Damien Deroubaix. Headbangers Ball

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BALL H EAD BAN G E R S

DAM I E N D E R OU BAI X

DAM I E N

D E R OU BAI X

H EAD BAN G E R S BALL

M USÉE D E STRAS BOU RG M U S É E D E S A I N T- É T I E N N E


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Sommaire

9 SUBLIMATION 24 Porteur de lumière Julie Gandini

41 MÉTAMORPHOSES

66 Le cinéma de Damien Deroubaix Estelle Pietrzyk

73 PANORAMIQUE

88 Entretien Martine Dancer-Mourès et Damien Deroubaix

103 DANS LA TÊTE DU PEINTRE 125 LISTE DES ŒUVRES EXPOSÉES 126

Lichtträger Julie Gandini Die Filmkunst von Damien Deroubaix Estelle Pietrzyk Damien Deroubaix im Gespräch mit Martine Dancer-Mourès

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Carrier of light Julie Gandini The Cinema of Damien Deroubaix Estelle Pietrzyk Interview Martine Dancer-Mourès and Damien Deroubaix

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SUBLIMATION

Dés pipés (détail), 2011

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Damien Deroubaix, Family Tree, 2008, FRAC Limousin, Limoges

2 Albrecht Dürer, La Grande Touffe d’herbes, 1503, Albertina Museum, Vienne 3

Attribué au Maître de 1537, Portrait de fou regardant à travers ses doigts, vers 1537, musée de Flandre, Cassel

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Damien Deroubaix, Jihad (détail), 2015, collection particulière

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Sublimation

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Porteur de lumière 1 Julie Gandini

1 Le titre de cet essai n’entend pas rendre hommage à Lucifer, du latin lux ferre, « porteur de lumière », même si je pense que cela ne serait pas sans déplaire à Damien Deroubaix. 2 Konrad Bitterli, « Danse macabre et Terrorizer. L’œuvre de Damien Deroubaix entre tradition picturale et contemporanéité aiguë », dans Damien Deroubaix. Die Nacht, cat. exp., Sarrebruck, Saarlandmuseum, 2009. 3 Variante extrême et radicale du thrash metal et du punk hardcore, se caractérisant par des rythmes saccadés et une structure sonore chaotique et bruitiste, associée à un engagement politique anticapitaliste et anticonsumériste. 4 La formule est de Thibaut de Ruyter, dans Synthetically Revived, cat. exp., Düsseldorf, Konsortium, 2004. 5 Platon, La République, Livre VII.

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6 Entretien de Damien Deroubaix avec Markus Pilgram, dans Picasso et moi, cat. exp., SaintPaul-de-Vence, Fondation Maeght, 2014. 7 Damien Deroubaix, Des milliers de doigts dans les poches, 2018, huile et collage sur toile, 32 x 24 cm. 8 Damien Deroubaix Family Tree, 2008, peinture murale, acrylique noire et blanche mate, dimensions variables, collection Frac Limousin. 9 Entretien de Damien Deroubaix avec Pascal Pique, dans My Journey to the Stars, cat. exp., Ibos, Le Parvis, centre d’art contemporain, Toulouse, Les Abattoirs, Frac Midi-Pyrénées, 2011.

Pour Damien Deroubaix, l’artiste joue un rôle de révélateur au sein d’un processus de dévoilement à l’échelle de l’univers. Entre ce qui n’existe plus et ce qui n’existe pas encore, il est l’instrument qui révèle la superposition des différentes strates de la réalité. Comme un nouveau Prométhée, il prend le risque de s’approprier le feu pour nous offrir une part de lumière, symbole de la connaissance. En filigrane, l’artiste est un alchimiste mais aussi et surtout un chaman, celui qui fait communier les forces vitales de la forêt et les êtres vivants, celui qui fait le lien entre le monde connu et le monde invisible. Enfin, à la fois témoin et acteur de l’histoire de la peinture dans une conception vitaliste qui transcende l’espace et le temps, Damien Deroubaix revendique un lien de compagnonnage et de complicité entre les filiations d’artistes.

Après le temps de la dénonciation du capitalisme outrancier et des codes de la publicité, Damien Deroubaix se fait aujourd’hui porteur d’une lueur nouvelle. Délaissant les revendications frontales et les orgies de signes 2 dans une peinture qui crie sa rage et sa révolte à la face du monde, sur fond heavy metal, death metal ou grindcore 3, son travail entre à présent dans une phase plus apaisée, même si toute noirceur n’en a pas disparu. L’urgence et la rudesse de son langage visuel passé au vitriol s’estompent. Le souci de « provoquer et de bousculer 4 » cède la place à un mouvement de distanciation inaugurant un dialogue intime avec l’histoire de la peinture, mais aussi une rencontre avec le cosmos, dans un esprit panthéiste et une conception élargie de l’art. L’artiste se tourne vers un mode d’expression inspiré par une forme de primitivisme où certains motifs récurrents, des figures de passeurs, des totems et des fétiches ainsi que des éléments naturels, réapparaissent d’une scène à l’autre. Plus que jamais, les deux pôles de sa ligne artistique – la tendance critique et la tendance onirique – se rejoignent et se fondent l’un dans l’autre. Dans certaines peintures qui sont autant de récits de la Création que de la création artistique, l’artiste se fait démiurge, à l’aube d’un jour nouveau où tout est à recréer. Surnaturelle, aveuglante ou sourde, la lumière est essentielle dans cette nouvelle phase de maturité. C’est elle qui rend possible le dévoilement de paysages où les éléments perturbés par des manifestations du cosmos, la pluie, les constellations, la lune et les arcs-enciel, se côtoient sous des ciels chargés. L’orage n’est jamais loin. La lumière, changeante, peut rapidement basculer du côté de l’obscurité, et l’ombre recouvrir à nouveau ces brèves éclaircies de la conscience. C’est une lumière un peu incertaine et vacillante qui nous dévoile le monde, à l’image de la semi-obscurité dans laquelle vivent les hommes dans l’allégorie de la Caverne de Platon 5. Avant de sortir de l’illusion, les hommes enchaînés dans la caverne n’ont en effet qu’une vision parcellaire et déformée de la réalité, celle de leurs ombres projetées sur les murs de la caverne par les lueurs du feu. L’ascension vers la lumière est certes éblouissante mais permet d’embrasser le monde et d’accéder à la vérité. Damien Deroubaix déclare : « La peinture, c’est comme la soude dans les yeux : ça permet de regarder à nouveau et de voir le monde 6. » La démarche de l’artiste s’inscrit dans un art de la vision retrouvée et de la clairvoyance. L’accession à cette vision renouvelée se fait assurément dans la douleur, à l’aide d’allégories et de symboles qui ne nous épargnent rien des noirceurs du monde, mais qui nous livrent aussi ses mystères et ses beautés.

Des milliers de doigts dans les poches 7 La série Painter (p. 105 à 115) illustre métaphoriquement ce qu’il se trame dans la tête du peintre, les influences qui le traversent, tandis que les grands thèmes de la peinture imprègnent son travail le plus récent  : la muse, l’idole primitive, la source, l’artiste, la nature et ses richesses, les pulsions de vie et de mort. Conscient de s’insérer dans une filiation d’artistes, Damien Deroubaix se considère un peu comme un passeur entre les générations de peintres, comme un maillon de la chaîne de l’histoire de la peinture. Régulièrement commissaire d’expositions dans lesquelles il présente les œuvres d’artistes qu’il estime, la solidarité n’est pas un vain mot pour lui – c’est une réalité qui s’éprouve concrètement. Ainsi, il met très souvent son atelier à la disposition de ses amis artistes. Son mural Family Tree 8 (illu. 1) représente un arbre dont les feuilles contiennent les noms d’artistes célèbres ou méconnus, telles des figures auxiliaires inspiratrices, qui nourrissent son travail au quotidien. La métaphore végétale est sans doute la plus évocatrice. À l’image de la sève qui se diffuse depuis les racines jusqu’aux branches, Damien Deroubaix conçoit ce dialogue entre les artistes comme un fluide vivant, presque vivace. Ce lien entre des générations différentes n’est pas sans évoquer, là encore, la posture du chaman qui est un intermédiaire entre plusieurs niveaux de réalité et de temporalité. L’artiste exprime clairement ce qui le relie à l’histoire de la peinture : « Je suis en discussion permanente avec les artistes du passé. Quand je suis dans un musée, je peux tomber sur un tableau et ressentir exactement ce qui a intrigué cet artiste. Je comprends sa façon de travailler et je suis persuadé qu’il y a un lien qui doit unir les peintres entre eux. On se projette aussi dans le futur en essayant de faire quelque chose qui va représenter l’esprit du temps et viendra se révéler dans l’avenir. Et peut-être communiquer avec des artistes qui ne sont pas encore nés 9. » Dans le tableau Des milliers de doigts dans les poches (p. 119), Damien Deroubaix fait sienne une anec-

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Porteur de lumière

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Damien Deroubaix, Furies, 2014, courtesy de l’artiste et Galerie In Situ – Fabienne Leclerc, Paris

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Rainer Werner Fassbinder, Querelle, 1982, collection musée Gaumont

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Kenneth Anger, Lucifer Rising, 1972

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Dario Argento, Suspiria, 1977

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Métamorphoses

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10 Olivier Assayas, Éloge de Kenneth Anger, Paris, éditions de l’Étoile, « Auteurs », 1999, p. 20. 11 Genre filmique italien mêlant allègrement suspense, érotisme et horreur qui se développa dans les années 1960. 12 Cette série télévisée diffusée à la fin des années 1990 sur MTV raconte, en animation, la vie

répétitive de deux adolescents américains qui passent leur temps devant la télévision à commenter les vidéoclips des groupes de musique metal dont ils sont fans. Leur conversation tourne autour de la musique, la violence et la sexualité. Leur rire guttural est devenu un gimmick repris par une génération d’adolescents.

« le cas Kenneth Anger » est exemplaire : rien, dans la filmographie de cet occultiste, érotomane et adepte de musique hippie, ne ressemble à un objet filmique identifié tant tous les codes du cinéma y sont transgressés : « Fireworks n’est en rien qui ressemble à un film. Ni par son sujet, ni par sa durée, ni par son propos […] le projet de Fireworks n’est pas cinématographique. Anger ne fait que se servir du cinéma comme outil d’exploration et jamais il ne déviera tout à fait de cette approche 10. » En fidèle admirateur du sataniste Aleister Crowley, Anger aura donc injecté dans plusieurs de ses réalisations une dose de poison – scènes de rituels, de sexe ou de sang – en poussant l’exagération jusqu’au ridicule. De la même façon qu’un improbable arc-en-ciel déchire la nuit de Wunder der Natur de Deroubaix (p. 53), le personnage du Mage, joué par Anger lui-même, en 1972 dans Lucifer Rising (dans lequel Marianne Faithfull fut une parfaite Lilith), porte un blouson noir siglé « Lucifer » sur fond… d’arc-en-ciel  (ill. 9). Le cinéma est ici envisagé en tant qu’art de la révélation où tous les moyens sont bons pour livrer une prophétie, au risque de tomber dans un involontaire burlesque. Entre nuit de Walpurgis et Apocalypse joyeuse, My Journey to the Stars  (p. 76-77), peinture-collage hors norme (3,50 x 4,50 m), ne redoute pas de submerger le regardeur d’une avalanche de références et de symboles. Cette même œuvre plonge le regard dans des ténèbres où, étrangement, le noir n’est pas la couleur dominante. Elle reprend, en effet, la palette fétiche de Deroubaix, fidèle aux intercouleurs telles que le violet outremer et le bleu indigo mêlé au vert qui nimbent des pans entiers d’une scène en la rendant plus artificielle encore, à la façon de Dario Argento, le ténor du giallo 11. Dans son chefd’œuvre du genre, Suspiria (ill. 10), Argento tourne des scènes entières sur un plateau baigné d’éclairages aux couleurs vives : un bleu cobalt pour les scènes d’angoisse, un rouge cadmium pour les scènes de crimes. Cet artifice, inédit dans le cinéma à suspense, a pour effet de créer un univers baroque, excessif et surjoué, où l’on se laisse néanmoins porter par ce que le cinéma a fait de plus approchant de l’idée d’œuvre d’art totale, la musique des Goblins, ritournelle qui va crescendo dans l’inquiétant, n’y étant pas pour rien. Il existe donc des artistes qui prennent le risque de l’exubérance et du joyeux mélange des genres – Damien Deroubaix est de ceux-ci. Buvant à toutes les sources cinématographiques avec la même avidité, il regarde Ingmar Bergman et John Carpenter, n’hésitant pas à faire un détour par le ricanement rocailleux de Beavis and Butt-Head 12.

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Métaphysique du fragment et de la part manquante « No eyes, I haven’t got any eyes or mouth or teeth, tongue or nose. I haven’t got anything but my whole face is scooped out. Oh Jesus Christ, it’s me and I’m alive ! Oh no, it can’t be ! » [« Plus d’yeux, je n’ai plus d’yeux ni bouche ni dent ni nez. Je n’ai plus rien, mon visage entier est comme évidé ! Oh mon dieu, c’est moi et je suis en vie ! Oh non, c’est impossible ! »] Joe Bonham, héros de Johnny Got His Gun (1971), Dalton Trumbo Chez Damien Deroubaix, les corps encore en chair sont disloqués, les phallus et les globes oculaires atteignent des dimensions cyclopéennes, tandis que des déesses polymastes (mais souvent amputées de leurs jambes) surgissent çà et là. L’amputation, la greffe, l’emphase et la multiplication des organes relèvent donc d’un processus de mise en scène récurrent chez Deroubaix, autant d’interventions de chirurgie picturale qui contribuent à ensauvager l’humanité encore présente dans ses compositions. Dans Le Printemps 1 (p. 54), c’est avec l’architecture que le corps semble se confondre. Semblable à une colonne érigée et oubliée au fond d’une grotte, un torse-phallus rêve de fétiche. Il est lourdement ancré dans le sol ; on pourrait s’y adosser comme le faisait Brad Davis contre le phare-phallus de la première affiche – censurée – du film Querelle (1982) de Rainer Werner Fassbinder (ill. 8). Le corps, bien qu’en morceaux, n’en est pas pour autant fragilisé – il tient, s’impose, s’expose, voire s’exhibe. Il en est de même pour l’œil – topoi ô combien cinématographique, du Chien andalou (1929) de Luis Buñuel au Peeping Tom (1960) de Michael Powell –, posé sur un socle (p. 80-81) tel un globe terrestre abandonné, et plus encore pour l’arbre archaïque – « Urbaum » qui trône en totem au centre des dernières peintures –, couvert de paupières lourdes dévoilant un iris fixe comme autant de nœuds dans le bois. Ainsi donc, chez Damien Deroubaix, les arbres ont des yeux, comme les pelouses lynchiennes ont des oreilles  (ill. 1). David Lynch, autre référence marquante pour Deroubaix, vient d’ailleurs de la peinture ; ses premiers courts-métrages en sont même de littérales traductions cinématographiques (Sick Figures Getting Sick, 1967, The Alphabet, 1968), tandis que ses œuvres ultérieures, au fil d’images et d’objets obsessionnels récurrents, ne renient en rien son attrait pour les images sophistiquées et composées comme des tableaux. Le choix du très gros plan sur un détail incongru – une oreille coupée déjà envahie par les fourmis, ou une cigarette filmée de si près qu’elle devient un puissant brasier (Sailor et Lula, 1990) – retient l’attention de

Le cinéma de Damien Deroubaix

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Headbangers Ball, 2018 Huile et collage sur papier 250 x 380 cm

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Entretien Martine Dancer-Mourès et Damien Deroubaix Un soir du printemps 2018, à Meisenthal, où Damien Deroubaix a installé son atelier, nous avons commencé à remonter le temps. Spontané et généreux, Damien nous a fait revivre sa rencontre avec l’art, sa ténacité. Redécouvrir la soif inextinguible qui anime cet artiste est roboratif. Martine Dancer  L’exposition « Headbangers Ball » au musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne s’inscrit dans les manifestations du trentième anniversaire du musée, à la suite des expositions consacrées à Valérie Jouve et Jean-Michel Othoniel, nés dans la région. Vous n’êtes pas originaire de Saint-Étienne, mais la ville vous a adopté comme un de ses artistes. Damien Deroubaix  Je

suis né à Lille en 1972 et j’ai grandi dans la banlieue lyonnaise. Je me considère pourtant aussi comme stéphanois, Saint-Étienne est le lieu de ma seconde naissance. Lorsque je suis arrivé à l’École des beaux-arts, j’y ai retrouvé l’univers du Nord : même mentalité ouvrière, même esprit de solidarité. Les cinq années d’école ont été fabuleuses, émaillées par la rencontre d’amis qui le sont toujours. L’art était un territoire inconnu pour vous. Vous n’aviez jamais mis les pieds dans un musée ?

Martine Dancer

1 Installé place du Petit-Collège, à Lyon, d’où son nom.

Damien Deroubaix Dans la banlieue lyonnaise, aucune visite de musée n’était organisée. Au lycée Lumière à Lyon, une camarade qui me voyait constamment dessiner m’a entraîné à des cours du soir de dessin. J’avais dix-huit ans. La responsable du cours a mis sur pied un voyage à Arles pour visiter une exposition Picasso. J’ignorais qui était Picasso. Le face-à-face avec Guernica a déclenché un grand choc émotionnel.

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Ce n’était pas réellement le Guernica de Picasso…

Martine Dancer

Damien Deroubaix En effet, c’était une des trois tapisseries réalisées d’après le tableau. Bouleversé, j’ai interrogé la personne qui était à mes côtés : « De quoi s’agit-il ? » « C’est de l’art, jeune homme », m’a-t-elle répondu. « Et comment fait-on pour faire de l’art ? » « Il faut étudier dans une école des beaux-arts. » À cet instant précis, j’ai compris la voie à suivre. À la bibliothèque municipale de Saint-Priest, j’ai emprunté deux livres, l’un consacré à Michel-Ange et l’autre à Paul Gauguin. Devant les dessins de Michel-Ange, j’ai senti que ce n’était pas gagné. Je croyais qu’il fallait dessiner de cette manière pour entrer aux Beaux-Arts. Pendant un an, j’ai donc suivi les cours de la classe préparatoire de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, le « Petit Collège 1 » .

Comment vos parents ont-ils réagi ?

Martine Dancer

Damien Deroubaix Ils étaient très inquiets devant cette décision irrévocable. Au « Petit Collège », différents professeurs intervenaient de 14 h à 20 h. L’un d’entre eux, commentant une œuvre de Rodin, nous a expliqué que celui-ci avait étudié pendant quinze ans douze heures par jour. De retour chez moi, j’ai réglé mon réveil pour attaquer très tôt le lendemain. Dès lors, je me suis imposé douze heures de travail personnel quotidien. J’allais au musée des Beaux-Arts de Lyon et je réalisais des copies d’après Delacroix, Andrea Del Sarto, Véronèse, etc.

Vous avez entrepris intuitivement une formation très classique, dans le sillage des artistes du xixe siècle.

Martine Dancer

Damien Deroubaix Sans en avoir conscience ! Un dialogue s’est établi avec ces artistes. Il me permettait d’avancer. Aujourd’hui, je sens la présence derrière moi de tous les peintres depuis Lascaux.

Martine Dancer Ignorer l’évolution des mouvements contemporains et leurs diktats, la réticence face à « l’art rétinien » et à « l’odeur de la térébenthine », vous a offert une grande liberté. En quelle année vous êtes-vous présenté dans des écoles ? Damien Deroubaix En 1992. Un

des membres du jury de l’École des beaux-arts de Saint-Étienne m’a traité d’enfant gâté. Je n’étais pas content : en effet, l’école préparatoire étant payante, je déchargeais des camions la nuit pour payer mes études. Heureusement, Christian Friedrich est intervenu. La formation que dispensait ce spécialiste de la gravure sur armes relevait de la grande tradition des activités emblématiques de la ville.

Martine Dancer

Damien Deroubaix La gravure m’intéressait beaucoup. Le deuxième livre que j’avais emprunté à la bibliothèque reproduisait les magnifiques gravures de Gauguin… L’imprimerie où je travaillais pendant l’été me donnait du papier de peu de qualité. Avec une gouge, je gravais des personnages dans du bois ou du linoléum et les imprimais sur ce papier. Christian Friedrich, qui se désespérait du peu d’étudiants attirés par son cours, a été ravi que je veuille me former à la gravure. Il improvisait continuellement, inventait de nouveaux procédés, par exemple avec la photocopieuse. Il m’interpellait : « Regarde ce que l’on arrive à produire avec ce morceau de plexiglas et cet outil, on dirait des pointes sèches. » C’était passionnant. L’école a été une drôle d’expérience. J’y ai appris la rigueur, en particulier avec Philippe Louisgrand, un excellent professeur de dessin, à l’exigence très violente. Martine Dancer

réellement ?

Violente,

Damien Deroubaix Chaque

semaine pendant huit heures, nous dessinions, les tables tournées

Panoramique

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Vue d’exposition de Souche au « 9 bis », février 1999

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Vue d’exposition Claude-Étienne Tardy et Marie Vindy au « 9 bis », décembre 1998

3

Vue de l’exposition « Ein abwertendes Bild der Frau », West Germany, Berlin, 2007

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Vue de l’exposition « Let there be rot (fun in the morgue) », Künstlerhaus Bethanien, Berlin, 2005

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Entretien Martine Dancer-Mourès et Damien Deroubaix

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Painter 7 (Guernica), 2018 Huile et collage sur toile 200 x 150 cm

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Painter (Pablo), 2016 Huile et collage sur toile 200 x 150 cm

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VUES DE SALLES DE L'EXPOSITION « DAMIEN DEROUBAIX. HEADBANGERS BALL », PRÉSENTÉE AU MUSÉE D'ART MODERNE ET CONTEMPORAIN DE SAINT-ÉTIENNE DU 1ER DÉCEMBRE 2018 AU 24 FÉVRIER 2019

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Carrier of Light1 Julie Gandini After denouncing the excesses of capitalism and the conventions of advertising, Damien Deroubaix is assuming the role of a carrier of hope in his latest works. Turning away from forthright demands and ‘orgies of signs’2 in paintings that hurled their rage and revolt at the face of the world, unfurling to the sounds of heavy metal, death metal and grindcore,3 his work is entering a phase of appeasement, yet without losing its dark streak entirely. The urgency and coarseness of his vitriolic visual vocabulary are slowly vanishing. The desire to ‘provoke and unsettle’4 is giving way to a sense of detachment that introduces an intimate dialogue with the history of painting, but also an encounter with the cosmos, according to a pantheistic vision and an expanded conception of art. The artist is turning to a mode of expression inspired by a form of primitivism in which various motifs – figures of go-betweens, totems and fetishes as well as natural elements – reappear from one scene to the next. More than ever, the two strands of his work – the critical and the oneiric – conjoin and merge into a single entity. In certain paintings, which can be seen as narratives of the Creation as much as of artistic creation, the artist becomes a demiurge standing at the dawn of a new day where everything must be recreated anew. Light, whether supernatural, blinding or shaded, plays an essential role in this new phase of maturity. It is the light that unveils the landscapes where different elements, disturbed by manifestations of the cosmos, rain, constellations, the moon and rainbows, coexist under clouded skies. A storm is never far away. The changing light can quickly shift to darkness, as shadows cover these brief spells of consciousness. It is a somewhat uncertain and flickering light that reveals to us the world, reminiscent of the semi-darkness in which mankind lives in Plato’s allegory of the cave. 5 Before casting off the shackles of illusion, the men in the cavern have only a fragmented and distorted vision of reality – that of their shadows projected onto the cave walls by the fire. And while the ascent towards the light is at first blinding, it eventually allows them to embrace the world and to see the truth. As Deroubaix explains, ‘painting is like putting caustic soda in your eyes…it restores your sight and allows you to look at the world anew.’6 His approach partakes in an art of newfound vision

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and clairvoyance. Achieving this renewed vision is without a doubt a painful process and relies on allegories and symbols that conceal none of the horrors of the world from us, but also reveal to us its mysteries and beauties. For Deroubaix, the artist plays the role of revealer as part of a process of unveiling on the level of the universe. Between what no longer exists and what does not yet exist, he is the instrument that reveals the superposition of the different strata of reality. Like a new Prometheus, he dares to harness the fire in order to share with us the light, a symbol of knowledge. Implicitly, the artist is an alchemist but also and above all a shaman who brings together the vital forces of the forest and the living beings, who establish a connection between the known world and the invisible world. Finally, as a witness and protagonist alike in the history of painting seen in a vitalist conception that transcends space and time, Deroubaix affirms a link of companionship and complicity between different artistic filiations. Thousands of fingers in the pockets7 The series titled Painter (p.105-115) metaphorically illustrates what is going on in the painter’s head, the influences permeating it, while the grand themes of painting impregnate his most recent work: the muse, the primitive idol, the source, the artist, nature and its riches, the instinct of life and death. As someone who sees himself in a line of artists, Deroubaix sees himself to some degree as a mediator between generations of painters, another link in the long chain of the history of painting. Acting regularly as a curator of exhibitions in which he presents the works of artists he values, solidarity is not merely a word for him but concrete reality. Among other things, he often lets artist friends use his studio. The leaves of his mural Family Tree8 (ill.1 p.24) bear the names of famous or unknown artists, inspiring ancillary figures who nourish his daily work. The vegetal world undoubtedly provides the most evocative of his metaphors. Deroubaix conceives this dialogue between artists as a living, almost vivacious fluid, similar to the sap that spreads from the roots to the branches. This link between different generations is itself reminiscent of the posture of the shaman, an intermediary between several levels of reality and temporality. The artist explains what connects him to the history of painting: ‘I’m in a constant discussion with the artists from the past. When I’m in a museum, I can come across

1 The title of this essay is not intended as a tribute to Lucifer, whose name derives from the Latin lux ferre, meaning ‘carrier of light’, even if the artist would probably be amused by this correlation. 2 Konrad Bitterli, ‘Danse macabre et Terrorizer. L’œuvre de Damien Deroubaix entre tradition picturale et contemporanéité aiguë’, in Damien Deroubaix. Die Nacht, exh. cat. (Saarbrücken:

Saarlandmuseum, 2009). 3 Extreme and radical variant of thrash metal and hardcore punk, characterised by jerky rhythms and chaotic, noisy sound structures associated with an anti-capitalist and anti-consumerist stance. 4 Thibaut de Ruyter, Synthetically Revived, exh. cat. (Düsseldorf: Konsortium, 2004). 5 Plato, The Republic, Book VII.

a painting and sense exactly what intrigued its creator. I understand their way of working and I’m convinced that there is a link among painters. We’re looking into the future by trying to create something that represents the spirit of the times and that will reveal itself in the future. And that will maybe communicate with artists who are not yet born.’9 In the painting Des milliers de doigts dans les poches (Thousands of Fingers in the Pockets), Deroubaix appropriates an anecdote about Édouard Manet, who felt the same connivance between different generations of painters. He said that every time he put his hands in his pockets he found the fingers of thousands of other painters there. ‘I love this anecdote because it encapsulates what painting means to me. It prompted me to paint this skull with a bunch of asparagus on top titled Des milliers de doigts dans les poches’ 10 (p.119). Among many other artists, Deroubaix entertains an intimate dialogue with Albrecht Dürer (ill.2 p.24). Both painters are keen to depict with great precision different species of plants – grass, thistles, ferns, mushrooms and flowers – and animals (ill.4 p.24). Moreover, in L’Esprit de notre temps (The Spirit of Our Time), Deroubaix recycles the heads of decapitated corpses that reportedly fascinated Théodore Géricault when he was creating The Raft of the Medusa (ill.5 p.27).11 From Edvard Munch, he borrows the brilliant invention of the tortured girl’s menacing shadow in Puberty (ill.6 p.27).12 For Deroubaix, this Expressionist shadow represents the soul seeping out from the human body, for instance in L’Arbre (The Tree) or Idole (Idol). Finally, and quite obviously, his work is permeated by Pablo Picasso,13 whose allegorical political language it appropriates. Guernica is the inspiring model that has infiltrated Deroubaix’s work and compels him to situate himself in the larger context of history, while opening himself to the joint prisms of collective and intimate memory. ‘The artist is like a still’14 After depicting scenes of chaos with danses macabres and doomsday atmospheres, the artist’s focus is changing radically. Standing on the other side of the looking glass, he now observes the world from a distanced and decentred rather than frontal perspective, from a deliberately unstable and impalpable in-between, somewhere between reality, dream, myth and the supernatural. When taking a step back, the outlines of things often become sharper. Deroubaix’s current work

6 Markus Pilgram, ‘Interview with Damien Deroubaix’, in Picasso et moi, exh. cat. (Saint-Paul-de-Vence: Fondation Maeght, 2014). 7 Des milliers de doigts dans les poches, 2018, oil and collage on canvas, 32 x 24 cm. 8 Family Tree, 2008, wall painting, matte black and white acrylic, dimensions variable, Collection Frac Limousin.

9 Pascal Pique, ‘Interview with Damien Deroubaix’, in My Journey to the Stars, exh. cat. (Ibos: Le Parvis, centre d’art contemporain, 2011). 10 It was the artist and curator Éric Corne, whose exhibitions explore the history of painting, who related the story to the artist. 11 Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, 1819, Musée du Louvre, Paris. 12 Edvard Munch,

Puberty, c. 1894–95, National Museum of Art, Architecture and Design, Oslo. 13 Deroubaix’s fascination with Picasso is boundless and well documented, from his epiphanic discovery of a tapestry of Guernica during a school trip to Arles in 1991 to the wooden engraving Garage Days Re-visited, a copy of Picasso’s masterpiece. The exhibition ‘Picasso and Me’ at the

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