Godfried Danneels
GODFRIED DANNEELS CONFIDENCES D’UN CARDINAL Entretiens avec Christian Laporte et Jan Becaus Préface d’Herman Van Rompuy, Premier ministre
CONFIDENCES D’UN CARDINAL
Avec la complicité de deux journalistes, le cardinal se livre dans une longue interview. Il évoque sa jeunesse, ses modèles, sa vocation, sa formation de liturgiste, Vatican II et le rôle de la squadra belga, tous les grands textes de l’Église, la crise de Louvain, la décolonisation, sa nomination comme évêque puis très vite comme archevêque, son statut de « papabile »… Il parle aussi, sans langue de bois, de la difficulté de croire, du rapport entre science et foi, de la dépénalisation de l’avortement en Belgique, du manque de vocation, mais aussi de son rapport aux médias et à la culture. Au fil des pages, le lecteur croisera des personnages que le cardinal Danneels a bien connus, comme le roi Baudouin, Jean-Paul II et Benoît XVI. Le cardinal Danneels apparaît comme quelqu’un de modéré, en recherche permanente du compromis mais avec un véritable francparler qui n’hésite pas à être critique, notamment vis-à-vis de la Curie romaine. Quelques articles de presse, plusieurs extraits de ses plus beaux textes spirituels et de nombreuses photos rendent ce livre particulièrement attractif. Christian Laporte est journaliste à La Libre Belgique après avoir longtemps travaillé
pour Le Soir. Chroniqueur religieux mais également journaliste politique, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire récente de notre pays.
Prix TTC 18,00 €
9 782873 866327
Racine
9 782873 564452
ISBN 978-2-87386-632-7
Fidélité
ISBN 978-2-87356-445-2
Racine
Racine
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Photo de couverture © Frank Bahnmuller
Jan Becaus est journaliste à la VRT.
CONFIDENCES D’UN CARDINAL Entretiens avec Christian Laporte et Jan Becaus |
Racine
CONFIDENCES D’UN CARDINAL
Godfried Danneels
CONFIDENCES D’UN CARDINAL
Entretiens avec Christian Laporte et Jan Becaus
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Racine
Les extraits de presse proviennent du journal la Libre Belgique. Toutes reproductions ou adaptations d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, réservées pour tout pays. © Éditions Fidélité, Namur, et Éditions Racine, Bruxelles, 2009 www.fidelite.be www.racine.be D. 2009, 4323.28 Dépôt légal : novembre 2009 ISBN 978-2-87356-445-2 (Fidélité) ISBN 978-2-87386-632-7 (Racine) Imprimé en Belgique
PRÉFACE
S’il se trouve dans l’establishment belge, quelqu’un qui personnifie la « solidité tranquille », c’est bien le Cardinal Danneels. L’évidence de sa foi, son calme imperturbable dans les questions épineuses et son affabilité étayent ce sentiment de confiante sécurité. Nous sommes loin de l’Église triomphante et de l’inviolabilité du Cardinal Van Roey, loin aussi de l’aristocratisme du Cardinal Suenens. Godfried Danneels, fils d’un instituteur de Kanegem, est resté fils de la terre ; il traduit par des images tirées du quotidien ses conceptions de la vie. Le Cardinal s’avère également homme de réconciliation dans la ligne de la grande tradition belge et flamande. Il « slalome » entre des points de vue opposés et trouve les mots qui guérissent et apaisent comme un baume. Peut-être représente-t-il plus encore un bâtisseur de ponts, pour Rome qui vit encore trop dans l’abîme entre la modernité et la tradition. Le Cardinal réconcilie celui qui naît à la foi et l’indifférent religieux avec le catholicisme. En lui, la foi n’est plus commandements, interdits, mais attention, soin, compréhension. L’Église n’est plus un « ennemi » mais une force positive, même si, pour beaucoup aujourd’hui, la vérité est un monde étranger au leur. Le Cardinal incarne ce que l’Église peut offrir de meilleur à nos compatriotes. La question est de savoir si sa disparition de la scène publique ne laissera pas un vide presque irremplaçable. C’est la grande tâche de l’Église de maintenir cet esprit, le seul qui possède un avenir. La victoire sur la crise de la foi et de l’institution
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est le labeur de générations, et même ainsi, ce ne sera plus jamais comme avant. Le Cardinal Danneels fut un précurseur sur ce chemin. Herman Van Rompuy Premier ministre belge
Chapitre I
JEUNESSE À KANEGEM 1933 – 1951
– Monsieur le Cardinal, transportons-nous septante-cinq ans en arrière : nous sommes le 4 juin 1933. C’est le dimanche de la Pentecôte. Vous veniez au monde comme premier enfant de Hendrik Danneels et de Madeleine Stofferis.Votre père était originaire de Dudzele. Qu’est-ce qui l’avait amené à s’installer à Kanegem ? – Mon père était l’aîné de sa génération et il avait lui-même perdu son père très jeune. C’est pourquoi, comme c’était une coutume à l’époque, il a pu entreprendre des études d’instituteur. Il n’y avait qu’une école normale en Flandre-Occidentale et elle se situait à Torhout. Le cycle d’études était alors de deux ans. J’ai l’impression qu’il a été diplômé vraiment très jeune, à l’âge de dix-huit ans. Et il se fait que le vicaire de Kanegem, qui avait une petite école paroissiale sous sa houlette, était en quête d’un instituteur. Je ne sais pas comment il a déniché mon père, mais peut-être a-t-il tout simplement eu accès à la liste des diplômés. Mon père a alors quitté Dudzele pour Kanegem ; je ne pourrais plus dire en quelle année exactement mais, en tout cas, il a voulu apporter une aide financière à sa mère. Elle était couturière et cela ne lui rapportait pas tellement. Étant célibataire, il logeait au-dessus d’une boucherie. En août 1932, il a épousé une jeune femme de Kanegem, la fille d’un boulanger qui habitait en face de l’église. Ils ont alors construit une petite maison à côté de la grande demeure du boulanger, entendez de celle de mon grand-père. Elle existe toujours ; il y a une plaque en cuivre près de la porte d’entrée comme sur la
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Naissance de Godfried Danneels, le 4 juin 1933 Le jour de la Pentecôte en 1933, le dimanche 4 juin, Godfried Danneels naissait à Kanegem, près de Tielt, en Flandre-Occidentale. La naissance de ce premier enfant de Hendrik Danneels, instituteur, et de son épouse Madeleine Stofferis allait être suivie de celle de cinq autres les années suivantes. Un peu partout en Europe, on assistait à la montée des périls. Plus particulièrement en Allemagne où Hitler allait parachever sa prise de pouvoir. Les autodafés avaient commencé le 10 mai 1933 dans des dizaines de villes universitaires allemandes et ponctuèrent la campagne nazie contre un pseudo esprit anti-allemand. Des listes noires d’ouvrages à rejeter virent le jour et ce afin de les éliminer très rapidement, au propre comme au figuré, des bibliothèques publiques et privées. Afin de donner un maximum de publicité à ces opérations, les autodafés étaient même annoncés dans la presse. Des milliers d’ouvrages de philosophes, de scientifiques, de poètes, de romanciers et d’auteurs politiques allaient ainsi disparaître en fumée. Une œuvre destructrice derrière laquelle se retrouvait la Centrale pour la presse et la propagande des étudiants allemands. La presse belge s’en fit aussi l’écho. Elle se pencha ainsi sur l’autodafé commis le 4 juin 1933 dans la ville de Schwerin, au nord de l’Allemagne, et dont on retrouva trace dans le Mecklenburgische Zeitung du 6 juin… « La nuit tombe à Schwerin. Le parti national-socialiste organise un Heimattreffen et entend ouvrir cette rencontre de manière spectaculaire. Les Nazis ont invité la population locale à se retrouver autour du Pfaffenteich, un grand étang en forme d’ellipse sis au centre de la vieille ville. Autour de la pièce d’eau, il y a plusieurs rangées de citoyens et, aux extrémités, se retrouvent des membres de la S.A., la Sturmabteilung, la milice du N.S.D.A.P., munis chacun d’un flambeau pas encore allumé. Ils attendent en fait un signal pour enflammer leurs torches. Précisément à 22 h 15, une fusée d’alerte déchire le ciel et en un minimum de temps la lumière tremblante des torches se reflète entièrement sur l’étang. Voilà qu’apparaît au milieu de celui-ci une embarcation avec des centaines de livres qu’enflamme à son tour une main anonyme. Pendant que le feu fait son ouvrage destructeur, le comédien local Arno Hoss, du Mecklemburgische Staatstheater, prend la parole. Il s’efforce de faire passer l’idée auprès de ses semblables que, dans la nouvelle Allemagne, seuls l’esprit et les idées qui émanent des livres allemands sont allemands et purs. » La mise en scène se poursuit alors par l’apparition d’une énorme croix gammée… L’on sait où mena cette vaste opération d’endoctrinement…
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Jeunesse à Kanegem
devanture de l’étude d’un notaire, mais ici elle précise que ce fut là que je vis le jour ! Mes parents sont allés s’installer dans cette petite maison et ils y ont élevé six enfants. Je ne pourrais plus vous dire comment nous avons fait pour y vivre à huit. Mais je dois préciser qu’il nous arrivait de nous arrêter chez le grand-père, car les deux cours intérieures se rejoignaient, se touchaient… – Votre grand-père paternel est décédé très tôt ? – Je ne l’ai jamais connu. Il était déjà mort depuis un certain temps lorsque mon père a décroché son diplôme. Je pense qu’il a succombé à une maladie, mais je ne pourrais plus dire laquelle. – Quel genre d’homme était Hendrik Danneels ? – Mon père était un véritable instituteur. Cela voulait dire qu’il avait trois grands dons ! Sur le plan pédagogique, il était très bien formé parce qu’il avait le sens du contact des enfants. Il avait aussi une très bonne capacité d’évaluation. C’était un homme d’ordre qui pouvait faire preuve de sévérité. Je devais d’ailleurs personnellement être très attentif : j’étais forcément en classe chez lui et il n’était pas question de faire un pas de côté. Mais à la maison, c’était un très bon père. Il était d’une curiosité incroyable. Il voulait être au fait de toutes les innovations, scientifiques ou techniques. À Kanegem, il fut certainement le premier à avoir eu un poste de radio à la maison. Et c’est aussi chez lui que l’on a pu voir le premier tourne-disque du village. Je ne pense pas qu’il fut encore le premier à avoir une télévision, mais alors ce fut quand même de peu. Il était particulièrement friand de ce genre de nouveautés, d’innovations techniques et technologiques. Dans la seconde partie de son existence, cela n’a certainement pas facilité la vie de ma mère. Il se rendait toutes les semaines au marché de Bruges. Il y avait là des marchands qui vantaient toutes sortes de nouveaux gadgets. Par exemple, pour ôter les taches des vêtements. Il ramenait donc presque chaque semaine une nouvelle « eau miracle » qu’il testait sur son costume, mais les taches, au lieu de disparaître, ne cessaient de s’étendre… Maman éprouvait chaque fois un serrement au cœur, car elle se demandait toujours ce qu’il allait encore lui ramener. Il rapporta souvent des remèdes anti-taches mais aussi toutes sortes d’ouvre-bouteilles.
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– Il écrivait aussi des livres ? – Je pense qu’il a dû suivre des cours pour donner un coup de main à des fermiers et des horticulteurs des petits villages des environs. Il faisait aussi beaucoup d’exposés dans les cafés, surtout le dimanche en fin de matinée, après la grand-messe. Et il s’était spécialisé en petit élevage. Les lapins, les pigeons, les poules l’ont beaucoup occupé et il a d’ailleurs publié deux opuscules sur ces sujets. Le premier, et c’était typique dans le cas de mon père, avait non seulement un titre trop long mais il était également mauvais ! Écoutez plutôt : Ce que j’ai entendu et cru bon de pouvoir dire sur le poussin de sélection. Ce genre de titre ne convient évidemment pas à la couverture d’une brochure, c’était beaucoup trop long, car ça prenait une demi-page ! Je vous avouerai que j’ai oublié le titre de son deuxième livre, mais il y était question d’élevage de poulets. – On peut imaginer qu’il lisait aussi beaucoup. Kanegem disposaitelle d’une bibliothèque paroissiale ? – Oui, il y en avait une, mais l’on n’y trouvait que des œuvres d’Ernest Claes, de Georges Rodenbach et de Guido Gezelle ; il ne devait pas y avoir autre chose. Mais mon père était abonné à des revues. Là, c’est plutôt curieux : ce n’était pas des revues scientifiques mais, par exemple, De Haagse Post, une publication hollandaise. Il lisait aussi beaucoup de journaux. – Il était abonné ? – Il lisait tous les jours un journal flamand. Pendant la guerre, c’était Volk en Staat. C’était aussi un fidèle lecteur de La Libre Belgique. Il continuait à apprendre un peu partout tout en suivant des cours outre, bien entendu, la lecture d’œuvres de vulgarisation sur les lapins, les pigeons, etc. – De quels talents avez-vous hérité de votre père ? – Je pense avoir hérité de ses trois talents… Je suis au moins aussi curieux que lui, j’ai certaines prédispositions pédagogiques et je peux aussi faire montre d’une grande empathie envers le public auquel je m’adresse. Par contre, je n’oserais pas dire que j’ai hérité de sa sévérité ; en tout cas pas de celle du maître d’école. Car j’ai quand même hérité aussi des caractéristiques de ma mère. C’était 10
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une femme très douce et très calme qui parvenait à relativiser les choses, et qui a su faire preuve d’une compassion sans limites avec les gens. Jamais, au grand jamais, je n’ai entendu ma mère condamner quelqu’un qui aurait commis un faux pas. Jamais, elle n’aurait dit : « Ce misérable n’aurait pas dû faire ceci ou cela. » J’ai aussi un peu ce côté-là. Il m’est difficile de prendre des décisions dures. – Parliez-vous le ouest-flamand à la maison ? – Oh oui, certainement, mais… ce n’était pas vraiment du ouestflamand. Le parler de Kanegem est presque de l’est-flamand puisqu’il se trouve aux confins des deux Flandres. Six kilomètres à gauche du village, Tielt est encore ouest-flamand alors que Poeke qui se situe à deux kilomètres, mais à droite de Kanegem, est estflamand. C’était donc une langue un peu mélangée, mais pas du ouest-flamand « pur jus » comme les parlers de Bruges, de Poperinge ou de Roulers. En fait, c’était un parler ouest-flamand un peu amendé ! – À l’époque, l’on ne parlait donc pas encore l’ABN à l’école ? – Ah si si, les cours se donnaient en algemeen beschaafd nederlands mais… avec un fort accent de Flandre-Occidentale. – Avez-vous perdu la pratique de ce parler local ? – Non, quand je me rends dans ma famille, je parle le West-Vlaams, enfin… le nôtre comme je viens de vous le dire. Mais ici, à Malines, je ne le fais plus jamais et je vous dirais que je n’y pense même plus. Depuis trente ans, je pratique donc l’ABN, sans doute avec un léger accent qui trahit mes origines. C’est indélébile, c’est presque une marque de fabrique. – Lequel de vos parents était le plus croyant ? – Tous les deux avaient la foi. Mon père avait une foi intellectuelle. Il posait aussi des questions, des questions critiques. Il se les posait à lui-même, pas à nous. Ma mère avait une foi très simple, mais surtout très humaine. Mais mon père lisait aussi beaucoup au contraire de ma mère qui ne lisait pas ou presque pas. Je me souviens encore très bien que mon père avait des problèmes avec le curé. En ce temps-là, dans les villages, les instituteurs et les curés fai-
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saient cause commune. Mais assez étonnamment, tous les curés dont nous avons hérité dans notre village de mille âmes étaient tous ou presque tous des pasteurs qui avaient été remerciés ailleurs ! – Savez-vous pourquoi ils atterrissaient à Kanegem ? – Dans l’ensemble, ils avaient eu des difficultés ou un caractère impossible… C’est pourquoi ils étaient envoyés dans des petites communes. À Kanegem, nous avons presque toujours eu pareils curés. J’aurais pu devenir un second Walschap vous savez… J’avais un an d’avance sur le reste de la classe, mais je suivais la catéchèse avec eux. Le curé avait une dent contre mon père parce qu’il avait refusé que je sois acolyte. Il trouvait que j’étais encore trop petit pour me lever si tôt le matin. Et le prêtre s’était dit qu’il allait pouvoir ennuyer l’instituteur en se vengeant sur moi ! De manière un peu pernicieuse ! Il m’avait laissé participer à la catéchèse pour la confirmation mais, un mois avant le grand jour, il est venu me trouver pour me dire qu’il ne savait pas encore si je pourrais être confirmé parce que j’étais trop jeune. Il allait donc, avait-il ajouté, le demander à l’évêque. Deux ou trois semaines plus tard, je lui ai demandé s’il avait reçu une réponse. Et le curé de me répondre par la négative. Pire, la veille du jour de la confirmation, il me disait encore qu’il n’avait toujours pas reçu de réponse. Alors, très inquiet, je lui ai demandé ce que je devais faire. Il me répondit que je devais venir et m’installer tout au fond de l’église. Lorsque l’évêque ferait son entrée dans l’église, le curé lui aurait alors demandé si je pouvais être confirmé. Et à son tour en passant par la grande nef, il m’aurait dit si oui ou non, j’allais recevoir le sacrement de confirmation. J’étais là, dans l’angoisse, mon petit cœur battait la chamade. La vérité était que le prêtre n’avait évidemment rien demandé du tout à Monseigneur. Et quand il est passé près de moi, il m’a dit que je serais confirmé, mais en tout dernier lieu, à la fin de la cérémonie ! J’ai raconté tout cela à mon père mais il était visiblement déjà au courant. Et alors qu’il faisait preuve d’une loyauté absolue à l’égard de l’institution, il m’a dit : « Écoute fiston, l’Église elle durera plus longtemps que les curés… » Mais ce curé avait tout de même mis
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le couteau sur la gorge d’un petit garçon dont il savait qu’il était très sensible, du moins à l’égard de ces choses-là… – Aviez-vous l’habitude de prier à la maison ? – Oui, mais sans exagération, avec modération ! Nous allions à la messe, presque tous les jours. Mais pas mon père… qui y allait le mercredi et le vendredi. Pas davantage, il ne fallait quand même pas exagérer ! – Et le dimanche quand même ? – Oui, oui, le dimanche. Surtout au mois de mai. Nous nous retrouvions le soir autour de la cheminée parce qu’une statuette de la Vierge Marie y trônait. Je m’en souviens fort bien. On priait aussi au mois de juillet pour le Sacré-Cœur. Le reste du temps, c’était moins systématique. – Et vous alliez parfois en pèlerinage ? – Nous n’y allions jamais en famille. Ma mère avait l’habitude de se rendre chaque année à Oostakker. C’était le sanctuaire le plus proche. Puis on allait aussi à Leuven, le 19 mars, le jour de la SaintJoseph, dans la petite église des Picpus, là où se trouve le tombeau du père Damien. C’était une tradition annuelle chez les Danneels… – L’Église jouait déjà un grand rôle dans votre jeune existence. Étiezvous fasciné par la liturgie ? – Oui, il y avait de la fascination pour quelque chose dont je dirais aujourd’hui que cela n’en valait guère la peine. Évidemment, la liturgie vaut toujours que l’on prenne du temps pour elle, mais il y avait la manière ! Et là, c’était vraiment très pauvre. Mon père aimait la liturgie, mais elle était de piètre qualité à la paroisse de Kanegem. Ni le curé, ni le vicaire n’étaient en fait des spécialistes. Reste que mon père avait l’habitude pendant la Semaine sainte d’expliquer aux élèves ce qui se passerait chaque fois le lendemain, le Jeudi saint, le Vendredi saint, le Samedi saint… Il y consacrait la dernière demi-heure des cours bien que personne ne s’y rendait quand même jamais. Le Vendredi saint, il détaillait ce qui allait se passer le lendemain à l’aube, pendant la Veillée pascale. En fait, cela se passait très tôt le matin, dès cinq heures, et donc pas le soir
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comme c’est le cas de nos jours. Tout y passait : le feu, le cierge pascal, la profession de foi, l’eau baptismale. Une année, en rentrant à la maison, j’ai dit à mon père que je voulais y aller le lendemain matin. Il m’a répondu que je ne pouvais pas parce que j’étais trop petit. Mais je continuai à insister, quatre, cinq fois… alors ma mère lui a demandé à quoi cela servait de donner toutes ces explications si l’on ne pouvait quand même pas s’y rendre. Finalement, mon père a cédé, mais il a dit qu’il ne se lèverait pas lui-même. J’avais donc dû mettre mon réveil à quatre heures et demie du matin. Il faut se rappeler que l’église n’était qu’à cinquante mètres de la maison. Je me suis donc levé à l’heure dite et suis allé à l’église alors qu’il faisait encore noir. Quand je suis entré dans le lieu de culte, il n’y avait au fond de l’église que le curé, le vicaire et le sacristain qui préparaient le feu. C’était impressionnant d’entrer dans ce vaste édifice à peine éclairé par le feu. Le curé, en me voyant, a dû penser que je m’étais enfui de la maison, mais il n’a rien dit. Il espérait probablement que je deviendrais acolyte après cela. Il m’a finalement dit d’approcher. Et j’ai donc été le seul paroissien à assister à l’ensemble de l’office avec le curé, le vicaire et le sacristain. Je ne puis pas dire que c’était beau, c’était même plutôt pauvre, mais j’avais vraiment été très impressionné par la succession de petits gestes comme allumer le feu, chanter devant un cierge dans l’obscurité, allumer progressivement les lumières et bénir les fonts baptismaux. Les fidèles n’arrivaient que vers sept heures du matin pour venir chercher de l’eau bénite. Cette cérémonie a eu une énorme influence pour moi, pour la suite de ma vie. Je répète que si je revoyais cela aujourd’hui, je trouverais cela très pauvre. Mais bon, il y avait autre chose que la présentation, la forme extérieure, l’enveloppe. J’ai ressenti ce que je vivais là comme quelque chose de sérieux. – La forme ne prime donc pas sur le fond ? – Certainement pas pour moi. Mais je ne peux pas l’expliquer non plus. Et je ne dis pas non plus qu’il ne faut pas soigner la forme. Mais il y avait une sorte de fluide ou un champ magnétique dans lequel j’avais été entraîné et je me disais qu’il y avait là quelque chose de l’ordre de l’invisible. Cette propriété de perception de l’invisible m’habite encore aujourd’hui. Un deuxième événement m’a 14
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beaucoup influencé : c’était pendant la guerre. Nous n’étions pas pauvres et on ne manquait pas de victuailles, on pouvait même dire que l’on avait à manger. Mais derrière chez nous, il y avait une famille qui souffrait vraiment de la faim. C’était chez mes petits copains de jeu de l’école. Ma mère me demandait toujours de rentrer à la maison avant le goûter, car ces gens n’avaient pas les moyens de subvenir à leurs besoins. Comme j’étais obéissant, je rentrais chez moi, mais il m’est arrivé à plusieurs reprises de prendre des tartines chez nous et d’aller les apporter à mes camarades qui avaient le même âge que moi. Cela m’a beaucoup influencé sur le plan social, je pense. Et pourtant, la dimension liturgique l’a toujours emporté chez moi sur la dimension sociale. C’est encore le cas maintenant. – Finalement, vous êtes quand même devenu acolyte et vous l’avez même été pendant des années ? – Oui, plus tard. Jusqu’à mes années de collège ; et même au-delà, jusqu’à mes quatorze, quinze ans. Pas plus tard, car à seize ans, l’on ne pouvait plus servir la messe, alors qu’aujourd’hui, on peut le faire jusqu’après ses dix-huit ans. – Votre famille était-elle bien intégrée à Kanegem ? – Oui, des deux côtés. Mon père était instituteur ; il a donc donné cours à tous les garçons de la paroisse pendant trente ans. Il connaissait dès lors toute la paroisse. Lorsque c’était la kermesse au village et que des jeunes revenaient de la fête, la nuit, en chahutant et en chantant, mon père les reconnaissait tous au seul son de leur voix ! Maman était également pleinement intégrée. Comme ses parents, elle était née à Kanegem et elle connaissait tout le monde. Bref, nous pouvions identifier tout le monde au village, mais mon père était un homme plutôt réservé. Il n’allait jamais au café et il imposait toujours une distance d’instituteur. Mon père, que tout le monde appelait « Maître », n’était pas vraiment attiré par la foule. – Jouait-il dans la fanfare de Kanegem, pour autant qu’il y en eût une ? – Non, mais… il en a dirigé une dans le village voisin. Il était de fait très porté sur la musique.
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Godfried Danneels en première année, Kanegem (1939-1940 ?) Archives privées du cardinal Danneels
Mgr Danneels donne la communion à ses parents au cours de son accession au siège archiépiscopal de la cathédrale Saint-Rombaut, à Malines Archives de l’archevêché, Malines
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– Jouait-il aussi d’un instrument ? – J’ai l’impression qu’il a dû jouer de la clarinette, mais je ne l’ai jamais vu à l’œuvre. Je l’ai davantage connu comme dirigeant. Mais c’était une fanfare très simple qui n’attirait pas les regards. – S’était-il investi dans la politique locale ? – Absolument pas ! Pendant la guerre, il a pris en main la gestion du Winterhulp, le Secours d’hiver, qui faisait de la soupe tous les samedis pour les démunis. Il avait assumé cette charge parce qu’il connaissait beaucoup de fermiers qui lui fournissaient de la viande et des légumes pour faire ces soupes bien utiles en ce temps-là. Il l’a fait pendant quatre ans, si je me souviens bien. Après la guerre, quelqu’un de la paroisse l’a accusé de collaboration avec les Allemands. Pendant deux jours, il a été détenu et enfermé à SainteCroix, près de Bruges. Ils se sont très vite rendu compte qu’il n’avait rien à se reprocher. N’empêche que cette affaire l’avait fortement marqué, car un dimanche matin, il avait vu un avis collé à la porte de l’église, qui le condamnait. Déjà auparavant, mais surtout à ce moment, il a tourné le dos à la politique, car il avait beaucoup souffert de cette affaire. – A-t-il su qui était son accusateur ? – Bien sûr, comme souvent dans des cas semblables, c’était une vengeance pour un fait du passé. Il n’a fallu que quelques semaines pour tourner la page. – Quelle était la majorité politique à Kanegem en ce temps-là ? – Catholique… homogène. Mon père était de surcroît très respecté par l’ensemble du village. – C’était une époque troublée. Vous êtes né l’année de l’arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne précédant de peu la guerre civile espagnole puis la Deuxième Guerre mondiale. Évoquait-on ces sujets chez vous ? – Non, en fait, nous vivions en marge du conflit. J’avais sept ans quand la guerre a éclaté. Mon seul souvenir est que toute la famille s’abritait dans la cave. Je me souviens aussi des avions britanniques et américains qui survolaient la maison. Ils larguaient du papier argenté pour brouiller les ondes, je pense. Les chemins de cam-
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pagne et les champs en étaient remplis. C’est une autre image qui me revient. Puis, je me rappelle de la libération par les troupes polonaises. Deux tanks ont traversé Kanegem et il n’y a pas eu de coups de feu. Sauf au départ de la colonne allemande, quelques heures plus tôt. Un résistant avait tiré sur la colonne qui commençait à battre en retraite. Alors les Allemands ont pénétré dans une maison où vivait un ménage avec trois enfants, une fille et deux garçons. Des gens très sympathiques avec des enfants très optimistes et joviaux. On aurait dit des fleurs qui s’épanouissaient. Hélas, le père, la mère et deux des enfants ont été abattus de sangfroid. Un des garçons qui était en fait un de mes copains – il avait le même âge que moi – s’était réfugié dans les buissons. Il a seulement été atteint au bras et a pu survivre au carnage. Plus tard, je l’ai retrouvé sur les mêmes bancs d’école. Je pense qu’il est mort jeune mais je n’en ai plus un souvenir très précis. Les Allemands ont ensuite incendié la maison avec les dépouilles des membres de la famille à l’intérieur. Je me rappelle encore que l’on a célébré un office à leur mémoire, le soir à l’église avec des cercueils bricolés et cloués à la hâte qui contenaient leurs restes carbonisés. C’était horrible ; ce fut une vision que je n’oublierai jamais. – Où avez-vous rencontré les premiers Allemands en 1940 ? – C’était au village. Ils l’ont traversé très vite. En fait, il n’y a jamais eu d’échanges de coups de feu à Kanegem pendant ces années noires, sauf à la Libération comme je viens de vous le raconter. La maison se situait un tout petit peu en dehors de la commune. – Votre père était distant de ce tout ce qui, de près ou de loin, avait affaire avec l’Ordre Nouveau ? – Oh oui ! il n’en était pas partisan. La politique ne l’intéressait pas et il ne m’en a en tout cas jamais parlé personnellement. – Est-ce que des jeunes de Kanegem sont partis sur le front de l’est ? – Je n’en sais rien. Il y en a peut-être eu l’un ou l’autre, mais ce n’était pas un sujet de conversation chez nous. Personne ne se sentait concerné par cela, ni mon père, ni aucun de nous. Quant à ma mère, elle était résolument rétive à la politique.
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Jeunesse à Kanegem
– Vous espériez quand même que la guerre se termine vite. Ecoutiez-vous la radio de Londres ? – Je n’en sais rien. Il est possible que mon père le faisait quand nous étions au lit. Après la guerre, par contre, il est certain que la radio occupa une place de choix dans notre famille. Mieux, elle était au centre du salon et tous les samedis soirs, nous écoutions une émission de la chaîne hollandaise « Negen… de klok ». C’était un programme aux accents satiriques. Je me souviens très bien de ces retrouvailles autour du poste. – Vous étiez l’aîné de six enfants.Vous sentiez-vous chargé d’une certaine responsabilité ? – Oui, quand même un peu : il fallait montrer le bon exemple ! – On vous le rappelait parfois, que vous étiez l’aîné ? – Cela allait de soi. J’étais traité comme un adulte et donc je me comportais aussi comme un adulte ! – Mais avez-vous pu assumer pleinement votre enfance ? – Oui et non. Attention, j’étais très heureux. Je recevais des livres de mon père et bien d’autres choses encore. Il m’achetait le Spirou chaque semaine. Il m’a bien encouragé à la lecture. En tout cas, il m’a aidé à me responsabiliser. – Et vous préfériez donc la lecture au football ? – J’étais trop petit pour jouer au football. Je n’ai jamais grandi et c’était un désavantage pour être un footballeur digne de ce nom. J’ai donc compensé cela par mes études. Je me disais que si les autres pouvaient être des as du ballon rond, je serais au moins un champion en classe. – En septembre 1945, vous voilà sur le chemin du collège SaintJoseph de Tielt. Ce n’était pas loin de Kanegem et pourtant on vous avait inscrit à l’internat. Pourquoi ? – Je pense que ma mère a été pour beaucoup dans cette décision. Elle ne voulait pas que je doive rentrer tous les soirs à vélo dans le noir. Surtout qu’il y avait six kilomètres entre l’école et la maison et que la route était mauvaise. Qui plus est, les conditions climatiques n’étaient pas toujours fameuses ! Ma mère trouvait que j’étais trop petit et trop faible. Et je suis donc resté en pension à Tielt. 19
Godfried Danneels entre au collège de Tielt Âgé de douze ans, Godfried Danneels entame le 3 septembre 1945 ses études secondaires au collège Saint-Joseph de Tielt. Sa classe est la 6e latine B. Bien que l’école soit située près de son domicile de Kanegem, il y fut d’emblée inscrit à l’internat. Il devait y rester pendant six ans et ce en étant chaque fois premier de sa classe. Ses bulletins rappellent qu’il fut le meilleur dans pratiquement toutes les disciplines : latin, grec, néerlandais, français, anglais, histoire, géographie, mathématiques, sciences naturelles, histoire de l’art et, last but not least, religion. Le 30 juin 1951, la ville de Tielt remettait la médaille d’or d’honneur à l’élève de rhétorique Godfried Danneels, Premier prix d’Excellence. Lorsque Godfried Danneels entre à « la grande école », la Belgique et le monde sortent encore de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Asie et toute la vie publique et quotidienne tourne encore autour de ses conséquences. Petite sélection de l’édition du lundi 10 septembre 1945 de La Libre Belgique… «Le drapeau américain flotte sur Tokyo : le général McArthur a fait son entrée samedi dans la capitale nipponne. » La dépêche mentionne que « les Japonais cherchent à sauver la face en créant la légende d’une armée invincible et ce en aménuisant l’étendue de leur défaite militaire. Le chiffre publié à Tokyo de 310 mille soldats japonais tués pendant la guerre est considéré comme fantaisiste à Londres. Des estimations officieuses, mais de source bien informée, fixent le chiffre réel à environ un million et demi. » « Mort de la princesse Stéphanie ». La Libre Belgique nous apprend encore la mort en Hongrie de S.A.R. la princesse Stéphanie, duchesse de Saxe, princesse de Saxe-Cobourg-Gotha, à l’âge de quatre-vingt-un ans. « La veuve de l’archiduc Rodolphe d’Autriche était née le 21 mai 1864. Le drame de Mayerling qui confirma l’infortune de la princesse est toujours présent dans toutes les mémoires. » La Libre Belgique rappelle aussi qu’elle n’eut qu’un enfant, la princesse Élisabeth et qu’elle se remaria avec le comte hongrois Lonyay de Hagy-Lonyay. La fille de Léopold II résidait depuis un an au château de Oroszvar. « Une exécution capitale à Charleroi. Hier matin à 7 h 30, le chasseur de réfractaires, Guillaume Nestor, âgé de 34 ans, de Solré-sur-Sambre a été fusillé. Il a fait montre d’un calme extraordinaire, refusant le bandeau, ses dernières paroles ont été : je suis innocent. Guillaume était père de six enfants. C’est le 7e traître exécuté à Charleroi. » La Libre Belgique rend encore compte d’un « grand meeting » de soutien à Léopold III sous le titre « Fidélité royaliste ». Enfin, rapporte le quotidien, « le Moniteur annonce la distribution de 350 grammes de citron par enfant de 0 à 14 ans ainsi qu’aux malades diabétiques. Un ticket bon pour trois citrons sera remis en même temps que les timbres de rationnement aux bénéficiaires. »
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– Vous vous y êtes adapté facilement ? – Oui, je n’en ai jamais ressenti un quelconque malaise. Il y avait bien un moment de blues, tous les dimanches après-midi, entre quatre et six heures du soir après les vêpres. Là oui, on avait tous le cafard, mais on veillait à le combattre aussi tous ensemble. On était à l’étude et on pouvait lire tout en écoutant des disques. Le surveillant avait un poste de radio et un tourne-disque. Et il nous initiait à la musique de l’époque : c’est alors qu’on a découvert des sérénades comme celle de Tocelli, mais aussi « Poète et paysan » de von Suppé et tous les succès de l’époque. – Il y avait un autre défi pour vous : premier de la classe chez vous à Kanegem, vous alliez être confronté à l’élite d’une plus grande région. Est-ce que cela vous a incité à faire plus d’efforts ? – J’y étais doublement encouragé ! Je voulais m’affirmer. Sur le plan physique et sportif, je n’étais rien. Rien du tout… Je ne courais pas assez vite et je voulais compenser cette lacune. Mais en même temps, j’étais très curieux et j’aimais les études. Pour moi, aller à Tielt m’ouvrit aussi un nouveau monde ou plutôt divers nouveaux mondes : le latin, le grec, le français, l’anglais et l’allemand ainsi que l’Histoire. Ce fut une suite de révélations. – Et c’est ainsi que vous alliez être premier en tout sauf en éducation physique… – J’étais même parmi les tout derniers. J’ajouterai qu’en dessin non plus, je n’excellais guère… – Quelles personnalités avez-vous appris à apprécier plus que d’autres au cours de vos études ? – Il y avait certainement les grands auteurs classiques qu’on lisait en classe comme Virgile ou Homère. En littérature néerlandaise, notre choix était bien plus limité : nous utilisions une anthologie composée par les jésuites et ces derniers avaient établi un choix très épuré. On ne lisait que des auteurs dont je décommanderais fermement la lecture aujourd’hui ! Je pense par exemple à Potgieter. C’est vrai que ce que nous lisions était vraiment faiblard. Par contre, pour ce qui est de la littérature française, nous avons eu de très bons professeurs au cours des trois dernières années. En fait, c’est là que j’ai appris et perfectionné mon français. 21
– Il y eut aussi M. Moerman… — Moerman venait de Courtrai, mais c’était un francophone. Il nous lisait des extraits du Grand Meaulnes, d’Alain Fournier, le samedi à la dernière heure, alors que tout le monde était fatigué. De temps en temps, il devait bien nous traduire l’un ou l’autre passage, mais il nous lisait quand même tout en français. C’est là que je me suis initié à la grande littérature française. – Quels autres grands auteurs français vous ont frappé à ce momentlà ? – Nous lisions du Verlaine, du Rimbaud, du Musset. Les classiques aussi, comme Racine, par exemple… – … mais rien de Baudelaire, qui était toujours à l’index ? – Je pense, en effet, que nous n’avons rien lu de sa plume… – Même pas « l’Albatros » qui est quand même un poème « correct » ? – Ah oui, celui-là oui parce qu’il était dans les Modèles français. – À propos de modèles admiriez-vous certains de vos maîtres ? Ou plutôt vous enthousiasmiez-vous pour certains d’entre eux ? – Je m’enthousiasmais surtout pour mes enseignants dont l’un était originaire de Kanegem. – Vous pensez à l’abbé Daniel Billiet ? – Il avait été dans un camp de travail allemand pendant la Deuxième Guerre mondiale, puis il avait contracté la sclérose en plaques. J’étais très lié à lui. – Avait-il fait de la Résistance ? – Non, il avait été fait prisonnier de guerre en mai 1940 et déporté en Allemagne où il avait été détenu pendant plus de deux ans. Il y était tombé malade et avait pu rentrer. – Quels cours vous donnait-il ? – En ce temps-là, le titulaire de la classe donnait tout. En quatrième latine, il nous donnait latin, grec… en fait, presque tout à l’exception des mathématiques et de la physique.
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– Pourriez-vous nous expliciter ce lien particulier qui existait entre vous ? – L’abbé Billiet incarnait pour moi l’image idéale du prêtre. Très humble et très priant, il avait un grand sens du pardon. C’était un homme très miséricordieux. Il portait en lui le mystère de la souffrance. Il avait la patience et l’acceptation de la souffrance, l’acceptation de sa propre croix. J’ai appris cela avec lui ; c’était un homme vraiment admirable sur ce point. Il m’a révélé un aspect du christianisme dont on se passerait bien et que l’on n’aime pas vivre : c’est la souffrance et le mystère de la Croix. Ce n’était certainement pas un doloriste, loin s’en faut, mais il vivait une certaine mystique de la souffrance. – Auriez-vous été influencé par l’acceptation de sa souffrance ? – Il avait une patience incroyable. Je n’ai jamais entendu cet homme se plaindre. Et en outre, il était d’une grande gratitude
L’abbé Daniel Billiet
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chaque fois qu’on l’aidait, surtout à la fin, car il ne pouvait plus se déplacer. – Était-ce un grand pédagogue ? – Ce n’était pas un grand intellectuel. Mais il « dominait » bien la quatrième latine. Il était d’un dévouement absolument incroyable. Le latin qu’il devait enseigner n’était pas très difficile. C’était la Guerre des Gaules, de César. En outre, c’était quelqu’un qui avait le souci de chacun de ses élèves. Il les aimait tous. Et surtout les plus petits, ceux qui ne parvenaient pas à suivre parfaitement. – Y avait-il d’autres compagnons de classe avec lesquels il avait un lien particulier en plus de vous ? – Oui, en définitive, quatre d’entre nous sont entrés au séminaire, soit quatre jeunes qu’il avait particulièrement touchés. Ils sont aussi tous restés. – Pourrions-nous dire que Godfried Danneels ne serait jamais devenu prêtre sans Daniel Billiet ? – C’est possible. Parce qu’il m’a toujours dit – et cela a peut-être influencé quelque part ma vie – que l’amour de Dieu est encore plus important que le prestige intellectuel. Il n’y avait pas de réel danger que ce dernier l’emporte chez moi, mais j’avais quand même une certaine tendance à vouloir devenir professeur d’université. – Mais le choix vous revenait quand même… Votre intelligence et votre curiosité auraient pu vous amener dans bien des directions. Vos frères en tout cas ont opté pour d’autres choix. Est-ce le sens du service dans le sacerdoce qui l’a emporté chez vous ? – En fait, c’est Dieu et en même temps, c’est l’invisible qui ont été déterminants dans mon choix. Je ne suis pas tellement un homme d’action religieuse qui entreprend rapidement quelque chose. Je le fais mais me situe plutôt de l’autre côté… – Ce serait donc plutôt la réflexion ? – Il y a deux tendances dans l’Évangile. Chez Marc, Luc et Matthieu, Jésus envoie ses disciples deux par deux en mission ; chez Jean, Jésus se présente comme la vigne alors que les disciples sont les sarments qui restent en lui et lui en Dieu le Père. Je me situe plu24
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tôt dans ce second courant. – Vous préférez donc réfléchir sur la foi plutôt que de la propager ? – En fait, on fait les deux, même si je suis davantage fasciné par la pensée ; je ne suis pas porté sur l’action dure. – Vous ne cherchez plus Dieu, vous l’avez déjà trouvé ? – Oh, je dirais que nous ne l’avons jamais trouvé. Dieu est particulier… Chaque fois qu’on pense l’avoir identifié, il se retire de nouveau. Et il faut toujours poursuivre sa quête. Imperturbablement et sans se résigner. C’est comme quand on montre un petit morceau de sucre à un bébé, on finit par le lui donner… Dieu agit de la même façon. – Mais peut-on jamais le trouver ? – On peut le trouver. Je n’aurais jamais continué si je ne savais pas que je le trouverais. Si ! on peut le trouver, mais pas au sens visible et tactile. Donc pas comme quand on dit que je prends mon verre et, deux secondes plus tard, je l’ai en main… – N’avez-vous jamais douté ? – Douté, non… mais le doute est consubstantiel à l’acte de foi, c’est-à-dire à la non-évidence. Reste que cette non-évidence n’est pas un doute mais quelque chose qu’il faut découvrir en plus. – Mais au fond n’est-ce pas une bonne chose de douter un peu de temps en temps ? Notamment, pour mieux se rapprocher de sa conviction ? – Je prends très au sérieux les critiques et surtout les difficultés et les questions et plus encore celles qui ont trait au sens de la souffrance. Surtout la souffrance innocente. Je n’ai pas de réponse à ce sujet et cela m’interpelle donc aussi continuellement. – En sortant de la guerre, vous avez vu beaucoup de gens qui souffraient ; est-ce qu’à ce moment-là, cela n’a pas influé négativement sur votre vocation ? – Cela aurait pu, mais ça n’a pas joué de rôle à ce moment-là. J’étais convaincu que Dieu se préoccupait de ceux qui avaient beaucoup souffert. Car il les aimait. Cela a toujours primé. C’est une grâce, ce n’est pas un mérite. Je ne puis pas exprimer ce que je
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ressens. La souffrance est forte et la violence et le mal dans le monde sont presque insurmontables. Mais cela ne m’a jamais fait douter de la bonté de Dieu ; plutôt de mes propres déficiences. – Vous venez de dire que vous êtes plus un homme d’étude que d’action. Cyriel Verschaeve était aussi prêtre et homme d’action. Dans les jardins du collège Saint-Joseph se trouvait un buste de cet abbé qui y avait jadis enseigné. Comment vous situez-vous face à cet homme qui s’est fourvoyé pendant la Deuxième Guerre mondiale ? – Il ne m’a jamais beaucoup interpellé. – Son œuvre littéraire a également été très contestée… – Elle n’est pas bonne, c’est une œuvre pompeuse. Il ne m’a jamais interpellé, pas davantage que Rodenbach d’ailleurs. – C’est surfait et romantique, selon vous ? Avec trop peu de fond ? – Ah oui, je n’ai jamais été de ces Flamands qu’on fait avancer au pas de l’oie en leur lançant « en avant marche » et qui se jettent dans la mer par idéalisme. Je trouvais cela… comment dire ? valable, mais il y avait tant d’autres choses qui l’étaient bien plus que cela ! Oui, bien sûr, je me sens Flamand, mais moins au sens politique que culturel du terme… – Vos parents étaient au fond des Flamands normaux, si l’on ose dire… N’étaient-ils pas « vlaamsvoelend » ? – Mon père l’était comme l’étaient tous les instituteurs de son époque. Mais certainement pas jusqu’à chausser des bottines et revêtir une culotte de peau. Ce n’était vraiment pas son style. – Vous non plus n’avez jamais été quelqu’un prompt à agiter le drapeau et à faire sonner les trompettes ? – Non, je trouvais que ce n’était pas là que je trouverais les valeurs. Mais cela ne m’a jamais empêché d’être très sensible à la culture flamande. Que ce soit au niveau de la forme ou des couleurs, j’apprécie les frères van Eyck, Memling, Rubens, etc. Tout comme la gastronomie, la poésie, etc. – Est-ce que cela vous a fait mal que Verschaeve ait fait s’engager des milliers de jeunes idéalistes sur le front de l’Est ? – Cela m’a en tout cas appris, une bonne fois pour toutes, qu’on
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peut être convaincu de la vérité fondamentale de son engagement et en tirer de très mauvaises conclusions. « La » vérité est toujours plus grande que la mienne. Et je ne sais pas si eux n’étaient pas convaincus que la leur était la meilleure. Ce n’était évidemment pas vrai ! – Mais « la » vérité existe-t-elle ? Pour vous, la réponse est sans doute positive ? – Oui, elle existe. Elle existe en soi et je suis convaincu qu’il n’y en a qu’une. Mais les approches sont partielles et fragmentaires, jamais entières. En fait, on ne possède jamais la vérité. On la cherche dans la conviction qu’elle existe. – Mais elle n’est pas circonscrite, ni déterminée ? – Que savons-nous de Dieu ? La Bible lève un coin du voile. Mais il faut faire attention. Nous risquons d’être surpris lorsque nous le rencontrerons. Et on lui demandera vraisemblablement : cela, c’est vous aussi ? Nous avons une certaine vision de Dieu et je pense qu’elle est bonne. Nous sommes dans la bonne direction. Mais nous ne possédons pas Dieu. Si nous le connaissions à fond, on le possèderait et on le dominerait. Nous n’en sommes pas là… – Dieu incarne-t-il laVérité ? Être vrai est une de ses caractéristiques. – Oui, mais nous n’en découvrons qu’une toute petite partie. – Notre état d’être humain nous limite-t-il ? – Je pense que le christianisme a la vision la plus complète sur Dieu. Mais Dieu est infiniment plus que ce que nous pouvons en percevoir. Si on pouvait comprendre entièrement Dieu, nous serions nous-mêmes Dieu. Et cela, on ne l’est pas. – Avez-vous côtoyé des non-catholiques pendant votre jeunesse ? – Non, pas du tout ! – Vous êtes donc issu d’un mode de pensée uniforme ? – D’un monde uniforme, cela oui… – Est-ce que cela a été un choc pour vous la première fois que vous avez croisé un non-catholique voire un non-croyant ? – Non. Mes années passées à l’Université de Louvain ont joué ici un très grand rôle. J’y ai appris qu’il y avait des gens qui pouvaient 27
penser autrement : des scientifiques, de grands acteurs de l’Histoire, puis aussi Descartes et Hegel et tous les philosophes dont on s’est dit qu’ils n’étaient point idiots et que l’on pouvait être très intelligent et ne pas être catholique. Et là, les professeurs de l’Institut de Philosophie que j’ai fréquentés entre 1951 et 1954 m’ont ouvert remarquablement aux mondes de la pensée et de la philosophie. Plus important encore : nous étions au séminaire et ces enseignants nous ont dit qu’il y avait d’autres modes de pensée que le christianisme. Mais en même temps, les Deraeymaecker, Dondeyne, Verbeke et autres De Waelhens étaient fondamentalement des chrétiens qui ne s’en cachaient pas. Mais ils faisaient preuve d’une très grande ouverture au monde. Mes années louvanistes ont dès lors été des années de révélation pour moi. J’avais atterri dans un monde que j’aime d’ailleurs toujours beaucoup aujourd’hui. D’ailleurs, si c’était à refaire et si je n’étais pas devenu évêque, j’aurais aimé être professeur à Louvain. – Mais vous avez aussi été professeur… Notamment de sacramentaire. Qu’aimeriez-vous enseigner ? – J’opterais pour la théologie parce que je n’ai plus vraiment suivi l’évolution de la philosophie. Mais au fond, puisque vous insistez, j’aimerais bien enseigner la littérature. Les grandes littératures du monde en fait… avec Dostoïewski, Shakespeare, Tolstoï, les plus grands… – Mais cette découverte date pour vous de la période après le collège ? – C’est vrai qu’on était très limité dans l’anthologie que l’on nous faisait suivre.
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La seconde naissance « Dans la famille, les enfants sont des partenaires à part entière. Dès leur plus jeune âge, ils exercent sur leurs parents une réelle influence, jusqu’à les faire changer profondément. À travers les crises et les affrontements inévitables de la vie quotidienne, les parents sont amenés à admettre peu à peu cette réalité : leurs enfants ne sont pas que le prolongement de leurs propres désirs. Tôt ou tard, l’enfant se révélera différent de l’image que ses parents se faisaient de lui. Accepter cette différence demande une très grande confiance mutuelle. Il faut pourtant qu’un jour l’enfant vole de ses propres ailes, qu’il prenne son indépendance. C’est sa seconde naissance, le jour où les parents le “mettent au monde” une seconde fois. Cela ne va pas sans crise, et les douleurs de ce nouvel enfantement durent parfois de longues années. C’est à ce moment-là que les parents comprennent – avec toute la joie et les souffrances que cela implique – ce que signifie “donner la vie”. Dans cette phase de croissance vers l’âge adulte, les parents doivent progressivement renoncer à l’emprise qu’ils avaient sur l’enfant et ménager un espace pour sa liberté. Ils commencent alors à comprendre que les enfants ne sont pas là d’abord pour les parents ; bien au contraire, ce sont ceux-ci qui sont là pour leurs enfants. Paradoxalement, c’est au moment où ils s’éloignent que les enfants ont le plus besoin de leur aide. » Un enfant nous est né, Noël 1986, « Paroles de vie » no 11
Chapitre II
LES ANNÉES LOUVANISTES 1951 – 1954
– Donc, c’est à Louvain que vos horizons se sont élargis ? Vous aviez dix-huit ans et l’ouverture allait être intellectuelle, littéraire et en même temps spirituelle. – Oui, ce furent trois années fameuses… alors que je n’avais pas encore tout à fait dix-huit ans. Trois années où il y a une accélération dans le développement de toute ma personnalité. Cela s’est répercuté sur le plan intellectuel, spirituel, littéraire, humain, social, artistique. C’est de ces périodes comme le printemps où l’on voit le muguet sortir puis se transformer en fleur en l’espace de trois semaines. – Vous gardez donc un souvenir merveilleux de votre passage à Louvain ? – Ah oui, je reste amoureux de Louvain. – Vous n’aviez pas eu de contact non plus avec d’autres religions ? – Non, cela se situa bien plus tard. – À Rome ? – Oui, en fait, cela s’est surtout passé après le concile Vatican II. Certes, j’avais eu quelques discussions avec des protestants, mais jamais aucune rencontre avec les bouddhistes, les confucianistes, les grandes religions orientales, l’animisme…
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– En Belgique, il y avait quand même une certaine tradition œcuménique avec notamment les rencontres de Malines avec les anglicans, etc. ? Ces idées ne vinrent jamais jusqu’à Kanegem ? – Non, j’ai vraiment découvert l’oecuménisme à Malines à travers les contacts que nous avions avec York. Depuis un quart de siècle, cela s’est traduit par de nombreuses visites réciproques. – Vous veniez de terminer vos humanités à Tielt en 1951 lorsque la Guerre froide a éclaté. Comment vous situiez-vous, comme jeune de dix-huit ans face au communisme ? Etait-ce le diable incarné ? – Nous ne le connaissions pas bien… – Mais vous saviez quand même qu’il était antireligieux ? – Oui, bien sûr. Mais je n’étais pas très bien informé sur le communisme. On n’en parlait guère à Louvain, sinon dans les enseignements sur l’éthique sociale et surtout du côté francophone.
Godfried Danneels étudiant
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Les années louvanistes
– Pourtant vous avez fait une thèse sur Feuerbach qui était quand même un incroyant avéré. – Oui, mais il n’était pas communiste. Cette ouverture-là, je la dois à Alphonse De Waelhens. Je l’avais choisi comme promoteur de mon mémoire de licence. Je devais partir d’un aspect de la philosophie moderne qu’il enseignait et il m’a orienté vers la théorie de la projection de Feuerbach car c’était fondamental à ses yeux pour comprendre la suite. Et il m’a fait lire « L’essence du christianisme ». J’ai également été très influencé par Charles Moeller. D’abord, dans une certaine mesure, par son « Littérature et pensée chrétienne ». Chaque année, pendant les mois d’hiver, il donnait six, sept conférences à l’université, chaque fois sur un auteur français. Mais j’ai également lu son « Athéisme et foi chrétienne » où il posait la question fondamentale de savoir si le christianisme était une projection des hommes pour se doter d’un monde spirituel ou si, au contraire, c’était le fruit d’une révélation. C’est alors que je me suis tourné vers de Waelhens qui m’a demandé d’étudier Feuerbach. – N’est-ce pas Feuerbach qui a dit que Dieu était un produit des vœux des hommes ? – Des rêves des hommes… – Vous ne partagez évidemment pas ce point de vue ? – Non, pas du tout. Parce que Dieu dit beaucoup de choses qui ne sont pas les rêves des hommes. Lorsqu’il dit : « Heureux ceux qui pleurent, heureux les pauvres et heureux ceux qui sont poursuivis », ça ne fait pas partie de mes rêves ! Ce fut fondamental pour moi. Dans le christianisme, des éléments me plaisent et d’autres nous crucifient. Dieu se présente sous des formes et par des actes, des gestes et des paroles crucifiantes. Il est difficile de dire que cela vient de notre imagination. – Parce que cela va à l’encontre de la nature ? – Oui. – Et donc vous avez lu la théorie de la projection de Feuerbach et vous l’avez surtout jugée. – J’ai essayé de l’infirmer, mais je ne suis pas sûr que c’était fondamental. Si on dit que l’homme est autonome, qu’il n’est qu’homme,
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on n’arriverait jamais à accepter la Révélation. Donc dès le début, il faut se dire qu’il y a une possibilité que quelque chose puisse nous venir d’ailleurs. C’est une option qu’on peut suivre d’une certaine manière et oui, il y a une opposition inconciliable entre la libre pensée et la foi. On ne peut les réconcilier à mon avis. Mais on peut collaborer jusqu’à un certain point. – Parce que les conclusions sont diamétralement opposées. – Diamétralement… Et quand on me demande pourquoi un tel choisit cela et un autre pas, je n’ai pas de réponse. C’est alors que je me dis que tout est grâce. Je ne peux pas expliquer pourquoi je crois ou pourquoi je préfère ne pas croire. Je ne puis pas l’expliquer ; je l’ai trouvé en moi. – Mais vous êtes tombé dedans dès votre naissance et pourtant vous avez quand même connu des moments critiques ? – Je suis effectivement passé par toutes sortes d’épreuves et je considère que l’on me met toujours à l’épreuve. – La foi n’est donc pas acquise une fois pour toutes ? – Non, ce n’est jamais une évidence. Et puis, si Dieu s’est incarné dans l’Histoire, l’Église a aussi son histoire propre avec beaucoup d’apports qui ne viennent pas de Dieu. Cela pose des questions. Il faut dès lors accepter les épreuves du moment et les assumer pleinement. – Retournons encore à la période d’avant-guerre. En Italie, on a vu émerger le fascisme, en Allemagne le nazisme alors que l’Espagne verse dans le franquisme. Sont-ce là les courants déterminants de cette période ? Comment caractériseriez-vous ces courants ? – Pour une part, ces systèmes ont émergé parce que ce qui précédait n’a pas marché. Je pense notamment à la république de Weimar en Allemagne. Mais ce ne fut pas la cause majeure de leur émergence. La véritable origine, c’est qu’il y a un rêve de Surhomme, d’Uebermensch, en chacun de nous et chaque fois que la démocratie vacille, il se réveille en disant qu’il va être le sauveur du peuple. C’est, je pense, quelque chose qui sommeille en chacun de nous. Et c’est très dangereux, parce que c’est dans nos gènes.
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– C’est de l’orgueil ? – Oui, c’est toujours la même chose. Les Grecs déjà l’ont expérimenté, bien avant le christianisme. – C’est Icare ? – Oui et c’est aussi Prométhée. C’est une aspiration qui est en nous et lorsqu’elle sort, on se détruit soi-même. – Dans tous ses excès, le nazisme a encore une terrible singularité, à savoir l’extermination des Juifs. Est-ce que la Shoah se serait produite dans une Europe qui n’aurait pas été chrétienne ? – La Shoah peut selon moi se produire dans chaque civilisation. Dès le moment où l’on se situe au-dessus de la morale et qu’on s’attribue des prérogatives absolues comme chef, on peut toujours tendre vers une Shoah. Reste qu’elle est inexplicable d’une certaine manière parce qu’elle a visé précisément les Juifs. Dans chaque culture, il existe une volonté d’extermination qui peut déboucher sur un génocide ; on l’a vu au Rwanda, mais ici on peut être frappé par le fait que le génocide des Nazis a ciblé une catégorie de la population uniquement parce qu’elle était juive. On ne visait pas ce qu’ils avaient fait mais ce qu’ils étaient. Et cela, c’était très particulier et garde pour moi une part de mystère. Je ne sais pas pourquoi cela s’est passé ainsi. – La Shoah visait-elle le peuple juif ou sa religion ? L’antijudaïsme a quand même joué un grand rôle pendant des siècles ? – Oui, mais ce qui a été entrepris était bien plus qu’une action antireligieuse, c’était tout simplement contre les Juifs. Même s’ils n’exprimaient nulle foi, les Juifs étaient toujours dans le collimateur des Nazis. Bon, il y avait, évidemment, cette longue histoire de l’antijudaisme catholique et chrétien en général. C’était inexcusable mais il faut quand même se dire que quand on se croit ou qu’on se dit dans la vérité, on ne peut admettre d’autres convictions. Aujourd’hui, on a accepté l’idée que si la vérité existe, elle n’est jamais complète mais plurielle. Oui, c’est vrai, on a exagéré par le passé. C’est une des grandes blessures de l’Église !
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– Et la question demeure sensible… Que l’on pense à la prière pour les Juifs du Vendredi saint qui a été revue mais qui n’agrée toujours pas une partie des Juifs… – Mais elle ne sera jamais assez satisfaisante. On ne peut pas l’adapter à la volonté des Juifs parce qu’on ne peut pas prier pour qu’ils deviennent chrétiens. Ou bien vous dites que les chrétiens et les Juifs n’ont rien en commun et le chrétien doit alors verser dans le mutisme et ne peut rien annoncer du message divin. Ce n’est pas mon avis : nous devons pouvoir le faire. Et dès lors, on peut toujours demander à Dieu de leur ouvrir les yeux, comme c’est du reste aussi mentionné chez saint Paul. Mais alors là, il est exact que l’on risque de faire montre d’une certaine suprématie, d’une certaine valeur ajoutée et toutes ces connotations sont loin d’être positives. – Il y a beaucoup d’arrogance derrière tout cela… – De l’arrogance… Mais il n’y a rien d’arrogant dans cette prière ! On en appelle à Dieu et Il fait ce qu’Il veut. Le texte, tel qu’il a été réétabli ne me paraît pas offensant. Cette prière est seulement une affirmation du fait que nous voudrions que nos frères juifs nous rejoignent. Au moins eux. Quel que soit le plan de Dieu, il faut qu’il puisse se réaliser. Et puisque nous pensons que ce plan peut être réalisé dans le Christ, il faut être logique. – Une religion, pour réussir, ne doit-elle pas faire montre d’une certaine arrogance ? Est-ce qu’elle ne doit pas être convaincue de sa supériorité ? – Je ne sais pas… – Pour le dire autrement, une religion qui adopte un profil bas depuis le concile Vatican II et qui dit qu’il y a aussi un salut hors de l’Église ne creuse-t-elle pas sa propre tombe ? – Si on arrive à une sorte de relativisme parfait, vous vous éliminez naturellement vous-même. Le christianisme trouve ses origines sur une croix. Il n’y avait nul projet expansionniste chez le Christ. Pas l’once d’une quelconque suprématie. Pas davantage d’affirmation que l’on valait plus et mieux que les autres. Le christianisme a simplement vu le jour dans le sacrifice total de soi. C’est de là qu’il est issu et sa force se trouve toujours là. Mais sur sa croix, 36
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le Christ n’a pas dit : « M’as-tu vu ? » Non, il a dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » – Mais cette vision-là est très récente quand même… Pendant deux mille ans, l’Église a quand même eu le monopole de l’enseignement… – Tant qu’existait un monopole, on ne pouvait nous reprocher d’être dur avec « ceux d’en face », vu qu’ils n’existaient pas. Pour moi, les plus grandes figures de l’Église sont les saints. François d’Assise n’a jamais demandé à personne : m’as-tu vu ? Tant qu’on ne croit pas dans le grain de blé qui meurt et qui donne de bons fruits, on ne peut pas résoudre la question. – Oui, mais l’Église a été instrumentalisée par toutes sortes de pouvoirs politiques ? – Et l’inverse fut aussi constaté de temps en temps… L’Église est très humaine. Mais il y a un noyau qui reste tout de même fort. Il ne faut cependant pas le chercher dans des catégories humaines de pouvoir, d’influence, de prestige, de nombre, de quantité ; en fait, tout cela est très accessoire. Et c’est aussi un piège. Il y a selon moi un noyau dur invincible au sein de l’Église. Il n’est pas humain. Il est comme une semence dans la terre qu’on ne peut pas empêcher de devenir une plante. C’est une sorte de force vitale irrésistible. – Pourrait-on dire qu’après deux mille ans d’« ubris », d’orgueil, l’Église retrouve l’humilité, la simplicité, la pauvreté ? – Dans l’Église post-conciliaire dans laquelle nous vivons aujourd’hui en Europe occidentale, on pourrait dire qu’elle paie des siècles d’orgueil. Mais ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’institution. On a dû connaître un moment similaire pendant le Moyen Âge. Et il y a encore eu la même chose lors de l’émergence du protestantisme au XVIe siècle où l’on a expié notre suprématie avec les indulgences. On peut aussi citer la Révolution française… Donc, nous avons vécu pareille situation à plusieurs reprises. Maintenant, cela paraît plus réel… Je crois qu’il y a une chance réelle pour l’Église de redécouvrir son essence fondamentale. – Est-ce possible à tous les échelons ou seulement à la base ? – C’est possible en Europe, mais je ne le verrais pas en Afrique ou
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en Amérique latine. Nous sommes en train de redécouvrir les racines de l’Église. Je compare la période actuelle à l’exil à Babylone. Les Juifs avaient tout : un roi, un grand-prêtre, une cité sainte, une montagne sainte, un temple. En fait, ils avaient tout et voilà que Dieu les envoyait à Babylone où ils n’avaient plus rien. Et puis est apparu le prophète Daniel avec sa prière qui conviendrait parfaitement à l’époque présente. C’est même une prière que l’on peut transposer à nos Églises occidentales… Seigneur, nous n’avons plus rien. Ni roi, ni grand-prêtre, ni temple, ni montagne sainte. On n’a plus de pays, en fait, on n’a plus rien du tout. Mais nous avons un cœur contrit et humilié. C’est bien de cela que l’on a besoin : un cœur morcelé et humble. Nous avons trop pensé que nous pouvions arranger nous-mêmes les problèmes et on le disait à Dieu. Il pouvait bien nous pousser dans le dos pour les cinq derniers mètres mais on avait la prétention de courir tout seuls les cent premiers mètres. Depuis il nous a dit que l’on n’avançait plus du tout. C’est une purification salutaire. Étant récemment en Chine, un évêque de là-bas m’a demandé d’aller voir la cathédrale qu’il était en train de construire. Nous y sommes donc allés. C’était une construction immense avec deux tours, et beaucoup d’annexes… Un véritable Koekelberg ! Et j’ai pensé en moi-même, mais sans avoir osé le lui dire parce qu’il y allait de son prestige, que c’était dommage de construire pareil édifice. C’est dommage, mais vous êtes encore à Koekelberg. On est passé par là, ne faites pas cela ! Je sais évidemment bien que pour eux cela avait une autre signification que pour nous. Ils sont persécutés et comme ils ne peuvent rien montrer, ils ne sont tout simplement pas visibles dans la cité. Mais je n’ai aucune attente par rapport à cela. – Les catholiques chinois sont très minoritaires sur une population totale d’un milliard trois cents millions individus… – Ils sont tout au plus douze millions. – Mais comme au Japon, l’Église n’interpelle-t-elle pas l’intelligentsia locale ? – Elle progresse très vite. Lors de notre visite, nous avons rencontré une dizaine d’évêques lors de deux demi-jours de discussion et tous nous ont parlé de la vigile pascale précédente. Il faut dire qu’il
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y avait eu entre quatre-vingts et quatre cents baptêmes d’adultes dans chacun de leurs diocèses. De fait, selon eux, il y a un rush et il émane principalement de l’intelligentsia. – Il est remarquable de constater que c’est aussi le cas au Japon. Un pays qui compte aussi des universités catholiques et qui se caractérise de surcroît par un grand éclectisme religieux. Là aussi, les intellectuels sont interpellés par le catholicisme. Comme en Chine ? – C’est partiellement vrai. Bien sûr, il y a les pressions du régime, ils ne sont pas libres, mais il se passe quelque chose. Je ne suis pas étonné de la venue des intellectuels. Le christianisme n’est pas une religion simpliste. Elle vient du mystère et, en même temps, c’est une religion qui a toujours intégré, accepté la raison. Il est reconnu que l’Église catholique est raisonnable. Toutes les universités sont issues du catholicisme. Du reste, Benoît XVI dit toujours que le christianisme apprécie beaucoup la raison. C’est vrai ! Même si le christianisme a ses mystères et si le Credo n’est pas si facile, ni simple du tout. – Mais il y a des dimensions de la foi difficiles à accepter pour un rationaliste. Je pense à la Trinité, à l’Immaculée Conception… – Ce sont des conclusions secondaires. Elles sont exactes mais pas fondamentales. Le plus difficile à admettre pour un athée ou un libre-penseur est que Dieu soit devenu homme. Cela n’est pas raisonnable du tout ! Dieu est Dieu. Mais bon, il est tellement Dieu qu’il fait des choses étranges comme j’ai l’habitude de dire. Dans une théodicée, Dieu ne peut évidemment pas devenir un homme. Parce que Dieu est Dieu. Il est éternel, parfait, etc. Mais peut-être que Dieu est tel qu’il fait des choses étranges. – Mais c’est une propriété que l’homme lui a attribué. – Oui. – Vous-même avez écrit un jour : tout ce que je sais de Dieu, je l’ai lu… – Oui, sauf qu’il existe. Cela vient de plus loin, de quelque chose de plus profond, cela ne vient pas de la lecture. Avec les textes, on habille Dieu mais on ne Le crée pas. Il est. Le costume qu’on lui met, par contre, peut être prêt à porter ou taillé sur mesure.
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– Kuitert, le théologien néerlandais, a également dit que tout ce que nous savions d’en haut venait d’en bas… – Naturellement, on ne peut parler qu’une langue à la dimension de l’homme. – Une langue qui manque d’outils. – Oui, c’est vrai… – Parce que c’est également votre grand désespoir : on manque de mots pour décrire la foi… – Oui, nous nous sentons en permanence en défaut de vocabulaire. Et en panne de syntaxe. C’est incroyable. Chaque fois que je parle de Dieu dans mes homélies, je le ressens directement : mais comment est-ce que je puis exprimer cela en fait ? Et on se dit que ce n’est pas encore ça. – Serait-ce pour cela que les moines se taisent tellement ? – Au fond, la meilleure manière de parler de Dieu est le silence ! C’est de se taire… – En septembre 1951, votre décision est prise, irrévocable : vous voulez devenir prêtre. En aviez-vous parlé à beaucoup de personnes ? – Non, je n’en ai parlé qu’à un seul prêtre, à Daniel Billiet, qui était mon titulaire en quatrième latine. Je lui en ai même beaucoup parlé. C’est lui qui m’a dit que je devais absolument écrire une lettre à mon père et à ma mère pour leur dire que j’entrais au séminaire après les grandes vacances. Je ne leur en avais jamais parlé de manière explicite, mais ils avaient bien un pressentiment. J’ai toujours conservé cette lettre. Une lettre remarquable dans laquelle j’exposais le pourquoi et le comment. Quand je suis rentré à la maison, j’ai constaté que mon père m’approuvait. Je pense qu’à ses yeux le sacerdoce était aussi une promotion sociale. On peut se montrer avec un fils qui embrasse la prêtrise ! Ma mère de son côté n’a rien dit. Elle gardait tout dans son cœur. Mais cela la préoccupait quand même beaucoup. J’ai donc commencé mon séminaire après les grandes vacances. Je ne me souviens plus si c’était le 1er septembre, car l’évêque m’avait directement envoyé à Louvain. En Flandre-Occidentale, il y avait cependant une habitude de faire faire d’abord un an de séminaire à Bruges et puis
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ceux qui étaient les plus capables allaient à Louvain pour y décrocher un diplôme de candidat en deux ans. Mais, l’on devait en tout état de cause commencer à Bruges. C’était le seul diocèse à avoir cette réglementation. En fait, on voulait d’abord bien former les séminaristes « à la brugeoise ». Nous avons cependant innové puisque nous sommes directement partis à quatre à Louvain, après nos humanités, pour étudier la philosophie à l’Institut Léon XIII. J’y suis resté pendant trois ans. C’était une époque très particulière. Et une fameuse entreprise en soi pour un petit bonhomme de FlandreOccidentale, sorti du collège de Tielt. Tielt, au fond, n’était qu’un grand village aux antipodes d’une ville universitaire. Ce fut donc pour moi un énorme changement. – Comment Louvain vous est-elle apparue à ce moment ? Comme la ville de tous les dangers ? – Il n’y avait pas beaucoup de dangers parce que nous étions au séminaire. En fait, on avait très peu de possibilités de sorties en dehors de la fréquentation des cours. On rencontrait certes des étudiants et des étudiantes, mais notre univers était assez limité puisque l’Institut de philosophie n’interpellait qu’une catégorie très limitée de jeunes. Cela dit, nous avions quand même en première année quelques cours en dehors de l’Institut : je pense à ceux de mathématiques, de logique, de biologie et de physique. Trois fois par trimestre, on pouvait aussi quitter l’Institut pour aller à un concert ou à une conférence. On notait précieusement ces sorties. – Et que choisissiez-vous alors en général ? – Habituellement j’optais pour une soirée musicale. Ou pour un film. Les pères joséphites avaient une salle où l’on projetait de bons films. Comme par exemple J’avais cinq fils, un long-métrage américain qui racontait l’histoire de cinq fils d’une famille qui ont dû aller à la guerre. Mais il faut savoir que les étudiants n’allaient pas tellement dans cette salle pour les films ! Elle n’était pas très confortable et on s’y rendait surtout pour chahuter. Les commentaires fusaient sur tout ce que l’on pouvait apercevoir à l’écran. Le baiser le plus chaste provoquait des hurlements à l’époque. – Alia tempora, alii mores… – Absolument, c’était inimaginable. Lorsqu’on voyait deux amou41
reux se quereller à l’écran, un chœur se levait dans la salle pour crier qu’« on allait tout de même pas faire ça ! » Incroyable, non ? – Quelle était l’atmosphère à Louvain ? Est-ce que l’on sentait déjà que cela allait bouger ? – Non, certainement pas en 1951. On était encore dans l’université unitaire où des cours se donnaient en néerlandais et en français. Il n’y avait aucun problème à ce moment-là. Et personne ne trouvait alors cela anormal. Mais bon, je confesse que mes trois années universitaires à Louvain n’étaient guère centrées sur la vie estudiantine. Pour moi, l’important, c’étaient les sciences et la philosophie. Louvain fut pour moi une école de vie où mon esprit s’est vraiment ouvert. – Vous aviez des maîtres dans ce contexte ? Vous nous avez déjà cité Alphonse de Waelhens. – Oui, de grands maîtres même. Je pense à Deraeymaeker pour la métaphysique, à Verbeke pour l’Histoire de la philosophie. Verbeke était non seulement un très bon président, c’était aussi un excellent pédagogue. Mais pour ce qui était de la qualité et de la force intellectuelles, je pointe Deraeymaeker et surtout De Waelhens, qui donnait la philosophie moderne, à partir de Hume et de Berkeley, et le XVIIe siècle. Et puis il y avait aussi Dondeyne pour l’anthropologie et le cours spécial de métaphysique. Ou encore Augustin Mansion pour la philosophie grecque. À ce moment, « omnis comparatio claudicat » – je me sentais comme le jeune Jésus, à douze ans au temple parmi les scribes. Mon intelligence et mon caractère ont alors connu une évolution à pas de géant. – Quelle était votre plus profonde motivation pour embrasser le sacerdoce ? – Elle était en fait liturgique. C’est ce qui m’apparaît avec le recul. Ma vocation venait de la liturgie. Ah ! les rites et les rituels, le chant, les symboles, les métaphores. – Votre vocation fut hâtive puisque vous avez jadis déclaré qu’elle était très claire dès la fin de la sixième latine et certainement en cin-
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quième. N’est-ce pas un peu tôt pour un enfant de treize ou quatorze ans ? – C’était encore plus tôt que cela : j’y ai pensé dès l’âge de six ans quand j’ai fait ma première communion. – Ah bon, déjà à ce moment-là ? – Oui, mais il faut évidemment tenir compte de l’environnement dans lequel on vit : le mien était totalement déterminé par la foi. Et par la liturgie. En ce temps-là, les repères de mes contemporains n’étaient pas le 1er janvier ou le 15 avril mais Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, la Toussaint et Noël ou encore la Fête du Sacré-Cœur de Jésus et la Fête-Dieu. L’heure était liturgique. Le seul à ne pas fréquenter l’église à Kanegem était le secrétaire communal qui habitait à côté de chez nous. C’était un libre penseur mais pas un laïque engagé ou un franc-maçon, certainement pas. C’était un sceptique absolu. Toutes les semaines, il prenait le train pour aller jouer aux courses à Sterrebeek. Aux yeux de la population, il passait pour un homme très bizarre. Ma vocation était liturgique et un tout, tout petit peu sociale. Il y avait une certaine compassion envers les pauvres. Pendant la guerre, j’avais vu pas mal de famine et de pauvreté. – Dans votre famille, il n’y a pas eu d’autres vocations ? – Non, une sœur de ma grand-mère était religieuse mais elle habitait très loin de chez nous. On allait lui rendre visite une fois par an, en été pour aller manger des fraises. – Comment définiriez-vous la vocation sacerdotale ? – À vrai dire, là vous me posez une colle car je ne le sais pas… Il y a comme un projet. Je veux faire quelque chose de ma vie. Mais il y a projet et projet : ce n’est pas comme celui qui dit qu’il veut devenir avocat ou médecin ; ici, il y a aussi eu une attirance. C’est parfois quelque chose qui est plus fort que vous-même. J’ai toujours eu le sentiment que je voulais le faire, mais je suis aussi quelqu’un à part entière et, en même temps, je marche dans les pas de quelqu’un… Ce fut donc une combinaison très spéciale de faire et de se laisser faire. Voilà encore une belle part de mystère. Je n’ai jamais beaucoup réfléchi à cela.
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– Plus tard, dans votre fonction de directeur spirituel du grand séminaire de Bruges, vous avez dû juger vous-même des vocations et leur qualité. Comment pouvez-vous déterminer qu’une vocation est sérieuse ou non ? – Pour moi, l’ultime et plus grand critère était la joie. Les candidats étaient-ils heureux au séminaire ? Bien sûr, certains aspects pouvaient être négatifs et des garçons pouvaient dire qu’ils éprouvaient des difficultés mais lorsque je constatais une joie profonde chez quelqu’un, je me disais qu’il était à sa place. Quand il y avait des hauts et des bas, parfois très marqués, j’avais de sérieux doutes et je le leur disais après un certain temps. Cela me fait penser à un échange entre François de Sales et sainte Jeanne de Chantal (une sainte française, 1572–1641). Cette dernière lui avait écrit une lettre à propos d’une novice, un peu sauvage. Elle avait des doutes sur sa vocation. Puis, il y en avait une autre, une seconde qui était toujours triste. La réponse de saint François de Sales fut de conserver la première. On a retrouvé cette lettre… Mais c’est un étrange esprit que celui de la mélancholie. Je n’ai jamais oublié cet échange épistolaire et j’étais très attentif à ce genre de réaction. Était-il aussi comme ça chez lui ? L’autre grand problème était celui du célibat. Certains ne peuvent pas l’assumer. Alors je leur disais qu’ils étaient de bons garçons – ce qu’ils étaient du reste en général – et qu’ils ne devaient pas se rendre malheureux. – Est-ce que la question se posait déjà dans les termes actuels ? – Certainement mais pas de la même manière. On ne remettait pas en question le fait que l’Église pouvait exiger le célibat et que cela avait du sens. Aujourd’hui, l’on doute profondément de la valeur en soi du célibat. On était aussi très pratique… Il y avait des candidats qui s’amourachaient d’une fille pendant les vacances. J’en ai connu qui ont pu surmonter cela, mais lorsque cela durait trop longtemps, c’est-à-dire pendant six mois, un an ou deux, je leur disais que je ne voulais pas qu’ils soient malheureux plus tard. – Vous n’avez jamais remis personnellement le célibat en doute ? – Non. L’Église nous le demandait et nous nous exécutions. Puis on avait l’exemple d’un grand nombre de prêtres, de religieux et de
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religieuses autour de nous. On n’était pas encore une exception comme aujourd’hui. Combien de filles restent célibataires aujourd’hui ? – Vous avez dit que vous vous soumettiez à la discipline de l’Église mais vous pouviez aussi arriver à la conclusion par vous-même que sans ce célibat, votre engagement serait moins fort. – Cela a certainement joué en partie mais l’on devait moins travailler qu’aujourd’hui. À l’époque, nous ne pouvions pas encore dire que j’allais pouvoir travailler plus parce que je n’étais pas marié. Mais certaines phrases de l’Évangile m’ont aussi conforté. Des phrases pourtant déroutantes du Christ : si vous m’aimez et si voulez me suivre, il faut renoncer à son mari, à sa femme, à ses enfants, à sa maison, à un bœuf et à un âne. Comme cela se trouvait dans l’Évangile, on ne pouvait pas les contourner. Vous pouvez dire que cela ne vous plait pas mais vous ne pouvez pas contester que ce sont des propos du Christ. J’ai été fortement interpellé par cette radicalité : si on voulait le suivre et l’aimer, on ne pouvait pas se retourner. Voilà des textes qui ont été passés au bleu, qu’on ne cite plus. Jésus est devenu un doux mais il peut aussi être terriblement dérangeant. Car on lui doit aussi des expressions fortes comme celle où il invite à s’arracher l’œil gauche s’il vous scandalise. Ce sont certes des métaphores mais quand même… Personnellement, je n’oserais jamais dire cela. – Iriez-vous jusqu’à dire qu’on est trop tolérant aujourd’hui ? – Oui, on a rendu le christianisme soft comme bien d’autres choses. Trop soft sans doute… – Ce n’est pas propre au christianisme, c’est vrai, prenez, tenez, notre métier : le journalisme… – Oui, oui, il ne fait pas de doute que cela se répercute dans tous les domaines. Nulle part, on n’ose plus poser des exigences. Ou alors dans le monde de l’économie. Là, vous vous retrouvez face à des tueurs ! Bon, c’est vrai que l’on attrape plus de mouches avec un peu de sucre et du sirop qu’avec du vinaigre. Mais dans le vinaigre, il y a un goût déterminé que vous ne pouvez trouver dans le sirop.
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Godfried Danneels, étudiant avant de devenir Grand Chancelier de l’Université de Louvain Lorsque Godfried Danneels fit son entrée à l’Université catholique de Louvain, une réflexion philosophique et théologique ouverte sur le monde y battait son plein avec des personnalités peu communes comme le chanoine Albert Dondeyne qui allait influencer des générations de jeunes « Louvanistes » à partir de son groupe « Universitas », le si bien nommé. Mais en ces temps de reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale, l’humour tenait aussi le haut du pavé que l’on ne déboîtait pas encore dans les rues de la cité universitaire… : le 21 novembre 1951, un groupe d’étudiants facétieux mystifiait les bonnes sœurs de l’institut du Sacré-Cœur d’Heverlee en leur faisant croire qu’elles recevaient en leurs murs le jeune roi Baudouin en personne. Il est vrai qu’un étudiant d’origine anversoise qui avait nom Hugo Engels ressemblait comme deux gouttes de la célébrissime pils louvaniste au jeune souverain… Une bande de joyeux drilles dont faisaient partie un futur ministre d’État (Guy Spitaels), un futur directeur-rédacteur en chef de La Libre Belgique et futur baron (Jacques Franck), et notamment aussi Pierre Masson, le fils de l’écrivain régionaliste Arthur Masson, décida donc de rendre une « visite royale » avec l’étonnant sosie au très sympathique institut d’Heverlee qui accueillait en son sein pas moins de mille jeunes et charmantes jeunes filles… La Libre Belgique du 23 novembre 1951 évoqua la blague qu’elle appelait « mystification estudiantine » : « Mercredi peu après midi, un établissement d’enseignement tenu par des religieuses à Héverlé [sic] reçut un coup de téléphone qui provoqua un immédiat branle-bas de combat. On lui apprenait que S.M. le roi Baudouin allait, peu après ledit coup de téléphone, effectuer une visite privée à ce grand établissement d’enseignement et lui donner un témoignage spécial de sa bienveillance. » Le journal raconte alors comment en deux heures tout fut mis en œuvre pour que « tout le couvent soit reluisant comme un sou neuf ». Vers 14 h 30, quatre limousines débarquaient pas moins de dixhuit personnes. Une fameuse suite royale ! Après une visite de l’école, les étudiants se retrouvèrent dans la salle des fêtes face aux mille cinq cents élèves qui entonnèrent la Brabançonne et des chants patriotiques mais « une brave Sœur, qui avait vu récemment le Roi, le vrai, se douta de la plaisanterie » et « fit part de son sentiment à d’autres Sœurs, lesquelles, dès ce moment, remarquèrent que les personnalités de la Cour étaient vraiment fort jeunes ». La Mère Supérieure mise au parfum fit le même constat et avertit discrètement la police qui vint « mettre la Cour à la porte » pour paraphraser La Libre Belgique. 46
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N’empêche : les étudiants avaient parfaitement réussi leur coup et s’ils furent interrogés par la police, il n’y eut pas de suite à leur encontre. En effet, une dépêche de l’agence Belga du 22 novembre 1951 précisait que « la mystification […] aurait pu donner lieu à des sanctions judiciaires assez sévères ». Mais… « le Roi a formulé le souhait qu’il n’y ait point de poursuites »… Triste, Baudouin, vraiment ?
– Est-ce que le christianisme doit se positionner dès lors de manière plus offensive ? Plus comme un grand défi de vie ? Notamment pour susciter davantage de vocations ? – Le christianisme doit se présenter davantage comme un challenge. Mais il ne faut pas le faire non plus à la manière d’un général qui veut recruter des soldats. Il ne faut pas dire d’emblée : chez moi, c’est comme ça et pas autrement. Non, je pense qu’il faut dire : c’est le Christ qui est radical. Mais bon, au nom de cette radicalité, on a parfois connu des dérives dans le passé. Pensez à certaines histoires à propos de vocations dans les couvents et monastères. – Vous avez voulu devenir prêtre diocésain, pas religieux… – Je n’ai jamais pensé à une autre vocation. – Pourquoi ? – Cela allait presque de soi parce que tous les prêtres que j’ai connus au collège étaient des diocésains. Et aussi parce que j’ai toujours trouvé que les moines étaient spéciaux. Les « bruine paters » habitaient à côté du collège. C’étaient de braves gens, mais je ne me voyais pas habillé de brun ! Et puis, depuis ma Poésie, j’avais aussi un a priori défavorable contre les moines chanteurs qui avaient une guitare. Et aussi contre certains pères qui venaient nous parler. Surtout lorsqu’ils disaient qu’ils habitaient dans des igloos, chez les Esquimaux… Je trouvais cela déplacé parce qu’ils venaient de la sorte recruter des étudiants. – Les jésuites vous interpellaient plus positivement parce qu’ils avaient des activités intellectuelles, mais à vos yeux, ils n’étaient pas assez impliqués dans la liturgie ? – Ah oui, c’est le moins que l’on puisse dire ! Lorsque à la Grégo-
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rienne, vous traversiez les couloirs des chambres des Jésuites, un quart d’heure avant la messe de Minuit à Noël, on les entendait encore tous taper à la machine. À minuit moins cinq, ils arrêtaient parce que la cloche les appelait d’urgence. Non, les Jésuites n’avaient rien de liturgique. – Mais, répétons-le, leur engagement intellectuel a pu vous interpeller ? – J’avoue que le seul doute que j’ai pu avoir était de savoir si je deviendrais ou non jésuite. Je n’exclus pas que si j’avais été dans un collège jésuite, je ne le serais pas devenu moi-même, parce qu’il y avait aussi de grands auteurs de livres pour la jeunesse parmi eux. C’étaient des hommes dont on pouvait dire qu’ils avaient des capacités ! – Votre destination logique était le Philosophicum du petit séminaire de Roulers.Vous avez même été vous présenter là mais ils n’ont pas voulu de vous. Ils vous trouvaient donc trop malin pour le simple séminaire ? – Je ne pourrais pas vous répondre précisément ; ils ne me l’ont jamais dit… – Comment s’est effectuée la sélection quand vous avez été vous y présenter à l’âge de dix-huit ans ? – Nous étions nombreux, peut-être bien au-delà de cinquante. On était convoqué un certain jour et il y avait un examen particulier. On recevait une liste de questions écrites auxquelles il fallait répondre. Ensuite, il nous fallait écrire une sorte de rédaction. Et puis, nous avons dû comparaître pendant un petit quart d’heure devant un quatuor. Il y avait là l’évêque – ce devait encore être Mgr Lamiroy… –, l’évêque auxiliaire et bien entendu le président du séminaire. Ils étaient assis face à nous et nous posaient quelques questions. Je n’ai jamais su pourquoi. Mais je pense qu’ils tenaient davantage compte de la manière dont on réagissait que du contenu de la réponse. C’était une façon intelligente de nous jauger. – Quel genre de questions vous avait-on posées ? – Je ne m’en souviens plus très bien. Je me rappelle quand même
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que les questions écrites concernaient notre connaissance du latin. Il fallait faire des traductions, répondre à une version et à un thème, du néerlandais au latin. Il y avait aussi des mathématiques dont je ne pense pas m’être dépêtré. Et puis, il y avait cette rencontre avec les quatre. Je n’ai pas été impressionné par ce qu’ils m’ont dit, mais bien par le fait que je me retrouvais là comme face à un tribunal. – C’était au fond un examen de maturité ? – Oui, c’était cela. – Aujourd’hui, la formation sacerdotale reste encore très stéréotypée : elle commence toujours par la philosophie, puis on se tourne vers la théologie. Estimez-vous que cette approche reste logique ? – L’on fait moins de distinction aujourd’hui. Tout cela s’imbrique l’un dans l’autre. Ainsi, en philosophie, on leur parle déjà de la Bible. Il faut dire que plus d’un séminariste se plaignait que, pendant les deux premières années de sa formation, on ne lui parlait que de Socrate et d’Aristote mais on ne disait rien ou presque rien de Dieu. Dès lors, on a aussi intégré quelque introduction aux textes bibliques au début des études. Personnellement, je continue à trouver que c’est un bon système. Afin d’asseoir sa foi, il est important de développer sérieusement son intelligence. Cela dit, cette dimension-là a été mise quelque peu à l’arrière-plan aujourd’hui. On dit maintenant que la foi c’est la foi et donc qu’il ne faut pas être nécessairement malin pour y accéder. Reste que s’il ne faut plus être malin pour croire, il faut quand même l’être un peu pour parler de la foi. – Vous êtes visiblement plus proche d’une certaine foi rationalisée que de celle du charbonnier… – Ah ! la foi du charbonnier ! Je respecte le charbonnier, je dis même vive le charbonnier mais cette foi-là n’est pas la mienne. Et je me pose de grandes questions sur celui qui veut rester charbonnier. Pour trouver les fondements de la raison, il n’est point sot de croire. Je trouve même cela essentiel. D’ailleurs quand on ne les possède pas, eh bien, la foi est plutôt vacillante. Au moindre contact avec ceux qui pensent autrement, on est perdu. La faiblesse de la formation philosophique m’inquiète ; je ne pense pas seule-
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ment à celle des prêtres mais aussi à celle que l’on donne à l’université. – En tant que responsable de diocèse, participez-vous aussi à l’élaboration du programme de la formation des prêtres ou est-ce que celle-ci vous est imposée par Rome ? – Oui, Rome nous propose un Ratio Studiorum, mais l’on a quand même une certaine liberté. Parce qu’on doit enseigner tellement de choses aux séminaristes qu’il leur est pratiquement et humainement impossible de tout engloutir. Il faut s’initier à la patristique, à la connaissance des médias, à l’art, à la littérature, à la politique… C’est une formation tellement universelle que personne ne peut tout intégrer mais sur le plan local, on peut resserrer les boulons. Et c’est ce que nous faisons. – Vous avez bouclé vos études de philosophie par une thèse sur la théorie de la projection de Feuerbach. Il fut un des premiers à avoir fait la critique de la religion à partir d’arguments psychologiques. La psychologie était-elle un cours obligatoire à Louvain ? – Oui, mais nous n’en avions guère. De Raeymaeker nous donnait une Introduction à la psychologie, en première année. Puis on avait Nuttin, mais cela ressemblait quand même plus à de la psychologie expérimentale. Et dans les cours de De Waelhens sur la philosophie moderne et contemporaine, il y avait toujours aussi une bonne part de psychologie. – L’Église n’a pas embrayé de la même manière sur l’approche psychologique de la religion. Pensons à ce qui est arrivé à Eugen Drewermann avec son « psychogramme du clerc ». D’où vient cette peur, cette méfiance de la psychologie ? – Je pense qu’on ne peut et qu’on ne sait pas être méfiant face à la psychologie comme objet d’étude de la vie spirituelle de l’homme. Le seul problème, c’est qu’en psychologie, il y a une tendance qui pousse facilement à l’exclusive, qui consiste à dire que si je le sais, la messe est dite, on n’a plus rien à ajouter. C’est plutôt le repli sur elle-même de la psychologie que la psychologie elle-même qui me pose problème. Ce n’est pas parce qu’on peut déterminer dans quelle lobe de mon cerveau se situe le sentiment religieux que je peux expliquer ce sentiment religieux. 50
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– L’Église craindrait-elle une démystification de la foi par la psychologie et par d’autres sciences ? – La puissance réductrice de la psychologie est plus forte que celle des mathématiques ou des sciences naturelles par exemple. Parce qu’il est question de la vie spirituelle de l’homme. Et donc aussi de la foi, dans une certaine mesure. L’exclusivisme de la psychologie touche de près la vie spirituelle. C’est là que se situe le problème. Je ne sais pas si toutes les théories psychologiques sont vraies. Je suis donc prudent. – Récemment, on a publié une étude qui affirmait qu’on avait trouvé le gène de la religion sans lequel on ne pourrait être croyant. Vous pouvez entrer dans cette assertion ? – C’est bizarre ! Je ne sais pas si c’est vrai. Et je vous avoue que cela m’étonnerait. L’on peut cependant avoir en permanence un handicap. Le sens de l’esthétique pourrait aussi être lié à certains gènes. Mais je n’ai pas d’explications à tout cela ! – Cela signifierait cependant que l’homme serait prédestiné à croire ou le contraire… – En partie, oui. Un penseur comme Antoine Vergote a toujours été un bon exemple d’une intégration paisible entre la psychologie, la psychanalyse et la religion. Voilà un homme remarquable. À l’université, je n’ai eu cours avec lui que durant un semestre. Mais depuis que j’ai quitté la K.U.L. et jusqu’à aujourd’hui encore, je trouve remarquables les publications de Vergote et la manière dont il a traité tous ces sujets. C’est un vrai maître à penser. J’ajouterais que je n’ai aucune confiance dans la psychologie populaire. – Il nous semble qu’en lisant Vergote ou Herwig Arts, on reste dans le doute. L’on est sur la tranche entre la foi et l’incroyance. On y rencontre à la fois une solide rationalité et en même temps une grande irrationalité et finalement l’on ne sait plus très bien où on en est. – Oui, parce qu’elle prétend faire du travail scientifique. La foi est en définitive un choix. Et on ne peut pas l’imposer au scientifique. Il est seulement permis de dire que c’est possible. Sinon, ce n’est plus de la science. Mais quand on en parle avec Vergote, ce que j’ai encore fait de temps en temps, il apparaît qu’il a choisi mais il ne
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nous dit pas comment il faut faire. C’est fluide comme l’eau qui sort du robinet. – La religiosité se situe loin de la méthode scientifique. Elle n’a rien à faire avec les sciences exactes. – Avec les sciences exactes, certainement pas. En fait, c’est un miracle que la religion et la foi existent dans notre monde. Pour moi, c’est la preuve que l’homme est plus que l’homme. Et cela je ne puis pas l’expliquer. Mais plus on agresse la foi, plus on la combat, plus elle devient résistante. On ne parvient pas à éliminer le sentiment religieux. Mieux, en ces temps de sécularisation extrême comme aujourd’hui, on voit soudain émerger de nouveaux sentiments de religiosité. Ils ne sont certes pas tous chrétiens mais l’ère du positivisme où Auguste Comte pouvait affirmer que l’on avait tout trouvé et qu’il ne fallait plus rien chercher, eh bien, ce tempslà est révolu. Du reste, on entend de moins en moins ce genre de discours. – L’Église a-t-elle bien réagi à l’émergence des sciences, selon vous ? – Je crois que l’Église catholique en particulier a toujours eu un immense respect pour la raison naturelle. Les protestants, moins. Pour les protestants, la foi vient droit du ciel, « senkrecht von oben ». Pour Karl Barth, tout ce qui relève de la psychologie ou de la raison n’a aucune valeur. Et donc le Message nous tombe dessus comme une météorite. Et on n’a guère le choix. L’Église catholique n’a jamais accepté cela. Depuis l’Antiquité, elle n’a cessé d’intégrer divers acquis. Il y eut d’abord les philosophes grecs, puis les Pères de l’Église. Puis elle a encore intégré des apports grecs et arabes, et même le droit romain. Il ne faut pas oublier que le concile Vatican I était l’affirmation radicale de la raison pure humaine. À partir de mes études à Louvain, j’ai été frappé chaque fois que je m’interrogeais sur ce qui m’avait amené à être chrétien, à être catholique par l’immense respect pour la raison naturelle et ses diverses possibilités. Nous avions des professeurs qui étaient donc à la fois des croyants – la plupart d’entre eux étaient encore des prêtres – et des hommes de science. En fait, ils faisaient la synthèse en leur for intérieur.
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– N’est-ce pas plus difficile aujourd’hui quand on pense aux doutes d’un éminent chercheur comme Christian de Duve ? – L’agnosticisme et le doute sont plus répandus aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle, c’est une certitude. Cependant chaque fois qu’on dit actuellement que ce n’est pas possible, on doit très vite revenir sur sa position. Quand vous dites qu’il ne peut y avoir quelque chose de plus que ce que l’on voit dans son microscope, vous n’agissez plus en homme de sciences. – La foi est-elle inexpugnable parce qu’elle offre des perspectives à l’homme ? – Je ne sais pas pourquoi elle l’est mais je sais seulement que c’est ainsi. Pourquoi ? Je pense que la foi répond à l’aspiration de l’homme à la transcendance. À plus et à plus loin. Notez que c’est vrai aussi pour la science. On continue parce qu’on veut toujours aller plus loin. Je pense aussi que la foi est fondamentalement liée à la vie éternelle. Et à une certaine continuité. Au moment où l’on met sérieusement en question cette continuité, comme à notre époque, la foi connaît de grandes difficultés. Mais ce désir de subsister est tellement enraciné que je ne parviens pas à comprendre pourquoi nos contemporains en viennent à dire que cela suffit et qu’ils vont mettre un terme à leur existence. De même, je ne comprends pas ceux qui disent n’avoir pas besoin de se perpétuer. C’est vraiment manifester une sûreté de soi prométhéenne. – Oui mais, on peut également dire que les croyants ou ceux qui voudraient croire en la transcendance ne sont pas d’accord avec la Création. Il est indéniable que l’homme est mortel, non ? – Oui, oui mais le fait de vouloir se perpétuer n’a rien à voir avec l’immortalité. L’homme est mortel. En fait, la vie éternelle signifie que la mort n’est pas une fin en soi où l’on est détruit. La science dit à bon escient que nos cellules ne peuvent pas survivre. C’est de fait impossible. Mais cela n’a rien à voir avec la vie éternelle. Nous sommes mortels mais nous pouvons avoir la vie éternelle. Notre culture pratique en fait une mélancolie calme. Il suffit de descendre dans la rue. Nos concitoyens ne sont pas aigris, sauf peut-être lorsqu’il pleut mais on ne peut pas affirmer non plus qu’ils sont joyeux. En fait, ils sont ainsi…
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– Un peu fatalistes ? – Oui et mélancoliques. Ils manquent de quelque chose mais ils ne peuvent pas dire de quoi il s’agit. C’est un étrange état d’esprit que celui de la mélancolie. – Doit-on attribuer à la sécularisation la perte de cette sécurité, la perte de la joie romaine ? – C’est la conséquence de diverses causes. Il y a en effet la perte des certitudes ; c’est un fait que nous sommes beaucoup plus prosaïques et pragmatiques face à la vie. On se dit qu’on peut se contenter de ce dont on dispose. En fait, nous sommes orphelins des grands idéaux. C’est bien cela le grand problème : les grands idéaux ont disparu. Ceux qui se rattachent à la société mais aussi les idéaux politiques et sociaux. Où en sont le marxisme et le communisme ? Les idéologies d’antan sont mortes. Et nous voici à l’ère de la pensée faible où l’on se dit qu’il n’y a, au fond, plus rien. C’est presque le retour au règne animal. Une vache ne fait pas mieux : elle mange l’herbe qu’elle trouve sur son pré et ne pense pas l’ombre d’une minute à ce qu’elle fait. Sauf lorsqu’elle s’avance un peu imprudemment vers la clôture électrique qu’elle ne peut franchir et qui la rappelle aux dures réalités animales. – Hors de la foi, il n’y a donc plus d’espérance ? – Non, non. À moins de réduire la vie à une suite de cadeaux que l’on reçoit pour certaines fêtes et de limiter de la sorte son projet d’existence. C’est se mettre dans la peau des enfants qui attendent la venue de Saint-Nicolas. Pour moi, sans la foi, il n’y a plus d’espoir. D’espoir fondamental, s’entend. – Mais que dites vous alors à ceux qui disent avoir foi en l’homme ? N’ont-ils pas raison ? – Toutes mes félicitations ! – Mais vous devez quand même admettre qu’il y a de bons côtés en l’homme ? – Mais oui, il y a de bons côtés. Seulement, il est fini le pauvre homme. Je ne nie pas qu’il puisse avoir de très bonnes qualités. Il y a même une certaine héroïcité dans le fait de croire en l’homme. Je me demande même si ce n’est pas déjà aller au-delà de ses
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limites. Bon, c’est bien de se dire dans son abri qu’on ne nous attrapera pas, qu’on est vraiment sauvé, mais quand on meurt, eh bien, il ne fait pas de doute que l’on se fait rattraper.
La joie s’est-elle envolée ? « Où donc la joie a-t-elle disparu ? Il y a trop de tristesse dans le monde, trop de tristesse en nous, et dans l’Église, et dans le cœur des hommes ! D’où vient ce voile de deuil sur notre vie ? Cette “douce mélancolie” qui flotte autour de nous comme un brouillard ? Serions-nous donc malades ? Malades de la crise ? Sans doute, mais n’y a-t-il pas beaucoup plus encore ? Voici une lettre. Elle m’est arrivée hier. “Mon mari et moi, comme nous sommes loin l’un de l’autre, alors que nous sommes tous deux de si bonne volonté. Mais en même temps quelle mystérieuse distance ? Nous nous aimons ; nous avons si peur de nous perdre l’un l’autre. Alors pourquoi n’y arrivonsnous pas de vraiment nous trouver ?” Pourquoi tant de chagrin caché dans chaque foyer, dans presque tous les cœurs ? Qui nous indiquera ce “puits de Jacob” où nous pourrons puiser l’eau vive de la joie ? Tant d’hommes et femmes et tant de couples sont assis sur la margelle, fatigués et assoiffés l’heure de midi de leur vie. Tout comme Jésus. Et avec Lui, ils disent : “Donne-nous à boire” (Jean 4, 7). » La joie de saint François, Pâques 1982, « Paroles de vie » no 2
Chapitre III
ROME ET LE CONCILE 1954 – 1959
– Après vos études à Louvain, vous avez été envoyé à Rome. Pourquoi n’avez-vous pas pu faire vos études de théologie à la faculté louvaniste qui bénéficiait pour le moins d’une excellente réputation ? – Je ne pourrais pas y répondre ; c’était un choix de l’évêque de Bruges, de Mgr De Smedt. – Il ne vous l’a jamais motivé ? – Non, car en ce temps-là, on ne donnait pas de motivations. Bon, sans vouloir me vanter, il est vrai que j’étais un excellent étudiant. Mon problème n’était pas de faire un grade ou d’obtenir un très haut grade, mais plutôt de le perdre ! Je me souviens encore très bien de la fin de ma première année de philo. Après la délibération, le président m’avait dit que je n’avais pas tout à fait réussi à décrocher une grande distinction parce qu’il me manquait quelques points. En fait, le problème venait du professeur de biologie Koch qui ne supportait pas les philosophes ! Et donc il m’avait doté d’un 12 sur 20. À la délibération, on avait remonté la cote afin que je puisse avoir ma grande dis’ ! Mais le président m’avait dit qu’il aurait préféré que je ne la décroche pas. Et de me confier qu’il avait même insisté auprès de ses collègues pour que je ne l’aie pas ! Je lui avais alors demandé pourquoi il faisait preuve de tant de sévérité à mon égard. Il m’avait répondu que je devais au moins en faire autant l’année suivante sous peine d’apparaître en recul. J’ai sué eau et sang pendant ma deuxième année. Et j’ai de nouveau eu une grande dis-
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L’ordination sacerdotale de Godfried Danneels, le samedi 17 août 1957 Le samedi 17 août 1957, l’évêque de Bruges, Mgr De Smedt confère l’ordination sacerdotale à Godfried Danneels dans l’église de Kanegem. Une date choisie à dessein : c’était en effet aussi celle du 25e anniversaire de mariage de ses parents. À la fin de la cérémonie, le nouveau prêtre reçoit le calice de l’abbé et enseignant Daniel Billiet qui a influencé de manière décisive sa vocation. L’évêque de Bruges ne « descendit » pas seulement sur Kanegem pour l’ordination de l’abbé Danneels : il bénit aussi la nouvelle maison communale et fut l’invité d’honneur du repas qui suivit… Contrairement au Standaard du 17 août 1957 qui mentionna l’information, nous n’en avons pas trouvé trace dans La Libre Belgique, mais la chronique religieuse alors encore quotidienne se faisait l’écho d’une vie spirituelle encore très intense en ces temps préconciliaires… Elle nous apprend, par exemple, ces jours-là que l’évêque de Gand a béni le dimanche 10 août une nouvelle église à Hamme, dédiée à SainteRenelde alors que quelques jours plus tard, il est fait état de la bénédiction d’une nouvelle chapelle à Quaregnon, au cœur d’un Borinage largement déchristianisé. Les retraites ont aussi le vent en poupe : à Orval, une retraite dirigée par deux franciscains, mais inspirée par les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola a réuni quelque nonante-quatre hommes et on a même dû en refuser… quarante, faute de place. Le public des retraitants était pour le moins éclectique puisque s’y côtoyaient des notaires, des professeurs, des délégués syndicaux, mais aussi un ouvrier actif dans une laminerie et un employé des contributions… Autre indice de la bonne santé religieuse : quelque trente mille jocistes venus des cinq continents ont afflué à Rome pour le rassemblement mondial des jeunes travailleurs pour la paix chrétienne. Et les ordinations sacerdotales avaient aussi particulièrement le vent en poupe : le lendemain de celle de Godfried Danneels, l’évêque de Gand, Mgr Calewaert conférait la prêtrise à dix-neuf nouveaux séculiers ainsi qu’à quatre religieux !
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Rome et le Concile
tinction. Le président est venu me trouver et m’a dit que cette fois, je l’avais… – Vous vous étiez vraiment impliqué, non ? – À Louvain, on ne pouvait pas suivre de cycle inférieur en théologie. La formation n’y était délivrée qu’en scola major ; autrement dit, il fallait déjà avoir été ordonné prêtre et avoir suivi un curriculum élémentaire en théologie. Donc, j’aurais dû faire ma théologie à Bruges mais, bon, on m’a envoyé à Rome et ce fut quelque chose de différent. – C’était une autre aventure. Comment vos parents ont-ils accueilli cette décision ? – Mon père était content. Il trouvait fantastique d’avoir un fils qui allait étudier à Rome, tout près du pape. Mais il se trompait un peu quand il pensait que nous étions tout le temps près du Saint-Père ! – Il n’y avait pas que cela… Ce fut sans doute une tout autre aventure que celle de Louvain puisque vous voilà dans une ville de dimension mondiale… – La langue et la culture étaient différentes. J’y ai beaucoup appris mais pas sur le plan scientifique. – Justement, il semble que vous ayez dit un jour que Louvain était meilleur sur bien des terrains. Par exemple, pour les études bibliques modernes. À la Grégorienne, c’était loin d’être un point fort. – Oui, cela ne représentait pas grand-chose à cette époque-là. Les temps ont changé, car c’est bien mieux actuellement. N’empêche que nous avions de très bons professeurs dans une série de domaines. Je pense par exemple à Alvaro, en dogmatique. J’ai fait ma thèse chez cet enseignant espagnol. C’était un homme d’une grande bonté, très pointu, qui avait été formé chez les jésuites en Belgique. J’avais aussi un professeur américain qui avait des conceptions assez particulières sur la Trinité. Selon lui, le Père n’est pas le Fils, le Fils n’est pas le Père et le Père n’était pas davantage l’Esprit. Il nous avançait pas moins de quatorze propositions. Et il nous disait, en latin, qu’il était complet « sed nulla intelligentia ». C’était un génie, mais les études bibliques étaient particulièrement faibles. J’ose le dire, à Rome, mon esprit s’est d’abord et surtout ouvert à la
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culture davantage qu’à la science. D’abord pour les Italiens. Voilà un peuple divin malgré toutes les misères qu’on peut rencontrer à son contact. À l’époque, l’on devait, par exemple, veiller à ne pas se faire dépouiller mais pour le reste, ce sont des gens très agréables. Cette manie de chiper s’est bien atténuée depuis lors mais à l’époque, l’on ne pouvait vraiment pas avoir de biens sur soi. Puis il y avait aussi la ville… Rome… Voilà une cité qui embrasse toute l’histoire du monde, depuis les débuts jusqu’à nos jours. Avec le christianisme des débuts et les catacombes… On pouvait y courir entre les monuments en s’immergeant pleinement dans l’Histoire. Le Collège belge se trouvait alors en pleine ville à la via Quirinale, à un jet de pierre de la résidence du président de la république. Tous les après-midi, nous avions droit à une heure de promenade et le jeudi était totalement libre. On traversait le Forum, on se dirigeait vers les basiliques et les anciennes petites églises. Bref, on ne pouvait pas faire cinquante mètres sans rencontrer une trace du riche passé romain. Et en plus, cela m’a permis d’apprendre l’italien. – Mais les cours étaient donnés en latin… Comment cela s’est-il passé pour vous ? – Nous avions eu beaucoup de latin pendant nos humanités. Après un mois, on a donc pu parler le latin mais aussi le comprendre. La prise de notes s’avéra un peu plus difficile. Mais le latin avait l’avantage que l’on pouvait tout dire en moins de mots. Cela nous a permis de noter presque de manière littérale tout ce que disait le professeur. Et puis ce dernier ne parlait pas toujours non plus un latin parfait… On n’en est plus là aujourd’hui, puisque l’italien est devenu la langue véhiculaire à la Grégorienne. Aujourd’hui, c’est le contraire… Il y a beaucoup de mots pour exprimer peu de choses. – À l’époque, les auditoires de la Grégorienne étaient-ils toujours pleins à craquer ? – Oui plus que pleins et le grand auditoire était lui aussi plus que rempli…
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– Vous avez dû y croiser des étudiants qui sont devenus cardinaux comme vous ? – Oh oui, toute une série. Ils ont tous désormais plus de septante ans et certains sont même encore plus vieux car j’ai été créé cardinal très jeune. Certains étaient déjà sexagénaires quand ils ont reçu le titre. Plusieurs ne sont plus de ce monde. – Par ces rencontres, vous aviez une vision du monde plus large que celle qui vous était offerte à Louvain ? Vous faites bien de préciser : sur le monde, pas sur la science. Pour moi à Louvain, l’endroit central était la bibliothèque. À Rome, j’avais quelques lieux de prédilection : Santa Maria Maggiore, Saint-Pierre et tous les grands monuments religieux. L’avantage était que nous y rencontrions beaucoup d’étudiants venus du monde entier. Il y avait là des Brésiliens, des Espagnols, des Allemands qui circulaient en soutane rouge. Nous connaissions tous nos collègues du Collège allemand et du Collège français. Les Français étaient les seuls à ne pas avoir de caractéristiques vestimentaires propres. Tous les autres collèges se faisaient remarquer sur ce plan. Nous avions une ceinture rouge et noire que nous devions arborer en permanence, alors que les Français circulaient en simple soutane noire. Je ne sais plus quel pape Pie avait eu cette idée d’imposer des distinctions entre les collèges. Il n’avait pas réussi à imposer ses vues à nos amis français. Il est vrai qu’il voulait leur imposer les couleurs de Notre Dame de Lourdes, une soutane blanche avec une ceinture bleue… Ils n’en ont jamais voulu et, de fait, cela aurait été vraiment difficile de circuler dans Rome dans ces couleurs-là. – L’appareil ecclésial était encore intact, si l’on peut dire, en ce temps-là avec des centaines de vocations. Ce déploiement de force ecclésial vous a-t-il impressionné ? – Nous n’allions pas souvent à la place Saint-Pierre et encore moins à la rencontre du pape. Tout au plus, quelques fois par an. C’était aussi à une demi-heure à pied du Collège belge. Qui plus est, il y avait moins de célébrations solennelles qu’aujourd’hui. C’était même exceptionnel sur la place Saint-Pierre elle-même. Je n’en ai jamais vécu aucune sinon lors de l’élection de Jean XXIII.
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– Avez-vous rencontré Pie XII ? – Non, jamais, même pas en groupe. – C’était un homme distant, une personnalité qui flottait au-dessus des autres ? – C’était une figure imposante autour de laquelle planait une aura un peu mystérieuse sinon mystique. Il avait déjà frôlé la mort de près et avait prié le rosaire sur son lit de souffrances. On avait pu suivre cela de très près grâce aux haut-parleurs, y compris à SainteMarie Majeure ; il y régnait aussi une ambiance particulière. La rumeur a couru qu’il avait eu des visions, mais je n’en crois rien. Tout cela pour vous dire que nous n’avions guère de contacts avec l’appareil ecclésial. – Comment était l’ambiance au Collège belge en ce temps-là ? – Elle était gaie ! – Étiez-vous nombreux ? – Nous étions une vingtaine, pas davantage. C’était dans un vieux bâtiment, dans un ancien couvent de carmélites. Nous y vivions dans un dénuement certain. Il est heureux qu’il n’ait jamais fait très froid à Rome car aucune fenêtre ne pouvait plus être fermée. On logeait donc dans les petites cellules des carmélites, et je dois dire que c’était gai ! Nous avions comme président, à cette époque, Mgr Devroede qui est devenu par la suite vice-recteur à l’Université de Louvain. C’était un homme plein d’humour qui nous faisait beaucoup rire à table avec ses talents d’imitateur. Il avait l’art d’imiter les cardinaux, en tout cas les principaux. C’était vraiment à mourir de rire. Je me souviens que, lors d’une veillée pascale, nous avions eu la visite de la femme de l’ambassadeur de Belgique. En fait, elle est arrivée en retard et on était pratiquement à la moitié de l’office. Après la cérémonie, Mgr Devroede lui a dit qu’elle était juste arrivée à temps pour renouveler ses vœux de baptême… Je me souviens, par la suite, de Mgr Devroede comme d’un homme quelque peu aigri. Il a fini sa vie comme recteur de Saint-Julien des Belges et je me rappelle qu’il avait des centaines de cassettes audio dans son armoire pour faire des visites guidées dans Rome.
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– Il a beaucoup fait cela à Rome à la fin de son mandat… – C’était aussi un mélomane mais il n’écoutait par exemple plus Mozart. Il disait qu’il connaissait le compositeur autrichien et donc il avait décidé qu’il n’y toucherait plus ! C’est aussi Mgr Devroede qui m’avait dit que l’on ne pouvait apprécier un intérieur baroque qu’après avoir dépassé la cinquantaine. C’était un leitmotiv récurrent chez lui. Notamment lorsque nous entrions dans l’église du Gésu et que nous montrions que nous n’apprécions pas le décor chargé. « Ah, avait-il alors coutume de dire, attendez que vous ayez quarante ou cinquante ans et ce n’est qu’alors que vous apprécierez la joie de vivre du baroque. » Il avait sans doute raison. Mais les goûts musicaux de Devroede, pour autant que je m’en souvienne allaient plus dans la ligne des « Préludes » de Liszt et de « l’Arlésienne » de Bizet. Ce qui était au fond un peu plus baroque. Je pense que les problèmes ont surgi lorsque le concile s’est profilé. C’est alors qu’Albert Prignon a été nommé recteur du Collège belge. Cela signifia qu’il devait rentrer en Belgique. Il a très mal vécu ce changement : je pense qu’il l’a toujours interprété comme un désaveu, comme s’il n’avait pas été digne de se trouver aux côtés des évêques résidentiels. – Il y a eu une rumeur selon laquelle il aurait raté la mitre cardinalice parce qu’il aurait fait le mauvais choix lors de la scission de l’Université de Louvain. – C’est possible, mais je n’en suis pas convaincu. Devroede était un vrai Bruxellois et un vrai Belge. Il était de Rhode-Saint-Genèse et un tantinet breughelien. Un vrai Pajot et un jouisseur de la vie… À la fin de l’année, il devait toujours faire ses comptes car il était aussi l’économe du Collège belge. Pendant huit jours, il était impossible de lui adresser la parole. Il était renfrogné et très soupe au lait parce que ses chiffres ne correspondaient jamais. Et puis tout d’un coup, on le voyait descendre avec sa bonne humeur traditionnelle. Que s’était-il passé ? Il avait comblé le trou en puisant dans son propre gousset et le bilan correspondait. – Avez-vous encore des contacts avec ceux qui étaient au Collège belge à votre époque ? – Le lundi de Pentecôte, je reçois à Malines les Romani, entendez
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Godfried Danneels, prêtre, étudiant au Collège belge de Rome Collège belge, Rome
tous ceux qui ont été avec moi à Rome, mais aussi ceux qui nous ont précédés ou suivis d’un an. Nous nous retrouvons chaque année pour un déjeuner convivial chez l’un ou l’autre. Hélas, beaucoup d’entre nous ne sont plus, comme Basiel Maes, par exemple. – Cette joie d’antan remonte-t-elle alors à la surface ? – Oui, c’est le moment de rappeler beaucoup d’anecdotes, ce qui ne manque pas de charme. J’ai également fait la connaissance d’un grand nombre de nos vicaires épiscopaux actuels à Rome. – Lors de la troisième année de vos études romaines, vous avez été ordonné prêtre le 17 août 1957, dans l’église de Kanegem, le jour même des noces d’argent de vos parents. – Oui, c’était un grand moment. Habituellement, on recevait l’ordination à Rome après la troisième année de théologie et pas après la quatrième parce qu’on avait déjà fait une année de philosophie auparavant. Je savais donc que je serais ordonné pendant les grandes vacances de 1957 alors que j’étais à la maison. Mgr De Smedt m’avait interpellé directement en sondant mes intentions à ce sujet. J’ai pu lui répondre que j’avais réfléchi à la question et que
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le hasard faisait bien les choses : mes parents fêtaient leurs vingtcinq ans de mariage le 17 août de cette année-là ! Je savais qu’il avait l’habitude d’ordonner les futurs prêtres dans leur paroisse. L’évêque me répondit donc qu’il procéderait à mon ordination dans l’église où mes parents avaient échangé leurs consentements exactement un quart de siècle auparavant. Il a tenu parole. Cela s’est passé dans l’après-midi. Ce jour-là, il y avait eu un terrible orage. La cérémonie a dû se dérouler vers quatre heures. Pas plus tard parce qu’il y avait une expression ouest-flamande assez péjorative pour ceux qui étaient ordonnés plus tard : on parlait de « priesters van achter de vieren »… Toujours est-il que toute la paroisse était présente. On venait de construire une nouvelle maison communale, juste en face de l’entrée principale de l’église. Mgr De Smedt devait bénir le bâtiment officiel après mon ordination et, ensuite, il y avait encore un dîner à la nouvelle maison communale. Y assistaient les membres du conseil communal, qui ne comptait pour ainsi dire que des agriculteurs, mais il y avait aussi deux ouvriers. L’un d’eux était assis à côté de l’évêque, à table. On avait servi de petites pommes de terre, qu’on appelle des pommes parisiennes. Ce qui avait fait sortir notre élu de sa réserve. Il avait dit qu’il allait interpeller le collège parce qu’on avait vraiment les plus robustes patates de toute la région mais on servait des féculents aussi ridicules à l’occasion de la visite de l’évêque. Toute la Flandre-Occidentale a été informée de l’incident ! – Lorsque pendant la cérémonie de l’ordination vous étiez couché face contre terre, prosterné, avez-vous pensé à la veillée pascale qui avait été à la base de votre engagement ? – Peut-être pas à ce moment précis. Mais c’était quand même impressionnant ! Tentez donc l’expérience de vous coucher sur le ventre pendant dix minutes sur des dalles froides… cela laisse incontestablement des traces. – Vous vous êtes senti écrasé ? – Certainement en état de prosternation… livré, en quelque sorte… – L’acte ultime de l’humilité ? – On touche la terre, on devient un avec elle et cela procure une 65
sensation très particulière. On se sent au fond comme un ver. Qui plus est, ce n’est pas très facile ni confortable de se coucher de la sorte sur le marbre froid. – Vous souvenez-vous encore de votre première homélie ? – Non, vraiment plus ! – Vous ne l’avez donc pas conservée ? – Non pas du tout. Je n’en sais plus rien ! – Cela a dû être un moment émotionnel pour vous ? L’émotion vous a-t-elle envahi lorsque vous vous êtes rendu compte que vous étiez désormais prêtre ? – Oui, cela vous touche vraiment très fort. Cela est dû, au moins partiellement, au fait que les gens vous regardent désormais différemment. Pour eux, vous êtes soudainement prêtre. Et puis, à ce moment, je n’étais qu’un jeune homme de vingt-quatre ans. Mais le moment le plus émouvant s’est situé après mon ordination, à la sortie de l’église, quand on m’a remis mon calice qui était celui de l’abbé Daniel Billiet, ce prêtre et enseignant avec qui j’avais été en étroite relation au collège. J’ai toujours ce calice et je l’utilise toujours pour ma messe quotidienne. Oui, là, l’émotion m’a envahi. L’abbé Billiet m’avait toujours dit que si je devenais prêtre, il me donnerait son calice. Mais pour le reste, le jour de mon ordination sacerdotale fut un de ces jours solennels où l’on se rend à peine compte d’où l’on est et de ce que l’on fait. Et il n’en reste donc que quelques détails. Un jour, j’ai demandé à ma sœur ce qu’elle avait retenu de mon homélie lors de sa messe de mariage en l’église de Kanegem. Elle m’a répondu par la négative ; la seule chose que j’ai retenue, devait-elle ajouter, est qu’il faisait atrocement chaud ce jour-là. C’est tout ce qu’elle avait gardé du jour de son mariage ! – Mais par contre, on peut supposer que vous vous souvenez encore de vos premières confessions… – Oui, l’on se sent totalement indigne à ce moment-là. Je devais confesser les membres de la Ligue du Sacré-Cœur de Jésus. Un dimanche par mois, à cette époque-là, les hommes devaient communier. Et j’avais donc été chargé de faire un tour des autres
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paroisses voisines de la nôtre comme confesseur « étranger ». Je me suis rendu à Aarsele, à Schuiferskapelle, à Ruiselede. Je me souviens encore d’avoir vu entrer un vieux fermier dans le confessionnal. J’ai tiré le volet et l’homme m’a confié ses fautes. C’est à ce moment-là qu’on se dit que l’on aurait peut-être dû inverser les rôles. Mais c’est le jeune morveux qui a remis ses péchés au vieil homme… – Aviez-vous l’impression que c’était un fardeau ? – Oui, encore que nous n’avions pas si souvent de pareilles séances de confessions car il y avait encore tellement de prêtres ! Et je ne me rendais donc dans les villages précités que parce qu’ils étaient près de chez moi. – Quelles étaient vos fonctions initiales ? – C’était d’étudier ! Je suis reparti à Rome pendant deux ans. Et donc je n’entendais des confessions que pendant les vacances. – Pendant vos études est décédé Pie XII. Lui a succédé une figure un peu hors normes, Jean XXIII, Giuseppe Roncalli. Vous avez dit un jour que ce nouveau pape ne vous avait pas enthousiasmé. – Mais mettez-vous à ma place ! Vous vous trouvez sur la place Saint-Pierre, la loggia s’ouvre et voilà qu’on voit apparaître et s’avancer un petit homme très corpulent sans le moindre look… – Le décorum cher à Pie XII… – … appartenait tout aussitôt au passé. Roncalli bénissait la foule à l’italienne (NDLR : avec des gestes rapides qu’improvise pour nous le cardinal Danneels) alors que Pie XII le faisait majestueusement à l’allemande. Nous nous demandions tous ce qui nous arrivait. Je me souviens que Wilfried Dumon qui n’était plus à Rome avait suivi l’événement à la télévision à Bruges. Il m’a toujours dit que lorsqu’il avait vu pour la première fois le pape Jean XXIII à la télévision, il avait dit à ses collègues que l’image était déformée ! – Reste que quand il a annoncé la tenue d’un nouveau concile, vous étiez plus enthousiaste. – Il ne se rendait pas bien compte dans quelle aventure il se lançait. L’on rapporte que quelques mois après son élection, il avait dit à son substitut le cardinal Tardini : « Faciamo un piccolo conci67
lio. » Nous allions donc tenir un petit concile. Et il pensait qu’il serait terminé à Noël. Mais cela a pris quatre ans. Il avait pris de fameux risques. Jean XXIII ignorait aussi tout ce que cela entraînerait et c’est sans doute heureux… – Ce concile n’était-il pas dans l’air du temps ? N’avez-vous pas vu arriver cette évolution ? – Oui, il est exact qu’avec Jean XXIII, on pouvait s’attendre à tout. Ce n’était pas quelqu’un de la Curie. Et la première fois qu’il est apparu pour une audience, il portait une sorte de bonnet phrygien que l’on n’avait plus sorti des armoires depuis le XVIe siècle. À noter que le pape actuel l’a déjà porté aussi. En fait, tout était possible. Jean XXIII avait une vraie piété italienne, avec tout ce que cela comporte aussi bien de positif que de négatif. Je me souviens que lors d’une visite ad limina, Mgr De Smedt avait pu emmener ses étudiants à l’audience chez le pape. C’était pour faire une photo… Nous étions quatre et lorsque nous sommes entrés, Jean XXIII nous a accueillis en lançant : « Ah, voilà les quatre vertus cardinales ! » On se regardait un peu éberlués parce qu’on ne savait pas très bien ce qu’il fallait répondre. Mais une fois la photo faite, on nous a priés de sortir. – L’Église avait-elle besoin d’un concile ? – Vu avec le recul, oui. – Vous nous avez dit que le pape avait pris un risque énorme… – Oui, je pense qu’il a libéré quelque chose dont il ne pouvait pas prévoir que cela conduirait à tout cela. Le concile a quand même duré quatre ans et ce fut un énorme saut quantitatif si on le replace dans l’Histoire de l’Église. – Peut-on dire que c’était le concile le plus important depuis celui de Trente ? – Tous les conciles sont importants, mais celui-ci l’était quand même un peu plus. Pour la première fois, on voyait émerger les thèmes de la décentralisation, de la collégialité, de l’exégèse de la Bible, de la liberté religieuse et du respect des autres religions, de l’œcuménisme, des rapports entre l’Église et le monde. Tout cela était au fond totalement original et nouveau.
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– Évoquait-on ces thèmes au Collège belge ? – Certainement. Les célébrations eucharistiques se célébraient déjà face au peuple. Le recteur Devroede était un homme très ouvert et large d’esprit qui s’intéressait à un certain renouveau. Ces « expériences » se déroulaient tout naturellement à huis clos, entre nous. Les voisins n’en savaient rien… – Mais les Belges appartenaient quand même à l’avant-garde ? – J’ose affirmer que rien de ce qui serait établi plus tard au concile ne m’était inconnu auparavant. Je trouvais tout cela très normal. Qu’aurait-on pu décider autrement ? Et lorsque je vins au séminaire de Bruges en 1962, j’y ai déjà trouvé toutes les conceptions conciliaires sur l’étude de la Bible, l’exégèse, la liberté religieuse, les rapports entre l’Église et le monde, l’opinio communis. Nous n’étions donc absolument pas surpris. – Vous étiez naturellement proche de Mgr de Smedt qui fut une grande figure du concile. En a-t-il parlé avec vous ? Vous occupiez quand même un poste à responsabilités… – J’y étais à peine et j’étais encore fort jeune. Mais De Smedt ne venait pas si souvent au séminaire. Il laissait le séminaire en l’état, tel qu’il était et c’était bien ainsi. Mgr De Smedt était une personnalité étonnante. Au fond, c’était un évêque très classique qui avait ramené la tradition de Malines à Bruges. On aurait dit un grandpère. Lorsqu’il est entré en fonction, il a immédiatement intimé l’ordre à son cérémoniaire de porter une soutane violette comme à Malines. Ce qu’on n’avait jamais vu à Bruges. Et en même temps, il pouvait faire montre de visions très modernes que l’on n’aurait jamais attendues de sa part. En outre, il n’avait pas peur. Il pouvait de temps en temps utiliser une expression qui était presque lapidaire. Par exemple, le mot « triomphalisme » de l’Église, qu’il avait ressorti au concile et qui fit grand bruit. Il se trouve aujourd’hui dans le Petit Robert. – Sa célèbre allocution au concile a fait des étincelles… – À cause, d’abord, de son contenu. Il avait dit qu’il fallait cesser de glorifier l’Église qui ne commettait jamais d’erreurs. C’était cela, le triomphalisme à rejeter. Puis, on ne doit pas oublier qu’il y avait aussi la forme. Car De Smedt était un grand orateur. 69
– Comment expliquez-vous cette évolution ? On a vu changer Roncalli, on vit changer De Smedt, on verrait changer bien d’autres hommes d’Église. Etait-ce dans l’air du temps ? – C’est la modernité qui avait fait son entrée dans la manière de penser et de ressentir les choses. Ce n’était pas tellement le fait de l’Église mais de ceux qui avaient leur mot à dire en son sein : les archevêques, beaucoup d’évêques et certains cardinaux. Au concile, il n’y avait que quatre ou cinq véritables figures : Lercaro, Doepfner, Montini, Suenens et Agagnanian. Surtout ces cinq-là. – Les réformateurs n’avaient pas la partie gagnée d’avance… – Pas du tout ! Jusqu’à la fin, il y a eu de l’obstruction. La majorité de la Curie était contre. On a dit, et je le crois, que la Curie était heureuse que le concile se termine. Ce qui se résuma par la formule : « Qu’ils rentrent seulement chez eux, ces évêques, afin que nous puissions enfin reprendre les affaires en main ! » – C’était la fin de la récréation ! – Mais la récréation ne s’est pas arrêtée ! – Quelle a été la plus importante rénovation de Vatican II ? Quand vous jetez l’accessoire… – Il y en a eu beaucoup, hein… – Mais comme liturgiste, vous direz sans doute que ce fut la réforme de la liturgie… – Oui, certainement. Je pense que ce fut une mutation fondamentale parce que quand on change la liturgie, cela se fait nécessairement en profondeur. Je pense que ce fut un des changements essentiels… mais il y a eu plus : on est passé de l’image de l’Église qui était comme une citadelle à celle du levain dans la pâte. Au fond, le rapport entre l’Église et le monde a changé fondamentalement. Et pas par n’importe qui : c’est Jean XXIII qui a dit que nous devions largement ouvrir les fenêtres. – Le fameux aggiornamento… – Oui… – Justement de par son identité et de par ses dispositions multiculturelles, l’Église de Belgique y a joué un rôle de premier plan. On a
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parlé de squadra belga… Le Collège belge ne fut-il pas un carrefour et un point d’appui extraordinaire pour le concile ? – Certainement. Ce fut un point d’appui scientifique. Les théologiens de Louvain ont joué un rôle intellectuel de pointe. Mgr Philips a rédigé une des constitutions du concile, ce qui fut quand même une des étapes essentielles de Vatican II. Les participants belges ont aussi brillé par leurs connaissances linguistiques. Ils parlaient parfaitement l’italien, l’anglais, l’allemand, le français, le néerlandais. Ce fut un avantage énorme pour le travail en commission. Et puis, il y eut naturellement les grandes personnalités comme De Smedt et Suenens mais également comme Charue, parfois oublié, qui ont tous joué un rôle de pointe. – Est-ce que cela vous apparaissait déjà lorsque vous avez étudié au Collège belge ? – Nous ne doutions pas que Mgr De Smedt allait jouer un rôle de première importance. Et qu’un rôle plus important encore reviendrait au cardinal Suenens qui était déjà plus connu sur le plan international. Et puis vous aviez cet esprit belge qui facilitait la recherche de formules de compromis, qui réconciliaient les parties adverses et qui signifiaient en même temps quelque chose. On m’a toujours dit que Mgr Philips avait l’art d’écouter absolument tous les points de vue et de les réunir ensuite d’une manière nuancée dans une synthèse significative sur laquelle personne ne pouvait achopper. – C’était le fameux compromis à la belge… – Certainement, cela a joué. Les nôtres étaient habités du sens de trouver des formules de compromis. – Cela se perd un peu aujourd’hui ? – C’est déjà perdu ! – On avait donc ouvert les portes et les fenêtres de l’Église mais c’est par les mêmes portes, que dans les années qui ont suivi le concile, des milliers de prêtres et de religieux ont quitté l’institution. Étaitce la faute du concile ? – Non, comment le concile pourrait-il en être responsable ?
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– Sans le concile, cela se serait-il vraiment produit ? – Cela se serait passé autrement mais pas mieux. Car je pense que cette modernité avec son libre-arbitre était déjà présente dans la culture. Elle allait donc tôt ou tard se manifester. Mais il est vrai qu’un concile est aussi un choc culturel. C’est comme un bateau qui passe et qui laisse des vagues derrière lui. Ce fut le cas après le concile de Trente. Moins après celui de Vatican I, mais il avait été interrompu prématurément. Après chaque concile, il y a de grandes turbulences. Et elles sont allées de pair avec le développement des droits du « Moi », avec certaines perspectives que tout allait changer. Nombre de prêtres sont sortis de charge parce qu’ils étaient convaincus que le célibat allait être supprimé. Ils croyaient être une avant-garde. Cela a joué un grand rôle selon moi. – La réforme liturgique qui était votre secteur de prédilection, professionnellement parlant n’a-t-elle pas été trop loin aprèsVatican II ? Vous avez dit jadis : là où la méconnaissance triomphe, la rupture menace… – Nous avons laissé évoluer la situation sans expliquer au préalable aux fidèles ce dont il était question et on ne l’a pas fait davantage vis-à-vis des prêtres. On l’a fait très vite. Dans toute la culture actuelle, il y a une grande difficulté à percevoir l’invisible. Sur l’ensemble de la planète. Que fait-on alors ? On s’est axé dans la liturgie sur le développement du visible. On l’a modifié et retravaillé. Et l’invisible a alors disparu totalement. Je participe parfois à des sacrements de confirmation où l’on nous raconte des histoires de Mickey Mouse. On en fait une sorte de petite pièce de théâtre scolaire et ils n’en retiendront absolument rien. Alors, il m’arrive de faire la remarque que l’on sous-estime ces enfants. Ce qui se passe à l’avantplan est tellement accentué et développé que l’arrière de la scène disparaît de notre vision. On est alors dans la crise de l’invisible. – On a jeté le bébé avec l’eau du bain en introduisant tous ces textes profanes… – Il n’y a pas eu assez de réflexions à ce sujet. Et les croyants ne peuvent pas en être portés responsables : ils sont pleins de bonne volonté et ils pensent qu’ils doivent agir de la sorte. Mais ils ne comprennent plus le mystère parce qu’ils n’en ont plus de notions.
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– Force est de constater que le lectionnaire est très facilement mis de côté pour faire place à des textes confectionnés pour la circonstance. Est-ce que cela vous fait mal ? – Oui. Parce que c’est aussi un extraordinaire appauvrissement culturel. Et pas seulement parce que les textes ne sortent plus de la Bible. Quand on me les fait entendre, je les compare à ceux des livres sacrés et je ne puis m’empêcher de me demander dans quel impasse on nous fait échouer. C’est devenu du jeu d’enfant ! Il n’y a plus une personne intelligente qui viendrait encore écouter cela. De fait, ils ne viennent plus. – C’est un manque général de formation ? – Absolument. Y compris pour les fidèles qui ne comprennent plus rien. On devrait faire un effort énorme sur le terrain de la catéchèse comme sur celui de l’évangélisation. On ne dispose même plus du vocabulaire idoine pour parler de Dieu. – Pensez-vous que ce soit une des raisons pour lesquelles le pape Benoît XVI a fait un pas en avant dans la restauration de la messe en latin, à l’ancienne ? – Je ne sais pas pourquoi il l’a fait. Chez nous, c’est parfaitement superfétatoire. – Mais n’y-a-t-il pas eu de demandes pour cela suite au motu proprio ? – Non, aucune. Je n’en ai pas reçu une seule sur l’ensemble du territoire de l’archevêché. Et je pense que pour l’ensemble de la Belgique, il n’y a pas eu ou alors très peu de demandes. En fait, on disposait déjà auparavant chez nous d’un ou deux lieux où c’était possible et où ce l’est toujours. Mais il se peut que le pape actuel se soit dit que s’il permettait de nouveau la célébration selon le rite ancien, d’aucuns chercheraient à revenir vers l’Église catholique. Pour ce qui me concerne j’ai toujours été convaincu qu’ils ne le feraient pas. En fait, on a changé la locomotive. C’était le rite tridentin. Cependant, l’essentiel, ce sont quand même les wagons qui y sont accrochés. Et que trouve-t-on dans ces wagons ? C’est le rejet de Vatican II : pas de liberté religieuse, pas d’œcuménisme, pas de dialogue interreligieux. Et ces wagons sont tirés actuellement par une autre locomotive. C’est tout. Le pape peut octroyer ce rite 73
ancien. Il y a d’ailleurs toujours eu des rites anciens dans l’Église. Il y en a encore d’autres aujourd’hui qui diffèrent du nôtre : le rite ambrosien, le rite milanais, les nombreux rites orientaux… Cela a toujours été le cas. Mais je pense que c’est un coup d’épée dans l’eau que de penser que l’on réintégrera de la sorte les lefebvristes. – Il s’agit d’une infime minorité… – Attention, quatre cents prêtres de par le vaste monde se disent proches de Mgr Lefebvre. – Ce serait une belle affaire s’ils pouvaient rentrer au bercail… – Je ne le vois pas arriver… – Irréconciables précisément à cause du concile… – Les wagons de Vatican II sont inacceptables pour eux. – Pour en revenir à vous, cela doit être une immense déception que la vie des Belges ne soit plus rythmée par le calendrier liturgique ? Que le seul rythme qui s’impose à nos compatriotes soit celui de leur montre… – Je ne pense pas que l’on puisse retourner en arrière. Parce que le temps liturgique ne peut fonctionner que lorsque tout le monde est catholique. Cela, ce n’est plus possible. Je ne le regrette pas, mais je constate qu’il y a beaucoup de superficialité chez un grand nombre de gens. C’est un manque de culture qui me fait mal de temps en temps. Le pratico-pratique et le pragmatisme dominent totalement la scène. Voilà la nourriture ou plutôt les aliments que mettent en avant la télévision, la radio et la presse écrite. Pour ma part, ils peuvent écrire tout cela. Mais mon cœur saigne quand je me dis qu’il y a tellement d’autres choses, plus profondes et plus humaines que ce que l’on donne là à manger. Cela me rappelle une inscription que j’avais découverte sur un mur du vicariat de Bruxelles : « Seigneur, arrêtez le monde, je veux descendre » ! – Est-ce qu’il n’y a pas un manque de responsabilité au sein même de l’Église, peut-être sur le plan de la communication ? Pensez donc à Noël : tout tourne autour du Père Noël et plus personne ne pense à la crèche de Bethléem. – Très certainement. Mais cela se situe surtout sur le plan culturel. Et la culture est quand même le terreau de la foi. Tout a telle74
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ment été banalisé. Et cela me fait vraiment mal de constater que la majorité de la population reste indifférente à la richesse de la religion, à la culture religieuse, aux paroles de l’évangile et de la Bible. Cela me fait vraiment mal. – Croyez-vous que ce soit irréversible ? – Je ne le pense pas. On vit dans une sorte de kermesse permanente. Mais il y aura un lundi. Il y aura un lendemain qui déchante ! Je me souviens encore très bien du dimanche de la « ducasse » à Kanegem. On faisait la fête à fond. Tout le monde était imbibé. Et le lundi matin, la vie active reprenait ; les paysans retournaient au travail avec leurs chevaux et leurs carrioles comme si de rien n’était. Je crois que la vie religieuse va elle aussi reprendre. D’ailleurs, le christianisme et la foi sont trop forts pour être anéantis. Nous serions morts depuis longtemps avec tout ce qu’on a manigancé. Mais il est naturellement plus agréable de vivre à une époque où tout le monde est catholique… Avec quand même la tentation de la facilité, de la supériorité et de la prétention. Ces tentations ne nous habitent plus, mais il y en a d’autres. Comme le découragement. Et ainsi de suite…
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Accepter l’étranger « Il y a des dizaines de milliers de gens qui vivent avec nous et qui eux aussi sont différents. Ce sont les étrangers. Ils sont venus de loin mais ils habitent chez nous depuis des années. Et ils sont autres. Peut-être avons-nous pu penser qu’ils n’étaient pas si différents. Mais avec le temps, nous nous sommes rendus compte qu’ils sont autres, si différents de nous par leur culture, leurs usages, leur langue et leur religion. Et ils nous demandent de pouvoir vivre parmi nous tels qu’ils sont. Voici l’étranger qui nous dit : “Prends-moi tel que je suis ; laisse-moi habiter avec vous, vivre chez vous, y travailler. Pour l’amour de Dieu, dont moi aussi je suis l’enfant ! Ah ! Si vous déchiriez vos “cieux” pour descendre vers nous.” » Accepter l’autre, Noël 1981, « Paroles de vie no 1
Chapitre IV
DE BRUGES À ANVERS 1959 – 1977
– Au moment des prémices du concile, vous avez été désigné en juillet 1959, directeur spirituel des étudiants en théologie de Bruges qui étaient encore cent seize à cette époque. En quoi consistait précisément votre travail ? – Mon professorat était très limité. Je pouvais donner un petit cours de liturgie de quelques heures. À côté de cela, mon travail consistait en un accompagnement spirituel collectif : des récollections mensuelles, une vigile tous les samedis soir pour préparer la fête du lendemain et je devais assurer aussi tous les jours la prière de la mi-journée. Le directeur célébrait la messe. Et puis, une fois par trimestre, je devais recevoir chaque étudiant pendant une demi-heure. Une rencontre individuelle qui portait sur la vie spirituelle en général. Mais bon, cela faisait quand même cent seize personnes tous les trois mois. J’ai donc passé des heures dans mon fauteuil, de deux heures de l’après-midi à huit ou neuf heures du soir à recevoir ces jeunes hommes, de demi-heure en demi-heure. C’était une tradition là-bas mais je puis vous assurer que c’était fatiguant sinon tuant de devoir être à l’écoute en permanence. À côté de cela, j’accompagnais encore individuellement un bon nombre d’étudiants parce qu’ils pouvaient opter pour le professeur de leur choix. Donc, outre l’accompagnement collectif, je devais encore suivre de façon individuelle environ la moitié des séminaristes. C’était cependant une période très passionnante. Particulièrement lourde parce que j’ai dû apprendre à écouter pen-
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dant des heures et des heures sans pouvoir intervenir beaucoup dans la conversation. Mais cela m’a permis d’entrer en contact direct avec pas mal de problèmes nouveaux. L’image du sacerdoce était en pleine évolution, sans doute pas de façon fondamentale au début mais quand même. Puis, il y avait aussi la concrétisation du concile. Avec les tensions qui pouvaient opposer les conservateurs aux progressistes encore qu’à cette époque-là, tout le monde était progressiste. Il fallait être parfois un peu conservateur soimême pour réfréner leurs ardeurs. Et puis, il y a eu tout le débat autour du célibat. J’ai pu parfaitement prendre la température de la jeunesse de dix-huit à vingt-deux ans à ce moment précis en Flandre-Occidentale… Leurs rapports aux parents, aux familles, aux paroisses. C’était une très belle école de vie pour apprendre à connaître les hommes. – Mais comme jeune prêtre de vingt-six ans, aviez-vous des réponses claires à toutes ces questions fondamentales ? – Non. Mon prédécesseur qui avait réalisé le même travail m’avait dit que je ne devais pas donner une réponse précise et définitive parce que ce ne serait pas une vraie réponse. Il me disait que je devais surtout apprendre à écouter. Et j’ai appris cela là-bas. Vous ne devez pas leur répondre de façon exhaustive. Du reste, ils ne le demandent pas. Mais il fallait écouter avec une certaine empathie, et de temps en temps donner des éléments de réponse en précisant que ceci ou cela était ou non très heureux. Je pense, en examinant cela avec le recul du temps, que Mgr De Smedt a pris un risque énorme en me nommant là alors que je n’avais que vingtsix ans. Il fallait oser ! J’étais plus jeune qu’une bonne partie des séminaristes ! Une anecdote à ce sujet : le premier soir de mon arrivée au séminaire de Bruges, où je n’avais jamais mis les pieds auparavant, j’essayais de me repérer dans le bâtiment et je me souviens très bien qu’un étudiant est venu vers moi en me demandant en quelle année j’étais. Il a poussé un « ah » de surprise lorsque je lui ai dit que j’étais le directeur spirituel. À l’époque, il y avait déjà des vocations tardives d’hommes de trente, trente-cinq ans. – Entre-temps, vous avez aussi continué à travailler à votre doctorat ? – Cela a été la grande épreuve de ces premières années parce que
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De Bruges à Anvers
pendant l’année scolaire, je n’avais absolument pas le temps de m’en occuper. Je devais accompagner non seulement tous les étudiants mais aussi donner deux heures de cours et puis jeter les bases d’un nouveau cours de liturgie, car celui qui était donné avant mon arrivée était ridicule. On leur apprenait, par exemple, à faire les gestes du baptême avec une poupée. Ce n’était vraiment plus d’actualité ! Il fallait tout recommencer à zéro. Notez que j’aimais bien me lancer dans pareil défi. Mais bon, j’ai donc dû achever ma thèse pendant les vacances de Noël, les vacances de Pâques et les vacances d’été. Pendant deux ans, j’y ai consacré tous mes moments de repos et de liberté. J’ai encore un souvenir précis de cette époque, plus particulièrement de certaines vacances de Pâques. J’étais en train de travailler et, face au séminaire, c’était la Potteriekermis, une fête locale où il y avait un petit carrousel. Ce dernier n’arrêta pas de faire tourner perpétuellement le même disque. Je l’ai encore bien dans les oreilles : c’était une chanson de Pétula Clark ; une chanson triste sur un amour qui avait mal tourné… – Quel était le sujet de votre thèse de doctorat ? – Elle traitait d’un certain Henricus de Gand, un théologien inconnu du Moyen Âge qui n’en était pas moins intéressant. Un professeur de la Grégorienne, un Espagnol, m’avait collé ce sujet. Je n’ai jamais pu vraiment l’utiliser car c’était un exercice purement méthodologique. Il fallait apprendre à écrire un texte que l’on annotait abondamment ; in fine, il devait avoir belle allure. – Vous parlez là d’écrire… mais vous publiiez déjà aussi des articles en ce temps-là… – Tous les professeurs de Bruges et de Gand – ils étaient alors ensemble mais sans Anvers et Hasselt – devaient rédiger de temps en temps un papier pour la revue Collationes. Je me souviens que j’avais choisi de parler de la concélébration, bien avant que le sujet n’émerge au concile. – Vous avez aussi écrit des articles à la demande de l’épiscopat ? – J’ai dû en écrire un sur l’Église. Initialement, il devait faire office de document de l’épiscopat. Mais je crois me rappeler que j’étais encore trop léger sur le plan théologique. J’y avais pourtant travaillé sans 79
compter mes efforts. Mgr De Smedt a fini par sauver mon texte en le publiant dans Ministrando [NDA : la revue du diocèse de Bruges]. Il était donc sans doute trop spirituel et pas assez épiscopal. – Interveniez-vous déjà aussi à la radio ? – Je m’y suis mis assez tôt. Il y avait la demi-heure mariale d’un père carmélite de Courtrai. Radio 2 s’appelait encore Radio Courtrai, en ce temps-là. L’émission passait sur antenne le samedi soir. Ensuite, j’ai encore collaboré à la demi-heure religieuse de la VRT qui s’appelle maintenant « Braambos ». C’étaient des séries de quatre émissions qui se succédaient le dimanche pendant un mois. Les auditeurs d’alors étaient des « fans » de la demi-heure religieuse. En ce temps-là, c’était encore très intra-ecclésial. Il s’agissait en fait de méditations comme on n’en entend plus de nos jours à la radio. Un peu comme en Allemagne où il y avait « Das Wort zum Sonntag ». Mais, comme on disait outre-Rhin, c’était plutôt « Das Wort zum… Bier holen ». C’était le moment d’aller chercher une chope dans le frigo ! – En 1967, après avoir été directeur spirituel, vous devenez professeur de sacramentaire et d’ecclésiologie. Mais à côté de cela, vous étiez aussi actif dans le diocèse de Bruges. Quelles étaient vos tâches ? – On m’a confié alors la responsabilité de la formation des diacres. C’est moi qui ai formé les tout premiers diacres à Bruges. C’était une formule que l’on ne voit plus guère que çà et là : ils avaient tous aussi charge de famille. À tour de rôle, toutes les deux semaines, nous allions en visite chez un de ces diacres. Il y en avait alors quatre ; mine de rien, c’était un travail vespéral assez exigeant. Et puis j’avais aussi été chargé de la formation continue du clergé brugeois. Trois fois par an, nous faisions le tour de tous les doyennés avec une série d’orateurs. Je pouvais compter sur la collaboration de tous mes collègues ainsi que de quelques théologiens de l’extérieur. Mais tout cela demandait une préparation et la rédaction d’un syllabus. J’ai fait cela assez longtemps ; je pense même que ce fut le cas jusqu’au moment où je suis devenu évêque. – Était-il difficile d’expliquer les constitutions du concile au clergé ouest-flamand ? – En fait, ce ne fut pas possible. Mais tout ce qui a été décidé à 80
De Bruges à Anvers
Rome était dans l’air du temps. Pour la plupart des prêtres, il n’y eut donc pas vraiment de surprises. Il y avait cependant un certain groupe de curés qui considéraient les professeurs du séminaire comme des francs-tireurs. Comme des Partisans ! On ne leur faisait pas totalement confiance. Lorsque le professeur d’exégèse avançait que les rois mages n’avaient peut-être pas existé, surgissait un vrai problème. L’évêque n’est jamais venu, Mgr De Smedt trouvait que l’on se débrouillait bien. Et j’avais la confiance de ces prêtres parce que j’étais plutôt modéré. J’ai toujours pensé que l’on ne doit pas seulement savoir ce que l’on dit ; il faut aussi choisir le bon moment pour le dire. Il n’est pas vrai que les bonnes et vraies idées sont bonnes et vraies à n’importe quel moment. Il faut toujours percevoir où en est votre auditoire. Lorsque le professeur d’exégèse disait qu’il ne fallait pas prendre tel récit au pied de la lettre, les prêtres réagissaient au quart de tour. Tout était donc inventé et aucun miracle n’était vrai… Mais bon, comme ce n’était pas le cas, il fallait les ramener à la raison. En fait, j’avais déjà appris cela du curé de Kanegem lorsque j’étais petit. Dans un sermon, j’avais entendu parler de la multiplication des pains, je devais avoir dix ans… Le curé avait dit que cinq mille personnes, des hommes, parce qu’on n’avait pas intégré les femmes dans le calcul, avaient été rassasiées par Jésus. Il ajouta que l’on pouvait enlever un zéro car de toute façon, cinq cents, c’était encore beaucoup. J’ai compris alors qu’il n’y avait pas eu de dénombrement mais que cinq mille personnes, cela représentait vraiment beaucoup de monde ! – Cette manière de relativiser était-elle due au concile ou à l’air du temps ? – C’était l’air du temps. Je suis convaincu qu’on est allé trop vite après le concile dans la présentation de ses acquis. En ce sens que l’on s’est limité à mettre en exergue ce qui avait changé. Mais un certain nombre de choses n’avaient pas été modifiées. Au contraire, on les avait approfondies. C’est ce qui a déboussolé certains. Ce n’est plus un problème actuellement. Le groupe des conservateurs était plutôt limité et de temps à autre compréhensif. Des curés disaient qu’il fallait savoir ce que l’on donnait aux fidèles. Il ne fallait pas leur donner tout un pain mais couper d’abord quelques 81
tartines. Je l’ai toujours dit : on ne peut pas tout déverser dans le cerveau des gens parce qu’ils n’ont pas les outils pour tout comprendre. Cela rime donc à quoi de les ennuyer à propos de tout ? – Il est remarquable de constater que le concile n’a pas conduit en Belgique à une polarisation comme aux Pays-Bas. À quoi attribuezvous cela ? – J’y vois deux raisons. D’abord, le caractère des Flamands et celui des Belges en général est différent de celui des Hollandais. En ce temps-là, je disais souvent : nous avons les mêmes problèmes que les Hollandais, mais eux veulent encore voir le cadavre avant le coucher du soleil… Nous, on dit : on va d’abord passer la nuit et demain matin, nous verrons si nous allons saluer le corps. La deuxième raison, ce sont les mérites de Louvain. Et de la squadra belga au Collège belge à Rome. Ils étaient bien en avance sur leur temps, mais ils ne s’en vantaient pas. Des personnalités comme Thils ou Philips n’aiment pas se tresser des couronnes de fleurs, se mettre en vedette. Ils livraient du travail sérieux. Et ils avaient aussi moins de contacts avec les médias que leurs homologues d’outreMoerdijk. Là, la presse était directement mise dans le coup, dans la confidence. Chez nous, les médias étaient moins attirés par les professeurs louvanistes. Et l’inverse était vrai aussi. Nous avons cueilli les fruits d’une très bonne école de théologiens qui entendaient faire une mise à jour. Je dis bien : mettre à jour et pas vouloir faire une révolution. Aux Pays-Bas, les théologiens voulaient dire très vite des choses que personne n’avait exprimées avant eux. – On peut dire que Lumen gentium et Gaudium et Spes furent les deux grands documents du concile ? – Oui, ce furent en effet les deux documents importants sur et pour l’Église et le monde. C’est surtout le déroulé des chapitres de Lumen gentium qui était totalement neuf. On y parla d’abord du peuple de Dieu puis de la hiérarchie. Jusque-là, on évoquait en premier lieu le pape, les évêques et puis seulement les fidèles. L’ordre classique a donc été inversé. C’était un document impressionnant qui portait la marque du professeur de Louvain Philips qui avait trouvé la formule pour satisfaire tout le monde avec un texte tout en nuances qui n’en demeurait pas moins fort. Gaudium et Spes a
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aussi eu une énorme influence mais je suis quand même d’avis qu’il faudrait réécrire totalement aujourd’hui cette constitution. Car si les problèmes présents à cette époque le sont toujours actuellement, il s’en est ajouté plusieurs de la plus haute importance : l’écologie, les embryons, les cellules souches. Il n’y a forcément pas une ligne à leur propos dans Gaudium et Spes. Mais le ton était néanmoins donné : c’était l’ouverture au monde et la reconnaissance que l’Église n’était plus une forteresse. Et pourtant la constitution sur la liturgie fut celle qui a eu le plus d’impact et qui a fait le plus bouger les structures. Ce n’était sans doute pas la constitution la plus importante, cela ce fut certainement Lumen gentium, mais la liturgie a une influence directe sur la vie quotidienne. Quand on touche à la liturgie, on touche les nerfs de la vie chrétienne. Car la manière par laquelle on s’exprime dans le culte, le worship, comme disent les Britanniques, détermine l’image que l’on a de soi, de Dieu, du Christ et de l’Église. Le fait que la Bible ait pris une si grande place dans la réforme liturgique a eu une influence énorme. À propos de constitutions encore, il y en eut une autre dont on n’a pas assez parlé à mon sens. Elle s’appelait Dei Verbum et portait sur la Révélation, et sur le problème de la Tradition et de la Bible, les deux sources de cette Révélation. Un texte extraordinaire qui a été complètement oublié alors qu’il s’agit selon moi du document le plus riche, le plus consistant. On notera qu’il a été largement rédigé par Mgr Charue, l’évêque de Namur. – Vous retrouvez-vous vous-même dans la nouvelle liturgie ou changeriez-vous encore ci et là certains aspects ? – Nous étions déjà en avance sur le concile. Au Collège belge, nous célébrions déjà la messe face au peuple. Tout cela était déjà dans l’air et nous avions trouvé normal que les textes conciliaires confirment ce que nous faisions déjà. Le mouvement liturgique était déjà très important à ce moment en Belgique. Pour nous, il n’y avait rien de neuf. Alors, procéder encore à des changements aujourd’hui… Lorsque la liturgie est soignée avec la musique idoine, elle est très puissante.
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– Mais peut-être n’êtes-vous pas de l’avis de certains rénovateurs qui remplacent les textes anciens par des textes de circonstance ? – On a fait des bêtises. Tout d’abord, on a très mal préparé les personnes qui devaient se charger de ces changements. Les équipes liturgiques ont été abandonnées à leur sort et on leur a simplement dit de changer. Mais ils ne savaient pas très bien comment faire. À la fin, on n’a plus qu’une absoute, un méli-mélo. Ce n’était pas un manque de bonne volonté mais de vision sur le sens de la liturgie de toujours. Ce fut surtout cela. On fit appel à des artifices pour avoir du succès. Cela pouvait aller pendant quelques semaines mais par la suite il n’y avait plus un chat. Lorsque les fidèles avaient l’impression que c’était la liturgie à la sauce du curé, ils se révoltaient en disant que ce n’était pas pour cela qu’ils étaient venus. Ils étaient venus en fait pour la liturgie de Dieu, celle du Christ, celle de l’Église. D’ailleurs de toutes les expériences menées jadis aux Pays-Bas, il ne subsiste plus rien aujourd’hui. – L’orgue a trop souvent été remplacé par la guitare ? – Pas seulement cela ! Après un petit temps, on a commencé à mépriser l’orgue et à canoniser la guitare… Et faire preuve de mépris à l’égard de l’orgue, c’est de la barbarie. Et c’est surtout très stupide. – Mais on a quand même dépassé ce stade ? – Oui. Le problème, ce n’est plus la liturgie, mais le fait que nos contemporains ne trouvent plus le chemin de la liturgie. – Cela n’a cependant rien à voir avec la liturgie elle-même ? – Non. On commence à se rendre compte que c’est sérieux et que l’initiative ne doit pas venir du curé. Elle doit venir de plus loin. Il faut vraiment le vouloir. Ce ne peut pas être un jeu. Il ne faut pas en faire du théâtre car la liturgie n’est pas du théâtre. Tout ne doit pas être évident dès la première minute. Il peut y avoir du mystère et une bonne part de silence et de profondeur que l’on ne trouve pas nécessairement au premier coup et pour lesquelles il faut peut-être fréquenter l’église pendant dix ans avant que cela ne passe. Les gens commencent à ressentir cela petit à petit. En d’autres termes, ils commencent à chercher des puits qui ne sont pas encore taris. L’ère hippie, car c’est de cela qu’il s’agissait, est bien derrière nous. 84
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– Un des grands principes du concile était la collégialité et la mise en avant du peuple de Dieu. Estimez-vous que l’on est allé assez loin là-dedans ou peut-on parler de rapports équilibrés ? – On ne trouvera jamais d’équilibre. Il est en effet difficile de dire en même temps que le pape est le pape et que les évêques sont ses collègues dans la collégialité, à la fois avec et sous le pouvoir pontifical. Aucune organisation humaine ne permet pareille structure. Ce sera donc toujours un paradoxe d’avoir un chef auprès duquel chacun serait coresponsable. Cela vaut pour l’ensemble de la chrétienté. La grâce est indispensable mais ma propre volonté compte aussi si l’on veut coopérer. Comment mettre cela en concordance ? La Bible est la parole de Dieu, mais ce sont des écrivains historiques qui l’ont couchée sur papier. C’est la parole de Dieu, mais dans le Livre des Juges, on assassine sans la moindre limite. L’Église, c’est la grâce, le libre arbitre, le pape, les évêques ; l’Église est au ciel et sur la terre et elle est surtout mystère. Vous ne trouverez jamais un schéma de pensée qui convienne parfaitement. L’Église ne peut pas nous tailler un costume, car il ne conviendra jamais. Il faut toujours commander un costume sur mesure… – Mais le temps de « Roma locuta, causa finita est » est quand même passé ? C’est en contradiction avec ce que disent certains critiques ? – « Roma locuta, causa finita », c’est presque devenu un dogme. Pour d’aucuns, cela ne peut tout simplement pas changer ! Non, bien sûr, c’est dépassé. Je déplore seulement que les évêques prennent si peu d’initiatives. Prenez le synode des évêques. Ce n’est pas le pape qui est assis là devant eux qui contrôle et qui dit qu’il faut faire ceci ou cela. Ce sont plutôt les évêques qui manquent d’inspiration et d’idées. Ils sont assis là et, totalement soumis, disent respectueusement : « Oui, Saint-Père. » Est-ce parce qu’il est le chef ? Mais non, tout simplement parce qu’en l’espèce, ils n’ont rien à dire. Parce qu’ils n’ont pas d’idées. – Vous avez dit un jour qu’ils se comportaient comme des enfants de chœur… – C’est la triste réalité. Les enfants de chœur ne débordent généralement pas d’idées. Il arrive de temps à autre que les évêques manquent de courage. Cela change certes mais alors tellement lentement.
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– On ne fait pas confiance à la Curie ? – C’est une autre affaire ! La Curie n’est pas le pape. La Curie est un organe exécutif qui, sans le savoir et sans mauvaise volonté, évolue vers un appareil de fonctionnaires : c’est l’administration. Vous savez que les ministres n’ont rien à dire si les fonctionnaires font de l’opposition. Le pape l’a déjà dit à plusieurs reprises : la Curie est un organe exécutif qui doit réaliser ce que décide le souverain pontife. De temps en temps, elle se considère elle-même comme un pouvoir législatif. Mais la direction de l’Église ne se trouve pas dans la Curie mais chez le pape. L’administration veut toujours être plus puissante que le ministre. Et il se fait qu’elle est techniquement plus compétente. – Jean-Paul II préférait parcourir le monde plutôt que de suivre le travail à la Curie. – Il a certes tenté de rassembler parfois les dirigeants des dicastères [NDA : les ministères du Vatican], mais cela n’a pas changé la donne. Sous Paul VI, c’était différent. En ce temps-là, il ne se passait rien au sein de la Curie sans que le pape n’en soit informé. Il n’est pas exclu, mais allez donc savoir… que le pape actuel dise lui que si l’administration passe, la théologie et la science restent… – Il y a quelques années, vous avez plaidé pour une sorte de conseil de la couronne papale… – Et je plaide toujours dans ce sens-là, mais rien ne bouge ! – … Un conseil de la couronne composé d’évêques qui en feraient partie à tour de rôle… – Je plaide toujours pour une sorte de conseil de la couronne papale. Un conseil qui n’aurait pas de compétences juridiques mais qui serait doté d’un grand pouvoir moral et qui conseillerait le pape. Ce conseil ne devrait pas être composé uniquement de grands cardinaux. Ce pourraient être, si l’on ose dire, de simples évêques à condition qu’ils aient quelque chose à dire. Ils viendraient des différents continents et se réuniraient pendant deux ou trois jours autour du pape pour parler de choses et d’autres. Il s’agirait simplement d’informer le pape sans avoir la moindre prétention d’en faire une encyclique ou un autre document romain. Bref, ce serait de nouveau Pierre qui se réunirait avec ses apôtres. 86
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Cela me fait penser à un passage des Actes des Apôtres où il était question de l’application ou non de la circoncision : « Les apôtres se réunirent et dirent : on va regarder la question. » Regarder, examiner : c’est le mot qui figure dans la nouvelle traduction de la Bible. Un mot moderne. – Comme une sorte de conseil de la couronne ? – Oui, voire comme un conseil des sages. – Un organe qui ne devrait pas être médiatisé, qui doit travailler loin des regards de la presse ? – Ah non ! Si le pape devait suivre la proposition, les caméras seraient très vite de la partie, naturellement. Et les caméras seraient surtout présentes à New York, à Paris, ailleurs, lors du retour chez eux des membres du conseil de la couronne… – … ou à Malines, non ? – Je ne me hisserai plus dans ce conseil de la couronne ! Pour une double raison : il ne se concrétisera pas, et ensuite, on m’en éjecterait pour raison d’âge. – Et pourquoi ne pourrait-il pas se concrétiser ? – Le projet n’est pas si facile à réaliser. Qui allez-vous choisir ? Soit vous retenez des gens pour des raisons institutionnelles, et alors, vous prenez des archevêques comme ceux de New York, de Bombay, de Bruxelles ou de Paris, de Sydney. Pour faire court, des valeurs établies, mais dont on n’est pas sûr qu’ils soient les meilleurs. Vous pouvez aussi procéder autrement : choisir un évêque du Niger qui est bien au courant des problèmes des Églises africaines, ou un évêque japonais, mais très vite, on entendra des critiques sur tel ou tel choix. Le pape devrait donc presque faire part de ses appréciations personnelles à l’égard de ces prélats… – N’est-ce pas plutôt la Curie qui est contre l’idée d’un conseil de la couronne ? – Je ne sais pas, mais je ne pense pas qu’ils en seraient de chauds partisans. – Elle y perdrait une partie de son pouvoir ? – Ils diront : nous ferions mieux nous-mêmes ce travail. Il est vrai
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que la Curie a parfois une vision plus large que la nôtre parce que ses membres disposent de plus de canaux d’information par-delà le vaste monde. Reste que pour inspirer des idées au pape, le conseil que j’appelle de mes vœux s’imposerait. Non pas pour déterminer la gestion de l’Église ; au fond, c’est la fonction des cardinaux. J’ai toujours su faire la part des choses. Mais j’aurais bien vu un conseil avec des personnalités comme de Lubac, Congar, Hans Urs von Balthasar, l’archevêque de Paris, certains théologiens – bien que ce ne soit pas absolument nécessaire – mais surtout des gens dont on pourrait dire qu’ils voient quelque chose. – Soit, mais le pape est déjà libre de consulter qui il veut… – Il le fait aussi. Mais cela se passe alors au cours d’une conversation personnelle au cours de laquelle on peut exprimer beaucoup de choses. Mais cela ne se passe pas de manière collégiale. – Retour encore au concile. Et à une autre déclaration importante : Nostra aetate. On a l’impression que cela a été le document le plus médiatisé sur lequel on revient encore périodiquement parce qu’il porte encore des fruits. – Nostra aetate est un document important, mais pas autant que les quatre grandes constitutions. Mais il est certainement très important, cela oui. – C’est quand même Nostra aetate qui a joué un rôle décisif dans les relations judéo-chrétiennes… – Certainement. Mais on peut également citer le décret sur l’œcuménisme et le document sur le dialogue interreligieux, paru après le concile. Les documents les plus faibles sont ceux sur la communication sociale, sur l’enseignement et sur les prêtres. Tous ceuxci n’ont pratiquement pas eu d’influence. – Pourquoi ? – Parce que la théologie n’avait pas encore beaucoup évolué dans ces domaines précis. On a rédigé ces documents parce qu’on estimait qu’il fallait dire quelque chose sur l’enseignement et sur le sacerdoce. Les documents sur ces thèmes, réalisés par la suite, lors du synode des évêques – comme l’exhortation apostolique sur les prêtres – sont bien meilleurs que ceux du concile. Ils ont en fait été
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mûris. En outre, la problématique du sacerdoce avait déjà bien évolué en comparaison avec l’époque du concile. – Certains prétendent que Nostra aetate a définitivement mis à mal le principe qu’en dehors de l’Église catholique, il n’y avait pas de salut. – Mouais… Au concile, on a dit que le salut passait en tout état de cause par le Christ. Mais il peut se faire par des voies qui nous sont inconnues, et qui ne coïncident pas nécessairement avec les frontières matérielles de l’Église catholique. Il me semble que c’est vrai. Mais on ne doit pas s’imaginer que dans une pratique religieuse strictement animiste, en Afrique, la pureté de la conscience de Dieu soit aussi présente que chez nous. Cela, je ne le pense pas. Tout repose sur l’interprétation que la vraie foi subsistit in, (n’)existe (que) dans l’Église catholique. Notez qu’on ne dit pas que la foi « repose chez » ou « se perpétue dans ». On a utilisé là un terme qui n’existe nulle part ailleurs et qui est plutôt original pour exprimer la présence de la foi dans l’Église. Mais si vous comparez le christianisme à d’autres religions, on doit quand même en déduire qu’il y a chez lui une sorte de perfection, également sur le plan moral et sur celui de l’image de Dieu, que l’on ne peut trouver ailleurs. J’en suis personnellement convaincu. – C’est aussi la religion sous-tendue par la théologie la mieux construite ? – Oui, parce que c’est la seule religion qui a toujours dit que la raison et l’intelligence de l’homme conservent pleinement leur valeur et ne doivent pas s’effacer devant la foi. J’en suis fier. Dans l’Église catholique, le travail sur l’intelligence a sa place. Ce fut perceptible dès les débuts, mais aussi avec Thomas d’Aquin et tout au long du Moyen Âge. Ainsi replacez un instant la finesse de la morale du sermon sur la montagne sur les pauvres d’esprit, l’amour de ses ennemis, etc. dans une autre culture comme celle de la Chine : vous remarquerez très vite combien cette dernière peut être dure ! On se dit alors qu’un tout autre esprit souffle chez nous. Ce n’est pas un hasard si beaucoup d’intellectuels chinois se convertissent aujourd’hui au catholicisme. Ce sont des personnes qui ressentent
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certes que la culture chinoise est raffinée mais qu’elle est aussi en même temps très sévère, très dure. – Vous parlez des relations interpersonnelles… – On sent immédiatement en Chine que l’on est dans une autre civilisation où la violence peut jouer un rôle. Je ne dis pas que le christianisme n’a pas recouru à la violence, loin s’en faut, mais on ne pourra jamais dire que ce fut par référence à Jésus. – Vous semblez fasciné par l’Asie. L’avenir de l’Église se situerait-il finalement là alors que l’on a l’habitude de le placer plutôt en Amérique latine, le continent catholique d’aujourd’hui ? – L’avenir numérique, en (grand) nombre ? Je n’en sais rien. Je pense qu’il se situera plutôt comme vous le dites en Amérique latine ou en Afrique. Mais si le christianisme parvient à pénétrer la culture asiatique, ce serait sans conteste la plus belle victoire dont on puisse rêver. Quant à l’Afrique, il n’est pas si difficile d’y proclamer l’Évangile. Ce continent, c’est de la lave qui ne s’est pas encore solidifiée. Le christianisme peut dès lors encore s’y répandre sans grands efforts. L’Asie, par contre, avec des cultures cinq fois millénaires, c’est autre chose. Le christianisme a donc encore besoin de pas mal de temps pour y pénétrer. N’oubliez pas que la culture chinoise est plus ancienne qu’Abraham ! C’est une culture qui a atteint sa plénitude et qui connaît un certain grade de mûrissement et de cohérence. Mais je pense qu’on y arrivera. Dans l’encyclique Redemptoris missio, de Jean-Paul II, il y a deux ou trois pages sur le christianisme en Asie. Dans nombre de documents antérieurs, il n’était question que du christianisme et de son inculturation en Afrique ou en Amérique latine. C’est cependant en Asie que l’on va jeter les dés. Parce que c’est un continent qui a une culture raffinée. – Le défi est d’autant plus grand que ces pays sont en pleine croissance économique… – Je nourris une admiration énorme pour le père Théophile Verbist qui a créé les Scheutistes au XIXe siècle, mais plus encore pour son homonyme, le jésuite Ferdinand Verbiest qui s’est rendu en Chine au XVIe siècle. Parti comme astronome, il a activé la science et a réalisé un dictionnaire chinois avant d’introduire le christia90
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Le cardinal Danneels durant son voyage en Chine en 2008. À l’extrême gauche, le père scheutiste Jeroom Heyndrickx Fondation Ferdinand Verbiest, Leuven
nisme à la cour impériale. Cela c’était vraiment « catholique » ! Respecter la raison et la science et prêcher en même temps le Christ… L’empereur a bien perçu cela et a fait de Verbiest un mandarin, un des grands de son empire. – Avez-vous d’autres exemples de pareils « hommes de Dieu » ? – Quelques autres jésuites ont accompli un travail remarquable sur le terrain de l’inculturation. Je pense au père Pedro Arrupe, l’ancien supérieur général de la Compagnie de Jésus qui avait été actif au Japon. Et son successeur, le père Peter Hans Kolvenbach était aussi un connaisseur de l’Asie. Voilà des hommes qui avaient des doigts en or. Ce qu’ils ont réalisé fut très beau. Et cela continue puisque le nouveau général, le père Adolpho Nicolas est à son tour un excellent connaisseur de l’Extrême-Orient. – Et on ne doit pas citer, osons-nous imaginer, « notre » père Damien ? – Damien, c’est d’un autre ordre. Lui, c’était à la fois l’humilité et
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l’héroïcité. Damien est un héros là où Verbiest était un missionnaire. Et un catholique typique. Je veux dire par là qu’il prêchait la raison et la foi. Les deux à la fois et pas l’un ou l’autre. Il n’y a pas de raison pure sans foi ni de foi sans raison. Ce mix est typiquement catholique. – Damien, c’était plutôt une foi paysanne solide… – Oui et cela se remarque dans la manière dont on l’honore. Lorsque vous comparez la vénération pour Damien avec celles pour le frère Mutien-Marie, le frère Isidore de Courtrai ou pour le « Heilig Paterke » de Hasselt, elle est différente : là où l’on prie les trois derniers nommés, on ressent de l’admiration pour l’apôtre des lépreux. Certes, depuis qu’il a été béatifié, de plus en plus de gens viennent prier sur sa tombe mais, auparavant, on n’y trouvait pas un chat. En dehors des écoles, bien entendu… – Vous devrez admettre que l’Église a mis du temps à reconnaître ses vertus… – Oui, un siècle ! – Mais cela s’est accéléré… – Oui, il y a eu une accélération. – Venons-en, voulez-vous, à Louvain, aux problèmes de l’Université pendant les années 1960 s’entend. Certes, au moment où la crise a atteint son paroxysme, vous étiez à Bruges mais vous avez quand même dû en avoir des échos. À partir de 1960, la situation s’est tendue à Louvain. C’est alors qu’on y entend pour la première fois le détestable slogan « Walen buiten ». À Rome ou à Bruges où vous vous trouviez, a-t-on vu arriver la crise ? – À l’époque, et même encore en 1968, j’étais tellement pris par mon travail qui était quand même envahissant que je n’ai pas vécu cette crise sur le plan émotionnel. Je l’ai suivie avec mon intelligence, pas avec mes émotions. Ce n’est que par la suite que je m’en suis rendu compte. Personnellement, depuis l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, j’ai toujours vécu dans un milieu bilingue, voire trilingue ou quadrilingue. Je n’ai jamais compris pourquoi quelqu’un refusait de parler le néerlandais, le français ou l’italien. J’étais heureux comme un enfant de pouvoir participer à toutes ces cultures,
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et c’est toujours le cas aujourd’hui. Pourtant, être polyglotte n’est pas chose aisée quand on doit changer de langue toutes les dix minutes… mais on s’y habitue quand même. C’est cela qui est tellement enrichissant. – Votre position n’est-elle pas liée au fait que la faculté de théologie se trouvait par la force des choses au-dessus de la querelle linguistique ? – Oui, certainement. Nous avions tout naturellement pris nos distances. Mais vu avec le recul, il eût été matériellement impossible de loger cinquante mille étudiants dans une ville comme Louvain. Cela aurait posé de gros soucis d’urbanisme. Mais cela ne m’empêche pas de déplorer la manière dont la scission s’est déroulée. Mgr Massaux, un homme qui ne manquait pas de tempérament, n’a jamais pu admettre que l’on ait réparti la bibliothèque centrale en nombre pairs et impairs, ce qui avait cassé toutes les collections. C’était évidemment inacceptable ! – Mais il oubliait d’ajouter que toutes les œuvres avaient été microfilmées ! Son propos était dès lors quelque peu provocateur… – Bien sûr qu’il y avait une part de provocation dans son propos ! Mais vous admettrez avec moi qu’une bibliothèque doit pouvoir disposer de livres. Un microfilm n’est pas un livre ! Certes, ce n’est finalement qu’un détail dans toute cette affaire. Cela dit, j’ai vécu de loin le moment le plus émotionnel de la crise. Je ne suis pas très « provincialiste » et certainement pas seulement Flamand ou francophone. Chaque fois que je remets le pied en Italie, je suis heureux d’entendre parler l’italien. Et quand je me trouve à Echternach, cela me fait tout aussi plaisir d’entendre parler luxembourgeois, même si je n’en comprends pas grand-chose. Mais c’est quand même un enrichissement. Je pourrais dire la même chose de l’anglais en Grande-Bretagne, même si c’est déjà un peu un autre monde qui n’en est pas moins intéressant. – Ce sont vos parents qui vous ont donné cette ouverture d’esprit ? – Oui, mais aussi une question de curiosité. J’ai hérité de cela de mon père : être curieux et vouloir en savoir toujours plus. Une soif de savoir intarissable. Je suis resté comme ça. Je n’ai donc été touché que de très loin par la question louvaniste. Je me concentre 93
davantage sur les idées que sur les préoccupations politiques et pratiques. Un des plus beaux moments de ma vie s’est situé le 2 février 2000 à Louvain. Les professeurs flamands et francophones se sont retrouvés tous ensemble à l’église Saint-Pierre pour célébrer en commun l’anniversaire de leur Alma Mater. J’étais vraiment très ému ce jour-là. Aujourd’hui, les relations entre les deux universités sont parfaitement normalisées. Une frontière linguistique est une affaire de populations et de cultures qui est coulée sous une forme juridique par la politique. On peut déplorer que l’on trace des frontières linguistiques mais il faut les accepter. Personnellement, je n’ai jamais compris ceux qui dans l’une ou l’autre partie du pays refusent de parler la langue de l’autre. Du moins, si on connait cette langue, bien évidemment… – Il y a eu la suppression des messes en français à la côte… – Ce fut souvent pénible… – Parce que certains ont fait montre d’intolérance ? – C’était surtout pénible parce qu’on avait fait de ces messes en français un enjeu qui allait au-delà de la religion. C’était devenu une affaire politique et cela n’était pas admissible. D’aucuns avaient aussi considéré ces messes comme une tête de pont pour des siècles et des siècles. Cela n’avait pas davantage de rapports avec la religion mais bien avec la culture et, finalement, avec la politique. – La scission de Louvain était devenue inévitable après la fixation de la frontière linguistique ? – Je le pense. Une fois que la politique en avait décidé ainsi, c’était inscrit dans les astres ! – Certains groupements, notamment flamingants, vous ont-ils approché ? – En 1968, j’étais simple professeur à Bruges. Ce n’est qu’un an plus tard que j’ai été nommé à Louvain et là les carottes étaient déjà cuites. – Vous n’avez en tout cas pas le profil du petit vicaire flamand… – C’est exact. Ces « petits vicaires » avaient certes leurs mérites, ils étaient très généreux mais ce n’était pas ma façon de mener mon sacerdoce. Cela manquait quelque peu de profondeur. Ils ont joué 94
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un rôle au moment de l’émancipation culturelle dans les paroisses et, pour cette raison, je les admire. Mais en ce qui me concerne, je pense là à l’augmentation du niveau de vie et de la culture. Si les Flamands sont là où ils en sont, ils le doivent pour une grande part aux kleine onderpastoorkes. – Mais aussi aux fondsen, comme le Davidsfonds ?…. – Certainement, il faut le reconnaître. Mais vous ne pouvez pas éternellement vous fixer là-dessus. En outre, le petit vicaire flamand n’existe plus aujourd’hui et c’est très bien ainsi. – Vous avez suivi l’affaire de Louvain de très loin… La naissance de l’Acapsul francophone, la Vereniging der Vlaamse Professoren, c’était loin, très loin de vos préoccupations… – Oui, d’abord parce que j’étais surchargé de travail. Et puis, c’était aussi une question de tempérament. Le mien est à peine inflammable pour ce genre de choses. – Comment vous situiez-vous à l’égard du fameux Mandement des évêques où l’on se disait certes ouvert à un dédoublement, mais qui demandait en même temps le maintien du grand quartier général bilingue à Louvain ? – Je ne sais vraiment pas quoi vous dire à ce sujet ! – Serait-ce encore possible aujourd’hui ? – Non, les évêques ne le feraient plus. C’était la dernière prise de position dans ce sens… – C’était un ultime soubresaut ? – Oui, vu avec le recul. Mais c’était surtout une question de principe : il fallait maintenir une université. Mais de là à en faire une interpellation fondamentale… Non, les fondements d’une université, c’est une bonne approche scientifique, de la bonne recherche et aussi une excellente proximité culturelle avec les gens et la région environnante. – Mais en ce temps-là, on a encore connu d’autres ukases. Que l’on se rappelle celle de Mgr De Smedt qui interdisait aux fidèles d’ap-
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porter leur voix à la Volksunie. Ce ne serait plus possible actuellement ? – Non ! L’enjeu était alors très important. Si les catholiques avaient perdu les élections, c’en était fini de l’école catholique. Je puis donc comprendre pourquoi De Smedt l’a fait. Mais il n’aurait pas dû dire que c’était un péché mortel de ne pas voter pour le CVP. En fait, il aurait dû faire le lien entre le vote et l’école catholique. Ce n’est pas une question de parti mais d’avenir scolaire. La seule manière de les sauver était de voter pour le CVP. Mais au fond, je pense qu’il n’a jamais sorti le mot péché mortel, mais plutôt péché grave. Cela dit, c’était une erreur de le dire, même si c’était au fond la réalité. – Au moment de la sortie du Mandement, le 13 mai 1966, la Flandre connaît une montée inédite d’anticléricalisme. L’avez-vous aussi vécue à Bruges ? – Oui, y compris chez les prêtres. Mais je n’ai pas considéré cela comme une crise grave et je ne l’ai donc pas vécue non plus de manière très profonde. – Mais dans les écoles catholiques flamandes, on a quand même vu certains enseignants exciter les écoliers… – Toutes les écoles de Malines sont venues manifester ici devant l’archevêché contre le cardinal Suenens. Ce dernier m’a toujours dit que ce fut un des moments les plus pénibles de son existence que de voir « ses » écoles venir manifester contre lui dans « sa » propre ville, ici devant sa porte ! Cette place a déjà vécu tellement d’événements, de remous. Je trouve que l’on devrait modifier son nom. Quelque chose comme la place d’Armes, Wapenplein plutôt que Wollemarkt, quoique « marché aux laines » sonne quand même plus pacifique ! À ce sujet, il y a une anecdote qui semble être vraie : le soir de cette horrible journée, alors qu’il était dans son fauteuil, Suenens avait été interpellé par son serviteur Petrus qui lui avait demandé s’il voulait boire une trappiste. Comme Petrus lui demandait quelle marque il souhaitait, il lui a répliqué qu’il en voulait deux : une Orval et une Westmalle. Mais une crise bien plus profonde fut celle à l’occasion de la sortie de l’encyclique Humanae vitae. Ce fut une vraie pomme de discorde entre la hiérarchie ecclésiale et le peuple
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de Dieu. Elle était beaucoup plus profonde et on en subit encore les conséquences de nos jours. – Entre-temps, l’Université catholique de Louvain a d’autres chats à fouetter sur le plan bioéthique. Elle est toujours en bagarre avec la Curie. La recherche libre est-elle compatible avec la catholicité de l’institution ? – Une liberté de la recherche qui refuse de se soumettre à quelque principe que ce soit n’est pas compatible avec une université catholique. La question est de savoir s’il faut se tenir ou non à des principes. Pour ne pas perdre cela de vue, il faut continuer le dialogue avec Rome, même sur le plan technique. Donc, il ne faut pas seulement se situer dans un rapport institutionnel et hiérarchique, d’autorité contre autorité. On n’avance pas en opposant le pape au Recteur. Cela n’a pas de sens. Ce sont des questions très lourdes et pas seulement pour Louvain ; c’est aussi un grave problème pour toute l’Église. Et si Louvain peut y contribuer d’une manière ou d’une autre, que ce soit sur le plan de la réflexion ou de la technicité, cela peut aussi être très utile pour toute l’Église. Donc, il faut poursuivre le dialogue et je puis affirmer qu’il sera poursuivi, car des deux côtés, on s’est montré satisfait des premiers contacts. Louvain accueillera prochainement un grand congrès mondial de toutes les universités catholiques. Il y aura aussi des participants romains. Je pense que ce sera le lieu où il se passera quelque chose pour améliorer les relations. Comme par exemple, la rédaction d’une charte sur ce que les universités catholiques veulent faire dans et pour le monde. Par ailleurs, un professeur de Louvain-la-Neuve m’a dit, voici déjà un certain temps, qu’il est possible que la dispute actuelle n’ait plus de sens dans quelques années et qu’elle ne se posera plus. En effet, on ne sera plus obligé de travailler sur des embryons parce qu’on pourra atteindre les mêmes résultats avec des cellules souches adultes. Et dès lors, le problème disparaîtra de lui-même. Ce professeur m’a dit qu’il ne pouvait pas m’assurer que d’autres problèmes scientifiques ne se poseraient pas.
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– Il y a aussi toujours la fertilisation in vitro qui est elle aussi interdite en principe… – Cela restera une pomme de discorde entre les universités et l’Église. Mais la vraie question est quand même de savoir si l’on peut retirer l’identité catholique à une université parce qu’une de ses facultés est en infraction avec la doctrine de l’Église. – Il y a eu des précédents chez nos voisins du nord : des universités néerlandaises ont perdu leur qualificatif de catholique… – Je le déplorerais. Parce que selon moi, catholique n’est pas synonyme de romain. Être catholique, c’est se montrer fidèle aux valeurs du christianisme et chercher au sein de ce christianisme l’intelligibilité de l’homme et de la foi. – Comme Grand chancelier de « Louvain », vous vous trouvez entre le marteau et l’enclume… – Il est difficile de jeter tout le temps des ponts, mais c’est après tout le devoir d’un évêque que d’être un pontifex, un « poseur de ponts ». – Avez-vous déjà évoqué personnellement ce dossier avec le pape ? – Oui, oui. – L’intellectuel de qualité qu’il est doit quand même faire montre ici d’une certaine ouverture ? – Il voit la complexité de ce problème. Il est beaucoup trop intelligent que pour ne pas le voir. Les questions bioéthiques et le développement de la science rappellent singulièrement les tensions du XVIe siècle où la Bible était l’objet de la discussion. Aujourd’hui, la confrontation se fait entre, d’une part, science et recherche et, d’autre part, la morale catholique. Je trouve cependant que l’Église a raison de ne pas lâcher du lest. C’est une question de respect de l’homme, aussi petit qu’il soit. Car si l’on ouvre les vannes à tout va, nous risquons de nous retrouver dans une culture à la Orwell où tout le monde peut tout faire. Je suis d’avis que l’Église doit de temps en temps froncer les sourcils et dire que telle ou telle avancée n’est pas bonne.
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– L’Église devrait mettre la barre plus haut même si elle sera alors infranchissable pour les fidèles… – Elle a toujours mis la barre très haut. Jadis, on disait : « Sévère en chaire de vérité et bienveillant au confessionnal ». C’était un dicton populaire, mais il y avait du vrai là-dedans. À chaque péché, miséricorde. À chaque péché son pardon, mais on ne peut pas effacer le péché. La situation est difficile pour l’Église et cela va encore s’aggraver. J’y ai pensé lors du dernier conclave lorsque j’ai vu le cardinal Ratzinger devenir le pape Benoît XVI. Je me suis dit que la tâche serait impossible pour un pape de devoir assurer au cours de la décennie à venir la sauvegarde de la doctrine, de l’orthodoxie et de la morale. Cela nécessite une intelligence aiguisée énorme, une grande capacité d’évaluation, de l’habileté et beaucoup de bonté. Le paradoxe est toujours là : la loi fait face à la charité. Gardez donc ces deux-là en parfaite entente ! C’est encore pire que le SaintOffice et l’Université de Louvain. L’on sait que les relations sont difficiles entre elles, mais on est en permanence entre la loi et la charité. – Pour en terminer avec l’affaire de Louvain, il y eut le coup de théâtre du 2 février 1968 lorsque devant les Gildes féminines du Boerenbond, Mgr De Smedt avoua qu’il s’était trompé. – … Qu’il s’était trompé terriblement… – S’en était-il ouvert à vous ou avait-il médité cela dans le silence de sa chapelle domestique ? – Je ne sais pas comment il en est arrivé là, mais j’ai l’impression qu’il avait tellement ressenti la résistance des fidèles à la hiérarchie qu’il s’est dit que cela ne pouvait pas durer. Mais en admettant cela, il a mis définitivement le feu aux poudres. C’était typiquement du Mgr De Smedt ! Cela me fait penser à une réflexion du maire de Lourdes qui devait recevoir le pape. On lui avait demandé comment il envisageait cette visite avec toute la complexité que l’on sait. Il avait répondu que cela lui faisait penser à une inondation. On laisse venir l’eau et puis on nettoie tout… Mgr De Smedt s’est en quelque sorte comporté de cette façon-là dans l’affaire de Louvain. Il a laissé venir et puis il a admis que ses collègues évêques et lui-même s’étaient terriblement trompés.
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– Ce n’était donc pas un flamingant ? Du côté francophone, on l’a souvent présenté comme un épouvantail. – Non, ce n’était certainement pas un épouvantail. De Smedt, c’était De Smedt. Je me souviens d’une caricature dans Pan peu après son revirement. On y voyait un curé en chaire dire à ses ouailles qu’il s’était terriblement trompé en prêchant la semaine précédente que le péché de chair donnait un goût de cendres en bouche ! – Connaissiez-vous les évêques de Louvain ? Les Descamps, van Waeyenbergh, etc. ? – C’était la génération avant la mienne. Même les Thils, Philips et autre Coppens en faisaient partie. Oui, je les connaissais mais n’avais pas de véritables contacts avec eux. – Les années 1960 ont aussi été caractérisées par une contestation de l’autorité en général. Avec comme point d’orgue Mai 68. Le vent de la révolte soufflait-il aussi sur le séminaire de Bruges ? – Non, ils n’ont pas fait « mai 68 ». L’on remarqua certes une aspiration à l’émancipation parmi les séminaristes. C’en était fini de l’obéissance aveugle ; il y avait une demande pour avoir voix au chapitre. – Les cheveux des séminaristes n’ont pas poussé à ce moment-là ? – Non, ce n’était pas un problème. – Mais les séminaristes brugeois étaient peut-être plus braves… – C’est possible, Malines a été davantage marqué par cette époque que Bruges. – La sous-culture des années 1960 a vu émerger une nouvelle catégorie de chanteurs et les chants de protestation. Connaissiez-vous ces chanteurs contestataires ? – Non, à part quelques-uns… Je pense à Bob Dylan ou encore à Boudewijn de Groot, chez nous, en Flandre… Je connaissais Bob Dylan sans en être un fan. – Et les Beatles ? – Ah ! là, oui… J’ai tous les enregistrements des Beatles dans ma discothèque. Parce que je trouvais que c’était de la bonne musique. Je les ai tous…
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– Vous avez constaté cela au moment même ou par la suite ? – Plus tard. Il m’arrive encore le soir de sortir un CD des Beatles. J’aime bien « Hey Jude », le « Yellow Submarine », etc. De belles compositions. J’aime bien les trois B : Bach, Beethoven et… les Beatles. – Et Joan Baez ? C’était aussi de cette époque… – Là, oui, j’aimais bien l’écouter, mais vous devez évidemment vous rappeler que je n’avais pas le temps de me consacrer à tout cela… – Pour revenir un instant en arrière : un épisode sanglant de l’Histoire récente de la Belgique fut l’indépendance du Congo, le 30 juin 1960. Beaucoup de missionnaires belges ont été assassinés, des religieuses ont été violées. Comment aviez-vous vécu ces événements ? – J’ai vécu cela de près avec les missionnaires que j’ai vus revenir. Et ces sœurs qui… Cela m’a beaucoup impressionné, oui. Ce fut un moment de prise de conscience politique en ce qui me concerne. Je revois encore les images quand on a pris le sabre du roi Baudouin ou quand Lumumba a été assassiné. – Estimiez-vous que c’était un déni de reconnaissance à l’égard des Blancs ? – On pourrait le caractériser de la sorte. Il y eut un manque de gratitude, de reconnaissance. Nous y avions apporté pratiquement un siècle de civilisation et cela se mua en quelques jours en une barbarie épouvantable ! Elle était donc très fine, la couche de vernis culturel que nous avions posée ! Avions-nous bien fait en y introduisant le christianisme tel que nous le fîmes ? J’ai eu le même ressentiment – de manière encore plus profonde – lors du génocide au Rwanda. Un an ou deux avant les événements, j’avais été prêcher deux fois une retraite sur place pour les évêques locaux. Je ne pouvais pas admettre que les gens que j’avais approchés et qui étaient l’incarnation même de la douceur et de la gentillesse puissent s’exterminer les uns les autres d’une façon aussi barbare. Quel gâchis ! L’Église avait été présente pendant deux siècles, voire plus, et les Pères Blancs y avaient été particulièrement sévères : il fallait passer un long catéchuménat avant de recevoir le baptême et voilà
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qu’en huit jours, l’on trucidait un million de personnes. Je n’ai pas pu l’accepter et je ne l’accepte toujours pas maintenant. – Vous en tirez aussi des conclusions en matière de catéchèse ? – Celle des Pères Blancs fut certainement l’une des meilleures au monde. J’en suis convaincu. Cela veut dire que l’homme n’attrape que très, très progressivement de bonnes manières. – Mais Auschwitz est aussi arrivé dans et par une Europe chrétienne… – J’ai toujours eu du mal à comprendre ce qui a rendu possible une chose pareille… – Peut-on parler chaque fois d’une régression dans la civilisation ? – Oui, une certaine régression, certainement. Cela signifie que l’humanisation de l’homme est une affaire de millénaires. Et dans cette humanisation, je place le fait de devenir religieux et de se convertir. – Est-ce que l’Église d’Afrique peut survivre sans soutien de l’Occident, tant logistique que spirituel ? – Pour le moment, non. Mais elle devra y faire appel un jour. Tout est lié en fait : la politique, l’économie… – Avez-vous souvent été au Congo ? – La dernière fois remonte déjà à une décennie, mais les évêques belges y retourneront. On nous a fait remarquer à juste titre que nous nous sommes rendus en grande délégation en Chine où il y a à peine cinq évêques, alors qu’ils sont bien plus nombreux au Congo. Je pense que nous devons y retourner pour soutenir l’Église congolaise. – Avez-vous eu encore des contacts avec l’Église rwandaise après le génocide ? – Oui, mais ils furent purement ecclésiaux. On voit passer pas mal d’évêques chez nous. Reste que le génocide rwandais demeure une blessure profonde… – Le 3 juin 1963, le pape Jean XXIII décède. Il a comme successeur Paul VI, une personnalité totalement différente qui vous a nommé
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évêque. Comment catégoriseriez-vous cet homme ? Il nous est souvent apparu comme un homme peureux. – Comment le classer ? Je ne l’ai pas tellement bien connu parce qu’il est décédé alors que je venais à peine d’entrer dans ma charge épiscopale. Je ne l’ai jamais vu de près non plus. C’était pour moi un intellectuel de très haut vol, avec un sens énorme de la responsabilité. Ce fut aussi pour moi le pape qui a réussi à canaliser l’enthousiasme pour le concile de Jean XXIII – qui fut un « big bang » pour l’Église – en énergie utile. C’était en quelque sorte la turbine qui a transformé la violence de l’eau qui passe dans le barrage en électricité utile, en énergie dont on peut faire quelque chose. Paul VI était un homme lettré très compétent ; on dit de lui que son italien fut le plus beau du siècle dernier. En même temps, c’était quelqu’un de très francophile. Quand on prend la peine de se pencher sur ses citations, on constate qu’il s’agit pour une large part d’auteurs français et plus précisément de ceux qui avaient les plus belles plumes. On a toujours dit qu’il aurait voulu conférer le cardinalat à son bon ami et membre de l’Académie française Jean Guitton, un laïc. Un des meilleurs livres sur Paul VI est sans doute
Le cardinal Danneels durant sa visite au Soudan en 1994 Archives de l’archevêché, Malines
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La consécration épiscopale de Godfried Danneels, le dimanche 18 décembre 1977 Une semaine avant Noël 1977, Godfried Danneels avait été consacré évêque d’Anvers. La Libre Belgique a rendu sobrement compte de l’événement dans ses éditions du lendemain vraisemblablement par la reprise d’une dépêche d’agence dont voici quelques extraits… « Plus de deux mille fidèles se pressaient dimanche après-midi dans la nouvelle église Saint-Jacques afin d’assister à la consécration épiscopale de Mgr Danneels qui accède à la direction du diocèse d’Anvers. Normalement cette solennité du sacre du vingtième évêque de la Métropole aurait dû dérouler ses fastes dans la cathédrale mais on sait que l’église épiscopale consacrée au culte de Notre-Dame fait actuellement l’objet d’importants travaux de restauration. » L’imposante cérémonie était présidée par le cardinal Suenens, primat de Belgique avec comme co-consécrateurs NNSS Jules-Victor Daem qui fut le premier à réoccuper le siège épiscopal d’Anvers, Ernest De Smedt, évêque de Bruges, Guillaume van Zuylen, évêque de Liège et Jean Huard, évêque de Tournai. » Dans son homélie, le cardinal Suenens a relevé que la mission qui attend le nouvel évêque d’Anvers « a été confiée à un homme qui est constamment à la recherche de la lumière et de la vérité. N’a-t-il pas déclaré de manière aussi simple que sublime : “Je suis si heureux d’être chrétien.” Et de poursuivre qu’en lui “on saura trouver un ardent défenseur de la foi et un fidèle gardien de la liturgie”. » Outre cette dépêche d’agence, La Libre Belgique consacrait aussi un encadré au blason de Mgr Danneels, soulignant l’heureuse rencontre sur celui-ci de l’abbaye des Dunes de Coxyde et de la mer du Nord avec Anvers, sa ville d’adoption. Il y fut aussi question de la devise de l’évêque : « L’amour de Dieu pour les hommes s’est manifesté »…
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celui des dialogues que lui a consacré Guitton. Oui, j’ai une grande admiration pour Paul VI, mais c’était un homme très timide et hésitant. Je l’admire surtout parce que c’était un homme très typique du XXe siècle. Un sceptique et un homme travaillé par le doute face aux mutations ecclésiales et dans le monde, mais avec de grandes capacités artistiques. Il en avait toutes les qualités mais aussi tous les maux. – Disons qu’il a eu la malchance de venir entre Jean XXIII et JeanPaul II… – L’homme méritait mieux, car il disposait de qualités et de dons remarquables. Cela me fait penser à l’épitaphe qui figure sur la tombe d’Adrien VI, le seul pape d’origine hollandaise : « Ce qui importe pour un grand homme, c’est qu’il soit né à la bonne époque. » On doit naître au bon moment, sinon… – Le 16 novembre 1977, Paul VI vous a nommé évêque d’Anvers. L’académique que vous étiez devint du jour au lendemain manager. Un passage facile ? – Cela ne s’imposa pas. On n’est pas demandeur. Aujourd’hui encore, je dirais que ma vie de professeur au séminaire où je pouvais lire, étudier, aller à la bibliothèque, déterminer mon agenda, donner cours une heure ou deux, trois à quatre fois par semaine, était au fond une vie idéale. C’était l’Utopia pour moi ! Encore plus en 1969, quand j’ai été nommé à Louvain et que je suis entré en contact avec les étudiants. À dire vrai, j’avais rêvé de pouvoir rester professeur toute ma vie et je dois vous avouer que cela m’habite encore. Je n’ai jamais renoncé à ce désir, car c’était pour moi la vie idéale. Dois-je vous expliquer qu’en 1977, j’ai dès lors dû changer de vie du jour au lendemain ? C’en était fini de pouvoir lire… Oui, je lisais des dossiers, des tonnes de pages, mais jamais de quoi m’enrichir réellement. Dans la plupart des cas, il s’agissait de dossiers, de problèmes qu’il faut résoudre et qui vous appauvrissent plutôt que de vous apporter quelque chose. Qui plus est, je n’étais plus maître de mon emploi du temps puisque celui-ci était déterminé par mon secrétaire. Enfin, c’était heureux, car sinon c’eût été le chaos. J’ai eu, à partir de ce moment, une vie très relationnelle, alors que ma vie de professeur était bien protégée,
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Ordination épiscopale de Mgr Danneels (avec Mgr De Smedt, évêque de Bruges). Anvers, Sint-Jacobskerk, 18-12-1977. Archives de l’archevêché, Malines
voire même fermée, ce qui me permettait de disposer de beaucoup de temps libre. Il y eut aussi une part certaine de management mais pas aussi grande qu’on l’imagine. Dans le fond, je n’ai pas eu grand chose à diriger. J’avais de bons collaborateurs pour les finances, pour les nominations, qui s’acquittaient de leur tâche à ma place. En même temps, je suis devenu une figure publique. Ce ne fut pas rien, car j’y ai perdu la protection de pouvoir vivre dans une sorte de réserve avec mes pairs. Au contraire, j’ai été confronté aux médias et vous admettrez qu’ils ont été fort envahissants au cours de ces deux dernières décennies. Je dus dès lors mener une vie publique. Et ce fut comme si je vivais désormais dans une maison de verre où tout un chacun voit ce que vous faites et écoute ce que vous dites. Tous mes faits et gestes ont été épiés, suivis à la trace. – Cela vous a gêné ? – Je m’y suis habitué, mais ce ne fut pas facile. Et ce n’est toujours pas facile aujourd’hui car à notre époque et dans ce pays, on marche sur des œufs. Il était plus facile de tenir jadis l’Église au milieu de la
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société parce qu’elle y était tout simplement. Mais maintenant, elle est comme sur des roulettes et on peut donc la déplacer. – Lorsqu’on devient évêque, on dit que l’on reçoit aussi « la plénitude du sacerdoce ». N’est-ce pas un peu dénigrant à l’égard du simple prêtre ? – Le sacerdoce typique, c’est la fonction épiscopale. En fait, c’est la prêtrise qui est une extension de la fonction épiscopale. C’est Vatican II qui a dit cela ! Avant, on disait que la véritable consécration était l’ordination sacerdotale mais que le prêtre ne pouvait pas conférer tous les sacrements. Il était comme un oiseau dont on aurait rogné les ailes et qui ne pouvait pas voler. Il ne lui était pas permis de procéder à des onctions comme la confirmation. Au concile Vatican II, on a inversé cela en proclamant que l’évêque était le prêtre type. Le prêtre était l’assistant de l’évêque qui exerçait une partie de ses compétences. Mais dans la pratique, il n’y a guère de différences entre ces deux conceptions. – Votre désignation à Anvers vous avait-elle surpris ? – Il n’y avait qu’un poste vacant d’évêque mais je ne m’attendais pas du tout à ce choix. – Aviez-vous des liens avec Anvers ? – Non, pas du tout. Je connaissais tout au plus, disons, dix personnes à Anvers. Je me souviens de m’y être rendu pour la première fois par l’ancienne route de Gand. Je suis arrivé sur la rive gauche et j’ai vu la tour de la cathédrale Notre-Dame et un peu plus loin la zone portuaire avec les raffineries et leurs immenses torches. En découvrant ce paysage, je me suis rappelé un texte de Paul, extrait des Actes des Apôtres lorsqu’il s’était retrouvé devant Corinthe. Paul s’était demandé ce qu’il irait faire là. Et la nuit, il avait eu une vision divine où Dieu lui avait dit de ne pas avoir peur parce que beaucoup de Corinthiens lui étaient déjà dévoués. J’ai « entendu » ce texte en découvrant Anvers. Ce n’était pas une vision mais la résurgence d’un texte que je connaissais et qui me revint à l’esprit. – Vous ne parliez pas davantage l’anversois, le fameux Aantwaarps ? – Pas un mot… Et je ne sais toujours pas le parler aujourd’hui.
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– Votre devise épiscopale porte : « L’amour de notre Dieu pour les hommes nous est apparu ». Kerknet décrit cela comme « un plaidoyer pour un humanisme chrétien authentique ».Vous partagez ce point de vue ? – Il s’agit en fait d’une citation de Noël. Il s’agit d’un extrait de la Lettre à Tite qui est lu à la messe matinale de Noël, celle dite des bergers. Il y est question de « l’amour pour les hommes de Dieu » – philanthropia est le terme grec – qui « est apparu sur terre ». J’ai toujours été un homme de la Nativité. Tout ce qui a marqué ma vie s’est passé en décembre. Pour ce qui est de ma devise, je voudrais faire une double précision : je suis un être de l’incarnation. Entendez que pour moi, la fête de Noël est bien plus émotionnelle que celle de Pâques. C’est alors que l’humanité du Christ émerge le plus. On est là face à un enfant, et on sait ce qu’est un enfant, on sait ce que sont ses parents, on sait ce qu’est un berceau ou ici une crèche. J’éprouve beaucoup plus de peine à la fois sur le plan de la vision et de l’émotion de voir quelque aspect emblématique dans le Jésus qui surgit du tombeau, un étendard à la main. Je n’ai pas cette difficulté face à la crèche. C’est aussi typiquement occidental. Les Orientaux, au contraire, diront que la fête des fêtes, c’est Pâques. Personnellement, je suis très marqué par l’humanité du Christ. Donc j’apprécie et j’aime tout ce qui est humain. C’est l’essence de notre culture : l’humanité de l’homme, l’humanisme, l’interface entre la foi et la culture, entre la foi et le monde. C’est l’essentiel pour moi. Mes centres d’intérêts vont vers la culture, vers les arts, vers tout ce qui a trait à la pensée et à la science. Moins vers le social… Non pas que je n’apprécie pas le travail social mais cette dimension me touche moins. Je dois toujours faire un effort pour établir le lien mais j’y parviens. Au fond, je suis tout à fait d’accord avec quelqu’un qui a dit de moi dans l’hebdomadaire chrétien Tertio que j’étais un mystique et pas un travailleur de rue.
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Les sacrements « Les sacrements sont importants pour l’Église. Là où ils sont délaissés ou moins appréciés, surgit une menace énorme : que le christianisme soit réduit à un processus purement verbal. Alors le chemin est ouvert vers une foi complètement rationalisée, s’évaporant dans une philosophie, s’intériorisant jusqu’à ne plus être qu’un phénomène subjectif et privé. L’Église disparaît alors du même coup. Savez-vous finalement pourquoi les sacrements sont si importants ? Ils sont les gardiens du réalisme de l’incarnation. Ils sont Dieu qui pénètre dans la matière de l’univers, qui fait de l’eau, du pain, du vin, de l’huile, les porteurs de sa rédemption. Les sacrements ont quelque chose à voir avec Noël : “Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous.” » Le jardin des sept sources, Noël 1993, « Paroles de vie » no 25
Chapitre V
JEAN-PAUL II ET BAUDOUIN 1er 1977 – 1990
– En 1978, Albino Luciani devenait le pape Jean-Paul Ier. L’avezvous jamais rencontré ? – Non, mais il n’a été pape que pendant trente-trois jours. Voilà un homme qui a dû troquer sa vie calme sur une lagune de Venise contre l’existence fiévreuse de pape. Son cœur n’a pas tenu le coup. – Que penser de toutes les théories du complot autour de son décès ? C’étaient de vastes blagues ? – Le lendemain de sa désignation comme pape, il se trouvait avec le cardinal Suenens dans un ascenseur et, comme ils se connaissaient, il lui avait confié qu’il n’aurait peut-être pas dû accepter la charge. Il était cardiaque et selon moi son cœur n’a pas supporté l’accélération de rythme entre Venise et Rome. Il y avait réellement un monde de différence. Comme entre le repos du Grand séminaire de Bruges et le cœur animé du centre d’Anvers… – Vous avez ressenti la même chose ? – Oui, naturellement. – Vous n’avez pas connu Luciani au contraire de son successeur Karol Wojtyla. Quelles étaient vos relations avec Jean-Paul II ? – Finalement très bonnes. Au tout début de son pontificat et de mon arrivée à Malines, en 1980, il m’a demandé d’être le vice-président du Synode hollandais. C’était quand même une marque de grande confiance que de confier un des dossiers les plus épineux du moment à un jeune évêque de quarante-quatre ans et la tâche
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d’assurer le déroulement des débats avec Mgr Willebrands. Le pape a quand même pris un grand risque, là. Plus tard, il m’a aussi nommé dans quelque six dicastères, dans les ministères de la Curie. Je l’ai aussi souvent rencontré. Pour moi, Jean-Paul II était à la fois un « chef » – « nous devons prendre nos responsabilités »… – et en même temps quelqu’un de très proche, de très disponible. Il a réuni en fait deux dimensions qui ne vont pas toujours très bien ensemble. Vous avez ainsi des personnes qui ont une très grande compétence pour décider, mais qui sont des poissons froids, sans émotions. Et puis vous avez, par ailleurs, des gens qui ont le sens de l’émotion, qui aiment serrer des mains, mais qui ne sont pas de bons dirigeants. Jean-Paul II alliait les deux qualités. J’ai beaucoup apprécié cela chez lui. J’ai aussi eu l’occasion d’avoir diverses conversations très directes avec lui. À la fin de sa vie, j’ai eu beaucoup moins de contacts avec lui. Oh, rien ne nous opposait et il n’a jamais éprouvé de ressentiment à mon égard, tout au contraire. Mais il avait vu que l’Église de Belgique n’était plus celle de trente ans auparavant avec pléthore de missionnaires et de religieux. Le processus de sécularisation nous est tombé dessus comme une bombe. Qui plus est, la Belgique s’est dotée des législations les plus libérales en matière éthique. Mais selon moi, il n’a jamais pensé que c’était la faute du cardinal ou des évêques. Il a plutôt réagi en Polonais pour déplorer la perte d’impact de l’Église sur la vie publique et politique en si peu de temps. Mais je puis dire que cela n’a pas eu de répercussions sur notre relation. À la fin de sa vie, durant les dernières années, il était tellement handicapé que nous ne nous sommes pratiquement plus vus. Il faut dire qu’il était pénible d’aller lui rendre visite. – Vous parliez tout à l’heure du travailleur social, de rue. Lui en était un, plus branché sur l’action que sur la réflexion. – Attention quand même aux simplifications fallacieuses ! C’était un philosophe. Il a écrit notamment des ouvrages sur le mariage. Il était également très fort sur le plan anthropologique. De là à le qualifier de travailleur social de rue ? Je dirais qu’il était plutôt un homme qui avait le sens social, le sens des relations…
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– Quelle était sa principale qualité ? – Au début de son pontificat, il a voulu réformer la Curie, mais il s’est vite rendu à l’évidence que c’était peine perdue. C’est alors qu’il a décidé de prendre son bâton de pèlerin et de parcourir la planète. Et il a peut-être eu raison de le faire, car il a obtenu bien plus par ses voyages qu’en voulant réformer la Curie. Ce fut tout le contraire de Paul VI. Celui-ci resta à Rome, s’occupa de la Curie et suivit de près tous les dossiers. Jean-Paul II a laissé faire beaucoup de choses. Il a beaucoup délégué. Il fallait le voir en action… – Est-ce que cet effort soutenu d’un quart de siècle de visites vers tous les pays et continents possibles et imaginables a eu un effet ? – Il a mis l’Église sur la carte du monde. Cela c’est incontournable. Il n’a cependant pas toujours été accueilli à bras ouverts car si on appréciait le chanteur, on n’aimait pas toujours sa chanson. Mais bon, il a eu une influence certaine car c’était un bon chanteur. Sinon, l’Église se serait retrouvée isolée comme une île au milieu de la mer. C’est le contraire qui s’est produit. On ne peut nier que l’Église a pour l’heure une influence assez considérable sur tout ce qui se passe dans le monde. On ne peut pas l’ignorer. C’est incontestablement le mérite de Jean-Paul II. Sinon nous ne serions peutêtre plus que quantité négligeable aujourd’hui. – C’est cela que vous retiendrez de son pontificat ? – Vu de l’extérieur, oui. Ses relations publiques, au sens le plus positif du mot, ont été une bonne chose. Mais il y eut l’autre dimension, intérieure et intime que peu de gens connaissent. Ce fut sa vie de grand mystique. C’était un homme qui priait de manière remarquable et qui était en même temps un penseur. Certains ont vu en lui un homme de spectacle mais au fond c’était quelqu’un qui avait énormément souffert. J’en suis convaincu. Il fallait le voir prier le matin très tôt, seul dans sa chapelle personnelle avant de concélébrer à ses côtés. Il était vraiment ailleurs et n’appartenait plus à ce monde. Peu de gens le savent au fond. C’était une personnalité très complexe. – L’on devrait rapidement le béatifier. Le mérite-t-il ? – Ce fut quand même une figure particulière. Sur le plan de sa vie intérieure et pour tout ce qu’il a accompli, il le mérite sans conteste. 113
À peine installé archevêque, Mgr Danneels copréside le Synode spécial de Rome sur l’Église néerlandaise qui s’est ouvert le lundi 14 janvier 1980 Le 4 janvier 1980, nouvelle étape importante dans la vie de Godfried Danneels : ce jour-là, il avait été installé comme dix-neuvième archevêque de Malines-Bruxelles. Dans l’homélie qu’il prononça à la cathédrale Saint-Rombaut de Malines, il ne cacha pas que « Dieu avait posé de lourdes responsabilités sur les épaules d’un homme inexpérimenté ». Mais il avait ajouté aussitôt qu’« Il donne aussi la force de remplir cette mission ». Le nouvel archevêque belge n’eut guère le temps de souffler : dix jours plus tard, sous la houlette du pape Jean-Paul II, il fut un des deux vice-présidents du Synode spécial de Rome sur l’Église catholique néerlandaise avec l’archevêque d’Utrecht, le cardinal Willebrands, par ailleurs président de la Conférence épiscopale des Pays-Bas ! Un événement qui interpella aussi directement les catholiques belges. Au point de faire deux jours de suite l’objet d’un dossier dans La Libre Belgique sous la plume du chroniqueur religieux du journal, le P. Fabien Deleclos. D’entrée de papier, il était question d’une Église « turbulente » et engagée. « Ce sont des divergences de vues parfois en opposition, quant à la tâche de l’Église et de l’ensemble des responsabilités pastorales qui sont à l’origine de tensions au sein de l’Église des Pays-Bas qui ont motivé la convocation de ce synode. » Et d’écrire un peu plus loin : « les uns y voient simplement une nouvelle manière d’exercer la collégialité au niveau des Églises locales, d’autres, une manière pour le Pape d’intervenir plus directement sur le terrain ». Mais « ils sont nombreux ceux qui considèrent cette initiative comme une volonté de remettre au pas une Église fervente de la contestation et des déviations doctrinales, pastorales et disciplinaires. Établissant un lien et une comparaison avec les affaires Schillebeeckx ou Küng, d’aucuns n’hésitent pas à y voir l’amorce d’un procès ». Mgr Danneels vit dans la mission qu’on lui avait confiée la marque d’une confiance exceptionnelle mais aussi un énorme pari…
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Jean-Paul II et Baudouin Ier
Il y a un an ou deux, un cardinal avait déclaré qu’il vaudrait mieux de canoniser immédiatement tous les papes, car ainsi ils ne seraient plus jaloux les uns des autres. C’est vrai que l’on assiste à une avancée remarquable. On est en voie de canoniser une série de papes : bon certes, Pie XII ne peut pas l’être pour le moment, mais Paul VI sera béatifié ; Jean XXIII l’est déjà et il ne fait pas de doute que Jean-Paul II suivra… – Encore heureux que vous ne soyez pas devenu pape… – Je n’aimerais pas être déclaré saint. La sainteté, c’est d’un autre ordre. Si tous ceux qui vivent de manière sainte leur existence devaient être canonisés, on va tout droit vers une crise du logement dans le calendrier liturgique. – Avez-vous jamais rêvé de devenir pape ? – Moi, je n’en ai pas rêvé, mais j’ai vu que les médias le faisaient à ma place… Et avec eux, toute une série de personnes autour de moi. Il faut faire attention à ne pas tomber dans ce piège-là. Je me suis toujours interrogé pourquoi l’on voulait m’y voir. Et finalement, j’en vins à me demander de temps à autre s’il n’était quand même pas vrai que je pourrais le faire… – Vous n’avez jamais fait de plans, du style : si jamais je suis pape, je ferai ceci ou cela ? – Je suis très mauvais pour établir un planning. Très mauvais. Je ne prépare jamais rien. Tenez, à la veille de prendre ma pension, je ne suis encore nulle part. Je n’ai pas encore de maison, je ne sais pas encore où aller. Cela ne me préoccupe pas. [En fait, depuis cette interview, le cardinal a trouvé un logement non loin de l’archevêché, NDA.] La brave sœur qui s’occupe de moi se demande ce que je vais faire de tous les livres, CD, tableaux que j’ai reçus ou achetés. On ne parviendra jamais à faire entrer cela dans une autre maison ! C’est presque un cauchemar pour elle. Mais je tiens à la rassurer et lui dis toujours que cela finira par s’arranger, qu’on verra bien. Contrairement à ceux qui, cinq ans déjà avant de prendre leur retraite, s’en préoccupent, je ne sais pas encore où j’irai et comment je ferai. Je vis au jour le jour et cela a toujours bien fonctionné jusqu’à présent puisque je me suis toujours senti bien.
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– Et cela s’est traduit par diverses surprises. – Rien que des surprises. Je n’ai jamais rien choisi pendant ma vie ; tout m’est tombé dessus. – En 1980, par exemple, vous vous êtes retrouvé archevêque de Malines-Bruxelles… – C’était encore pire ! – … Vous voilà à la tête de tous les catholiques belges. C’était totalement inattendu pour vous ? – Pas tout à fait, puisque je savais que le cardinal Suenens allait se retirer en 1980. Fin 1977, je m’étais installé à Anvers. Et lorsqu’entre évêques on évoquait le futur archevêque, Mgr Heusschen, l’évêque de Hasselt de cette époque, me disait toujours que je devais me tenir prêt. Mais je n’en étais pas vraiment convaincu jusqu’à ce que le cardinal Suenens me dise que cela pouvait être de l’ordre du possible. Mais je n’ai jamais attendu cette désignation, que du contraire. J’estimais que ce serait même encore un plus grand déracinement qu’Anvers, car voir s’installer un fils de la Flandre-Occidentale dans la métropole était déjà une fameuse gageure. Mais alors que dire de devoir s’occuper d’un (archi)-diocèse bilingue très complexe avec Bruxelles au milieu ! Je connaissais encore moins de monde ici qu’à Anvers. Ce ne fut pas une mince affaire de se retrouver pour la première fois à une réunion parmi tous ces évêques qui étaient des sommités à leur manière… Moi, je n’avais que quarante-six ans et je devenais leur patron à tous. J’ai dû m’y faire… – Et comment cela s’est-il passé avec les francophones ? – Au début, il y avait un peu de méfiance, mais cela n’a pas duré très longtemps. Le problème était en fait qu’il fallait que je parle bien le français. Une fois qu’ils ont ressenti que j’étais un bon bilingue au point d’en oublier mes origines flamandes, la confiance s’est installée. Et puis je n’avais jamais eu de réflexes flamingants pendant ma vie antérieure. J’étais aussi doté de la capacité de m’intégrer dans d’autres mentalités et sensibilités. Jamais, je ne me suis dit que ce serait ennuyeux de devoir parler le français ou de me frotter à des Wallons. Au contraire, j’ai toujours considéré que ces contacts seraient enrichissants. Et je puis dire, avec le recul, qu’ils 116
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le furent aussi. Qui plus est, c’est devenu un réflexe positif très rapidement. Il faut aussi se rappeler que j’avais passé mes premières années au séminaire Léon XIII dans un environnement bilingue. Et à Rome, c’était même trilingue. J’ai toujours vécu dans des milieux où l’on parlait plus d’une langue. – En 1983, l’archevêque que vous étiez se voyait conférer le titre de cardinal. Cela impressionne que de l’être fait par le pape ? – Le problème ne fut pas de le devenir, mais j’en aurais connu un vrai en ne le devenant pas. Parce que là, c’eût été un désaveu. Je l’ai donc accepté sans rechigner. Je ne cache pas que cela m’a réjoui aussi parce que cela me donnait la possibilité de m’approcher de l’administration centrale de l’Église à Rome, et donc du pape. Mais je n’ai pas vraiment jubilé parce que je devenais cardinal. – Notamment parce que ce furent aussi beaucoup de frais nouveaux… notamment chez le tailleur ! – Oui, je n’en ai jamais vraiment parlé, mais ces tenues spéciales ont été de véritables épreuves pour moi ! Quand on vous mande au Vatican, il faut porter les habits liés à votre rang. Mais en même temps, il faut y arriver en prenant par exemple le métro. Je puis vous affirmer qu’avec un pareil accoutrement, ce n’est vraiment pas facile de se déplacer en transport en commun, en métro ou en bus, car une partie de la soutane finit toujours par se coincer entre deux portes. Pareils vêtements sont faits pour des dignitaires qui ont une voiture avec chauffeur et qui peuvent se permettre de se glisser à l’arrière de leur limousine. Mais pas pour des gens normaux ou modernes. Qu’est-ce que je fais dès lors ? Je mets ma belle soutane dans un cartable ou dans une petite valise et je vais vite me changer derrière une porte du Vatican pour me présenter dans les règles. Je honnis vraiment celui qui a inventé cette tenue. Surtout avec ces trente ou quarante petits boutons à aligner sans erreur possible. Car si on loupe un rang, on peut tout recommencer ! Cela me pèse fort sur l’estomac. Pourquoi ne s’est-on pas inspiré de la tenue des Jésuites. Ces derniers pouvaient se contenter de superposer les deux parties de leur tenue et les voilà prêts à aller en audience. Moi, cela me prend au moins dix minutes !
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– Avez-vous un tailleur romain ? – Oui, parce qu’on ne peut pas trouver les étoffes ad hoc chez nous. Il n’y a qu’à Rome que l’on puisse trouver certains accessoires rouges ou violets. Un rouge très particulier de surcroît. – Rouge sang ? – Oui, rouge sang. Et du sang comme on en trouve dans les artères. Pas du sang qui se propage dans les veines ! – Toujours en 1980, vous avez été porté à la vice-présidence du synode spécial de l’Église des Pays-Bas. Est-ce que ce dernier a pu résoudre les problèmes de l’Église d’outre Moerdijk ? – Je ne sais pas s’il a pu les résoudre mais il a en tout cas évité le pire. – On aurait pu aller jusqu’au schisme ? – Je ne sais si l’on en serait arrivé là. Mais en tout cas, les évêques qui avaient des opinions divergentes se sont rendu compte qu’ils devaient collaborer. Et la situation a quand même évolué, il s’est passé des choses. Lentement, très lentement, une certaine unité s’est développée parmi ces évêques. Je n’oserais dire qu’elle est très solide, parce que ce sont des caractères très marqués, très différents. Mais je pense quand même qu’ils ont pu retrouver une certaine unité épiscopale. Ils ne se sont en tout cas plus désavoués publiquement. Et ils ont aussi pu opposer dans une certaine mesure une résistance à des groupes de pression comme le Mouvement du 8 mai. Mais il ne fait aucun doute que ce fut une période difficile. Et sans exagérer, je puis dire qu’il a encore fallu au moins dix ans après le synode pour en arriver à un véritable modus vivendi. La situation est désormais apaisée, mais bon, ce sont aussi de tout autres évêques qui ne sont plus aussi révolutionnaires que leurs prédécesseurs. Au fond, l’épiscopat hollandais est devenu classique. – En 1983 naissait à Louvain le premier bébé éprouvette belge. L’Église continue à s’opposer à la fertilisation in vitro et ce alors que pas mal de couples ont pu vivre grâce à cette technique la joie de
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devenir parents. Pourquoi Rome continue-t-elle à s’y opposer avec une rare détermination ? – Le plus gênant, c’est qu’un certain nombre de ces embryons sont implantés pour rien. Soit, cela doit permettre d’avoir des jumeaux ou davantage encore d’enfants, mais il y a aussi le risque de les détruire. Si Rome est si intransigeante, c’est par respect pour la vie et pour rappeler qu’il ne faut pas prendre de risques inutiles. Si l’on ne devait implanter qu’une cellule avec une certitude de fertilité, je n’aurais personnellement pas d’objection à ce que l’on le fasse. On a toujours dit que la fertilisation devait se faire dans le cadre d’un acte d’union maritale ; cela me pose aussi question. Il y a bien évidemment une différence entre un acte sexuel d’un homme et d’une femme dans le lit conjugal et une implantation d’une cellule fertile dans un laboratoire. Encore que là aussi, j’avoue ne pas voir une différence essentielle. Mais cela dit, cela m’ennuie très fort de voir se perdre des embryons. – En 1985, Rome vous a de nouveau confié une nouvelle mission importante : rapporteur du synode spécial vingt ans après le concile Vatican II. Vous vous souvenez encore de la teneur de votre rapport final ? – En fait, ce synode spécial a tourné autour d’une question fondamentale : fallait-il freiner ou, à l’inverse, continuer dans l’esprit du concile ? Ou encore, selon d’aucuns, aller plus loin. C’était donc cela l’enjeu et toute la presse mondiale se focalisait sur l’enjeu : stop ou encore. Ma tâche était de faire la synthèse de tous les débats et de la consigner dans le rapport final. Mon secrétaire était alors Walter Kasper [NDA : cardinal de curie allemand, pour l’heure, président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité entre les chrétiens] qui n’était pas encore évêque à ce moment-là. Il enseignait à Tübingen. Ce synode fut en fait un des sommets de mon existence. Kasper et moi avons réussi à rédiger un texte qui a réconcilié tous les participants. Il a d’ailleurs été approuvé à l’unanimité le lendemain. C’était presque un miracle auquel, si vous me le permettez, les deux auteurs du rapport ne furent pas étrangers. On a eu le moment de grâce qu’avaient vécu les théologiens de Louvain pendant le concile Vatican II : rédiger un texte très clair mais qui ne dérangeait personne. Un vrai texte de compromis, mais dans le meilleur sens du 119
C’est en qualité de rapporteur que le cardinal Danneels participe, à partir du 25 novembre 1985, au Synode extraordinaire, organisé vingt ans après la clôture du concile Vatican II Un événement encore selon La Libre Belgique… À la une du journal du 25 novembre, Paul Vaute titre, en effet : « Le Synode recrée à Rome l’ambiance de Vatican II ». « Pratiquement tout sujet pourra être abordé par les pères synodaux… mais en allant vite ». L’événement avait fait… « L’événement » en page 2, avec notamment une photo du cardinal Danneels qui « par ses fonctions de rapporteur est appelé à jouer un rôle clé dans les travaux du synode ». Le chroniqueur religieux de La Libre, le père Deleclos, envoyé spécial à Rome, précise cependant d’emblée que « la réforme de la Curie est encommissionnée » même si un schéma pour y procéder existe depuis plusieurs années. Fabien Deleclos souligna aussi l’heureuse internationalisation de la Curie. « En 1962, à la veille du concile, sur les 20 dicastères, les préfets et secrétaires étaient italiens à 88 pc, les membres 56 pc, les consulteurs 66 pc. En 1985, sur les 31 organismes existants, les préfets et secrétaires sont “étrangers” à 56 pc, les membres 77 pc et les consulteurs, 70 pc. Des chiffres éloquents. Mais l’internationalisation ne peut pas se faire sans une coopération de toutes les Églises particulières qui devraient de leur côté assurer la préparation intellectuelle et pastorale de candidats qui puissent à leur tour comprendre le service qu’ils pourraient ainsi rendre à l’Eglise universelle et à leurs propres diocèses. » Dès le lendemain, dans les éditions du mardi 26 novembre, le cardinal Danneels précise que « le Concile, c’est la règle ». Le père Deleclos rend compte d’une méga-conférence de presse (plus de 300 journalistes !) où le rapporteur met immédiatement les pendules à l’heure. Pas question d’une restauration. Du reste, pour l’archevêque de MalinesBruxelles, « le terme est impropre. Vatican II reste complètement valable et il est impossible de revenir à un état antérieur, pas plus que de faire un pas en arrière. Le Synode doit faire en sorte que le concile soit approfondi, appliqué et que l’on puisse en retrouver le souffle originel ».
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Le cardinal Danneels durant le synode des évêques en 1985 à Rome Archives de l’archevêché, Malines
mot. Le plus important réside dans une bonne formulation. Le matin du vote, l’unanimité fut quasiment totale. À la conférence de presse, tous les médias de la planète étaient venus avec une seule question : que s’est-il passé ? On se demandait auparavant si l’on allait continuer ou, au contraire, revenir en arrière parce qu’on était allé trop loin. Et il fut donc décidé de continuer, mais sans excès. Ce texte avait aussi formulé pour la première fois qu’il fallait un grand catéchisme. De même, le rapport évoquait la nécessité d’étudier la collégialité et la primauté. Il y fut aussi question du statut des conférences épiscopales : s’agirait-il de cénacles purement administratifs ou de vrais instruments de cogestion dans l’Église ? Tout cela y figurait. C’était un texte qui faisait parler l’espérance, un texte positif. Je me souviens qu’il était deux heures du matin quand nous y avons mis un point final dans l’enceinte du Vatican. Nous avons même dû réveiller les gardes suisses pour pouvoir sortir. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’ajouterai que j’étais complètement épuisé.
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– Cela s’est traduit par une amitié pour la vie avec le futur cardinal Kasper. – Oui, elle se poursuit. Ce fut aussi une preuve que Jean-Paul II me faisait confiance, sinon il ne m’aurait certainement pas confié cette mission. À l’époque, quel âge avais-je ? Cinquante-deux ans… – Un gamin… – Oui, au fond selon les normes de l’Église. En outre, le pape avait pris un risque très sérieux. Les débats auraient très bien pu déboucher sur une polarisation. C’était précisément ce que nous devions éviter à tout prix. – Aviez-vous écrit ce texte en latin ? – Non, en italien, et une partie en allemand sous la plume de Kasper. – Cette même année 1985, le pape Jean-Paul II était venu en Belgique. – Ce fut une kermesse ! Lors de la dernière conférence de presse après son retour pour Rome, je l’ai formulée de la sorte. C’était vraiment inimaginable. Il nous arrivait des Pays-Bas où l’accueil avait eu tous les traits d’une douche froide. Bon, cela s’était encore bien passé au Luxembourg, mais qu’allait-il se passer chez nous ? Finalement, plus d’un million de personnes se sont déplacées, ce qui n’est plus pensable aujourd’hui. Mais vu avec le recul, ce fut aussi la fin d’une époque. Celle d’un catholicisme sociologique omniprésent. Et tout ça sans complexe. C’était presque une situation à la polonaise : tout le monde était catholique. Tout autre chose fut la béatification du père Damien, dix ans plus tard. Là, nous ne sommes parvenus, et encore avec grande peine, à ne rassembler que quarante mille personnes. Le sommet était passé… – Un des plus grands événements, sinon l’événement de la fin du XXe siècle fut pour beaucoup de nos contemporains, la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Vous souvenez-vous encore de ce qui vous a traversé l’esprit lorsque vous avez vu passer tous ces gens de l’est à l’ouest ? – Ce fut un moment de grande émotion. En voyant la destruction du Mur et l’effondrement de toute la forteresse communiste, je me suis dit que l’on entrait dans une nouvelle période de l’Histoire de
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Le cardinal Danneels durant la visite du pape Jean-Paul II en 1985. Ils sont tous deux sur le parvis de la cathédrale Saint-Rombaut de Malines. Archives de l’archevêché, Malines
Visite du pape Jean-Paul II à la basilique nationale du Sacré-Cœur de Koekelberg à l’occasion de la béatification du père Damien. Archives de l’archevêché, Malines
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La première visite papale en Belgique, du 16 au 21 mai 1985 Pour le cardinal Danneels, ce fut sans conteste un des temps les plus forts de sa présence à la tête de l’Église de Belgique. Une visite qui s’inscrivait en fait dans ce que l’on pourrait appeler un tour du Benelux pour le « grand patron » de l’Église universelle : si l’accueil au GrandDuché de Luxembourg avait été conforme à la discrétion traditionnelle de notre petit voisin, il avait été franchement négatif voire même haineux outre-Moerdijk. La Belgique allait finir par surprendre puisque des centaines de milliers de fidèles participèrent finalement aux cérémonies, de Bruxelles à Liège et à Gand en passant par Louvain et Louvain-la-Neuve… et on en passe ! Les observateurs extérieurs furent frappés par la grande liberté d’opinion et d’expression qui prévalut dans les prises de parole et autres manifestations face à Jean-Paul II. Le jeudi 23 mai 1985, au surlendemain du retour du Pape à Rome, le cardinal Danneels avait accordé une interview bilan à La Libre Belgique. Recueillie par le P. Fabien Deleclos, elle fit la « manchette » sous le titre : « Tout pouvait être dit à Jean-Paul II ». Quelques morceaux choisis dans les commentaires de Godfried Danneels : Ses impressions générales ? « J’ai deux impressions qui se confirment de plus en plus. Il y a un mois encore, c’était la morosité. Le voyage du Pape a rendu au contraire les gens extrêmement heureux et joyeux. Un deuxième point : le voyage me paraît une réussite parce que tout le monde est resté soi-même. Le Pape a dit ce qu’il voulait dire. Les représentants des laïcs engagés également. Le peuple a pu s’exprimer en approuvant ou en désapprouvant par des applaudissements ou des cris. » Sur le peuple chrétien qui s’est exprimé : « C’est le peuple constitué par ceux qui ne font pas partie des groupes organisés, les non-sélectionnés, les anonymes groupés dans les rues et dans les stades. Il manquait malheureusement les plus pauvres, les gens des quartiers populaires. » Sur la manière dont s’est exprimée la collégialité des évêques belges : « En permettant par exemple que des laïcs engagés s’expriment librement sans la moindre censure… Cela aussi, c’est l’Église particulière qui parle. » Sur le fait que le recteur de l’U.L.B. ait regretté sans doute un peu ironiquement que le Pape ne soit pas venu aux États généraux de l’Action laïque : « Quand le Pape rencontre des groupes qui ne font pas partie de l’Église catholique, il doit y être invité. Or, à ma connaissance, il ne l’a pas été. Sinon, c’eut été possible. Non pour discuter mais pour écouter le point de vue des tenants de la laïcité et pour exprimer aussi le sien. » Sur ce que cette visite a révélé : « Les attitudes du cœur qui étaient latentes chez nous. Le sens et le goût de la fête aussi. Au fond, le cœur 124
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du peuple est en bonne santé. Il est sain. Je crois aussi que les chrétiens ont manifesté le désir d’être évangélisés. Certains ont certainement découvert que dans ce “bazar catholique” il y a quelque chose de fort important qui mérite réflexion. » Et que pensa La Libre de tout cela ? Dans un éditorial signé de son nom, le journal concluait : « Dans l’exigence de la doctrine catholique, dans la tolérance aux diversités qui font la richesse et la vie de la communauté catholique en Belgique, la visite de Jean-Paul II nous apparaît dès aujourd’hui comme le levain dans la pâte, comme le levier d’une vie spirituelle plus intense, comme une incitation à mieux aimer Dieu et le prochain, comme un gage d’amour, de réconciliation et d’espoir. » Enfin, scoop parmi les scoops du quotidien alors installé au boulevard Jacqmain, Fabien Deleclos avait pu brièvement interpeller le Pape sur ses propres impressions… à la sortie de la nonciature à un jet de pierre de sa propre paroisse du Chant-d’Oiseau… Jean-Paul II lui avait dit être « très heureux de ce voyage chez vous » avant de se dire « pleinement satisfait et vraiment content de tout »…
l’Europe. Il y a quelques mois, j’étais à Berlin. Lorsque vous vous retrouvez à l’endroit où se situait le Mur et que vous pensez à tous ceux qui n’ont pas eu la chance de pouvoir le traverser, notamment parce qu’ils ont été abattus en tentant de le franchir, je me suis dit que l’Europe avait de la chance… – Aviez-vous pensé que le communisme pourrait disparaître un jour ? – Non, en tout cas pas de cette manière. Je ne pouvais pas m’imaginer que le communisme disparaîtrait sans effusion de sang. Au contraire, il a implosé et de manière remarquable, cela s’est passé assez vite. Mais bon, s’il a disparu, c’est parce qu’il reposait sur le mensonge et sur une mauvaise anthropologie. À savoir, que l’on pouvait rendre l’homme dépendant de l’économie. – Il est indéniable que Jean-Paul II a joué un grand rôle dans tout ce processus. – Il n’a pas fait chuter le Mur mais sans lui, il ne se serait peut-être pas effondré.
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– Et la Pologne a aussi joué un rôle prééminent ici… – Oui, avec Lech Walesa et Solidarnosc. Ces deux-là ont joué un rôle essentiel dans le déclin du communisme. – Il y a aussi eu la résurrection de la religion. – Oui, mais seulement en Russie, pas dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Et je ne suis pas assez informé pour vous dire si l’on trouve cela aussi en Hongrie ou en République tchèque. Mais bon, c’est vrai pour la Russie : cette renaissance de la religion y est au fond très russe. Car où connaît-elle une nouvelle floraison ? Principalement dans les monastères. Il y a eu des milliers de vocations de moines et de moniales dans les centaines de couvents qui ont vu le jour. C’est l’âme russe. Ils sont ainsi. – La Russie vous fascine ? – Oh oui ! Je pense à Dostoïewski, à la liturgie orthodoxe, au patriarche Alexis II… Je ne voudrais pas être un métropolite orthodoxe, parce que leurs vêtements sont encore plus compliqués que nos petits nœuds. N’empêche que la Russie est un grand pays. – En 1990, l’avortement était légalisé dans notre pays. Comment avez-vous ressenti cette législation ? – Ce fut un tournant de civilisation. – Un recul ? – Oui, je pense à la loi, mais également au phénomène de l’avortement qui a pris des proportions inimaginables. Car si l’avortement n’avait été qu’une exception, on ne l’aurait évidemment pas légalisé. On a changé de civilisation, car on est tombé dans un rapport de domination de l’homme sur l’homme. Où le premier a pu dire qu’il en supprimait un autre… Avec l’euthanasie, on s’est aussi retrouvé dans un rapport de domination injuste. Et l’on pourrait encore s’éloigner un peu plus d’une société civilisée en élargissant la loi sur l’euthanasie aux mineurs, aux handicapés, aux malades d’Alzheimer. Je ne me sens pas bien dans ce monde-là. L’on me dit évidemment que je ne suis pas obligé de le faire, mais puisque d’autres le veulent… Je ne puis cependant pas m’incliner devant cela parce que je suis d’avis que cela conduira finalement à une déshumanisation de la société.
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– Est-ce qu’on va trop loin dans le libre arbitre ? – On divinise l’homme. On lui confère un pouvoir de décision quasi-divin sur lui-même et sur les autres. Il devrait pouvoir se rendre compte qu’il n’est pas Dieu. Dans le meilleur des cas, il ne sera qu’une idole. Un « moi » qui devient tellement important tue la solidarité humaine et la famille humaine. Le « moi » devait avoir ses droits, cela ne fait pas l’ombre d’un doute et depuis la Renaissance, il les a. Il y a longtemps que ce « moi » n’est plus perdu dans le « nous ». Sur ce plan, la Renaissance a permis des avancées extraordinaires. Mais maintenant nous sommes en train de gonfler le « moi » jusqu’à des proportions hors normes, quasi cancéreuses. Nous sommes dans une culture où le « moi » domine tout et où l’on en vient à se dire qu’il faut à peine tenir un peu compte de son prochain, de manière à ce qu’il n’y ait pas de chocs. Mais cette culture où il n’y a plus fondamentalement de sens de la famille dérive vers une mauvaise civilisation. – Jusqu’où peut aller l’autonomie de la personne ? Parce que si l’on part du point de vue que le « moi » ne peut pas être libre à l’infini, il faut bien qu’il y ait une instance qui dise qu’il y a des limites : c’est jusqu’ici et pas plus loin. Ce qui inclut presque automatiquement la croyance en une transcendance. – Cela comprend au minimum les dix commandements et certainement les cinq derniers d’entre eux. – C’est la loi mosaïque… – En effet, on peut dire que celle-ci vient de Dieu ou de la nature. Ou encore que c’est la sagesse humaine ancienne qui dit que l’on ne peut pas tuer, etc., etc. Mais je pense qu’il y a quelque chose qui dépasse ma compétence individuelle. – Un homme a fait de la résistance absolue contre la loi sur l’IVG : le roi Baudouin. Il a refusé de la signer. Est-ce qu’il vous avait consulté à ce sujet ? – J’en ai parlé avec le roi, « consulté » est un terme un peu trop fort. Mais nous en avons débattu ensemble à plusieurs reprises. Et il revenait toujours à ceci : « Dites-moi ce que vous en pensez et ce que l’Église en pense, mais je déciderai en toute conscience. » Je suis d’ailleurs allé à Rome pour parler de ce problème de conscience 127
Crise de l’avortement avec l’effacement volontaire du roi Baudouin, les 4 et 5 avril 1990 Si le monde politique s’est largement exprimé à propos de l’objection de conscience du roi Baudouin qui avait refusé de signer la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, l’Église fut totalement absente au cours de ces heures tragiques pour la Belgique et l’avenir de la monarchie. Pour rappel, après le Sénat qui avait lancé la démarche législative à travers une proposition de loi de Roger Lallemand (P.S.) et de Lucienne Herman-Michielsen (P.V.V., devenu V.L.D. en 1992), la Chambre avait à son tour adopté une dépénalisation partielle de l’avortement. Mais le roi Baudouin refusa de s’y soumettre au nom de sa conscience la plus personnelle et il demanda au Premier ministre Martens de trouver une solution qui ne le forcerait pas à signer la loi mais tout en lui permettant d’être promulguée puisqu’elle avait bénéficié d’une majorité démocratique dans les deux assemblées fédérales. Finalement, l’on recourut aux articles 79 et 82 de la Constitution (impossibilité de régner) et la loi fut signée et promulguée par le gouvernement. L’impossibilité de régner avait pris fin après une séance commune des deux chambres et le Roi retrouva l’exercice de ses prérogatives constitutionnelles. L’historien Jean Stengers parla d’une « entourloupette » mais celle-ci avait permis d’éviter une crise de régime. Et tant le Roi que l’expression démocratique s’y retrouvaient en fin de compte. Mais revenons au mutisme de l’Église ! Tout au plus, La Libre Belgique du vendredi 6 avril 1990 relaya-t-elle une prise de position du Vatican. Sous le titre « Noble et courageux pour le Vatican », le quotidien rapportait que « Radio Vatican a qualifié jeudi de noble et courageuse la décision du roi Baudouin de renoncer à régner pendant deux jours pour ne pas signer la loi dépénalisant partiellement l’avortement. Cette décision, commentait Radio Vatican, a été dictée par une très haute conscience morale et par un indiscutable sens de l’État. Le cardinal Ugo Poletti, vicaire du Pape pour le diocèse de Rome, a exprimé jeudi son admiration pour l’exemple donné par le souverain belge en s’adressant aux médecins et au personnel de l’université catholique de médecine de Rome ». Dans un éditorial à la une, Jacques Franck, le directeur de la rédaction de La Libre rappelait que le Roi par-delà son geste très personnel souhaitait que l’on ne puisse plus jamais revivre pareille crise. Et de fait, écrivait-il « un problème comme celui que l’on vient de vivre ne peut plus se représenter. Si on reconnaît au Roi le droit de s’exprimer, il faut lui en donner la possibilité sans mettre notre système parlementaire en péril. L’essentiel est que le Roi et – par-delà la personne de Baudouin – la Monarchie, puissent continuer de rendre à notre pays les services 128
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qu’ils n’ont cessé de lui rendre, conformément à sa longue tradition de sagesse, de hauteur de vues, de rigueur éthique, de désintéressement et d’attention aux besoins et à la protection de tous les Belges ».
avec le pape Jean-Paul II. Je crois que la décision de ne pas promulguer la loi était clairement un choix personnel du roi Baudouin. Ce n’était pas le mien, ce n’était pas celui de Wilfried Martens, ce n’était pas celui du gouvernement, mais le sien et rien que le sien. – Et lorsqu’il est apparu qu’il avait tranché, vous a-t-on approché pour influencer le roi ? – Non, c’était sa décision et il en a assumé toutes les conséquences. Là, je ne suis plus intervenu ; il revenait aux hommes politiques de le faire. – Mais vous avez vu arriver cette décision-là ? – Je supposais qu’il allait le faire, mais jusqu’au dernier moment, je n’en ai rien su. – Et cela ne vous a pas surpris lorsque vous l’avez apprise ? – Pas vraiment, en fait. On a échafaudé une théorie selon laquelle le roi n’est pas obligé d’être d’accord avec toutes les lois qu’on soumet à sa signature. Il s’agirait d’une sorte d’approbation notariale qui confirmerait seulement que la procédure a été suivie et bien suivie. Mais le roi Baudouin n’a jamais voulu accepter cette interprétation. Il disait que sa conscience l’empêchait de dire qu’il était un notaire. En fait, il était roi. Et chrétien. – Il aurait même affirmé que le pape n’aurait pas pu le faire changer d’avis. – Il disait que l’on pouvait affirmer ce que l’on voulait et il insistait même pour qu’on lui fasse part de son avis personnel, mais il ajoutait que c’est lui-même qui prendrait sa décision. Et que le pape ne pourrait l’influencer dans un sens ou dans un autre. Je n’ai jamais essayé de le convaincre et le pape non plus. – Étiez-vous proche de Baudouin ? – Je le connaissais, mais de là à dire que j’étais un de ses proches… 129
– Vous rendiez-vous parfois au Palais royal pour parler de la foi ? – Je l’ai rencontré très souvent et lors de ces contacts, il est clair que nous parlions entre autres de la foi. Il lui arrivait aussi de m’inviter. Et à ce moment, nous parlions de choses et d’autres, mais jamais de politique. – Il avait plus de contacts avec le cardinal Suenens. – Il avait en effet beaucoup de contacts avec mon prédécesseur. – Comment voyiez-vous ces liens étroits ? Lui avez-vous dit que ce n’était pas votre vision des choses ? – Cela dépendait du roi, hein ! Vous ne pouvez pas perdre de vue que le cardinal Suenens a encore vécu pendant plusieurs années après mon entrée en fonction. Le cardinal a tout simplement poursuivi ses contacts avec le chef de l’État. – Le cardinal Suenens n’a pas pu davantage influencer le roi Baudouin à propos de la loi sur l’avortement. – Je suis convaincu que c’était une décision personnelle du roi, qu’il a prise en son âme et conscience après l’avoir mûrement méditée par la prière : « J’ai décidé de… Point. » Baudouin était un homme droit, très droit. – Était-ce cela son « secret » dont vous avez parlé dans l’homélie de ses funérailles ? – Les journalistes ont compris qu’il y avait quelque chose de secret autour de Baudouin, quelque chose de presque un peu maçonnique ! En fait, j’ai parlé de secret parce que c’était le noyau même de sa personnalité, mais certainement pas pour dire qu’il y avait une dimension mystérieuse autour du roi. – Mais vous avez dit littéralement : « Un jour, les gens se porteront la main au visage et comme le centurion ils diront que cet homme était vraiment un juste »… – C’était le mystère de sa souffrance. On ne se rend pas encore réellement compte combien cet homme a souffert. Il y a eu sa santé, sa famille, tout ce qui se passait dans son pays… Je pense qu’il a souffert de façon incroyable. Il ne le montrait pas, même pas à moi. Mais c’est cela, la signification de son secret.
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– On a évoqué une possible béatification du roi Baudouin. A-t-on fait des démarches dans ce sens ? – Pas officiellement en tout cas. Tant que la reine Fabiola vivra, il sera difficile de lancer un procès. Lorsque des chrétiens m’écrivent à propos d’une grâce qu’ils auraient obtenue à l’intercession de Baudouin, nous joignons tout cela au dossier. Mais à ce jour, aucune démarche officielle n’a été entreprise pour lancer la procédure en béatification. – Il y a donc pas mal de personnes qui écrivent qu’ils ont obtenu une faveur en priant le roi Baudouin ? – On ne peut pas vraiment parler de miracles. Ce sont plutôt des faveurs. Nous les conservons dans un dossier. – Et selon vous, Baudouin mérite-t-il de rejoindre la cohorte des bienheureux ? – Oui, et cela pour diverses raisons. Pour sa vie de prière, mais également parce qu’il était profondément juste. C’était un homme très sensible, avec un grand sentiment d’empathie. Surtout pour les
Le cardinal Danneels accueille le roi Baudouin à l’occasion de la réouverture solennelle de la cathédrale Notre-Dame d’Anvers en 1984. Archives de l’archevêché, Malines
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La mort et les funérailles du roi Baudouin ont surpris les Belges mais aussi le monde entier… Après le choc de la disparution inopinée du chef de l’État du 31 juillet 1993, la « messe de gloire et d’espérance » voulue par la reine Fabiola pour l’à-Dieu, le samedi 7 août suivant, fut un temps fort exceptionnel. Et au sein de celle-ci, il y eut l’homélie du cardinal Danneels… « Ce fut un roi selon le cœur des hommes » expliqua non sans émotion le primat de Belgique. « Il nous aimait, nous l’aimions […] Cet homme discret, silencieux […] avait un cœur large comme les sables le long de la mer. Il y cachait toutes les joies et toutes les souffrances de son pays et de son peuple […] À l’exemple de David, le grand roi de la Bible, le roi Baudouin a été le berger de son peuple. Il privilégiait les pauvres, les laissés pour compte. Surtout ces derniers mois, il les recherchait. Lors de ses visites à travers le pays, on le voyait souvent avec la Reine flâner en compagnie de gens simples ou des enfants, penchant la tête et les oreilles pour les écouter […] Il y a des feux qui se consument : la charité est un de ces feux. Elle l’a consumé. Son départ vient trop tôt […] Le Roi a beaucoup souffert. La souffrance a été sa compagne dès son plus jeune âge et tout au long de sa vie. Elle ne l’a jamais quitté. Mais elle l’a fait mûrir, elle l’a transformé, elle lui a donné une capacité de compassion. Elle a trituré son cœur comme un meunier triture le froment pour en faire le bon pain du peuple. […] Dieu vient de donner un intercesseur et un protecteur pour la Belgique… Heureux le peuple qui a reçu un tel Roi pour le gouverner de son vivant et un tel ange pour veiller sur lui après sa mort. »
petits et pour les pauvres. Il avait un cœur de sucre. Mais il ne s’en vantait pas. Le cardinal Suenens pouvait en parler, et dans le livre qu’il a écrit sur le roi, il l’a fait. Baudouin vivait très fort en empathie avec ceux qui étaient malheureux. – Ce livre du cardinal Suenens sur le roi, était-ce réellement une bonne chose ? – Il m’avait dit un jour qu’il rédigerait ses mémoires sur le roi. Mais, avait-il ajouté, je ne les publierai pas de mon vivant. Après ma mort, vous recevrez le manuscrit et vous en ferez ce que vous voudrez. Un jour, il m’a appelé pour me demander si je pouvais me rendre chez lui, ce soir-là. J’avais répondu positivement ; il faut 132
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savoir que nous nous voyions plus ou moins tous les quinze jours. J’arrivai chez lui et il me montra deux livres prêts à être diffusés sur le roi Baudouin, dans les deux grandes langues nationales. J’étais perplexe. Je lui expliquai que ce n’était pas ce que nous avions convenu auparavant, mais il ne semblait plus très bien se souvenir de ce qu’il m’avait promis. – Le cardinal était-il encore autonome ou se trouvait-il sous l’influence de son entourage ? – Non, je ne pense pas cela non plus. C’était son idée. Je crois me souvenir que quelques semaines plus tard, il m’avait confié qu’il n’aurait peut-être pas dû écrire certaines choses. Mais à ses yeux, il était important que les Belges sachent qui était vraiment le roi Baudouin. – Rencontrez-vous encore souvent la reine Fabiola ? – Non, rarement. Il arrive bien de temps en temps qu’elle veuille me demander quelque chose. Mais nous n’avons certainement pas de grands colloques singuliers. C’est une sainte femme, mais je ne lui rends pas visite régulièrement. – C’est plutôt elle qui vient frapper à votre porte ? – Elle me téléphone parfois en disant qu’elle sollicite un conseil.
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Respecter la liberté « Nos contemporains sont fort jaloux de leur liberté : « On ne peut rien m’imposer. » Mais cela ne peut pas signifier qu’il soit interdit de proposer. D’ailleurs l’Évangile ne met pas quelqu’un aux fers ; il le libère plutôt. Comment quelqu’un est-il en effet libre, si l’on refuse de lui montrer le menu ? Pas de choix sans possibilités de choix. La passion pour la liberté individuelle a pourtant pour conséquence que l’apôtre d’aujourd’hui devra adapter sa manière d’annoncer, qu’il lui donnera une tonalité particulière. Ainsi est-il important qu’il soit peut-être plus soucieux de témoigner que de convaincre : le témoignage de son style de vie devient primordial. Il sait que ses paroles doivent être appuyées sur un rayonnement indépendant de la parole. Il existe en effet une évangélisation par rayonnement, à la manière d’un poêle rayonnant par sa chaleur ou d’un cierge par sa lumière. Nos contemporains se laissent aussi convaincre plus aisément quand on leur parle d’“être en état de” plutôt que de “devoir”. C’est d’ailleurs là l’ordre de succession logique : d’abord vient la bonne nouvelle, ensuite la morale. » Une Bonne Nouvelle, Noël 2006, « Paroles de vie » no 51
Chapitre VI
BILAN ET PERSPECTIVES 1991 – 2009
– En 1991, la Flandre fait la connaissance des télésuites home made : ce fut « Familie » sur la chaîne privée VTM. Elle continue toujours… C’est le genre d’émission qui peut attirer votre attention ? – Jamais. Ce n’est certainement pas par principe. C’est tout simplement parce que je ne suis presque jamais à la maison le soir. Et je ne regarde pas davantage les rediffusions. Mais je les connais quand même un peu grâce aux religieuses qui s’occupent de moi. J’ai donc suivi longtemps les aventures du « prêtre » Walter par ce que m’en raconte la bonne sœur qui suit cela de très près. Je pense qu’il doit être mort maintenant, si je suis bien informé… – Mais quel genre d’émission regardez-vous alors lorsque vous vous installez devant le petit écran ? – « Koppen », « Terzake » à la VRT ; « Controverse » sur RTL-TVi ou « Mise au point » sur la RTBF. Il m’arrive aussi de regarder le dimanche un film que j’aurais raté pendant la semaine. Je n’ai de toute façon pas le temps d’aller dans les salles et je découvre donc à la télévision les principaux films deux ou trois ans après leur sortie, voire via des DVD. Mais je ne suis pas un grand téléspectateur. – Vous n’avez pas davantage le temps de suivre les JT ? – Je suis l’actualité à la radio dans ma voiture. – Un autre moyen de communication moderne est l’ordinateur. L’utilisez-vous souvent ? Quel usage en faites-vous ? – Principalement pour envoyer des courriels. Ou pour lire les résu-
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Seconde visite papale en Belgique les 3 et 4 juin 1995 pour la béatification du père Damien Une chute malencontreuse du pape Jean-Paul II avait fait reporter l’événement d’un an. Et à la grande tristesse des habitants de Malonne mais davantage encore de ceux de Tremelo, la seconde visite du Pape, finalement prévue en Belgique les 3 et 4 juin 1995 pour la béatification du père Damien, se limiterait à Bruxelles. Plus question donc de grande fête de tous les saints belges avec le Wallon Mutien-Marie et le Flamand Jef (Damien) De Veuster… que l’on devait honorer dans nos trois régions, séparément puis ensemble. Comble de malchance : alors que globalement, elle avait moins mobilisé les foules que dix ans plus tôt, sans doute à cause de l’affaire Gaillot qui avait secoué la base chrétienne dans nos régions, le temps de Toussaint qui, selon la belle formule de Francis Matthys dans La Libre marqua la Pentecôte cette année-là, découragea encore nombre de fidèles à se rendre sur le plateau de Koekelberg pour cette seconde visite papale. Dans ses éditions du 6 juin, La Libre Belgique titrait : « Pour les exclus et pour la vie ». Une belle formule pour résumer l’ambiance de la visite papale axée non seulement sur le combat du père Damien pour les écorchés de la vie de son temps mais également sur l’hommage très appuyé rendu par le Pape au roi Baudouin. Au cours de l’eucharistie de Koekelberg, Jean-Paul II avait dit que « tous les hommes ont le droit d’avoir, de la part de leurs frères, une main tendue, une parole, un regard, une présence patiente et aimante même s’il n’y a pas d’espoir de guérison ». Enfin, à l’issue de la cérémonie de béatification, lors du Regina Coeli, le Pape avait mis en exergue « l’exemplaire roi Baudouin » en soulignant « l’exemple de vie qu’il a laissé à ses compatriotes et à toute l’Europe ». Et il n’avait pas manqué de souligner « sa force dans la défense des droits de Dieu et des droits de l’Homme, et spécialement, du droit de l’enfant à naître ». Il n’en fallut pas plus pour relancer la rumeur d’une autre béatification, en l’occurrence, celle de notre cinquième Roi ! Qu’en pensa donc le cardinal Danneels ? « Pour le moment, il n’y a aucun projet. Mais si la sainteté de vie évangélique du Roi devient telle que sa vénération devient populaire et grande, il faudra en tirer les conclusions ». Reste que le primat de l’Église de Belgique insista surtout sur l’urgence de concrétiser le message de Damien. Dans son commentaire, le rédacteur en chef de La Libre, Jean-Paul Duchateau, revenait aussi sur le malaise qui entoura cette seconde visite de Jean-Paul II mais pour le dépasser et pour lancer un appel à tous les hommes (et femmes) de bonne volonté. Et de prôner l’accueil 136
Bilan et perspectives
et l’écoute. « Aujourd’hui comme hier, il revient aux catholiques entre eux, aux catholiques et aux autres chrétiens, aux chrétiens et aux autres croyants ou non-croyants, de s’écouter les uns les autres, pour se comprendre, et en tout cas, pour se respecter. »
més des principaux articles des journaux. Sur Deredactie.be, de la VRT, les infos changent toutes les dix minutes. Je n’ai par contre guère de temps pour « surfer » sur le net. Mais lorsque je rencontre un mot qui m’est inconnu, je fais une recherche. Alors je me branche sur Wikipedia. – Vous connaissez visiblement le chemin ! – Oui, oui. La semaine dernière, quelqu’un qui me téléphonait m’avait dit que sa plus jeune fille était restée à la maison jusqu’à ce que les siblings soient rentrés. Je n’avais jamais entendu ce mot. Et j’ai donc été voir. Je sais maintenant que c’est un terme anglais pour petits frères ou petites sœurs. – Et vous rédigez aussi vos textes sur PC ? – Toujours. Quand il faut faire vite, je les écris à la main et je les passe à la secrétaire, car je fais beaucoup de fautes de frappe. Mais c’est vrai que je me retrouve souvent face à mon écran d’ordinateur. – Vous savez dès lors ce que signifie Skype… – Oui, j’ai cela sur mon ordinateur, mais je ne l’utilise presque jamais. – Ce serait peut-être intéressant pour communiquer avec vos collègues de l’épiscopat ? – Mais ils ne sont jamais à la maison ! Ils sont toujours en route. – Vous pourriez aussi utiliser Skype pour communiquer avec le pape… – Je ne pense pas qu’il réagirait. Car je n’ai pas l’impression que ce soit sa tasse de thé.
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– Mais il doit quand même vous arriver d’envoyer des courriels à vos collègues ? – Pour ne rien vous cacher, il y a une forte circulation de textes et de courriels entre les évêques. J’en reçois certainement trente à quarante chaque jour. Mais pas que des évêques, hein ! J’en envoie certainement autant. Et aussi des SMS. Tout le temps. – On peut en déduire que les moyens de communication modernes… – … n’ont plus de secrets pour moi ! Lorsque je lis et que je rencontre le nom d’un artiste, je me demande de qui il pourrait bien s’agir et je veux savoir s’il est encore en vie. Alors, je fais une recherche et je me retrouve face à une description complète de l’artiste. Sur son lieu de résidence, son âge et sur ses œuvres. Tout cela est très utile. – Mais c’est la curiosité de votre père Hendrik ! – Ah ! elle m’habite toujours. Et si je disposais de plus de temps, je serais encore plus curieux.
Coup de tonnerre dans un ciel bleu : le cardinal Danneels a dû être opéré du cœur le 4 mars 1996 Un événement qui le marqua à jamais car elle lui rappela brutalement combien l’existence terrestre peut tenir à un fil. Aujourd’hui encore, le calendrier qui se trouve sur son bureau reste bloqué au 4 mars, jour de la Saint-Casimir. Un petit papier non signé – probablement une dépêche d’agence – apprend ce mercredi 6 mars 1996 aux lecteurs de La Libre que le cardinal Danneels a été « opéré avec succès ». Hospitalisé au Gasthuisberg louvaniste, il y a subi « une intervention chirurgicale cardiaque avec pontages coronaires ». L’on y lisait encore que « Mgr Danneels souffrait de légers troubles cardiaques depuis plusieurs mois et se soumettait régulièrement à des contrôles. Il s’est présenté, comme prévu de longue date, à l’un de ces contrôles lundi. Les analyses ont montré qu’une opération s’indiquait et les médecins ont proposé au cardinal de la réaliser sans tarder ; ce que Mgr Danneels a accepté ». L’article précisait encore que quelques jours auparavant, il avait encore prêché une récollection de carême devant les prêtres francophones de Bruxelles à Notre-Dame du Chant-d’Oiseau et avait paru en très bonne forme physique à tous ceux qui l’avaient approché à cette occasion.
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Bilan et perspectives
– Le 4 mars 1996, une date qui vous a marqué… – C’est le jour de la Saint-Casimir. Une date fatidique. Mon calendrier s’est bloqué sur ce jour-là. C’était le jour de mon opération. De mes pontages… – Des opérations qui vous marquent un homme… – … et qui le changent ! Chez moi, cela s’est fait plutôt très vite. On m’a posé des cathétaires et les médecins m’ont dit que la veine principale au-dessus de mon cœur était bloquée à x pour cent. À la moindre émotion, elle pouvait se resserrer et j’aurais fait un arrêt cardiaque. Une heure plus tard, j’étais en salle d’opération. – À ce moment précis, avez-vous cru que votre heure avait sonné ? – Oui, j’ai cru que c’était fini. Mais avant de m’emmener en salle d’opération, j’ai encore vu arriver une infirmière avec un peu de Valium et elle m’a dit qu’au Gasthuisberg, on faisait à peu près mille opérations du genre chaque année. – Avez-vous le sentiment que sans la science moderne, vous ne seriez plus de ce monde ? – Vu sous cet angle, oui… J’étais en voie de partance. Sans le cardiologue et le chirurgien, je ne vivrais plus aujourd’hui. – Cela vous remplit-il d’un certaine gratitude ? – Cela m’a changé. Avant l’opération, je me réveillais le matin et je me disais que je vivais. Et bien sûr, je disais vivre parce que tel était mon droit. Et maintenant chaque fois que je me réveille, je me dis que je vis encore et je ne manque pas de gratitude. La vie est devenue un cadeau, ce n’est plus un droit. Et pendant la revalidation, on apprend aussi à relativiser. On n’est plus irremplaçable. Il y en a d’autres qui pourraient faire ce que je fais. On ne peut pas tout faire non plus. On a aussi une meilleure vision des réalités. Avant mon opération, lorsque je faisais une promenade de santé dans mon jardin, je ne voyais rien. Maintenant je connais chaque fleur, chaque arbre, chaque oiseau. Je ne voyais pas combien le jardin était beau. Maintenant, je le considère comme un cadeau. – Vous vivez désormais plus sainement ? – Certainement, je mène une vie plus saine. Je surveille ma ligne,
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ce que je mange, je suis de très près l’évolution de mon cholestérol. Je fais désormais très attention. – Vous sentez-vous malade ? – Je me sens très bien mais le moteur est à l’intérieur. On ne sait pas toujours comment il tourne. – Un peu plus tard, en 1996, le 5 juillet naît la brebis Dolly, la première à être clonée. Placeriez-vous aussi cette avancée dans la catégorie « une autre civilisation » comme l’avortement ou l’euthanasie ? Éthiquement inacceptable donc aussi ? – On joue les apprentis sorciers. Cela avait-il un intérêt ? C’est possible que je me trompe. Mais ces clonages, c’est quand même jouer avec la nature, c’est la forcer. Où tout cela va-t-il nous conduire ? Pas à grand chose de positif, je pense. Je ne parviens pas à intégrer cela. Je refuse en tout cas que l’on me clone ! Et je déplore que l’on ait pu faire ça à un animal innocent ! Non, c’est une direction prise par la science qui ne m’intéresse pas beaucoup. Cela me fait plutôt penser à des artifices ; on veut se mettre en avant en disant : regardez un peu ce que je peux faire ! Personnellement, je trouve que ce sont des enfantillages pour adolescents en crise de puberté, pour des enfants de dix à quatorze ans. – Tout ce qui subit des mutations génétiques ne vous dit pas grandchose qui vaille ? – J’en ai peur parce que je ne vois pas très bien où cela conduit et dans quelle mesure cela touche les hommes. Passe encore pour moi que le traitement génétique d’organismes puisse accroître la production alimentaire et combattre la faim, mais il ne faut pas que cela ait des effets négatifs par ailleurs. En tout cas, on ne peut pas faire de l’homme un laboratoire permanent. Se demande-t-on vraiment encore s’il est devenu plus homme grâce à cela ? – Tout cela s’inscrit naturellement dans la quête de la perfection de la création. – Je ne suis pas convaincu que l’homme soit totalement perfectible. Il y a des limites. L’Église qui sera confrontée dans l’avenir à toutes ces expériences va devoir garder une ligne éthique qui puisse garantir que l’homme restera humain. Ce ne sera pas facile !
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– L’Académie pontificale des sciences travaille-t-elle bien dans cette optique ? – Je le pense. J’ai peur des apprentis sorciers qui prennent des risques. Oui, on peut améliorer l’homme mais on ne peut pas le manipuler fondamentalement parce que la nature va se venger. Imaginez un instant que l’on puisse fabriquer un homme qui pourrait vivre jusqu’à cent cinquante ans. Serait-il heureux ? Je n’en ai pas l’impression. Le dernier mot ne doit pas revenir à ce que l’on « peut » faire de l’homme, mais plutôt à ce qui est bon pour l’homme. – Vous ne voulez pas devenir centenaire ? – À la limite, centenaire oui… mais à condition de ne pas devenir un grand-père qui, près de l’âtre, ne ferait que ressasser des souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale. – Imaginons que vous constatiez que vous présentez des signes de démence. Ce serait terrible pour quelqu’un qui vit avec ses méninges comme vous… – Ce serait effectivement effroyable. – Mais pourriez-vous l’accepter ? – Je le pense, oui. Et j’espère que je pourrai continuer à le penser ainsi. C’est en effet un des grands problèmes contemporains. Nous avons vaincu beaucoup de maladies mais pas encore la démence. – Il ne serait pas très héroïque de demander alors l’euthanasie ? – Non ! – Pour vous, chacun doit terminer l’étape ? – Il faut rendre sa vie comme on l’a reçue. C’est-à-dire dans une certaine obéissance. Un cadeau reçu des mains de Dieu tel que celui de pouvoir vivre longtemps, ne se casse quand même pas après nonante ans ? Qui casse un vase que l’on s’est vu offrir ? En tout cas, pas moi ! – Mais pouvez-vous imaginer que les non-croyants ne partagent pas votre point de vue ? – Je le peux et je ne les condamnerai jamais. Je respecte leurs choix personnels. Mais cela ne signifie pas que je suis d’accord avec lesdits choix. Je puis être d’accord avec la liberté de l’autre, mais pas
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La loi sur la dépénalisation de l’euthanasie est adoptée le 16 mai 2002. L’opposition récurrente de l’Église catholique n’a donc pas eu d’effets, mais celle-ci continuerait à faire entendre sa voix… « L’euthanasie dépénalisée bientôt soumise à l’épreuve des faits » : la manchette du vendredi 17 mai de La Libre Belgique annonce que la veille, sur le coup de 20 h 22, une majorité de députés a, à la suite du Sénat, voté la dépénalisation de l’euthanasie par 86 voix pour, 51 contre et 10 abstentions. Dans la majorité, précise Paul Piret, les nonapprobations se cantonnent à la famille libérale : 3 abstentions M.R., 3 abstentions V.L.D., 2 contre M.R. Au lendemain du vote de la Chambre, l’Association pour le droit de mourir dans la dignité se félicite de l’adoption d’une « loi de liberté et de tolérance ». Et d’expliquer que le 16 mai 2002 restera une date historique pour la conquête d’une liberté fondamentale : celle de pouvoir décider de sa fin de vie selon ses propres conceptions. « Demain, le médecin qui acceptera de poser cet ultime acte de solidarité ne sera plus considéré comme un assassin », commentait encore l’association. De son côté, la Conférence épiscopale de Belgique publiait une nouvelle déclaration qui plaidait pour que l’on recoure aux soins palliatifs plutôt qu’à l’euthanasie. Constatant que « la Belgique est devenue […] un des rares pays au monde où il est permis légalement de tuer délibérément un être humain », les évêques belges, le cardinal en tête, exprimaient leur crainte que « le malade ne subisse dans certains cas une lourde pression des membres de sa famille ou du personnel soignant afin qu’il soit euthanasié. Le médecin pourra-t-il s’opposer et dire non si les personnes concernées demandent l’euthanasie ? Ou bien risquera-t-il, en pratiquant l’euthanasie, d’aliéner le sens de sa profession ? Et laissera-t-on en paix les hôpitaux qui refusent qu’on pratique l’euthanasie chez eux ? On entend déjà que l’euthanasie pourra être exigée par les patients, quelles que soient les convictions philosophiques de l’établissement où il est soigné ». Après avoir réfuté, une fois encore, que l’Église catholique veut laisser souffrir les gens inutilement et sans raison, la Conférence épiscopale disait attendre « beaucoup du développement futur et de la mise en œuvre des soins palliatifs. Nous avons ici l’occasion de faire en sorte que nos êtres chers nous quittent d’une manière humaine et physiquement supportable, au lieu de devoir les tuer ou les faire tuer parce qu’ils n’en peuvent plus. Il faudra dans les années futures dégager davantage de moyens qu’on ne le fait aujourd’hui en faveur de la recherche et du traitement en matière de lutte contre la douleur ».
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nécessairement avec les choix qu’il fait, fort de cette liberté. Je n’ai jamais rien dit sur Hugo Claus qui a choisi l’euthanasie. C’était sa décision et je la respecte. Mais ce n’était pas la mienne et je ne partagerai donc jamais son option. Mais le fond du débat n’était pas là. Il s’agissait en fait de la présentation héroïque qu’on allait faire de sa mort. Comme pour dire, on lâche les vannes, on y va et faitesle vous aussi ! – Votre critique visait la médiatisation et le fait qu’on fit de sa mort, un objet de propagande ? – On en fit presque une démarche exemplaire et j’ai la faiblesse de penser qu’il y a de meilleurs exemples. – Cela vous a ennuyé, non ? – Oui, cela m’a ennuyé. – Que pensez-vous des hommes politiques chrétiens-démocrates qui ont approuvé la loi sur l’euthanasie ? – Ils ont suivi leur conscience, mais cela ne signifie pas que je suis d’accord avec ce qu’ils ont fait. Je suis d’avis qu’il faut rester logique : la foi, ce n’est pas une superstructure pour Pâques ou Noël. Quand on a la foi, il faut aussi en assumer les conséquences. Ils auraient certes pu s’abstenir au moment du vote mais, normalement, ils auraient dû rejeter la législation. – S’abstenir, c’est moins courageux ? – En effet, parce qu’on ne doit pas montrer ce que l’on pense réellement. – Qu’est ce que vous redoutez le plus dans l’avenir sur le plan religieux ? – Beaucoup de choses. D’abord que l’homme évolue vers un être renfermé et isolé. Un être humain qui deviendrait totalement narcissique, qui ne cesse de regarder son propre « moi » et d’envisager son petit bonheur à soi et qui n’aurait dès lors plus aucune perspective sur les autres et sur l’avenir. Et que l’on tire aussi le rideau du ciel tout en taisant le monde de l’invisible ou en ne le voyant même plus. – C’est vers cela que l’on se dirige ? – Je n’oserais pas aller jusque-là. Il y a actuellement un intérêt
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croissant pour l’au-delà de l’horizon et pour le monde de l’invisible, plus grand que pendant les années quatre-vingt. Alors, on nous parlait de la fin de la religion, mais on en est loin aujourd’hui. Le Vendredi saint de 1966, le 8 avril plus précisément, le grand magazine Time s’interrogeait à la une : « Is God dead ? » À peine trois ans plus tard, le 26 décembre 1969, le même newsmagazine remettait Dieu en couverture, mais en se demandant cette fois : « Is God coming back to Life ? » Il s’interrogeait sur le retour de Dieu. On ne parviendra pas à casser le religieux. Le seul danger est que le religieux ne serait pas le vrai religieux. Et que l’on mette en évidence le satanisme, l’ésotérisme et je ne sais quoi encore. C’est certes de la religiosité, mais qui peut briser l’homme. – Lors de vos adieux, vous avez déclaré que vous étiez plus soucieux d’un manque de vocations que d’un manque de fidèles. Cela en a étonné plus d’un. – Ai-je dit cela ? Je ne le pense pas. – Le fait qu’il y ait moins de vocations – pratiquement plus chez les religieux – vous préoccupe plus que les églises vides. – Des églises vides, c’est très vide, naturellement et c’est grave. Je pense que la croissance de la religion, ce n’est pas de recruter du nouveau personnel ; je trouve cela plutôt secondaire parce qu’on est quand même là face à des gens qui se consacrent radicalement et pendant toute leur vie à leur foi. Une affaire pour laquelle personne ne se dit encore prêt à mourir est déjà morte. Devenir prêtre ou religieux, c’est mourir un peu pour une fonction invisible. – Mourir au monde ? – Oui, et y consacrer totalement son existence. Si l’on ne trouve plus personne pour faire cela, cela signifierait que la teneur de la foi est si petite qu’elle est devenue stérile. Elle ne se perpétue plus. C’est tout simplement… fini. – Serait-ce là le plus grand défi pour votre successeur ? – Cela commence par une évangélisation. Une forte évangélisation en profondeur. Et le reste suit. Mais on ne peut pas se contenter de faire des cadres pour y nicher un pigeon dans chaque trou, cela c’est secondaire. Il est par contre important de trouver des
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gens qui soient si croyants qu’on en verrait surgir certains qui veulent le faire pour toujours et complètement. Cela c’est le défi pour moi. – Malgré le fait que vous utilisiez tous les médias modernes avec une certaine bravoure, vous n’avez pas pu empêcher que la sécularisation ait frappé très fort dans nos régions. – Non et quand je mourrai tout à l’heure, je demanderai à Dieu : « Qu’est-ce que tout cela a signifié ? » – Peut-être ne peut-on pas l’enrayer ? – Le capitaine d’un bateau ne peut pas influencer les courants. Les vagues vont et viennent et on ne peut pas prévoir la suivante. Mais que peut faire un capitaine ? Il ne peut que naviguer sur les vagues. Il se fait que parfois ce sont des vagues que l’on ne peut pas dominer. Mais il faut savoir conduire son navire. J’ai essayé de le manœuvrer. Cela s’est passé, tantôt plutôt bien et tantôt, plutôt mal. C’est le cardinal Suenens qui disait que l’on ne pouvait pas choisir d’où venait le vent, mais que l’on pouvait bien dresser ses voiles. Au fond, c’est très vrai. On ne peut pas choisir mais préparer ses voiles. J’ai essayé, je pense, de le faire. – Malgré cela, vous restez très positif.Vous dites que nous sommes à un tournant parce que nous remontons la pente. – Nous sommes effectivement à un tournant. Cela ne peut plus continuer de la sorte. On voit d’ailleurs déjà une certaine évolution. Dans de petits groupes en France, dans les nouveaux mouvements et même un petit peu aux Pays-Bas. On aime bien taper sur la tête de l’Église, certainement dans notre pays où les médias ne font pas de cadeaux. Mais à force de frapper sur la tête de quelqu’un, il devient un martyr et un martyr est toujours sympathique. Il finira par l’emporter. – De quoi êtes-vous le plus fier ? – En réalité, je ne suis pas vraiment fier de quelque chose en particulier. S’il y a un motif de fierté, c’est que j’ai toujours répondu aux sollicitations du moment. Au fond, je n’ai jamais imposé ma propre volonté. Quand vous êtes nommé évêque, cela dépend du pape mais il peut aussi y avoir bien d’autres facteurs. J’ai toujours
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pensé qu’on était un homme heureux quand on pouvait répondre oui. J’ai été heureux d’avoir pu le dire. Je me réjouis aussi de n’avoir pas eu un caractère qui dise facilement et presque spontanément : « Non, cela je ne le ferai pas. » C’est aussi un désavantage. En fait, on ne peut pas refuser. Si je puis donc être fier, c’est bien que, dans mon existence, j’aie refusé peu de choses, en dehors du mal, cela va sans dire… – Si l’on peut le résumer, on peut dire que vous êtes fier de votre sens du service. – Oui, considérez les autres plus que vous-même, comme le disait Paul. – Vous ne pouvez donc pas dire « non » ? – Non, et cela me joue tout naturellement et régulièrement des tours. Notamment parce que mon agenda est plus que surchargé. Il comporte tellement de rendez-vous que je ne puis humainement plus assumer une ponctualité. – Êtes-vous trop sollicité comme la plupart des clercs actuellement ? – Je me sens surchargé, mais je dois avouer que je suis quand même dans une position privilégiée parce que j’ai beaucoup de secrétaires qui peuvent résoudre beaucoup de problèmes à ma place. Imaginez un instant que je doive assumer et organiser tout cela seul ! Tous les problèmes pratiques sont résolus pour moi. Je ne dois pas empoigner le cornet de mon téléphone pour fixer des rendez-vous, je peux vraiment m’occuper de ma fonction d’évêque. Je n’ai pas de soucis administratifs… et donc, oui, je puis me considérer comme très privilégié. – Un évêque doit être avant tout un pasteur. Avez-vous assez de temps pour l’être ? – Vous n’avez jamais le temps d’être partout sur le terrain, et certainement pas moi avec un archidiocèse aussi grand. N’oubliez pas qu’en outre je dirige la Conférence épiscopale, que je m’occupe des contacts avec Rome et avec les autorités belges, sans oublier toutes les sollicitations qui me viennent des médias. Il est impossible de se trouver au milieu de ses fidèles à l’instar du berger qui est parmi ses brebis. Mais la pastorale ne vit pas que de votre seule présence ;
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il faut aussi montrer votre engagement et votre implication. Et cela ne se trouve pas nécessairement dans l’environnement physique le plus proche. – Sur quel terrain d’action aimeriez-vous être plus présent ? – Surtout sur celui de la prédication, de l’évangélisation. Il faudrait créer plus d’occasions pour parler directement de ce qui m’interpelle et de ce qui interpelle les fidèles. Je veux parler de la Parole… – Parce que vous êtes d’avis que l’évangélisation est toujours d’une extrême importance, et dans ce contexte et dans notre pays ? – Elle est importante partout dans le monde occidental sécularisé. Certainement avec le déboisement de la mémoire chez les chrétiens. On sait au fond encore peu de choses sur son environnement. L’histoire et la tradition ne peuvent s’implanter durablement que par la Parole. Il faut le dire, on ne trouve pas cela dans son carquois. Et toute la controverse avec la culture contemporaine est au fond, pour une grande part, une querelle verbale. – Et vous aimeriez y contribuer d’une manière plus active ? – Oui, proclamer la foi dans le contexte culturel, social et sociétal actuels me semble être une bonne mise à jour de la Révélation. – Ce contexte est très difficile… – Je dirais même qu’il est particulièrement difficile. – Mais est-ce que nos contemporains sont encore ouverts au message ? – Je le pense. Si vous le délivrez de manière authentique, lorsque vous êtes vous-même d’une transparence cristalline et à condition de ne pas avoir d’agenda caché jusqu’à ce que l’on vous demande ce que vous voulez réellement. Deuxièmement, si vous pouvez le faire avec une certaine modestie. Les Français disent qu’il ne faut pas imposer la foi mais la proposer. C’est quand même une grande différence par rapport à naguère. Là où on disait qu’il fallait croire, l’on suggère aujourd’hui que l’on peut croire. – Il y a beaucoup de tentations, sur le marché, évidemment. – Mais il y en a toujours eu. Cela dit, il y en a plus que jamais. Le marché de l’information est tellement saturé que les choix sont
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devenus difficiles. Désormais on vous aide à choisir ; cela signifie qu’on va vous aider à expliquer de quoi il retourne. – Est-ce que l’Église devrait sortir des sentiers battus pour diffuser désormais la Bonne Nouvelle ? – Sans aucun doute, mais il ne faut pas tomber dans l’alternative caricaturale. Je ne crois pas qu’il faille rejeter tout ce que l’on a fait auparavant et se dire qu’il faut tout renouveler. L’Église est un organisme qui croît toujours ; elle ne se reconstruit pas comme une maison qu’on démolit pour y substituer une nouvelle. Un organisme qui grandit cela veut dire qu’il se renouvelle et qu’il conserve une certaine fraîcheur mais aussi qu’il provient toujours d’une même source. – La peur n’envahit-elle pas votre cœur lorsque vous constatez que vous avez de moins en moins de collaborateurs pour annoncer le message ? Cela ne vous trouble-t-il pas de vous retrouver peut-être seul demain ? – Je ne pense pas me retrouver tout seul. On est quand même parti d’un seul homme, non ? Nous n’en sommes évidemment pas là, mais un souci sérieux m’envahit quand même par moments et là j’interpelle le Seigneur, pour lui demander comment cela va continuer. – Vous vous posez donc bien des questions… – Oui, oui, tout naturellement. – Il y a-t-il des choses que vous regrettez ? Et dont vous diriez que vous ne les répéteriez plus ? – Je ne sais pas… – … Ou encore des événements que vous avez vécus et dont vous vous dites que vous n’aimeriez pas que cela se reproduise encore. – Cela, oui, certainement. Je pense à l’affaire de pédophilie d’il y a quelques années lorsque j’avais été convoqué au palais de Justice de Bruxelles. Cela, je ne voudrais absolument pas le revivre ! Je pense aussi à toute la fièvre médiatique autour de l’élection de Benoît XVI. Quand on a affirmé que j’étais d’une certaine manière son adversaire direct et qu’on a fait passer l’idée que j’étais malheureux parce qu’il avait été choisi. C’était totalement injuste pour 148
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ne pas dire faux et je crains que je doive supporter cette accusation jusqu’à mon ultime souffle. Face à de pareilles assertions, l’on ne parvient pas à se défendre. – Vous aviez ressenti cela comme une manipulation ? Avez-vous eu l’impression d’avoir été instrumentalisé ? – Pas directement. J’ai été stupide d’aller promettre à la presse que je m’adresserais tout de suite à elle dès la fin du conclave. Tout d’abord, ça m’a privé de dîner avec le pape et avec les cardinaux en sortant de la chapelle Sixtine. Ils m’ont donc vu m’enfuir, pas parce que je refusais de rester avec eux, mais parce que j’avais promis aux journalistes de leur parler. Et puis, par-dessus tout, j’étais au bord de l’épuisement. Mes gestes n’étaient pas ceux de quelqu’un qui était enthousiaste. Je ne veux plus jamais revivre cela. – Si vous pouviez refaire votre vie, emprunteriez-vous les mêmes voies que celles que vous avez choisies ? – Je ne sais pas si je suivrais concrètement la même route, mais je roulerais avec la même voiture. Je dirais donc oui. Si l’on vous demande raisonnablement de faire quelque chose, faites-le ! – Serait-il aussi facile d’entreprendre le sacerdoce aujourd’hui comme vous l’avez fait à l’époque ? – Ah non ! nous étions épaulés et aidés par tout un environnement. Dans mon village, tout le monde était catholique jusque et y compris les poules ! Je ne dis pas que c’est à cause de cela que je suis devenu prêtre. C’était beaucoup plus profond. Mais en tout cas, il y avait un échafaudage qui vous soutenait dans la construction de la maison de votre vocation. C’est une évidence ! – Regrettez-vous que cette ossature n’existe plus ? – Pas du tout, je ne regrette jamais les situations historiques. Ce sont des faits. Et ces faits changent. Il y a donc une possibilité d’accéder à la prêtrise dans bien des contextes. Le contexte n’est pas déterminant, mais il peut aider. De temps en temps, ce contexte est défavorable pour ceux qui entendent suivre leur vocation. Pour ma part, je ne regretterai jamais le passé. Et je n’anticiperai pas davantage le futur. En fait, je dis oui à ce qui se présente à moi, au jour le jour.
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– Auriez-vous opté pour la prêtrise ? Vous auriez aussi pu devenir moine, par exemple… – Oh oui ! Je peux encore le faire, hein ! Mais je pense qu’on ne voudra plus de moi dans aucun couvent. Aujourd’hui, cela n’engendrerait plus que de gros frais ! Il est évidemment difficile de vous dire ce que je ferais si j’avais dix-huit ans maintenant. – N’êtes-vous pas un homme trop actif, un homme d’action que pour aller mener une vie monacale calme ? – Non, au premier regard, on pense cela de moi, mais au fond je suis un moine. Et je regrette que j’aie à peine pu sauver les meubles de la contemplation au cours de ma vie active. Mais je pourrais me tromper. Il se pourrait que, dans quelques mois, lorsque je ne serai plus archevêque, cette existence trépidante me manque. – Choisiriez-vous une abbaye où l’on brasse de la bière ? – Certainement pas pour la bière, mais ce pourrait être une raison supplémentaire. – Comment avez-vous ressenti la mort de votre mère ? – Cela m’a profondément touché. Elle est restée pendant neuf semaines dans le coma. Et j’ai été la voir tous les jours pendant cette période-là. C’est clair que l’on a une relation forte avec sa mère lorsqu’on est prêtre. Mais vous êtes tellement pris par votre travail pastoral que vous ne pouvez pas vous enfermer dans votre tristesse. – Pendant neuf semaines, vous n’avez plus pu communiquer avec elle ? – Non, elle ne pouvait plus parler. Elle entendait tout, elle comprenait tout et avait tous ses esprits, mais, comme elle était paralysée, elle ne parvenait plus à s’exprimer. C’est un de ces moments dans son existence où il faut savoir prendre ses distances. C’était cependant une expérience très riche. – Mais vous avez quand même pu lui dire ce que vous vouliez ? – J’ai pu lui dire tout. Et elle acquiesçait ; je pouvais donc deviner ce qu’elle voulait dire. Être présent à la mort de ses parents est important pour relier les générations. À ce moment, on peut dire qu’il « se passe » quelque chose. Je n’ai pas été présent à la mort de 150
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mon père. Il est décédé à la clinique Imelda, à Bonheiden. J’étais en train de visiter la caserne de Wilrijk lorsqu’au milieu de cette activité, on m’a prévenu qu’il était mort. Je n’ai pas pu partir tout de suite. – C’était inattendu ? – Il a eu une rupture d’anévrisme. On a encore pu l’opérer, mais il n’était plus possible de le sauver. – Est-ce que sa mort vous a moins touché que celle de votre mère ? – J’avais de l’admiration, du respect, de la gratitude pour lui. Pour ma mère, c’était d’un autre registre : celui de l’affectif et de l’émotion. J’éprouvais une autre forme d’amour à son égard. – D’ici peu, ce sera l’heure de la retraite pour vous… – … Elle a déjà commencé à sonner ! – Comment allez-vous vous organiser ? – Je ne sais pas ! J’ai bien quelques idées en tête, mais je ne sais pas si ça va réussir. – Mais vous avez déjà levé un coin du voile… – Je vais dormir, me promener, aller voir des choses que je n’ai pas pu voir parce que je n’avais pas le temps. Ce qui ne veut pas dire que je vais faire de grands voyages car cela ne sera plus possible. Et ensuite, je vais lire et prier. – Et vous écrirez aussi ? – Oui, d’habitude, les vrais retraités ajoutent cela à leur programme, mais là, je ne me prononce pas encore. Si vous n’avez plus de motif direct pour prendre la plume parce que vous ne devez plus écrire aux gens, vous en restez souvent là. Aujourd’hui, je dois encore livrer des messages de Noël et de Pâques, et c’est une incitation puissante à écrire. – Que préférez-vous finalement : lire, écrire ou parler ? – J’aime bien ces trois disciplines. Mais au fond, ma préférence absolue va quand même à l’écriture. Parce que là, on peut calmement, sans aucune influence, mettre bien des choses sérieuses sur papier. J’aime cependant bien parler aussi parce qu’on peut avoir un contact avec son auditoire. Et puis en parlant, on livre toujours 151
une part de soi-même, mais cela va plus loin dans l’exercice d’écriture. On le fixe même sur papier pour un certain temps ou pour toujours, alors que lorsque vous faites un exposé, cela se termine après les applaudissements. – Considérez-vous que l’écriture, dans le cadre de vos fonctions pastorales, est une corvée ? – Oui, parce qu’il y a toujours une deadline à respecter. Pouvoir écrire sans que l’on ne soit obligé et sans qu’il y ait une date limite de remise est bien plus agréable. – Auriez-vous pu être journaliste ? – Oh oui, j’aurais bien aimé faire cela. – Et cela en dépit des obligations de bouclage ? – Non, parce qu’il n’est pas supposé que vous sortiez la dernière vérité. Mais pour le plaisir de pouvoir réagir à l’actualité tout en éclairant celle-ci et en y joignant un brin d’humour ou un petit peu de sarcasme. – Dans quel secteur journalistique auriez-vous voulu exercer ? – Pas vraiment dans le domaine politique… – Plutôt dans la rubrique « Société », alors ? – Ah, oui ! dans la rubrique « Société »… Par exemple pour approfondir ce qui s’est passé à Termonde… [NDLR : le cardinal se réfère au drame de la crèche « Het Fabeltjesland » où, en février 2009, deux bébés et une puéricultrice ont été poignardés] Je préfère un papier d’analyse, après coup, plutôt qu’un article à chaud au moment des faits. Dans un autre ordre d’idées : qui était Jean-Paul II ? Qu’a-t-il représenté ? Quel est le sens de ce que nous avons vécu hier ou avanthier ? Mais par-dessus tout j’aurais aimé écrire des chroniques : cela nécessitait évidemment une bonne plume. – En tant qu’intellectuel, éprouvez-vous du plaisir à croiser le fer avec quelqu’un d’une opinion diamétralement opposée à la vôtre ? – Oui, j’aime bien. Avec un non-croyant « honnête » qui ne fait pas de fixations idéologiques. J’adore faire ça. Et je l’ai d’ailleurs fait plusieurs fois. En public, à la Foire du livre de Bruxelles, j’ai dialogué avec le Grand-Maître du Grand-Orient de Belgique, Me Henri Bar-
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Le cardinal Danneels au cours du tournage d’une émission télévisée avec Frida Van Wijck (« Ten huize van kardinaal Danneels », VRT) en mai 2004. Hans Medart
tholomeeusen. Je l’ai fait plusieurs fois. Tout comme avec le président du Centre d’action laïque, Pierre Galand et avec son prédécesseur Me Philippe Grollet. – Vous vous y rendez comme à une confrontation sportive ? – Non, mais quand je commence, je deviens un boxeur. Quand le débat est lancé, je n’ai plus de notion ni du temps, ni de l’espace. Je cherche surtout la meilleure réplique possible. Il faut non seulement que ce que vous dites soit intelligent mais il faut aussi le dire au bon moment. C’est essentiel d’avoir un bon sens de la réplique. – Vous avez eu de bonnes expériences dans ces « tenues blanches » ? – Je dois concéder que mes interlocuteurs ont été très corrects. Ces ateliers maçonniques-là étaient ouverts au spirituel. Il en existe peut-être d’autres…
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– Mais ce n’étaient pas des ateliers de la maçonnerie régulière, il s’agissait d’ateliers du Grand-Orient adogmatique… – Oui, en effet, mais j’y ai perçu une grande ouverture. Il est vrai que ses membres ne devaient pas défendre le parti, comme en politique. En outre, cela se passait forcément en cercle fermé. – Est-ce que ce genre de dialogue entre personnes de mondes idéologiques très différents ne devrait pas se multiplier ? – Oui, mais cela suppose que les participants aient pas mal de qualités ! Toute quête de pouvoir doit en être écartée. Et tout intérêt trop personnel aussi. En d’autres mots, il faut avoir face à face des gens qui veulent discuter uniquement du fond et qui ne dériveraient pas vers les avantages et désavantages de leur position. Pas question non plus d’avoir un double agenda. – Il faut donc des interlocuteurs altruistes ou bienveillants ? – En fait, il faut des intellectuels au bon sens du terme. – Quelle est votre définition de l’intellectuel ? – C’est quelqu’un qui cultive toutes les potentialités humaines qu’il a reçues. Donc : penser, raisonner ; mais également quelqu’un qui sait faire montre d’imagination, d’affectivité, de beauté, de noblesse morale, de responsabilité. Mais donc pas quelqu’un qui ne fait fonctionner que son intelligence pure. Toutes les capacités doivent s’exprimer. – Pas quelqu’un obsédé de manière monomaniaque par son métier donc ? – Ce n’est pas un intellectuel, celui-là, non… – Avec cette définition dans le coin de votre cerveau, à qui pensezvous spontanément ? – Oh, il y en plus d’un ! Pour en prendre un dans mon propre monde, je citerais le cardinal Martini, le cardinal Lustiger avec tout son arrière-plan ou encore un homme comme le cardinal Kasper… [NDLR : Le cardinal Carlo-Maria Martini, s.j. est né le 15 février 1927 à Turin ; c’est l’archevêque émérite de Milan. Le cardinal JeanMarie Lustiger est né le 17 septembre 1926 à Paris et y est décédé le 5 août 2007 ; il avait été archevêque de Paris. Le cardinal Walter
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Kasper est né le 5 mars 1933 à Heidenheim an der Brenz. Il préside le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens.] – Et dans « l’autre » monde, à qui pensez-vous ? – À Einstein et pas seulement pour ses qualités scientifiques mais aussi pour son humanité. À côté de ses prouesses scientifiques, il a aussi dit des choses de très haut niveau. Quand il a écrit, par exemple, dans Physique et réalité (1936) que l’éternellement incompréhensible à propos du monde est sa compréhensibilité. Je pense aussi à des écrivains, à des essayistes… – Un intellectuel peut-il vivre avec des dogmes ? – Cela dépend de ce que l’on entend par dogme… – Quelque chose dont on affirme qu’il ne peut plus y avoir de remise en question… – Un dogme pour moi, c’est comme les petits poteaux le long de la route. Qui nous disent qu’il ne faut pas aller trop à gauche ni trop à droite. Si l’on devait s’arrêter à cela, je pense qu’on est à côté de la question. En général on pense que le dogme exprime la foi. Le dogme, ce sont les garde-fous des deux côtés de la route pour rester dans la foi mais qu’est-ce que la foi ? Bon, les dogmes sont donc des repères… N’allez pas jusque-là car là, vous êtes en dehors de la vérité. Et puis vous avez le dogmatisme. Le dogmatisme identifie la vérité avec ce qu’il y a dans les dogmes. C’est très appauvrissant parce que les dogmes sont loin de dire tout ce qu’il y a dans la Bible et dans la foi. J’insiste : loin de dire ! Et puis, on en a fait un squelette de la foi, sec comme tout, ce qui au fond n’est pas exact. – Vous ne vous considérez pas vous-même comme dogmatique ? – Non, le dogmatisme est une pathologie, c’est une maladie. – Voilà quelque chose que le pape ne devrait pas être ravi d’entendre ! – Je pense que le pape est d’accord avec moi. Le dogmatisme est une maladie dont on peut guérir. Mais le pire survient parfois lorsqu’on déclare que la pathologie est saine. – Est-ce que la foi chrétienne peut encore se passer des dogmes ? – Non, parce que sinon vous risquez de quitter la route. S’il n’y a
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plus de petits poteaux à gauche et à droite ou si l’on ne trace pas de lignes, on va dans le décor avec son automobile. – Les dogmes ne vous sont jamais apparus comme des limites ? – Non, car pour moi, ce sont des points d’appui, des points de vérification. Où suis-je ? D’une certaine manière, un dogme c’est comme un GPS. Mais certains en font le problème essentiel. Mais l’essentiel est bien plus riche que cela. – Quels aspects de la foi sont plus importants que ceux qui ont trait aux dogmes ? – Certains aspects de la foi sont forcément liés aux dogmes. Prenez donc le Symbole des apôtres. Tout ce qui s’y trouve est pour moi la Magna Charta. Car la caisse de résonance du Symbole des apôtres ce sont les Évangiles et la Bible. Le Symbole des apôtres est comme une pastille effervescente. Elle est sèche d’apparence. Il faut la jeter dans l’eau pour qu’elle agisse. Je dirais qu’il faut aussi lancer le Credo dans l’eau de la contemplation, de l’amour du prochain, de la diaconie, de la culture. Car sinon, elle n’aura jamais d’effet. – Il y a quand même une priorité pour le guide qu’est la Bible… – Bien sûr, la Bible, c’est un peu notre Constitution à nous. Pour moi, c’est clair comme de l’eau de roche. Et à des intervalles réguliers dans l’histoire de l’Église, il faut mélanger les dogmes à la richesse de la Bible. Sinon, ils dessèchent. C’est ce qu’a fait Vatican II ! – Tout récemment, quatre évêques traditionalistes ont été admis de nouveau dans le giron de l’Église. Le plus surprenant est qu’il s’agissait de personnes dont on savait qu’elles rejetaient les acquis du concile Vatican II. Estimez-vous que ce fut une bonne chose de les reprendre dans la communion de l’Église ? Quand on en aborde les conséquences, on peut en douter… – Je trouve qu’on ne peut pas affirmer que le souci du pape de réaliser l’unité et la réconciliation au sein de l’Église ne soit pas une bonne chose. Qu’est-ce donc que lever une excommunication ? Ce n’est rien d’autre que de regarder la route pour rentrer au sein de l’Église et d’enlever un rocher ou une grosse pierre pour que l’on puisse passer. Mais on n’a pas encore avancé d’un pouce. Autre
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image : c’est comme rétablir une ligne téléphonique mais à cette heure précise, il n’y a pas encore eu de contact, ni d’un côté, ni de l’autre. C’est donc un préalable. On rend possible le dialogue, mais on n’a pas encore dit le moindre mot pour le faire avancer. – Est-ce qu’on n’aurait pas dû commencer par là ? D’abord vider la question sur les antagonismes et puis dire seulement ensuite de venir nous rejoindre ? – L’évêque traditionaliste Bernard Fellay aurait dit au Vatican au nom de ses évêques qu’il était prêt à reconnaître intégralement l’autorité du pape et du concile Vatican II. J’ignore s’il a réellement dit cela. Dans tous les cas, il dit qu’il veut une obéissance filiale à tout ce que dit le Saint-Père. Et là, ils se sont probablement fait posséder. Ils auraient dû mieux vérifier. Et amener les traditionalistes à revenir sur ce qu’ils avaient dit auparavant. Ils auraient dû se positionner par rapport à leurs déclarations antérieures. Est venue se greffer là-dessus la fameuse affaire Williamson. Il faut oser reconnaître que ce fut une bavure. Pas directement dans le chef du pape, mais de ceux qui, dans son entourage, auraient dû l’informer et qui ne l’ont pas fait. Ils devaient d’autant plus savoir que Richard Williamson avait déjà tenu des propos semblables au Canada. On aurait vraiment dû avoir ce débat auparavant. Je ne suis pas convaincu qu’ils accepteront Vatican II. Et j’en viens à craindre qu’on fasse un texte tellement confus que tout soit possible et que l’on en vienne à dire que tout ce que l’Église a dit jusqu’à Vatican I était le vrai dépôt de la foi. Avec la conséquence que Vatican II n’aurait été qu’un beau sermon sur tout ce qui précédait. – Ce serait encore pire et cela s’accompagnerait d’un nouvel exode de chrétiens… – Ce serait regrettable. Il est vrai que le pape actuel a une préférence pour tout ce qui est traditionnel et qui accompagnait la vie de l’Église depuis des siècles. Il suffit de regarder sur quoi l’on met l’accent actuellement dans les liturgies romaines : on assiste au retour des dentelles, des mitres qui remontent au Moyen Âge et on a replacé le crucifix sur l’autel alors qu’il en avait été éloigné. Je crois y déceler une certaine nostalgie d’antan, mais le pape sait
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mieux que quiconque que la tradition est une chose et que le traditionalisme en est une autre. La tradition préserve les racines. Le traditionalisme étouffe ces racines sous une chape de béton – On a dit que le pape était fasciné par le nombre élevé de vocations dans les rangs intégristes. – Mais nous avons aussi beaucoup de vocations en Afrique. Et en Amérique latine. Et ils ne sont pas nécessairement proches des intégristes. À l’inverse de ce qu’on voit chez nous où les vocations se situent surtout chez les disciples de Mgr Lefebvre. Ce qui m’effraie le plus est qu’on fasse de la Fraternité Saint-Pie X une prélature personnelle comme pour l’Opus Dei… Je ne pourrais absolument pas entrer dans cette logique-là. Parce qu’alors, ils dépendraient directement du pape et pourraient agir comme bon leur semble. Non seulement ils organiseraient le culte selon leur volonté, mais ils pourraient aussi librement faire leur propagande et leur publicité. – Ce qui serait encore plus ravageur pour l’Église… – Oui, c’est vraiment malheureux. Et que dire des propos de Williamson ? C’était non seulement malhonnête intellectuellement, mais en outre c’est une négation nette et claire de l’Histoire. C’est une offense à la mémoire de l’humanité, et à celle du peuple juif en particulier. – …et c’est aussi une offense à la foi… – Je crois qu’il faut être particulièrement clair et net à ce sujet : c’est inacceptable. Pour le dire comme Louis Tobback : ce n’est pas malin d’agir comme ça, c’est même lourd ! – Quel écrivain vous a influencé ? – Celui qui m’a le plus influencé et depuis pas mal de temps, c’est certainement Georges Bernanos. Et en particulier son Journal d’un curé de campagne. Mais aussi d’autres œuvres comme Sous le soleil et la Joie. Personne n’a aussi bien compris les prêtres que Bernanos. Pour lui, c’est le mystère du prêtre « qui souffre comme le Christ ». C’est assez extraordinaire. – Vous êtes-vous reconnu dans le Journal d’un curé de campagne ? – Certainement pas jusqu’à la fin de la vie de son personnage principal, qui meurt des suites de la tuberculose. Mais le livre est parsemé de scènes magnifiques. Ce prêtre qui a quitté le ministère et 158
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qui reste l’ami du prêtre qui va mourir fait un geste magnifique : il donne pour sa dernière nuit son lit au jeune prêtre malade. Et le lendemain lorsqu’il revient et voit qu’il est mort, il dit que tout est grâce ! Cette conclusion-là, il fallait quand même la trouver. Pour moi, Georges Bernanos est un tout grand écrivain. Mais bon, j’ai eu une très mauvaise éducation littéraire ! Au collège, le niveau de la littérature néerlandaise que l’on nous apprenait était abominable. Sauf pour Gezelle. Mais pour le reste, ce n’était pas vraiment de la littérature. Dans le manuel Zuid en Noord qui avait été réalisé par des jésuites, nous ne trouvions que des textes très ennuyeux que nous n’aimions pas lire. Nous n’avons pas pu lire et découvrir la littérature moderne. On n’allait pas plus loin que Felix Timmermans. Et c’était encore le meilleur ! Il y avait aussi Ernest Claes, mais c’était de la littérature de terroir. Dieu merci, on a eu plus de chance en français avec les « Modèles français » mais également parce que notre professeur de rhétorique, Mgr Moerman était francophone et donnait son cours en français. C’est lui qui m’a fait découvrir la littérature française. J’ai quelque peu approfondi ces connaissances quand j’étais en théologie. Je pense à Bernanos, à Graham Greene, à Julien Green ou encore à François Mauriac, entendez : la littérature française du début du XXe siècle. Au fond, j’ai donc été éduqué surtout avec la littérature française. Avec le désavantage que je ne connais pas grand-chose de la littérature anglaise et de la littérature américaine. J’ajouterai en outre que pendant mes années épiscopales, je n’ai pas eu de temps libre pour pouvoir lire un roman de bout en bout. Sauf peut-être pendant les vacances, et encore… – Quel genre de roman lisez-vous alors ? Pas nécessairement les bestsellers ou les romans qui sont vantés à grand renfort de publicité ? – Non ! Je relirais encore les carnets et journaux de Julien Green. Je pense aussi à ceux du peintre Michel Ciry. J’aime les lire et les relire. Et les reprendre. Mais il y en a un qui émerge par dessus tous les autres et c’est Shakespeare. Avec une grosse difficulté : son anglais est difficile. Il a un vocabulaire très étendu et il faut de temps en temps recourir au dictionnaire.
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– Vous n’êtes pas branché sur les grands stylistes du XIXe siècle tels Hugo ou Flaubert ? – Non et pas davantage sur Lamartine. Pour moi c’est de la littérature soporifique ! – Et la poésie ? – J’aime bien la poésie néerlandaise contemporaine. Je pense aux florilèges de Komrij ou encore à Hugo Claus. Charles Péguy m’a aussi séduit avec « le Porche de la deuxième vertu » qui a dépassé toutes les autres. Ou encore « la Petite Fille espérance ». Je trouve cela fantastique. Et puis, il y a aussi Bernanos. Il a aussi écrit des textes très durs comme « les Grands Cimetières sous la lune ». – Vous nommez surtout des écrivains catholiques. Mais c’est vrai qu’il y en avait encore à cette époque-là. Comment se fait-il qu’il n’y en ait plus de nos jours ? – Cela reste une énigme pour moi. Je pense que dans le christianisme, dans la foi et dans tout le monde religieux chrétien, il y a d’énormes potentialités pour la littérature. Mais on n’ose plus l’encourager parce que nous avons été longtemps confrontés à une littérature piétiste. C’était de la littérature de terroir sur une foi qui tendait au folklore. Ou alors on rencontrait une littérature axée sur la spiritualité qui manquait de dimension humaine. C’est une raison, une sorte de charge héréditaire. Et puis il y a la mode. Vous ne pouvez pas faire montre de vos convictions chrétiennes ou catholiques ou vous n’êtes plus chez vous dans le petit monde de la littérature. Et je ne trouve pas cela très honnête non plus. Prenez un Anton van Wilderode. Je ne dis pas que c’est le plus grand poète de la terre mais il a quand même écrit des pages magnifiques. Il n’a cependant jamais été reconnu comme un grand poète parce qu’il était prêtre. Il n’était pas admis dans ce petit monde. – Ne faut-il pas voir là l’influence d’un Gérard Walschap ou d’une Maria Rosseels qui, à un moment donné, ont nettement pris position contre l’Église et la foi ? – Je le pense. Mais je ne serais pas aussi négatif vis-à-vis de Walschap et de Rosseels. Ils n’ont pas pu se défaire de leur passé. Il faut pourtant pouvoir se dire à un moment déterminé que le passé c’est le passé. Toujours remâcher ce que certains ont pu nous faire endu160
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rer n’est au fond pas très intellectuel non plus. J’ai l’impression qu’ils n’ont pu dépasser cela. Et il n’est pas exclu qu’ils aient donné mauvaise conscience à certains écrivains chrétiens en leur disant de ne pas se lancer là-dedans. – Oui, et quand vous lisez un livre de Walschap, vous vous demandez effectivement quel était le problème qui tarabustait cet homme. – Je me demande aussi quel était son problème. Il a dû subir un terrible traumatisme lorsqu’il a été expulsé du séminaire et qu’en outre, il s’est retrouvé sans moyens à cause de l’entourage catholique. Walschap et Rosseels furent aussi vivement critiqués par le père Janssen, un jésuite. Je ne pense pas que c’était très malin de le faire. Ce n’étaient évidemment pas des apôtres de la vraie foi, mais on ne pouvait pas le leur demander non plus puisqu’ils étaient écrivains. Mais à l’époque, on n’avait pas cette conception. Car quand on faisait de la littérature, on estimait qu’il fallait s’inspirer de la Bible ou la commenter. – Dans d’autres régions linguistiques, il n’y a pas davantage d’écrivains qui s’affirment en tant que tels catholiques. – Il y en a très peu. Éric-Emmanuel Schmitt, dans Oscar et la dame rose, évoque une problématique qui n’est pas à proprement parler catholique, mais qui s’en rapproche quand même. Aux Pays-Bas, Willem-Jan Otten écrit un peu dans la même direction. L’on ne peut pas exiger de la littérature qu’elle soit un commentaire du christianisme. Je m’étonne aussi et je le déplore en même temps que nous ne trouvions plus de gens qui relèvent la dimension dramatique de la foi et qui prennent la foi comme thème de leur travail. Au cinéma, cela se voit encore de temps en temps. Ces dernières années, il y a eu moult films qui avaient une inspiration chrétienne. Mission, par exemple traite bien de la problématique de la foi. – Mais il est vrai aussi qu’un réalisateur qui ose affirmer qu’il est catholique pratiquant comme Mel Gibson est mis sur le bord de la route. – Oui, c’est une réalité. Et c’est dommage car le cinéma offre bien des possibilités. Ainsi Ingmar Bergman qui n’était pas croyant y mettait une problématique religieuse. Pensez au Silence ou encore 161
aux Fraises sauvages. Un film magnifique, très pessimiste qui commence avec une scène en clair obscur avec quatre personnes autour d’une table. Et à la fin du film, l’on voit toujours la même table avec autour d’elle toujours les mêmes personnes. Il ne s’est rien passé mais le problème demeure entier ! – À ce stade, une remarque sur un film récent, le Grand Silence. C’est un long métrage de trois heures sur les chartreux qui a connu un très grand succès populaire. Et ce alors qu’on n’y dit pas un mot ! – Il me paraît difficile d’en expliquer le succès. Il y a certainement une part de curiosité. Moi-même, je n’ai jamais mis les pieds dans une chartreuse. Le silence, le fait de faire le vide autour de soi et l’engagement sérieux attirent. Et le succès de ce film reflète aussi le réveil diffus du religieux. Ces moines ne veulent rien prouver. Et ils ne nous disent pas non plus de les rejoindre. Il leur suffit d’être là. Ils sont muets et ne nous engagent pas. C’est un coup de maître d’agir de la sorte. Alors comment expliquer le succès de ce film ? Plusieurs facteurs ont pu jouer selon moi : certainement la curiosité mais aussi la simplicité de leur existence, pas compliquée pour un sou. Et enfin, il y a le réveil du courant selon lequel « il y a quelque chose de plus et de différent dans la société ». – À propos de ce réveil du religieux, est-ce qu’on peut faire un parallélisme avec les pèlerinages à Saint-Jacques de Compostelle ? – Oui, c’est un exploit sportif, mais on retrouve aussi les plaisirs de la vie simple. Quand même, à l’heure des avions et des trains, voilà qu’on veut marcher ! En outre, on se laisse aller, on se laisse guider… Mais dans la longue histoire de l’humanité, les lieux de pèlerinage ont toujours eu un attrait un peu mystérieux. On se fixe un but en allant au mont Saint-Michel, à Lourdes ou à Saint-Jacques de Compostelle. – Mais les gens ne veulent-ils surtout pas se retrouver ? – Oui, ils sont prêts à prendre le risque de se confronter à euxmêmes. Très certainement… – Mais cela peut être souvent traumatisant. – Oui, c’est bien pourquoi, il ne faut jamais entreprendre pareille aventure tout seul, sans protection. Il faut le faire au moins à deux.
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Bilan et perspectives
– N’est-ce pas significatif que les hôtelleries de presque toutes nos abbayes et couvents font le plein chaque week-end ? N’est-ce pas plein de sens qu’un acteur flamand connu comme Jo de Meyere nous dit qu’il se retire pendant trois mois dans un monastère après une période de travail acharné ? – Il s’agit de la même motivation : on veut se confronter à soimême et on est en quête d’une vie simple et sobre, on recherche la vita bona. Mais il y a certainement aussi une part de curiosité : comment vais-je me sentir ? Et puis quand même, il y a toujours une certaine demande du religieux. Il y a encore autre chose qui me paraît important : quand on franchit le portail d’un monastère, on ne vous demande rien, vous pouvez être qui vous êtes. En d’autres termes, on nous prend tels que nous sommes. – On propose, mais on n’impose pas… – Tout à fait ! – L’Église à tous ses niveaux est-elle prête à répondre à tous ces défis ? – Je ne dirais pas l’Église, mais le Christ est capable de le faire. Et puis quand même, il y a encore un grand potentiel dans l’Église. Bon, l’Église est déjà ancienne dans nos contrées, mais on ne peut plus dire que l’Occident est le centre de l’Église. Les Asiatiques, les Africains et les Latino-Américains vont la réinventer. – Quelle est votre réaction face à cette campagne publicitaire sur les bus londoniens qui proclame que Dieu n’existe pas et qu’il faut profiter de la vie ? – Elle est pour le moins marquée idéologiquement. Moi, je pourrais de la même manière peindre les trams avec : « Dieu existe. Profitez donc de la vie ! » – Ah, mais la contre-campagne est déjà sur les rails… – Il ne faut pas tomber dans le même piège ! Sinon, c’est une discussion sans fin. Dieu n’existe pas et donc on peut jouir sans limite ; mais on peut également dire que Dieu existe et prendre tout autant de plaisir. C’est un peu fou, non ? – Voire un peu enfantin ? – Oui, car ce n’est pas là que ça se passe. On peut peindre tout ce que l’on veut sur un train. Du genre : Allez au Carrefour, car cette 163
année, les pommes sont exceptionnelles. Ce n’est évidemment pas du même ordre, hein ? – D’un tout ordre, il y a le succès d’écrivains ouvertement athées comme Richard Dawkins… – Je ne l’ai pas lu, mais je pense que c’est une compilation de tout ce qui a toujours été dit pour mettre la foi en difficulté. Au fond, il ne comprend rien du mystère du christianisme. On peut tout expliquer de cette manière-là. Pour moi, ce genre de livre est dépassé. Nous avons déjà tous entendu dire cela ; il n’y a rien de neuf làdedans. – Ce sont les thèses scientistes du XIXe siècle… – Comment ceux qui sont issus des sciences positives pures et dures peuvent-ils évaluer l’existence de Dieu ? C’est comme si je demandais à un musicien ce qu’est la loi de la pesanteur ou ce que représente pi. Cela n’a évidemment aucun lien ! Vous ne demandez quand même pas à un romancier de faire le diagnostic d’une pneumonie ! Cela n’a pas de sens. Est-ce que l’on ne sait toujours pas qu’on ne peut pas envisager Dieu de manière quantitative ? Et puis vous avez encore tous ces fous qui défendent le créationnisme ! Qui affirment qu’il y a un plan derrière le développement des espèces. Comme si Dieu était un conducteur de tram qui détermine la suite de l’Histoire. Le processus de la création ne peut être assimilé à un jeu de Meccano ou à une boite de construction de Lego. La création est en cours depuis les origines et elle n’est pas prête de se terminer. De minimis non curat praetor. Dieu ne va quand même pas s’occuper de la manière dont s’est développé le singe, mais il a laissé le singe se développer en homme. J’admets difficilement qu’un si grand nombre de gens tombent dans le panneau du créationnisme. Quand je pense que la moitié de l’Amérique croit cela… – Il est quand même surprenant de constater que les athées les plus rabiques se recrutent plus dans les rangs des biologistes que dans ceux des physiciens. – Oui, les biologistes s’occupent concrètement de la vie et de son développement. Alors, on peut plus facilement imaginer que Dieu tient la plume et comment il aurait pu procéder. Mais cela n’a évi164
Bilan et perspectives
demment rien à voir. Mais c’est ennuyeux, car cela nous met aussi en difficulté. J’estime qu’on ne peut pas déterminer à partir du développement des espèces et de la création si Dieu existe ou pas. Bon, certains nous disent que parmi les millions de possibilités, il en fut une qui s’est imposée et derrière elle, se situerait une intelligence. Je n’en sais rien mais lorsque vous jetez dix dés sur la table, il y en aura aussi toujours un qui roulera plus loin que les autres. – Vous maintenez donc que Dieu est la cause de tout ? – Oui, mais pas comme une locomotive qui entraîne des wagons dans son sillage. À l’origine de tout, il y a une expression métaphysique mais pas une expression mécanique comme on l’imagine souvent. « La première cause » signifie que Dieu surplombe toutes les autres causes et qu’il n’exerce donc pas le même ordre de causalité. Sinon, il ne serait plus lui-même – la première cause – mais l’une parmi d’autres dans une série. Or, il est la cause de toutes les causes. Cela ne m’a jamais vraiment posé de problème.
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Il y a un temps pour chaque chose « Le temps demande que nous nous assoyions calmement près de lui, que nous réfléchissions et dialoguions sagement, que nous examinions ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. C’est ce que faisait Mister Time du Premier Testament, l’Ecclésiaste : “Toute chose a son temps”, disait-il. Les techniques modernes de management éprouvent plus de difficultés : elles essaient de mystifier le temps, de le mettre astucieusement dans leur poche. Elles y réussissent en partie, jusqu’au jour où le médecin rappelle l’ancienne sagesse en disant : “Vous allez devoir vous y prendre autrement ! Comme vous êtes parti, vous brûlez la chandelle par les deux bouts.” Le chrétien a sa sagesse propre. Il n’aborde pas le temps en conquérant ; il le considère comme un cadeau. Dieu crée le temps. C’est Lui qui en est propriétaire ; nous n’en sommes que les gérants. Être convaincu de cela et vivre selon cette conviction dé-tend. Dieu donne au chrétien trois conseils pour parvenir à vivre en bonne entente avec le temps : patience, confiance et gratitude. Les conseils peuvent mener très loin. Jusqu’au jour où Dieu mettra un terme au temps et nous introduira dans l’Aujourd’hui Éternel, où Lui-même, Il demeure. » Il y a un temps pour chaque chose, Pâques 2001, « Paroles de vie » no 40
QUELQUES GRANDES DATES
Godfried Danneels est né le 4 juin 1933 à Kanegem. De 1951 à 1954, il étudie au séminaire Léon XIII à Louvain, où il obtient une licence en philosophie thomiste à l’Institut supérieur de philosophie. En 1957, il est ordonné prêtre. Il poursuit ses études à l’université Grégorienne de Rome où il obtient, en 1961, le titre de docteur en théologie. De 1959 à 1969, il est professeur de liturgie et de théologie sacramentaire au Grand Séminaire de Bruges et de 1969 à 1977, il enseigne ces mêmes matières à la Faculté de théologie de la KUL. Le 18 décembre 1977, il est ordonné évêque d’Anvers par le cardinal Léon-Joseph Suenens. Deux ans plus tard, en décembre 1979, il est nommé successeur du cardinal Suenens par le pape Jean-Paul II. Le 4 janvier 1980, Godfried Danneels est fait archevêque de MalinesBruxelles et président de la Conférence des évêques de Belgique. Cette même année, il est nommé coprésident, avec le cardinalWillebrands, du Synode extraordinaire tenu à Rome par les évêques des Pays-Bas. Le 2 février 1983, monseigneur Danneels est fait cardinal. En 1985, il est nommé relator du Synode extraordinaire tenu pour les vingt ans de Vatican II. Lors du Synode des évêques de 2001, il est à nouveau choisi comme membre du secrétariat permanent. De 1990 à juin 1999, il est Président international de Pax Christi. Depuis 1980, il est Vicaire aux Armées, et depuis 1987, évêque du diocèse aux Forces Armées. En septembre 2002, le cardinal Danneels a reçu un doctorat honoris causa de la Faculté de théologie de Tilburg, aux Pays-Bas, et au début mars 2003, l’Université Georgetown de Washington lui a décerné un autre doctorat honorifique. 169
PUBLICATIONS EN FRANÇAIS DU CARDINAL DANNEELS
Guido Van Hoof, Entretiens avec le Cardinal Danneels, Paris et Gembloux, Duculot, 1988. Qui est Dieu pour vous ? Réponses à des jeunes, Paris, Nouvelle Cité, 1990. Familles, Dieu vous aime, Paris, Nouvelle Cité, 1991. Figures bibliques, icônes de la foi, 1re édition, Namur, Fidélité, 1992. Devenir des hommes nouveaux. Lettres d’espérance, Paris, Centurion et Duculot, 1993. L’humanité de Dieu. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Paris, Desclée de Brouwer, 1994. Les saisons de la Vie, Paris et Bruxelles, Cerf et Racine, 1995. Tu n’as rien gardé pour Toi. Prières, Paris et Bruxelles, Cerf et Racine, 1996. Figures bibliques, icônes de la foi, avec la collaboration de Frans Lefèvre et Marc Roseeuw, 2e édition, Bruxelles et Namur, Racine et Fidélité, 1997. La Première Cène. Méditation d’images, Malines, Service de Presse, 2000. Figures bibliques, Icônes d’humanité, 3e édition, Paris et Bruxelles, Cerf et Racine, 2001. Dieu, à quoi bon, Dialogue avec des ados sur la vie et la foi, Namur, Fidélité, 2001. Franc-parler. Six entretiens réunis par Peter Schmidt, Paris, Desclée de Brouwer, 2002. Les sept doigts d’une main. Un livre de foi pour les enfants, rédaction Iny Driessen, Namur, Fidélité, 2003. Chrétiens en actes et en paroles, Namur, Fidélité, 2003. Prières glanées par le cardinal Danneels, illustrées par Kim En Joong, Namur, Fidélité, 2004. Cardinal Godfried Danneels, Père Kim En Joong, o.p., Ave Maria. En hommage à JeanPaul II, Paris, Cerf, 2004. Cardinal Godfried Danneels, Père Kim En Joong, o.p., La Croix, Paris, Cerf, 2005. Réapprendre à prier, Namur, Fidelité, coll. « Vie spirituelle », 2006. N’éteignez pas le Souffle. Entretiens avec Denis Gira, Paris, Bayard, 2007. Si tu connaissais le don de Dieu. Commentaire pastoral de Saint Jean, Namur, Fidélité, 2007. Le Cardinal Danneels et l’art, Anvers, Halewijn NV, 2009.
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TABLE DES MATIÈRES
Préface
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I
7
Jeunesse à Kanegem 1933 – 1951 La seconde naissance
II
Les années louvanistes 1951 – 1954 La joie s’est-elle envolée ?
III
Rome et le Concile 1954 – 1959 Accepter l’étranger
IV
De Bruges à Anvers 1959 – 1977 Les sacrements
V
Jean-Paul II et Baudouin 1er 1977 – 1990 Respecter la liberté
VI
29
31 55
57 75
77 109
111 134
Bilan et perspectives 1991 – 2009
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Il y a un temps pour chaque chose
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Quelques grandes dates
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Publications en français du cardinal Danneels
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Achevé d’imprimer le 26 novembre 2009 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à Gilly
Godfried Danneels
GODFRIED DANNEELS CONFIDENCES D’UN CARDINAL Entretiens avec Christian Laporte et Jan Becaus Préface d’Herman Van Rompuy, Premier ministre
CONFIDENCES D’UN CARDINAL
Avec la complicité de deux journalistes, le cardinal se livre dans une longue interview. Il évoque sa jeunesse, ses modèles, sa vocation, sa formation de liturgiste, Vatican II et le rôle de la squadra belga, tous les grands textes de l’Église, la crise de Louvain, la décolonisation, sa nomination comme évêque puis très vite comme archevêque, son statut de « papabile »… Il parle aussi, sans langue de bois, de la difficulté de croire, du rapport entre science et foi, de la dépénalisation de l’avortement en Belgique, du manque de vocation, mais aussi de son rapport aux médias et à la culture. Au fil des pages, le lecteur croisera des personnages que le cardinal Danneels a bien connus, comme le roi Baudouin, Jean-Paul II et Benoît XVI. Le cardinal Danneels apparaît comme quelqu’un de modéré, en recherche permanente du compromis mais avec un véritable francparler qui n’hésite pas à être critique, notamment vis-à-vis de la Curie romaine. Quelques articles de presse, plusieurs extraits de ses plus beaux textes spirituels et de nombreuses photos rendent ce livre particulièrement attractif. Christian Laporte est journaliste à La Libre Belgique après avoir longtemps travaillé
pour Le Soir. Chroniqueur religieux mais également journaliste politique, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire récente de notre pays.
Prix TTC 18,00 €
9 782873 866327
Racine
9 782873 564452
ISBN 978-2-87386-632-7
Fidélité
ISBN 978-2-87356-445-2
Racine
Racine
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Photo de couverture © Frank Bahnmuller
Jan Becaus est journaliste à la VRT.
CONFIDENCES D’UN CARDINAL Entretiens avec Christian Laporte et Jan Becaus |
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