MOISSON

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Alexandre Lecoultre

MOISSON



DAKAR Par grand vent, me suis senti extrêmement petit et suis allé hurler un poème trop vert. Au-dehors appuyé sur la balustrade, des côtes enfin, vues comme les rivages d’un désert interdit dont les bouffées de chaleur me parvenaient. Le terreau égocentrique, jeune tourné au-dedans, entre fierté et angoisse. Une traversée en paquebot qui me permit de refaire des mondes : celui de K. par attitude, de L. par rêverie, de C. sans le savoir, de R. dans mon cœur, de ceux de qui j’emboîtais le pas. Bien conscient de suivre des routes tracées mais voulant tout jeter par dessus bord et poser un pied explorateur sur un lieu jamais vu – je pensais être celui qui dit « et soudain… ». Jeter un regard : le mouchoir agité en gare, un geste de regret, le pont que l’on fait sauter, lettre sans trace, bagage posé pour s’alléger de l’inutile mais prêt à être remis sur l’épaule. Arriver dans un port en faux matelot et poser un pied chancelant sur une terre trop rêvée pour se dérober, tourner le dos à la mer sans gratitude et foncer tête baissée dans la fiction.

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Cet autre moi, jeune homme sans barbe saisi par les sens avant toute chose : la chaleur humide, les klaxons, les détritus, la concentration humaine – au cœur de l’objectif corporel, les pores ouverts, la sueur en gouttes, la fatigue, mon visage blanc trop connoté et, souvent, l’idiome apparaît comme la pièce manquante du puzzle. La solitude exprimée par l’intraduisible élan de joie, d’invisibles dangers, des désirs inavoués dans une foule à la langue agitée, bien visible, voulant toujours. S’accrochant symboliquement au contenu du sac : mon, ma, mes. Triste illusion dans une glace sans teint d’un hôtel sans nom. Un paysage en grains. Le thé : chaud sur chaud. Ici deux rêves se rencontrent en un même lieu, véritable champ de bataille. Petites lunettes rondes, chemise rayée, bouquin à la main : style raffiné et manières travaillées, rôle taillé sur mesure. Ce n’est pas moi. L’effronterie, les superstitions, l’obstination, le all in de celui qui se sait perdant comme un penchant pour l’instant suspendu qui sépare l’insulte de la claque, la main sur la plaque, sur la clôture électrique, qui tient le bouquet d’orties, attend le châtiment comme la juste récompense du faux-pas presque fait exprès par le jeune désarmé pour provoquer le destin et regarder droit devant soi lorsque la vague s’abat sur lui en lançant un « je le savais » gonflé pour conjurer des forces qu’il ne maîtrise pas.

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Un taxi jaune tourne dans les rues de la Medina puis s’arrête dans un nuage de poussière ocre dans le silence de l’après-midi trop chaude pour sortir. L’œil opaque qui ne cille. Le doigt ferme tendu. La langue, cette fourche. Invoquant le marabout et sa fille. Le décompte deux contre un. Le regard dit non, la bouche dit oui. Une main donne, une autre prend. La valeur de la vie et celle de l’argent. Sortir du cauchemar. J’ai dû laisser une vie de chat là-bas, dans une rue dont je n’ai jamais su le nom. En revenant dans la circulation, tremblant de sueur, les poches vides ; et poursuivre comme ce joueur qui ne peut abandonner la partie et qui sortira du jeu uniquement si on le met dehors. Ces pensées se bousculent dans ma tête, couché sur un lit défoncé, témoin des ébats qui durent encore dans la chambre voisine et ce rythme de la nuit qui ne me quittera plus jamais : les aller-retour en talons aiguilles dans le couloir. Les ongles qui tapotent sur la porte fermée à double tour, les cris, les hurlements dans la cour. Ces seuils craints et moi, logé dans un absurde rêve de jeunesse, je devrai me relever le lendemain et me tenir droit face à l’informulé.

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Il m’a fallu chercher une force inconnue au fond de moimême pour continuer, amputé de bien des préjugés, d’un tiers de bourse, de toute l’insolence qui m’avait fait partir mais j’ai mué en une seule nuit et laissé mes oripeaux dans cet hôtel de passe. Croyant à mon étoile de la même manière que l’athée se met à croire en Dieu lorsqu’il a très peur, je continue vers d’autres lieux où la chance m’accueille, ici lors d’un baptême ou là pour un repas où l’oreille perçoit les commentaires d’un match de ligue anglaise. L’angle mort, coin de la pièce où s’accumulent les détails – majoritairement des silences –, où attend l’enfant puni regardant fixement le mur avant d’y voir monter un insecte, où surgit parfois l’inattendu. Sur tes blanches feuilles, Je dépose mes contradictions, Et attends que quelqu’un les cueille, Pour comprendre ma Raison… Eh bien mon vieux, je suis là pour les cueillir bien des années plus tard ! Déjà inquiet de rester incompris et plein de velléités, moins artistiques que nécessaires, pour te faire entendre et raconter. Je ne suis pas certain de saisir l’ampleur de ces failles intérieures et ne me ferai donc que passeur, pour un autre moi qui sait. Ces mots sont l’éclair qui soudainement illumine une vallée dans la nuit, laissant entrevoir mille choses fines dans une clarté violette, avant de la laisser retomber dans l’obscurité rythmée seulement par le tambour de la pluie.

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