Air du temps (L'). Musiques populaires dans le monde

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L’Air du

temps Musiques populaires dans le monde

L’Air du temps

Musiques populaires dans le monde

Chemins du patrimoine en Finistère Abbaye de Daoulas

26 € TTC ISBN 978-2-84398-407-5 En quatrième de couverture : Guitare Espagne 17e siècle Coll. Cité de la musique, Paris Crédits photos © Jean-Marc Anglès

Éditions Apogée

L’Établissement public de coopération culturelle a été créé à l’initiative du Conseil général du Finistère qui est son principal financeur. Création graphique : E. Henaff - Chemins du patrimoine en Finistère - Crédits photos © Musée d’ethnographie de Genève (MEG)


Ouvrage coédité par l’EPCC Chemins du patrimoine en Finistère et les éditions Apogée, dirigé par Laurent Aubert et coordonné par Pierre Nédélec Conception graphique Anaïs Billaud Le présent ouvrage accompagne l’exposition « L’air du temps », présentée à l’Abbaye de Daoulas du 4 mai au 14 octobre 2012 par l’Établissement public de coopération culturelle Chemins du patrimoine en Finistère en partenariat avec le Musée d’ethnographie de Genève. Commissariat général Philippe Ifri, directeur général de l’EPCC Chemins du patrimoine en Finistère, assisté de Marianne Dilasser, responsable des expositions pour l’EPCC et directrice de l’Abbaye de Daoulas. Chef de projet Pierre Nédélec, Abbaye de Daoulas Commissariat scientifique Laurent Aubert, ethnomusicologue, directeur des Ateliers d’ethnomusicologie à Genève, assisté d’Éva Guillorel, maître de conférences en histoire moderne, université de Caen BasseNormandie et University of Oxford. Conseil scientifique Philippe Mathez, conservateur au Musée d’ethnographie de Genève (MEG) Mouvement des œuvres et suivi administratif Gwenaëlle Foeon, Abbaye de Daoulas Scénographie Guliver Design, Paris : Bruno Tainturier, Philippe Comte, David Lebreton Graphisme Anamnésia, Paris : Simon Sappa Conception lumière Ponctuelle, Paris : Michel Hauvy Coordination technique Ludivine Maintier, responsable technique pour l’EPCC, assistée de Michel Le Guen Médiation culturelle Danièle Brochu, responsable des publics pour l’EPCC, Amandine Bridou, chargée de la médiation à l’Abbaye de Daoulas

Soclage des œuvres Société Aïnu, Gentilly

Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, (Marie-Dominique Mouton)

Multimédia Anamnésia, Paris : Laurent Oberlé, Kristel Fauconnet Myria Prod, Brest : Nicolas Hervoches, Denis Rollier, Jean-Alain Kerdraon Yellowcake, Brest : Niklas Lenoir

Nanterre, Centre de recherches en ethnomusicologie, CREM (Aude Julien-Da Cruz-Lima)

Traductions Linda Sansome, Scaër

Paris, Musée des Arts et Métiers (CNAM) (Marie-Sophie Corcy, Pierre-Yves Gagnier, Aminata Zerbo)

Assistante administrative Régine Delacourt, Abbaye de Daoulas Équipe technique Dominique Fustec, Michel Keraudren, Maryvonne Kermarrec, Hervé Le Bot, Stéphane Menez, Christian Tréguier Programmation spectacle vivant Yann Le Boulanger, pour l’EPCC Communication Relations presse : Jean-Philippe Rivier, pour l’EPCC Véronique Janneau et Cécile Salem, Agence l’Observatoire, Paris Affiche et dossier de presse : Elodie Hénaff, infographiste pour l’EPCC Amandine Thomas Aline Quéré Prêteurs Genève, Musée d’ethnographie (MEG) (Kilian Anheuser, Isabel GarciaGomez , Philippe Neri, Philippe Mathez, Boris Wastiau) Brest, Musée des Beaux-Arts, (Françoise Daniel, Isabelle Le Bot, Mathilde Pigallet) Brest, Centre de recherches bretonnes et celtiques (CRBC) (Philippe Lagadec , Marie-Rose Prigent) Champlitte, Musée départemental Albert et Félicie Demard, (Françoise Ailhaud, Nicolas Poulain) Mouzeil, Les Harpes CAMAC, (Jakez François)

Nous remercions tout particulièrement le Musée d’ethnographie de Genève Boris Wastiau Philippe Mathez Isabel Garcia-Gomez Une exposition est une grande entreprise collective. Que les personnes dont nou s aurions oublié de mentionner ici les noms ne nous en tiennent pas rigueur. Les auteurs du catalogue

Paris, Musée du quai Branly, (Const ance D ereu x , L aurence Dubaut, Hélène Joubert, Madeleine Leclair, Stéphane Martin) Paris, Cité de la Musique, (Joël Dugot, Laurence Goux, Thierry Maniguet, Patrice Verrier, Éric de Visscher) Rennes, Musée de Bretagne, (Pascal Aumasson, Françoise Berretrot, Marie-Noëlle Faulon) Toulouse, Conservatoire occitan des musiques et danses traditionnelles (COMDT) Atelier de facture instrumentale (Pascal Petitprez) Remerciements Jean-Marc Anglès Marie Clavier Louise Ebrel Marine Guyot-Sionnest Donatien Laurent Éric Legret Caroline Le Marquer Sami Manuel Fanch Postic François-Xavier Quéré Philippe-Etienne Raviart Laurence Roveri Jean-François Simon Olivier Vermeille Nous assurons également de toute notre gratitude : Pierre Maille, président du Conseil général du Finistère, Nathalie Sarrabezolles, présidente de l’EPCC Chemins du patrimoine en Finistère, Jean-Yves Le Drian, président du Conseil régional de Bretagne, François Erlenbach, directeur régional des Affaires culturelles de Bretagne.

Nanterre, Bibliothèque Éric de Dampierre,

© Éditions Apogée / EPCC Chemins du patrimoine en Finistère, 2012 ISBN 978-2-84398-407-5

Laurent Aubert, ethnomusicologue, directeur des Ateliers d’ethnomusicologie à Genève et ancien responsable des AIMP de Genève Béla Bartók (†) Laurent Bigot, sonneur et professeur au conservatoire de musique de Brest Bertrand Dicale, journaliste de presse musicale Elina Djebbari, ethnomusicologue Luc-Charles Dominique, professeur d'ethnomusicologie à l'université de Nice-Sophia-Antipolis Brice Gérard, enseignant en histoire de l’ethnomusicologie Éva Guillorel, maître de conférences en histoire moderne, université de Caen Basse-Normandie/University of Oxford Madeleine Leclair, responsable des collections d'ethnomusicologie au musée du quai Branly à Paris Marie-Barbara Le Gonidec, ethnomusicologue et responsable du département de la musique et de la phonothèque du musée des Civilisation de l’Europe et de la Méditerranée à Paris Daniel Lesueur, journaliste de presse musicale Érik Marchand, chanteur Denis-Constant Martin, directeur de recherches, université de Bordeaux Vincent Morel, conservateur et animateur de réseau à Dastum Speran ţ a R ă dulescu, directrice du département d’anthropologie culturelle du musée du Paysan roumain de Bucarest Victor A . Stoichiţă, professeur d’histoire de l’art moderne et contemporaine à l’université de Fribourg (Suisse) Michel Toutous, musicien Ifig Troadeg, conservateur et animateur de réseau à Dastum


Chemins du patrimoine en Finistère Abbaye de Daoulas Ouvrage dirigé par Laurent Aubert

L’Air du temps Musiques populaires dans le monde

Éditions Apogée


Sommaire 07 / Préface, pierre maille 11 / Avant-propos, philippe ifri 13 / Introduction, laurent aubert

Exposer la musique 20 / Exposer la musique : un paradoxe ? laurent aubert 24 / Musiques savantes, musiques populaires luc charles - dominique 32 / La tradition, masque et révélateur de la modernité denis - constant martin 36 / Les outils du musicien laurent aubert Quelques instruments particuliers 60 / La cornemuse ? Un sac et des tuyaux ! marie - barbara le gonidec Une collection de cornemuses dans un musée des Beaux-Arts françoise daniel 70 / Bretagne, un souffle continu laurent bigot 76 / Les instruments de musique de la mission Dakar-Djibouti madeleine leclair

Collecter la musique 86 / Pourquoi et comment recueille-t-on la musique populaire ? béla bartók 90 / Constantin Brăiloiu (1893-1958), pionnier de l’ethnomusicologie moderne speranţa rădulescu

100 / La mission Dakar-Djibouti (1931-1933). André Schaeffner et l’histoire de l’ethnomusicologie en France brice

gérard

106 / Les conditions de la collecte. À propos d’un terrain au Kerala laurent

aubert


118 / L’histoire de la collecte en Bretagne, d’hier à aujourd’hui éva guillorel Un collecteur passionné : entretien avec Donatien Laurent laurent bigot La Mission de folklore musical de 1939 en Basse-Bretagne marie - barbara le gonidec 128 / Dastum : collecter, sauvegarder, transmettre le patrimoine oral de Bretagne dastum

Revisiter la musique 136 / Les tubes peuvent changer le monde bertrand dicale 144 / À pleins tubes daniel lesueur 152 / La scène musicale bretonne michel toutous De la gwerz au punk : entretien avec Louise Ebrel laurent bigot 164 / Une expérience transculturelle erik marchand 170 / À l’heure du remix, Bucarest et ses manele victor a. stoichiţă 174 / La création en effervescence : les scènes musicales actuelles en Afrique elina djebbari Balalaïka Russie 20e siècle Coll. MEG, Genève

183 / Références bibliographiques 185 / Les auteurs 189 / Crédits photograpghiques

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Projet N’Diale au festival du Bout du Monde 2010, Jacky Molard et Foune Diarra Trio (Bretagne-Mali).

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Sistre Wasamba Mali 1950 Coll. MEG, Genève


Avant-propos « Vivre le lieu, dire le monde. » Édouard Glissant

La musique en Bretagne, ce n’est pas rien ! Placée au cœur du projet de l’EPCC Chemins du patrimoine en Finistère, la question de la diversité culturelle appelle immanquablement à traiter à un moment ou à un autre de la musique. Et le plus vite possible, tant l’appétence espérée des publics mais aussi celle, manifeste, de l’ensemble des protagonistes d’une exposition y poussent… D’ailleurs, quelle autre expression culturelle aussi forte en Bretagne pourrait mieux incarner ces singularités qui forgent des appartenances fièrement revendiquées, exprimant si clairement la diversité culturelle et sa richesse ? L’exposition présentée à l’Abbaye de Daoulas, comme cet ouvrage, entraîne le visiteur, ou le lecteur, sur des chemins détournés, l’attirant – comme il en a l’habitude – dans des contrées et des temps plus lointains. Il est invité à toucher du doigt ou plutôt mesurer à l’oreille et au regard cette diversité qui brasse continûment sonorités et instruments. Ces chemins ont été d’abord tracés par le Musée d’ethnographie de Genève (MEG) qui, fort des Archives internationales de musique populaire (AIMP) dont il est le dépositaire et l’animateur, a créé une première exposition « L’air du temps ». Et c’est dire cette universalité de la musique que de reprendre le travail de Laurent Aubert et Philippe Mathez du MEG pour le développer à Daoulas, et d’y noter les concordances évidentes avec le patrimoine musical breton et ses filiations. Le propos initialement porté par nos confrères genevois, dédiés à l’œuvre immense et pionnière de collecte de l’ethnomusicologue roumain Constantin Brăiloiu, a été ainsi facilement enrichi, pas seulement par les exemples bretons mais aussi par ceux, tout aussi pionniers, de Schaeffner en Afrique occidentale, ou plus contemporains de Laurent Aubert au Kérala. Car il en est de la diversité culturelle comme des traditions, elle n’est vivante que si certains en recueillent les témoignages, d’autres les transmettent puis les fécondent de leurs propres apports. À Dastum qui fête en 2012 ses quarante ans peuvent se joindre, les pionniers de la collecte, depuis Hersart de la Villemarqué au milieu du 19e siècle jusqu’à ceux qui recueillent encore aujourd’hui, sous toutes les latitudes, ce qui constitue précisément un patrimoine en mouvement.

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À cet égard, une contrepartie non des moindres de cette globalisation du monde, souvent perçue comme une menace, ce sont les déplacements faciles et les technologies accessibles pour collecter et surtout diffuser. En effet, quoi de commun entre les signes de transcription musicale sur carnet des premières collectes et les enregistrements numériques presque immédiatement disponibles en tout point du globe ? Le visiteur, ou le lecteur, se retrouve au final ramené à sa propre expérience, à son temps et à ses propres souvenirs musicaux, notamment ceux des succès de hit-parades qui, qu’on le veuille ou non, distillent inévitablement ce parfum de nostalgie qui scande notre mémoire. Car la musique, savante ou populaire, n’est pas seulement une création artistique ou un objet d’étude, elle est un compagnon de nos vies parfois s’imposant de lui-même, expression adéquate de nos états d’âme du moment ou du lieu, qui fait comme l’écrit Julien Green dans son Journal que « la plus banale des ritournelles populaires décrit souvent des états mystiques sans qu’il y ait grand-chose à changer aux paroles, si triviales qu’elles nous paraissent ». À l’heure d’une mondialisation qui tend à réduire la planète à un village, interroger la musique et ses racines populaires met en évidence la vivacité des traditions qui donc, non seulement sont préservées et se transmettent, mais, mieux encore, se renouvellent en s’enrichissant mutuellement. Est-ce la preuve certaine de l’irréductibilité de la diversité des cultures et de leur capacité à résister aux vents dominants de l’uniformisation que nous espérons ?

Philippe Ifri Directeur général de l’EPCC Chemins du patrimoine en Finistère


Introduction laurent aubert

Tout d’abord quelques mots sur le titre de cette

de leurs producteurs et de leurs destinataires.

exposition, qui n’a, il faut bien le reconnaître, rien

Des musiques dites « traditionnelles » comme

de très original ! Le choix d’un titre est d’ailleurs

celles des communautés rurales de Bretagne, de

souvent la dernière chose qui s’impose dans l’éla-

Roumanie, d’Inde du Sud ou d’Afrique subsaha-

boration d’un projet, d’une exposition ou d’une

rienne ne sont ainsi en aucun cas des expressions

publication. Mais il est censé en synthétiser le

figées dans des structures immuables ; elles sont au

propos, en évoquer la « substantifique moelle »,

contraire toujours soumises à « l’air du temps »,

ce qui n’est pas sans importance.

qui en détermine aussi bien les formes et leur

Dans son usage courant, l’expression « l’air

agencement que les connotations sociales et les

du temps » est plus ou moins synonyme d’une

occasions de jeu. Telle était l’idée générale que

autre, « le goût du jour », qui aurait d’ailleurs

voulait transmettre ce titre d’apparence anodine,

tout aussi bien pu être choisie comme titre pour

dont le choix a par ailleurs été renforcé par le fait

cette exposition. Les deux évoquent en effet

que « l’air » évoque aussi la mélodie et « le temps »

l’idée que toute réalisation humaine est à la fois

le rythme, ce qui était une manière d’appuyer la

le produit et l’indice d’un lieu et d’un temps

dimension musicale de son contenu.

donnés, autrement dit d’une société et d’une

L’exposition présentée à l’Abbaye de Daou-

époque particulière de son histoire. À cet égard,

las est une version remaniée et amplifiée d’une

les transformations subies par les musiques de

installation réalisée sous le même titre au Musée

tradition orale reflètent toujours les évolutions

d’ethnographie de Genève en 2009. Cette dernière

de la culture dont elles émanent, du milieu dans

avait été conçue comme un hommage à l’éminent

lequel elles se développent et du mode de vie

folkloriste roumain Constantin Brăiloiu (1893-1958),

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à juste titre considéré comme un des pionniers de

folkloristes de son temps, Brăiloiu pensait en effet

l’ethnomusicologie moderne.

découvrir les survivances d’un passé immémorial

Dans sa jeunesse, Brăiloiu se destine à la carrière

dans les coutumes et les musiques « paysannes ».

de compositeur. C’est la grande époque des « écoles

D’autres se tournent plutôt vers l’ailleurs pour

nationales » et, comme Béla Bartók et Zoltán

mener leurs recherches, et le contexte de la colo-

Kodály en Hongrie ou comme son ami George

nisation offre le cadre de nombreuses campagnes

Enescu en Roumanie, il puise son inspiration aux

ethnographiques. L’une des plus marquantes est

« sources folklorique » des musiques villageoises

la fameuse mission Dakar-Djibouti, dirigée par

roumaines. À cet effet, il mène dès les années vingt

Marcel Griaule de 1931 à 1933, à laquelle participe

une série de campagnes d’enregistrement dans les

notamment l’ethnomusicologue André Schaeffner.

villages des différentes régions de Roumanie. Très

Particulièrement intéressé par l’organologie,

vite, sa passion pour la recherche prend le pas

Schaeffner collecta de nombreux instruments de

sur ses velléités de compositeur et, pendant une

musique au cours de cette expédition. Quelques-

vingtaine d’années, il consacre toute son énergie à

uns de ces instruments, aujourd’hui conservés au

la collecte et l’analyse des musiques « populaires »

musée du quai Branly, à Paris, sont présentés dans

de sa Roumanie natale.

l’exposition de Daoulas avec les enregistrements

En 1943, il émigre en Suisse et, l’année suivante,

et les notes de terrain qui s’y réfèrent. Contraire-

il fonde les Archives internationales de musique

ment à Brăiloiu, c’est dans l’analyse des musiques

populaire (AIMP) au Musée d’ethnographie de

exotiques et de leurs instruments que Schaeffner

Genève. Sur la base de ses propres enregistre-

croit déceler les traces d’un archaïsme universel.

ments roumains, il entreprend alors de réunir un

Largement marqué par son expérience africaine, son

grand nombre de documents sonores de ce qu’il

livre Origine des instruments de musique, publié en

appelait les « mélodies originelles de toutes les

1936, demeure à cet égard un ouvrage fondamental.

contrées du monde » dont il tirera plus tard sa fameuse Collection universelle de musique populaire

Ces deux courants ont marqué l’histoire de

(1951-1958). En 1948, il est nommé maître de

l’ethnomusicologie et, de manière plus générale,

conférences au CNRS à Paris. Dès lors, une

celle de la découverte des « musiques du monde ».

carrière internationale se développe, étayée par

À titre comparatif, deux volets de l’exposition sont

de nombreuses conférences et publications qui

consacrés à des recherches plus récentes portant,

allaient marquer le développement de la discipline.

l’une sur le « proche », l’autre sur le « lointain ».

Motivée par une forme de quête des origines,

À cet égard, le cas de la Bretagne démontre

la démarche de Brăiloiu demeure à cet égard carac-

de façon exemplaire comment la collecte et la

téristique de son époque. Comme la plupart des

conservation d’archives musicales peuvent jouer

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un rôle déterminant dans la perpétuation et le

C’est en tout cas une des leçons que j’ai tirées

développement d’une « mémoire collective ».

de mon expérience en Inde du Sud, au cours de

La collecte et l’archivage ne sont en effet pas

plusieurs terrains effectués de 1998 à 2006 pour

nécessairement destinés à ne répondre qu’à des

le Musée d’ethnographie de Genève. Axées sur

préoccupations académiques ou muséales : ils

les expressions rituelles des communautés rurales

visent avant tout à conserver les traces d’une

du Kerala, ces enquêtes ont aussi été l’occasion

mémoire, d’un patrimoine musical, d’une tradi-

de constituer une collection d’objets et de docu-

tion orale en constante mutation. La démarche

ments sonores et audiovisuels représentatifs de

associative de Dastum ou les travaux menés par

ces événements spectaculaires et des musiques

un chercheur comme Donatien Laurent en four-

qui les animent. Les témoignages qui en sont

nissent des preuves éloquentes. Des expériences

présentés à Daoulas illustrent à la fois la pérennité

récentes, notamment celles réalisées par des artistes

de la démarche ethnographique en tant que telle

comme Erik Marchand ou Louise Ebrel — dont les

et les transformations, aussi bien conjoncturelles

témoignages figurent dans ces pages — montrent

qu’idéologiques et méthodologiques, qui ont

bien la dynamique dans laquelle, en Bretagne

marqué son développement.

comme ailleurs, le recours aux outils mémoriels Une exposition se construit en plusieurs phases.

que sont les archives musicales peut agir en tant

La première a consisté à en déterminer le propos,

que référent et marqueur identitaire. Les perspectives d’un chercheur travaillant

à en développer la problématique, puis à la cadrer

sur « l’ailleurs » sont bien sûr différentes. Cet

en imaginant une traduction visuelle des données

autre, dont il tente de comprendre la culture,

et des réflexions qu’elles ont suscitées. Le principal

l’intéresse dans la mesure où il est porteur d’un

défi consistait à conjuguer la présentation de ces

message spécifique, partagé par les membres

différentes recherches avec une vision critique

d’une communauté à laquelle le chercheur

permettant de situer chaque démarche dans son

n’appartient pas. Mais il est aussi le miroir qui

contexte historique, tout en fournissant aux visi-

lui projette son image, qui lui renvoie le reflet

teurs quelques pistes de réflexion générales sur

d’un aspect ordinairement voilé de sa propre

ces musiques de l’oralité et leur devenir dans une

réalité ontologique. Les motivations profondes

société en pleine mutation. C’est ainsi que, au-delà

des ethnologues sont ainsi souvent de deux

de la présentation de ces matériaux, l’exposition

ordres, à la fois opposés et complémentaires :

soulève un certain nombre de questions, non

la recherche de l’autre dans sa différence, et la

seulement sur les finalités de la collecte et de

recherche de soi-même en l’autre.

l’archivage, mais surtout sur le sens de la musique

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en tant que pratique et qu’expression des émotions.

ambigu de « musique(s) populaire(s) », quelles

En voici les principales :

en sont les limites, et quels sont les critères qui

– à quoi servent des collections d’instruments de musique et des archives musicales ? – quelle mémoire transmettent-elles d’une musique et de son milieu ? – comment les faire découvrir et apprécier dans le cadre d’une exposition ?

permettraient d’en décider ? Une exposition ne peut certes pas prétendre répondre à toutes ces questions ; tel n’est d’ailleurs pas son propos. Tout au plus peut-elle suggérer quelques pistes de réflexion générales. À travers une présentation d’objets et de documents rarement

– qu’est-ce qui a changé depuis les premières

exposés et grâce à une scénographie innovante,

collectes des folkloristes, quels sont les enjeux

parfois ludique, faisant appel à la participation

de l’ethnomusicologie contemporaine face aux

active des visiteurs, « L’air du temps » s’inscrit bien

transformations des esthétiques musicales et de

dans la démarche générale de l’Abbaye de Daou-

leurs cadres de performance ?

las, axée sur l’ouverture aux cultures du monde

– ou encore, de façon plus générale, de quoi parle-t-on ? Quel domaine recouvre le terme

et la présentation de quelques-unes des grandes personnalités qui y ont contribué.


Tambours en gobelet R.D. Congo, Kasaï ethnie Kuba 20e siècle Coll. MEG, Genève

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Métallophone Gender Classe des idiophones Indonésie, Bali, Denpasar 20e siècle Bois, bambou, métal Coll. MEG, Genève

Comportant dix lames de bronze, disposées sur dix résonateurs de bambou et deux baguettes de bois à extrémité de frappe discoïdale. Doré avec traces de rouge, le cadre de bois est orné d’un décor floral, finement sculpté sur toute la surface visible de sa base et de ses montants. À la base, quatre dragons protecteurs indiquent les quatre directions ; en haut de chaque montant est représenté l’oiseau mythique Garuda. À Bali, l’accompagnement musical du théâtre d’ombres wayang kulit est fourni par une ou deux paires de gender wayang, dont les lames sont accordées sur l’échelle pentatonique slendro. Le jeu de cet instrument peut atteindre un haut degré de virtuosité.

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Tambour à manche Rnga ou lag-rnga Tibet 20e siècle Peau, bois Coll. MEG, Genève

Tambour à deux membranes collées sur un cadre bombé en bois, orné d’un décor polychrome et sculpté en bas-relief représentant des dragons, des nuages et des figures géométriques sur fond rouge. Fiché perpendiculairement dans le cadre, le manche peint en rouge est décoré de motifs symboliques sculptés tels que le « nœud du cœur » et la fleur de lotus à huit pétales. Cet instrument joue un rôle essentiel dans les rituels monastiques tibétains, notamment dans ceux de l’ordre sa-skya-pa, dans lesquels il est frappé par le maître du chant.

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Bretagne, un souffle continu

laurent bigot

Pour le touriste avide d’images pittoresques, il

aux 16e et 17e siècles, des sonneurs apparaissent,

est clair que la Bretagne est une « terre de corne-

entre autres, sur les sablières des églises. Le plus

muses » : en effet, dans les grands rassemblements

souvent, ils sont seuls, mais parfois, ils mènent

estivaux, nombreux sont les bagadoù (ensembles

une chaîne de danseurs, parfois encore ils sont

de cornemuses, bombardes et percussions), avec

joués par des animaux au statut plus ou moins

leurs grandes cornemuses écossaises. Un peu moins

douteux. N’oublions pas que la forte symbolique

nombreux mais très présents sont les sonneurs de

sexuelle de l’instrument en fait, pour l’Église, un

binioù kozh (littéralement « vieux biniou »), ou

objet de méfiance !

encore les sonneurs de veuze (cornemuse du pays

Le type organologique n’en est pas très fixé ;

nantais). Cette image de « terre de cornemuses »

cependant, le modèle qu’Anthony Baines qualifie

est-elle justifiée, historiquement ? Les pratiques

d’« atlantique », avec son chalumeau conique et

musicales auxquelles nous assistons sont-elles

son bourdon cylindrique, est majoritairement

anciennes ? Les sons que nous pouvons entendre

présent. Ceci correspond à la réalité d’aujourd’hui,

actuellement sont-ils ceux que pouvaient entendre

hormis le fait qu’on ne voit pas encore apparaître

les « touristes », ou autres visiteurs des siècles

le binioù kozh actuel, avec son chalumeau court

passés ? Et tout d’abord, depuis quand la présence

si caractéristique.

de cornemuses est-elle attestée en Bretagne ?

Sonneurs en action à Guémené Début 20e siècle

Les écrits anciens peuvent également nous

Les artistes du Moyen Âge nous ont laissé

documenter ; mais là non plus, les types organo-

de nombreuses représentations de cet instru-

logiques comme les formules instrumentales en

ment, tant sur des manuscrits qu’à travers des

usage ne sont pas très précis : on nous parlera

sculptures. Dès le 15e siècle, et plus fréquemment

fréquemment de musettes, sans préciser s’il s’agit

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Constantin Brăiloiu (1893-1958) Pionnier de l’ethnomusicologie moderne

speranţa rădulescu

Constantin Brăiloiu était roumain par naissance,

pour tâche d’entreprendre des enquêtes musi-

suisse et français par adoption, européen par

cales sur tout le territoire de la Roumanie et d’en

formation, compositeur par métier, musicologue

faire connaître les résultats à ses contemporains.

et folkloriste par vocation. Sa vie recouvre plus ou

Développées entre les deux guerres, ses prodi-

moins la période de renouvellement du folklore

gieuses recherches de terrain étaient notamment

musical — science humaine qui, vers le milieu des

suscitées par la crainte — encore vivace de nos

années cinquante, prend officiellement le nom

jours — qu’au fil des années, les expressions du

d’ethnomusicologie.

folklore se transforment de manière dramatique

Brăiloiu passe sa jeunesse d’étudiant à Vienne

et risquent même de disparaître : d’où la nécessité

et à Paris. Il débute ensuite sa carrière dans son

Page 91 : Constantin Brăiloiu notant le texte d’une chanson dicté par la paysanne Rafira Iurcovan, Drăguş (Transylvanie), 1929.

d’en conserver la mémoire pour la postérité.

pays natal, en tant que professeur universitaire et

En 1928, Brăiloiu pose les bases des archives de

compositeur, engagé — comme tous les créateurs

folklore de la Société des compositeurs roumains,

d’Europe de l’Est de son temps — dans l’élaboration

qu’il enrichit progressivement, avec l’aide de ses

d’une « école de composition nationale d’expres-

collaborateurs, de plus de 12 000 cylindres de

sion universelle ». Avec George Enescu et d’autres

phonographe et de quelques centaines de disques

musiciens, il fonde la Société des compositeurs

78 tours. Ces documents étaient accompagnés de

roumains, qu’il anime en tant que secrétaire général

dizaines de milliers de fiches informatives sur les

jusqu’en 1943. On croyait alors qu’une école natio-

musiques enregistrées et les pratiques liées à leur

nale ne pouvait être constituée que sur la base du

production, collectées au cours de ses enquêtes

folklore, seul apte à incarner « l’âme du peuple ».

dans les villages. Ces archives sont aujourd’hui

En partageant cette opinion, Br ăiloiu se donne

rattachées à l’institut de recherche qui porte le

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Un collecteur passionné : Entretien avec Donatien Laurent Laurent Bigot : Pourriez-vous nous parler des débuts de votre carrière de collecteur ? Donatien Laurent : Depuis toujours, je me suis intéressé à la collecte de chants de tradition orale. La musique m’intéressait beaucoup, et en particulier les chants bretons que ma mère chantait en s’accompagnant au piano. Elle partait des recueils de BourgaultDucoudray ou de Duhamel, dont mon père avait acheté plusieurs ouvrages. Nous avions une bonne bibliothèque musicale en ce domaine, avec ces recueils, mais aussi ceux de Loeiz Herrieu, dont Duhamel avait transcrit la musique. J’étais très attiré aussi bien par les textes que par les mélodies de ces chants. J’apprenais le breton et faisais partie des scouts Bleimor, que j’avais rejoints à la suite de mon frère Loeiz ; et là, j’ai pris contact avec des camarades parisiens, mais bretonnants de naissance, dont le breton était la langue de la maison, en particulier des trégorrois et des vannetais. Je me suis ainsi passionné, très jeune, pour la langue et la musique, à travers ces collectes de la fin du 19e et du début du 20e siècle, que nous venons d’évoquer, et puis je me suis lancé moi-même, quand je rencontrais des gens qui connaissaient des chants qui m’étaient inconnus, à les leur demander ! Ainsi, j’étais à l’école Bossuet, dont les agents techniques étaient, je crois, originaires de la région de Rostrenen, et je me rappelle avoir échangé avec eux en breton ; de même, avec mes camarades, j’ai également noté des chansons qu’ils connaissaient, dont les paroles m’étaient familières par les recueils anciens, mais dont ils me donnaient des airs nouveaux qui me paraissaient intéressants. LB : Vos contacts avec la culture bretonne s’établissaient donc au sein de votre milieu familial et au sein des scouts Bleimor ? DL : Pas seulement ; en effet, à cette époque, je fréquentais Ker Vreizh, foyer breton de Paris, dont mon père était président. J’y ai suivi des conférences et rencontré des gens comme Yvon Palamour, René Henry et sa femme Josette, ou encore Pierre Le Padellec, qui m’accompagnera par la suite dans mes collectes. C’est aussi à cette époque que je me suis intéressé de plus en plus au Barzaz Breiz, que j’avais découvert depuis longtemps dans la bibliothèque paternelle. Mon père, d’ailleurs, m’avait parlé du problème de ce livre alors très contesté, auquel Fanch Gourvil, de Morlaix, consacrera en 1959 une thèse sans concession, au jugement très négatif, et qui était déjà annoncée par de nombreux articles plus incendiaires les uns que les autres ! J’ai été piqué au vif par le problème de ce livre et par les controverses qu’il avait engendrées, et j’ai eu envie de voir si je pouvais contribuer à éclaircir son mystère. Connaissant bien le Barzaz-Breiz, j’étais très attentif aux personnes issues d’un milieu populaire qui pouvaient me chanter un de leurs chants. Pierre Le Padellec, par exemple, bretonnant de naissance de Bubry, m’a chanté des chants que je savais absents des recueils d’Herrieu ou de Duhamel, mais qui se trouvaient dans le Barzaz-Breiz, et qu’il avait appris de sa mère ! J’ai donc commencé, comme ça, à recueillir à droite et à gauche, avec tous les gens que le hasard me faisait rencontrer.

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Donatien Laurent et Pierre Le Padellec collectant une gwerz sur le meurtre de Louis Le Ravallec auprès de Marie Huilliou en 1965.

LB : Et tout cela à Paris ? DL : Effectivement, j’ai commencé tout cela à Paris. Par exemple, on chantait en sortant du métro, et, aussitôt, il arrivait que des gens, attirés par le chant, se mettent à chanter eux-mêmes ! Je n’en ai pas de trace enregistrée, mais, pour ne pas avoir à tracer les lignes de la portée, je m’étais forgé depuis quelques années un système de transcription avec des petits traits, des points et des croix. J’avais une bonne mémoire musicale, et ce système me suffisait pour ensuite retrouver la chanson. LB : Tout ceci se situe à quelle période ? DL : Nous sommes pour l’instant au milieu des années cinquante. Mon existence s’est modifiée à partir de 1957, où j’ai eu un très grave accident, suivi de dix-huit jours de coma. À mon réveil, n’ayant pas été dans mon tort, la société d’assurances m’a versé une assez forte indemnité qui m’a permis d’acheter un magnétophone Nagra, ce qui était mon rêve. En effet, je connaissais un ingénieur du son suisse qui était un ami de Stephan Kudelski, l’inventeur du Nagra. À l’époque, la RTF était équipée de Nagra, mais jamais un modeste quidam comme moi n’aurait pu prétendre posséder un tel matériel ! Mon accident m’a ainsi permis d’acheter cet excellent magnétophone dont le poids, hélas, ne me permettait pas de me déplacer facilement. Je prenais donc rendez-vous avec des chanteurs que je trouvais intéressants, et, le plus souvent en stop, muni de mon matériel d’enregistrement, je me rendais chez eux pour faire mes enregistrements ! LB : C’est donc là que commence votre carrière d’ethnomusicologue ? DL : Effectivement, comme les médecins me disaient que, dorénavant, je ne pouvais plus poursuivre mes études de droit et d’anglais, je me suis dit que j’allais pouvoir m’orienter vers d’autres études. Je me suis alors dirigé vers une « licence libre » d’ethnologie,

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Les tubes peuvent changer le monde

bertrand dicale

Certaines chansons ont plus de pouvoir que

elles provoquent, elles accompagnent les change-

d’autres. Certaines chansons savent changer les

ments. Elles font l’histoire.

choses, savent mettre en mouvement les hommes

Or ces chansons ne sont pas toujours des chan-

et le monde lui-même. Il ne s’agit pas seulement

sons sérieuses dont la dignité est pesée avec ferveur :

des grands hymnes des barricades et des défilés,

il s’agit souvent de ce qu’en France, les clercs ont

des foules révoltées et des meutes hurlantes — les

longtemps appelé des « chansonnettes » ou de ce

Marseillaise, les Internationale, les Rule Britania,

qu’ils nomment aujourd’hui « variété commerciale ».

les God Bless America, aussi souvent chansons de

Car les tubes n’ont pas seulement la capacité

victimes que chansons de bourreaux.

Page 137 : Le chanteur Antoine après son concert à la discothèque « Le whisky à Go-Go » à Paris le 20 avril 1966 où ses amis affichent une banderole anti-Johnny.

d’enchanter l’instant de millions de personnes en

Nous parlerons ici de chansons nées ailleurs

même temps ; ils n’ont pas seulement pour fonction

et qui viennent s’inscrire au plus haut fronton

de marquer de leur empreinte la saison qui passe,

de la mémoire des peuples. Elles viennent d’un

d’être à la fois volatils et indélébiles. Les tubes nous

bouiboui ou d’un studio clinquant, d’une petite

transforment. Ce peut être Éthiopie du collectif

salle de cabaret ou d’une usine à succès, et elles

Chanteurs sans frontières, qui veut que l’on se

conquièrent comme une évidence la gloire et le

soucie d’un drame humanitaire et qui entraîne un

pouvoir. Elles mettent en marche des idées, des

vaste mouvement de dons — comme la chanson

désirs, des colères, des besoins, des révolutions.

en avait l’intention. Ce peut être Les Divorcés de

Est-ce seulement mettre en marche, d’ailleurs ? Elles

Michel Delpech, qui fait plus pour l’instauration

révèlent autant qu’elles éveillent, elles mettent en

en France du divorce par consentement mutuel

forme le ressenti collectif jusque-là indistinct ou

que l’action militante d’associations et de person-

synthétisent mille discours épars… Elles précèdent,

nalités politiques.

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Le 2 juin 1985, sur TF1, Coluche présente le disque Éthiopie-Chanteurs sans frontières après avoir remis à Rony Brauman, président de l’organisation humanitaire Médecins sans frontières, un chèque de 10 millions de francs.

La chanson la plus légère peut influer sur l’évo-

à fleurs, le même irrespect hilare pour la reine

lution des structures les plus lourdes des sociétés.

du musette Yvette Horner que pour l’idole des

Ainsi, en 1966, Les Élucubrations d’Antoine rendent

jeunes Johnny Hallyday, le plaisir de transformer

obsolète une loi de la république. Pourtant, il ne

la vieille forme de l’alexandrin en talking blues à la

s’agit pas d’une chanson à la gravité affirmée. Au

Dylan… L’auditeur qui n’éprouve aucune sympa-

contraire même : le chanteur présente la révolte

thie a priori pour les beatniks et l’adolescent qui

d’une certaine jeunesse par son versant le plus

renâcle sous les carcans de la société gaullienne

souriant. « Ma mère m’a dit ‘‘Antoine, fais-toi

a des plaisirs différents mais voisins en écoutant

couper les ch’veux’’ / Je lui ai dit ‘‘Ma mère, dans

Les Élucubrations.

vingt ans si tu veux / Je ne les garde pas pour me

C’est cela, l’essence d’un tube, après tout :

faire remarquer / Ni parce que j’trouve ça beau

rassembler dans la même délectation des auditeurs

mais parce que ça me plaît’’ », avec quelques

qui ne vivent pas et ne pensent pas de la même

notes d’harmonica et un « Oh yeah ! » narquois :

manière. Cette France qui n’a pas encore songé

Les Élucubrations sont à la fois une bonne blague

à donner aux femmes les mêmes droits qu’aux

et le manifeste d’une génération. Des chemises

hommes, qui estime que l’on peut mourir pour

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le drapeau dès dix-huit ans, mais que l’on doit

pouvoirs publics arc-boutés sur leurs interdits…

attendre vingt et un ans pour voter, qui vient à

Qu’un jeune homme chante tous les jours à la radio

peine de sortir de sa dernière guerre coloniale,

« Mettez la pilule en vente dans les Monoprix »

cette France se délecte de la fantaisie rebelle et

change la situation : les rieurs sont du côté de la

fantasque d’Antoine.

pilule et la parole est libérée. Pourquoi les autorités

Et c’est précisément ce qui confère son pouvoir à

interdiraient-elles toute la littérature militante

cette chanson. Au dernier couplet, Antoine chante :

en faveur de la libéralisation de la contraception

« J’ai reçu une lettre de la présidence / Me deman-

alors qu’elles tolèrent qu’un baladin chante tout

dant Antoine vous avez du bon sens / Comment

haut une opinion vigoureusement antinataliste ?

faire pour enrichir le pays / Mettez la pilule en

Dès lors, si la loi de 1920 est toujours en vigueur,

vente dans les Monoprix. »

un de ses articles fondamentaux est obsolète. La parole est libre.

Or la France de 1966 vit sous le régime de la loi de 1920, qui considère l’avortement comme

La chanson qui a obtenu ce résultat n’est pas

un crime et interdit toute propagande pour les

une chanson militante, ni même ce que l’on appelle,

méthodes anticonceptionnelles. Dire en public

dans les années soixante, une chanson engagée.

« Mettez la pilule en vente dans les Monoprix »

C’est une chanson sans ambition historique, et qui

est illégal. La justice pourrait — et la justice devrait

pourtant met l’histoire en mouvement — un petit

— s’en prendre à cette chanson qui profère une

déplacement, certes, mais perceptible. Ce qu’accomplit Antoine avec Les Élucubrations,

opinion interdite d’expression publique. Mais la France est un pays dans lequel l’opinion

des artistes comme Michel Polnareff ou le groupe

est toujours du côté des artistes, surtout si ceux-ci

Il était une fois l’accomplissent en chantant que

sont hilares, joyeux et jeunes. Alors personne ne songe

le cœur des relations entre hommes et femmes

à poursuivre Antoine pour ses Élucubrations qui, en

n’est pas une perspective procréatrice mais le désir

outre, s’entendent tous les jours à la radio — une

sexuel, Michel Delpech l’accomplit en dessinant

radio qui est alors entièrement contrôlée par l’État.

les contours rêvés du divorce par consentement

Jusqu’à présent, les députés de l’opposition

mutuel, des années avant que le législateur ne

comptaient parmi les seules voix à dire haut et

l’invente… Et Bob Dylan l’accomplit par exemple

fort et en toute impunité que la loi de 1920 était

avec Blowin’ in the Wind en affirmant que chacun

obsolète. Au nom de cette loi, des militants des

est libre de s’impliquer dans l’action sur tel ou

droits des femmes passent devant les tribunaux,

tel sujet, même si les autorités ou l’establishment

des livres, des brochures et des journaux sont

estiment qu’il n’est pas qualifié pour le faire…

saisis, le Mouvement français pour le planning

Et encore n’évoquons-nous là que ces décennies

familial affronte en permanence les foudres de

qui virent la musique et les musiciens prendre une

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