Éditions Apogée — 11 € TTC ISBN 978-2-84398-448-8
Ateliers populaires de philosophie
Yvan Droumaguet
l’amour, échec de la philosophie ?
Agrégé de philosophie, Yvan Droumaguet a enseigné la philosophie en lycée durant quelques décennies. « L’homme, disent les dieux, fasse l’essai de toutes choses, Que, nourri de leur force, il sache gré à toutes Et comprenne sa liberté, Rompre là, s’en aller où il veut » Hölderlin, Cours de la vie
ÉDITIONS APOGÉE
L’amour, échec de la philosophie ? Cette question repose sur l’hypothèse que l’amour ne pourrait être pensé par la philosophie, et cela par une double exclusion : l’amour, par essence sans raison, excluant toute explication rationnelle, la philosophie, par essence rationnelle, excluant comme déraison et folie la passion amoureuse. Comment, en effet, rendre raison d’une déraison amoureuse qui, par ailleurs, se moque bien de la raison ? Mais, s’il y a bien une énigme de l’amour, peut-être en est-il une aussi de la philosophie : et si la philosophie nous éclairait sur cela même dont elle ne peut rendre raison ?
l’amour
échec de la philosophie ? Yvan Droumaguet
Collection Ateliers populaires de philosophie Cette collection a pour objet de publier des conférences données à Rennes par des professeurs de philosophie dans le cadre de la Société bretonne de philosophie. La vocation de cette association (loi 1901) est de mettre l’exercice de la pensée à la portée de tout citoyen, quelle que soit sa formation. Ces textes s’adressent ainsi au grand public.
Dans la même collection : Une histoire philosophique de la nature, Patricia Limido-Heulot Qu’est-ce que penser librement ?, Nathalie Monnin
© Éditions Apogée, 2014 ISBN 978-2-84398-448-8
Yvan Droumaguet
L’Amour,
échec de la philosophie ?
Éditions Apogée
Introduction
Quand les philosophes se sont intéressés à l’amour, n’était-ce pas, bien souvent, pour en dénoncer les illusions et les funestes effets ? Ne serait-ce pas là le signe de l’incapacité de la philosophie à comprendre l’expérience amoureuse ? Mais, quoi d’étonnant à cela si, par essence, la philosophie cherche à rendre raison de tout et si, par essence, l’amour échappe à toute raison ? Il y a bien, en effet, une énigme de l’amour ; sa « première vérité, et peut-être la plus fondamentale », comme le rappelle Nicolas Grimaldi, dans Métamorphoses de l’amour (2011), c’« est qu’il n’y a pas de raisons d’aimer. On n’aime pas à cause de ceci ou de cela ». Énigmes, paroles obscures du mythe, arcanes de la poésie, les vertiges de l’amour demeureraient impénétrables au logos philosophique. Amour et philosophie ne sont-ils pas irrémédiablement étrangers, n’est-ce pas l’impossible dialogue du fou et du sage ? Comment rendre raison d’une déraison amoureuse qui, par ailleurs, se moque bien de la raison ? Ainsi, la philosophie, impuissante à penser l’amour, trouverait consolation à penser son échec, s’évertuant à expliquer, à la façon des philosophes stoïciens ou d’Épicure, qu’on ne peut être heureux en dehors des sentiers de la prudente raison. Édifiantes autant qu’inefficaces leçons ! Au fond, la philosophie ne reconnaît-elle pas là son propre échec à comprendre l’expérience humaine de l’amour ?
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« J’ai longtemps cru », nous dit, dans son récent ouvrage autobiographique Légère comme un papillon (2012), la philosophe italienne Michela Marzano, qu’« il suffisait de me cacher derrière des arguments rationnels pour donner du sens à mon existence ». Elle se trompait alors, penset-elle, sur ce qui importe vraiment, négligeant, au profit de la rigueur des raisonnements, « ce qui nous affecte et nous bouleverse ». Elle voit même, dans son attrait pour la philosophie et ses concepts, une sorte de fuite d’elle-même par mise à distance de son vécu le plus intime. Ainsi, opposant logique de l’argument et désordre des affects, Michela Marzano dénonce l’impuissance des « théories abstraites » à nous éclairer sur « la recherche du sens de notre vie, qui ne cesse de nous échapper ». Certes, la philosophie ouvre des horizons qui élèvent l’esprit ; parfois, à leur découverte, celui-ci s’exalte mais peut aussi venir la déception : toute cette philosophie nous aide-t-elle vraiment à vivre et à comprendre le sens de ce que nous vivons ? En réfléchissant le rapport de la philosophie et de l’amour, c’est, plus généralement, celui de la pensée et de la vie que nous rencontrons. Penser nos émotions, nos désirs, nos souffrances, c’est aussi nous en éloigner, au risque de les perdre dans leur vérité qui, à l’exemple de nos expériences amoureuses, se donne dans le trouble et l’obscurité de leur vécu, non dans la calme clarté du concept. Pourtant, au début de son livre, Éloge de l’amour (2009), dans son entretien avec Nicolas Truong, le philosophe Alain Badiou affirme que la philosophie ne se sépare pas « des violentes péripéties de l’amour ». Penser et agir en philosophe aurait pour conditions d’avoir quelque expérience ou connaissance dans les sciences, les arts et la politique mais aussi, ce qui est peut-être plus inattendu,
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en amour. Autrement dit, au philosophe qui n’a pas été amoureux, il manquera quelque chose, une expérience tout aussi essentielle pour comprendre (et, pour Alain Badiou, transformer) le monde que celles des sciences, de la politique ou des arts. Si cette exigence est fondée, on peut donc attendre du philosophe qu’il nous dise bien, de l’amour, quelque chose qui nous éclaire. De celui dont le nom signifie qu’il aime (philos) la sagesse (sophia), une telle attente est légitime, mais est-ce en amoureux, en amant ou en ami que le philosophe aime ?
I L’amour peut se dire en plusieurs sens Quelle polysémie, en effet, dans l’usage du verbe comme du substantif ! Ainsi, on peut aimer la mer, les promenades, aimer la lecture, les voyages, la cuisine (la faire ou la goûter)… On parle de l’amour de l’art, du beau, de la science, de la nature… (autant d’amours sans attente de réciprocité puisqu’amour de ce qui ne peut être qu’objet). On parle aussi de l’amour de Dieu (cette fois, ce peut être dans les deux sens : la foi est amour et confiance en l’amour de cet Autre qui est Dieu). Ces usages multiples et variés doivent, nous dit le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, nous inciter à la prudence et, en particulier, « nous ne devrons pas considérer comme essentiels à l’amour des attributs et des qualités qui procèdent bien plutôt des divers objets qui peuvent être aimés » (Études sur l’amour, 1926). Il y a, en effet, un risque de confusion : croire caractéristique de l’amour ce qui, en fait, caractérise l’objet aimé (qui peut être très variable). Je peux aimer les beaux objets comme je peux aimer les objets anciens, même quand ils ne sont pas beaux, ou encore les nouveautés, rien, dans cette diversité des choses aimées, ne m’éclaire sur la nature de l’amour. Ortega propose une définition de l’amour, « à strictement parler », comme une « pure activité sentimentale vers un objet, qui peut être n’importe quoi, une personne ou une chose ».
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sens chrétien de l’amour du prochain c’est-à-dire d’autrui, alors aimé non pour ses qualités individuelles mais comme incarnation singulière de la communauté des humains, égaux devant Dieu. Cet amour, c’est d’abord l’amour de Dieu qui, écrit le théologien suédois Anders Nygren, « a manifesté son sens et sa valeur les plus profonds dans la croix du Christ s’offrant lui-même pour les pécheurs » (Éros et agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, 2009). Cet agapè, écrit Vladimir Jankélévitch, dans son Traité des vertus II (Les Vertus et l’Amour, t. 2, 1970), « de toute l’âme s’adresse à l’humain de l’homme ». Ignorant les différences de beauté, d’esprit ou de talents, il est universel mais cela ne signifie pas qu’il soit amour abstrait de l’humanité en général. L’agapè, poursuit Jankélévitch, est toujours amour d’une présence singulière, c’est toujours quelqu’un qui est aimé. On peut alors comprendre en quoi cet amour diffère de celui que nous éprouvons, non pour le prochain, mais pour nos proches, l’époux ou l’épouse, les enfants, les parents, la famille, les amis voire les animaux familiers, toutes celles et ceux que, précisément par notre amour, nous distinguons du reste des mortels. Notre amour et notre amitié se portent vers un individu déterminé qui ne peut être n’importe quel autre puisque nous l’aimons parce qu’il (ou elle) est précisément celui qu’il est (ou celle qu’elle est) et non un ou une autre.
Amour et amitié Mais, si l’amour et l’amitié ont en commun de préférer leur objet, de le choisir en l’isolant, en quelque sorte, du
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reste des humains, où donc se situe leur différence ? Elle semble ne pas être de degré ; l’amour n’est pas un degré plus élevé de l’amitié, il n’y a aucune raison, et l’expérience le confirme, pour que la force de l’amitié soit moindre que celle de l’amour. L’amitié, même, ne semblerait-elle pas plus forte en tant que plus résistante dans la durée ? Pourtant, on tend à penser que, dans l’amitié, il y a quelque chose en moins, quelque chose qui ne se trouve que dans l’amour. Alors, cette différence réside-t-elle dans ce qu’affirme Alain Badiou qui, reconnaissant à l’amour « tous les traits positifs » de l’amitié, l’en distingue en ce qu’il « se rapporte à la totalité de l’être de l’autre, et [ajoute-t-il], l’abandon du corps est le symbole matériel de cette totalité » ? Ainsi, le lien amoureux serait complet, totalement abouti puisque, d’une part, l’amour posséderait tous les traits positifs de l’amitié, et, d’autre part, serait accès au corps de l’autre, ce que l’amitié ne fait pas, et d’ailleurs ne recherche pas. À l’amitié manque cet abandon des corps qui ne se produit que dans l’amour et qui fait que chacun(e) se donne totalement à l’autre. Alain Badiou établit là une différence de nature entre l’amitié et l’amour mais, outre l’exigence de caractériser les traits positifs de l’amitié pour savoir si l’amour les possède, peut-on être assuré qu’il n’y a aucune sorte d’abandon du corps dans l’amitié et, d’abord, à quels signes se reconnaît cet abandon ? Est-ce à l’union sexuelle ? Peut-on dire alors, en termes plus courants, que la différence entre l’amour et l’amitié réside dans l’absence de sexualité dans l’amitié ? Mais sait-on bien déterminer où commence ce que l’on appelle sexualité ? Alain Badiou semble reconnaître qu’il y a de l’amitié dans l’amour (estce toujours vrai ?) mais pourrait-il y avoir de l’amour aussi dans l’amitié ?
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Faisant état, dans ses Essais (1588), de l’amitié qui le liait à Étienne de La Boétie, Montaigne parle d’âmes qui « se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes », c’est donc une véritable fusion des âmes que cette amitié puisqu’on ne peut plus démêler ce qui appartient à chacune, la trace même du lien s’est effacée. S’il se pouvait, ajoute Montaigne, que « les corps eussent part à l’alliance », que « l’homme fût engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus pleine et plus comble » (livre i, chap. 28 : « De l’amitié »). L’amitié, si forte soit-elle, n’atteint pas sa plénitude tant qu’il manque l’union des corps, et on peut lire, dans le propos de Montaigne, le désir d’une telle union et le regret de son absence. En effet, si seule l’âme est tout entière engagée, alors l’homme ne l’est pas totalement. Cette entière complétude, Montaigne la nomme toujours amitié mais ne serait-ce pas l’amour ? « Pourquoi je l’aimais […] Parce que c’était lui ; parce que c’était moi. » Cette explication, qui ne donne à l’amitié aucune cause autre que la rencontre de deux êtres uniques qui se reconnaissent et, donc, n’explique rien, ne pourrait-elle constituer une définition de l’amour, mystère sans raison, ce dont aucune raison ne peut rendre compte et qu’aucune raison ne peut empêcher ? Nous aurons à revenir sur l’énigme de la rencontre amoureuse. Si Montaigne, à partir de son exemple personnel, fait de l’ami un être unique, exceptionnel, l’irremplaçable alter ego, et de l’amitié un lien tout aussi unique et exclusif, ce qui l’apparente à l’amour ; c’est, au contraire, par ce qui la sépare de l’amour que, dans l’Antiquité, le philosophe grec Épicure affirmait les vertus de l’amitié.
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Ateliers populaires de philosophie
Yvan Droumaguet
l’amour, échec de la philosophie ?
Agrégé de philosophie, Yvan Droumaguet a enseigné la philosophie en lycée durant quelques décennies. « L’homme, disent les dieux, fasse l’essai de toutes choses, Que, nourri de leur force, il sache gré à toutes Et comprenne sa liberté, Rompre là, s’en aller où il veut » Hölderlin, Cours de la vie
ÉDITIONS APOGÉE
L’amour, échec de la philosophie ? Cette question repose sur l’hypothèse que l’amour ne pourrait être pensé par la philosophie, et cela par une double exclusion : l’amour, par essence sans raison, excluant toute explication rationnelle, la philosophie, par essence rationnelle, excluant comme déraison et folie la passion amoureuse. Comment, en effet, rendre raison d’une déraison amoureuse qui, par ailleurs, se moque bien de la raison ? Mais, s’il y a bien une énigme de l’amour, peut-être en est-il une aussi de la philosophie : et si la philosophie nous éclairait sur cela même dont elle ne peut rendre raison ?
l’amour
échec de la philosophie ? Yvan Droumaguet