Revue de presse jean tirole 17 mai

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Revue de presse 17 mai 2016

Jean Tirole Prix Nobel d’économie


Page de l'article : p.21 Journaliste : Michaël Darmon / Jean-Pierre Elkabbach / Arnaud Leparmentier

Pays : France Périodicité : Quotidien OJD : 273111

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DÉBATS & ANALYSES LE GRAND RENDEZ-VOUS EUROPE I, «LE MONDE»,I-TÉLÉ

Jean Tirole:« Le chômage va continuer à augmenter» A lire votre livre (« Economie du bien commun », PUF, 640 p., 18 euros), on a l'impression que l'emblème de la France, ça ne devrait pas être le coq, mais l'autruche... Il y a un peu de ça. C'est-à-dire que nous sommes tous des autruches. Nous croyons ce que nous voulons croire, et nous ne voulons pas voir ce qui est en train de se passer. Du point de vue chômage, finances publiques, climat. Il faut maintenant qu'on prenne à bras-le-corps tous ces problèmes et qu'on comprenne pourquoi il y a ces problèmes. Ils ne vont pas se résoudre d'eux-mêmes. On a l'impression que les Français sont fâchés avec l'économie, parce qu'elle fait naître des peurs... Tous les peuples sont fâchés avec l'économie, mais plus particulièrement la France puisqu'on a un passé qui est très interventionniste, assez peu de concurrence. C'était le passé de l'entre-soi : il valait mieux avoir des relations, connaître des gens, plutôt que de tenir des raisonnements économiques: c'était vrai pour les chefs d'entreprise, c'était vrai pour le personnel politique. Maintenant le monde a changé, le monde

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est le monde de l'économie, heureusement d'ailleurs, avec les avantages et les inconvénients que cela implique. Mais c'est vraiment important de comprendre que ce monde a changé. Selon vous, le chômage n'est pas le résultat de la loi du marché, comme le laisse entendre le film de Vincent Lindon, mais un choix de société... Oui, c'est un choix de société. Non pas parce qu'on a envie d'avoir du chômage, mais dans la mesure où on choisit des institutions qui créent du chômage, mais du mal-être au travail qui est très important et est dû en partie au fait que les gens restent dans leur emploi, même si cet emploi n'a plus vraiment de fonction, même s'ils n'aiment plus leur emploi parce qu'ils veulent garder leur CDI. Ça coûte très cher aux finances publiques également, parce qu'il ne faut pas oublier qu'on dépense beaucoup en termes de finances publiques pour la lutte contre le chômage. C'est un choix de qui ? C'est un choix de notre classe politique et de la société française, parce qu'il faut bien rappeler que les institu-

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tions du marché du travail sont encore assez populaires. J'en reviens à un des thèmes du livre, c'est qu'on a les politiques économiques qu'on mérite: effectivement, c'est important qu'une conscience économique naisse dans la population française pour comprendre un petit peu que, finalement, le fait qu'on ait du chômage depuis quarante ans, ce n'est pas un hasard. Mitterrand disait : « On a tout essayé. » En fait, on n'a rien essayé ? On n'a pas du tout essayé ce qui marcherait. Et il y a un certain nombre de pays qui ont 5 % de chômage de façon permanente, nous, on a ii % il y en a en fait beaucoup plus que ça — et on a du chômage depuis quarante ans. Referiez-vous aujourd'hui une tribune favorable à la loi El Khomri ? Je pense que de toute façon il va falloir remettre à plat tout ça. On n'a pas terminé. Actuellement, quel que soit le vote sur la loi El Khomri, et je ne sais pas ce qu'elle va devenir, ça n'ira pas. Le chômage va continuer à augmenter. Il va falloir faire quelque chose. Sur le long terme, la France est-elle toujours sur une

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Date : 10 MAI 16 Page de l'article : p.21 Journaliste : Michaël Darmon / Jean-Pierre Elkabbach / Arnaud Leparmentier

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tendance d'augmentation du chômage ? Elle l'est toujours. Alors, après, il y a le cycle économique, il peut y avoir de bonnes nouvelles. Après tout, les taux d'intérêt ont baissé, le pétrole est bas, l'euro est bas. Le chômage aurait dû baisser normalement avec les bonnes nouvelles. Pourquoi va-t-il continuer à augmenter ? Justement parce qu'il y aura de plus en plus de réticence des entreprises à créer des CDI, donc la tendance à ne créer que des CDD va augmenter.

Ne craignez-vous pas que l'on dise que vous êtes le Prix Nobel du Medef? L'économie, ma science, n'est pas une science parfaite, on a des incertitudes, des choses qu'on connaît mal, mais je dis ce que dit la science. L'économie n'est pas au service des intérêts particuliers, ni de la propriété privée ni de ceux qui veulent utiliser l'Etat pour faire imposer leurs valeurs et faire prévaloir leurs intérêts. Donc, l'économiste est neutre fondamentalement. • PROPOS KECUKILLIS PAU MICHAËL DARMON, JEAN-PIERRE ELKABBACH ET ARNAUD LEPARMENTIER

Etes vous favorable à un smic pour les jeunes ? On crée un problème d'entrée sur le marché du travail. Les entreprises sont très réticentes. Je comprends que les jeunes ont envie d'avoir un revenu suffisant. Peut-être qu'on pourrait un peu baisser le smic pour les jeunes, et augmenter leur revenu de facon fiscale.

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Jean Tirole Prix Nobel d'économie

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Journaliste : Antoine Reverchon

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DÉBATS & ANALYSES

L'économie de la réconci iation

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Le li

e n'est pas le prix Nobel d'économie « seulement » que Jean Tirole aurait pu recevoir en 2014, mais aussi le prix Nobel de la paix. Il s'est en effet assigné pour tâche, dans son dernier ouvrage - qui estaussison premier livre « grand public » -, de rétablir la paix sur tous les fronts du débat économique. Et ils sont nombreux : entre économistes « mainstream » et « hétérodoxes » ; entre économistes et opinion publique ; science économique et autres sciences sociales ; modélisation mathématique et travaux empiriques ; marché et Etat ; intérêt particulier et intérêt général... Toutes les critiques, tous les reproches, tous les procès, sont affrontés sans esquive avec courage, patience et - ce qui est une bénédiction pour le lecteur - une infinie pédagogie d'écriture qui rompt avec ses précédents livres. Pourquoi sortir du (relatif) confort des revues académiques pour se plier au « devoir de communiquer sur [s]a discipline au-delà d'un cercle de décideurs » ? Sans doute parce que, par caractère, éthique et conviction, Jean Tirole déteste les conflits. Au point, peut-être, de vouloir les noyer dans l'œcuménisme de son savoir. L'ouvrage est divisé en deux parties bien distinctes. Commençons, une fois n'est pas coutume, par la seconde car elle est, disons, plus attendue. L'économiste n'évite aucun des sujets

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qui fâchent - la réforme de l'Etat, la gouvernance des entreprises, le défi climatique, le chômage, l'avenir de l'Europe, la crise financière, la politique industrielle, l'économie numérique, l'innovation, la régulation des marchés -, et chacun de ces chapitres peut être lu séparément, au gré de l'envie du lecteur... Mais on sait déjà que Jean Tirole préconise le contrat unique, le bonus-malus sur les cotisations patronales, un marché mondial du carbone, un choix clair entre la stricte application de la rigueur des traités européens et un surplus de fédéralisme, la régulation des marchés par des autorités indépendantes de l'Etat, etc. UNE SCIENCE EN ÉVOLUTION CONSTANTE

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ÉCONOMIE DU BIEN COMMUN

de Jean Tirole PUF, 640 pages, 18 euros, à paraître le ll mai

II surprendra pourtant ceux qui l'accusent d'ultralibéralisme, lorsqu'il recommande le documentaire de Charles Ferguson Inside Job (2010), sur les collusions entre économistes, banquiers et politiques à l'origine de la crise financière, ou quand il défend les alternatives au pouvoir des actionnaires: «Nous avons tendance à oublier que d'autres modes, comme l'entreprise autogérée ou la coopérative, sont envisageables dans un monde de libre entreprise. » L'auteur ne s'écarte jamais des principes qu'il fixe dans la première partie de l'ouvrage, véritable manifeste de sa profession : «Le chercheur en économie peut affirmer tout au plus qu'en l'état actuel de ses connaissances, telle option prime sur telle autre. » Ce qui l'amène à plusieurs reprises à écrire : «je ne sais pas », par

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Date : 10 MAI 16 Page de l'article : p.21 Journaliste : Antoine Reverchon

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exemple face à l'affirmation d'une « fin du salarial » pour cause d'ubérisation, ou d'un lien entre réussite économique et mérite personnel. Car dit-il, si l'économie est bien une science, elle est comme toute science en évolution constante. Et elle a un but : «L'économie est au service du bien commun; elle a pour objet de rendre le monde meilleur. » Tout à ce projet optimiste, Jean Tirole veut y enrôler tous ceux qu'une tradition française oppose volontiers. LE «VOILE DE L'IGNORANCE»

Le marché n'est pas un but en soi, mais un instrument qui n'est au service du bien commun que si l'Etat le régule... sans chercher à le remplacer. L'homo œconomicus est une commodité théorique qui permet de comprendre certains aspects des comportements individuels ; Jean Tirole y ajoute volontiers l'homo psychologicus, l'homo incitatus, l'homo socialis, l'homo juridicus et même l'homo darwinus (biologique), pour prôner une convergence entre les sciences humaines et sociales, puisque toutes «s'intéressent aux mêmes individus, aux mêmes groupes et aux mêmes sociétés », Le prix Nobel, souvent perçu comme le champion du tout-mathématique, en recense pourtant les limites mais affirme que «sans modèle à tester, les données ne révèlent pas grand-chose d'utilisable pour la politique économique». Enfin, il réfute l'accusation d'une science économique «orthodoxe» cantonnée au «modèle concurrentiel» de l'homo œcono-

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micus. C'était peut-être vrai il y a trente ans, dit-il, mais elle s'est depuis ouverte à bien d'autres aspects. Et s'il reconnaît les biais des processus d'évaluation des chercheurs, tant critiqués par les hétérodoxes, il les analyse comme des instruments de régulation de l'incertitude sur le « marché » de la recherche... Alors, tout le monde est d'accord? Pour Jean Tirole l'optimiste, la bonne politique économique consiste à combiner le jeu des intérêts particuliers pour produire le bien commun. Or, écrit-il, si chacun était informé de la meilleure façon d'atteindre un optimum de richesse pour lui-même, ce bien commun ne pourrait jamais être atteint. Il ne peut donc l'être que sous ce que qu'il appelle le « voile de l'ignorance », qui empêche chacun d'agir rationnellement au mieux de ses intérêts. L'économiste ne se tend-il pas alors un piège à lui-même ? Le «fil rouge » de l'ouvrage, dit-il, est la « théorie de l'information », qui permet de comprendre les «limites informationnelles » dans lesquelles acteurs et institutions agissent. Mais si les économistes parvenaient à lever le « voile de l'ignorance », ils risqueraient de découvrir, au lieu des instruments du bien commun rêvé par le prix Nobel, le fourmillement des conflits individuels, institutionnels, culturels, historiques, qui dictent à coups de crises et de guerres leurs lois aux sociétés humaines tout aussi sûrement que la « loi du marché ». •

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ANTOINE KEVEKCHON

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RÉCIT

Jean Tirole, un Nobel dans l'arène

« J'étais un prof anonyme et, a partir du Nobel, j'ai croise des inconnus qui me disaient. "Expliquez-nous ce que vous faites" », confie Jean Tirole (ici en 2015 tors d'une conférence en son honneur). T_,E PICTLPE

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Date : 09 MAI 16 Page de l'article : p.16 Journaliste : Charles Jaigu

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Charles Jaigu

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ans son bureau d'angle du cinquieme etage de l'ancienne manufacture des tabacs de loulouse, Jean Tirole est tel qu'on se l'imagine, empreint d'une certaine reserve, avec son air de bon eleve modeste On ne trouve pas dans son bureau, tres modeste lui aussi, le moindre signe d'un Nobel Juste une photo en noir et blanc ou on le voit marcher aux côtes d'un de ses pairs, Joseph Stiglitz, sur la place du Capitole de Toulouse Tirole n'est pas un gourou, pas un polémiste II est, presque malgre lui, Panti-Thomas Piketty II fuit la surexposition mediatique Et il se tient aussi éloigne que possible de tout parti politique Le lancement de son livre rompt exceptionnellement avec cette position de retrait qui lui a permis jusqu'à maintenant de privilégier la recherche Pose en évidence sur sa bibliotheque, on peut voir un de ses premiers livres, coecrit avec son ami Jean Jacques Laffont il y a trente ans Un livre truffe d'équations Pas précisément grand public C'est Laffont qui a cree cette ecole de Toulouse - Toulouse School of Economy ou TSE - dans les annees 1980 C'est lui qui a convaincu Tirole de quitter le MIT de Boston, en 1991 Tirole y était traite comme le roi de Babylone - tout comme, aujourd'hui, Esther Duflo, qui est devenue une star de l'économie du developpement -, mais il a accepte de venir risquer sa carriere sur les rives de la Garonne « C'était un pari d'entrepreneurs II fallait vraiment donner de sa personne et, finalement, c'est ce qui m'a plu », se souvient Tirole Un ovni dans le paysage universitaire français, finance par des entreprises publiques puis privées, mais aussi avec le concours de l'université de Toulouse I « Le but, c'était défaire de la recherche partenariat avec des entreprises, ce qui nous a permis de nous pencher sur des problèmes tres concrets », explique Jacques Cremer, l'un des premiers a avoir rejoint Toulouse ct qui raconte comment il a fallu rebondir au milieu des annees 2000, api es le deces premature de Laffont

Le Prix Nobel 2014

d'économie publie un

livre événement intitulé « Économie du bien commun ». Cette grande synthèse tente de répondre à presque

toutes les questions que l'on se pose

sur l'état de l'économie, de l'écologie à l'ubérisation, ou sur le métier d'économiste.

Un pavé dans la mare

pour le débat de la presidentielle 2017. _ —i jeon Tires*

ECONOMIE ÉCONOMIE DU BIEN COMMUN ii " » * a i t h i Par Jean Tirole,

BIEN COMMUN

Edltlon5pUF

640 pages, ISC

Voyages au Japon et en Chine

TSE est donc une histoire de débrouille tres française une petite equipe a\ec peu de moyens qui réussit a imposer une marque dans une discipline dominée par les universités américaines Tout comme les « alma mater » d'outre-Atlantique, I SE recueille les participations dcs groupes prives « On les place en bons peres de famille et on ne depense que les intérêts », précise Tirole, qui concède que le fonds est tres modeste, par rapport aux 27 milliards d'euros dont dispose Harvard pour l'aider a attirei les meilleurs professeurs Aujourd'hui, un chercheur qui a la cote peut gagner outre-Atlantique l'équivalent de « 300 ou 500 DOO euros voire plus », fait remarquer un collaborateur de Tirole TSE, de son côte, n'a rien de bien luxueuse Les couloirs ressemblent a ceux de n'importe quelle fac en France, maîs l'école bâtit sa croissance sur le recrutement d'étudiants a l'étranger Ce que confirme Alexia Lee Gonzales, une jeune doctorante américano-mexicaine « Quand je traTous droits réservés à l'éditeur

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Date : 09 MAI 16 Page de l'article : p.16 Journaliste : Charles Jaigu

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Page 3/3 va/fiais au Mexique pour le ministere de l'Industrie, notre equipe tentait de négocier la fin du monopole du milliardaire Carlos Shm sur les télécommunications Ce sont les publications de l'école de Toulouse qui nous servaient de boîte a outils », raconte-t-elle en tres bon français Bien sur, le IS obéi a force Tirole a faire un choix qu'il ii' avait pas prévu « Ou bien devenir un homme public, et vivre dans un avion de conference en conference, ou bien rester ici pour faire de la recherche l'ai prefere la recherche », résume cet homme de 63 ans Mais le chercheur voyage malgre tout il était récemment a Tokyo ou il a rencontre le premier ministre Shinzo Abe, et il part bientôt en Chine II n'a donc pas pu complètement échapper a la nobclisation « Jusque-là, j'étais un prof anonyme et, a partir du Nobel, j'ai croise des inconnus, parfois même dans la rue, qui me disaient. "Expliquez nous ce que vous}:aites" », confie t il

Libéral tempéré, écolo convaincu et européen déterminé

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Aujourd'hui, il publie donc Economie du bien commun (PUF), un livre de 640 pages Une synthèse tres équilibrée, dont l'objectif - atteindre le bien commun - la met au coeur du debat sur la reforme en France, a un an de l'élection presidentielle Un livre dense, passionnant ct remarquablement clair - il a ete relu par son épouse, Nathalie, qui lui a pointe tous les passages obscurs « Avec ce livre, Jean veut aller contre la tendance generale a la rela tivisation des discours economiques, comme s'il n'y avait que des opinions et aucune connaissance démontrée ». confie Crcmcr Jean Tirole ne nie pas qu'il est inquiet de la situa tion fi ançaise « La publication de ce livre un an avant (a presidentielle est une coïncidence, maîs si ca peut servir . », nous dit il II connaît le risque être accueilli comme l'ultralibéral de service, une réputation que lui ont bâtie certains medias, dc Marianne a Mediapart « Tirole est considéré comme un économiste de centre gauche aux Etats-Unis », rappelle Augustin Landier, lui aussi prof de la TSE « Tl est tout sauf ça et, au contraire, rappelle toujours la place de l'htat, maîs aussi bien sûr l'importance des autorites indépendantes ; il est toujours tres mesure parce que la réalite est subtile et complexe, et il n'aime pas les propos a l'emporte-piece », observe Landier, qui voit en Tirole « l'un des derniers grands généralistes en economie » Tirole déplore la personnalisation du debat, même s'il a récemment signe une pétition en faveur de la loi El Khomri « loulouse a une retenue plus grande vis-a-vis de la politique alors qu'une partie importante des econo mistes de l'Ecole de Paris - ou on trouve Piketty ou Elie Cohen - n'a pas hésite a soutenir françois Hollande en 2012 », fait observer un professeur de TSE Le professeur Tirole ose des propositions daires, sur des sujets qui déclencheraient plusieurs gre\es generales « On ne peut pas avoir de bonne politique economique sans culture economique, or cette culture

On ne peut pas avoir de bonne politique économique sans culture économique, or cette culture économique fait défaut en France

JEAN TIROLE

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economique fait défaut en France », dit il II met les decideurs politiques au defi de son diagnostic et de Macron a Fillon, on peut déjà parier qu'il aura quèlques aficionados, mais aussi qu'il fera face aux tres nombreux professionnels du déni Le Nobel français propose en somme un liberalisme régule et responsabilise ; s'il est tres inquiet a l'égard des blocages français et européens, il propose aussi des solutions tres argumentees II est en revanche extrêmement alarmiste a l'égard du peril climatique, et il juge inévitable l'uberisation de l'économie, a laquelle il consacre plusieurs chapitres tres pointus c'est l'un de ses domaines de recherche « Tous les métiers vont etre transformes par la revolution numerique, et nous ne sommes pas prêts », écrit-il Liberal tempère, ecolo convaincu et europeen détermine, telle est la ligne Tirole considère que la cle de voûte d une economie de marche efficiente est la responsabilisation des acteurs vis a vis du coût social de leurs choix D'où sa bataille pour l'application du principe pollueur-payeur II défend d'ailleurs avec conviction une taxe carbone universelle, en reconnaissant qu'il prêche dans le desert depuis quinze ans, et il décerne au passage un carton rouge a la COP21 qui s'est tenue a Paris en decembre

La mame des systèmes à deux vitesses

Dans la longue liste des suggestions de reforme, il revient sur le contrat de travail unique avec paiement d'un malus en cas dc licenciement - qu'il avait propose en 2003 avec Olivier Blanchard « C'est le principe du licencieur-payeur en échange d'une reduction des cotisations chomage et d'un aile gement des procedures administratives » Parmi les avantages, celui d'éliminer les connivences entre employeurs et employes sur le dos de la Securite sociale A chaque fois, il déplore la manie française des systemes a deux vitesses dualité des systemes de Securite sociale et de mutuelle, « qui coûte tres cher », mais aussi dualité entre « un CDD ultra flexible et un CDI ultra rigide », sans parler de la dualité entre un systeme de grandes ecoles ultrasélectives et d'universités sans selection « L'absence de selection a l'entrée de l'université est un/acteur d'inégalité Les étudiants les moins bien prépares sortent sans diplome et ont en plus gaspille entre un et trois, ans », écrit-il II juge inepte l'argument que la reduction du temps de travail ou la iin des flux migratoires pourrait creer des emplois nouveaux Autant de muletas pour affoler le taureau 9 II y a en tout cas de quoi faire grimper au rideau les partisans du statu quo En pays toulousain, on n' a peur ni des corridas ni des mêlées rugueuses Et Tirole se contente de dire ce qu'il pense Notre Toulousain n'est pas pessimiste pour autant « Je ne crois pas a la grande stagnation », dit-il II y aura toujours des emplois On trouvera des energies de substitution, et le nucleaire fait partie de la solution, note-t-il II reconnaît aussi qu'il y a dc nombreux sujets sur lesquels les économistes ne sont pas d'accord, et qui font debat C'est le cas de la relance budgétaire Mais il y a aussi des sujets qui font consensus « Je n'ai jamais entendu les par tisans de la relance fiscale, comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, dire qu'il fallait un marche de l'emploi dual ou qu'il f allait instaurer un temps de travail réduit » II n'est pas facile d'entrer dans un debat sul chauffe, ou « les gens s'échangent des arguments a toute vitesse sans prendre le temps de peser le pour et le contre », nous contie-t-il Maîs il y est prêt C'est son côte patriote •

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lexpress.fr • no 3383 semaine du 4 au 10 mai 2016

JEAN TIROLE LES LEÇONS D’UN NOBEL


en couverture

Réconcilier les Francais avec l’économie ? C’est le pari du Prix Nobel Jean Tirole, qui publie un ouvrage destiné au grand public. En avant-première, il livre à L’Express son diagnostic : il n’y a pas de fatalité aux maux dont souffre le pays.

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JEAN TIROLE : LES LECONS D’UN NOBEL

COP 21 : « NOUS SOMMES DEPUIS LONGTEMPS LA DÉCEPTION DU CHERCHEUR DANS LE DÉNI »

42 SA RÉFLEXION SUR LE MÉTIER D’ÉCONOMISTE


JEAN TIROLE LES LEÇONS D’UN NOBEL


en couverture

PAR CORINNE LHAÏK e soir-là, Jean Tirole a rendez-vous à 20 heures au théâtre du Capitole. On y donne Les Noces de Figaro. Le Prix Nobel d’économie 2014 revient d’un voyage au Japon ; il a rencontré le Premier ministre, Shinzo Abe, et six membres de son gouvernement, avides de ses analyses, alors que leur pays s’enlise dans la langueur. En attendant Mozart, Tirole reçoit L’Express dans son bureau de la Toulouse School of Economics, une grande école au sein d’une université, dont il est le président. Des armoires noires chargées de livres, un tableau vert à l’ancienne avec sa craie, c’est là que, depuis plus de vingt ans, au bord de la Garonne, l’économiste cogite, écrit, produit… Toulouse est devenu le QG de ce Troyen tombé amoureux du pays de Nougaro. Au début des années 1990, Tirole fait le choix de rentrer des Etats-Unis. Il tient beaucoup à cet ancrage français, preuve que la recherche de haut niveau peut s’épanouir sous le soleil de la province. Cette terre est d’ailleurs propice à la réflexion économique : c’est à Toulouse qu’Adam Smith, maître à penser de l’économie classique, a écrit son œuvre la plus célèbre, La Richesse des nations. C’est à Stockholm, le 10 décembre 2014, que Tirole, lui, se voit remettre le prix Nobel d’économie, notamment pour ses recherches sur la régulation des oligopoles (électricité, chemins de fer, réseaux téléphoniques, etc.). Il est le troisième Français à détenir ce titre et, comme souvent dans les grands moments d’émotion, il formule un vœu, emprunté au plus célèbre de ses collègues, John Maynard Keynes : « Si les économistes pouvaient parvenir à ce qu’on les considère comme des gens humbles, compétents, sur le même pied que les dentistes, ce serait merveilleux ! » Près de dix-huit mois plus tard, Jean Tirole relève le défi en publiant Economie du bien commun aux PUF : 640 pages pour expliquer son métier et plaider qu’il n’y a pas de fatalité aux maux dont nous souffrons. A 62 ans, c’est la première fois que l’ancien élève de Polytechnique, féru de mathématiques,

C

publie un livre à la portée de tous. Quasiment pas d’équations, beaucoup d’explications et, finalement, un ouvrage qui rend intelligible cette science économique que beaucoup prennent pour un oxymore. Que dit le Pr Tirole ? Que nous sommes tous des êtres humains. « Nous réagissons aux incitations auxquelles nous sommes confrontés, matérielles ou sociales. Cela fait que nous adoptons un comportement qui peut aller à l’encontre de l’intérêt collectif. La recherche du bien commun, c’est la construction d’institutions visant à concilier autant que faire se peut les intérêts individuels ou collectifs. » Ces « institutions », c’est l’Etat et le marché. Pour Tirole, ils ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, mais complémentaires. En 17 chapitres, il décrit les rapports de la société à l’économie, le travail d’économiste, l’importance de la théorie des jeux ou de celle de l’information, les rôles respectifs de l’Etat et du marché, les grands défis macro-économiques (climat, chômage, euro, finance) et industriels (concurrence, économie numérique, innovation, etc.). Au fil des pages, il aborde des questions délicates, comme celle de la moralité du marché : pourquoi les transactions sur les organes ou sur les mères porteuses, la prostitution, nous dérangent-elles ? Chaque chapitre peut se lire indépendamment des autres. Sauf les deux sur la finance, que l’auteur conseille de découvrir l’un après l’autre. Il y assume les insuffisances de sa profession devant la crise de 2008. Une nouvelle crise est-elle possible, interroge-t-il ? Oui, si l’on ne répond pas énergiquement à la faillite de la régulation, cause première de cette catastrophe financière puis économique. Mais il ajoute : « Nous devons aussi être conscients que nous ne pourrons éliminer complètement tout risque de crise. Car, afin d’éviter totalement les crises, il faudrait brider prise de risque et innovation et vivre dans le court terme au lieu d’investir dans le long terme. » ^ @clhaik

Une nouvelle crise est possible si l’on ne répond pas énergiquement à la faillite de la régulation

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L’EXPRES S • NUMÉRO 3383 • 04.05.2016


Pour Jean Tirole, métier et passion se confondent dans le même amour pour l’économie. Pour ces 17 Dunkerquois photographiés par Marie Genel (Recto/Verso, exposition pour Dunkerque 2013, capitale régionale de la culture), univers professionnel et activité personnelle se mêlent le temps d’un cliché : sur leur lieu de travail, un détail rappelle qu’ils se consacrent aussi à l’écriture (ci-contre, Sandra Chenot), la peinture, la pêche, la musique, la danse…

« NOUS SOMMES DEPUIS LONGTEMPS DANS LE DÉNI » en couverture

Interview • Jean Tirole parle de son métier, de la science économique, et des solutions qu’elle peut apporter contre le chômage, pour apprivoiser le climat ou le numérique, réformer l’Etat ou l’Université. En toile de fond, le prix Nobel 2014 porte un jugement sévère sur les retards français. PROPOS RECUEILLIS PAR CORINNE LHAÏK – PHOTOS MARIE GENEL/PICTURETANK

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en couverture Olivier Dreux, monteur-dépanneur et passionné de pêche.

Comment l’idée de ce livre (1) vous est-elle venue ? Le 13 octobre 2014, je reçois le prix Nobel, et c’est le début d’une aventure qui propulse l’universitaire que je suis hors de ce bureau. Tout à coup, je deviens un homme public. C’est un peu bizarre… On me demande de tout commenter alors que, comme tout un chacun, j’ai mes spécialités et mes limites. On m’a posé énormément de questions sur le marché du travail. Je l’ai étudié, mais ce n’était pas le sujet du prix Nobel. On m’a questionné, de la fiscalité à la politique, sujets dont je ne suis pas expert. Les médias m’ont sollicité, j’ai fait des rencontres, dans les lycées, dans les universités, dans mes anciennes écoles. Dans la rue, des gens que je ne connaissais pas me disaient : « Vous n’écrivez que des choses techniques. » Je comprends ce besoin de l’opinion. Depuis longtemps, je pense qu’on a les politiques économiques que l’on mérite, que, sans culture économique du grand public, les dés sont

pipés contre les bons choix. Mais notre rôle d’économistes, c’est de faire de la recherche et de l’enseignement. D’un point de vue purement professionnel, mieux vaut écrire un article dans une revue scientifique que divulguer son savoir. Et pour être honnête, jusqu’à présent, c’est comme cela que j’ai vécu. C’est donc la première fois que j’écris pour le grand public. Assumez-vous avoir écrit un livre de vulgarisation ? Je préfère parler de pédagogie. J’ai écrit ce livre pour le plus grand nombre. Au premier abord, la science économique n’est pas évidente, mais, fondamentalement, elle n’est pas si compliquée. Elle est intéressante, amusante et presque ludique par moments. C’est comme le base-ball ou le rugby, passionnant si l’on en comprend le fonctionnement. L’opéra aussi, c’est exigeant au début, si l’on n’en a jamais écouté (moi, je l’ai découvert sur le tard). La difficulté naît du fait qu’en

«Depuis longtemps, je pense que l’on a les politiques économiques que l’on mérite» 36

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économie beaucoup de choses sont contre-intuitives. Je cherche donc à donner des explications en des termes relativement simples, sans sacrifier la rigueur. Tout le monde peut comprendre ? Il reviendra aux lecteurs d’en juger, mais je l’espère ! J’ai essayé d’expliquer des mécanismes complexes avec des termes compréhensibles. Que vous a appris l’écriture de ce livre ? A faire passer des messages. Franchement, il est beaucoup plus facile pour un chercheur de donner un cours de doctorat que de parler au grand public. Ce dernier souffre de l’absence d’éducation économique; il peut lui manquer un maillon dans la chaîne de la compréhension, qu’il faut repérer. Je serai heureux si le lecteur apprend quelque chose. Même s’il est en désaccord sur la plupart des sujets. Si le livre déclenche la réflexion, invite à voir les choses différemment, j’aurai gagné mon pari. Vous écrivez que l’économie est au service du bien commun. Qu’est-ce que le bien commun ? C’est l’intérêt général pour la société. Ce n’est pas à l’économiste de le définir. Il s’agit d’un choix politique, variable d’une société à l’autre. L’économie est une des clefs pour atteindre l’intérêt général en faisant que l’intérêt personnel rejoigne l’intérêt collectif ; elle permet d’augmenter la taille du gâteau, et, si l’on veut redistribuer le gâteau – choix politique –, que la redistribution soit efficace, que l’argent public soit bien ciblé. Pourtant, vous reconnaissez que l’on n’a pas toujours envie d’entendre les messages des économistes. Ils sont parfois perçus comme anxiogènes. De même que nous voulons nous croire à l’abri du cancer ou des accidents de la route, nous ne voulons pas penser que l’explosion de la dette publique puisse remettre en question la pérennité de notre modèle social ou qu’il faudra faire un effort pour résoudre le réchauffement climatique. D’autre part, et comme je l’explique dans le livre, en matière de politique économique, l’enfer est pavé de bonnes intentions : l’effet direct d’une politique peut être louable, mais ses effets indirects peuvent rendre la politique néfaste. En économie, contrairement à la médecine, les victimes des effets secondaires sont souvent des personnes différentes de celles auxquelles le traitement s’applique. L’économiste s’oblige à penser aussi aux victimes invisibles, se faisant ainsi parfois accuser d’être insensible aux souffrances des victimes visibles.

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Vous êtes sévère avec les résultats de la COP 21. Pourquoi ? Actuellement, il n’y a pas d’engagement ferme des Etats, pas de traité. Aucun politique n’est rentré dans son pays en disant : « Maintenant, on va souffrir un peu pour améliorer le climat. » Partout, on continue d’investir dans les centrales à charbon. La victoire, c’est que 195 pays et l’Union européenne se sont mis d’accord sur un objectif [NDLR : à Paris, en décembre 2015], mais, à partir du moment où l’Arabie saoudite et le Venezuela signent, vous savez que vous n’aurez pas de taxation du carbone.

Pour vous, elle est indispensable ? Oui, c’est l’idée du pollueur-payeur, de la responsabilisation, comme pour le marché du travail. Il faut fixer un prix du carbone mondial. Il en existe un peu partout, mais ils sont trop faibles, sauf en Suède. Les experts le chiffrent à 50 euros la tonne de CO2, il faudra sûrement ajuster. Tous les pays devront payer, y compris ceux du Sud. Parce que leur développement est phénoménal, donc très polluant ; parce que, sinon, les pays riches iront encore davantage produire dans le Sud. Mais, parallèlement, il faut créer un vrai fonds pour aider ces pays les plus pauvres.

employer en CDI de peur de devoir garder des salariés dont elles n’ont plus besoin. Et elles multiplient les recours aux contrats courts. Quant aux personnes en CDI, si elles sont licenciées, elles vivent un drame, réel, car elles auront beaucoup de mal à retrouver un autre CDI. Dans le débat public, on insiste beaucoup sur ces victimes, visibles, mais on ne voit pas tous les autres, les chômeurs ou les titulaires de CDD. Mais, si vous facilitez la rupture des CDI, vous déstabilisez ces derniers pour faire de la place aux autres. Difficile à accepter pour les intéressés ! Il faudrait accorder les « droits du grand-père » à tous ceux qui sont déjà titulaires d’un CDI, qui conserveraient donc leurs droits actuels. En revanche, les nouveaux entrants bénéficieraient du nouveau contrat unique. Les blocages sur ce débat viennent du fait que l’on assimile « contrat à durée indéterminée » à « emploi à durée indéterminée ». Par ailleurs, on sousestime le fait qu’aujourd’hui les titulaires d’un CDD sont considérés, par les banques ou les bailleurs, comme des populations à risque, ce qui limite leur capacité de consommer. Le contrat unique rendrait « solvable » une frange importante de la population. En France, notamment, un tel message a du mal à passer. Les Français sont assez méfiants avec l’économie et avec le marché : seuls 36 % d’entre eux lui font confiance, pour 65 % des Allemands, 71 % des Américains et 74 % des Chinois. Beaucoup rêvent d’être fonctionnaires, et peu de chercheurs ont envie de créer leur entreprise. Cela ne veut pas dire que les Français ne sont pas entrepreneurs. Il y a beaucoup de

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Un exemple concret ? Le chômage. Beaucoup de gens disent : « Si on facilite le licenciement, comment va-t-on améliorer l’emploi ? » Effectivement, si on le facilite, les entreprises vont commencer par licencier des salariés en surcroît. L’économie nous apprend à aller au-delà de ce raisonnement, en regardant les effets indirects. Aujourd’hui, 90 % des créations d’emploi sont des créations temporaires [NDLR : des CDD]. Face à l’incertitude sur leur carnet de commandes, les entreprises ne veulent plus

Les déceptions de la COP 21


en couverture

talents en France ; par exemple, les étrangers nous disent que nos ingénieurs sont extrêmement bien formés. Mais il y a cette méfiance systématique vis-à-vis du marché, que je tente d’expliquer dans le livre. Vous pointez aussi le fait que la France a été une économie planifiée, de l’entre-soi. Il y a un peu de ça. Longtemps, il a été plus important de faire partie d’un certain réseau que de maîtriser le raisonnement économique qui a cours au FMI, à la Commission européenne ou dans les autorités indépendantes (concurrence, télécoms, régulation bancaire, etc.). En France, on pensait que l’on n’avait pas besoin de ça. On était une économie plus fermée, les décisions étaient essentiellement politiques. Cela n’a pas facilité le rapport à l’économie. Souvenons-nous que c’est sous François Mitterrand que le contrôle des prix est supprimé, en 1986. Alors que les autres pays l’avaient fait depuis très longtemps. Les grandes réformes de libéralisation de l’audiovisuel datent aussi de ce moment-là… La création d’autorités indépendantes est toujours critiquée en France au nom de la perte de souveraineté… A chaque présidentielle, le sujet revient et l’on critique la Banque centrale européenne, l’Autorité de la concurrence…

alors que c’est justement leur indépendance qui a nettement amélioré la qualité des décisions publiques dans leurs domaines en les protégeant des pressions politiques. Que les mouvements populistes soient sur cette ligne n’est pas très surprenant ; ce qui l’est davantage, c’est qu’en France même les partis modérés adoptent ce genre de critique. Vous dites que l’économie est une science consensuelle. On n’en a pas toujours l’impression quand on voit, par exemple, les débats sur l’euro, le marché du travail ou la gestion des finances publiques. Les économistes ne sont pas d’accord sur tout, et il y a de très vifs débats sur les sujets que l’on comprend mal. C’est heureux, car c’est le débat qui fait avancer les choses. Le désaccord fait partie de la science, pas seulement économique. Les réputations, en recherche, se construisent sur la base de la remise en question de connaissances existantes. Mais les désaccords entre économistes sont relativement limités par rapport au spectre des opinions dans le débat public. Dans les conférences, dans les grandes revues scientifiques, je n’ai par exemple jamais entendu dire ou lu qu’on résoudra le réchauffement climatique sans une tarification étendue du carbone ; ou que partager l’emploi en crée ; ou encore qu’un marché du travail dual est bon pour l’économie.

Mustafa Noury, agent de production et rappeur dans l’âme.

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en couverture Emilie Vernaelde, serveuse et danseuse de zumba.

Mais certains diront que l’important, ce n’est pas l’organisation du marché du travail, c’est le carnet de commandes. Tous les économistes seront d’accord pour dire que le carnet de commandes est important. A partir de là, la question qui se pose est celle de la relance budgétaire : faut-il la pratiquer pour compenser une croissance actuellement trop faible ? Sur ce point, les économistes ne sont pas d’accord, car les théories sont ambiguës et les données empiriques ne permettent pas de trancher. On sait qu’il ne faut pas trop réduire les déficits budgétaires quand les choses vont mal, ce qui peut freiner l’activité. A l’inverse, si l’on ne fait rien, on peut créer des problèmes de finances publiques. Actuellement, les pays d’Europe du Sud, ou le Japon, vivent avec des dettes très élevées (240 % du PIB au Japon) et le supportent parce que les taux d’intérêt sont très bas et que la dette est détenue dans le pays. Mais une crise

de confiance peut survenir, qu’on ne peut absolument pas prédire. En effet, ces phénomènes, dits « autoréalisateurs », dépendent du comportement des gens. Les économistes ne sont donc pas à l’aise avec les prévisions, ils sont bien meilleurs… … pour expliquer ce qu’il s’est passé plutôt que pour prévoir ? Oh, ça, c’est la version pas très gentille ! [Rires.] En fait, nous savons identifier des facteurs propices aux crises, bancaires ou de dette souveraine. Mais, de même que le médecin ne peut pas prédire le moment de l’infarctus, nous ne pouvons pas déterminer celui de la crise. En quoi l’ouverture de l’économie à d’autres sciences sociales a-t-elle été positive ? Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’économie était une science

«Les économistes savent identifier des facteurs propices aux crises […] mais pas en déterminer le moment» 40

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Jérémy Tange, employé dans le recyclage du pain et musicien de fanfare.

sociale complètement intégrée aux autres sciences sociales. Adam Smith, qu’on dit économiste, était aussi un philosophe, un psychologue, sa Théorie des sentiments moraux est un livre aussi intéressant que La Richesse des nations. Au XXe siècle, l’économie s’est séparée, s’est construit sa propre identité, c’était une bonne chose. Mais, du coup, elle y a perdu de sa richesse, les apports de la psychologie, l’étude des comportements des individus et des groupes.

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Le très bas niveau des taux d’intérêt est-il annonciateur d’une « stagnation séculaire » ? Faisons-nous face à une stagnation séculaire – c’est-à-dire le maintien, en période longue, de taux d’intérêt et d’une croissance faibles – ou vivons-nous tout simplement les conséquences temporaires de la crise financière mondiale et d’autres chocs ?

Certains facteurs laissent penser que les taux bas d’aujourd’hui sont durables : la démographie, la croissance des inégalités (les plus riches épargnent plus, ce qui fait monter le prix des actifs, et donc baisser les taux d’intérêt). La stagnation est possible, mais les économistes ne sont pas en mesure d’avoir des convictions précises là-dessus.

comprendre l’altruisme : peut-il s’expliquer du point de vue de la sélection naturelle ? L’homme rationnel, s’il est vraiment égoïste, maximise son intérêt propre. Mais il arrive qu’on se comporte bien, gratuitement, avec des gens qu’on ne reverra jamais, sans chercher de contre-don. Pourquoi ? Les gens plus altruistes réussissent-ils mieux socialement et économiquement que les autres, et jusqu’à quel point ? Voilà le genre de choses que nous étudions.

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L’homme n’agit donc pas toujours de manière purement rationnelle ? Effectivement, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, nous avons une préférence pour le présent, qui nous fait remettre au lendemain différentes décisions (travail, épargne, rupture de dépendances). Nous souffrons des biais cognitifs décrits dans le livre. Nous ne donnons pas systématiquement la primauté à notre intérêt matériel. Un éclairage croisé est nécessaire pour mieux comprendre les interactions sociales et améliorer les politiques publiques. Il y a cinq ans, nous avons créé un institut pluridisciplinaire, l’Institute for Advanced Study in Toulouse. Il rassemble des chercheurs qui font de la biologie évolutionniste, du droit, de la science politique, de la sociologie, de la psychologie, de l’anthropologie. Par exemple, des économistes travaillent avec des biologistes pour essayer de

Un stagnation durable ?


en couverture

En France, vous êtes étiqueté comme « libéral ». Oui, mais les personnes qui disent cela, souvent, ne savent pas ce qu’est le libéralisme, qui n’est pas du tout le laisserfaire, mais la responsabilisation des acteurs économiques pour les inciter à contribuer au bien commun. Les régulations sont la main visible du marché au service de l’intérêt général. Elles représentent le cœur de mes recherches. A l’étranger, je suis vu comme quelqu’un de gauche, très régulateur ; en France, comme un ultralibéral. Cette catégorisation est erronée, parce que trop simpliste. Les économistes doivent apporter une vision qui vient de leurs recherches et se construire sans préjugés. Vous insistez sur la réforme de l’Etat. Mais comment s’y prendre ? Certains prônent le maintien du statu quo, d’autres préconisent au contraire un Etat minimaliste se concentrant sur les fonctions régaliennes. Ces visions ne sont pas les miennes. L’Etat moderne doit fixer les règles du jeu et intervenir pour pallier les défaillances du marché et non s’y substituer. Il doit

Profession : économiste Vous décrivez longuement le métier d’économiste. J’ai hésité à le faire par crainte de contribuer à la pipolisation actuelle des économistes. J’ai pris le risque, car le travail de chercheur en économie est peu connu du grand public. L’économie n’a pas, et de loin, l’exactitude de la mécanique newtonienne, mais elle est une science : elle formule des hypothèses, alors critiquables et réfutables, utilise la logique pour déduire ses conclusions et teste les deux à l’aide de l’outil statistique. Tout cela est évalué par les pairs au niveau international. Vous soulignez les risques de l’engagement de l’économiste dans la cité. Soit je prenais la défense de la profession en disant : « Voilà, nous sommes tous formidables. » Soit j’essayais de montrer cette profession avec ses qualités et ses défauts. C’est important : dans tout le livre, j’insiste plus généralement sur le fait que les gens réagissent tous à leurs incitations.

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Y compris les politiques. Pour ces derniers, c’est la prochaine élection qui compte, ce qui pousse au court-termisme. Je ne leur jette d’ailleurs pas la pierre, même si je suis souvent furieux contre certaines politiques. A leur place, j’en ferais peut-être autant… Mais la France est dans une situation paradoxale, où l’on croit très fort à la toute-puissance de la politique et où, dans le même temps, on ne cesse de blâmer les individus qui en font. Et, pour les économistes, quelles sont les incitations ? Le pouvoir ? L’argent ? Comme pour tous les scientifiques, avant tout leur curiosité intellectuelle, leur goût pour la connaissance et son partage. Mais certains ne sont pas insensibles à ces stimuli, ainsi qu’au prestige, à la célébrité, aux amitiés politiques, etc. Dans le livre, je recense les différentes tentations et donne quelques garde-fous.

s’interroger sur chacune de ses politiques : sert-elle l’intérêt public ? Si oui, pourrait-elle être fournie par une autre branche du secteur public ou par le secteur privé ? La conception de l’Etat a beaucoup changé. Autrefois, on le voyait comme un pourvoyeur d’emplois. C’est une vision erronée : quand on crée un emploi public, l’argent vient d’ailleurs, il faut lever un impôt, prélever une ressource auprès des agents économiques privés : les citoyens et les entreprises, ce qui limite d’autant leur capacité de consommer ou d’investir. L’emploi public est tout de même utile ? Oui, mais c’est une notion différente : la finalité de l’emploi public, c’est d’offrir un service au citoyen, pas de créer des emplois – sinon, nous n’aurions plus de chômage en France ! Notre pays a envie de conserver un système de protection sociale important, et c’est possible, mais il n’est pas nécessaire qu’il soit systématiquement assuré par des emplois publics. On peut recourir à des délégations de service public, à des emplois contractuels. Il faut suivre l’exemple des pays scandinaves : ils sont parvenus à faire les réformes à travers un paquet unique, ce qui diminue le poids des lobbys. Il faut aussi un soutien bipartisan (gauche-droite) pour garantir la pérennité des réformes. Vous affirmez que le chômage, en France, correspond à un choix de société. Une provocation ? Le chômage ne résulte pas d’un phénomène aléatoire, ou d’un manque de chance. Depuis trente ou quarante ans, il est structurel et pas seulement conjoncturel, il n’est jamais descendu en dessous de 7 %. Aujourd’hui, malgré la baisse de l’euro, des taux d’intérêt et du prix du pétrole, il ne se résorbe toujours pas. Ce n’est pas un hasard si les autres pays d’Europe du Sud, qui, à l’origine, possèdent des institutions similaires à celles de la France, pâtissent aussi d’un taux de chômage élevé. Et ce n’est pas un hasard si les pays d’Europe du Nord, l’Allemagne, l’Angleterre, n’en souffrent pas. Parler de « préférence » pour le chômage ne veut pas dire que l’on a envie d’avoir du chômage, mais que cela correspond à un choix. Il n’y a pas que la question du chômage : beaucoup de salariés sont frustrés de devoir rester dans un emploi face à un employeur empêché de restructurer, avec comme conséquences une ambiance générale qui se dégrade et une productivité en berne. Le chômage, quant à lui, crée une perte pour les finances publiques : des cotisations sociales qui ne sont plus encaissées et une politique de l’emploi très coûteuse, à défaut d’être efficace. Ce choix, de quoi résulte-t-il ? Le débat récent, en France, s’est concentré essentiellement sur le licenciement, mais il y a beaucoup d’autres facteurs, l’éducation, la formation professionnelle – elle coûte 31 ou 32 milliards d’euros par an pour un résultat très médiocre –, le choix de la redistribution par un salaire minimal plus élevé qu’à l’étranger plutôt que par l’impôt. Il faut toute une série de réformes. Par rapport aux Allemands ou aux pays scandinaves, on en est très loin. L’EXPRES S • NUMÉRO 3383 • 04.05.2016


en couverture José Delassalle, mécanicien de maintenance et jardinier bio.

Quelles sont vos propositions ?

Avec Olivier Blanchard [ancien économiste en chef du FMI], nous avons proposé la création d’un bonus-malus pour responsabiliser l’entreprise. Actuellement, celles qui ne licencient pas, ou licencient peu, paient des cotisations d’assurance-chômage qui servent à financer des prestations versées à des salariés licenciés par d’autres entreprises. Le bonus-malus change la logique : moins les entreprises licencient, moins elles paient d’assurance-chômage. Le système est donc fait pour s’équilibrer ? Oui, il ne s’agit pas d’une taxe nouvelle, mais d’incitations mieux construites. Que se passerait-il pour le salarié ? Actuellement, les CDD ne sont pas du tout protégés. Demain,

la protection serait la même pour tous ; elle passerait par les indemnités, l’assurance-chômage et le bonus-malus ; et non par une intervention du juge qui n’a pas les moyens de dire si tel ou tel licenciement est justifié. Son rôle serait cantonné à la sanction des abus (licenciement d’une femme enceinte, par exemple). Dans Le Monde, vous vous étiez prononcé en faveur de la première version de la loi El Khomri ? Que dites-vous de sa version modifiée ? Je ne l’ai pas vue ! [Rires.] Que peut nous apporter l’économie numérique ? Elle produit des choses remarquables. Dans mon livre, je décris les plates-formes bifaces, ces marchés où un intermédiaire permet à des acheteurs et à des vendeurs d’interagir.

«On a commencé à débattre de la réforme du travail, même si elle ne sera adoptée que sous une forme édulcorée» 44

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Trois des cinq plus grandes entreprises mondiales (Apple, Google et Microsoft) sont des plates-formes multifaces. Les Français doivent comprendre ces nouveaux modèles économiques pour mieux les adopter et mieux les réguler à la fois. Le digital modifie la chaîne de valeur, remet en question l’organisation de secteurs, de la société elle-même. Prenons le cas de l’assurance : aujourd’hui, les concurrents d’Axa ou d’Allianz s’appellent Google ou Facebook, parce qu’ils en savent dix fois plus sur vous que votre compagnie d’assurances. Il leur est assez facile de proposer des offres d’assurance-santé ciblées sans avoir accès au moindre dossier médical. La génétique aussi pose problème : on peut prédire dès la naissance les pathologies dont vous pourriez souffrir ! Difficile d’imaginer toutes les conséquences de cela, mais c’est un vrai sujet de préoccupation. Quelle est la réponse des économistes ? On doit vous assurer contre ce dont vous n’êtes pas responsable : vous ne l’êtes pas de vos gènes. Si vous avez un cancer ou une maladie de longue durée, vous devez être assuré pleinement. C’est pour cela que dans tous les systèmes, publics, comme en France, ou privés, comme en Allemagne, en Suisse ou aux Pays-Bas, on vérifie qu’il n’y a pas de discrimination, que les assureurs n’offrent pas des primes très avantageuses à ceux qui sont en bonne santé et n’imposent pas des tarifs énormes aux autres. Si les Google ou les Facebook s’intéressent à ce marché, ils doivent être soumis aux mêmes obligations que les acteurs classiques. La France a les talents pour être dans le peloton de tête de l’économie du XXIe siècle. Nous n’y sommes pas, parce que nous subissons les évolutions, notre logiciel intellectuel nous faisant encore trop regarder vers le passé.

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C’est-à-dire ? Je veux parler de certains tabous qui empêchent de débattre. Par exemple, l’absence de sélection à l’entrée à l’université est un marqueur pour certains. Or elle est un facteur important d’inégalités : elle crée de la sélection par l’échec. Même raisonnement pour ceux qui affirment que toutes les universités doivent être de qualité égale. C’est un marqueur qui bloque les évolutions nécessaires. Les élites s’en moquent car leurs enfants ne fréquentent pas l’université, mais les grandes écoles. J’ai été formé par celles-ci, je les apprécie, mais l’avenir du pays se joue en grande partie dans les universités. Dans ce bâtiment [celui qui abrite la Toulouse School of Economics], les chercheurs sont convaincus qu’il faut que l’Université offre des services de qualité, qu’il ne faut pas privilégier une petite minorité venant des grandes écoles. Je note que l’on commence à débattre de ces questions sur l’Université, même si c’est insuffisant. Je note que l’on a commencé à débattre de la réforme du marché du travail, même si elle a été globalement rejetée au niveau politique et qu’elle ne sera adoptée que sous une forme complètement édulcorée. Il ne faut pas attendre de crise économique majeure pour agir, il faut anticiper. Sinon, on réagit à la hâte et de façon brutale. Les pays scandinaves, l’Allemagne… ont-ils su anticiper ? Attention : dans ces pays, les grandes réformes ont toujours été faites dans des situations difficiles. Le Canada avait un chômage élevé, des finances publiques qui dérapaient, la Scandinavie a connu des crises bancaires, l’Allemagne devait gérer la réunification et une démographie défavorable. Mais ils n’ont pas attendu la dernière minute pour décider et agir. En France, on attend le dernier moment ? Nous sommes depuis longtemps dans le déni ! Si mon livre pouvait permettre de dépasser certains blocages, si, dans dix ans, un jeune doctorant venait me voir en disant que cette lecture lui a donné l’envie de la recherche, ce serait formidable. ^ (1) Economie du bien commun, par Jean Tirole. PUF, 640 p., 18 € (parution le 11 mai).

en couverture

Quelles questions économiques de fond la présidentielle de 2017 devrait-elle trancher ? Toutes les questions du livre et plus encore, car le livre ne comporte que 17 chapitres ! Plus sérieusement, nos sociétés doivent se confronter aux sujets qui menacent la pérennité de notre système social. L’un des messages de mon livre est qu’il n’y a pas de fatalité aux maux dont souffre notre pays. Il existe des solutions au chômage, au réchauffement climatique, à la déliquescence de la construction européenne. Mais il faut anticiper les évolutions. Prenons le chômage. Avec le numérique, les métiers évoluent très vite, le vôtre, le mien : aujourd’hui, un prof de Harvard peut déjà donner un cours en ligne à ma place. Face à cette révolution, il n’y aura plus beaucoup d’entreprises pour embaucher avec le CDI actuel. Nous connaissons actuellement une crise des réfugiés, mais nous aurons une crise des migrants liée au réchauffement climatique. Sera-t-on en mesure de créer des emplois pour ces migrants ? Ils sont une chance pour un pays, pour sa démographie, sa sécurité sociale, son système de retraites, si on peut leur offrir un travail. Mon livre parle aussi beaucoup de l’emploi à l’ère du numérique : allonsnous vers l’« ubérisation », vers la fin du salariat ? De l’emploi tout court ? La question de la fuite des cerveaux se pose

aussi : les gens qui créent les nouvelles entreprises vont-ils partir à l’étranger ? Il faut arriver à discuter de tous ces sujets, en s’attachant au fond, pas à des marqueurs.

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PHOTOS : MICHEL LABELLE POUR L'EXPRESS


L'OBS

Date : 12/18 MAI 16 Page de l'article : p.50,52 Journaliste : Sophie Fay

Pays : France Périodicité : Hebdomadaire Paris OJD : 460780

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Page de l'article : p.50,52 Journaliste : Sophie Fay

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Le chercheur a mis de côté les modèles mathématiques et les équations pour expliquer comment la science économique peut éclairer les décisions politiques et nos actions quotidiennes. Avec un objectif: réconcilier les Français avec le libéralisme et les réformes

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SOPHIE FAY

uand il a déboulé sur la place du Capitale à Toulouse et qu'il avu son visage accroché sur la façade de l'Hôtel de Ville, sur une bâche de 12 mètres sur 15, Jean Tirole a eu du mal à respirer. « Jean, il va falloir vous y habituer », l'a prévenu Jean-Luc Moudenc, le maire (LR), trop heureux de fêter le troisième prix Nobel toulousain (I) pour respecter la discrétion et la modestie du chercheur. C'était à l'automne 2014. Depuis la bâche a été retirée, mais les passants arrêtenttoujours l'économiste dans la rue pour lui demander : « Que peut-on lire de vous ? » Certainement pas sa « Théorie des incitations et réglementation » (Economica), ni même ses derniers articles dans les revues scientifiques : en anglais, truffés d'équations mathématiques, ils sont complètement abscons. Alors que répondre ? « Jusqu'au Nobel, je ne parlais qu'aux économistes, aux étudiants, aux experts des ministères, des organisations internationales [OCDE, FMI, BCE...] ou des autorités indépendantes [Autorité de la Concurrence ; de Régulation des Télécoms...]. Mais le prix a été un déclic. J'ai plus de visibilité, donc une

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certaine responsabilité vis-à-vis de mon métier d'économiste. J'ai donc fait un livre grandpublic », explique à « l'Obs » le professeur Tirole, d'un ton un peu hésitant. Dans sonpetitbureau sans fantaisie, au cinquième étage de la Manufacture des Tabacs à Toulouse, ce polytechnicien timide s'excuse presque : « C'est une première. » « Economie du Bien commun » (PUF) fait 640 pages, denses, mais limpides. Et tout sauf consensuelles, même si l'auteur assure le contraire ! Faussement naïf, Jean Tirole ? Il va en tout cas ouvrir un beau débat, indispensable à un an de l'élection presidentielle. « Nous avons les politiques économiques que nous méritons », affirme en effet le président de l'Ecole d'Economie de Toulouse (Toulouse School of Economies, TSE). Si l'économie stagne, si le chômage en France ne recule pas, si les jeunes ne trouvent d'emplois qu'en CDD ou en intérim, ce n'est pas une fatalité, c'est la conséquence du « manque de culture économique des Français ». « Je ne jette pas la pierre aux hommes politiques, précise-t-il. S'il n'y apas un minimum de compréhension des mécanismes économiques par leur électorat, faire les bons choix exige beaucoup de courage. » En éclairant les Français, le chercheur espère contribuer à la construction

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Date : 12/18 MAI 16 Page de l'article : p.50,52 Journaliste : Sophie Fay

Pays : France Périodicité : Hebdomadaire Paris OJD : 460780

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d'un consensus pour sortir du « déni » et faire de « bonnes réformes ». La liste est longue (voir encadré) et la potion plutôt libérale ! Le contrat à durée indéterminée (CDI) ? Une espèce envoie de disparition à remplacer au plus vite. La réduction du temps de travail ? Une fausse piste. La taxe carbone ? Indispensable. L'Etat ? Un mammouth qui doit s'alléger, et pas qu'un peu. Les collectivités locales ? Beaucoup trop nombreuses ! L'Europe ? Même si elle manque de vision et d'allant pour avancer vers une forme de fédéralisme, elle devrait se doter d'un Conseil budgétaire en mesure d'imposer une action immédiate et corrective en cas de dérapage des finances publiques non expliqué par le ralentissement économique... Diantre ! Ce programme, il en est conscient, risque d'effrayer les Français. Jean Tirole assume la faible popularité des conclusions de la science économique « souvent appelée la science lugubre ("dismal science") ». Mais il assure qu'il en va du « bien commun », de l'intérêt général. Il faut donc convaincre et affronter des « acteurs économiques » qui ont, dit-il, une fâcheuse tendance à nier l'évidence par « désir de se rassurer sur leur avenir ». Il l'a montre dans ses recherches. Et le réchauffement climatique en est une bonne illustration : aucun chef d'Etat après la COP21 n'a osé revenir dans son pays « en disant : nous allons souffrir un peu pour protéger notre climat », explique-t-il. Personne ne veut l'entendre. « Nouspréférojis nous rassurer en rêvant de croissance verte et d'une politique environnementale "tout bénéfice". » Et aucune taxe mondiale n'est en vue pour changer les comportements... dem dans la lutte contre le chômage. Nous reculons devant la réforme. Pour protéger notre sacro-saint CDI, que beaucoup confondent avec l'« emploi à vie », nous prenons le problème par le mauvais bout. Le débat public se concentre sur les licenciements - comment les éviter, les interdire, les encadrer, faire intervenir ou pas le juge... - or ils ne représentent que 4,4% des fins d'emploi, la majorité des inscriptions au chômage (77%) provenant de l'arrivée à échéance des CDD. La France a le plus faible taux de transformation des contrats précaires en emplois stables. Lui préconise donc l'instauration d'un contrat unique, facile à interrompre, avec un système de bonus-malus à l'américaine sur les cotisations d'assurance-chômage. Les entreprises vertueuses qui licencient peu ou pas paieraient moins que celles qui multiplient

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les contrats courts. Les actuels salariés en CDI bénéficieraient des « droits du grandpère », c'est-à-dire que les anciennes dispositions continueraient de s'appliquer. Et ne lui parlez pas de relance de la croissance par la dépense publique ou des baisses d'impôts pour faire reculer durablement le chômage en dessous de 7%, comme dans les pays d'Europe du Nord : « Ce n'est pas seulement une question de carnets de commandes des entreprises, répond-il aux économistes qui affirment le contraire. Comme employeur, puis-je embaucher en CDI (dans sa forme actuelle) quelqu'un dont, d'ici à cinq ans, le job aura peut-être disparu ?» Il invite donc les gouvernements à protéger les salariés (en réformant la formation professionnelle notamment), plutôt que les emplois. «L'autrepays qui a un CDI très protecteur, le Japon, connaît aussi une envolée des contrats précaires », insiste-t-il. Il revient juste d'un voyage à Tokyo où le Premier ministre japonais, Shinzo Abe, sollicitait ses conseils. N'y a-t-il pas d'autres pistes pour faire baisser le chômage, comme la réduction du temps de travail, que 150 personnalités, signataires d'un appel dans le mensuel « Alternatives économiques », voudraient

Salistederéformes

O Instaurer une taxe carbone pour donner un prix aux émissions de CO2. Remplacer le CDI par un contrat unique avec un bonus/malus sur les cotisations chômage des entreprises en fonction de leur comportement. © Réformer l'Etat qui utilise 44% de plus de fonctionnaires par actif qu'en Allemagne. Diminuer le nombre de collectivités et de parlementaires. £~ En finir avec la dualité Sécurité sociale et mutuelles qui double le coût de gestion de l'assurancemaladie en choisissant soit l'un soit l'autre. € Simplifier les dispositifs d'aide à l'innovation. Créer une agence budgétaire européenne indépendante pour surveiller l'évolution des déficits et des dettes de chaque pays. f Créer un tronc commun dans l'enseignement supérieur, pour éviter que les étudiants ne se spécialisent trop tôt.

remettre au coeur du débat. « Un sophisme », balaie le Nobel, d'un revers de main dans son livre. Pour lui, le travail ne se partage pas et travailler 35, 18 ou 45 heures est un « choix de société », pas d'économiste. Ces certitudes, Jean Tirole les tire de la convergence de points de vue de chercheurs du monde entier qui passent au scanner des milliards de données statistiques, comparent différents pays, différents systèmes, les traduisent en modèle économique pour pouvoir les combiner entre eux, faire des simulations et tirer des règles. es détracteurs n'y voient qu'une approche ultra-libérale, le point de vue d'adorateurs du marché et de la concurrence, convaincus que tout a un prix et que l'économie se résume à un modèle mathématique. «Le Nobel, c'était pourtant pour mes travaux sur la régulation, nécessaire parce que les marchés sont défaillants », se défend Jean Tirole, qui travaille depuis toujours sur l'imperfection des marchés, notamment financiers, et la psychologie des acteurs économiques, tout sauf rationnels. Au passage, il rappelle que « le libéralisme ce n'est pas le laisser-faire, c'est la responsabilisation des acteurs ». Entre le tout-marché et l'intervention de l'Etat, l'Ecole d'Economie de Toulouse ne choisit pas, privilégiant le modèle qui sera le plus efficace dans l'intérêt du bien commun. C'est ce qui fédère ses 2 500 étudiants, ses 150 chercheurs et sa centaine de doctorants. Leur école et leur mentor, ce sont eux qui en parlent le mieux. D'une voix douce mais déterminée, Alexia Lee Gonzalez Fanfalone, Américano-Mexicaine en doctorat, explique : «Je n'ai pas choisi d'étudier à l'université de Chicago [la plus libérale], mais à Toulouse ! Ce qui m'intéresse, c'est la régulation des marchés et la lutte contre les rentes qui, dans monpays, permettent à quatre personnes de contrôler 10% de la richesse nationale. » Elle compte bien revenir au Mexique avec suffisamment d'arguments théoriques et empiriques pour faire vaciller la position dominante du magnat des télécoms Carlos Slim, première fortune mondiale. «Notre boulot, ce n'est pas de réinventer le système, mais de l'étudier, précise Emmanuelle Auriol, chercheuse à TSE et ancienne élève de Jean Tirole. Le monde est un marché de 7 milliards d'humains, nous ne l'avons pas créé, mais nous

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Pays : France Périodicité : Hebdomadaire Paris OJD : 460780

Page de l'article : p.50,52 Journaliste : Sophie Fay

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pouvons essayer de le régaler, de l'améliorer. » Avec cette volonté, les chercheurs de l'Ecole d'Economie de Toulouse s'emparent d'enjeux très variés. Emmanuelle Auriol vient de publier un livre passionnant : « Pour en finir avec les mafias. Sexe, drogue, clandestins : si on légalisait ? » (Armand Colin), où elle met à plat les données sur le trafic et les différentes politiques publiques pour les éliminer. Elle conclut qu'un bon niveau de taxation, d'encadrement et de régulation fait davantage reculer le crime et l'usage que l'interdiction, même si une telle approche est moralement difficile à accepter. a morale, Jean Tirole la juge d'ailleurs toute relative. Il a fait polémique en janvier, devant l'Académie des Sciences politiques et mc >rales, en citant s< rn confrère Gary Becker qui estime que ceux qui refusent les marchés d'organes « ne devraientpas prétendre à une supériorité morale au regard des chiffres » de vies perdues faute de possibilité de I don... Tollé général ! Il travaille aussi avec

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l'historien-économiste Mohammed Saleh sur la conversion des Coptes après l'invasion de l'Egypte par les musulmans à la fin du VIIe siècle : « II fait traduire des papyrus, des documents passionnants : les Coptes devaient soit payer unecapitation [un impôt par tête] annuelle pour conserver leur religion, soit se convertir. Quels critères les ont motivés ? La concurrence des religions est un sujet passionnant. » Mais un terrain glissant.. Que les économistes n'hésitent pas à se mêler de tout sans faire de frontière entre le marchand et le non-marchand n'a pas fini de provoquer des polémiques. Dans un livre qui s'est vendu à plus de 3 millions d'exemplaires dans le monde, « Ce que l'argentne saurait acheter » (Seuil), le philosophe Michael J. Sandel (2) dénonce ce bn millage ta >ta1 des frontières. Jean Tin >le lui répond point par point. Sans rien renier car l'économie, dit-il, peut aider à faire des choix, à créer les bonnes « incitations ». Que faire lorsque le budget de la Santé - qui n'est pas extensible à l'infini - oblige à choisir entre une thérapie très coûteuse

1953 Naissance qui a peu de chance de de Jean Tirole sauver une vie et un traitea Troyes ment qui, pour le même 1973 Diplôme prix, en épargnera beauoepolytechniqui coup plus ? Faut-il payer la puis des Ponts rançon d'un otage ou pas ? Comment décider ? et Chaussees 1981 Doctorat Certainement pas en du Massachusetts s'appuyant sur « un Insuline of modèle de concurrence Technology (MIT parfaite, qui n'a strictepres de Boston ment rien à voir avec le 1981 Chercheur a monde dans lequel nous l'Ecole des Ponts vivons - notamment parce 1984 Prof au MIT qu'il suppose une forme 1991 Rejoint son ultra-centralisée des maramiJean-Jacque chés », rétorque Bernard Guerrien, chercheur à Laffont pour l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Comme d'économie HoT André Orléan, chercheur oylouse 2007 Médaille d'or à l'Ecole d'Economie de Paris, et tous les écoWS nomistes dits « hétéro2014 Prix Nobel doxes », il dénonce une hypothèse reprise par Tirole qu'ils jugent fausse à la base : celle que le capital et le travail sont deux facteurs équivalents et substituables dans les modèles. Ils ont une approche plus marxiste, aujourd'hui très minoritaire dans l'université et dans les grandes revues scientifiques qui comptent pour obtenir le prix Nobel. Marginalisés, ils ont demande l'an dernier au Conseil national des Universités d'ouvrir une nouvelle section d'économie politique, pour assurer un minimum de pluralisme. Une initiative tuée dans l'œuf par Jean Tirole, qui a écrit à la ministre de l'Enseignement supérieur en dénonçant « le relativisme des connaissances, antichambre de l'obscurantisme ». « Un acte d'autorité », regrette Philippe Askenazy, chercheur au CNRS. « Unparadoxepour des adeptes de la concurrence », note Agnès Labrousse, membre de l'Association française pour l'Economie politique. « Cet ouvrage, c'est la meilleure réponse aux critiques », balaie Philippe Aghion, professeur au Collège de France, lui aussi pris à partie par les hétérodoxes. Il faudra s'en contenter. Jean Tirole - trop occupé par ses étudiants, ses recherches ou ses déplacements internationaux - a refusé de discuter avec ses détracteurs. Dommage. Pour la pédagogie et la recherche du consensus, un bon débat ne saurait nuire... (I)AprexlechimhtePiiulS(iba(ierdisl!ngueenl9l2 et le medecin Jean Duusset, en 1970. (2) Voir « l'Obs » du 18 decembre2014.

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Date : 12 MAI 16 Page de l'article : p.14-15 Journaliste : Pierre-Antoine Delhommais

Pays : France Périodicité : Hebdomadaire OJD : 383570

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EDITORIAUX

Jean Tirole, trésor national

Le nouveau livre du Prix Nobel d'économie français est de l'intelligence à l'état pur.

par Pierre-Antoine Delhommais

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e Prix Nobel d'économie Jean Tirole ne serait pas le bienvenu place de la République. Signataire début mars, avec 30 autres économistes de renom, d'une tribune dans LeMondepour soutenir le projet initial de la loi El Khomri, dont il considérait qu'elle constituait « une avancée pour les plus fragiles », il s'en ferait probablement éjecter sans ménagement s'il lui venait l'idée finkielkrautienne d'aller à la rencontre des membres de la secte Nuit debout. Qui préfèrent les gourous aux chercheurs, les croyances à la science, les slogans aux statistiques, les incantations idéologiques au pragmatisme économique. Qui enfin semblent être gravement allergiques à toute espèce de rationalité comme à toute forme de libéralisme. Le fait d'avoir été récompensé il y a deux ans par l'Académie royale des sciences de Suède, cette institution bourgeoise clairement à la solde du capitalisme mondialisé, aggrave encore le cas d'un Jean Tirole aussi absent, depuis trois mois, de la scène audiovisuelle pour y débattre de la loi travail que l'inénarrable président de l'Unef, William Martinet, y a été présent. A défaut de le voir à la télé, on peut lire Jean Tirole, qui vient de publier, aux PUF, «Economie du bien commun». Six cent trente pages qui dressent un bilan lumineux des connaissances actuelles de la science économique sur nos grands sujets de préoccupation et de ce qu'elle propose pour que nos sociétés se portent mieux : la modernisation de l'Etat, la lutte contre le chômage et les inégalités, le rôle de la finance, le défi climatique,

la construction européenne, la responsabilité de l'entreprise, l'émergence de l'économie digitale, etc. Bref, 630 pages d'intelligence économique et d'intelligence tout court à l'état pur. Dans cet essai, Jean Tirole s'explique d'ailleurs sur la faible présence médiatique de tous ces chercheurs en économie qui, loin des plateaux télé, passent leurs journées à valider statistiquement et empiriquement leurs hypothèses théoriques, et s'efforcent, comme les chercheurs en médecine, de trouver les thérapies les mieux adaptées. «On ne demandait pas à Adam Smith défaire des prévisions, de rédiger des rapports, de parler à la télévision, de tenir son blog et d'écrire des manuels de vulgarisation. Toutes ces nouvelles demandes sociétales sont légitimes, mais elles créentparfoisunfosséentre créateurs de savoir et passeurs de savoir.» Problème d'emploi du temps surchargé, sans doute, mais surtout problème de démarche scientifique. «Les médias ne constituent pas un habitat naturel pour un scientifique. Le propre du scientifique, son ADN, c'est le doute (...). Le raisonnement scientifique est mal adapté au format le plus habituel des débats audiovisuels. Les slogans, les proclamations lapidaires, les clichés sont plus faciles à faire passer qu'un raisonnement complexe et des effets multiples; les argumentsfaibles sont difficiles à réfuter sans s'engager dans une démonstration. Etre efficace requiert souvent défaire comme en politique: arriver avec un message simple, voire simpliste, et s'y tenir. »

Tirole aussi absent cle la scène audiovisuelle que William Martinet, le président de l'Unef, y a été présent.

Jean-Pierre tentait de concilier Scrabble et auto-stop.

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D'où aussi le peu d'écho que reçoivent auprès de la classe politique les recommandations de ces économistes-chercheurs, comme celle d'instaurer un contrat de travail unique, préconisé par Jean Tirole et que ni la gauche ni la droite n'osent reprendre à leur compte. «La propension à donner les arguments et les contre-arguments, ce qu'un scientifique fera systématiquement dans un article spécialisé ou dans une salle de séminaire ou de cours, n'est pas toujours tolérée par les décideurs, qui, quant à eux, doivent se f aire rapidemen tune opinion. » Jean Tirole rappelle la remarque du président Truman, qui, exaspéré par tous ces économistes qui lui expliquaient « d'un côté- on the one hand - ceci peut arriver, mais de l'autre côté- on the other hand - cela peut aussi arriver», avait fini par lancer : « Trouvez-moi un économistemanchot!» D'où aussi peut-être cette défiance des Français vis-à-vis de la parole d'économistes refusant obstinément d'être récupérés et étiquetés politiquement, refusant également de revêtir ce costume national d'« intellectuel engagé» ayant un avis tranche

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sur tous les sujets, en particulier ceux sur lesquels il ria aucune compétence. Comme le philosophe Marcel Gauchet dénonçant le discours des élites en faveur d'une loi El Khomri n'ayant, selon lui, pas d'autre finalité que de précariser le monde du travail pour aligner notre pays sur les règles de la mondialisation, d'une loi profondément contraire à la culture française et à la dignité humaine : « "Puisque des Prix Nobel vous disent que cette loiestbien,vousdevriezêtrecontents!"disentlesélites.Ellesnevoient mêmepas quelle image elles renvoient du salariat, qui ne serait qu 'une variable d'ajustement. » La grande différence entre un Marcel Gauchet et un Jean Tirole, c'est que le premier prétend défendre le «bien commun» grâce à ses seuls poncifs sous-philosophiques et ses jugements pseudoéthiques à 2 euros. Et que le second y contribue très concrètement, dans l'ombre, par son inlassable travail de chercheur visant à trouver les traitements les plus efficaces pour soigner les maux économiques qui nous rongent •

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L'OPINION

Date : 12 MAI 16 Journaliste : Cyrille Lachèvre

Pays : France Périodicité : Quotidien

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Manifs, Nuit debout, 49.3... Le projet de loi Travail est le dernier exemple de la difficulté de réformer. A la base de tout, le manque de culture économique, estime le Prix Nobel d'économie

Emploi,Etat, réforme... Les leçons de Jean Tîrole Bien commun

Dans son premier livre a destina tion du grand public, le Prix Nobel français d'économie Jean Tirole ne se contente pas d'expliquer les problématiques auxquelles notre pays est confronté. Il donne sa vision du rôle que doit jouer l'économiste. Pour le bien de tous Et peut être l'édification des politiques, a l'approche de grandes échéances électorales Cyrille Lachèvre S'IL AVAIT PU PREVOIR, nul doute que Jean Tirole aurait prefere un autre moment pour la parution de son pre mier livre a destination du grand public depuis qu'il a reçu le Nobel d'économie en decembre 2014 Seulement voila Economie du bien commun (Editions PUF) est sorti en librairie le jour meme du depôt d'une motion de censure

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contre le gouvernement, apres l'utili sation du 49 3 pour faire passer la loi El Khomn Ce qui braque tous les pro jecteurs sur le president de la Toulouse school of economies (TSE) Jean Tirole n'a justement de cesse, sur 629 pages, d'expliquer pourquoi « les medias ne constituent pas un habitat naturel pour un scientifique dont l'ADN est le doute, dont les recherches se nourrissent de ses incertitudes ( ) Les slogans, les proclamations lapidaires, les cliches sont plus faciles a faire passer qu'un raisonnement complexe et des effets multiples » Reforme du marche du travail, taxe carbone, dette grecque, régula non industrielle ou « taux zero » 'Jean Tirole n'esquive aucun sujet Son but est pourtant ailleurs « Ce que j'ai écrit, je le pense depuis longtemps maîs je ne l'avais jamais développe dans un ouvrage on a la politique economique que l'on mente Et sans culture econo mique du grand public, faire les bons

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Date : 12 MAI 16 Journaliste : Cyrille Lachèvre

Pays : France Périodicité : Quotidien

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choix peut requérir beaucoup de courage politique », confie-t-il. Il voudrait que ce livre ressemble à ce que faisait l'un de ses prédécesseurs après avoir été "nobélisé" : « Paul Krugman, surtout dans ses premiers livres, a un vrai talent pour rédiger des livres pédagogiques et compréhensibles par tous, tout en ayant une rigueur intellectuelle. » Car Jean Tirole a beau etre l'un des

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économistes les plus prolifiques de sa génération (si on considère les travaux de recherche publiés dans les revues scientifiques), beaucoup de ceux qui le croisent dans la rue depuis son Nobel lui demandent avec candeur : « Pourquoi n'avez-vous jamais rien écrit ? » Pour réformer la France par le haut, il faut donc la révolutionner par le bas. « Si un seul lecteur a le déclic de faire des études d'économie en me lisant,

alors j'aurais atteint mon but ! » résumet-il. Mais si les politiques pouvaient quand même prendre le temps de le lire, à l'heure où ils écrivent leur programme électoral, ils en retireraient quèlques jolies - et utiles - leçons.

Un état plus libéral, donc mieux régulé

On le classe dans la catégorie « écono-

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L'OPINION

Date : 12 MAI 16 Journaliste : Cyrille Lachèvre

Pays : France Périodicité : Quotidien

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miste liberal » ? Cela fait sourire Jean Tirole « On oublie que j'ai eu le Prix Nobel pour mes travaux sur la regulation des marches » II a donc une vision tres précise de la reforme de la sphère publique « Le debat public oppose souvent le partisan du marche au partisan de l'Etat Et pourtant, l'Etat ne peut faire vivre (correctement) ses citoyens sans marche, le marche a besoin de l'Etat non seulement pour proteger la liberte d'entreprendre ( ) maîs

« Créer des emplois dans la fonction publique ne crée pas d'emplois: l'augmentation des impôtsnécessairespour financer ces emplois devra bien être payée d'une manière ou d'une autre» aussi pour corriger ses défaillances », écrit il Le problème c'est que « les hommes politiques, comme nous tous, reagissent aux incitations auxquelles ils sont confrontes » Ils sont ac teurs autant que régulateurs Le meilleur com promis consiste donc a mettre des autorites publiques indépendantes au cœur de l'Etat En prenant garde a une chose « Pour limiter les risques de dérives, la premiere condition est la nomination a leur tete de personnalités inde pendantes et respectées, a la suite d'auditions focalisées sur leur qualification, et nommées si possible de façon bipartisane En aucun cas les bons et loyaux services rendus a un parti ou a un homme politique ne doivent être pris en compte » Toute ressemblance avec des cas existants ne serait pas fortuite

Le mythe dè l'emploi public indolore

Pour Jean Tirole, «les fonctionnaires ne doivent plus être "au service de l'Etat" une expression malheureuse perdant complète ment de vue la finalité de la chose publique maîs "au service du citoyen" L'idée du pla

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msme issue du regime de Vichy et reprise apres guerre doit faire place a l'Etat arbitre » La question n'est donc pas d'ordre comptable « Creer des emplois dans la fonction publique ne cree pas d'emplois l'augmentation des impots nécessaires pour financer ces emplois devra bien être payée d'une maniere ou d'une autre Si, par exemple, les cotisations sociales ou la contribution economique territoriale sont augmentées, les biens et services produits par le secteur prive coûteront plus cher et les entreprises privées, perdant en competiti vite, embaucheront moins La seule justifica lion possible pour augmenter l'emploi public est donc une prestation de service public de qualite et c'est a cette aune que toute creation d'emploi public doit êtrejugee »

La réforme, une notion si peu française

Reformer est possible en France, assure le Prix Nobel A condition d'en creer les condi lions « Les reformes d'ampleur doivent s'ms crire dans la pérennité Dans la plupart des pays, l'opposition a soutenu, plus ou moins pu bliquement, l'action de la majorité en place en faveur d'une cause jugée nationale la perenm sation du systeme social L'opposition a repris les reformes a son compte lorsqu'elle est reve nue au pouvoir, fournissant un bel exemple de fonctionnement des démocraties », explique Jean Tirole dans Economie du bien commun Un consensus politique dont on sent la France cruellement incapable, victime de ses postures idéologiques droite gauche

L'économiste et le médecin

« L'objet de l'économie est similaire a celui de la medecine, observe encore le Prix Nobel dans son livre L'économiste diagnostique, propose si nécessaire le meilleur traitement adapte étant donne l'état (forcement imparfait) de ses connaissances, et recommande l'absence de traitement si nécessaire » Néanmoins, et c'est ce qui rend parfois cette science « lugubre », « en medecine les victimes des effets secon daires sont les mêmes que les personnes qui prennent le traitement ( ) Le medecin n'a donc qu'à demeurer fidèle au serment d'Hip pocrate et a recommander ce qu'il juge être

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dans l'intérêt de son patient. En économie, les victimes des effets secondaires sont souvent des personnes différentes de celles auxquelles le traitement s'applique, comme l'exemple du marché du travail l'illustre bien. L'économiste s'oblige à penser aussi aux victimes, invisibles, se faisant ainsi parfois accuser d'être insensible aux souffrances des victimes invisibles ».

Encore beaucoup à faire

Lui qui refuse d'appartenir à la moindre école de pensée, de peur « d'y perdre toute liberté de pensée », compte bien poursuivre son travail de pédagogie. Y compris à destination des politiques auxquels Jean Tirole adresse une ultime conclusion sous forme d'ode à sa science : « Si l'économie a guidé les réformes incitant les monopoles naturels à réduire leurs coûts et à adopter des prix promouvant le bien-être dans la société, si elle nous a permis de comprendre comment introduire sans dogmatisme de la concurrence dans ces secteurs, si elle a montré que service public et concurrence sont parfaitement compatibles, il y a encore beaucoup de travail à accomplir et il nous reste beaucoup à apprendre. Pour le bien commun ». @CyrilleLachevre y

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Jean Tirole Prix Nobel d’économie TV - Radios Le Grand Rendez-Vous Jean-Pierre Elkabbach 8 mai - 11h à 12h

La matinale Olivier Mazerolle et François Lenglet 11 mai - 7h50

C à vous Anne-Sophie Lapix 11 mai - 19h

28 minutes invité d’Élisabeth Quin 12 mai - 20h

On n’arrête pas l’éco Alexandra Bensaid émission spéciale - 1h avec Jean Tirole 14 mai - 9h15


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