Deux chefs de guerre au Moyen Âge

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Passionné par l’histoire de la marine, Jacques D. de Certaines a déjà publié Jean Peltier, armateur à Nantes au Siècle des lumières (Apogée, 2011). Fricambault, une famille nivernaise dans la marine sous Louis XIII et Louis XIV et Objets de marins ont obtenu respectivement le prix de l’Aiguillon en 2002 et le prix Albatros en 2008.

Éditions Apogée - 18 € TTC ISBN 978-2-84398-428-0

Jacques D. de Certaines

Jacques D. de Certaines Préface de Jean-Christophe Cassard

l’amiral Jean de Vienne et le connétable Bertrand du Guesclin Deux chefs de guerre au Moyen Âge

Jean de Vienne, amiral de France, et Bertrand du Guesclin, connétable, sont contemporains, ont combattu parfois ensemble pendant la guerre de Cent Ans, mais sont aussi différents que deux grands chefs de guerre peuvent l’être. Si le terrien du Guesclin a su construire une renommée qui n’a fait que s’amplifier après sa mort, le marin Jean de Vienne est resté pratiquement inconnu. Et pourtant, du Guesclin aurait-il obtenu ses glorieux succès contre les Anglais si Jean de Vienne n’avait gagné la suprématie sur la Manche ? Est-il légitime d’ignorer cet amiral qui fut le premier à organiser une véritable flotte de guerre pour le royaume de France ? L’histoire, reconstruite en fonction des idéologies successives, a glorifié Bertrand du Guesclin et ignoré Jean de Vienne. Il est temps aujourd’hui de restaurer la mémoire de celui qui doit être considéré comme le premier fondateur de ce qui deviendra la Royale puis notre Marine nationale.

Éditions Apogée


Autres ouvrages maritimes de l’auteur Jean Peltier, armateur à Nantes au Siècle des lumières, Apogée, 2011. Fricambault, une famille nivernaise dans la marine sous Louis XIII et Louis XIV, Le Faouët, Liv’Éditions, 2001, Prix de l’Aiguillon, 2002. Objets de marins, de l’ancre au tire-bouchon, illustrations de Nono, Rennes, Ouest-France, 2008, Prix Albatros, 2008.

En couverture : La Bataille de l’Écluse, 24 juin 1340 © Bibliothèque nationale de France

© Éditions Apogée, 2013 ISBN 978-2-84398-428-0


Jacques D. de Certaines

Deux chefs de guerre au Moyen Âge,

l’amiral Jean de Vienne et le connétable Bertrand du Guesclin

Préface de Jean-Christophe Cassard Professeur d’histoire médiévale à l’université de Bretagne occidentale

Éditions Apogée



SOMMAIRE

Préface 9 Introduction 11 Chapitre I. Deux familles si différentes Chapitre II. La bataille de l’Écluse Chapitre III. Bertrand et Jean contre les truands des « grandes compagnies » Chapitre IV. Bertrand, l’accès à la renommée Chapitre V. Première « croisade » de Jean : découverte de la mer Chapitre VI. Bertrand, seigneur castillan Chapitre VII. Jean, amiral de France Chapitre VIII. Bertrand, traître ou patriote ? Chapitre IX. Un amiral à la conquête de l’Angleterre Chapitre X. Jean, diplomate en Espagne et en Bretagne Chapitre XI. Dernières croisades de Jean

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Notes sur l’ordonnance de Charles V, du 7 décembre 1373, portant règlement sur le fait de l’amirauté 151 Repères chronologiques 161 Index des personnages du xive siècle 163 Bibliographie 169

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Chapitre I Deux familles si différentes

Bertrand et Jean appartenaient tous deux à la noblesse 15. Mais il y a noble et noble. En Bretagne, les nobles étaient nombreux, représentant parfois près de cinq pour cent de la population locale mais ils étaient souvent pauvres : n’a-t-on pas insinué ironiquement que les nobles bretons étaient comme les tas de fumier, il y en avait au moins un dans chaque hameau 16 ? La noblesse bourguignonne était moins nombreuse mais mieux lotie. Peut-on donc croire que, parce que l’un et l’autre étaient nobles, ils sortaient du même milieu ? Il est vrai que la noblesse ne se définit pas classiquement par sa fortune mais par sa filiation : la généalogie de Bertrand a été reconstruite par ses hagiographes comme une légende redorée. Celle de Jean paraît plus solide ; elle s’enracine dans les vieilles familles de Bourgogne et a compté parmi les siens un certain Hugues de Vienne qui fut en 926 roi d’Italie, titre qu’il transmit en 984 à son fils Lothaire qui devait épouser Adélaïde de Bourgogne. 15. Encore faut-il interpréter « noble » selon la signification que pouvait avoir ce terme au Moyen Âge. « Durant tout le Moyen Âge, relativise l’historien médiéviste J. Heers, les nobles ne formaient ni une classe ni même un ordre. Ils se reconnaissaient entre eux selon des critères quasi indéfinissables et, par une sorte d’accord tacite, sans nul besoin d’un acte juridique, admettaient de nouveaux venus qui, par leur style de vie, leur fortune, leurs alliances matrimoniales et de bon voisinage, semblaient dignes de les rejoindre. » Par contre, l’adoubement comme chevalier était un acte officiel très significatif. 16. Selon J.-P. Leguay, on peut estimer la noblesse bretonne du xive siècle à environ 40 000 personnes (pour 10 000 chefs de famille), ce qui fait un peu plus de 3 % de la population, mais avec une concentration plus forte près de la Manche, et donc dans la région de Dinan et Saint-Malo, berceau des du Guesclin. Un quart seulement de cette noblesse est constitué de chevaliers. Une minorité des chevaliers est « banneret » c’est-à-dire qu’ils participent à l’ost (armée) ducale avec leur propre troupe sous leur bannière personnelle. En-dessous des chevaliers, la masse des écuyers forme la majorité souvent plus pauvre que les paysans aisés ou que les artisans. Dans un texte de 1370 concernant une « note de frais » pour la « bannière » de Jean de Vienne, le coût d’un chevalier est d’une livre par jour tandis que celui d’un écuyer n’est que de dix sols. C’est plutôt dans cette dernière catégorie que l’on peut situer la branche cadette des du Guesclin et donc dans un statut très sensiblement inférieur aux Vienne. Une différence pittoresque entre chevaliers et écuyers est le port d’éperons dorés pour les premiers et argentés pour les seconds. Bien que le port d’éperons dorés se soit généralisé après 1600, c’est aujourd’hui l’apanage des seuls écuyers du Cadre Noir de Saumur.

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À l’intérieur d’une même famille, il y a aussi des branches fortunées et des branches plus désargentées. Si Bertrand et Jean sortaient tous deux de branches cadettes, l’une ne s’en était pas mal tirée tandis que l’autre restait proche de la paysannerie bretonne. Examinons donc les racines familiales de nos deux compères. Vers 1235, Hugues d’Antigny faisait un « heureux mariage » avec Béatrix, fille du comte de Vienne et de Macon. Le domaine d’Antigny, connu depuis le xiiie siècle en Bourgogne 17, ne pesait cependant pas très lourd dans la noblesse bourguignonne alors que le mariage d’Hugues le rapprochait de familles souveraines. Par chance (si l’on peut dire) pour Hugues, les deux frères de Béatrix moururent jeunes, laissant libre la succession. L’autre partie de la famille préféra alors prendre les titres de la maison de Chalon en vendant ceux de Vienne au cadet 18. Hugues devint alors, par sa femme, comte de Vienne et en reprit les armes (« De gueules à l’aigle d’or », c’est-à-dire un aigle doré sur fond rouge, armoiries très proches de celles des comtes de Bourgogne). Ainsi les Vienne 19 et Chalon figuraient incontestablement parmi les grandes familles bourguignonnes comme en témoigne le dicton de l’époque : « Noble de Vienne, Riche de Chalon, Preux de Vergy, Fier de Neûchatel, Et les Bauffremont qui sont les bons barons… » 17. Il ne faut pas confondre le duché de Bourgogne dont la capitale était Dijon et le comté de Bourgogne correspondant à l’actuelle Franche-Comté et dont était issu Jean de Vienne, résultant tous deux du traité de Verdun en 843. 18. Le titre de comte de Vienne a été vendu en 1263. 19. Les Vienne étaient une famille très nombreuse. On aurait dénombré plus de vingt Jean de Vienne. Un Jean de Vienne, dit « la longue barbe » est enterré à Pagny. Un autre Jean de Vienne, chevalier de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem (ordre de Malte) fut commandeur de Romagne après la guerre de Cent Ans ; il y précédait Pierre de Bosredon qui fit une gestion désastreuse de cette commanderie qui fut plus tard relevée par Pierre de Certaines qui cumulait les titres de commandeur de Malte et de chef d’escadre dans la Royale (cf. Y. et X. Quenot, La Commanderie de La Romagne aux xvie et xviie siècles, une commanderie champenoise aux confins de la Bourgogne et de la Franche-Comté, Éditions universitaires de Dijon, 2012). Le plus étrange des Jean de Vienne, et sans doute sans aucun lien avec les Vienne de Bourgogne, fut un trésorier d’Henri IV qui se fit construire un très bel hôtel au centre de Sarlat, connu aujourd’hui comme l’hôtel de Malleville. Enfant pauvre de Sarlat, il avait été placé comme palefrenier chez l’évêque. Est-ce la beauté adolescente de ce petit Jean de Vienne sarladais ou son intelligence qui incitèrent monseigneur l’évêque à lui payer les études de droit à Bordeaux qui le conduisirent aux hautes fonctions qu’il occupa ensuite.

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Portrait de Jean de Vienne.

Timbre créé en 1942 à l’occasion du six centième anniversaire de la naissance de Jean de Vienne, avec probablement une erreur d’un an.

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Généalogie de Jean de Vienne.

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Carte de la région natale de Jean de Vienne.

Le second fils d’Hugues, Jean de Vienne eut deux fils, Vauthier et Guillaume, le père de notre amiral. Celui-ci était donc comte de Vienne et seigneur de Roulans. Jean naquit probablement à Dôle, rue des Cordiers, en 1341 20. Cette date de naissance a été contestée par J. Mourant qui la situe plutôt entre 1325 et 1336 et, au plus tard, au début de 1341. Cette naissance à Dôle pourrait s’expliquer par le séjour de ses parents à la cour de Jeanne de Flandre, comtesse de Bourgogne. On trouve dans cette région les différents châteaux des Vienne : outre celui de Roulans 21, le château de Pagny en Côte-d’Or, celui de 20. E. Rougebief (Histoire de la Franche-Comté ancienne et moderne, Ed. du Bastion, 1851, p. 307), faisant référence à une note de C. Duvernoy, cite un document mentionnant « la maison où naquit noble et puissant seigneur l’admiral Jehan de Vienne, proche la tour et maison de noble et puissant seigneur Jehan de Vergy, seigneur de Fouvent, séneschal de Bourgogne ». D’après C. Duvernoy, ces deux édifices étaient situés dans la rue des Cordiers. Pour J. Mourant, citant une source non vérifiée, il se serait marié le 28 mars 1356, ce qui impliquerait une date de naissance avant 1336. J. Mourant pense aussi qu’il serait plus probablement né à Chevigny plutôt qu’à Dôle ou Roulans. 21. Le château de Roulans avait été construit comme une forteresse contrôlant la vallée du Doubs et la route de Besançon à Belfort ; après diverses transformations aux xvie et xviie siècles, il fut détruit en 1793. On peut en voir quelques vestiges sur la côte d’Aigremont. L’amiral portait le titre de seigneur de Roulans.

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Mirebel contrôlant la route de la plaine de la Saône aux montagnes du Jura, celui de Chevigny près de Dôle où il reçut le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, parrain de son fils le 25 novembre 1370, celui de Montby près de Roulans… Jean fut aussi seigneur de Meursault à la suite de sa sœur Catherine, dame d’honneur de la comtesse de Bourgogne, qui le tenait de son mari Robert II de Grancey dont elle n’avait pas eu d’enfants. Le domaine de Meursault, au sud de Pommard et au nord de Chassagne-Montrachet, aujourd’hui paradis des œnologues, était partagé entre l’amiral Jean de Vienne et Robert III de Grancey, neveu de Robert II, puis avec Philibert Paillart qui avait racheté sa part à Robert III 22. Jean était donc le rejeton d’une famille enrichie par d’heureuses alliances même si lui-même était plus pauvre que ses cousins : en 1365, dans l’imposition de la noblesse pour la guerre, Jacques de Vienne, seigneur de Longwy, était taxé de mille florins tandis que Jean ne l’était que de cinquante. On ne sait rien de son éducation sinon qu’il aurait aimé la musique et la poésie, ce qui a pu créer des affinités avec Charles V, le premier roi cultivé de notre histoire. Sa formation aurait pu aussi bénéficier, selon certains auteurs, d’un placement comme page à la cour de Bourgogne. Il a dû être sensible à la cour, avant Bertrand dans ses forêts bretonnes, aux évolutions de son temps, par exemple pour l’habillement avec le raccourcissement de la robe et du surcot qui laissait voir les jambes jusqu’aux cuisses, une évolution qui parut aussi scandaleuse que la minijupe six siècles plus tard et faisait dire à certains que c’est cette dégradation des mœurs qui fit envoyer par le ciel en représailles la peste noire. Il devait d’autre part être pieux, du moins sensible à la religion, car il fit trois « croisades » dans sa vie 23. On ne sait pas grand-chose non

22. Cf. A. Veau, Meursault et ses environs ; notes et documents sur Auxey-Duresses, Le Livre d’histoire, 1992 (réédition d’un ouvrage paru en 1932). 23. Contrairement à Bertrand du Guesclin, on peut supposer Jean de Vienne plus sensible à la religion car il avait dans sa famille de nombreux ecclésiastiques, y compris chez ses frères et sœurs : un frère archevêque, un autre moine et deux sœurs religieuses, un cousin évêque de Bâle…

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Château de Roulans, seigneurie dont Jean de Vienne portait le titre. Perché comme un nid d’aigle dominant la vallée du Doubs, on aperçoit en arrière-plan la chaîne d’Aigremont (© Association amiral Jean de Vienne).

Château de Chevigny où certains historiens ont placé la naissance de Jean de Vienne (© Association amiral Jean de Vienne).

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Chapitre IV Bertrand, l’accès à la renommée

Comment le petit hobereau breton est-il sorti de l’anonymat où auraient dû le cantonner ses origines relativement modestes ? En 1353, au décès de son père, trois ans après celui de sa mère, il avait repris les seigneuries de Sens et de La Motte-Broons, ce qui ne lui transmettait pas pour autant le titre de chevalier qu’avait son père. Bertrand s’est, à cette époque, enrôlé dans la troupe d’Arnoul d’Audrehen, maréchal de France, qui venait d’être nommé lieutenant du roi Jean II en Basse-Normandie avec son quartier général à Pontorson, à quelques pas des Marches de Bretagne et pas très loin de la seigneurie de Sens. « Né en 1300 dans le Boulonnais, nous dit G. Minois, il a la même origine sociale que Bertrand, la petite noblesse. Doué d’une force peu commune, simple et loyal, c’est le même type d’homme que le Breton, et entre eux se développe une sincère estime. Bien connu des princes de l’époque, Audrehen avait gagné la confiance de l’entourage royal par son dévouement. » Passant au service direct du roi de France, Bertrand, le « dogue noir de Brocéliande », y perdait son indépendance d’homme des bois mais gagnait en respectabilité. C’est aussi à Pontorson que Bertrand fera la connaissance de Pierre de Villiers, capitaine de la ville, qui deviendra un proche de Charles V. Pendant plusieurs années, Bertrand sera basé à Pontorson, petite ville située sur le Couesnon, frontière entre la Bretagne et la Normandie, et bien placée pour surveiller les pays de Rance et le Cotentin. Toutefois ce poste stratégique est de rattachement flou : fief de Philippe d’Evreux, le père du futur roi de Navarre, Charles le Mauvais, mais confié à sa nièce Blanche, épouse du duc d’Orléans. En cas de décès de celle-ci sans héritier, Pontorson doit revenir au roi de Navarre, l’ennemi du roi de France. Or Blanche, mariée en 1344, n’a toujours pas d’enfant !

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Carte de la rÊgion natale de Bertrand du Guesclin et de ses premiers faits d’armes.

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C’est de Pontorson, que les troupes d’Audrehen font une poussée jusque vers Bécherel, ce qui donnera à Bertrand l’occasion de se distinguer au château de Montmuran en faisant notamment prisonnier Hugues Calveley dont il sera plus tard, à son tour, le prisonnier. Par contre, malgré l’affirmation de Cuvelier reprise par M. Dupuy 101, ce n’est pas à Montmuran et par Eléastre des Marès qu’il a été armé chevalier ; il le sera plus tard à l’occasion du siège de Rennes. Les années 1354-1356 ont probablement été pour Bertrand l’occasion d’escarmouches contre les Anglais pour le compte d’Audrehen, période de transition entre son statut de chef de bande et sa reconnaissance dans l’armée royale. Les textes ne nous en disent rien. Le conflit latent entre Charles de Navarre et les Anglais du duc de Lancastre d’une part, le roi de France d’autre part, s’est envenimé à la suite d’une action aussi brutale que maladroite du roi Jean II accompagné d’Audrehen insultant publiquement le roi de Navarre qui dînait avec le dauphin Charles. Mais était-ce une insulte ou le juste courroux du roi qui avait accordé un sauf-conduit au roi de Navarre et le voyait comploter avec des Normands ? La scène se passait le 5 avril 1356 à Rouen. Le dauphin Charles ne put rien faire pour défendre ses hôtes ; il le reprocha à son père : « Monseigneur, pour Dieu merci ! Vous me déshonorez ! Que pourra-t-on dire de moi, quand j’avais le roi et les barons priés à dîner chez moi et vous les traitez ainsi. On dira que je les ai trahis. » Justement offusqués, les seigneurs normands, dont les puissants d’Harcourt, se tournent vers le Plantagenêt. Le 18 juin, le duc de Lancastre opère un débarquement à La Hougue pour renforcer le parti normand anti-français. Les affaires tournent mal pour les Français, le Prince Noir, fils d’Édouard III remontant depuis Bordeaux tandis que Lancastre descend vers l’Anjou. Le roi de France est fait prisonnier à Poitiers. Lancastre remonte ensuite vers ses bases et met le siège devant Rennes le 3 octobre. Pendant les premiers mois, Bertrand n’est sans doute pas à Rennes mais harcèle l’armée de siège par l’arrière. Son efficacité agace Lancastre qui cherche à connaître l’identité de ce « malfaiteur », preuve que Bertrand ne jouit pas encore d’une grande renommée. Lors d’une de ces attaques, Bertrand réussit à surprendre les Anglais et à incendier une partie de leur camp. Ayant fait prisonniers quelques chevaliers, il en renvoie un pour demander à Lancastre de le laisser 101. Op. cit., p. 75.

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entrer dans la ville assiégée. « Jamais je n’accorderai de trêve à un tel garnement » aurait été la réponse du duc. Le siège continue avec des tentatives de sape des remparts. Pour détecter les mineurs au travail, le défenseur de la ville, le sire de Penhoët dit « Tortboiteux », utilise des bassines de cuivre contenant des boules de métal que les vibrations du sol font tinter. Mais les réserves de nourriture baissent dangereusement. Lancastre nargue les assiégés en faisant défiler un troupeau de cochons sous les remparts. Plein d’imagination, Tortboiteux fait accrocher une truie par les pattes devant les portes Mordelaises. Les cris de l’animal attirent ses congénères qui s’engouffrent sur le pont-levis abaissé juste à temps. Même si l’histoire n’est pas authentique, elle est plaisante !

À Rennes, les portes Mordelaises par où le sire de Penhoët attira le troupeau de cochons des assiégeants anglais (© J. Bouffette).

Une tentative de libération par une armée sous le commandement de Foulques de Laval échoue lamentablement en novembre 1356. Une autre armée dirigée par Thibaud de Rochefort s’établit à Dinan pour attaquer Lancastre par ses arrières avec des forces beaucoup plus conséquentes que la petite bande de du Guesclin. Lancastre est donc contraint d’ajouter le siège de Dinan à celui de Rennes. La ville résiste

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et, selon les habitudes du temps, une trêve est conclue dans l’attente de très hypothétiques secours. C’est pendant cette trêve qu’un premier événement fera connaître Bertrand. Son frère cadet, Olivier du Guesclin, archer dans la garnison de Dinan, est fait prisonnier par un chevalier anglais, Thomas de Canterbury, qui, rompant la trêve, le rançonne pour mille florins. Rapidement prévenu, Bertrand, aussi « rouge qu’un charbon ardent » dira Cuvelier, se serait écrié : « Par saint Yves, il me le rendra ! » avant d’aller demander une entrevue au duc de Lancastre pour obtenir réparation. Selon Cuvelier, Lancastre aurait été alors en train de disputer sous sa tente une partie d’échecs avec Jean Chandos en présence de Robert Knoles et du jeune comte de Montfort, futur duc de Bretagne. Curieux de rencontrer celui dont il a commencé à entendre parler, Lancastre fait entrer Bertrand. « Bienvenue à vous, Bertrand » lui dit-il. « Bertrand du Guesclin, bienvenue, ajoute Chandos. Vous boirez bien de mon vin avant de partir d’ici. » « Sire, répond Bertrand, je n’en boirai pas tant qu’on ne m’aura pas fait justice. » Informé du problème, Lancastre fait appeler Thomas de Canterbury qui, vexé, au lieu de s’excuser, lance un défi à Bertrand. Le dialogue s’envenime : « Faux chevalier, traître, lui lance Bertrand, vous mordrez la poussière devant tous les seigneurs ou, à ma honte, je mourrai. » « Je ne dormirai pas dans un lit, répond Canterbury, avant de vous avoir combattu. » Selon la coutume, le duel judiciaire renvoie à Dieu le soin de faire gagner celui qui est dans son bon droit. Toutes tentatives de conciliation ayant échoué, l’épreuve est organisée intra-muros sur la place du Champ-clos (à l’époque place du marché) de Dinan. Lancastre entre donc dans la ville assiégée avec une vingtaine de chevaliers tandis qu’autant d’otages sont remis aux Anglais en garantie de sa sécurité. Lors du premier affrontement, les deux lances se brisent et les protagonistes continuent à l’épée. L’arme de Canterbury ayant rebondi sur le casque de Bertrand, il la perd. Bertrand, mettant pied à terre, lui propose alors de continuer le combat à terre, à la dague. Il refuse et charge Bertrand. Celui-ci arrive à transpercer le cheval qui s’écroule avec son cavalier. Canterbury se retrouve à terre. Bertrand se rue sur lui, lui enlève son bassinet et lui écrase le visage avec son gant de fer. Le jugement de Dieu est considéré comme clairement exprimé et Knoles

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Chapitre IX Un amiral à la conquête de l’Angleterre

Après avoir été engagé dans l’« affaire de Bretagne » en 1378 — ce qu’il aurait sans doute préféré éviter — et attaqué la flotte anglaise en 1379, Jean de Vienne avait rétabli en 1380 son quartier général à Carentan. Sa flotte était renforcée de onze nouveaux navires qu’il avait fait construire au Clos des Galées et de vingt autres de la flotte de Castille avec près de 5 000 hommes. En mars 1380, il prit la mer avec Olivier de Clisson pour attaquer Jersey et Guernesey qui étaient les « bases arrière » de la résistance bretonne à l’impérialisme français. Les deux îles furent prises en quelques jours et reçurent des baillis français sous tutelle de l’amiral mais, après sa mort, elles retombèrent sous domination anglaise. La flotte de Jean reprit la mer début juin et attaqua Kinsale en Irlande. Malgré un combat violent, ce port ne fut pas pris. Le bruit circula même en Angleterre que le terrible amiral français avait été capturé et sa flotte détruite. Il n’en était rien car, n’insistant pas, Jean était rentré à Carentan. L’insuffisance de ses forces lors de cette attaque de Kinsale était due au retard de la flotte de Castille qui ne l’avait pas rejoint à temps pour cette expédition. Celle-ci, commandée par l’amiral Ferrand Sanchez de Tovar n’avait en effet atteint La Rochelle que le 8 juillet et Harfleur un peu plus tard. Les deux flottes combinées sous le commandement de Jean détruisirent ensuite Portsmouth, Hastings et Winchelsea dont ils n’avaient réussi qu’à incendier les faubourgs en 1377. Le 12 août, la flotte regagnait Harfleur avec un riche butin et de bons prisonniers aux rançons prometteuses. L’escale fut de courte durée. Moins de deux semaines plus tard, Jean reprenait la mer pour aller incendier Gravesend, semer la panique à Londres et détruire de nombreux ports dans l’Essex et le Kent. La flotte regagne Harfleur le 8 septembre après avoir pris soixante vaisseaux anglais au cours de la campagne. Contents d’eux et les poches bien pleines, les marins de Castille repartirent pour

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l’Espagne le 24 septembre, à la grande fureur de Jean qui avait prévu une campagne hivernale. Cette domination de la Manche par la flotte de Jean obligeait les Anglais à rechercher le chemin maritime le plus court, Douvres-Calais, pour acheminer leurs troupes sur le continent. Dans le but de soutenir les Bretons, le duc de Buckingham débarqua donc à Calais le 20 juillet mais la route était encore longue jusqu’à la Bretagne. La troupe de débarquement anglaise se heurta à Troyes au duc de Bourgogne puis en septembre près de Chartres à Jean qui les attendait après avoir géré l’amirauté à Carentan jusqu’à fin août. Ainsi, plus que le connétable sur terre, c’est l’amiral qui, en bloquant la Manche, offrit l’avantage aux Français sur les Anglais. Le décès de Charles V et l’avènement de Charles VI couronné le 4 novembre 1381 206 devaient conduire, contre l’avis de Jean, à une trêve avec Jean IV et les Anglais. En effet, sentant sa mort prochaine, le roi avait renoncé aux fouages, donnant satisfaction au peuple 207 durement frappé par la peste mais rendant son successeur insolvable. Il n’y avait plus de quoi payer les armées et entretenir les navires alors que, grâce à Jean, la victoire sur l’Angleterre paraissait proche. Les années 1382 et 1383 furent, notamment à Paris et Rouen, des années de troubles intérieurs et de dures répressions. Profitant du désordre pour rompre la trêve, les Anglais tentèrent une nouvelle invasion à partir de Calais, en mai 1383. Soixante mille hommes commandés par l’évêque de Norwich s’avancèrent en Picardie. Jean fut envoyé à leur rencontre en juin, accompagné du « clan viennois » : Hugues de Vienne et Jacques de Vienne, seigneur de Longwy. Après plusieurs assauts où Jean fut blessé, les Anglais se retirèrent à Gravelines. Les Anglais, réfugiés dans Gravelines, ne pensaient plus qu’à fuir avec leur butin en abandonnant à leur triste sort les bourgeois de la ville qu’ils avaient incités à la résistance anti-française. Se sentant trahis, ceux-ci tentèrent de s’opposer à la fuite des Anglais et il s’ensuivit de sanglants combats de rue. Informé de la situation, Jean traversa la rivière en barque, de nuit, et avec quelques hommes, ouvrit la ville à son armée. Les nombreux pillards, mi-soldats mi-bandits, qui suivaient l’armée comme des charognards, brûlèrent la ville. Jean en fit ensuite 206. Jean de Vienne n’était sans doute pas présent lors du sacre à Reims car il est mentionné à cette date « à la poursuite des Anglais » qui attaquaient la Normandie à partir de la Bretagne. 207. Un chroniqueur de l’époque (cité par F. Autrand, Charles VI, op. cit., p. 71) avait écrit : « Son royaume fut le plus essilé, non pas de guerre mais de tailles et d’argent levé ».

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redresser les murs pour constituer une place forte française susceptible de s’opposer à la présence anglaise à Calais. Une nouvelle trêve avec l’Angleterre fut signée qui devait durer jusqu’au 1er octobre 1384 ; Jean en fut un des négociateurs dans l’entourage des ducs de Berry et de Bourgogne. Cette trêve fut mal observée dans les deux camps : un vaisseau anglais avec une riche cargaison fut capturé par les marins dieppois. En représailles, Richard II fit capturer les navires français dans le port de Southampton et emprisonner leurs équipages. Lors des négociations, Jean avait tenté sans succès d’obtenir l’évacuation de Calais, n’oubliant pas que c’était son cousin qui avait dû la céder à l’ennemi en 1347. Dans son esprit, il ne s’agissait pas d’accorder du répit aux Anglais mais de se donner le temps de préparer l’anéantissement définitif de cet ennemi. En effet, les Français étaient en position de force avec leurs alliés de Castille et d’Écosse 208. Une ambassade française conduite par Aymar de Macé et Pierre Frainel s’était rendue en Écosse pour tenter de réactiver une alliance avec le roi Robert II Stuart contre le roi d’Angleterre Richard II 209. Le traité d’alliance, signé le 20 août 1983, prévoyait le paiement de quarante mille francs or — en florins car les Écossais ne voulaient pas de la monnaie française — et l’envoi de mille hommes d’armes avec des chefs éprouvés. Ce traité donnait à Jean la possibilité d’une double attaque de l’Angleterre simultanément par le nord et par le sud. Il s’en ouvrit au duc de Bourgogne qui réussit à convaincre le roi en ces termes : « Ne pouvons-nous, à notre tour, aller détruire leur nid afin que, ne sachant ou se retirer, ils nous laissent maître de vos pays de Guyenne, de Normandie et de Flandre ? Les Saxons ont conquis l’Angleterre avec une poignée d’hommes et loin de leur pays, Guillaume le Bâtard avec sa seule épée. Vous avec un royaume plein de gens, de vivres et d’argent, n’en viendriez-vous pas à bout 210 ?  » Évidemment, une telle stratégie offensive était contraire à l’esprit de la trêve avec l’Angleterre qui devait aboutir à une paix durable. Les négociations s’arrêtèrent donc en septembre 1384 mais la trêve fut prolongée jusqu’au 1er mai 1385, ce qui devait permettre à Jean de mettre sur pieds son projet d’invasion. Le port de Harfleur étant trop petit, c’est celui de l’Écluse qui fut choisi comme base des expéditions navales contre l’Angleterre, grâce à la position du duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, se montrant « fils de 208. Un traité d’alliance avec l’Écosse avait été signé le 20 août 1383. 209. Cf. M. Duchein, Histoire de l’Écosse, Paris, Fayard, 1998. 210. Cité par Terrier de Loray, p. 181.

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roi de France 211 ». Dans l’histoire maritime ultérieure de la France, c’est sans doute un port de guerre face à l’Angleterre qui a manqué à nos forces navales pendant les siècles de conflit avec notre voisin d’outreManche. Jean chargea Hervieu de Neuville de l’approvisionnement des 183 navires avec la nourriture, les armes et les chevaux pour près de 1 500 hommes d’armes, 300 arbalétriers avec leurs servants et valets. Il nomma maréchaux Guyot de Brecons et Guillaume des Épaules. Hélas, depuis deux ans, la flotte anglaise avait commencé à se reconstituer tandis que la faiblesse du trésor royal en France avait ralenti l’activité du Clos des Galées. Elle était donc insuffisante et on dut lancer la construction de quelques navires neufs au Clos des Galées. Tout devait être prêt à l’expiration de la trêve fixée le 1er mai et tout fut effectivement prêt, signe de l’efficacité de l’amiral. Malgré la trêve en cours, un épisode étrange faillit renverser le cours de l’histoire. Alors qu’il était de passage à Paris, dans un hôtel du quartier du Louvre, pour faire approuver par le roi les détails de l’expédition, Jean de Vienne fut abordé par deux espions anglais déguisés en ménestrels qui lui proposèrent d’organiser un petit concert. Mais Jean les reconnut pour les avoir déjà vus à Boulogne et apprit qu’ils venaient de la cour du roi de Navarre. Pris de soupçons, il réussit à les maintenir auprès de lui jusqu’à ce que la maréchaussée les enferme dans la prison du Châtelet. En les fouillant, on trouva de l’arsenic cousu dans la doublure du vêtement de l’un d’entre eux nommé Wourdreton. Les prisonniers finirent par avouer, peut-être sous la torture, qu’ils avaient été payés par le roi de Navarre pour tenter d’assassiner le roi de France et quelques princes de sa cour. Wourdreton fut aussitôt décapité mais, pour ne pas compliquer la politique en cours, on feignit d’ignorer le commanditaire. Lorsque l’on apprit en 1387 à la cour de France la mort du roi de Navarre, cette affaire fut sortie de l’oubli où elle avait été volontairement enfouie. Moulinet, l’avocat du roi, déclara qu’un crime aussi odieux devait être jugé etiam post mortem (même après la mort) ; en conséquence, les biens du roi de Navarre furent confisqués au profit de la couronne… avant toutefois d’être rendus plus tard à ses enfants ! Si ces « barbouzes » avaient réussi leur mission, c’est probablement le projet d’invasion de l’Angleterre qui serait tombé à l’eau.

211. Cf. J. Paviot, op. cit., p. 42.

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