Aimer se dit en plusieurs sens

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Éditions Apogée — 11 € TTC ISBN 978-2-84398-456-3

Ateliers populaires de philosophie

Gabriel Mahéo

Aimer se dit en plusieurs sens

Gabriel Mahéo est professeur agrégé de philosophie et prépare actuellement une thèse sur le problème de l’amour en phénoménologie.

ÉDITIONS APOGÉE

« Aimer… aimer… Qu’est-ce que c’est ? Ça manque de définition ce mot-là », s’interroge Hans Castorp lors de sa déclaration à Clawdia Chauchat, dans La Montagne magique. La perplexité du héros de Thomas Mann est bien légitime, tant il est vrai que nombreuses sont les tentatives de définition de ce phénomène qui nous engage tous. Prenant pour fil directeur l’expérience humaine de l’amour, cet ouvrage se propose d’en suivre trois, qui sont autant de perspectives sur la question de la rationalité singulière qui anime cette expérience dans son irréductibilité même à toute logique intellectuelle : ainsi, comment le discours philosophique prendil en charge, dès son origine, ce qui semble devoir lui échapper comme irrationnel ? Qu’est-ce que la méditation religieuse peut apporter à l’idée d’amour ? Comment la littérature nous le donne-t-elle à voir ?

Aimer en

se dit

plusieurs

sens

Gabriel Mahéo


I Perspective métaphysique : le désir du Beau Si le thème de l’amour semble parfois avoir été déserté par les philosophes pendant des siècles, il n’en va pas de même pour le fondateur de la philosophie, à savoir Platon, le disciple de Socrate, qui en a fait un objet central de sa réflexion à travers la première théorie philosophique de l’amour, théorie qui demeure l’une des plus importantes et des plus belles de notre histoire. Si l’expression d’amour « platonique » désigne en général un sentiment d’attachement purement spirituel, exclusif de toute relation physique ou charnelle, ce sens est en réalité très réducteur par rapport à la théorie que Platon expose dans ses ouvrages. Il y a en particulier deux dialogues où Platon cherche à définir l’essence de l’amour : Phèdre et Le Banquet, sur lequel nous voudrions revenir plus précisément. Comme presque tous les ouvrages de Platon, Le Banquet est un dialogue mettant en scène Socrate et d’autres personnages qui discutent autour d’un thème donné — en l’occurrence l’amour, éros. Sans nous attarder sur la signification historique des banquets à Athènes, rappelons seulement qu’il s’agit chez les Grecs du ve siècle d’une institution spécifique qui a une dimension religieuse, le symposion, c’est-à-dire littéralement une « réunion de buveurs ». Le banquet comme tel comporte deux temps : un premier moment où l’on mange et un second où l’on boit, où l’on chante, parle ou déclame 12


de la poésie afin d’honorer les dieux. Le dialogue éponyme de Platon retranscrit en l’occurrence la seconde partie d’un banquet privé qui s’est déroulé au domicile d’Agathon, un jeune auteur dramaturge qui vient de remporter le prix de la tragédie. Socrate y arrive alors que les convives ont décidé de boire modérément, afin de ne pas répéter les abus auxquels ils avouent s’être livrés la veille pour fêter la victoire d’Agathon. Ils se mettent d’accord pour prononcer chacun à leur tour un discours sur l’amour, un éloge d’Éros. Chez les Grecs, ce dernier terme désigne de façon indissociable l’expérience humaine de l’amour et du désir (ce que l’on retrouve dans « l’érotisme » par exemple) et le dieu Éros qu’il convient de louer et d’honorer. C’est ce que font tour à tour les différents protagonistes du banquet, nous proposant ainsi une succession de discours sur l’amour qui sont autant de points de vue sur lui, avec leurs accords, leurs dissonances, leurs spécificités. Le Banquet de Platon est ainsi une œuvre polyphonique, où se donnent à entendre plusieurs voix, plusieurs perspectives sur un même phénomène — chacune d’entre elles nous montrant une possibilité de se rapporter à l’amour, une manière d’en parler, mais surtout de le comprendre et de le vivre. Il est possible de diviser Le Banquet en trois grandes parties. La première comprend les cinq premiers discours sur Éros, qui correspondent à autant d’opinions sur la question, c’est-à-dire de descriptions, de jugements et d’appréciations portées sur l’amour sans que leurs auteurs ne détiennent une véritable connaissance de son essence. L’important est pour eux de produire un éloge vibrant et par là d’impressionner l’auditoire, de briller en société en quelque sorte, ce qui ne requiert jamais de s’interroger sur la vérité ou le fondement de ce que l’on avance. La seconde partie est constituée par le discours de Socrate lui-même et

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correspond donc à la perspective proprement philosophique sur l’amour, qui se met en quête de son essence par-delà les opinions courantes, les discours enflammés et la rhétorique qui les accompagne ordinairement. Contrairement aux précédents, le but du discours de Socrate, porte-parole de Platon, n’est pas de plaire, mais de dévoiler une vérité sur la nature de l’amour. Enfin dans la troisième partie de l’ouvrage, l’amour n’est plus tant l’objet du discours que le point de vue même de celui qui s’exprime : Alcibiade, arrivé ivre avec une cohorte de fêtards, y prononce un éloge de Socrate pour le présenter comme l’individu aimable par excellence.

Les discours d’opinions sur Éros Avant d’en venir au discours de Socrate qui constitue le cœur de la pensée de Platon, il convient de présenter succinctement les cinq discours qui le précèdent. En tant que discours d’opinions, chacun d’eux dresse un portrait du dieu Éros sans réfléchir à sa véritable nature. Aussi le contenu et la forme de ces discours varient selon la personnalité de celui qui le prononce. Mais, au-delà des opinions particulières, ils nous donnent surtout à voir certaines perspectives typiques sur l’amour que notre modernité n’a ni inventées, ni dépassées : ce sont, en ce sens, des points de vue que l’opinion ne cesse d’adopter en en actualisant le contenu historique et culturel, mais sans en changer le style général. Le premier orateur est Phèdre, qui décrit Éros comme le dieu le plus ancien, et partant le plus vénérable, comme ce qui nous incite à la vertu et à l’action morale, voire au sacrifice héroïque. Phèdre est le type de l’homme érudit qui surcharge son discours de références mythologiques

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(Alceste, Achille, Orphée…), multipliant les exemples pour répéter sans arrêt la même idée basique. C’est le discours cultivé, qui a emmagasiné maintes anecdotes et informations tirées de l’histoire et de la littérature. Le second discours est celui de Pausanias, qui propose de distinguer deux Éros, de la même manière qu’il y a deux Aphrodite, l’une céleste et l’autre vulgaire. Ce sont deux types d’amour : d’une part un amour vulgaire qui ne cherche que sa propre satisfaction dans la bassesse de la jouissance sensible, et qui pour cela se dirige vers des objets vils ; et d’autre part un amour « céleste », noble, réfléchi, posé et mesuré. Pausanias se présente par là comme le type du moraliste, c’est-à-dire comme l’auteur d’un discours normatif, qui s’attache à porter des jugements de valeur et à distinguer ce qu’il est convenable de faire et ce qui ne l’est pas selon les mœurs. Cette idée d’une double nature de l’amour se retrouve par ailleurs dans de nombreuses conceptions de l’amour, de Thomas d’Aquin (xiiie) jusqu’à Leibniz et Kant (xviiie), sous la forme d’une dichotomie entre un amour de concupiscence et un amour de bienveillance, voire encore chez Freud qui distingue un courant sensuel et un courant tendre dans l’amour. L’amour de concupiscence ne vise alors que le bien-être de l’amant qui prend son objet d’amour comme un moyen pour accroître son propre plaisir, tandis que l’amour de bienveillance repose sur un décentrement du sujet, qui aspire au bienêtre de l’autre, éventuellement au détriment du sien. À la suite de Pausanias intervient Éryximaque qui se contente de développer les implications de la distinction précédente entre les deux sortes d’amour, en décrivant les effets qu’ils produisent à tous les niveaux, et en particulier sur le corps. Éryximaque est, en effet, un médecin de la tradition hippocratique, ce qui en fait le type du

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technicien qui élabore un discours savant — en sont les héritiers aujourd’hui les discours « scientifiques » naïfs qui prétendent résorber la question de l’amour en termes de connexions neuronales ou d’organisation cérébrale entre l’hypothalamus, le système limbique et le néocortex. Ensuite nous trouvons le discours d’Aristophane qui contient le célèbre mythe de l’androgynie. Aristophane est un auteur de comédies, et notamment des Nuées où Socrate se voit sévèrement caricaturé. Ici il apparaît comme la figure du poète et donne pour cela à son discours la forme d’un mythe, qui nous raconte comment les êtres humains étaient originellement composés de deux corps scellés l’un à l’autre (donc de quatre bras et autant de jambes, etc.) : deux corps d’hommes, deux corps de femmes, ou un mixte appelé « androgyne », sur la base des termes andros (homme) et gynè (femme). Ce sont l’arrogance et l’orgueil de ces êtres étranges qui leur ont valu la colère de Zeus. Ce dernier décida, pour les punir, de les séparer en deux parties distinctes afin de briser leur vaniteuse autosuffisance et de les maintenir dans leur état de simples mortels. Depuis cette scission, chaque partie éprouve le manque de sa partie complémentaire, et l’amour est, selon ce mythe, le mouvement qui anime chacune de ces parties et la pousse à rechercher l’autre, à s’unir avec elle : c’est en cela un désir de fusion avec l’autre partie de soi dont on a été originellement séparé. Le mythe d’Aristophane nous présente ainsi l’amour comme la nostalgie d’une unité perdue et comme le moyen de la retrouver d’une certaine façon : l’amour est le lien qui doit nous permettre de reformer le tout que nous étions avant la séparation. S’il y a un désir de fusion constitutif de l’amour, il n’a cependant pas le sens d’une pure et simple identification où l’amant abolirait son identité personnelle dans l’être aimé ; au contraire,

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il signifie que l’amour est la recherche d’une identité originaire qui a été perdue et qu’en ce sens le sujet que « je suis » est toujours essentiellement incomplet par rapport à un « nous » du couple qui constitue la plénitude authentique. Ne faire qu’un avec l’autre, cela ne signifie donc pas se perdre ou se dissoudre dans l’autre, mais bien devenir ou redevenir soi-même, ré-accéder à ce que nous sommes véritablement et que nous avons perdu à la suite d’une sorte de faute originelle. Ce thème de l’amour fusionnel, du désir nostalgique de l’unité que nous voulons former avec l’autre, a été maintes fois repris par les poètes de l’amour qui ont mis en avant cette dimension de l’amour comme retour à un « paradis perdu », à un état de pureté et de plénitude antérieures. Citons-en un seul parmi tant d’autres : « Le feu, la prise, et le ret à toute heure,/Ardant, pressant, nouant mon amitié,/ En m’immolant aux pieds de ma moitié,/Font par la mort, ma vie estre meilleure. » L’image de la moitié conserve, sous la plume de Ronsard dans les Amours de Cassandre, une valeur poétique qu’elle n’a sans doute plus pour nous ; elle fait en tout cas référence au mythe de l’androgynie pour affirmer la co-appartenance du moi et de l’autre à un tout originel dont ils sont les parties disjointes, et que l’amour espère reformer. Dans une autre perspective, la psychanalyse freudienne peut réinterpréter un tel mythe à la lumière du complexe d’Œdipe. Si le désir amoureux prend une telle importance dans nos vies, c’est parce qu’il témoigne du désir d’unité de l’être humain, d’une unité fantasmatique qui fut celle du nourrisson avec sa mère, qui fut brisée lors du complexe d’Œdipe par l’intervention du père et que chacun cherche à rétablir à travers un nouvel objet d’amour pour pouvoir se sentir à nouveau ne faire qu’un avec l’autre. C’est

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d’ailleurs ce qui, selon Freud, voue ce désir à l’échec, puisque l’autre n’y est jamais aimé pour lui-même, mais seulement en tant que substitut inconscient de l’objet d’amour premier et prohibé qu’est la mère. L’amour invente alors son objet, c’est-à-dire l’idéalise, le pare de toutes les qualités idéales pour en faire le remplaçant illusoire d’un objet inaccessible — on comprend qu’un tel substitut ne puisse réussir à jouer son rôle, à moins qu’il n’entretienne, délibérément ou non, l’illusion qui le fait naître. C’est aussi la raison pour laquelle Freud parle de l’amour comme d’un désir archaïque, c’est-à-dire qu’il réintroduit dans les préoccupations actuelles un objet perdu, du temps de la petite enfance. Une telle conception de l’amour fondée sur le mythe d’Aristophane, qu’elle soit poétique ou psychanalytique, a au moins le mérite de nous rendre compte du sentiment de reconnaissance, voire de réminiscence qui accompagne si souvent l’amour : dans la rencontre de l’être aimé, l’impression mystérieuse que l’autre m’est déjà connu, voire l’a toujours été, peut s’expliquer par ce désir nostalgique de fusion. Le dernier discours est celui d’Agathon, l’auteur à succès du moment, jeune et beau garçon de surcroît. Son verbe se fait l’écho de sa personne, d’une beauté formelle dépourvue de contenu. Son éloge de l’amour est, en effet, l’archétype du discours rhétorique : stylistiquement impeccable mais totalement vide, voire inepte. Agathon connaît les règles de l’art oratoire qui lui permettent de séduire son public ; il sait manier la parole mais il ne sait pas de quoi il parle. Discours agréable, éminemment superficiel, qui ne dit rien voire se contredit : comment ne pas y voir un lointain ancêtre des innombrables épanchements que l’amour suscite immanquablement, de la chanson populaire au poème improvisé ?

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L’intervention critique de Socrate Le discours de Socrate fait suite à celui d’Agathon, et se caractérise par une visée de vérité qui l’oppose aux différentes louanges rhétoriques qui l’ont précédé. Socrate commence alors par une brève discussion de mise au point avec Agathon, dans le but de mettre en question les présupposés qui ont gouverné les autres discours. Ceux-ci ont en effet vanté à l’envie les hautes qualités d’Éros, pensant le principe de l’éloge comme le fait d’attribuer à l’objet tous les mérites possibles, sans considération de la nature de l’objet : aussi Éros doit-il être beau, vertueux, bon, etc. Autrement dit, l’expérience de l’amour serait elle-même quelque chose de bon, de beau, bref aurait une valeur intrinsèque, en elle-même. C’est précisément ce présupposé que Socrate entend remettre en cause par le biais d’un raisonnement court et incisif. 1) Il faut d’abord reconnaître, ce qui semble évident, que l’amour est toujours amour de quelque chose ou de quelqu’un. Il est nécessairement relatif à un objet (chose, idée ou personne), dirigé vers cet objet. Il n’y a pas d’amour sans relation à un objet aimé, contrairement à la joie ou à la tristesse qui peuvent exister dans le sujet sans requérir de relation à autre chose. 2) Mais si l’amour est toujours amour de quelque chose, s’il est nécessairement désir de quelque chose, on peut se demander pourquoi l’amour tend vers son objet, pourquoi il le désire, sinon parce qu’il ne le possède pas en lui-même. Autrement dit, le désir repose toujours sur le manque de l’objet désiré — sans quoi il ne le désirerait pas et se contenterait d’en jouir. Ce manque peut fort bien apparaître au présent, lorsque je constate que quelque chose n’est pas là et motive ainsi mon aspiration vers elle ; ou ce

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Gabriel Mahéo est professeur agrégé de philosophie et prépare actuellement une thèse sur le problème de l’amour en phénoménologie.

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