Amours Ennemies

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3 CIRCÉ Tout ange est terrible. Ces vers de Rilke venaient à l’esprit de Peter lorsqu’il pensait à Iris Meyer, puis l’image de Circé, la belle magicienne de la mythologie grecque, celle-là même qui transforma les compagnons de l’Odyssée en porcs et qui frappait d’un sortilège chaque personne qui débarquait sur son île. A vrai dire, Iris Meyer n’était pas aussi terrible. Mais lorsqu’il l’embrassa après une sortie au cinéma, elle lui asséna une gifle magistrale et prit ses distances. Il avait rencontré Iris Meyer à l’Université de Berne, durant le semestre d’hiver 1938/1939. Iris était la plus belle étudiante de la faculté de droit. Grande et mince, avec des lèvres sensuelles et des cheveux blonds clair relevés en chignon sur la nuque. Elle était toujours habillée de manière extravagante, mais néanmoins élégante. Depuis le jour où il l’avait vue pour la première fois au cours, il admirait en secret sa beauté. Il l’observait discrètement, à distance, sachant bien que cette beauté était inaccessible à quelqu’un d’aussi ordinaire que lui qui ne se distinguait en rien de la masse des étudiants. Au début de l’année 1939, Peter trouva sur le chemin de l’Université un portefeuille dans lequel se trouvait un passeport au nom d’« Iris Meyer ». Lorsque sa voisine de cours lui confirma qu’Iris Meyer était bien la grande avec le manteau de fourrure, il eut un merveilleux prétexte pour parler à cette jeune femme adorée secrètement. Ce jour-là, Iris et Peter firent connaissance. Par la suite, ils se rencontrèrent aux cours, se saluèrent et se parlèrent pendant les pauses. Mais par ce biais, il n’apprit que peu de choses personnelles sur Iris. De même, il resta sur sa faim

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lorsqu’elle l’invita à une promenade où elle improvisa un exposé impressionnant sur l’architecture de l’église bernoise du SaintEsprit. Quelques jours plus tard, elle lui rendit visite à l’improviste dans sa chambre du quartier de Stadtbach. Peter en retira un certain honneur, non sans être troublé, car ce genre de visites féminines avait aux yeux de sa mère quelque chose d’incongru et d’intrusif. La discussion tourna autour de la poésie, de l’art et de la politique : des sujets qui ne manquèrent pas de provoquer des divergences d’opinion. Iris croyait à l’idée de la Suisse, tandis que lui défendait une attitude critique envers l’État et l’armée. Lorsque, le lendemain, elle lui remit un petit livre sur le sens de la liberté et de la démocratie suisses, il n’avait plus aucun doute sur le fait qu’Iris avait appris les rumeurs concernant sa sympathie avec les insurgés de la guerre civile espagnole et les soupçons de propagande communiste qui pesaient sur lui au sein de l’université. Peter était ensorcelé par la beauté de sa camarade. L’assurance de son sens esthétique et son élégance naturelle étaient impressionnantes. Elle surpassait tout ce qu’il avait connu jusqu’ici en termes d’intelligence, d’éducation et de force de caractère. Elle avait un avis pertinent sur tous les thèmes. Il émanait d’elle quelque chose de génial, d’immensément audacieux et de fier. Quelque chose de hautain caractérisait sa pensée. La jeune femme au regard avide disposait d’une intelligence vive, d’une conscience fort développée et d’une ouverture aux idées nouvelles. On se transcendait littéralement à ses côtés. Comme personne, elle incarnait la modernité et l’émancipation. Peter ne savait pas ce qu’il devait faire. Devait-il se fier aux conseils de son ami expérimenté Victor di Francesco qui prétendait que toutes les filles attendaient une certaine tendresse physique ? Pour Iris Meyer, il semblait en être autrement. Elle ne montrait pas le moindre signe d’intérêt à son égard. Au contraire, elle lui semblait inaccessible et froide, regardant parfois le monde autour d’elle d’un air méprisant. La jeune femme avait l’énervante

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habitude de parler sans qu’on puisse l’arrêter et avec une gestuelle insistante. Pour Peter, l’affaire semblait claire : Iris ne pouvait être intéressée que par une relation intellectuelle. Il n’avait aucun doute là-dessus. Je ne peux pas te dire, écrira dix ans plus tard Iris Meyer à Peter von Roten, comme je t’admire. Ton tempérament, ton intelligence, ta sérénité réfléchie. Tu m’apparais comme un dieu grec, qui me met dans un état d’émerveillement et d’admiration. Un être humain qui a ses propres pensées. Et les propres pensées sont aussi rares que les bonnes peintures et les poèmes. Au début du semestre d’été 1939, Peter commença à voir en Iris quelque chose de surhumain, une déesse de pierre. A travers cette femme, la pensée d’un surhomme prométhéen ou nietzschéen qui l’avait occupé seulement théoriquement jusqu’ici devint pour la première fois réalité. Iris Meyer était un être totalement surhumain, dénuée de limites religieuses ou morales, un être audelà du bien et du mal. Cette image le fascinait autant qu’elle semblait le menacer. Peter hésitait : Iris Meyer était-elle un être humain vertueux ou s’adonnait-elle aux vices ? Il devait éclaircir ce point et aller au fond des choses. Sans plan précis, il se rendit une nuit de juin 1939 à la maison de la Freie Strasse n°44, où Iris avait une chambre. Lorsqu’il vit qu’une lumière brillait encore dans sa chambre au premier étage, il décida de tenter sa chance. En prenant appui sur la clôture du jardin pleine de pics en fer forgé, il grimpa la façade. Cette intrusion nocturne dans ma chambre était incroyable, écrivit Iris bien des années plus tard. J’entends encore ton extraordinaire respiration haletante contre le mur de la maison. Elle fit follement battre mon cœur car j’avais le pressentiment, non, j’étais sûre que c’était toi et qu’ainsi mon désir profond allait s’accomplir. Peter réussit, non sans difficultés, à se hisser sur le mince rebord de la fenêtre. Il n’y avait personne dans la chambre. Il s’agrippa à un crochet rouillé avec lequel le volet pouvait être arrêté. Lorsqu’il vit les pics saillants de la clôture en fer forgé,

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il prit conscience de sa situation. Quelle folie l’avait amené ici ? A cet instant, elle arriva dans sa chambre en robe de chambre, les cheveux détachés. Elle était indiciblement belle. Comme si, durant la journée, elle coiffait consciemment ses cheveux en arrière afin de paraître moins belle et de dissuader les soupirants. Lorsqu’elle le vit, elle vint à la fenêtre et lui proposa d’entrer chez elle. Il trouva cela très singulier et il ne put prononcer un mot. A l’inverse, Iris ne semblait absolument pas surprise. Elle lui demanda d’attendre quelques instants pour qu’elle s’habille. Peu après, ils s’assirent face à face et burent du thé. Iris n’évoqua pas l’escalade nocturne. Pourtant, la manière dont, tapi contre le rebord, il avait collé le nez à sa fenêtre avait dû paraître assez cocasse. Iris essaya de le sortir d’embarras en prolongeant leur discussion sur la démocratie. Mais Peter ne pouvait pas se concentrer. Toute la situation réveillait en lui des sentiments angoissants. Il ressentait un fort soupçon : une fille qui recevait des hommes dans sa chambre en plein milieu de la nuit de manière naturelle ne pouvait qu’être immorale. Il se rappela la manière dont sa mère l’avait réprimandé lorsqu’il avait voulu aider Martina von Erlach à faire sa valise lors de sa visite à Rarogne. Iris Meyer faisait parties des dépravées, c’était une séductrice ! Peter n’avait soudain plus aucun doute là-dessus. Tous les tribunaux du monde lui auraient donné raison : une jeune femme qui reçoit des hommes dans sa chambre au beau milieu de la nuit ne pouvait qu’être soupçonnée de prostitution. Dans son inaccessibilité – n’était-ce rien d’autre que l’expression de son insensibilité ? – il voyait la confirmation de ses soupçons. Peutêtre n’était-il qu’un parmi tant d’autres à venir le soir dans sa chambre. Et peut-être même était-elle prête à se donner au premier venu. Il était clair pour Peter qu’il devait se tenir sur ses gardes. Mais comment allait-il pouvoir résister à ses charmes ? Fréderic Chopin avait-il parlé avec George Sand d’accords et de littérature, des nuits durant, sans jamais l’avoir embrassée ?

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Combien d’hommes auraient pu discuter de poèmes romantiques avec Iris Meyer des nuits entières sans souhaiter goûter à son esprit mais aussi à son corps ? La situation exigeait qu’il rassemble toute sa force de caractère. Il en allait du salut de son âme. Suivant une inspiration soudaine, il tenta d’emmener Iris dans une discussion sur le sens du bien et du mal. Mais la question ne la préoccupait pas, se défendit-elle. De toute façon, le monde ne se laissait pas si facilement séparer entre bien et mal. Cette affirmation renforça la conviction de Peter : sans doute aucun, cette femme représentait le mal. Lorsqu’Iris remarqua l’inquiétude de son interlocuteur, elle proposa de sortir se promener. Sans dire un mot, ils se baladèrent au clair de lune à travers Berne. Comme le souhaitait Peter, ils allèrent même dans la crypte de l’église de la Trinité où le SaintSacrement était adoré toute la nuit. Les adieux furent timides et distants : une brève poignée de mains, quelques mots échangés furtivement. Lors de la rencontre suivante, Peter se montra encore plus retenu. Il joua l’intellectuel distant et ironique. En secret, il observait toutefois Iris de manière très détaillée. Il était persuadé de bientôt pouvoir fournir la preuve définitive de sa culpabilité. Il examinait tout aussi précisément ses camarades qui montaient avec elle les escaliers vers l’auditoire. Plus d’une fois, il vit en pensées Iris entourée de cette cour de soupirants et d’admirateurs qui montaient dans sa chambre la nuit venue. La rupture eut lieu quelques semaines plus tard lorsqu’elle l’invita au cinéma – juste avant le début de la Deuxième Guerre mondiale. « Le Récif de corail » avec Jean Gabin et Michèle Morgan. Après le film, alors qu’il questionnait Iris sur sa relation avec Dieu, elle se fâcha et lui fit comprendre que les questions religieuses l’ennuyaient profondément. A cet affront et au silence crispé qui s’en suivit, Peter ne sut réagir autrement qu’avec un baiser fugace et maladroit. Iris répondit par la fameuse gifle.

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Quel pauvre type, sans cœur et insensible, lâcha-t-elle. Et elle, si présomptueuse et hautaine, rétorqua Peter. Ils se quittèrent en colère sans se dire au revoir. Depuis, à l’université, ils s’ignoraient et ne se saluaient plus. Lorsque Peter von Roten m’ignora si méchamment, écrivit Iris à un ami peu de temps après, je ne pus rien manger pendant un jour car tout vacillait. Elle ne pouvait oublier si facilement le Valaisan, comme elle surnommait Peter. C’était un homme plein d’imagination, dénué de toute trivialité. L’être humain le plus libre qu’elle puisse imaginer. Assise sur la véranda, j’observais les bouleaux avec leur nouveau feuillage. Tout à coup, je réalisai que j’aimais Peter von Roten si follement – il faut le prendre au pied de la lettre et ne sous-entendre aucune comparaison poétique – que j’entendis son esprit dans le bruissement délicat, secret et sec des feuilles de bouleaux (ce n’est qu’en plein été que les feuilles ont cette résistance et cette sécheresse). Effectivement. Comme toujours dans la poésie, la vague ou le vent apporte un message. Ou comment pourrais-je le dire encore plus précisément ? Dans ce bruissement léger du feuillage des bouleaux s’exprimaient la même séduction, la même promesse que dans son apparition. A ce moment, je ne sais pas ce qui m’aurait attiré de plus enchanteur dans la vie.

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17 LA FÉMINISTE Après de nombreuses postulations sans succès, Iris Meyer finit par retrouver la chance en automne 1943. Le « Schweizer Frauenblatt » de Zurich lui offrit une place de rédactrice pour le début de l’année 1944. C’est l’organe des organisations féminines, expliqua Iris à Peter. Il se bat pour l’interdépendance des intérêts féminins et des devoirs dévolus aux femmes.35 Iris ne pouvait pas imaginer un meilleur travail et se réjouissait de retourner à Zurich. Elle appréciait particulièrement l’idée qu’elle pourrait peut-être, après une phase de familiarisation de six mois, reprendre la rédaction du journal féminin. En racontant à Peter son entretien d’embauche, elle nota qu’on avait étrangement douté de mes positions féministes et qu’on avait des réserves à cause de mon « jeune âge ». Le 1er novembre 1943, pour la première fois après sept mois de correspondance, Iris exposa ouvertement son intérêt pour la question féminine. En ce qui concerne le féminisme, je ne peux pas imaginer qu’on puisse être plus fervente que moi. En tout cas, je ne connais personne qui serait plus féministe que moi. Aujourd’hui, ce n’est pas très à la mode, bien au contraire. Chez les jeunes filles, il est plutôt de bon ton d’en rigoler. Je trouve que c’est réfléchir à court terme. D’une certaine manière, je suis donc seule. D’autre part, les membres des différentes organisations, les féministes suisses officielles, me paraissent différentes de moi. J’ai un peu l’impression qu’elles ne défendent la validité du principe féminin que partiellement, alors que la totalité importe. Mais voilà pour faire court. Je pourrais parler mille et une nuits sur le sujet.

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Peter tombait des nues. Iris Meyer, une féministe ? Le choc lui faisait l’effet d’un dard, ou non, d’un harpon qu’on aurait planté dans sa nuque. La première image qui lui venait à l’esprit était celle de la vieille Meta von Salis en qui lui et ses frères avaient toujours vu une méchante vieille fille. Il ne savait pas quoi répondre à Iris. Dans son journal, il écrivit que lors de la prière du chapelet, il m’est venu à l’esprit ce que m’inspire ma relation avec Iris : Iris Meyer m’ennuie. Même si je lui reconnais sagesse et vertu. Mais parbleu, c’est vrai qu’elle a quelque chose de féministe, quelque chose qui signifie la mort du féminin. Finalement, Peter parvint à mettre des mots sur le choc qu’il avait ressenti : Je dois dire que la nouvelle selon laquelle vous étiez féministe m’a plus impressionné que si vous m’aviez avoué être morphinomane ou trafiquante de fillettes. Je me demande s’il est possible qu’une chose aussi horrible arrive. Et de ce fait, il me semble que toutes vos vertus se transforment en vices. La chose me semble impensable. Et je dois vous avouer – c’est l’honnêteté qui l’exige – que je vous prends maintenant, au plus profond de moi, beaucoup moins au sérieux. Je vous imagine au pupitre devant une assemblée de vieilles filles. Quel malheur, quel malheur. Iris réagit avec une lettre de dix-huit pages. Votre lettre et ses explications me rebutent de toute mon âme. Cela me rebute de devoir me défendre face à un homme que peut-être j’affectionne. Ce que je ne vous pardonne pas, c’est qu’un seul mot puisse me supplanter dans votre cœur. A travers le mot « féminisme », vous ne devriez pas me voir différemment. C’est plutôt le concept de « féminisme » que vous devriez voir à travers moi, c’est-à-dire mon existence. Je ne veux pas dire que vous devriez réviser votre définition mais vous devriez en présumer plus favorablement parce qu’elle est en rapport avec moi. Voilà comment cela devrait être ! Non, je ne peux vraiment pas croire que vous me preniez maintenant moins au sérieux. Ce serait stupide. Et d’autre part, j’ai tellement besoin que vous me preniez au sérieux, cela fait presque partie de mon atmosphère de vie. Vous voyez le pouvoir que vous avez entre vos mains. Un seul

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mot de votre part et mes yeux se remplissent de larmes. Un seul autre mot de votre part et j’éprouve de la joie et trouve tout intéressant, j’ai l’impression que rien, vraiment rien ne peut m’arriver. Iris expliqua plus loin qu’il serait plus opportun de se laisser convaincre par ses arguments, au lieu de déverser sur elle railleries et moqueries. Quand je cherche une explication au fait que le féminisme est vu comme une honte et que les jeunes filles, précisément ma génération, l’évitent à dessein, je dois alors simplement me demander : qu’est-ce qui m’a empêché de rejoindre les membres des organisations féminines, pourquoi ces femmes m’apparaissent comme des habitantes d’un autre monde ? Je sais très exactement pourquoi. D’une certaine manière, on y associe l’idée d’un être sans plaisir, un être sans passion et sans beauté. Je trouve également que l’expression « féministe » est dépassée – mais seulement parce qu’à mon avis, elle est trop peu complète. En effet, il en va sur cette question aussi des droits politiques des femmes, mais avant tout de toute la vie qui leur est due, l’épanouissement de leur être. Iris Meyer était tout sauf une féministe traditionnelle. Déjà pour des raisons esthétiques, elle ne voulait rien avoir à faire avec l’image répandue d’une féministe ennemie des hommes, peu attirante et sans humour. Elle avait en effet un besoin affirmé de porter des beaux habits et des bijoux et elle cherchait la reconnaissance des hommes. Malgré ces réticences, elle éprouvait beaucoup de respect devant les résultats obtenus par les féministes suisses. Même si parmi elles se trouvent de nombreuses femmes dont je ne partage pas la vision de la vie et auxquelles mon être s’oppose profondément, je me dis la chose suivante : sans elles, je ne pourrais pas vivre comme je le fais aujourd’hui, et ce, sur le plan matériel, intellectuel et spirituel. Et lorsqu’on les trouve laides, niaises, autodestructrices, qui sait toutes les choses affreuses et injustes qui se trouvent derrière et dont elles ne sont pas responsables, mais avec lesquelles elles sont néanmoins aux prises. Le fait est que les conditions forcent souvent les femmes à mener une existence sans espoir et sans épanouissement. Contre cela, on a tenté de changer les

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choses de différentes façons et par différents moyens. Ces tentatives ont été particulièrement rigoureuses vers la fin du XIX e siècle. Et elles ont aussi produit des effets. Je dis de temps à autre que le droit de vote rendrait les femmes plus belles. On devrait l’essayer une fois ! Au « Schweizer Frauenblatt », Iris voulait tout d’abord porter son attention sur la situation des femmes en société. Les dysfonctionnements devaient être clairement identifiés et les améliorations poursuivies. 1. Objectif idéel : Lorsqu’on est de sexe féminin, on devrait pouvoir réaliser son être féminin de manière entière et variée. Les relations intérieures et extérieures devraient être organisées dans cette perspective. 2. Objectifs pratiques : a) Rendre les femmes conscientes de leurs véritables conditions et de leur situation. b) Augmenter les possibilités extérieures offertes aux femmes pour favoriser leur existence spirituelle, intellectuelle et économique. Le combat pour l’emploi et le droit de vote ne sont que deux points de cet objectif. Même si Iris répétait à plusieurs reprises dans sa longue lettre qu’elle ne voulait même pas essayer d’intéresser un railleur à ses affaires, elle mobilisa toute sa force de conviction pour amener Peter à un autre niveau, qui vous permettra à nouveau de me prendre au sérieux comme d’habitude. Imaginez comme il serait intéressant pour vous d’avoir une idée sur la problématique de la vie féminine. Ce serait un enrichissement, presque une deuxième vie, et alors vous seriez en mesure de comprendre la signification et les effets de la vie masculine. La réponse de Peter ne se fit pas attendre. Si quelque chose a été ébranlé en moi par l’annonce de votre féminisme, ce n’est sûrement pas « la base de mon affection pour vous » (oh non, oh non, non, non, non !), mais seulement la tour d’ivoire où je vous avais placée, comme planant au-dessus des faiblesses humaines. J’aimerais

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presque dire que, par le féminisme, vous m’êtes maintenant plus proche. Et ce parce que vous dévoilez une faiblesse, une sorte de spleen, comme mes idées antimilitaristes. Peter avait bien analysé ses arguments, et il était arrivé à la conclusion qu’il contestait l’importance de la question des droits des femmes que vous défendez. Je refuse de reconnaître qu’une quelconque association féministe ait pu obtenir quelque chose qui ne serait pas le simple développement organique des choses. De plus, j’affirme que ces femmes organisées ne parlent la plupart du temps pas au nom des femmes, mais au nom d’une minorité organisée. Pour Peter, il était clair que des femmes actives professionnellement négligeaient leurs obligations familiales. Pour ma part, je pense plutôt que dans une société donnée, avec des conditions données (industrie, éducation, etc.), la place de la femme dans les différentes classes est simplement déterminée. En d’autres mots : la place de la femme dépend plus du fait que l’eau courante soit installée ou non, qu’une employée de maison soit là, que le pain soit acheté ou fait maison plutôt que du fait qu’elle puisse voter ou écrire un doctorat. A mon avis, voici la question féminine : l’homme gagne-til suffisamment d’argent ou la femme doit-elle aussi aller à l’usine ? Et non : a-t-elle le droit de voter ou d’être élue. Dans ce contexte, je trouve que la façon dont la question est posée est déjà erronée : comme si les femmes étaient une catégorie d’êtres humains, avec ses propres objectifs et son propre destin. Il peut être commode de diviser ainsi un sujet, mais je doute que cette division apporte un résultat. Justement parce que les femmes ne sont pas un concept homogène. Sinon, on pourrait parler de la question masculine, ce qui serait absurde. Vous devez tenir compte qu’une infime partie des femmes jouissent des résultats dont vous parlez (je n’ose l’exprimer en %). La remarque finale de Peter – selon laquelle le cheval de bataille féministe avait rendu Iris plus proche, plus humaine et plus aimable mais qu’il ne pouvait ainsi simplement pas la prendre au sérieux – fit sortir Iris de ses gonds. J’en ai assez, protesta-t-elle.

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Bien assez de vous laisser vous amuser de moi. Vous dites que vous ne pouvez discuter de ces questions avec moi que le sourire aux lèvres. Ce n’est pas du tout ma faute si vous traitez cette question d’une façon si peu sérieuse. On ne peut rien y gagner mais seulement y perdre la face. Malgré son indignation, Iris voulait donner une dernière chance à Peter : Imaginez-vous à ma place. Imaginez-vous que la situation féminine vous tienne tout autant à cœur. Et pas seulement de manière platonique, mais qu’elle serait pour vous une question existentielle. Chaque jour, vous devriez vous énerver d’être moins bien traitée par rapport à quelques types incompétents sur le plan professionnel-objectif, sur le plan des compétences et sur le plan économique. Mais, malgré ces obstacles, vous auriez décidé de vous imposer, de vivre votre vie comme vous l’entendez et non comme on aimerait vous obliger à la vivre, sur un ton mi-menaçant, micaressant. Vous seriez donc aussi dans ce combat. Vous expliqueriez de manière posée à une personne que vous appréciez que vous vous sentez solidaire avec les gens qui poursuivent le même but que vous et que vous agissez en conséquence. Vous estimez cette personne digne de recevoir un résumé de votre position. Et voilà que cette personne verse dans les haha et les hihi et qu’elle écrit que de toute façon elle n’a pour cette question que des hihi et hoho. Représentez-vous cela de manière exacte. Vous y êtes ? Vraiment ? Si vous ne retenez de ma position sérieuse sur la question féminine que des hihi et des haha, alors j’en suis vraiment désolé, répondit Peter. Mais je trouve que c’est plutôt moi qui devrais être offensé. C’est ma fierté de n’avoir sur aucune question un avis préconçu. J’aimerais juste que vous reconnaissiez la loyauté avec laquelle j’ai entamé la discussion dès que j’ai remarqué que l’affaire vous tenait à cœur. Et si maintenant vous continuez à prétendre que je ne vous ai répondu que des hihi et des hoho, alors vous montrez que vous êtes soit de mauvaise volonté et que vous préférez ignorer toute critique contraire à votre dogmatisme, soit que vous n’avez toujours pas digéré ma première réaction. Je pense toutefois que je ne pouvais

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pas, en toute honnêteté, vous donner les pleins pouvoirs pour toutes vos convictions sur la question féminine. Ou auriez-vous trouvé intelligent que je réponde : « Je souscris à tous vos propos, sans savoir de quoi il s’agit » ? Je trouve simplement correct que je sois sorti du domaine de la raillerie pour discuter à un même niveau que vous de cette question. Et vous pouvez regretter le fait que j’ai un avis différent sur un plan matériel mais vous n’avez pas le droit d’y voir seulement « des manœuvres de diversion virtuoses ». Le dualisme entre homme et femme existe naturellement et il entraîne nécessairement un combat. D’une certaine manière, tous les hommes contre toutes les femmes, et toutes les femmes contre tous les hommes. Iris pouvait difficilement supporter que l’homme dont elle pouvait regarder la photographie durant des heures ne soutienne pas son engagement féministe. Oh vous, pierre, glaçon, maigre correspondant ! Le vide, la superficialité et l’ergotage de vos lettres me raccourcissent la vie. Si vous saviez à quel point j’ai besoin de paroles bonnes et aimables de votre part, vous me les donneriez. Vous, magicien peu sérieux, qui n’êtes même pas pleinement conscient de votre magie et qui faites si peu pour remplir mon âme de joie, alors qu’il suffirait d’écrire quelques mots d’amour. Dans sa lettre suivante, Peter maintint son opinion. Iris explosa lorsque Peter annula à la dernière minute un rendezvous qu’elle avait souhaité à cause d’une rencontre politique et de frais de train trop élevés. Je trouve, écrivit Iris, que vos lettres ressemblent à du bavardage, vide et arrogant. Je vous remercie d’avance de bien vouloir excuser ces expressions. Pour venir me voir, vous n’êtes pas assez amoureux et surtout trop avare. Vous feriez mieux d’attendre la prochaine exposition nationale dans cinquante ans. Placé dans une caisse en verre, vous représenterez le véritable vieillard valaisan. Vous sculpterez des cuillères en bois ou mangerez du fromage dans un « salon valaisan ». Le voyage à Zurich sera compris dans le salaire versé pour l’occupation de la caisse de verre. Vous me fatiguez. Est-ce réellement possible ? Un esprit méchant, ergoteur,

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vicieux, puéril plane sur votre beau visage, lui qui d’habitude éveille d’autres sentiments. Peter ne voulait accepter ce déchaînement d’émotions contre lui. Même si au début, il s’était moqué de l’idée du féminisme – je ne souhaite pas renoncer à l’arme très efficace de la dérision dans nos discussions – il avait ensuite cherché sérieusement à formuler des arguments pertinents. Si vous n’abordez pas du tout mes arguments, je trouve que c’est un maigre réconfort que vous me trouviez beau comme Dieu sait quoi. Vous devez être suffisamment psychologue pour savoir qu’un homme est d’habitude vaniteux, certes d’abord de son intelligence, et seulement en quatrième ou cinquième lieu de sa beauté. Cela m’énerve si mes lettres vous donnent l’impression que je suis beau, mais idiot. Dans sa lettre suivante, Iris se montrait à nouveau plus modérée, se plaignait de sa fatigue continuelle, des longues journées de travail et de sa santé fragile. Il est juste et bon, répondit Peter, que vous vous épuisiez pour un idéal. Mais si vous vous ruinez pour cet idéal, c’est comme si vous mettiez le feu à la maison pour dégeler les fenêtres. Vous avez le droit de faire tout ce que vous voulez, sauf vous faire du mal et vous nuire. Le conseil bien intentionné de Peter fut mal compris par Iris : Vos conseils me tapent sur les nerfs. Je trouve que le ton de vos lettres ressemble au coassement égoïste, enfantin et revendicateur d’un goujat qui voudrait tester jusqu’à quel point il peut m’insulter avant que je pleure. L’idée que je me laisse exploiter ou que je me sacrifie pour un idéal me fait penser à la vision pâlichonne d’une personne qui ne me connaît pas. Je travaille parce que le perdreau ne me tombe pas tout cuit dans le bec et parce que je veux malgré tout une certaine indépendance. Peter réagit à la tirade d’Iris avec un flegme surprenant. Il était sans aucun doute irrité, mais cela ne correspondait pas du tout à son caractère de changer de ton à présent. A l’inverse, il essayait de découvrir pourquoi Iris réagissait de manière si violente. Lorsqu’il essaya d’en savoir plus, Iris voulut savoir s’il était

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loyal. Peter répondit que la seule loyauté entre eux résidait dans la dispute. Pour moi, la loyauté, rétorqua Iris, signifie la solidarité, la confiance au sens large, pas de trahison, pas de médisance. La loyauté absolue était pour Iris une condition sine qua non de l’amitié et de l’amour. Ce n’est que de cette façon que les êtres humains pouvaient trouver une véritable harmonie intérieure. Seriez-vous prêt à être de mon côté dans toutes les circonstances, envers et contre tous, à propos de toutes les questions importantes ?

Iris Meyer, vers 1947

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Peter comprit rapidement qu’Iris était fâchée et blessée car il n’avait pas respecté cette loyauté par rapport à ses convictions féministes. Cet après-midi, j’ai eu une inspiration quant à la loyauté, écrivit Peter à Iris le 12 novembre 1943. Et cette réflexion n’était pas le résultat d’une réflexion, mais une pure intuition : j’ai simplement senti ce en quoi consistait la loyauté, à savoir à soutenir quelqu’un même si cela paraît ridicule. Ainsi, il serait loyal qu’au Grand Conseil, je dépose une requête féministe auprès d’un parlementaire que j’apprécie beaucoup même s’il n’est pas dans notre parti, et que je lui dise que vous êtes une jeune femme extrêmement intelligente et qu’on ne devrait pas avoir honte de vous suivre. Iris se réjouit que Peter ait découvert le véritable concept de loyauté. Parce que j’ai tellement envie d’être avec vous, écrivit-elle pour le Nouvel An 1943, la plus petite des irrégularités entre nous prend une forme monstrueuse. Et voilà que je repense à nos différences concernant les efforts féministes. Si vous ne comprenez pas bien les problèmes et que ma position ne vous semble pas la bonne (mais peut-être ne vous a-t-il manqué jusqu’à présent que de l’imagination), notre relation est comme limitée. Car l’union totale ne peut exister que si je ne vous sens pas ennemi envers moi ou mes objectifs.

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20 AMOURS ENNEMIES Tout était simplement trop compliqué. Les discussions sans fin, la dispute au sujet de la conversion, leurs origines si différentes. Une séparation définitive devait suivre la séparation temporaire. Le plus rapidement possible. Je ne peux donc pas épouser une Iris Meyer, nota Peter dans son journal. Ce n’est pas un nom. Cette femme devait devenir le plus vite possible de l’histoire ancienne. Maria von Roten était soulagée de remarquer que Peter ne recevait plus de lettres de Zurich et qu’il ne parlait plus d’Iris Meyer. Peter me semble plus calme et serein, écrivit-elle à sa fille le 22 octobre 1944. Mais l’affaire est-elle finie ? La méfiance de la mère était sans fondement. Juste après sa séparation avec Iris, Peter avait reçu une lettre de M., qui était descendante d’une famille catholique de premier plan. De ce fait, elle était considérée comme une candidate potentielle au mariage. Selon les indications de son journal, Peter accepta bien volontiers les lettres touchantes et leur répondit tout aussi tendrement. La visite de M. à Rarogne tourna néanmoins au fiasco. Peter était fuyant, mal assûré et simplement incapable de parler avec M. C’est un horrible pot de colle, nota-t-il dans son journal. Un pot de colle très collant. Elle me rappelle un peu mademoiselle H. de Berne, qui avait plein de boutons sur le visage et qui me regardait toujours comme un chien fidèle, comme si j’étais son maître. Peter eut honte d’avoir écrit des lettres d’amour à M. et de l’avoir considérée comme une roue de secours pour la voiture. Quand la jeune fille quitta la maison en pleurs après trois jours, la mère de Peter était fâchée et lui soulagé. En matière de res amorosa, je suis de plus en plus méchant et sans scrupule. Je suis dans un état horrible. L’assassinat n’est rien en comparaison de ma compagnie.

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Il pouvait tourner et retourner la situation : il ne pouvait chasser Iris Meyer de ses pensées. La moindre beauté lui rappelait Iris. Je vois tout à travers Iris. Elle est comme la clef d’un texte codé. Si je la perdais, le reste de ma vie ne serait qu’une déambulation hasardeuse à travers des lettres. Peter devait se décider. Voulait-il une vie assurée et confortable avec une femme comme M. ou une vie stimulante et imprévisible avec Iris. Après seulement trois mois sur les six prévus par l’accord, il brisa son silence le 1er novembre 1944. Comme je te l’avais dit lors de nos adieux, j’ai tenté par tous les moyens de t’oublier. J’ai aussi bien réussi que quelqu’un qui cherche à s’oublier lui-même. Je pouvais t’oublier quelques instants, mais à d’autres, tu étais à nouveau devant moi et en moi comme moi-même. Je pourrais dire à propos de toi ce que Cathy dit dans « Les Hauts de Hurlevent » : « Je suis Heathcliff ». Iris réagit de manière retenue. Elle se déclara trop fatiguée pour continuer à chercher de l’eau dans ton désert, pour tenter de faire un feu à partir d’un glaçon et pour essayer de ranimer Lazare. Dans sa deuxième lettre, elle avoua tout de même à Peter qu’il était devenu pour elle un élément de vie et qu’il faisait partie de l’atmosphère, de l’air. Je peux vivre sans toi, mais horriblement mal. En rampant plutôt qu’en marchant et en sautant. Comme Peter, elle souhaitait que leur relation continue. Nous avons mis en avant tous les obstacles jusqu’à l’excès, au lieu de chercher à approfondir l’essence, la vérité et la beauté de notre relation. Elle avait eu le temps de réfléchir à sa vie et à sa vision de l’amour. Elle avait pris conscience que son être était déterminé par des idéaux et qu’elle avait de hautes attentes envers elle-même et envers ses semblables. L’eau s’étend à perte de vue, on nage et on espère croiser une arche. Dans l‘urgence, on s’accroche à une planche ou à un tonneau en pensant qu’il s’agit de l’arche. Pour ma part, dans ma détresse, je me suis déjà laissée aveugler à prendre une planche ou un tonneau pour une arche. Et maintenant que je ne prends plus de planche pour une arche, je trouve qu’un radeau – que je considère comme notre relation – est beau et précieux. Certes, l’arche est toujours dans ma tête et un radeau n’est pas une arche.

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Mais premièrement, le principe que rien en ce monde n’est parfait – ce que mon âme a longtemps refusé de croire et ne croit toujours pas entièrement – est apparemment aussi valable pour l’amour. J’ai d’autant moins pu accepter ce principe que j’étais habitée par un idéal céleste et que, surtout, je croyais avoir repéré certains signes de sa réalisation. Comme un éclair de chaleur, un éclair qui montre aux vivants que dans la nuit noire, il pourrait faire jour et y avoir de la lumière, qui montre qu’il pourrait toujours faire jour. Mais plus je vis, plus je remarque que beaucoup de gens se reposent dans leur tombe sans avoir connu les signes de ce que j’ai déjà vécu. Car ce que je vois comme la norme générale est peut-être une faveur rare et exceptionnelle de Dieu. Ce qui me fait encore plus réfléchir, c’est de n’avoir vu l’arche chez aucun couple. Et même si j’envie les autres couples par principe, croyant toujours qu’ils vivent dans l’arche et qu’ils savourent de riches banquets dont je ne reçois que quelques miettes, à défaut de nectar et d’ambroisie, j’ai pu voir qu’il n’en était rien. Dans chaque cas, on ne trouve pas trace des boissons du ciel, ils ne vivent pas dans l’arche, mais au mieux sur un radeau, et dans la plupart des cas accrochés à des planches et des tonneaux. « J’aurais aussi pu le faire ! » me suis-je dit ensuite. Mais je ne l’ai pas fait car j’espérais toujours la venue de l’arche. Aujourd’hui, je continue à nager, plus fatiguée encore. J’ai perdu la foi en l’arche. Mais je ne prends pas cela de manière triste ou tragique, mais plutôt comme un signe de « sagesse et vieillesse », une adaptation à la vie terrestre. Je peux même en parler avec une certaine sérénité, alors que cela m’a brisé le cœur il y a dix ans. Ma foi en l’arche a disparu, mais je regarde la situation qui en découle avec une certaine vivacité. Peter résuma l’essentiel de ses réflexions : Nous étions dans un état d’inimitié amoureuse. Il proposa de se concentrer sur les questions clefs de leur relation de manière constructive. Je pense que quatre cents ans de schisme nous séparent. Nous ne pouvons pas les régler en vingt-quatre heures.

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Il fallait avancer de manière systématique. D’après Iris, l’ordre du jour était le suivant : a) conversion b) opportunités professionnelles pour moi c) réalisation pratique d) ménage e) revenus. Le 12 décembre 1944, Iris et Peter se rencontrèrent à Zurich pour une première discussion. Iris confirma son choix de se convertir et Peter se déclara prêt à accorder à Iris une vie professionnelle indépendante et à la dispenser des travaux ménagers. Iris fut surprise par la proposition de Peter d’imaginer un avenir à Bâle, dans la maison de son grand-père Ernst Feigenwinter qu’Hedwig Feigenwinter-Kym était forcée de vendre à cause de

Iris Meyer et Peter von Roten, 1947

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sa santé fragile. Iris était enthousiaste. Bâle lui garantissait beaucoup plus de possibilités que le Valais. On pourrait y développer un bureau d’avocats ou même fonder un hebdomadaire qui pourrait s’étendre vers les pays voisins. Notre amour s’est renforcé, se réjouit Iris. La confiance a grandi et je te vois comme une plante dont les bourgeons commencent à pousser. Peter était lui aussi euphorique. Notre relation a une certaine irrévocabilité. La fidélité que l’on a envers l’autre est presque identique à celle que l’on a envers soi-même. Et au sujet de la promenade commune, il écrivit : Je m’imagine que le soleil est chaud uniquement pour nous permettre d’aller nous promener. Tout est centré sur nous dans la nature. Tout. Pour Maria von Roten, le fait que Peter ait renoué avec Iris Meyer fut un choc difficile. Depuis Rarogne, elle engagea une diplomatie secrète afin de sortir Peter du charme de cette M. Quand Peter viendra chez vous, écrivit-elle à sa fille, parlez comme moi. Mais soyez gentils avec lui. Je suis convaincue qu’il a été déçu par quelqu’un. Maria von Roten plaçait de grands espoirs en sa sœur Elisabeth. Pour l’essentiel, il importe de savoir, demanda celle-ci à Peter, si mademoiselle Meyer a de l’amour pour le catholicisme et si elle pense devenir catholique. Ensuite, elle sera plus humble et acceptera aussi plus volontiers ce qui vient de maman. Mais ce que j’ai entendu jusqu’ici semble prouver qu’elle ne veut devenir catholique qu’à cause de toi. Seulement pour t’avoir, et pas plus. La tentative de Hans Anton de convaincre son jeune frère resta également sans succès. Il rapporta ainsi à sa sœur avoir eu une longue conversation avec Peter vendredi soir. Mais il ne se laisse rien conter. L’idée d’une relation amoureuse romantique a un très grand pouvoir de séduction sur lui. Il ne restait plus que l’influent curé haut-valaisan et aumônier Eduard Zenklusen. Il tenta également de faire appel à la conscience de Peter. Dans une lettre confidentielle, je vous ai déjà

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écrit combien j’avais d’intérêt à votre avenir. Je suis profondément convaincu que la Providence divine vous a donné nombre de talents et vous a béni pour servir notre Haut-Valais catholique. La nouvelle selon laquelle vous aviez commencé une relation avec une Zurichoise protestante m’a réservé l’un des moments les plus amers de mon existence. Je me suis alors longtemps demandé si je devais vous écrire. Puisqu’aucune occasion particulière ne s’est présentée et parce que je considère l’amitié d’un jeune catholique comme une chose très fragile et qui touche à la liberté personnelle, j’ai volontairement fait preuve de réserve concernant cette relation. J’ai néanmoins toujours prié pour vous à cause de cette affaire. Je me suis demandé comment il était possible qu’avec votre éducation catholique, votre virilité, votre intelligence, vous vous soyez mis dans une situation spirituelle si dangereuse, si amère et si compliquée. D’après moi, la raison tient dans le fait que vous n’avez pas suffisamment contrôlé et maîtrisé le côté oppositionnel et ludique de votre caractère normalement si valeureux. Vous n’avez pas pris cette relation au sérieux et vous n’avez jamais pensé qu’elle pourrait devenir sérieuse. C’était pour vous une occasion parmi beaucoup de vous rebeller contre les traditions, de vous opposer tantôt sérieusement, tantôt par pur plaisir. Vous n’avez pas vu sur quel terrain dangereux vous étiez en train de vous engager. Une telle femme abat ses atouts, de manière si rapide et si raffinée, que le jeune homme catholique est comme dépassé. Et plus il est éduqué, plus il est faible et tombe rapidement et aveuglément dans le piège. La lettre du curé Zenklusen n’est pas seulement une preuve de l’anti-protestantisme largement répandu parmi le clergé catholique de l’époque. Elle reflète également la façon qu’avaient les hommes d’Eglise de chercher à endoctriner la sphère privée de leurs fidèles. A la fin de sa lettre, le curé Zenklusen tire la conclusion qui s’impose et affirme sans ambages à Peter que son mariage avec Iris Meyer va à l’encontre de la volonté de Dieu et qu’il met en danger le salut de son âme.

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Changez d’avis ! Quels qu’en soient les coûts ! Agissez comme un homme catholique ! Dans une décision mettant en jeu l’éternité, on ne peut pas se laisser influencer par des effets secondaires qui, sur le moment, ont l’air brillants et intelligents. On doit avant tout écouter la volonté divine. Pour Elisabeth Feigenwinter, il était déjà trop tard. Je crains malgré tout, écrivit-elle à Rarogne, que Peter épouse cette demoiselle Meyer. Il croit ne pouvoir aimer personne d’autre qu’elle. Tout ce qu’on peut lui reprocher, il le voit en rose. Dans le regard de Peter, tous ses défauts sont des vertus. Qu’y avait-il de si scandaleux chez Iris Meyer ? Il ne s’agissait sûrement pas seulement de religion. Entre Iris Meyer et Maria von Roten s’ouvraient deux univers que tout opposait. Il y avait d’un côté le monde de Maria, âgée de soixante ans, catholique pratiquante, entièrement dévouée à sa famille, et n’éprouvant qu’incompréhension et rejet pour la pensée moderne issue des Lumières et l’émancipation des femmes. De l’autre côté, il y avait le monde d’Iris, âgée de vingt-sept ans, sûre d’elle, critique et ouverte sur le monde, et cherchant à organiser toute sa vie selon ses objectifs personnels. La jeune femme ne correspondait pas du tout à l’image de la belle-fille catholique dévote que l’on souhaitait pour Peter. J’ai pu observer la fille durant une semaine, écrivit Maria von Roten le 10 novembre après une courte visite d’Iris à Rarogne. Elle n’a pas d’intérêts supérieurs et je ne peux pas comprendre que Peter puisse s’imaginer qu’elle s’intéresse à notre religion et qu’elle veuille devenir catholique. Avec ses idées modernes, elle représentait un danger pour Peter, l’éloignait de sa religion et le transformait en déserteur de son milieu. On remarque l’influence de mademoiselle Meyer quand elle cherche à le monter contre nous. Elle est en train de le transformer en homme sans principe. L’explication de la naïveté de son fils, Maria la voyait dans son esprit romantique 40. Le pauvre homme, quel pauvre rêveur, quel idéaliste ! Si seulement il pouvait parfois ouvrir les yeux. Sa raison doit bien lui montrer que cela ne va pas. Le credo de Maria von Roten était clair : la raison était le siège de l’homme et non le

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cœur. Elle l’avait appris et enseigné à ses enfants. Encore et encore, je dois me demander comment expliquer que notre pauvre Peter puisse si facilement se défaire de ses convictions catholiques et qu’il oublie ses promesses. A cette occasion, Maria von Roten se rappela-t-elle qu’elle aussi s’était entichée de l’avocat-stagiaire de son père ou, après la mort d’Heinrich, du cousin de Sion ? Qu’elle aussi avait aspiré à posséder de beaux habits, une place en société et l’admiration de tous, sans toutefois ne jamais s’accorder ces désirs ? Quel dommage ! Quelle mise en demeure de vitalité et d’énergie ! Pour de jeunes gens du XXIe siècle, il est presque impossible de s’imaginer comment l’Eglise catholique réglementait alors la vie de ses fidèles. La relation que Peter entretenait avec Iris a pesé durant de longues années sur Maria von Roten. Tout m’oppresse comme dans un cauchemar. Ma plus grande affliction reste Peter : ma première pensée le matin, ma dernière le soir. Que Peter aurait eu besoin de l’éducation aimable mais assurée d’un père. Avec son idéalisme, il se cognera la tête partout et finira peut-être par s’en rappeler.

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