l’avaient porté au-dehors pour leur faire place au chœur venu de Kalaupapa.


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Damien hier et aujourD’hui Au complet, ils étaient environ quarante voix, tous lépreux et lépreuses à l’exception de trois ou quatre, bien exercés par un directeur lépreux et aveugle, mais bien habile pour battre la mesure. C’était vraiment à humilier les meilleurs chœurs de chantres des cathédrales. Il n’y eut que mon sermon qui n’était pas à la hauteur de la circonstance : j’étais trop préoccupé et trop fatigué pour entrer bien avant dans le beau et vaste sujet de la Fête-Dieu, et puis je ne voulus pas commettre ce jour-là mon péché d’habitude qui est d’être trop long dans mes sermons. Immédiatement après la messe, sans laisser au curé le temps de déjeuner, la procession se forme. La croix et un grand drapeau bien lourd à porter ouvrent la marche, puis tambours et instruments de musique en fer blanc suivis de deux associations avec leur drapeau hawaïen. Après viennent les deux ligues de femmes chrétiennes, suivies des hommes, puis les chantres toujours dirigés par mon bon Petero aveugle, qu’un homme robuste guidait sous un parasol ; enfin les thuriféraires (porteurs d’encensoirs, cassolettes servant à brûler de l’encens), les fleuristes, etc., puis le dais entouré de quatre lanternes champêtres, ornées de fleurs des champs. Un reposoir portatif bien décoré augmentait l’ornementation de la procession ; en arrivant à la résidence du surintendant, il fut déposé sous la véranda, où j’exposai le Saint-Sacrement. Grâce à la prolongation du chant, nous pûmes reposer sur le beau gazon nos pieds et jambes malades et fatigués de la longue marche pendant que nous y fîmes dévotement l’adoration. Après la bénédiction, la procession retourna par le même chemin et le même ordre à l’église. Après la cérémonie religieuse, un « monsieur en soie », pesant audelà de trois cents livres, tué la veille, fournit un bon repas de famille à tous les chrétiens. Par ce qui précède, vous voyez, mon très ré-


le curé De Kalawao

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vérend père, que le Seigneur nous donne quelquefois une rose au milieu de nos poignantes épines. »

On voit comment Damien se met au diapason de ses malades. Déjà avant d’avoir contracté la terrible maladie, il avait coutume, lors de ses prédications, de dire « nous autres lépreux ». Il s’était identifié à ses ouailles.



15. À couteaux tirés « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi » (Jean 17, 21).

epuis le concile Vatican II et dans la mentalité actuelle, il est très difficile de comprendre le type de relation existant entre Damien et les protestants. Le concile a mis en avant l’œcuménisme, un œcuménisme pensé dans les cadres mentaux catholiques. Il se base sur l’idée d’une communion existant entre catholiques et protestants, mais une communion imparfaite qu’il faut essayer de rendre plénière : « Afin de constituer sur la terre un seul Corps du Christ auquel il faut que soient pleinement incorporés tous ceux qui, de quelque façon, appartiennent déjà au peuple de Dieu » (Décret sur l’œcuménisme, 3). Cette vue correcte est souvent interprétée erronément. Les baptisés qui n’ont plus de contact avec la vie des paroisses et qui forment la grande majorité de la population de notre pays tendent facilement à croire que toutes les confessions se valent : catholique et protestant, où est la différence finalement ? « Le vrai danger, aujourd’hui, c’est peutêtre le syncrétisme, ce mélange d’un peu toutes les consolations » (Gabriel Ringlet). L’idéal, dira-t-on, est d’être tolérant. On aura facilement tendance à retrouver ces mêmes dispositions, qualifiées un peu vite « d’œcuméniques » chez autrui, en particulier dans le passé. Il vaut la peine de voir ce qu’il en est au juste, par exemple en ce qui concerne Damien.

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Damien hier et aujourD’hui

Gavan Daws, historien de l’archipel et un de ses biographes, décrit très bien la situation à Hawaï de son temps : « Les pères des Sacrés-Cœurs n’étaient pas les seuls missionnaires aux îles. Ils n’étaient même pas les premiers arrivés là au nom du Dieu chrétien. Des protestants venus de Nouvelle-Angleterre étaient présents dès 1820. Les pères des Sacrés-Cœurs ne vinrent que sept ans plus tard. À la fin des années 1840, une mission mormone vint leur faire concurrence et, en 1862, un diocèse anglican fut fondé à Honolulu. À l’époque de Damien, les protestants américains, avec leur longueur d’avance et un ensemble d’œuvres bien organisées, dominaient encore la scène. Et si, vers 1860, la première évangélisation à partir de la Nouvelle-Angleterre était terminée, ouvrant la route à un essai de formation d’un clergé indigène hawaïen, l’ancienne famille missionnaire de Nouvelle-Angleterre restait très active, politiquement puissante, dominante sur le plan social et influente en politique scolaire. Les autres dénominations étaient obligées de se frayer un chemin du mieux qu’elles pouvaient, à la fois contre cette Église barricadée dans ses solides retranchements et contre ce qui restait de la religion hawaïenne traditionnelle. Les chefs protestants considéraient les pères des Sacrés-Cœurs comme des intrus et l’influence de la Nouvelle-Angleterre sur les chefs hawaïens prit pour les catholiques la forme d’une opposition qui tourna souvent à la persécution pure et simple des convertis et alla jusqu’à l’expulsion de prêtres. Leur droit à résider aux îles pour prêcher et convertir ne fut établi qu’en 1839 par un commandant de navire de guerre français, sous la menace de ses canons. La première constitution écrite du royaume hawaïen, publiée en 1840, contenait une clause de tolérance religieuse. Mais, dans la pratique, une hostilité ouver-


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te persistait encore du temps de Damien:on se disputait, par exemple, sur l’acquisition de terrains pour les besoins de l’Église, sur la direction des écoles et sur des questions de protocole et de préséance lors des manifestations publiques. Entre protestants et catholiques de race blanche, il y avait un manque de cordialité apparemment incurable, accompagné de l’utilisation très délibérée d’un vocabulaire imprécis de part et d’autre : « méthodistes », « jésuites », « hérétiques », « idolâtres” » (Holy man Father Damien, p. 42-43).

Dans sa vision du protestantisme, Damien était loin des idées de Vatican II. Il adhérait totalement à la vision missionnaire de son temps. Pour lui, il y avait identité entre l’Église voulue par Jésus Christ et l’Église catholique. Hors de celle-ci, il n’y avait donc pas de salut. Par conséquent, de ce point de vue, il ne voyait pas de différence entre un païen et un protestant. un protestant était même pire qu’un païen, car il était un ennemi, un adversaire, un concurrent dans la course aux conversions, tandis que le païen était un futur converti, « qu’il fallait arracher entre les mains des ministres hérétiques » (à Pamphile, 28 août 1864). Le vocabulaire utilisé est clairement militaire : « Nous devons combattre ici contre les ennemis de la foi comme les soldats contre les ennemis de la patrie » (à ses parents, 10 octobre 1869). « Les hérétiques sont toujours en embuscade pour surprendre mes pauvres chrétiens. S’il y en a qui succombent, c’est qu’ils avaient déjà trahi leur drapeau par une vie corrompue » (à Pamphile, 14 juillet 1872). Pas tout à fait mort, le messenvechter de tremelo ! À Molokaï, pour contrer les menées des protestants, Damien utilise plusieurs tactiques. Sa charité pour les lépreux, quelle que soit leur confession religieuse, lui assure une position forte vis-à-vis de ses adversaires : « tout le monde commence à s’apercevoir que le prêtre ca-


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tholique est le père général des pauvres et des malheureux. Aussi nos hérétiques perdent la confiance ici » (au supérieur général, août 1873). Il organise des sortes de missions paroissiales, comme en Europe. Mais ce n’est pas surtout pour inviter à reprendre une pratique religieuse ou assainir des situations matrimoniales irrégulières. En invitant un confrère à venir dans la léproserie et à y organiser à différents endroits des conférences, c’est avant tout pour persuader ses auditeurs que la vraie Église, c’est l’Église catholique, seule porte du ciel. Ces réunions ont un grand succès et les « hérétiques et mormons » remplissent la salle au point que les catholiques doivent rester dehors. Il semble que lui-même entame une controverse théologique avec un protestant par voie épistolaire. Dans son gros cahier rempli de schémas de sermons en hawaïen ou de notes de retraites en français, on trouve de longs développements en anglais adressés à un certain Bouchard. Ils remontent à 1884, donc lors de son séjour à la léproserie. Damien tente de répondre aux objections classiques que les protestants opposent aux catholiques : leurs statues, « images sculptées » interdites par le décalogue, la prière pour les défunts et le purgatoire basés sur un livre considéré comme non inspiré, celui des Maccabées. Citant l’Évangile, il ferraille pour justifier le pouvoir du pape et le pouvoir des prêtres à absoudre les péchés dans la confession. Certains historiens ont prétendu qu’il organisait des séances de prières communes avec les protestants et même les mormons. Compte tenu de ce qui précède, nous ne voyons pas, à moins d’en fournir la preuve irréfutable, comment ce serait possible. Il faut pourtant souligner que ce catholicisme intransigeant ne l’empêche pas d’avoir des relations amicales avec tel ou tel protestant. On dira qu’il y a tout intérêt. On n’attrape pas des mouches avec du vinaigre. Cela n’est pas faux. Ainsi il constate que Rudolf Meyer, le re-


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présentant du gouvernement dans la léproserie, un luthérien allemand, « n’a plus qu’un petit pas à faire pour être tout à fait bon catholique » et qu’on en viendra à bout (à son évêque, 12 juillet 1883). Lui-même reçoit énormément de dons de la part de non catholiques. On l’a déjà vu au moment de son arrivée à la léproserie. Il en recevra encore davantage lorsqu’on aura appris qu’il était frappé du terrible mal, en particulier de la part d’un haut ecclésiastique anglican, le Dr Chapman de Londres. Outre cet aspect intéressé, le bon cœur de Damien le pousse parfois à émettre des affirmations risquées. À son ami le peintre Clifford, un anglican de tendance basse Église, donc proche des protestants calvinistes, il écrit peu avant de mourir : « Au revoir, au ciel. » On peut y discerner une annonce de l’œcuménisme. une hirondelle ne fait pas le printemps, mais elle l’appelle.



16. Sources d’énergie « Dieu donne force et vigueur à son peuple » (Psaume 68 [67], 36).

e mahatma Gandhi, le libérateur de l’Inde, affirmait : « Si l’assistance aux lépreux est tellement chère au cœur des missionnaires catholiques, c’est parce qu’aucune autre œuvre n’exige comme elle un esprit de sacrifice. Celle-ci exige l’idéal le plus élevé, l’abnégation la plus parfaite. Le monde politique et journalistique ne connaît pas de héros dont il peut se glorifier et qui soit comparable au père Damien de Molokaï. L’Église catholique compte parmi les siens des milliers d’hommes qui, à son exemple, ont sacrifié leur vie au service des lépreux. Il vaudrait la peine de rechercher à quelle source s’alimente un tel héroïsme. » Avant d’essayer de répondre à cette question, faisons remarquer que la captation de telles sources d’énergie n’a jamais été un but pour Damien. Sans l’avoir cherché, il en a bénéficié, suivant le mot de l’Évangile : « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît » (Matthieu 6, 33). Cette force, il l’a reçue comme un don, comme une grâce. Elle lui a permis d’abord de faire le premier pas pour entrer dans la léproserie, avant de lui donner la force de tenir le coup sans faiblir seize années durant. Ce qui lui a permis de partir pour Molokaï, il le dit à Pamphile : « Ayant déjà passé sous le drap mortuaire le jour de mes vœux, j’ai cru de mon devoir de m’offrir à Sa Grandeur [Mgr Maigret], qui n’eut pas

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la cruauté, comme il disait, de commander un tel sacrifice » (23 novembre 1873). Par cet engagement, il a fait de son existence un projet dont tous les instants sont comme des éléments d’une structure solide, capable de résister aux chocs qui ne manqueront pas de survenir, fûtce l’expérience de la lèpre et la perspective d’une mort annoncée. Par ce geste, il se place dans le sillage du fondateur de sa Congrégation, le père Coudrin. Sous la terreur révolutionnaire, celui-ci était entré dans la clandestinité par prudence. Mais, à la lecture du martyre de saint Caprais, il prit la résolution de quitter son refuge : « Quand je sortis… je me prosternai au pied d’un chêne qui n’était pas loin de la maison et je m’y dévouai à la mort. Car je m’étais fait prêtre dans l’intention de souffrir tout, de me sacrifier pour le bon Dieu et de mourir s’il le fallait pour son service. » Le premier pas fait, il importe de tenir le coup, de persévérer. Pour se donner des chances d’y parvenir, Damien se fixe par écrit un horaire quotidien à respecter. Heure du lever avec prière du matin et la messe, moments pour la récitation des parties du bréviaire et le chapelet, temps d’étude et de lecture de la Bible, heure des repas, enseignement du catéchisme et visites des malades, prière du soir, coucher et lecture du Nouveau testament avant de s’endormir. Par la lecture, il échappe au milieu confiné de la léproserie et se nourrit intellectuellement et spirituellement. On a tellement insisté sur l’activisme de l’ancien terrien de tremelo qu’on sous-estime l’importance qu’il attache à ce qu’on appelle aujourd’hui la formation permanente. tout d’abord, à travers des revues comme les Annales de la propagation de la foi et les Missions catholiques, il se tient informé des progrès de l’évangélisation dans les divers continents. Par son frère Gérard, il est abonné aux Annales catholiques, un hebdomadaire édité à Paris depuis 1871 par un certain Joseph Chantrel et qui traite de l’actualité reli-


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gieuse mais aussi, quoique indirectement, de politique surtout en France, mais aussi en Belgique, en Italie et en Allemagne. Enfin, il demande à Pamphile de lui envoyer ce qu’il appelle « l’ouvrage de Cornelius a Lapide, qui lui sera très utile ». Cette dernière précision permet de voir à quelle œuvre du professeur de Louvain au xviie siècle il se réfère. Il ne peut s’agir, comme on le dit parfois, du commentaire en latin de la Bible, livre par livre et en plusieurs volumes (10 ou 21), mais plutôt de quatre tomes en français, parus sous le titre les Trésors de Cornelius a Lapide, publiés en 1856 par l’abbé Barbier. Formés de thèmes bibliques classés par ordre alphabétique, ils peuvent être facilement utilisés pour préparer des sermons ou répondre aux objections des protestants. Quant à la prière, une dévotion très simple, le chapelet, établit Damien dans un climat permanent de prière. Le père Albert Montiton, qui vécut avec lui à la léproserie, témoigne : « Le père Damien quittait peu son chapelet, couchait avec lui et le récitait de jour et de nuit toutes les fois qu’il n’était pas occupé » (1879). Enfin, la pratique qui domine toutes les autres et où il trouve le réconfort nécessaire, c’est l’adoration du Saint-Sacrement. Dans l’hostie présente dans le tabernacle de l’église devant laquelle il reste agenouillé, il trouve un remède à sa solitude et, en l’absence de confrère, Quelqu’un à qui faire sa confession. On sait l’importance qu’il attache à ce sacrement et combien il a souffert à Kohala d’en être privé, jusqu’à l’arrivée du père Gulstan Ropert. Dès son arrivée à Molokaï, il se trouve à nouveau confronté au problème. Il est seul la plupart du temps et, sujet au mal de mer, le déplacement à Honolulu lui est très pénible. Au début, il recevra même du gouvernement l’interdiction formelle de s’y rendre. C’est alors qu’a lieu l’épisode spectaculaire bien connu : empêché de monter à bord du


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navire où se trouve son provincial, il est obligé de crier sa confession à partir de la barque qui l’y a amené. C’est en se retrouvant seul à la léproserie qu’il découvre comment l’adoration eucharistique peut être une solution au manque de confesseur et servir en quelque sorte de substitut à ce sacrement : «Comme j’étais temporairement seul prêtre dans l’île de Molokaï, j’ai dû prendre pour confesseur le Grand-Prêtre, notre Seigneur, résidant habituellement dans le tabernacle. Hélas! mon cher frère, c’est au pied de l’autel que nous trouvons la force nécessaire dans notre isolement. C’est làaussiquejemerencontretouslesjoursavecvousettouslesbonspères de notre chère congrégation. Sans le Saint-Sacrement, une position telle que la mienne ne serait pas soutenable. Mais ayant Notre Seigneur à mescôtés,ehbien!jecontinued’êtretoujoursgaietcontent,etaveccette gaieté de cœur et le rire aux lèvres, on travaille avec zèle au bien des pauvres malheureux lépreux et petit à petit, sans trop d’éclat, le bien se fait.»

Ici aussi, il rejoignait le fondateur de la congrégation qui présentait l’adoration comme un tête-à-tête intime avec le Christ : « C’est le plus tendre des amis avec les âmes qui cherchent à lui plaire. Sa bonté sait se proportionner à la plus petite de ses créatures comme à la plus grande. Ne craignez donc pas, dans ces conversations solitaires, de l’entretenir de vos misères, de vos craintes, de vos ennuis, de ceux qui vous sont chers, de vos projets et de vos espérances ; faites-le confidemment et à cœur ouvert » (Avis sur l’adoration). On voit donc comment Damien a su mettre à profit la spiritualité de son époque et la tradition de sa congrégation pour lutter contre le découragement et ne pas se laisser abattre par l’isolement. Qu’en est-


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il aujourd’hui ? On a vu récemment certains otages puiser dans le chapelet le moyen de garder espoir. D’autres, retenus prisonniers en Afrique, trouvaient leur réconfort dans la lecture des psaumes. C’est toujours le même type de recours à ce qui peut servir de planche de salut pour éviter de sombrer. À côté de l’énergie puisée dans sa relation à Dieu, Damien recevra un beau jour, d’une haute personnalité, un encouragement qu’il n’attendait pas et qui, même s’il s’en défend, lui restera longtemps présent à son cœur. un beau jour d’octobre 1881, monseigneur Koeckeman, récemment nommé évêque, arrive à la léproserie et remet à Damien la lettre suivante, signée par la princesse Liliuokalani, régente du royaume, en l’absence du roi Kalakaua, en voyage : « Révérend Monsieur, je désire vous exprimer toute mon admiration pour les services héroïques et désintéressés que vous rendez aux hommes les plus malheureux de ce royaume, et apporter, en quelque manière, un public hommage au dévouement, à la patience et à la charité sans bornes, avec lesquels vous vous occupez incessamment du soulagement corporel et spirituel de tous ces infortunés, qui sont nécessairement privés des soins affectueux de leurs parents et de leurs amis. Je sais très bien que vos travaux et vos sacrifices n’ont d’autre mobile que le désir de faire du bien à tous ces malheureux, et que vous n’attendez votre récompense que du grand Dieu, notre souverain Seigneur, qui vous dirige et vous inspire. Néanmoins, pour contenter mon désir, je vous demande, mon révérend père, d’accepter la décoration de Chevalier-Commandeur de l’Ordre Royal de Kalakaua, comme un témoignage de ma sincère admiration pour les efforts que vous faites afin d’alléger la détresse et d’adoucir de toutes les manières les


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Damien hier et aujourD’hui souffrances de ces infortunés, selon que j’ai eu l’occasion de le constater, il y a peu de jours, dans la visite que j’ai faite à cet établissement. Je suis votre amie. »

Et devant la colonie rassemblée, l’évêque épingle sur la poitrine du missionnaire médusé la croix de chevalier. Les jours de fête nationale, le chevalier ne manquera pas de mettre son ruban, souvenir de cette journée exceptionnelle.


17. Sous les feux de la rampe « Nous avons été livrés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes » (1 Corinthiens 4, 9).

ans le courant de l’année 1886, le nom du père Damien apparaît brusquement dans divers journaux de plusieurs continents. Il ne s’agit plus seulement des feuilles hawaïennes, comme ce fut le cas lors de son arrivée à la léproserie. Ni non plus des publications confessionnelles, comme les Missions catholiques. Maintenant, que ce soit aux États-unis, au Canada, en Australie, en Belgique ou en Angleterre, les projecteurs sont braqués sur le missionnaire. Son nom apparaîtra même, à plusieurs reprises, dans un des plus grands journaux du monde, le Times. Que s’est-il passé ? Le monde vient d’apprendre que l’Apôtre des lépreux a lui-même contracté ce mal hideux et incurable. Durant tout un temps, la chose est restée secrète. En septembre 1884, son provincial informe le supérieur général : le père Damien est lépreux. Il le tient du docteur Arning, qui l’a examiné. Damien l’ignore encore. Il l’apprend vers la fin de l’année du même docteur. Lorsque celui-ci a piqué son pied avec une aiguille, il n’a rien ressenti. Plus tard, au début de 1885, il reçoit pleine confirmation : son pied plongé dans de l’eau bouillante n’a manifesté aucune douleur. La nouvelle ne va pas tarder à s’ébruiter. En octobre, il en fait part à l’écrivain Charles Warren Stoddard, qui est venu lui rendre visite peu avant : « Je suis réputé attaqué moi-même de la terrible maladie. Les microbes de la lèpre se sont fi-

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nalement nichés dans ma jambe gauche et dans mon oreille. Ma paupière commence à tomber. » Celui-ci reproduira cette lettre dans son livre sur les lépreux de Molokaï publié aux États-unis au début de 1886. Quelques mois plus tard, les Missions catholiques, dans diverses langues, publient une lettre de l’évêque d’Honolulu, monseigneur Koeckemann, annonçant la nouvelle et provoquant une secousse dans divers pays européens, notamment en Belgique. Le journal de Bruxelles annonce même sa mort des suites de sa lèpre. Comme première conséquence de cette tempête médiatique, Damien apparaît aux yeux du monde dans sa stature héroïque de soldat blessé à mort sur le champ de bataille de la lutte contre la lèpre. une vague d’émotion submerge les âmes sensibles à la misère de leurs frères et sœurs dans l’affliction et à celui qui s’est fait l’un d’entre eux. D’autre part, à la léproserie, les dons commencent à affluer de toutes parts. L’université Notre-Dame en Indiana, où enseigne Stoddard, fournit une aide substantielle via une souscription ouverte dans sa revue Ave Maria, qui rapporte mille dollars. L’archevêque catholique de l’Orégon, monseigneur Gross envoie de l’argent et un tabernacle pour l’église de Kalawao. L’aide la plus importante vient d’un pasteur anglican de Londres, le révérend H.B. Chapman. Il a ouvert dans le Times une première souscription qui rapporte neuf cent septante-cinq livres sterling. une seconde donne encore cinquante-quatre livres. une troisième va même jusqu’à mille livres. Enfin, parmi toutes les générosités américaines et anglaises, ne mentionnons que le magnanime « denier de la veuve » d’une pauvre ouvrière irlandaise du Massachussetts, cédant de grand cœur tout le produit de ses menues épargnes. Pour venir en aide au prêtre condamné à mort, signalons l’arrivée de plusieurs volontaires se présentent et des renforts. Le premier qui se présente arrive à l’improviste. Le 29 juillet 1886, quelques jours à peine


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après son retour d’Honolulu, Damien voit débarquer un homme d’une quarantaine d’années. Il prétend s’appeler Joseph Dutton et dit s’être fait reconnaître comme assistant du médecin de la léproserie, le docteur Mouritz. En même temps qu’il accompagnera le médecin, Damien l’embauchera comme sacristain et le mettra à la tête de son orphelinat de garçons récemment mis sur pied. On apprendra plus tard son passé tumultueux aux États-unis et sa volonté de le réparer par son dévouement. Le suivant qui débarque un beau jour de mai 1888 n’est autre qu’un compatriote, l’abbé Lambert-Louis Conrardy. Âgé de quarante-six ans et originaire de Liège, il a déjà tout un passé missionnaire derrière lui. Après un bref séjour aux Indes, il vit depuis des années parmi les PeauxRouges de l’Orégon. C’est là que, douze ans auparavant, il a lu dans les Missions catholiques une lettre où Damien demandait du renfort. Maintenant, devant la détresse du missionnaire lépreux, son évêque, monseigneur Gross, « le banquier des lépreux », lui a permis de partir. Dès le début, l’entente est parfaite entre les deux hommes. Il réside dans la maison de Damien à Kalawao et fait avec lui l’apprentissage de la langue et l’initiation à la culture hawaïenne, puis s’occupera de la pastorale. C’est lui aussi qui, devant l’aggravation de la situation de Damien, lui donnera la communion « en viatique » et lui administrera l’extrême-onction. Quelques mois plus tard, le 14 novembre 1888, trois sœurs franciscaines (de Syracuse, New York) arrivent à la léproserie. Elles proviennent d’Honolulu où elles ont en charge, depuis cinq ans, l’hôpital des lépreux moins fortement atteints. À leur tête se trouvait mère Marianne Cope, d’origine allemande. Ces sœurs résideront à Kalaupapa et s’occuperont des orphelins. une semaine plus tard arrive le père Wendelin Moellers, leur aumônier, qui résidera aussi à Kalaupapa. Vu sa lèpre, il n’est pas question que Damien leur dise la messe et leur donne la communion et elles ne veulent pas de Conrardy.


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Ce brusque apport d’argent et de personnel ne manque pas d’avoir des conséquences de poids. Il y a, bien sûr, les critiques habituelles de la part des protestants, qui contestent l’image idéalisée du prêtre lépreux diffusée dans les médias. Mais les plus perturbés par ce tsunami humanitaire sont les supérieurs de la mission, voire même les missionnaires des Sacrés-Cœurs. Ce flot d’argent, qui se concentre sur la léproserie qui n’est pour eux qu’une petite mission, leur paraît constituer une injustice à l’égard des autres missions qui apparaissent défavorisées. Plus grave, le gouvernement pourrait prendre cela comme une dénonciation de son immobilisme. Et il y a ces volontaires qui arrivent sans crier gare et dont on a les plus grandes appréhensions par rapport à leur passé. Chat échaudé craint l’eau froide. Peu avant, un prêtre diocésain d’Australie a été accepté les yeux fermés et a provoqué des victimes en étant responsable de l’effondrement du collège. Avec des membres de la Congrégation, on sait à qui on avait affaire. Pour Dutton, engagé par le gouvernement, la mission n’est pas responsable. Mais le cas Conrardy a provoqué un profond malaise. C’était un tempérament indomptable, impossible à contrôler. L’évêque a bien essayé de l’obliger à passer d’abord par un an de noviciat en Europe avant de se mettre au travail, mais Damien a insisté sur l’urgence de lui venir en aide. Les missionnaires sont furieux, car la venue de Conrardy semble vouloir dire qu’ils ont peur d’aller à la léproserie. Le provincial français ne décolère pas en voyant que toute la gloire va aux Belges, grâce aux articles que Conrardy publie à tour de bras. Bref, pour Damien, tout est en place pour le mettre sur son chemin de croix.


18. Crucifié « Je suis crucifié avec le Christ » (Galates 2, 19).

uittons provisoirement le tapage médiatique et le tourbillon humain qui environne et submerge le missionnaire malade et essayons d’entrer dans son cœur pour communier à ce qui s’y vit au moment où il prend conscience de son état et dans la suite, au fil du temps, jusqu’à ses derniers instants. Ses nombreuses lettres nous permettront d’y écouter l’écho de ses sentiments intimes et d’y discerner le sens qu’il donne au malheur qui le frappe. Il lui a d’abord fallu se résoudre à admettre le fait, dans sa tragique réalité ; à se dire en lui-même « je suis lépreux ». On ne peut douter qu’il a éprouvé alors une cruelle déception : il était tellement sûr d’être épargné du mal grâce à la protection de la Sainte Vierge et de son saint patron de baptême, saint Joseph. On dirait qu’il a du mal à en parler. Les mots mêmes de « lèpre, lépreux » ne parviennent pas à sortir de ses lèvres. Comme il le fait dans sa lettre à Pamphile, il se réfugie dans des périphrases : « terrible maladie, etc. », et en parle comme d’une menace, non comme d’une réalité. Dans sa lettre de nouvel an à ses parents, il crâne. Il raconte sur un ton badin l’épisode de son pied ébouillanté, tout en évoquant l’image de la croix, des mots qui ont dû faire se lever les sourcils de ses destinataires : « Je tâche de porter ma croix avec joie, comme Notre Seigneur Jésus Christ. » Et il poursuit en faisant allusion à la mort, celle de ses paroissiens, qui déjà

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remplissent tout un cimetière, celle des défunts de la famille, tous réunis au ciel, la sienne propre, mais plus tard, après être resté au poste jusqu’au bout, sans profiter du conseil des médecins d’aller se refaire une santé au pays natal. Il est loin le temps où il claironnait dans ses sermons : « Nous autres lépreux. » On dirait que maintenant ces mots s’étranglent dans sa gorge. Mais, petit à petit, et d’abord avec son provincial, le terrible père Léonor Fouesnel, il appelle un chat un chat : « Eh bien, mon révérend père, il n’y a plus de doute pour moi, je suis lépreux ; que le bon Dieu soit béni ! Ne me plaignez pas trop ; je suis parfaitement résigné à mon sort. » Son provincial va d’ailleurs infliger une souffrance supplémentaire à Damien. Il va faire partir le confrère qui était là avec lui, au village de Kalaupapa : le père Albert Montiton. Malgré quelques solides différends entre eux, Damien pouvait se confesser et se confier à lui, et surtout, au moment où il se sent touché à mort, ressentir une présence proche qui allège un peu le sentiment de solitude et de délaissement inévitable dans une telle conjoncture. À l’annonce de ce départ, Damien fait des pieds et des mains pour essayer de retenir son confrère, mais le Breton têtu, insensible à sa détresse, ne veut rien entendre et, jusqu’à l’arrivée de nouveaux compagnons, Damien se retrouve seul pour trois longues années. Plus grave encore, loin de ressentir de la compassion chez son évêque et son provincial, il se rend compte qu’il apparaît comme un individu suspect. Sa lèpre ne proviendrait-elle pas d’une maladie vénérienne, conséquence de relations sexuelles ? C’était la théorie en vigueur à cette époque, où on lie lèpre et syphilis. On possède le témoignage émouvant que le docteur Mouritz a rendu en 1938 lors du procès en vue de la béatification et canonisation. Dans le courant de 1885, il assista à la scène suivante. À la demande des supérieurs de la mission, le docteur Arning, léprologue reconnu, procéda à Kalawao à une visite médicale de Damien. En réponse à l’interrogatoire, Damien nia catégoriquement avoir


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eu des contacts sexuels. Lorsque Arning examina ses organes génitaux, Mouritz quitta la pièce pour épargner au prêtre un surcroît d’humiliation. Cette demande avait été suscitée par des ragots provoqués par les relations familières que Damien établissait sans arrière-pensée avec son entourage. Peut-être pas convaincus, les mêmes supérieurs revinrent à la charge. En 1886, à la mission d’Honolulu, devant les docteurs Arning et trousseau, l’évêque et le provincial, le docteur McGrew soumit Damien au même interrogatoire, qui donna les mêmes résultats négatifs. Aux dires de Damien, plus que la lèpre, c’est l’attitude de ses supérieurs à son égard qui l’ont fait le plus souffrir. Comme si cela ne suffisait pas, il reçoit du provincial une lettre écrite « sur un ton de gendarme » lui fixant, au nom du conseil provincial, les limites à observer en venant à Honolulu. À la mission naît une véritable panique à l’idée d’y voir débarquer le lépreux, d’y rendre définitivement inutilisables les ornements et le calice pour la messe et d’être mis en quarantaine par la population blanche de la capitale. tout au plus pourrat-il y venir, mais à condition de se confiner dans une chambre sans en sortir. À l’hôpital des lépreux d’Honolulu, il n’est pas question non plus d’y célébrer la messe, pour les mêmes raisons. Mais il ne se révolte pas pour autant : « Je me résigne cependant à la Divine Providence et trouve ma consolation dans mon unique compagnon qui ne me quitte plus, c’est-à-dire notre Divin Sauveur dans la sainte eucharistie. C’est au pied de l’autel que je me confesse souvent et que je cherche le soulagement aux peines intérieures » (à Pamphile, 26 novembre 1885). Et à l’évêque, en citant saint Paul : « toujours résignés à la sainte volonté du bon Dieu dans nos souffrances de plus en plus poignantes, soyons, Monseigneur, mortui in Christo et vitae nostrae sint absconditae in Deo [« morts dans le Christ » et « que nos vies soient cachées en Dieu »] (16 juin 1886).


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Malgré sa situation ô combien pénible, Damien continue énergiquement ses activités. Il en ajoute même d’autres. Depuis le départ du père Albert et avant l’arrivée de Conrardy et Moellers, il a les deux villages en charge. Il rédige un long rapport sur ce qui est fait et ce qui reste à faire à la léproserie. Il avance son idée sur la propagation de la lèpre, notamment que les maladies vénériennes ne sont pas la seule cause, mais qu’il y a aussi l’inoculation et l’inhalation pour un dixième des cas. Il prend en charge la direction de travaux comme l’adduction d’eau, l’agrandissement de l’hôpital, l’amélioration des cinq kilomètres de route reliant les deux villages, Kalawao et Kalaupapa. Il met en route la reconstruction de l’église Sainte-Philomène de Kalawao, endommagée par une tempête ; une partie reste en bois, mais il fait ajouter une grande partie en pierre. une première dans sa vie de constructeur d’églises ! De plus, il trouve un réconfort certain dans les nombreuses aides en argent et la venue de volontaires pour le seconder, en dépit des remous que cela provoque dans le petit monde clérical et du surcroît d’inimitié que cela lui attire. De même, bien qu’il en fasse l’occasion de remarques humoristiques ou amusées, il pouvait se rappeler avoir reçu, en 1881, la visite de la princesse Lililuokalani et d’en avoir reçu la Croix de chevalier de l’Ordre du roi Kalakaua. Il y voit le symbole d’une autre croix, celle de son Sauveur. Quelques semaines avant de mourir, il envoie une dernière lettre à son frère : « Je suis toujours heureux et content, et quoique bien malade, je ne désire rien que l’accomplissement de la sainte volonté du bon Dieu… Veuillez prier et faire prier pour moi qui me traîne doucement vers ma tombe. Puisse le bon Dieu me fortifier et me donner la grâce de la persévérance et d’une bonne mort » (12 février 1889). Il meurt le 15 avril suivant, le lundi avant Pâques.


19. Gloire intermittente « Nous avons été livrés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes » (1 Corinthiens 4, 9).

près sa mort, la figure de Damien va connaître alternativement des moments de gloire et des périodes plus ou moins longues d’oubli ou du moins de mise en veilleuse. Lors de ces moments glorieux, ce sont divers aspects de sa personne qui seront mis en évidence, de façon séparée ou en les mêlant : sa stature de héros national, l’élévation de son âme chrétienne, son amour aux côtés des exclus, etc. Dès avant sa mort, on voit déjà se constituer ce qu’on pourrait appeler des icônes qui accompagneront jusqu’aujourd’hui la vénération qu’on lui porte : les portraits à l’huile par le peintre anglais Edward Clifford, les dernières photos du moribond et de la dépouille mortelle par le docteur Swift. Mais ses funérailles se passent comme à la sauvette : les autorités religieuses et civiles, comme les lépreux, sont absents ; il n’y a que des blancs dans le cortège funèbre, comme on peut le vérifier sur la photo prise à ce moment et comme en témoigne l’abbé Conrardy. S’ensuivront ensuite, de loin en loin, les divers monuments et statues en son honneur. Peu après son inhumation, la première initiative revint à la mission qui fit placer une pierre tombale où on pouvait lire en anglais, en caractères blancs sur le marbre noir : « À la sainte mémoire du révérend père Damien Deveuster [sic], mort martyr de la

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charité pour les lépreux affligés. » Le deuxième monument est une croix en granit rouge portant une effigie de Damien en marbre blanc. Elle fut dressée en 1893. À l’initiative d’Edward Clifford, une souscription avait été décidée en mai 1889 par un comité de hautes personnalités britanniques, dont le prince de Galles, l’archevêque de Cantorbéry, le cardinal Manning, le baron Rothschild et quelques nobles. Arrivée sur place en 1891, la croix ne fut élevée que deux ans plus tard et inaugurée par les fonctionnaires du gouvernement américain qui venait d’annexer l’archipel. Enfin, le 19 décembre 1894, à Louvain, en présence des autorités constituées du pays, on inaugura une statue de bronze de l’Apôtre des lépreux. Due à la main du sculpteur belge bien connu, Constantin Meunier, elle fut d’abord placée dans le parc de la ville. On estima plus tard que le lieu ne convenait pas et on eut de la peine à en trouver un meilleur. On se contenta de reléguer la statue à côté de l’église Saint-Jacques, un lieu qui ne la met pas du tout en valeur. L’écho de ces célébrations passa inaperçu, couvert par le tapage provoqué par un authentique chef-d’œuvre polémique, non seulement dans l’archipel, mais dans tout l’empire britannique et les États-unis. En réponse à un article de journal publié en Australie au début de 1890, Robert Louis Stevenson, le célèbre auteur de Doctor Jekill and Mister Hyde, publiait une lettre ouverte d’un style dévastateur pour l’adversaire de Damien. Celui-ci, un pasteur protestant d’Honolulu appelé justement Hyde, formulait diverses accusations contre Damien, relativisant son aide, le dépeignant comme un bigot fruste et malpropre et attribuant surtout sa lèpre à son inconduite. La lettre de Stevenson, qui réfutait ces accusations à partir de ce qu’il avait entendu en se rendant à la léproserie, fut largement reçue et contribua à fixer de façon définitive les traits de Damien dans la mentalité anglophone, y compris dans ce qu’elle avait d’exagéré et d’inexact.


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De son côté, le supérieur général de la congrégation des SacrésCœurs envisageait l’éventualité de mettre en route le procès de béatification de Damien. Du côté de ses confrères d’Honolulu, on ne se montrait guère enthousiaste, et l’initiative fut remise à plus tard. L’occasion se présenta en 1935. Comme la situation semblait bloquée, vu la difficulté d’ouvrir la cause à partir d’Honolulu, pourquoi ne pas le faire à partir d’un diocèse de Belgique ? L’idée vint au cardinal Van Roey qui en fit part au père Paul Van Houtte, provincial de Belgique des Pères des Sacrés-Cœurs. Le cardinal offrit d’intervenir en ce sens. Pour permettre au diocèse de Malines de demander l’ouverture d’un tel procès, il fallait que le corps du futur bienheureux s’y trouve. D’où la décision de ramener à Louvain sa dépouille mortelle. En vue de réduire les frais, on demanda au gouvernement belge de se charger du transfert. Celui-ci accepta, y voyant l’occasion rêvée de revaloriser l’image de la Belgique aux yeux de l’opinion internationale et de faire oublier à ses habitants les crises politiques et financières qui y sévissaient. Ce choix a contribué à mettre davantage en valeur le côté national par rapport à l’aspect religieux. On peut dire que ce retour solennel de Damien au pays a contribué à fixer de façon décisive son image de héros national belge. Il reste deux témoins de cet événement : le navire Mercator à Ostende, qui ramena le corps, et, au musée de tremelo, la très belle tapisserie qui le situe comme couronnement de tout ce parcours de l’Apôtre des lépreux. La Belgique n’est pas seule à considérer Damien comme héros national. En 1959, le territoire d’Hawaï, qui devient le cinquantième État de la fédération des États-unis, doit choisir deux personnages de son histoire pour le symboliser dans le Capitole, à Washington, et également devant le Capitole d’Honolulu. En 1965, le parlement hawaïen décide de choisir le roi Kamehameha, l’unificateur de l’archipel, et Damien.


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Son dévouement pour les lépreux de Molokaï en a fait une figure humanitaire de renom international et a déclenché dans le monde une lutte pour supprimer la lèpre. À côté de ces motifs officiels, certain disent que, si on l’a préféré à un protestant, c’est parce que ceux-ci ont volé la terre des habitants alors que cela n’a jamais pu être reproché aux catholiques. Cela permet de comprendre pourquoi, encore actuellement, les milieux dirigeants d’Hawaï ne donnent pas beaucoup d’importance à la célébration annuelle du Damian Day. La statue en bronze, œuvre de Marisol Escobar, fut dévoilée solennellement à Washington le 15 avril 1969, date anniversaire de la mort de Damien. Notons qu’il est le seul Européen, avec le franciscain catalan Junipero Serra, parmi toutes ces statues. Peu après, en 1955, la phase du procès de béatification au niveau du diocèse de Malines arrive à son terme. La cause peut donc être introduite à Rome. C’est surtout à partir de l’Espagne qu’ont été fournis les fonds nécessaires à couvrir les frais, en particulier à partir de 1940, par la revue Reinado Social del Corazón de Jesús, éditée par les Pères des Sacrés-Cœurs. En effet, pour les catholiques de ce pays, le père Damien n’est pas d’abord un héros qu’il suffit de placer sur un piédestal, mais un intercesseur auprès de Dieu, qu’il faut prier et qui peut nous aider. Les lépreux du monde entier soutiennent également la cause : le 17 avril 1969, une délégation interreligieuse offre au pape une pétition signée par 33 000 d’entre eux. Cette seconde étape se clôture le 7 juillet 1977 : au cours d’un consistoire, le pape Paul VI reconnaît l’héroïcité de ses vertus. Il fallait maintenant que soit trouvée une guérison obtenue suite à son intercession. Plusieurs cas furent présentés, mais aucun n’emporta l’adhésion des experts. La cause se mettait à nouveau en veilleuse pour quelques années. Heureusement, un événement important vint briser ce silence : la célébration du centenaire de la mort de Damien en 1989. Elle se déroula en deux temps : le 10 décembre, un hommage national a été rendu au


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Palais des Congrès à Bruxelles, en présence du roi Baudouin et de la reine Fabiola, et de nombreuses personnalités, dont le premier ministre Wilfried Martens, le cardinal Danneels et le gouverneur d’Hawaï, et sous la présidence de Rik Vermeire, président de la Fondation Damien, aujourd’hui Action Damien. Le 15 avril, date anniversaire de la mort du jubilaire, cinquante mille personnes se sont rassemblées au stade du Heysel, à Bruxelles, pour une évocation de sa vie et pour une eucharistie festive. Quelques années plus tard, le procès franchit une étape décisive, lorsqu’on eut l’idée de proposer un cas déjà ancien, celui d’une sœur française des Sacrés-Cœurs, Félicité Hue. Sa guérison avait été obtenue en 1895, suite à une neuvaine en l’honneur du père Damien, à la veille d’une mort annoncée en raison d’une grippe aggravée de complications intestinales. Le cas fut accepté et le décret signé le 13 juin 1992 par le cardinal Angelo Felici, préfet de la Congrégation pour la cause des saints. La béatification eut lieu le dimanche 4 juin 1995, par le pape Jean-Paul II, au pied de la basilique de Koekelberg, à Bruxelles, devant une foule imposante, mais moins nombreuse que prévu, estimée à trente mille personnes. un nouveau miracle était nécessaire pour franchir l’étape finale, la canonisation. Il fut offert par une Hawaïenne, madame Audrey toguchi, guérie miraculeusement de son cancer en 1999. Après avis favorable de la commission médicale et de la commission théologique, le pape Benoît XVI a approuvé ce miracle le 3 juillet 2008. La canonisation pouvait avoir lieu. Durant tout ce long processus, l’image de Damien a oscillé entre le saint et le héros. Si « l’humanité souffrante est plus belle que le héros statufié » (Clémence Boulouque), que dire lorsque ce héros est lui-même une incarnation et un symbole de cette humanité sous le pressoir !



20. À sa suite « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde » (Matthieu 28, 20).

algré les années, l’homme qui se cache derrière le missionnaire nous semble étonnamment proche. Ses joies, ses questions, ses doutes, ses « moments de déprime » font toujours partie de notre quotidien ». Ainsi s’expriment deux membres de Médecins sans Frontières. Mais c’est pour ajouter : « Si le père Damien occupe une place dans la généalogie de l’action humanitaire moderne, c’est bien plus l’homme et son engagement que le sens de sa démarche qui sont reconnus. Ses héritiers directs se trouvent parmi les missionnaires qui, aujourd’hui encore et au nom des mêmes principes, prolongent une œuvre admirable » (Pierre Hazé et Jean-Pierre Luxen, préface à Omer Englebert, Père Damien, Apôtre des lépreux, Labor, 1994). Parmi ces missionnaires, attachons-nous d’abord aux membres de sa Congrégation religieuse et voyons comment ils essaient de marcher sur ses traces de par le monde, mais d’abord à Molokaï. Depuis la mort de Damien, il y eut toujours un père des Sacrés-Cœurs dans la léproserie et c’est encore vrai aujourd’hui. Quant à l’orphelinat des garçons, où un petit groupe de frères convers a été actif de 1895 à environ 1952, il n’existe plus. un an après la mort de Damien et pour répondre à sa demande d’envoyer du renfort, une école missionnaire a été fondée à Aarschot (Bra-

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bant Flamand), l’Institut Damien. Cet institut existe toujours sous ce nom, mais est devenu une école technique. un Institut Père Damien a également existé en Wallonie, à Suarlée, près de Namur, de 1950 à 1972. C’est là, en 1954, que le père François-Xavier (Pierre pour l’état civil) Van den Wijngaert jeta les premières semences de ce qui deviendra Action Damien. Des lieux de formation analogues ont été mis sous le patronage de l’Apôtre des lépreux en Californie (La Verne) et, récemment, par les frères et les sœurs des Sacrés-Cœurs à Kinshasa. Parmi ceux qui en ont bénéficié, un certain nombre ont opté, séduits par la figure de Damien, pour la vie missionnaire outre-mer. Certains confrères se sont engagés dans ce que Raoul Follereau appelait « la bataille de la lèpre ». Le père américain William Petrie a rejoint en Inde un autre émule de Damien, mère teresa de Calcutta, et a fondé une association d’aide aux lépreux qui existe toujours sous le nom de Damien Social Development Institute. D’autres ont prêté main-forte à des associations existantes, l’Association Raoul Follereau, en France, et la DAHW, œuvre allemande d’aide aux lépreux. D’autres encore ont œuvré en faveur de ceux dont la situation d’exclusion sociale et de stigmatisation fait assimiler aux malades de la lèpre, les victimes du sida ou simplement les séropositifs. Des maisons d’accueil ont existé durant quelques années à Louvain et, sous le nom de « Relais Damien » à Charleroi. Ne répondant pas au type d’accompagnement conforme aux besoins et aux demandes, elles ne se sont pas maintenues. Par contre, à Concepción, au Chili, un centre d’aide aux malades du sida poursuit ses activités. Avec des objectifs très larges, un Centre Damien a été fondé à Courtrai et surtout à Louvain, là où repose son corps depuis 1936. Par des conférences, des animations et des publications, il vise avant tout à actualiser l’inspiration qui a fait battre le cœur du futur saint. Il veille


À sa suite

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aussi à conserver et à agrandir la documentation traitant de sa personne et de tout ce qui s’y rattache. Il participe à la gestion de sa maison natale à tremelo transformée en musée. Enfin, depuis sa béatification, plusieurs paroisses ont été mises sous son patronage, souvent à l’initiative de ses confrères, comme en Belgique (tremelo, Courtrai, Wavre), en Amérique Latine (Lima, au Pérou ; Santiago du Chili ; Patrocinio, au Brésil), en Asie (Batam, en Indonésie). À plusieurs reprises, sœur Emmanuelle a dit le rôle que le père Damien avait joué dans sa vocation. Ainsi, dans un livre paru en 1993, elle raconte que sa mère lui offrit le Père Damien chez les lépreux, du père Vital Jourdan, ss.cc., un gros livre de 541 pages, publié à Brainele-Comte. Il contient de nombreux extraits de lettres, ce qui permet de rejoindre le cœur du missionnaire. Sœur Emmanuelle reconnaît que ce livre a peut-être déterminé toute sa vie. « L’histoire du père Damien, c’était le sacrifice absolu. On ne pouvait rien rêver de mieux. Il avait été volontaire pour partir chez les plus malheureux de tous les malheureux. Il avait partagé jour et nuit leur vie. C’est ça le vrai partage. Ce n’est pas de passer, de temps en temps. Moi, chez mes chiffonniers, je vis tout le temps. Je couche chez eux, au milieu d’eux… Damien, lui, il a tout donné. Il les a aimés jusqu’à la mort. L’amour des autres, c’est ça, jusqu’à la mort. Comme le Christ nous a aimés jusqu’à la mort. Et puis, ce qui est très important aussi, c’est que le père Damien a réussi à transformer l’île des lépreux… L’amour, c’est le plus important, bien sûr, mais il faut aussi faire quelque chose d’autre, il faut aider. Damien a aidé ses lépreux. Oui, c’est vrai, si je n’avais pas lu ce livre, ma vie aurait peut-être été différente» (Thierry Desjardins, L’aventure de Sœur Emmanuelle, France Loisirs, p. 75-76).


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Les rapports entre ces deux belles figures ne s’arrêteront pas là. En 1979, à côté de l’association « Les Amis du père Damien » se constitua une autre aux termes semblables : « Les Amis de sœur Emmanuelle ». De plus, celle-ci fut située à la même adresse que celle-là et les deux eurent jusqu’en 1985 le même président, Ludovic Moyersoen. Enfin, notons que — en 2005 — lors du sondage visant à déterminer le nom du plus grand Belge, pour les francophones Damien vint en troisième position et Sœur Emmanuelle en cinquième. Aujourd’hui, pour les pères et les sœurs des Sacrés-Cœurs, Damien n’est plus guère une sorte de bannière qui leur sert à se mettre en valeur. Il est bien davantage une source d’inspiration et d’énergie. Ils ne sont pas les seuls, loin de là. Aux États-unis, des « Damien ministries » animés par des laïcs chrétiens se préoccupent des malades du sida. À Anvers, un restaurant social pour les plus démunis du nom de « Kamiano » a été lancé par la communauté Sant’Egidio. En Inde, notre compatriote Claire Vellut est présente et active parmi les lépreux depuis 1955. En Belgique, grâce à la Journée mondiale de lutte contre la lèpre, le dernier dimanche de janvier, tout le monde connaît Action Damien.


Deuxième partie

ACtION DAMIEN



21. Quarante-cinq ans d’histoire amien reste aujourd’hui une source d’inspiration importante. Mais pas uniquement au niveau religieux. Son exemple inspire au quotidien des milliers de personnes qui, comme lui, se dépensent sans compter pour tendre la main à de plus vulnérables. Et son nom est aujourd’hui porté à travers le monde par une ONG belge dont le seul but est de lutter contre la lèpre et la tuberculose, tout en sensibilisant la population belge à la problématique de ces maladies. Née en 1964 sous le nom des Amis du père Damien, elle sera le fruit d’un long cheminement qui durera dix ans. Pierre Van den Wijngaert est membre de la congrégation des SacrésCœurs et enseignant à l’Institut Père Damien de Suarlée. Pour donner plus de cachet à la fancy-fair de l’école, il a l’idée de constituer un comité d’honneur et un comité de patronage. À cette fin, il invente le nom « Les Amis du père Damien », les « APD » comme on les appellera familièrement (et comme on l’entend encore dire parfois au Congo aujourd’hui). L’association va progressivement grandir, déborder du cadre de l’école (et de la congrégation picpucienne) et évoluer. Il n’est bientôt plus question de glorifier le père Damien et de veiller à la relève missionnaire, mais bien de se centrer sur la maladie qu’a combattue Damien. Quelques rencontres sont déterminantes, notamment avec Raoul Follereau, l’avocat des lépreux qui fera de nombreuses conférences en Belgique, et Frans Hemerijckx, le médecin des lépreux, qui a inventé le principe des « cliniques sous les arbres ». Bientôt, les APD

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ont un double objectif : l’organisation en Belgique francophone des journées mondiales des lépreux initiées par l’avocat français, et la participation à la lutte contre la lèpre avec le docteur Frans Hemerijckx. Reste alors à franchir un dernier pas : réunir tous les groupes qui, en Belgique, relaient les journées mondiales des lépreux ou s’occupent de la lutte contre la lèpre (ce sera aussi l’occasion de se laïciser complètement). C’est chose faite en 1964, avec notamment la fusion des APD (nés en Wallonie et actifs aussi à Bruxelles) et de la Damiaanaktie (créée en Flandre en fin 1961). Et, le 26 novembre de cette année-là, le Moniteur belge publie la naissance d’une asbl dont le nom français est « Les Amis du père Damien, association internationale pour la lutte contre la lèpre », et en néerlandais, « Damiaanaktie, internationale vereniging ter bestrijding van de melaatsheid ». En quarante-cinq ans, le nom évoluera peu en néerlandais (seul le « k » sera remplacé par un « c » au gré de la nouvelle orthographe). En français, par contre, deux changements seront apportés. Le premier date de la fin des années 1980, lorsque l’association devient « Fondation Damien asbl ». Mais ce nom posera des problèmes une bonne quinzaine d’années plus tard, après le vote d’une loi qui fait une distinction nette entre les fondations et les asbl. Pour respecter la lettre de la loi, l’association a alors un choix à poser : soit se dissoudre pour renaître sous la forme d’une fondation (a priori, d’utilité publique) et garder son nom ; ou bien garder son statut d’asbl et changer d’appellation. Les deux solutions ont leurs avantages et leurs inconvénients, mais le conseil d’administration et l’assemblée générale extraordinaire convoquée pour la circonstance tranchent : ce sera le changement de nom. La raison principale de la décision ? La présence d’une assemblée générale, organe souverain dans une asbl, alors qu’une fondation en est dépourvue. Et, depuis fin 2007, l’association s’appelle donc « Action Damien ». Notons


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par ailleurs que, au même moment, le nom allemand, « Damianstiftung » est devenu « Mit Damian » pour les mêmes raisons… Mais, à côté du nom, que de changements dans la pratique ! Au début, Action Damien (autant utiliser son nom actuel) se contente surtout de soutenir de petites initiatives locales, plutôt missionnaires. C’est la manière générale de concevoir la coopération au développement à l’époque, voici plus de quarante ans. À cette époque, les léproseries sont toujours d’actualité, même si Frans Hemerijckx a déjà introduit le principe des « cliniques sous les arbres » qui, grâce à une ou plusieurs jeeps s’arrêtant tous les mois au même endroit, amènent l’hôpital au malade, et non l’inverse, et permettent de soigner le lépreux dans son environnement. une révolution dans les mentalités, dont les conséquences ne se marqueront pas tout de suite. À ce moment, un traitement existe déjà. Mais pas depuis très longtemps, puisqu’il aura fallu attendre 1941 pour qu’un réel espoir de guérison se dessine pour les malades de la lèpre, grâce à la Sulfone et ses dérivés… qui existaient pourtant déjà depuis 1908, mais étaient restés sur une étagère. Au début des années cinquante, la Dapsone a commencé à être utilisée à grande échelle comme médicament. Mais cette thérapie a cependant un revers : elle doit être administrée pendant de longues années, voire à vie pour certains malades. C’est, pour Action Damien, l’époque des pionniers. une époque aujourd’hui révolue. Après quelques années, les responsables d’Action Damien commencent à être confrontés à un dilemme : les moyens augmentent (chaque année, la journée mondiale des lépreux rapporte plus…) et la lèpre est en voie d’être sous contrôle dans certaines régions du monde. Que faire alors ? Faut-il continuer à concentrer tous ses moyens, toute son énergie et toute son expertise sur la lèpre, ou faut-il envisager d’élargir son action ? Et, dans ce cas, vers quoi se tourner ? La réponse à ces deux ques-


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tions coule de source : il faut se tourner vers une deuxième maladie, la plus proche possible de la lèpre. Et le choix s’arrête sur la tuberculose. D’abord parce que les équipes locales d’Action Damien, au Congo dans un premier temps, se rendent compte au quotidien de l’importance de la maladie. Ensuite, parce que la tuberculose présente plusieurs similitudes avec la lèpre : c’est aussi une maladie de la pauvreté, guérissable, qui demande un long traitement, et son bacille (de Koch) n’est finalement pas si éloigné du bacille de la lèpre (le bacille de Hansen). On pourra ainsi, dès le milieu des années septante, commencer à s’attaquer à un autre problème de santé important, avec les mêmes équipes et aux mêmes endroits. Et donc, en gardant la même expertise tout en faisant des économies d’échelle. Au fil du temps, on assistera à un basculement dans le travail d’Action Damien puisque, progressivement, la tuberculose prendra de plus en plus d’importance dans ses projets. C’est logique. une véritable percée médicale dans le traitement de la lèpre voit le jour en 1981, avec l’apparition de la polychimiothérapie. Désormais, le malade reçoit un cocktail de médicaments différents et guérit beaucoup plus vite. une personne qui souffre de lèpre paucibacillaire, caractérisée par un nombre relativement peu élevé de bacilles, est guérie au bout de six mois. un malade multibacillaire, qui présente de nombreux bacilles intracellulaires dans le corps, doit suivre, lui, un traitement d’un à deux ans (en schématisant, on peut dire d’ailleurs que seuls les malades multibacillaires sont contagieux… tant qu’ils ne sont pas sous traitement). On est loin, en tout cas, du traitement à vie de jadis. Ce qui limite aussi fortement la propagation de la maladie… Mais, dans le même temps, la tuberculose revient en force. un temps négligée, elle a profité du relâchement des efforts pour repartir de plus belle à l’attaque. Et la percée du sida ne va pas améliorer la situation, au contraire. C’est par mil-


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lions désormais que, chaque année, des personnes tombent malades. Et, sans traitement, un malade sur deux risque la mort dans les deux ans. Ce qui explique que, rapidement, les nouveaux projets dans lesquels se lance Action Damien ne sont plus des projets combinés lèpretuberculose, mais souvent des projets de lutte contre la tuberculose uniquement. Et, aujourd’hui, plus de nonante pour cent des malades dépistés et mis en traitement par les équipes médicales soutenues par Action Damien souffrent de la tuberculose. Ce qui ne sous-entend pas qu’Action Damien va négliger la lèpre pour autant. Bien entendu ! Outre la maladie visée, la manière de travailler d’Action Damien va également subir une mutation importante. Au fil du temps, et pour être plus efficace, on se détourne des petites initiatives locales pour se tourner vers les programmes nationaux de lutte contre la lèpre et/ou la tuberculose… qu’on aide parfois à faire naître. Cette approche permet d’intégrer la lutte contre la lèpre et la tuberculose dans les services généraux de santé et, en mettant l’accent sur la formation du personnel local, d’assurer la durabilité des services aux malades, Dès lors, Action Damien pourra toucher des populations de plus en plus importantes avec un objectif primordial : permettre au plus grand nombre d’avoir accès aux soins contre la lèpre ou la tuberculose. C’est ainsi que la population couverte par les équipes médicales soutenues d’Action Damien ne va cesser de croître, pour atteindre environ trois cent septante-deux millions de personnes en 2008. Le nombre de malades dépistés et mis sous traitement chaque année va évidemment évoluer de la même manière ; ils seront ainsi plus de trois cent quarante mille à être soignés en 2008, dans seize pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Parmi eux, épinglons aussi près de six mille malades de la leishmaniose, une maladie qu’Action Damien ne combat qu’au Nicaragua et dont une des formes est appelée « lèpre des montagnes » à cause de l’apparition d’ul-


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cères chroniques qui font penser à la lèpre. Mais cette maladie, causée par un parasite du sang — la leishmania — transmis par un insecte — le phlébotome —, n’a rien à voir avec la tuberculose et la lèpre, ce qui explique que, aujourd’hui, Action Damien ne la combat que dans un pays, le Nicaragua, pour des raisons historiques. Même si une intervention contre la leishmaniose au Guatemala n’est pas à exclure à court ou moyen terme… Au fil des années, Action Damien met aussi l’accent sur une autre facette importante de son mode de fonctionnement : l’utilisation de compétences locales. L’idée date déjà des années quatre-vingt, mais un événement va encore l’accélérer : la grande crise de 1990 entre la Belgique et le Zaïre de Mobutu, avec à la clé l’arrêt brutal de la coopération belge. Il serait criminel d’abandonner le traitement de milliers de malades — au risque de favoriser l’apparition de tuberculose multirésistante — et Action Damien décide de rester sur place. C’est possible, puisque la plupart des chefs de projets sont des Zaïrois, selon une politique mise en place depuis quelques années… et qui trouve là une justification inattendue. Dorénavant, un coopérant ne sera envoyé sur place que lorsqu’il sera impossible de faire autrement. Puisque les pays où Action Damien est active forment des médecins, des infirmiers ou des laborantins, pourquoi ne pas les employer, quitte à leur fournir une formation complémentaire ? Les avantages, en tout cas, sont multiples : le personnel local parle la langue (comment demander à un Belge de parler l’une des nombreuses langues officielles de l’Inde ?), connaît la culture (allez expliquer à une maman congolaise insensible aux mains comment ne pas se brûler si vous ne savez pas avec quoi elle cuisine !), évite certains blocages (comment demander à une femme musulmane au Bangladesh de se faire examiner par un médecin blanc, surtout si c’est un homme ?) et reste beaucoup plus longtemps en poste (un coopérant fait rarement toute sa


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carrière dans un même endroit). Enfin, une logique sous-jacente guide cette politique : quand on lutte contre des maladies de la pauvreté comme Action Damien, quoi de plus normal que de fournir un salaire et une sécurité à, aujourd’hui, plus de mille cinq cents habitants des pays où l’on est actif ? Même si ce n’est bien sûr qu’une toute petite goutte d’eau… La collaboration avec les forces locales se reflète aussi à un autre niveau. Action Damien ne décide jamais de son propre chef d’aller lutter quelque part contre la lèpre ou la tuberculose. La demande doit venir des autorités locales. Lorsque c’est le cas (plusieurs sollicitations plus ou moins fermes arrivent chaque année à Bruxelles), la demande est analysée selon différents critères, en tenant compte aussi des besoins et des moyens du pays. Au cas où la demande est acceptable (et si Action Damien peut dégager le budget nécessaire à un travail de plusieurs années), le type d’intervention est défini en accord avec les autorités locales et en fonction de la situation. Il peut s’agir de mettre un expert à disposition d’un programme national pour permettre d’appliquer sur le terrain les directives de l’OMS, mais aussi de gérer directement des hôpitaux qui prennent en charge les complications de la lèpre ou de la tuberculose. Et, entre ces deux extrêmes, la gamme des interventions est immense. Avec toutefois deux constantes : Action Damien tente à chaque fois d’impliquer les autorités locales (en fournissant une partie des médicaments, en mettant des locaux à disposition ou en permettant de s’appuyer sur du personnel de l’État, par exemple) et a comme but ultime la reprise, à terme, de ses activités par ces mêmes autorités locales. Enfin, en tant qu’ONG qui veut mériter vraiment le « N » d’organisation non gouvernementale, Action Damien a un dernier principe auquel elle ne veut déroger pour rien au monde. Si elle collabore avec les autorités des pays où elle est active, et bien sûr avec les autorités belges


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qui cofinancent certains de ses projets, elle continue à faire appel à la générosité de la population… qui la soutient depuis toujours, de deux manières différentes. Certains lui donnent leur temps, d’autres des moyens financiers. Les premiers, les nombreux bénévoles, sont le visage de l’association et sa force vive. Présents dans tout le pays, parfois depuis des décennies, ils relaient chaque année les traditionnelles journées mondiales des lépreux, rebaptisées « Campagne Action Damien », pendant lesquelles des dizaines de milliers de jeunes et de moins jeunes vendent les marqueurs d’Action Damien. D’autres volontaires s’investissent aussi dans les écoles ou mettent sur pied des manifestations diverses. En tout état de cause, l’association n’existerait pas sans eux. une autre aide est d’ordre financier. Ils sont des dizaines de milliers, chaque année, parfois depuis des années, à faire des dons à Action Damien. Grâce à eux, et aux volontaires, entre cinquante-cinq et soixantecinq pour cent des revenus d’Action Damien proviennent chaque année de la population belge. L’association dispose ainsi de fonds propres (ces dernières années, plus de huit millions d’euros par an… sans compter les successions et les héritages) qui lui permettent d’agir où les besoins se font sentir (ou, comme au Zaïre à l’époque, de rester lorsque la coopération belge s’arrête). À l’image de Damien, Action Damien ne veut en effet pas être pieds et poings liés devant la décision d’autorités qui ne tiendraient pas compte des besoins des malades. Mais la référence à Damien ne s’arrête pas là…


22. Les valeurs de Damien 005. La Belgique fête ses cent septante-cinq ans. À cette occasion, et à l’image de ce qui s’est déroulé en Grande-Bretagne et en France notamment, elle cherche à élire « le plus grand Belge ». Comme rien n’est simple chez nous, deux référendums télévisés verront le jour, l’un sur la RtBF, l’autre sur la VRt. Ils seront précédés, de plusieurs mois, par une élection similaire organisée par le journal flamand Het Nieuwsblad. Le palmarès de ces referendums sera bien entendu marqué culturellement. Dans les deux « top 10 » néerlandophones figurent des personnages que les francophones ne connaissent pas. Et les néerlandophones ignorent l’existence de certains lauréats mis en avant par la RtBF, comme Benoît Poelvoorde ou sœur Emmanuelle. Seuls trois personnages, en fait, sont communs aux trois palmarès : Jacques Brel, Eddy Merckx et Damien. Si les deux premiers sont attendus (Brel a aussi parfois chanté en flamand et a mis à l’honneur son « plat pays », Merckx est né en Flandre, mais est un parfait exemple d’« asexué linguistique » et, surtout, une icône nationale), le troisième est peut-être un peu plus étonnant : certains ne pensaient pas les francophones aussi attachés à la personne de Damien, seul Flamand de leur liste. Et pourtant, Damien fera très fort : il remportera la palme haut la main pour Het Nieuwsblad et la VRt, et finira troisième sur la RtBF, derrière Brel et dans la foulée du roi Baudouin. Si l’on fait une espèce de moyenne au niveau national, on peut donc considérer que Damien est vraiment « le plus grand Belge ».

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Pourquoi ? Sans doute parce que, au-delà de l’aspect religieux, il reste un exemple aujourd’hui pour beaucoup. Sa vie se lit comme un roman et son action à Molokaï en faveur des lépreux reflète une série de valeurs qui inspirent beaucoup de monde aujourd’hui. Des valeurs qu’Action Damien revendique. Dans son travail quotidien, Action Damien s’inspire en effet très largement de plusieurs valeurs qu’elle puise dans la personne et l’œuvre de Damien. Ces valeurs, elle les applique au quotidien, tant dans sa présence en Belgique que dans son travail outre-mer. C’est aussi grâce à elles que, outre la lutte contre la lèpre, Action Damien porte aujourd’hui l’héritage de Damien. Schématiquement, en plus de l’indépendance abordée au chapitre précédent, on peut dire qu’Action Damien a fait siennes quatre valeurs qui émanent de Damien : le respect, l’opiniâtreté, la collaboration et l’inspiration. Le respect est sans doute la valeur essentielle sur laquelle s’appuie Action Damien. Aussi vrai que Damien, jadis, a marqué le plus profond respect pour les lépreux exilés à Molokaï, Action Damien respecte les êtres humains avec qui et pour qui elle travaille. En Belgique, on le sait, l’association s’appuie sur un important réseau de bénévoles, de volontaires selon la terminologie légale. Ces volontaires, elle les respecte tous. Quels que soient son âge, son parcours, ses capacités, ses opinions, ses croyances ou le temps qu’il peut consacrer à Action Damien, chacun est le bienvenu. toutes les bonnes volontés trouveront leur place dans l’association et seront reconnues à leur juste valeur. Sans ses volontaires, Action Damien perdrait ses racines ; elle le leur rappelle régulièrement. Le respect se marque aussi en Belgique sur la manière d’utiliser l’image des malades. Dans ses publications, dans ses campagnes de sen-


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sibilisation ou de récolte de fonds, Action Damien est très pointilleuse sur la manière de présenter la situation dans ses projets. Il serait très facile d’utiliser des photos de malades de la tuberculose à l’article de la mort ou de malades de la lèpre aveugles et fortement mutilés. Sans occulter la réalité, Action Damien se refuse à montrer de telles images, par respect pour les malades eux-mêmes mais aussi pour les personnes qui, en Belgique, seraient susceptibles de voir ces images. un autre exemple pratique du respect ? Voici quelques années, Action Damien a voulu frapper l’opinion publique belge en plantant des croix devant l’Atomium, à Bruxelles, à l’occasion de la Journée mondiale de la tuberculose du 24 mars. Concrètement, il s’agissait de planter deux cent quarante croix, symbolisant le nombre moyen de personnes qui mouraient toutes les heures de la tuberculose, quelque part dans le monde. Sur ces petites croix de bois étaient gravés le nom et l’âge de personnes réellement décédées de la tuberculose au Congo, au Bangladesh, au Guatemala et au Nicaragua l’année d’avant. Mais, par respect pour la vie privée, par respect des malades et de leur famille, seuls l’âge, le prénom et l’initiale du nom ont été inscrits. Même si le risque que le proche d’une personne décédée au Congo, au Bangladesh, au Guatemala et au Nicaragua se trouve par hasard devant l’Atomium à ce moment-là, était nul… Ce respect, Action Damien le met en œuvre aussi outre-mer, dans ses projets. D’abord, on peut le rappeler, elle ne décide jamais de son propre chef de partir quelque part, mais elle attend que les pays qui connaissent des difficultés dans leur lutte contre la lèpre et la tuberculose fassent appel à elle. Ensuite, elle n’envoie pratiquement aucun expatrié, mais fait très largement confiance au personnel local, en lui donnant un contrat et, si nécessaire, une formation complémentaire. Enfin, sur place, Action Damien se bat pour tous les malades, hommes ou femmes, riches ou pauvres


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(même si ce sont principalement les pauvres qui habitent dans les régions où elle travaille), jeunes ou moins jeunes. tous les malades sont pris en compte et sont respectés dans leur dignité d’être humain. Comme du temps de Damien, jadis, à Molokaï… C’est d’ailleurs pour aller encore plus loin dans cette optique de « professionnalisme à visage humain », selon l’expression d’un de ses anciens présidents, qu’Action Damien a imaginé un nouveau type d’intervention. Nous y reviendrons plus tard. Damien était opiniâtre. Il n’abandonnait pas. Action Damien n’abandonne pas non plus. Jamais. Cent fois sur le métier, elle remet son ouvrage. Ici et là-bas. Les volontaires d’Action Damien se battent parfois depuis des dizaines d’années. Et ils sont toujours là. Ils veulent sans cesse en faire plus. Quel que soit le temps, ils battent le pavé lors du dernier weekend de janvier pour vendre les marqueurs de la campagne. Et les refus qu’ils peuvent subir ne les découragent pas. Ils savent pourquoi ils agissent, ils sont convaincus du bien-fondé de leur action. C’est pourquoi certains bénévoles vont bien au-delà de la vente des marqueurs. Certains se battent pour trouver eux-mêmes des vendeurs et jonglent avec les plages horaires pour s’assurer d’une couverture optimale des grandes surfaces de leur région. D’autres consacrent leurs mois de janvier et de février à faire des animations dans les écoles, autour du film de la campagne de janvier. D’autres encore organisent des actions, des expositions ou des événements au long de l’année. Et certains (parfois les mêmes d’ailleurs) tiennent des stands dans des festivals, des marchés de Noël, des salons ou des courses cyclistes notamment. Et ils ont toujours le même but : récolter des fonds ou sensibiliser la population belge à la lutte d’Action Damien.


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Outre-mer, le personnel local d’Action Damien déborde aussi de courage et d’opiniâtreté. trois cent soixante-cinq jours par an, des hommes et des femmes se démènent pour soigner leurs compatriotes malades. Que le pays soit en guerre ou non, qu’il y ait des routes ou pas, qu’il fasse sec (et affreusement chaud) ou qu’il tombe des trombes d’eau, quelles que soient les circonstances, ils sont là. En jeep, à vélo, à cheval ou à pied, ils vont jusque dans les coins les plus reculés de leur pays pour dépister, soigner et guérir. Même si la tuberculose continue à tuer et si les complications peuvent être terribles, ils ne baissent pas les bras et cherchent des solutions. Même si la lèpre est moins importante qu’avant, ils continuent à la traquer pour qu’elle ne soit pas négligée. Et ils seront là jusqu’à ce que le dernier malade soit guéri. Même s’ils doivent parfois passer des journées entières sur des routes défoncées qui cassent les amortisseurs et réduisent le dos en compote, même s’il leur faut porter des caisses de médicaments sur le porte-bagages de leur vélo, même si la salle d’attente du centre de santé déborde de malades qui attendent leur tour et qui n’ont pas de quoi manger. Damien n’a pas lutté seul. Il a cherché et mis en place des collaborations. Depuis sa création, Action Damien ne fait rien d’autre… En Belgique, on ne le répétera jamais assez, Action Damien s’appuie sur des volontaires particulièrement dévoués, parfois depuis de très longues années. Mais elle peut aussi compter sur de nombreuses paroisses et beaucoup d’écoles qui la soutiennent, sans parler des médias qui lui ouvrent généreusement leurs colonnes ou leur antenne à l’occasion de sa campagne de fin janvier. Elle a également des relais dans des entreprises, qui l’aident financièrement, et peut aussi compter sur l’appui de personnalités connues du monde des médias, du spectacle ou du sport, comme Eddy Merckx, Saule et les Pleureurs, Jean-Louis


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Lahaye ou Adrien Joveneau, qui ont été voir sur place le travail dans les projets et qui en sont revenus aussi bouleversés que convaincus. Et nous ne citons ici que des personnalités connues dans le sud du pays, mais Action Damien compte également quelques ambassadeurs importants en Flandre. Il faut savoir en effet, et elle n’en est pas peu fière dans un pays aussi divisé, qu’Action Damien est l’une des dernières associations véritablement belges, où Wallons, Bruxellois, Flamands et germanophones travaillent ensemble, avec des objectifs et des moyens communs. Ce côté national est pratique, puisqu’il permet notamment de faire plus à moindre coût (on ne développe qu’une campagne et pas deux, on fait des économies d’échelle outre-mer, on imprime « en parallèle » les matériels francophone et néerlandophone, on n’a qu’un secrétariat, bilingue…). Mais c’est aussi une volonté de l’association (il n’a d’ailleurs jamais été question de scission au secrétariat national, au conseil d’administration ou lors des assemblées générales) et un plaisir pour les permanents et les bénévoles qui aiment à se rencontrer au-delà de la frontière linguistique et à échanger leurs expériences lors de quelques rencontres communes chaque année. Enfin, ce caractère unitaire est aujourd’hui une sorte de label de qualité auquel un Eddy Merckx, par exemple, est fortement attaché. Outre-mer aussi, la collaboration est essentielle pour Action Damien. Elle collabore étroitement avec les gouvernements des pays où elle est active (qu’elle implique dans la lutte contre la maladie), et parfois avec des ONG locales. Elle travaille au sein de la fédération internationale de lutte contre la lèpre (l’Ilep) qu’elle a contribué à créer, et est en dialogue constant avec l’union internationale contre la tuberculose et les maladies respiratoires (l’uICtMR) et l’Organisation mondiale de la santé (l’OMS). Elle soutient également la recherche scientifique, en Belgique et dans ses projets outre-mer. Enfin, elle favorise


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l’échange international d’expertise, comme lorsqu’un chirurgien congolais est formé par un collègue indien d’Action Damien, spécialiste de la chirurgie réparatrice de la lèpre… sans que personne, à Bruxelles, ne soit directement impliqué dans l’opération. Cette collaboration se fait aussi sentir parmi les anciens malades, qu’elle essaie d’impliquer dans le dépistage de nouveaux lépreux ou tuberculeux. Action Damien forme aussi des « auxiliaires de santé » ou des « village doctors » qui, grâce à quelques connaissances de base, permettent de référer des malades aux centres de santé ou fournissent des traitements. Elle soutient enfin des groupes d’anciens malades, comme le « Club des amis Damien ». Cette association, très active à Kinshasa, est constituée d’hommes et de femmes qui ont vaincu la tuberculose. Elle a notamment pour objet d’encourager les malades à suivre scrupuleusement leur traitement, mais aussi d’inciter les personnes suspectées de tuberculose à se faire examiner. Maxime Lunga, le président du « Club des amis Damien » est par ailleurs en charge de la communication d’Action Damien au Congo. Enfin, il y a l’inspiration. Damien avait son moteur : la foi chrétienne. Action Damien aussi a ses sources d’inspiration. Beaucoup sont marqués par la figure de Damien lui-même. Pas nécessairement par son côté religieux, plutôt par son travail exemplaire, là-bas, à Molokaï. On pense bien sûr aux permanents ou aux volontaires de l’association, mais ils ne sont pas seuls. Lors des référendums du « Plus grand Belge », Eddy Merckx a répété plusieurs fois que ce titre ne devait pas lui revenir, mais allait de droit à Damien, qui a offert sa vie à des gens qui n’avaient plus personne. Laurette Onkelinx, de son côté, a déclaré un jour : « Damien est un personnage hors du commun, un révolutionnaire en quelque sorte. un homme qui a eu un vrai courage. » Mais surtout : « Damien est le début de ma conscience sociale » ;


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dans la bouche d’une grande figure du socialisme belge, la phrase prend toute son importance. Adrien Joveneau aussi a été marqué par Damien et son « altruisme, à un tel point que c’est complètement déraisonnable ». Et l’animateur des « Belges du bout du monde » d’ajouter : « J’aime bien ces gens. une phrase américaine d’une dramaturge dit : “Bienheureux les fêlés, car ils laissent passer la lumière.” Et je trouve que c’est justement avec des personnes comme ça, en dehors des normes, que le monde avance. » trois exemples parmi d’autres qui permettent aussi de comprendre pourquoi Damien est resté aussi populaire et pourquoi, selon les mots de Jean-Louis Lahaye, « grâce à un type comme ça, il y a des gens qui se donnent à du deux cents à l’heure aujourd’hui pour une cause qui est juste ». Mais, au-delà de la figure de Damien, un sentiment prédomine vraiment chez la plupart des volontaires : celui d’appartenir à une grande famille, où chacun se sent chez soi, malgré ses différences. Outre-mer, l’inspiration est également importante. Certains sont fort marqués également par Damien. Au point que l’on retrouve son portrait dans un centre qui accueille des lépreux et des tuberculeux dans le tamil Nadu, au sud de l’Inde, ou dans le bureau d’un médecin congolais qui soigne notamment les Pygmées vivant dans la forêt équatoriale de l’Ituri… Mais il existe une ligne directrice chez la grande majorité du personnel local sur lequel s’appuie Action Damien : ce sont des hommes et des femmes qui croient en la médecine, en la guérison des malades, et qui sont, avant tout, des humanistes. Des gens qui croient en l’homme et se battent pour l’homme. En quelque sorte, à leur manière, des Damien d’aujourd’hui…


23. Projets de base n évoluant, on l’a écrit, Action Damien a grandi. Elle a aussi élargi son rayon d’action, touchant des populations de plus en plus importantes, grâce aux programmes nationaux. Cette approche est certainement la meilleure, puisqu’elle permet de toucher un maximum de malades potentiels en offrant au plus grand nombre l’accès aux soins de santé, en l’occurrence, pour Action Damien, aux traitements contre la lèpre ou la tuberculose. Mais cette approche, la meilleure en rapport « coût-efficacité », a forcément ses limites : en voulant toucher le plus grand nombre, elle ne peut répondre à tous les besoins spécifiques de tous les groupes de malades ou d’anciens malades. C’est normal. un programme national s’occupe du dépistage et du traitement « classiques » des malades. Dans certains pays, on va plus loin, on fait de la chirurgie réparatrice pour des lépreux mutilés ou paralysés, on prévoit des traitements pour tuberculeux multirésistants ou même, timidement, on fournit de la nourriture à des malades trop pauvres ou on essaie de travailler à la réinsertion d’anciens malades de la lèpre, guéris et mutilés. Mais ce n’est pas le cas partout, loin de là. Alors, une ONG comme Action Damien, pour qui le respect et la dignité des personnes malades sont essentiels, se doit d’agir comme l’aurait fait Damien. Et de mettre sur pied des « projets de base ». Ces projets sont récents, puisqu’ils ont été lancés en 2007. Mais l’idée avait déjà vu le jour dans l’un ou l’autre pays où Action Damien est présente, sans toutefois devenir systématique. Cependant, cette première

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approche, déjà pratiquée notamment en Inde ou au Bangladesh, a aidé à tracer les contours de ces projets de base qui répondent à plusieurs caractéristiques. Ils sont limités à plusieurs égards, puisqu’ils ne représentent qu’une petite partie du travail d’Action Damien outre-mer (pas question évidemment d’abandonner les programmes nationaux, qui ont prouvé leur utilité) et s’adressent à des populations restreintes, souvent pour une durée limitée. Ils ont parfois pour but d’initier un mouvement que le programme national va continuer, du moins on l’espère ; ils n’ont parfois d’autre objet que d’aider des populations spécifiques de malades ou d’anciens malades dans leur vie quotidienne, sans que cela doive devenir une facette des activités normales du programme. Ces projets peuvent être de nature médicale ou socio-économique. Ils peuvent être ancrés dans la réalité d’une région ou s’exporter au-delà des continents. En fait, ils s’adaptent aux besoins rencontrés sur place, à l’image du travail normal d’Action Damien. Mais à petite échelle. En ce moment, Action Damien développe principalement ses projets de base dans ses pays les plus importants (en termes de budget, de personnel et de malades dépistés). La plupart a trait à la réhabilitation socioéconomique, au sens large, d’anciens malades de la lèpre. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la réfection d’anciennes léproseries, comme en Chine ou au Congo. Les léproseries sont un vestige du passé, et Action Damien n’y travaille pas. Mais elles existent encore parfois et se sont transformées en véritables petits villages, abritant des dizaines de familles d’anciens malades. Et les conditions de vie y sont parfois à peine imaginables. C’est pourquoi Action Damien a décidé d’en rénover quelquesunes, notamment l’hôpital de la Rive, à Kinshasa. Cet ancien hôpital de référence pour les maladies de la peau a connu son heure de gloire, mais il est progressivement tombé en désuétude… tout en continuant à accueillir un certain nombre de lépreux et d’anciens lépreux. Aujourd’hui,


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vingt-quatre familles d’anciens lépreux vivent dans l’enceinte de l’hôpital, dans des conditions très difficiles (manque d’hygiène, logements vétustes, manque de moyens de subsistance, problème d’eau…). Action Damien a donc élaboré un projet qui améliorera leur cadre de vie, notamment par la rénovation des bâtiments, le parachèvement du système d’adduction et de distribution d’eau, ou la mise à disposition d’appareillages pour les moins valides. Mais l’hôpital entier sera concerné, puisque le but ultime est d’en faire un centre d’excellence pour la prise en charge des lépreux et la chirurgie réparatrice des complications de la lèpre. Dans ce but, la salle d’opération sera notamment remise à neuf. D’autres projets ont des volets immobiliers, mais sont davantage concernés par la construction que par la réhabilitation. Dans la province de Guizhou, en Chine, une dizaine de petites maisons seront ainsi construites pour des anciens lépreux fortement mutilés qui vivent dans un village de lépreux tombant en ruine. D’autres constructions seront faites en Inde, pour protéger les vaches et les chèvres de malades de la lèpre et de la tuberculose qui vivent dans l’État du tamil Nadu, dans le Sud du pays. Habitant à proximité de la jungle, ces malades font parfois dormir les animaux avec eux, dans la maison, pour les protéger des léopards. Dans ces conditions, seule une étable pourrait permettre aux bénéficiaires de vivre vraiment de leurs animaux. Les léproseries et les villages de lépreux abritent souvent d’anciens malades mutilés. Mais le problème de ces anciens malades dépasse largement le cadre des anciennes léproseries ou des villages de lépreux. On estime que, dans le monde, plus d’un million et demi de personnes guéries vivent aujourd’hui avec des séquelles de la maladie, comme des paralysies ou des mutilations, qui risquent de se produire lorsque le malade est pris en charge trop tard ou mal soigné. Et ces personnes risquent de souffrir de l’un des gros problèmes de la lèpre : la stigmatisation des


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anciens malades mutilés. Pour elles aussi, des projets de base ont été mis sur pied, notamment en Inde ou au Bangladesh. Ils consistent principalement à leur apprendre un métier et à leur donner les moyens de commencer leur activité. On se concentre principalement sur l’élevage (en fournissant des vaches, des cochons ou des chèvres) ou le petit commerce (en offrant une machine à coudre ou un rickshaw notamment). Le but, ici, est double : non seulement les personnes mutilées retrouvent de quoi subvenir à leurs besoins, mais en plus elles reprennent une place dans la société. Parmi d’autres, citons l’exemple d’une femme, au Bangladesh, qui était à peine tolérée dans son village à cause des stigmates — pourtant légers — de la maladie… lesquels l’ont d’ailleurs empêchée de se marier. Sa vie a changé presque du tout au tout lorsqu’elle a reçu une machine à coudre après avoir suivi des cours de couture et qu’elle s’est mise à faire des vêtements pour tout le village, dont elle est devenue un personnage important. D’autres projets visent la famille d’anciens malades mutilés, principalement leurs enfants. Dans les pays où Action Damien travaille, il n’y a généralement pas de couverture sociale. Pas de retraite, de pension de survie, de pension de veuve ou de pension d’orphelin ; pas non plus de CPAS. En général, lorsqu’ils sont devenus trop vieux pour travailler, les parents ne peuvent compter que sur leurs enfants pour les aider, une fois qu’ils sont devenus actifs à leur tour. Mais si, par manque de moyens financiers ou en raison d’un rejet social, les enfants — sains — de lépreux ne peuvent aller à l’école, ils ne pourront pas être instruits et formés et donc, plus tard, aider leurs parents, qui devront être assistés jusqu’à la fin de leurs jours ou qui risquent de tomber dans la mendicité. Voilà pourquoi Action Damien a également développé quelques projets de soutien à la scolarisation, comme à l’hôpital de la Rive de Kinshasa. Ainsi, ces enfants échapperont à la stigmatisation


projets De base

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qui frappe leurs parents mais, surtout, une fois devenus adultes, ils pourront subvenir aux besoins de ces derniers. Par ailleurs, d’autres projets du même ordre touchent de petits orphelins dont les parents sont morts de la tuberculose… comme les enfants que la reine Paola a vus à Fathimanagar, fin novembre 2008, lors de la visite royale en Inde. D’autres projets de base ont trait à la tuberculose, principalement pendant le traitement contre la maladie. Ils s’appliquent jusqu’ici à de plus « petits » pays pour Action Damien. Ainsi, au Rwanda, un projet est mené avec des malades multirésistants, obligés de suivre un traitement de deux ans à l’hôpital. Pour rompre la monotonie des jours et pour leur permettre de gagner leur vie à la sortie, Action Damien finance des formations, notamment d’artisanat. un projet du même ordre commencera d’ailleurs bientôt au Burundi, mais plutôt orienté vers la couture. toujours concernant la tuberculose, mais dans un domaine tout à fait différent, un projet va prochainement concerner quelques sans-abri de Salvador de Bahia, au Brésil, et les aider dans leur traitement en leur fournissant de la nourriture, en leur permettant de se déplacer vers les centres de santé et en assurant un suivi clinique. Ce volet nourriture est d’ailleurs présent dans d’autres projets, notamment en Inde, puisqu’on a constaté que des tuberculeux qui n’avaient pas assez à manger refusaient de poursuivre leur traitement. Certains reçoivent donc des compléments de nourriture, qui les aident à se soigner correctement. On le répète, les projets de base n’ont certainement pas pour vocation de remplacer le travail à travers les programmes nationaux de lutte contre la lèpre ou la tuberculose. Ils n’ont été officiellement lancés que voici peu, même si la rénovation des léproseries en Chine est un peu plus ancienne. Ils sont cependant amenés à prendre davantage d’ampleur, à se diversifier (notamment dans le domaine strictement médi-


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cal) et à s’exporter vers d’autres pays où Action Damien est active. Mais leur but est essentiel et ne changera pas, quel que soit le pays qui sera leur théâtre : veiller, au-delà de la guérison rendue possible par les programmes nationaux, à rendre aux malades ou aux anciens malades leur dignité d’être humain. Comme Damien le faisait jadis à Molokaï. Mais avec des moyens, des instruments et des connaissances dont l’Apôtre des lépreux ne disposait pas sur son île.


table des matières Introduction.................................................................................3 Première partie

Damien au fil Du temps 1. À peine né, déjà saint ? ............................................................7 2. À l’ombre du clocher .............................................................11 3. Loin du nid...........................................................................17 4. Au couvent............................................................................23 5. À Picpus................................................................................29 6. Étudiant................................................................................33 7. Deux frères ...........................................................................39 8. Le grand départ.....................................................................43 9. Prêtre missionnaire ................................................................49 10. Sur le terrain .......................................................................55 11. Bâtisseur de chapelles ..........................................................59 12. Pris au piège ........................................................................65


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table Des matières

13. « Secours des abandonnés » ..................................................71 14. Le curé de Kalawao .............................................................77 15. À couteaux tirés...................................................................83 16. Sources d’énergie.................................................................89 17. Sous les feux de la rampe.....................................................95 18. Crucifié...............................................................................99 19. Gloire intermittente ..........................................................103 20. À sa suite...........................................................................109 Deuxième partie

Action Damien 21. Quarante-cinq ans d’histoire .............................................115 22. Les valeurs de Damien ......................................................123 23. Projets de base...................................................................131







Achevé d’imprimer le 30 juin 2009 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).



Les auteurs Le père Édouard Brion est père des Sacrés-Cœurs et réside actuellement à Charleroi. Il a déjà consacré deux ouvrages au père Damien: Comme un arbre au bord des eaux, Cerf, 1994, et Un étrange bonheur, Cerf, 2008. Stéphane Steyt est responsable de la communication pour «Action Damien» (www.actiondamien.be). ISBN 978-2-87356-434-6 Prix TTC : 13,95 €

9 782873 564346

É. Brion – S. Steyt

La canonisation du père Damien met en évidence les dimensions de sa sainteté, son amour pour le prochain, sa solidarité avec les exclus et les parias de la société, les lépreux. Ces éléments sont amplement développés dans cette nouvelle biographie qui lui est consacrée, basée en grande partie sur des documents d’époque, dont de nombreuses lettres de Damien lui-même. D’autre part, le contexte actuel de cet événement invite à faire comprendre certains aspects de la vie et de l’époque de Damien. En effet, certains de ceux-ci sont devenus incompréhensibles suite aux changements introduits après le concile Vatican II. Bien plus, les enquêtes récentes ont souligné combien les citoyens de nos régions sont devenus étrangers à la vie actuelle de l’Église. Les biographies antérieures de Damien supposaient connues les manifestations ordinaires de la vie chrétienne : la vie paroissiale et la figure de son curé, les ordres religieux, la messe dominicale… Aujourd’hui, ce paysage s’est estompé. D’où il importe d’expliquer tous ces éléments du paysage et de mettre en lumière leur signification. Fort heureusement, le travail du père Damien auprès des lépreux ne s’est pas éteint avec sa mort. Certains s’inspirent de son exemple pour témoigner de l’évangile de par le monde. D’autres mettent sous son patronage leur présence auprès des exclus. Plusieurs se confient à lui dans leurs détresses. Quelques paroisses lui sont dédiées dans divers continents, etc. La dernière partie de cet ouvrage mettra en lumière un aspect essentiel de cet héritage : « Action Damien ».

Damien hier et aujourd’hui

Damien hier et aujourd’hui

Édouard Brion – Stéphane Steyt

Damien hieretaujourd’hui


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