Les Arts et l'expérience de l'espace

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Ateliers populaires de philosophie collection dirigée par Nathalie Monnin Cette collection a pour objet de publier des conférences données à Rennes par des professeurs de philosophie dans le cadre de la Société bretonne de philosophie. La vocation de cette association (loi 1901) est de mettre l’exercice de la pensée à la portée de tout citoyen, quelle que soit sa formation. Ces textes s’adressent ainsi au plus large public. Dans la même collection : Le Sens de la vie, Gérard Amicel De la fragilité de la démocratie. Une lecture de Tocqueville, Amine Boukerche L’Amour, échec de la philosophie ?, Yvan Droumaguet Qui sont les bêtes ?, Didier Heulot Une histoire philosophique de la nature, Patricia Limido-Heulot Aimer se dit en plusieurs sens, Gabriel Mahéo Qu’est-ce que penser librement ?, Une histoire de la vérité, Nathalie Monnin À paraître : La Monstruosité. Réflexions sur la nature humaine, Gérard Amicel La Philosophie de la danse, Sandrine Servy

© Éditions Apogée, 2015 ISBN 978-2-84398-471-6


Patricia Limido-Heulot

Les Arts et l’expérience de l’espace

Éditions Apogée


« L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais saiton précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? » « Vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » Georges Pérec, Espèces d’espaces, 1974


Introduction L’espace fait partie de ces notions qui ont pour elles l’évidence de l’habitude mais qui sont faussement simples. Nos sociétés occidentales, depuis plus d’un siècle, occupent l’espace, aménagent l’espace, envoient des fusées dans l’espace ou soignent leurs espaces verts. Parler d’espace est aujourd’hui chose banale depuis que les spectateurs du monde entier ont pu suivre sur des écrans les acrobaties des premiers cosmonautes dans l’espace sidéral. L’espace semble seulement un mot commun pour une réalité commune qui, apparemment, n’appelle pas la réflexion. Si, néanmoins, on veut faire l’effort d’envisager un sens plus exact de l’espace, il nous semble alors qu’il s’agit de l’objet privilégié des sciences mathématiques et physiques, seules dépositaires d’un savoir légitime de l’espace (et du temps) depuis les théories sur la relativité restreinte et la relativité générale du début du xxe siècle. On ajoutera encore en y réfléchissant que l’espace est aussi l’affaire de la géographie et on parle même d’un tournant spatial des sciences de l’homme depuis les années soixante-dix. Dès lors, l’espace ne semble guère relever d’une préoccupation philosophique et n’appelle pas de questionnement spontané pour la conscience naïve. Si toutefois l’on se tourne vers l’étymologie, la situation est moins évidente. Le dictionnaire Littré nous indique qu’« espace » vient du latin spatium, signifiant « champ 7


de course, arène, étendue, durée », soit une diversité de sens quelque peu intrigante, mais qui trouve sa résolution dans les pages du Gaffiot, le dictionnaire latin de référence. Nous y découvrons en effet que spatium est principalement utilisé dans des sens temporels permettant de mesurer la durée d’une action et, par exemple, la durée d’un trajet ou d’une promenade (« l’espace d’un jour »). De même, la durée d’un combat dans l’arène peut se dire ou s’évaluer en spatium parcouru. L’espace s’exprime alors en temps, en quantité de temps ou, réciproquement, le temps en quantité d’espace. Mais d’une certaine manière, l’espace paraît annulé dans sa spécificité. Pour finir, le dictionnaire nous dit que ce terme renvoie aussi aux trois dimensions d’un corps particulier compris en longueur, largeur, hauteur ; il prend alors — et enfin — le sens de l’étendue et de l’intervalle. C’est dans ce dernier sens seulement que l’on retrouve quelque chose de notre sens habituel de l’espace. Toutefois, et c’est là que les difficultés apparaissent, cet usage est particulièrement restreint et récent. L’historien Paul Zumthor, dans son grand ouvrage La Mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge (p. 51), souligne que spatium est « un mot de lettré qui semble n’être jamais entré dans l’usage général », tandis que le latin locus (lieu) s’impose à toutes les langues romanes. Paul Zumthor remarque qu’il n’existe pas dans les langues médiévales de mot ni d’usage comparables à notre conception moderne de l’espace. Autrement dit, les sociétés médiévales ne disposaient ni du mot ni de l’idée de l’espace tel qu’on l’entend aujourd’hui. Il établit par là le fait surprenant que la perception de l’espace n’est pas une donnée naturelle. Elle résulte d’une histoire et d’une évolution culturelle au terme desquelles nous devons réaliser que l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de l’espace

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est singulière et neuve par rapport aux sociétés anciennes. En quoi consiste alors notre idée « moderne » d’espace ? Et en quoi est-elle moderne ? Pour se donner un point de départ, on peut hâtivement identifier notre conception moderne de l’espace à celle qui se trouve définie chez Descartes, en 1647, dans les Principes de la philosophie (ii, 10). L’espace y désigne « l’étendue, ou le milieu dans lesquels ont lieu les phénomènes observés ou les abstractions faisant l’objet d’une étude ». Autrement dit, Descartes envisage clairement l’espace comme un milieu unitaire, vide, uniforme et homogène, indépendant des corps qui s’y trouvent ou qui y passent. Mais cette conception est tardive et résulte d’une longue et lente élaboration théorique et scientifique. Il va de soi que Descartes ne l’invente pas absolument mais que lui-même hérite et bénéficie des avancées théoriques de quelques-uns de ses précurseurs. On pourrait évoquer bien sûr Galilée, son prédécesseur immédiat en matière de sciences physiques, mais aussi Giordano Bruno, le premier penseur de l’infini et de la pluralité des mondes qui, dans ses réflexions cosmologiques, en vient à penser l’espace comme un continuum à trois dimensions, désormais exempt des valeurs et des croyances qui étaient attachées au ciel et au cosmos dans l’Antiquité. Erwin Panofsky rapporte une des définitions que le grand savant formule en 1591 où il envisage l’espace comme « une quantité physique continue se déployant en trois dimensions, existant par nature avant tous les corps et indépendamment de tous les corps, mais les accueillant tous indifféremment » (La Perspective comme forme symbolique, p. 158). L’espace est alors explicitement compris comme un milieu ou un grand contenant, comme ce dans quoi tous les corps terrestres et célestes peuvent se déployer,

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I L’expérience de l’espace comme expérience du monde Une expérience corporelle et concrète La première expérience que l’on fait de l’espace — peutêtre faudrait-il dire de la spatialité, si l’on veut réserver la notion d’espace au monde scientifique — est une expérience très concrète, une expérience corporelle. C’est d’abord celle des mains, du tact et du contact, de leur exploration tactile et mobile sur toute surface : la main se lance, s’approche, saisit, puis ramène au plus près de soi. La main indique à la fois la séparation et la distance, et un premier effort pour les combler. La première expérience est en même temps celle des pieds et de la marche, de l’exploration des lieux, des étendues, de la distance, de l’éloignement et de la proximité. Il n’y a d’espace réel que celui que l’on parcourt progressivement, faisant à chaque fois l’épreuve de la diversité des choses et des qualités qui s’y présentent. La rencontre avec l’espace, c’est celle que vit l’expérience du corps tout entier qui se déplace ou se met en mouvement. Cette expérience du corps en mouvement rappelle aussi que le corps est le premier centre de référence, cet ici (hic) où je me tiens moi (ego) et à partir duquel vont se situer et s’échelonner les là, là-bas, plus loin, les lointains ou les

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ailleurs. L’expérience du corps se traduit directement dans la langue qui décline de multiples déictiques — hic et nunc, près et loin, droite et gauche, devant et derrière, en haut et en bas —, autant d’indices directionnels compréhensibles seulement à partir de la « place » du sujet mobile qui se désigne lui-même par le geste de la main. En cette première épreuve, l’espace est à la fois tout concret et tout abstrait. Tout concret, car il est ce que le corps rencontre individuellement avec chaque geste (ce qui vient à son « encontre ») ; tout abstrait car il n’est rien en soi-même, mais seulement ce réseau originaire de directions, de dimensions (d’ici à là-bas, du haut vers le bas, du dedans au dehors). Le corps et l’expérience corporelle sont comme la matrice à partir de laquelle s’appréhende et se mesure l’espace. Heidegger nous indique qu’il suffit d’écouter ce que nous enseigne l’histoire de la langue pour le comprendre. Ainsi, il rappelle que si spatium renvoie à un espace pratique et vivant — celui que la marche ouvre et délimite —, c’est parce que le latin spatium descend directement du grec stadion qui désignait un champ de course tel celui que les jeux d’Olympie ont rendu célèbre. Ce stade fut, selon la légende, mesuré au pied d’Héraclès : il comprenait six cents fois la longueur du pied d’Héraclès (autour de 180 mètres). Par suite, stadion est une mesure de longueur qui fixe un écart — un espacement — une distance entre deux points que le coureur doit parcourir le plus vite possible. L’espace, ou plutôt cette étendue stadion-spatium qui deviendra l’espace, inclut aussi le temps qui est consacré à remplir cette distance. Ce temps du parcours se retrouve dans le verbe spatior, spatiari qui s’élargit et désigne de manière plus générale le fait de se promener, d’aller de ci, de là. Ainsi, spatium, l’ancêtre de l’espace, peut désigner aussi bien le lieu que le temps de la promenade à l’intérieur d’un certain périmètre, ce que

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l’on retrouve dans l’expression équivoque « faire un tour » (une promenade ou un tour de piste), tandis que les jardins de l’Académie sont encore nommés academiae spatia par Cicéron. Le pied, la main, la marche sont donc les premiers fondements de l’espace vécu, de l’espace éprouvé dans l’espacement ou l’intervalle entre deux points. Mais cet espace n’est pas encore perçu pour lui-même et reste inséparable des choses qui l’occupent (le jardin) ou le motivent (la course). On sera alors tenté d’objecter que cette expérience de l’espace n’est que celle de l’environnement, du monde ambiant, des « alentours » qui nous entourent, et plus exactement que cette première expérience est en fait celle du lieu (locus) ou de la place. Il semble dès lors qu’on confond les notions en parlant d’espace dans ces différents cas. Il est d’ailleurs assez remarquable que par la suite spatium ne se rencontre plus guère dans les textes, pas même dans les traités d’architecture que l’on supposerait pourtant dédiés à l’espace : il est absent du traité de Vitruve (ier siècle), absent également de celui d’Alberti (xve) comme de leurs successeurs et il faudra attendre le xixe siècle et les grands travaux urbanistiques d’Haussmann pour que le terme d’espace devienne usuel et soit dès lors inséparable des démarches architecturales. Mais il garde encore toutefois une dimension pratique et concrète héritée du stadion grec puisqu’il désigne, entre deux limites du plan urbain, une surface vacante disponible à l’aménagement, soit un espacement susceptible d’être mesuré. Cet usage recoupe alors le sens ancien et limité tel que l’évoquait le Dictionnaire universel de Furetière (1690) : Espace se dit en particulier d’un lieu déterminé, étendu depuis un point jusqu’à un autre, soit qu’il soit plein, soit qu’il soit vuide. […] « Il fait beau bastir dans cette place,

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il y a bien de l’espace. Cette rue est fort étroite, il n’y a que l’espace d’une charrette. » Il ressort clairement que l’expérience de l’espace est d’abord expérience du lieu, de l’intervalle, compris comme un écart entre deux choses ou entre une chose et le corps qui s’y rapporte. Autrement dit, l’espace au sens fort ou absolu — l’espace tout court — n’apparaît pas en tant que tel, ni directement ni spontanément. S’il se donne en quelque manière à l’intuition, c’est toujours en tant qu’il coparticipe de l’expérience des choses, en tant qu’il est toujours présent puisqu’il est parcouru, mais toujours absent car il n’est rien de concret, rien qui soit visible comme une chose. C’était déjà la leçon à laquelle aboutissait Aristote dans la quatrième partie de son traité de Physique, consacrée au lieu.

Aristote, espace et lieu (topos ou locus) Le traité de Physique d’Aristote est un texte fondamental — le livre fondamental de la philosophie occidentale selon Heidegger — car par-delà le vocable de la physique, c’est un texte de réflexion sur les méthodes qu’il faut suivre dans l’étude de la nature (livre i), sur les différentes causes et principes des choses naturelles et artificielles (livre ii) puis sur les différents types de mouvement et sur l’infini (livre iii), etc. Dans cette exploration plus largement métaphysique que physicienne, le livre iv s’attache, quant à lui, à l’examen problématique de la nature du lieu, du vide et du temps. L’espace est compris en tant que « lieu » dès les premières lignes, ou, plus exactement, il faut dire qu’Aristote ne dispose que du terme grec topos qui désigne concrètement

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Table des matières Introduction 7 Trois remarques 15

I – L’expérience de l’espace comme expérience du monde Une expérience corporelle concrète Aristote, espace et lieu Heidegger, le lieu et le pont De cette expérience des lieux, les arts ont-ils quelque chose à nous dire ?

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II – Espace pictural et espace géométrique à la Renaissance 37 L’invention de la perspective 37 Espace abstrait et espace réel 44 L’espace de l’œuvre picturale 50 L’espace perspectif et les jeux de l’art 51 III – L’expérience du sentir comme accès à la spatialité

63 L’intuition de l’espace 63 Erwin Straus et l’espace du sentir 66 Des arts participatifs 69 Conclusion 76 Bibliographie 78 Table des matières 79



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