Denis Rigal est né à Chanaleilles (Haute-Loire) en 1938, il vit en Bretagne depuis les années soixante et pêche la truite depuis plus longtemps encore. Poète et universitaire français, il a enseigné la littérature américaine à l’université de Bretagne occidentale de Brest, où il vit toujours. Il a traduit des poètes irlandais tels que Brian Coffey, Thomas Kilroy ou encore Derek Mahon. Il a publié plusieurs recueils de poésie chez Rougerie, Folle Avoine, Gallimard et tout récemment Terrestres aux éditions Le Bruit du Temps.
15 € ISBN 978-2-84398-432-7
Denis Rigal
Denis Rigal
Éloge de la truite Éloge de la truite
« En fait, ma mère avait simplement le cafard. […] elle était seule et inquiète dans ce temps suspendu : il lui fallait quelque chose de bel et bon qui la réconcilie avec le monde. Dans ces cas-là, la truite, qu’on la pêche ou qu’on la mange, est un remède souverain. »
Éditions Apogée
Le frisquet de l’aube, le mouvement harmonieux du bras étendant le filet, la traction lente au bout de la ligne et les points rouges de la truite : Denis Rigal parvient à rendre vivant ce qui fait la vérité de la pêche. À commencer par ces chenapans à demi sauvages, pêchant à mains nues, qui nous semble aujourd’hui d’une authenticité presque exotique. Et si l’éloge de la truite n’était que prétexte au portrait du pêcheur ? Et le poisson formidable matière à histoires ?
éditions apogée
Du même auteur Fondus au Noir, poèmes, Bédée, Folle Avoine, 1996. Les Proies et les Ombres, Forcalquier, HB Éditions, 2005. Aval, poèmes, Paris, Gallimard, 2006. Terrestres, poèmes, Paris, Le Bruit du Temps, 2013.
Éditions Apogée, 2013 ISBN 978-2-84398-432-7
Denis Rigal
Éloge de la truite
Éditions Apogée
Mathieu
Comme il n’avait rien ni personne qui puisse le retenir chez lui, il avait pris l’habitude de traîner dehors, dans le village l’hiver, dans la rivière ou sur ses rives dès les beaux jours. Quelques maisons l’accueillaient et lui confiaient de petits travaux : couper du bois ou faire des fagots, moins par besoin de ses services que pour avoir un prétexte pour lui donner un repas. Mais son existence de marginal faisait que la plupart des villageois se méfiaient de lui. Les adolescents un peu plus âgés en avaient fait leur souffre-douleur, l’un d’eux en particulier qui s’épanouit plus tard en devenant flic (pas policier, flic — ou bourre, ou cogne, comme vous voudrez). Ceux de son âge en avaient fait leur bouc émissaire, auquel ils attribuaient 11
tous les menus délits qui se commettaient dans le village, et d’abord ceux qu’ils avaient commis euxmêmes. C’est qu’on l’enviait, il savait faire tout ce qu’un gamin de douze ans rêvait de savoir faire : nager (il avait appris seul à cinq ans) ; grimper aux arbres ; escalader les murs ; siffler entre ses dents avec ou sans l’aide de ses doigts, un son strident qui s’entendait à l’autre bout du village ; rouler des cigarettes et les fumer sans vomir ; jouer de l’harmonica ; casser les isolateurs au lance-pierres ; et prendre des truites, à la main, à la fourchette, et même à la ligne. Il connaissait la rivière par cœur, pierre par pierre, sur cinq kilomètres. Comme il n’était jaloux ni de ses trucs ni de ses secrets, il m’a transmis tout le savoir indispensable au pêcheur primitif : que l’on peut prendre des truites au ver quels que soient le moment de la journée, la saison et l’état de l’eau ; que si une pierre abrite une truite, le sable brille devant l’entrée ; que l’homme, même s’il poursuit des études brillantes, n’a que deux mains : si une pierre a plus de deux entrées, il faut d’abord obstruer celles qui sont en surnombre avant de commencer l’exploration ; qu’on doit aborder la truite avec douceur, la caresser jusqu’à trouver le point, entre les opercules et 12
les nageoires pectorales, où il faut serrer vite, vif et ferme, sinon elle s’échappera. Enfin, et c’est peutêtre le plus difficile, il m’a appris à voir une truite immobile au fond de la rivière, entre les galets dont elle épouse les contours : son mimétisme est tel qu’elle passe pour une pierre elle-même, et si vous ne savez pas quelles formes, quelles taches, quels reflets chercher, vous ne verrez que le petit nuage de sable qu’elle soulèvera en disparaissant. Son exemple m’a aussi appris, ce que je n’ai que trop souvent vérifié par la suite, que si un groupe bannit un individu, c’est rarement l’individu qui est en tort et que la proportion d’êtres humains et de sinistres imbéciles est à peu près la même (et aussi désolante) dans toutes les catégories de la population, sans considération de niveau d’instruction, profession, opinion, âge ou couleur de peau.
Au commencement était la faim
Comme on l’a dit, selon Walton la pêche est le délassement du contemplatif (contemplative man’s recreation). C’est vrai de la pêche au coup : on reste assis des heures, silencieux, à regarder dériver devant soi un bouchon mais aussi l’ombre des oiseaux et le reflet des nuages, l’univers et son histoire ; le rêve franciscain du pêcheur au coup c’est d’être immobile assez longtemps pour qu’un martin-pêcheur vienne se percher sur sa canne ; cela n’a rien de méprisable. Mais la pêche à la truite n’est pas une contemplation, c’est une quête. Ceci dit, que je ne me lasserai pas de répéter, il faut tout de même reprendre les choses à leur début, non pas dans le livre de Job où Walton va découvrir la première mention d’un hameçon, 45
mais dans la condition de l’homme préhistorique qui, à l’époque du primum vivere, ne s’interroge pas sur sa place dans la nature et sait fort bien où il se situe dans la chaîne alimentaire qui se termine à l’ours des cavernes ou au tigre à dents de sabre. Les totems et le chamanisme seront pour plus tard ; pour l’instant il faut manger et avant de savoir fabriquer — longtemps avant Job — les palangres à hameçons d’os qu’on retrouvera dans le Danube, il faut pêcher à la main. Si l’on excepte les périodes de sécheresse extrême où les ruisseaux sont près de tarir et où la capture des truites ne serait que vulgaire pillage, la pêche à la main est la seule méthode tout à fait loyale : on ne trompe pas le poisson en dissimulant un hameçon dans un appât ou en lui faisant prendre pour un insecte un peu de fil et de plume. Ici chacun, l’homme et la truite, lutte avec ses armes naturelles et rien d’autre ; de plus, pratiqué avant l’été, quand l’eau est encore haute et froide, c’est un exercice plus éprouvant que les pêches dites sportives. Je crains pourtant que la tradition et le savoirfaire ne se perdent. On peut espérer que pendant quelques années encore il y aura des buronniers en Aubrac qui, las du petit salé et de l’aligot, iront se 46
servir dans le ruisseau d’à côté ; mais les pêcheurs, dans l’ensemble, se résignent de plus en plus à respecter le règlement, en essayant de croire que leur discipline va suffire à compenser l’effet des nitrates et des pluies acides. Et puis les campagnes se vident et les enfants des rurbains, même pleins de bonne volonté, ne trouveraient plus de chenapan à demi sauvage qui leur enseigne au moins les rudiments nécessaires — comme Mathieu me les a enseignés quand nous avions quinze ans. Si vous pêchez à la ligne, vous restez extérieur à la rivière, même si, jambes nues dans l’eau, vous sentez les alevins tirer sur les poils de vos mollets qu’ils prennent pour de minuscules vers, puisque le contact repose alors sur un malentendu. Au contraire, si vous pêchez à la main, vous changez de milieu et vous vous risquez dans l’inconnu. L’homme a dû l’apprendre très tôt, à ses dépens : les rivières, l’été, sont pleines de serpents, inoffensifs ou mortels, qui pêchent eux aussi, ou cherchent la fraîcheur. Une pierre entièrement immergée est, en principe, sûre : la vipère tient la tête hors de l’eau, sauf pour de brèves plongées ; mais si votre main, fouillant les racines d’un arbre, rencontre une forme de serpent, comment savoir si la tête est sous l’eau ou non, si elle pique, ou non ? Les 47
D’un bout à l’autre
Dès l’instant où elle se trouve dans l’obligation de chercher sa pitance et en état de le faire, c’est-à-dire à la résorption de la vésicule qui la nourrissait, la truite, semblable sur ce point aux autres poissons, a ses couleurs et sa forme définitives ; elle grossira, modifiera quelque peu son régime alimentaire, mais gardera les mêmes proportions, la même robe, la même vivacité. On ne connaît pas de cas de gâtisme chez la truite ; elle vit constante, meurt soudain, et ne se dégrade pas. Tel est le sort enviable qu’une mystérieuse bienveillance réserve aux meilleurs, ou aux plus chanceux (si cela n’advient pas trop tôt) : mourir au bord de l’eau, tout d’un coup, sans longue 105
douleur ni déchéance. Ainsi ce vieux pêcheur qu’on retrouva, le cœur détruit par un infarctus, dans un chaos de gros galets au bord de l’Ubaye. Au moment du départ pour la cérémonie, un enfant de la famille s’avança pour déposer sur le cercueil non pas une fleur mais un dessin qu’il avait fait : une truite avec ses beaux points rouges et noirs. Je suppose qu’en grandissant, si c’est grandir, cet enfant est devenu médiocrement bête, comme vous et moi ; mais à six ans, il avait tout saisi.
Exil
En 1942, en pleine guerre, je fis ma première expérience du déracinement : mes parents furent nommés loin du pays natal, « en plaine » (notion relative : le village est à sept cents mètres d’altitude). L’école avait deux particularités : elle était assez inconfortable mais ressemblait, de l’extérieur, à un petit château et elle était bâtie sur une source qu’on avait mise au jour, je suppose, en creusant les fondations. La source alimentait une mare d’environ deux mètres de diamètre où quelqu’un avait eu l’idée saugrenue de placer une truitelle et une écrevisse. La truite disparut peu de mois après notre arrivée ; je soupçonne qu’elle est morte de chagrin, amaigrie et neurasthénique, et que l’écrevisse l’aura mangée. Celle-ci 107