ISBN : 978-2-88341-247- 7
9 782883 412477
M I C H E L Z O B R I S T - YA N N I C K B A R I L L O N
LES COEURS NOIRCIS
Ce livre fruit d’une collaboration entre une journaliste et un photographe présente la raffinerie de Collombey-Muraz sous un angle inédit. Le photographe capte le visage humain et l’ambiance de l’usine, après l’annonce choc des licenciements de janvier 2015. Une mémoire ouvrière complétée par les mots de l’auteur pour laisser un témoignage de ces rencontres privilégiées, au coeur de l’une des dernières raffinerie de Suisse. Livre de photographies et de découverte, cet ouvrage s’adresse à toutes les personnes touchées par le destin de la raffinerie de Collombey-Muraz, mais aussi à celles désireuses de mieux comprendre son histoire humaine et les coulisses d’un savoir-faire qui disparaît.
P H O T O S M I C H E L Z O B R I S T - T E X T E S YA N N I C K B A R I L L O N
LES CŒURS NOIRCIS Portraits des derniers raffineurs de Collombey-Muraz
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Un récit d’engagement, au cœur de l’industrie pétrolière. Mémoire vivante d’un savoir-faire inédit. Disparu en quelques mois. Une histoire, celle de la raffinerie de Collombey-Muraz, à travers le témoignage d’orphelins de l’or noir.
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L’ÉTINCELLE La raffinerie de Collombey-Muraz ne crachait pas seulement des fumées. Derrière ses cheminées, ses chaudières et ses kilomètres de tuyaux, se dessinait un formidable visage humain. Car raffiner du pétrole est avant tout une histoire d’Hommes. Un savoir-faire complexe, acquis durement, dans la graisse et les vapeurs toxiques. Des métiers méconnus souvent critiqués et méprisés. Le 13 janvier 2015, Tamoil annonce brutalement à ses employés la suspension des activités de raffinage. Les casques tombent, le marteau du profit assomme les esprits. Un séisme secoue le Chablais. Un licenciement collectif balaie l’espoir d’un chômage technique pour les 233 employés. Ce poumon industriel retient son souffle, tous les opérateurs ont le coeur serré, noircis de colère et de tristesse. L’usine redémarrera-t-elle ? Depuis sa construction dans les années soixante, elle a vécu tant de rebondissements. Mais cette fois, les cols bleus de la raffinerie portent le masque sombre. Ceux dont le métier pousse à anticiper constamment les dangers n’ont rien vu venir. Une famille de raffineurs se décompose lentement dans la douleur. Un long processus de deuil commence, alors que l’usine plonge dans un coma artificiel. Une émotion et un questionnement donnent alors naissance à un projet un peu fou, dont le fil conducteur est l’humain. Notre pays ne compte que deux raffineries. Que restera-t-il du savoir-faire de ces hommes et de ces femmes? De leur engagement au service de l’industrie pétrolière? «Les coeurs noircis» offre une empreinte de ce grand visage humain. Une rencontre avec ces faiseurs de pétrole. Forcés d’enterrer eux-même leur outil de travail. Une exposition, un film, prolongés dans ce livre. Vingt-trois employés de la raffinerie de Collombey-Muraz se dévoilent à travers un dialogue photographique et documentaire. Le miroir de l’âme d’une mémoire ouvrière atypique. Une expérience d’un an pour mettre en lumière ces coeur noircis. Convaincre les taiseux. Se confronter à leurs plaies ouvertes. Sentir et toucher le sol de leur usine. Comprendre leur clan et leur vie de raffineurs. Mais sans eux, sans leurs témoignages. Il n’y a pas d’histoires à raconter. Nous leur dédions ce travail pour vous faire partager un autre visage de la raffinerie de Collombey.
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SERGIO DE STEFANIS Magasinier outilleur Sergio de Stefanis a 63 ans et l’accent italien qui chantonne. Né en 1952 dans les Abruzzes, il s’installe en Suisse, à Vevey, en 1965 sur les traces de son père immigré italien. Apprenti chaudronnier, il travaille alors pour un autre fleuron de l’industrie, aux Ateliers de constructions mécaniques de Vevey, pendant 23 ans. Mais lorsque l’entreprise ferme 150 ans après sa création, il a deux enfants en bas âge et un avenir professionnel à reconstruire. La raffinerie de CollombeyMuraz lui ouvre ses portes le 1er juin 1992. Il endosse la salopette bleue et la casquette de tuyauteur-soudeur. A l’assaut des fuites et des vannes friables, il crée des étincelles réparatrices. Son nouvel atelier perdu dans l’immensité de la raffinerie devient sa nouvelle maison. Après 20 ans au cœur de toutes les unités, Sergio passe encore 3 ans au service de ses collègues, comme magasinier outilleur. Une caverne d’Ali Baba remplie de clés à boulons, de pièces microscopiques, de pelles et de pioches. Un facilitateur pour tous ces raffineurs en quête d’outils. Un grand cœur et une bonhomie à toute épreuve. Toujours surpris que ses amis vaudois ignorent l’existence de la raffinerie ! La sonnette du comptoir de Sergio ne retentira plus. Après 23 ans au service de Tamoil, il garde la fierté d’être le maillon d’une chaîne productrice d’essence. La tristesse aussi de finir sa carrière guillotinée par la rentabilité. 18
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Les débuts sont très difficiles, question relationnelles, pour manger, pour dormir, pour tout ça il faut des années pour se mettre dans le bain, comme on dit. C’est pas facile au début mais ça vient.
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Roland Buchard, 53 ans
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Opérateur extérieur, c’est le petit bonhomme qui se balade dans la raffinerie. Il est les yeux de la raffinerie. Il va regarder, écouter, sentir un peu ce qui se passe.
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Dominique Dorsaz, 47 ans
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LE FIGUIER DE ROLAND Une graine Un goudron larvé Un fruit a poussé Une aubaine Le jardinier Au sourire bleu Y croit un peu Au terreau pétrolier Peu importe Les médisants Le verdoyant Poussotte Dans ce sol Mystérieux Coupé des cieux Mais pas des hommes 85
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CENTRE NÉVRALGIQUE La salle de commande paraît elle aussi minuscule vue d’en haut. Elle est pourtant une pièce maîtresse de cet immense lego métallique. Les opérateurs tableau y supervisent toutes les unités, assis derrière leurs ordinateurs au fond d’écran étrange. Des centaines de synoptiques. Tout ce qui coule dans les tuyaux se maîtrise dans cette centrale stratégique. Mais avant d’entrer, quelques opérateurs extérieurs s’accordent une pause devant le distributeur de boissons chaudes. Juste dans le couloir qui mène en salle de commande. L’annonce du 13 janvier 2015 alimente les conversations. Incompréhension, doute. La tristesse se lit sur certains visages. Il y a les sceptiques et les fatalistes. L’occasion d’évoquer l’hommage photographique qui se prépare. La tournée est offerte. Certains de ces cœurs noircis prendront la pose à un moment ou un autre. Mais le repérage en salle de contrôle reprend. Un endroit peu conventionnel avec sa cuisine équipée. Lieu de repas conviviaux pour les équipes de nuit, témoin de nombreuses soirées spaghettis. A gauche de l’embrasure de la porte, trône un père Noël à l’effigie du directeur du site. Alors que de l’autre côté du mur un portrait d’un cadre de Tamoil Suisse se dresse en cible à fléchettes, sous une inscription « wanted or alive ». Les raffineurs gardent leur humour en toutes circonstances. Ce soir-là, l’opérateur Yvan Fracheboud, 24 ans de service, assure que la raffinerie tourne bien malgré son ralentissement programmé. Il surveille et régule les installations dans le calme et une parfaite gestion du stress. Il contrôle les signaux de couleur qui s’activent de temps en temps. Presque tout est automatisé. Une évolution importante depuis les années 60 et la construction du site. Mais le lien avec les opérateurs extérieurs conditionne son activité. Ils lui signalent tout bruit suspect, vibration ou odeur inhabituelle pour permettre une intervention optimale.
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