Guénane a vécu au Paraguay et a connu de près les bouleversements politiques latino-américains des années soixante dix et quatre-vingt. Elle a publié treize recueils de poèmes aux éditions Rougerie et a également fait paraître plusieurs romans et récits. Après Le Mot de la fin (2010), La Guerre secrète (2011), Dans la gorge du diable est son troisième livre publié aux éditions Apogée.
Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-424-2 17 € TTC en France
Guénane Dans la gorge du diable
« Je compte les tirs et je compte le silence, comme autrefois entre l’éclair et le coup de tonnerre. La nuit claque et m’effraie. Je me lève pour fermer, mettre de la distance, mais j’ai peur de la fenêtre. Désemparée, j’avale le couloir et me jette, palpitante, contre le diable rassurant. La raison fond souvent sur la ligne de l’émotion. »
Dans la gorge du diable
Éditions Apogée
Il suffit de si peu pour qu’une vie suive un étrange parcours, de quelques mots parfois, mots omis ou mots de trop. L’héroïne retrouve incidemment Edward, un ami d’enfance en détresse. Elle accepte de le rejoindre avec au fond d’elle-même l’envie d’aider Irina, la fille de celui-ci. Ce faisant, elle se met en danger. Dans la gorge du diable est un roman où la narratrice mêle ses démons intimes à une réalité qui appartient déjà à l’histoire et nous mène de la révolution au Nicaragua à la dictature au Paraguay.
Guénane
Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse
Du même auteur : Le Mot de la fin, 2010. La Guerre secrète, 2011.
© Éditions Apogée, 2013 ISBN 978-2-84398-424-2
Guénane
Dans la gorge du diable
Éditions Apogée
« Si
tu savais ne jamais arriver, partirais-tu ? » Saint-Pol-Roux Écrire n’est pas mentir c’est bousculer ce qui fut, ce qui est.
Par l’œil ou par l’oreille, le mal revenait, me reprenait. Comme toujours au début, par petits symptômes épars. Une légère suffocation, une agitation des paupières, un tressaillement des tempes, ou, moi qui ne transpire jamais, une sensation de froid sous les bras. Je suis souvent dans l’impossibilité de me soigner immédiatement. J’essaie de divertir le mal, une musique, une saveur, ou j’appelle le grand orchestre, la batterie des arguments, les cuivres de la raison, contre cette hystérie hypocrite. J’use le mal, et l’usure est visible. À force de passer l’index dans l’angle du pouce, l’ongle se soulève, se fendille, se casse. Je continue, creuse, taraude, jusqu’à la lunule, la droite en général. L’hiver, c’est la manche gauche de mes pulls, juste avant le pli du coude, qui, sous les griffes, peluche, perd peu à peu sa laine, sa trame. Quand le mal m’atteint le sternum, me comprime le cœur avant de partir en étoile sous les seins, magnésium
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et vitamine D viennent à mon secours. Si mes règles se transforment en hémorragies tropicales, je sais l’urgence, le mal me submerge, je prépare mes valises. Comme d’autres du Tibet ou de Tréhorenteuc, je suis malade du Brésil. Il est des vies qui n’ont ni bout ni sens et s’étalent comme secouées par le hasard d’un cornet à dés. Je vaguais, cela faisait partie des symptômes. Par la rue Froidevaux, sa belle ombre et ses bow-windows, je longeais le cimetière du Montparnasse. Mon Brésil se nomme aussi Luís Antônio et, par un pacte diabolique, je suis liée à ce mari exotique pour l’éternité. Ayant entrepris de traduire en brésilien SaintPol-Roux, Luís Antônio venait souvent sur les côtes de la mer d’Iroise, pour s’imprégner des lieux où un Marseillais vint s’incruster jusqu’à devenir un « Breton de l’univers ». Bien qu’accompagnés l’un et l’autre, le 1er novembre de notre rencontre eut lieu l’étincelle. Un attrait irrésistible et réciproque. Il me donna rendez-vous le lendemain à 17 heures sur la tombe du poète. Trois jours plus tard nous quittions le continent. Le pacte qui nous lie consiste en l’obligation, sans condition suspensive, de me rendre à tout rendez-vous libellé : « Lieu X, demain, 17 heures. » Luís Antônio pressentait mes fugues et, pernicieusement, si je le quittais, me condamnait ainsi à l’infidélité. Le pacte fonctionna, d’abord à sens unique : où que ce soit, j’accourais, essoufflée par l’autorité de l’horaire, retrouver ce mari beau comme un amant. Je n’arriverais
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plus à faire croire que c’est surtout les yeux que j’aime en lui. Toutes les anciennes petites filles sans père comprendront : il a quinze ans de plus que moi. Puis, le pacte agit dans les deux sens ; une infaillibilité partagée est moins lourde à porter. Je pris la rue Émile-Richard. Peut-être la seule rue au monde où les immeubles sont des tombes et les vivants des âmes. Une fois, Luís Antônio m’intima l’ordre d’un rendez-vous dans ce cimetière du Montparnasse, sur la tombe de Baudelaire. Il se trompa et m’attendit près du buste du poète. Je l’ai retrouvé juste comme passait l’heure fatidique. Il fallut quelques instants avant que ses yeux cessent de me regarder comme deux « pastels plaintifs » et que nous offrions à Baudelaire tous les prémices agressifs de l’amour. Bientôt, je n’aurai plus au pouce droit que la moitié d’un ongle. Le mal me reprenait. J’avais décidé de lutter. Au coin de la Gaîté et du boulevard Edgard-Quinet longeant la terrasse de la brasserie La Liberté, je laissai tomber Le Monde. En me baissant je vis, de l’autre côté de la vitre, des larmes rouler sur un imperméable. Un Burberry impeccable, ceinturé, col relevé d’où émergeait le regard mouillé d’Edward Le Foll, un ami d’enfance : Edward, à cause de sa grand-mère anglaise. Pour nous, enfants avides des petites histoires de l’Histoire, ce nom de Le Foll portait le mystère d’une dégénérescence royale ; comme on dit Louis le Pieux, Philippe le Bel ou Charles le Téméraire, sauf qu’il était Le Foll. J’ai tapoté la vitre. Il a sursauté, aspiré une goulée d’air et souri. Il est venu vers moi et me raconta la mort d’Elma.
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Asunción del Paraguay, l’Assomption en bon français diplomatique, terrible présomption d’une montée au ciel. De toute façon, je ne serais pas partie en même temps qu’Edward, le seul fait de feuilleter mon passeport l’en avait persuadé. Il est vrai que les prorogations étaient complètes, mais il restait encore deux pages vierges. Mon passeport étouffait sous les cachets de toutes les variantes d’encres bleues, noires, les violettes de Londres ou de Madrid, les rouges du Pérou ou de l’Uruguay. À chaque page s’entrelaçaient des triangles plus ou moins agressifs, des ronds écarquillés, des rectangles envahissants et, je l’avoue, les plus sobres, les hexagones aplatis français. Il était clair que les Européens économisaient l’espace ; tandis que le visa officiel du Panama barbouillait toute une page et que sur le mexicain fumait le Popocatepetl. Çà et là, des petites étoiles bavaient, des carabines se croisaient, un condor tendait le cou et l’ordre et le progrès
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ceinturaient les globes constellés du Brésil. Caracolant sur l’ensemble, les paraphes défiant les cordillères des délégués généraux de l’immigration et des départements d’investigation. Je ne sais comment, dans le fouillis bigarré de mes entrées et sorties, Edward a pu apercevoir mon passage, discret pourtant, par la République de Cuba. – Tu ne peux pas entrer au Paraguay avec un passeport où figure Cuba ! Sur celui de Luís Antônio, en plus de la couleur de sa peau, était inscrite en effet la mention : « Délivré pour tous pays sauf l’URSS et Cuba ». Mais, citoyenne française, cette réflexion m’amusa. J’étais déjà retournée, sans être inquiétée, plusieurs fois au Brésil avec ce passeport. Je n’allais pas tout à coup craindre une dictature bouffonne et demeurée. Sans doute passer par Cuba n’est jamais fortuit. Toutefois, mes raisons avaient surtout été idiotes et littéraires. Depuis que les guérilleros de la Sierra Maestra avaient attaqué la caserne Moncada, Cuba et moi avions un anniversaire en commun. Cuba avait choisi de renaître le même jour que moi, et il fut un temps où je trouvais cela presque excitant. Fidel vociférant du cigare, de la barbe et du treillis, héros maximum des clameurs de la foule, chaque année, pour mon anniversaire, j’avais fini par me sentir un peu de la fête. Et le commandante Che Guevara, mort pour une idée, le béret vissé en auréole, son doux visage barbu devenu emblème pour posters, t-shirts et boîtes à crayons, alimenta l’illusion. L’autre motif, a priori saugrenu, était que ma grandtante Anna vivait tout près de chez monsieur Carpentier,
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un petit monsieur dont la silhouette fluette tendait vers l’arc de cercle. Il avait été chirurgien. Depuis vingt ans déjà, il était, outre titulaire des orgues de la basilique, pêcheur sur un voilier décati dont le foc avait la forme et la couleur d’un très vieux sac de jute. Tous les jours, il partait vers l’île de Groix. Paul Carpentier avait un cousin germain dont le père, seul dreyfusard convaincu d’une famille qui était contre, préféra partir s’établir sur une autre île, l’attirante et toute neuve République de Cuba. Les Bretons, toujours prêts à partir, le comprennent. Naquit donc à La Havane, Alejo Carpentier, le plus parisien des écrivains cubains, qui parla toute sa vie espagnol avec un épouvantable accent français et sut, comme nul autre, transformer une chasse à l’homme en une sorte de symphonie héroïque. Les deux cousins avaient aussi la musique en commun, peutêtre une manière de s’interroger sur la durée d’un point d’orgue. Ainsi avais-je, à ma façon, des liens avec Cuba. Et si l’on me pose trop de questions, j’ai tendance à partir plus vite que la réponse. Avons-nous toujours de sérieux motifs pour partir ? Pourquoi quitter le Brésil quand j’y suis, piaffer quand je n’y suis pas ? Le grand tango de l’exil et de l’insatisfaction. Tous les expatriés savent ces caprices douloureux et ceux qui vivent au soleil éternel commencent par vous dire : « Pouvez-vous comprendre à quel point les saisons me manquent ? » Sans oublier l’abondance ordonnée des supermarchés, les lumières de la culture, et la démocratie, notre crème protectrice.
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Et puis le tango se renverse. Non pas que vous regrettiez les cafards et les fourmis, les étals de viande sous les mouches, mais après quelque temps, gavée, je ne supporte plus cette France râleuse en pantoufles, ce coq qui sait tout, la crête supérieure et les mollets rembourrés, cette Marianne de plâtre glacé, lointaine, à qui il poussera un double menton d’évidence. J’ai envie alors de chaleur humaine, d’amitiés immédiates même sans lendemain, envie d’un fourmillement de vie, envie d’une autre langue n’ayant peur ni des adverbes, ni des adjectifs, ni des étrangers, d’une écriture qui se fiche d’être blanche, épurée, minimum, envie d’un autre rythme, de me décoincer. Le français est une langue horizontale, une langue d’eau qui souvent me fait éprouver le besoin d’une langue verticale pleine de flammes. De toute façon, je ne serais pas partie en même temps qu’Edward, parce que sa fille voyageait avec lui. Je préférais arriver plus tard, en touriste, par décence pour leur intimité meurtrie. Pourtant, s’il n’y avait eu Irina, je n’aurais sans doute pas décidé d’accompagner un temps la douleur d’Edward. – Tu sais, elle n’est plus effrayante, ses oreilles ont été recollées, ses dents alignées, et elle vient juste d’être opérée de son strabisme. Mais elle a maintenant tendance au bégaiement, à la dyslexie. Viens m’aider ! Ce n’était plus un regard, mais des fusées de détresse. De toute façon, je ne serais pas partie en même temps qu’Edward, parce que Paris–Asunción passe par Rio.
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À Rio, j’avais aussi deux fils qui avaient l’art, comme beaucoup d’adolescents, de me faire savoir que je n’étais plus indispensable. Pendant des années j’ai jugulé mes démangeaisons de départ impromptu, de disparition momentanée. Je me contentais des migrations en famille. Et puis, au cours d’un voyage en France, j’ai voulu rester un peu, un peu plus, et me suis inscrite — comme souvent ceux qui décortiquent, aplanissent tous les maux d’autrui et se retrouvent toujours démunis, incapables de maîtriser en eux les petits diables prompts à s’élancer de leur starting-gates — en psycho. Alors fut brandi, intact, le pacte des rendez-vous irrésistibles avec humour, amour, et le flou d’une désespérance. Mes allers et retours ont commencé, d’autant plus facilement que j’avais hérité d’un deux-pièces, impasse de Nesles. Un héritage de feuilleton. Je ne connaissais pas mon père. Un jour, quelqu’un qui savait, me l’a présenté, sans préavis, et ce fut, de ma part, un refus explosif et définitif. On ne peut pas vivre dans la fragilité un quart de siècle, avec une identité incomplète, et affronter tout à coup l’inconnu dans l’enthousiasme. Entre « monsieur » et « papa », l’instant fut insoluble. Je suis partie, encore, avec éclat. Partir est une réponse. Deux ans plus tard, j’ai appris sa mort, par hasard, dans un journal. Un avion brésilien venait de s’écraser dans la région parisienne, et il figurait sur la liste des passagers. Ni à prendre ni à porter, ce deuil. Je ne ressentais rien. Mon mal c’est ce rien. Née de père inconnu ; banal mélodrame ; banal surtout pour les autres. Qu’estce qu’il fait ton père ? Ce que j’ai pu envier ceux qui
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pouvaient répondre à voix haute : il est mort à la guerre ! La mort parfois peut être si simple, si honorable. Que n’ai-je été fille de fée ou d’enchanteur pour me ficher des fiches d’état civil ! Je me demande si un jour je verserai une larme pour ce père. Je suis sûre que ce jour-là, c’est encore sur moi que je pleurerai. À la suite de quoi, des hommes compétents m’ont pistée, retrouvée et annoncé que j’étais l’heureuse héritière du petit appartement sous les toits où un jeune homme, jadis, aima ma très jeune mère. Certains éclats de rire sont plus déchirants que des larmes. Je devins propriétaire d’une vue sur les toits de Paris où des pigeons sans poésie oublient de se comporter en colombes. Une vue parfaite les soirs de lune pour avoir envie d’ouvrir sa fenêtre à Fantomas. Là, j’ai compris, dans le jeu subtil du spectre lumineux, ce que signifie en médecine un membre fantôme : chez l’amputé, le membre absent est toujours perçu comme présent et souvent douloureux. Amputée de naissance, je souffre de mon père fantôme. Un banal phénomène neurologique. Ainsi, de banales souffrances en banales dérives, il m’était apparu indispensable, vital, que mes fils aient un père tout le temps, toujours. Mon rôle en revanche me semblant de plus en plus aléatoire, je m’étais autorisée à partir et revenir, selon un rythme de grand tango océanique. De plus, une amie psychologue avait ouvert un cabinet de consultations. Étant entendu que psychologie est un mot sympathique à côté de psychiatrie qui sent la démence en camisole, étant donnée la palette infinie
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